XXXIXe entretien.
Littérature dramatique de l’Allemagne.
Le drame de Faust par Goethe (2e partie)
I
Nous avons interrompu le dernier entretien au moment où l’expiation de l’amour commence pour le cœur de l’infortunée Marguerite, déjà trois fois involontairement coupable, mais restée toujours intéressante comme une victime tombée au piège de l’esprit infernal de Méphistophélès : une fois coupable de faiblesse contre l’amour surnaturel que lui inspirait Faust ; une autre fois coupable d’avoir endormi sa mère du sommeil éternel en ne croyant lui donner qu’une goutte de pavot pour assoupir sa surveillance ; une troisième fois coupable accidentellement du meurtre de son frère chéri par son amant, par suite de la mauvaise renommée que sa liaison fatale avec un séducteur étranger avait portée jusqu’aux oreilles de ce brave soldat, son frère.
Entrons à fond maintenant dans la pathétique horreur de ce drame, et voyons comment le poète allemand, qui a joué jusqu’ici avec la riante et naïve imagination, va torturer de la même main les fibres les plus sanglantes du cœur ! Théocrite devient Sophocle au besoin ; mais nous nous trompons, ni Théocrite n’a de telles puretés virginales au commencement, ni Sophocle n’a de telles mélancolies à la fin. Goethe est Goethe : ne le rabaissons pas ici en le comparant. L’Allemagne lui doit de n’avoir rien à envier à la Grèce ou à Rome. Cet homme olympique montait de la terre au ciel et descendait du ciel à la terre avec la souplesse et la prestance d’un demi-dieu. D’une main il portait le monde antique, de l’autre le monde chrétien. Assistons à la dernière partie de son œuvre, et laissons son divin génie le louer mieux que nous.
II
Quelque temps sans doute après le meurtre de son frère, dont le dernier soupir a été une malédiction, la pauvre Marguerite, déshonorée, mais toujours pieuse, éprouve le besoin de prier, brebis égarée et souillée, au milieu du troupeau du peuple. La scène représente la cathédrale de la petite ville, pendant une solennité à l’église. Belle, humble, inclinée vers le pavé du temple, loin derrière la foule de ses compagnes, elle prie à voix basse. On voit derrière elle l’esprit méphitique et implacable de Méphistophélès, qui, jaloux de ce moment d’oubli et de paix, souffle à la dévote enfant ces infernales inspirations, ces hontes homicides plus fortes que la nature.
« Pauvre Marguerite, lui murmure-t-il à voix basse et en vers mordants comme une poésie corrosive du cœur, où est-il le temps où, l’âme encore parfumée d’innocence, tu osais t’approcher de l’autel ? lorsque, dans ce missel aujourd’hui accusateur, tu balbutiais, toute petite, d’une voix tremblante, quelque sainte oraison ? Les joies de l’enfance et les joies de Dieu dans un même cœur !
(Une voix tonnante, quoique sourde comme un remords, se fait entendre.)Marguerite ! Marguerite !Où donc la tête ? où donc le cœur ?Viens-tu prier ici pour l’âme de ta mère,Que ta faute a mise au cercueil ?Et quel est ce sang sur le seuil de ta porte ?Et là, là, plus bas que ton cœur,Ne sens-tu pas déjà dans ton seinRemuer quelque chose qui en s’agitantT’agite aussi toi-même ? Fatal pressentiment !« Hélas ! hélas ! soupire la pauvre jeune fille, que ne suis-je délivrée des horribles pensées qui m’obsèdent et qui de toutes parts s’élèvent contre moi ! »
Le chœur des chantres de la cathédrale, accompagné du mugissement des orgues, entonne le premier verset du chœur du sépulcre :
Dies iræ, dies illa,
Solvet sectum in favilla !
L’infortunée Marguerite prend cet écho du jugement dernier pour l’arrêt de son jugement personnel.
Méphistophélès, agenouillé derrière elle, murmure lui-même à son oreille des menaces directes en vers de la même mesure.
La colère du Ciel fond sur moi ;Les trompettes retentissent,Les sépulcres se meuvent,Et ton cœur, comme un mort dans son cercueil,Tressaille dans ton sein.Marguerite, épouvantée.
Oh ! que ne fuis-je d’ici ?Cet orgue m’étouffe et me déchire,Ce chant m’écrase le cœurDans le creux secret de mon sein.
Le chœur des orgues, des chantres et des enfants de chœur, chante le verset suivant, qui annonce aux coupables que rien ne restera sans éclater et sans vengeance au dernier jugement.
Ciel ! ô ciel ! s’écrie Marguerite,Tout s’écroule sur moi.Je suis dans un cercle de fer ;La voûte de l’église s’abîme !De l’air ! de l’air ! de l’air !Méphistophélès, à voix basse.
Cache-toi ! — Le péché, la honte, la faute ne peuvent se couvrir d’un voile éternel !
Marguerite, presque folle.
Oh ! de l’air ! de l’air ! de la lumière ! Malheur à moi !
Le chœur redouble, par un troisième verset, sa terreur ; Méphistophélès y ajoute par les menaces infernales qu’il murmure à son oreille ; il épouvante sa victime jusqu’au désespoir, cette impénitente finale de ceux qui ne croient plus être pardonnés.
« Oh ! voisine, voisine ! » s’écrie-t-elle, « un flacon à respirer ou je tombe ! »
Elle tombe en effet, évanouie, sur les dalles de l’église.
La toile s’abaisse, au moment de sa chute, sur cette scène, une des plus fantastiques et des plus contondantes que le génie du drame ait jamais conçues.
III
L’acte qui suit est une puérilité savante et poétique intercalée hors de propos par le poète comme un ballet infernal et vertigineux dans le drame humain.
Méphistophélès soulève un des coins du voile de la nature ; il met Faust en communication avec les sorciers, les monstres, les feux follets, les esprits secondaires qui peuplent, invisibles, tous les éléments, et il leur fait chanter des rondes bizarres et sataniques sur les vanités et sur les misères de l’humanité. C’est une superbe débauche d’imagination, de philosophie et de poésie ; mais c’est une débauche. Elle interrompt le récit, elle glace le cœur, et elle n’amuse pas l’esprit : temps et talent perdus dans les espaces imaginaires.
Revenons au drame humain.
IV
Il se rouvre dans une vaste plaine sans horizon, sous un ciel gris comme le soir d’automne d’un jour qui va bientôt rentrer dans l’éternité mystérieuse. Méphistophélès cause avec Faust. Le visage décomposé de Faust contraste avec le sourire mal déguisé, mais triomphant, du génie du mal.
Faust.
Dans le dénuement ! elle ! dans le désespoir ! misérable sur la terre ! un moment insensée et maintenant en prison ! L’infortunée ! la douce créature ! en être tombée là ! là !
(Se tournant vers Méphistophélès.)Esprit de trahison, esprit de néant ! tu me l’as caché… En prison !… en prison ! elle ! dans une irréparable honte ! abandonnée au jugement humain qui juge et qui n’a point d’âme !… Et pendant ce temps tu m’éloignais, tu me retenais par d’insipides distractions, tu me dérobais son angoisse croissante, et tu la laissais périr sans secours !
Méphistophélès, froidement.
Est-elle donc la première ?
Faust.
Chien ! exécrable monstre ! que ne reprends-tu ta forme de ver de terre pour que je puisse t’écraser du pied ! etc., etc.
Méphistophélès.
Qui donc l’a poussée dans l’abîme, moi ou toi ?
(Faust l’accable de mépris et d’imprécations.)Méphistophélès, en ricanant.
De quoi te plains-tu ? Tu veux voler et tu n’es pas prémuni contre le vertige ! As-tu fini ?
Faust.
Sauve-la, ou malheur à toi !… La plus affreuse imprécation sur toi pendant des milliers d’années !
Méphistophélès.
Sauve-la !… — Le puis-je ? Encore une fois, qui donc l’a poussée dans cette prison, moi ou toi ?
Faust.
Conduis-moi où elle est ; il faut que je la délivre.
Méphistophélès.
Penses-y bien ! Pense qu’un meurtre commis par ta main sur ce brave soldat, son frère, est encore là tout présent à l’esprit de la ville où son cadavre est tombé sous tes coups, et, au-dessus de la place où son sang a coulé, plane la vengeance publique qui attend son assassin !
Faust, en l’injuriant avec plus de colère.
Conduis-moi où elle est, te dis-je ; il faut qu’elle soit libre !
Méphistophélès.
Cela, je le puis. Je peux assoupir les sens du geôlier ; empare-toi de la clef de la prison pendant sa léthargie. Entraîne-la de ta main seule dehors ! Je veille, les chevaux sont prêts, je vous enlève ! Cela, je le puis.
Faust.
Promptement, et partons !
Méphistophélès.
Allons ! En avant ! en avant !
Ils disparaissent et rencontrent en courant dans la nuit vers la ville une horde de sorciers qui s’agitent autour d’un gibet dressé dans l’ombre.
Passons sur ces sorcelleries déplacées dans le sérieux d’un tel drame.
V
Ici la scène est dans le cachot de Marguerite ; nous la mutilerions en l’abrégeant. C’est une de ces scènes où l’imagination et le cœur de l’homme ont recréé la nature dans tout son honneur et dans toute sa pitié. — Lisez !
Faust, avec un trousseau de clefs et une lampe, devant une petite porte de fer.
Je suis pénétré d’une épouvante désaccoutumée dès longtemps, pénétré du sentiment de toutes les calamités humaines. C’est ici qu’elle habite, derrière cette muraille humide ; et son crime fut une douce illusion ! Tu trembles d’aller à elle ! tu crains de la revoir ! Avance ! ton irrésolution hâte sa mort. (Ouvrant la porte.) Elle ne se doute pas que son amant épie, qu’il entend gronder les chaînes, la paille qui frémit.
Marguerite, sur son grabat, s’efforçant de se cacher.
Ah ! ah ! ils viennent ! Affreuse mort !
Faust, bas.
Chut ! chut ! je viens te délivrer !
Marguerite, se traînant jusqu’à lui.
Si tu es un homme, alors compatis à ma misère.
Faust.
Tes cris vont éveiller les gardiens qui dorment !
(Il saisit les chaînes pour les détacher.)Marguerite, à genoux.
Qui t’a donné, bourreau, cette puissance sur moi ? Tu viens déjà me chercher, à minuit ! Aie pitié, et laisse-moi vivre. Demain, au point du jour, n’est-ce pas assez tôt ? (Elle se lève.) Je suis pourtant encore si jeune, si jeune ! et déjà mourir ! J’étais belle aussi, et ce fut ma perte. Le bien-aimé était près de moi ; maintenant il est loin ; ma couronne est arrachée, les fleurs dispersées. Ne me saisis pas si violemment ! Épargne-moi ! Que t’ai-je fait ? Ne me laisse pas implorer en vain : je ne t’ai jamais vu de ma vie.
Faust.
Comment résister à tant de douleur ?
Marguerite.
Je suis maintenant tout entière en ta puissance. Laisse seulement que j’allaite mon enfant. Je l’ai bercé sur mon cœur toute cette nuit ; ils me l’ont pris pour me tourmenter, et ils disent maintenant que je l’ai tué ! Jamais plus je ne serai joyeuse. Ils chantent des chansons sur moi : c’est méchant de leur part. Un vieux conte finit ainsi ; mais qui leur a dit d’y faire allusion ?
Faust, se jetant à ses pieds.
Un amant est à tes genoux ; il vient ouvrir la porte à ta captivité lamentable.
Marguerite, faisant de même.
Oui, oui, à genoux pour invoquer les saints ! Vois sous ces marches, sous le seuil, l’enfer bout ; le malin, avec des grincements terribles, mène un train !
Faust, à voix haute.
Gretchen ! Gretchen !
Marguerite, d’un air attentif.
C’était la voix du bien-aimé. (Elle bondit. Les chaînes tombent.) Où est-il ? Je l’ai entendu appeler. Je suis libre ! Personne ne me retiendra ! Je veux voler à son cou, me reposer sur son sein. Il a appelé Gretchen ; il se tenait sur le pas de la porte. Au milieu des hurlements horribles et du fracas de l’enfer, au milieu des éclats de rire des démons, j’ai reconnu sa voix si douce, si aimante.
Faust.
C’est moi !
Marguerite.
C’est toi ! Oh ! dis-le encore. (Elle le saisit.) Lui ! lui ! Où sont toutes les tortures ? où sont les angoisses des cachots, des fers ? C’est toi ! tu viens me sauver ! Je suis sauvée ! Oui, voilà bien la rue où je te vis pour la première fois, et le jardin charmant où Marthe et moi nous t’attendions.
Faust, l’entraînant.
Suis-moi ! Viens !
Marguerite.
Oh ! reste ! J’aime tant à rester où tu es ! (Elle le caresse.)
Faust.
Hâte-toi ! Si tu ne te hâtes pas, nous le payerons cher.
Marguerite.
Hé quoi ! tu ne peux plus m’embrasser ? Mon ami, éloigné de moi si peu de temps, et tu as désappris à m’embrasser ! D’où me viennent ces angoisses dans tes bras, lorsque, autrefois, tes paroles, tes regards me mettaient tout un ciel dans l’âme et que tu m’embrassais à m’étouffer ! Embrasse-moi, autrement je t’embrasse. (Elle se pend à son cou.) Oh ! Dieu ! tes lèvres sont froides ; elles sont muettes. Où ton amour est-il resté ? Qui me l’a ravi ? (Elle se détourne de lui.)
Faust.
Viens, suis-moi, douce amie, prends courage ! Je t’aime d’une ardeur infinie ! Suis-moi seulement ; je ne demande que ça.
Marguerite, les yeux attachés sur lui.
Est-ce donc bien toi ? en es-tu bien sûr ?
Faust.
Oh ! oui ; mais viens !
Marguerite.
Tu brises mes chaînes, tu me reprends dans ton sein ! D’où vient que tu n’as pas horreur de moi ? et sais-tu, mon ami, qui tu délivres ?
Faust.
Viens, viens ! déjà la nuit se fait moins sombre.
Marguerite.
J’ai tué ma mère ; mon enfant, je l’ai noyé : ne t’était-il pas donné à toi comme à moi ? Oui, à toi. C’est toi ! je le crois à peine. Donne ta main ! Ce n’est pas un songe ! Ta main chérie ! Ah ! mais elle est humide ; essuie-la. Il me semble qu’il y a du sang après. Ah ! Dieu ! qu’as-tu fait ? Rengaine cette épée, je t’en conjure.
Faust.
Ce qui est fait est fait, n’y pensons plus. Veux-tu donc que je meure ?
Marguerite.
Non ; il faut que tu vives, toi ! Je veux te nommer les tombes dont je te recommande le soin dès demain. Tu donneras la meilleure à ma mère ; mon frère tout auprès d’elle ; moi un peu de côté, seulement pas trop loin, et le petit sur mon sein droit. Personne autre ne voudra reposer près de moi. Me serrer à ton côté, c’était un doux, un charmant bonheur, mais je ne le ressentirai plus ; il me semble que j’ai besoin de me faire violence pour aller à toi, que tu me repousses loin de toi. Cependant c’est toi, et tu me regardes avec tant de douceur, de tendresse !
Faust.
Si tu sens que c’est moi, viens donc !
Marguerite.
Par là ?
Faust.
À la liberté !
Marguerite.
Dehors, c’est le tombeau ; la mort guette. Allons ! viens d’ici dans le lit de repos éternel, et pas un pas de plus. Tu pars maintenant, Henri ? Si je pouvais t’accompagner !
Faust.
Tu peux ; ah ! veuille seulement ! La porte est ouverte.
Marguerite.
Je n’ose sortir. Pour moi il n’y a rien à espérer. Que sert de fuir ? Ils sont à nos trousses. C’est si misérable d’être réduit à mendier, et encore avec une mauvaise conscience ! si misérable d’errer à l’étranger ! Et d’ailleurs je ne leur échapperai pas.
Faust.
Je reste auprès de toi.
Marguerite.
Vite ! vite ! sauve ton pauvre enfant ! Va, suis le chemin le long du ruisseau, au-delà du petit pont, dans le bois, à gauche, à l’endroit de la planche, dans l’étang. Prends-le vite ! Il cherche à sortir de l’eau ; il se débat encore. Sauve ! sauve !
Faust.
Reviens à toi ! Un seul pas, et tu es libre.
Marguerite.
Si nous avions seulement passé la montagne ! Là ma mère est assise sur une pierre. Le froid me saisit à la nuque… Là ma mère est assise sur une pierre et branle la tête ; elle ne hoche plus, elle ne cligne plus ; la tête lui est lourde ; elle a dormi si longtemps ! Elle ne veille plus. Elle dormait à souhait pour nos plaisirs. C’étaient d’heureux temps !
Faust.
Puisque ni mes paroles ni mes instances ne peuvent rien, il faut que je t’emporte d’ici !
Marguerite.
Laisse-moi ; non, pas de violence ! Ne me saisis pas si brutalement ! Autrefois n’ai-je pas tout fait pour toi par amour ?
Faust.
Le jour commence à poindre ! Ma mie, ma bien-aimée !
Marguerite.
Le jour ! oui, il fait jour ! Le dernier jour pénètre ici ! Ce devait être mon jour de noces ! Ne dis à personne que tu as été déjà auprès de Gretchen. Oh ! ma couronne, c’en est fait ! Nous nous reverrons, mais pas à la danse. La foule se presse, on ne l’entend pas. La place, les rues ne la peuvent contenir. La cloche appelle, la baguette est rompue ! Comme ils me garrottent et me saisissent ! Me voilà déjà enlevée vers l’échafaud. Déjà palpite sur le cou de chacun le tranchant du couteau qui palpite au-dessus du mien. Le monde est muet comme la tombe.
Faust.
Oh ! pourquoi suis-je né ?
Méphistophélès, paraissant à la porte.
Alerte ! ou vous êtes perdus ! Désespoir inutile, irrésolution et bavardage ! Mes chevaux frémissent ! L’aube blanchit l’horizon.
Marguerite.
Qu’est-ce qui s’élève de terre ? Lui ! lui ! Chasse-le ! Que veut-il dans le saint lieu ? Il me veut !
Faust.
Il faut que tu vives !
Marguerite.
Justice de Dieu, je m’abandonne à toi !
Méphistophélès, à Faust.
Viens ! viens ! ou je te plante là avec elle.
Marguerite.
Je suis à toi, Père, sauve-moi ! Vous, anges, saintes armées, déployez vos bataillons pour me protéger ! Henri, tu me fais horreur !
Méphistophélès.
Elle est jugée !
Voix d’en haut.
Elle est sauvée !
Méphistophélès, à Faust.
Viens à moi ! (Il disparaît avec Faust.)
Voix DU FOND, s’affaiblissant.
Henri ! Henri !
VI
Une telle œuvre était plus qu’un homme ; c’était tout à la fois l’épopée, le drame, la raison et le surnaturel de l’esprit et du cœur humain. Goethe ne la laissa transpirer que page à page de son portefeuille poétique. Les premières communications qu’il en fit aux grands esprits dont l’Allemagne était si riche alors arrachèrent un cri d’admiration même à ses rivaux, s’il pouvait en avoir.
Je lis dans une des premières lettres de Schiller, qui devint plus tard l’ami de Goethe, ce mot qui exprime son impression à l’aspect d’un seul fragment de cette œuvre : « Je désire passionnément lire ce qui n’est pas encore publié de Faust, car je vous confesse que ce que j’en ai vu est pour moi le torse d’Hercule. »
Schiller n’avait lu encore, selon toute apparence, que les grandes contemplations métaphysiques de Faust et de Méphistophélès dans les montagnes ; s’il avait lu les scènes pastorales, naïves, déchirantes, de la séduction de Marguerite et de ses amours à la fenêtre devant la lune, Schiller aurait ajouté au torse d’Hercule le torse de Vénus. La comparaison était caractéristique ; car, après Phidias, aussi divin dans l’expression de la force que dans l’expression de la grâce, il n’y avait eu que Goethe pour créer de la même main, du même ciseau et du même bloc, Faust et Marguerite !
VII
Goethe, par la haute sérénité de son caractère, n’était nullement pressé de jouir. Après avoir terminé Faust dans la paisible solitude de son séjour à Rome et en avoir envoyé seulement quelques fragments à ses amis d’Allemagne, il revint à la pure épopée, son premier amour poétique. On peut remarquer, dans ses Mémoires et dans ses correspondances, qu’Homère était à ses yeux le premier et le dernier mot du génie humain, la Bible de l’histoire et de l’imagination. Nous partageons entièrement cette opinion de Goethe sur Homère ; il nous paraît non pas plus grand, mais aussi grand que nature, c’est-à-dire un demi-dieu.
On voit dans ces épanchements confidentiels de Goethe qu’il était ramené sans cesse vers les peintures de la vie domestique, si simplement et cependant si poétiquement décrites et chantées dans l’Odyssée. L’épisode de Nausicaa l’obsède visiblement ; il y revient malgré lui dans beaucoup de ses notes de voyage ; il rêve de reproduire cette idylle épique dans sa langue moderne et en appliquant aux mœurs bourgeoises de son pays allemand les chastes couleurs de la poésie homérique. C’était un rêve de génie. Ce qui dépopularisait, en effet, la poésie épique dans nos siècles nouveaux, c’était l’absence de réalité dans l’épopée. Des dieux auxquels on a cessé de croire, des héros dont les exploits et les amours sont des fables, des mœurs dont les descriptions nous semblent des inventions étranges du poète au lieu du portrait ressemblant de la civilisation que nous avons sous les yeux, tout cela intéresse peu le vulgaire des lecteurs ; le savant seul s’y plaît, mais la foule se détourne et court aux légendes et aux complaintes des chanteurs de rues ; de là un triste abaissement du niveau de l’imagination du peuple. Il est privé de poésie parce que les poètes lettrés lui chantent des choses au-dessus de sa portée et parce que ses poètes populaires lui chantent des platitudes ou des cynismes. Cette lacune dans la poésie populaire avait vivement frappé le grand esprit à la fois métaphysique et réaliste de Goethe, comme elle nous frappa vivement nous-même, il y a quelques années, quand nous écrivîmes le poème domestique et familier de Jocelyn. Nous eûmes, sans nous être entendus, et à la différence près du talent, la même pensée née du même temps : faire descendre la poésie des nuages, et l’introduire comme un hôte de tous les jours et de toutes les conditions au foyer domestique de famille, chez le savant comme chez l’ignorant, chez le riche comme chez le pauvre ; changer en pain quotidien de toutes les âmes pensantes ou aimantes cette ambroisie poétique jusque-là réservée aux dieux de ce monde.
Herman et Dorothée
VIII
Goethe ébaucha à Rome la première conception de ce poème bourgeois, de cette idylle de la petite ville allemande, dans le poème d’Herman et Dorothée, un de ses plus délicieux ouvrages. Il ne le termina que plus tard, et il ajouta alors les principaux détails pathétiques empruntés à l’émigration française des bords du Rhin ; ces scènes de déroute dont il avait été témoin pendant la retraite des Prussiens devant Dumouriez, en 1792, avaient fait sur son esprit une forte impression de pitié qu’il reproduisit dans son poème.
IX
Rien n’est plus simple que le plan de ce poème épique. Comme tout ce qui est réellement beau, le drame ne comporte aucun artifice de composition. C’est la nature bien peinte, le cœur humain bien compris, la poésie, c’est-à-dire la beauté latente de la vie domestique bien chantée. Cela n’a point pour but d’étonner, mais de charmer et surtout d’édifier l’âme par la reproduction émue des plus doux et des meilleurs sentiments de famille. Qu’il y a loin de là à Werther ! Il y a aussi loin que du bon sens au délire, que de la maladie mentale à la santé du cœur et de l’esprit.
Lisons ensemble quelques scènes de ce tableau aussi homérique par la forme qu’il est flamand ou allemand par le fond.
Écoutez !
X
L’hôtelier du Lion d’or, dans une petite ville d’Allemagne, cause avec sa femme, assis sur un banc de bois au seuil de son auberge. La rue est déserte ; la ville entière s’est portée en masse hors des murs, au-devant d’une colonne fugitive d’émigrés des bords du Rhin, qui se sauvent avec leurs femmes, leurs enfants, leurs vieillards, leurs malades, leurs troupeaux, leurs meubles, devant l’armée envahissante des Français. Le fils unique de l’aubergiste, Herman lui-même, a attelé ses beaux chevaux favoris au chariot de poste de son père, et il est allé porter des vivres, des couvertures, des vêtements, à ces infortunés surpris par l’irruption dans la nuit.
« Je ne donne pas volontiers mon vieux linge », dit la femme de ménage au mari économe, « car on a mainte occasion de l’employer utilement, et, quand on en a besoin, on n’en trouve pas à prix d’argent ; mais aujourd’hui j’ai rassemblé avec plaisir ce que j’avais de meilleur en fait de chemises et de couvertures, car j’ai entendu dire qu’il y avait dans cette foule des enfants et des vieillards demi-nus. Et, dis-moi, veux-tu me pardonner ? j’ai aussi mis à contribution ton armoire : j’ai pris ta belle robe de chambre en fine cotonnade, cette indienne à fleurs si chaudement doublée de flanelle ; je l’ai donnée ; mais tu sais qu’elle est vieille et tout à fait hors de mode. »
L’hôte regrette sa vieille robe de chambre, mais il pardonne en pensant au bien-être des infirmes qui s’envelopperont de sa dépouille.
L’heure du soir allonge l’ombre des maisons sur la rue ; la foule rentre escortant la colonne fugitive.
« Regarde, dit l’hôtesse, voici déjà les curieux qui rentrent après avoir vu les pauvres émigrés. Probablement tout a traversé la ville maintenant. Vois comme leurs souliers sont couverts de poussière, comme ils ont le visage enflammé ; chacun a son mouchoir à la main, pour essuyer la sueur de son front. Je ne voudrais pas m’en aller ainsi, par la chaleur d’un pareil jour, courir après un si navrant spectacle ; c’est bien assez d’entendre le récit qu’on nous en fera.
« Oui, répond l’aubergiste-cultivateur, c’est là un temps de moisson comme nous en avons rarement ; nous avons déjà rentré le foin bien séché dans le fenil, et nous rentrerons de même le blé dans la grange. Le ciel est clair, on n’y distingue pas le plus léger nuage, et depuis le matin il s’est levé un vent frais et agréable. Voilà un temps frais qui durera. Le blé est mur ; demain on commencera à faucher la riche moisson ! »
Pendant que l’hôte et l’hôtesse s’entretiennent ainsi, on voit rentrer, dans une élégante calèche fabriquée à Landau, le riche marchand, avec ses filles, qui habite la maison nouvellement restaurée à neuf en face de l’hôtellerie, de l’autre côté de la place. « Voici, dit de nouveau la bonne hôtesse, voici le pasteur et notre voisin le pharmacien ! Ils vont nous dire ce qu’ils ont vu là-bas. »
Le pasteur et le pharmacien entrent ; ils s’attablent autour d’un pot à bière écumant dans l’arrière-salle de l’auberge. Ils causent, chacun selon son caractère, de l’événement de la journée.
Le pharmacien décrit en termes pathétiques le douloureux convoi. « Rien ne ressemble à ce spectacle, dit-il, si ce n’est le jour funèbre où l’incendie dévora notre pauvre petite ville, il y a vingt ans. »
Le pasteur, jeune et modeste ecclésiastique, l’honneur de la ville, recommande à ses amis la confiance en Dieu et la charité.
Un bruit de fer des chevaux qui font retentir le pavé sous la voûte de l’auberge interrompt l’entretien et lui fait prendre un autre tour. Le second chant commence.
XI
C’est le chariot d’Herman, le fils de l’aubergiste, qui revient à vide de sa course au-devant des proscrits.
Le jeune homme, ordinairement si réservé et recueilli en lui-même, entre tout rayonnant
d’une splendeur intérieure dans la salle. Le pasteur s’en aperçoit. « On voit, dit-il au jeune homme, que vous revenez tout changé et tout satisfait ; jamais il n’y eut tant d’animation dans vos yeux ; on voit que vous avez répandu vos dons parmi les affligés et que de bénédictions sont descendues sur vous ! »
Herman raconte à sa mère l’épisode le plus touchant de son voyage.
« En suivant, dit-il, la route qui mène au village où la colonne fugitive va passer la nuit, j’aperçus une lourde charrette traînée par deux bœufs, les plus gros et les plus vigoureux de ce pays des étrangers. À côté de la voiture marchait d’un pas ferme et souple une jeune fille tenant à la main une longue baguette armée de l’aiguillon et conduisant en le pressant l’attelage. Quand elle me vit, elle s’approcha timidement, mais avec confiance, de moi, et me dit : “Nous n’avons pas été toujours dans cette humiliante situation où nous sommes aujourd’hui ; je ne suis pas encore habituée à demander à l’étranger cette aumône qu’il donne souvent à regret et seulement pour se délivrer de l’importunité du pauvre ; mais le besoin me force à parler. Là, sur la paille, languit la femme d’un homme riche de notre village ; elle vient d’accoucher, et j’ai eu bien de la peine à la sauver avec les bœufs de cette charrette. Nous ne pourrons arriver que bien tard après les autres ; à peine si cette pauvre femme garde un souffle de vie, et son nouveau-né repose tout nu entre ses bras. Si vous êtes de ces environs et si vous avez du linge qui vous soit inutile, donnez-le à cette malheureuse mère ! ”
« Ainsi parla la belle jeune fille, et sur la paille où elle était étendue la pauvre femme, toute faible et toute pâle, se lève et me regarde. Moi je répondis à la jeune fille : “Il y a souvent un bon génie qui nous conseille et qui nous fait deviner les plus pressants besoins de nos frères. Ma mère, comme si elle avait pressenti vos besoins, m’a donné, pour ceux qui n’auraient pas de quoi se couvrir, ce paquet de hardes et de linge.”
« Et aussitôt, dénouant les cordes par lesquelles il était lié, je remis à la jeune fille la robe de chambre de mon père, les chemises et les draps. Elle me remercia avec des transports de joie et s’écria : “Celui qui est heureux ne croit pas qu’il puisse y avoir encore des miracles, mais c’est dans l’angoisse du malheur qu’on reconnaît comment le doigt de Dieu conduit les bons cœurs à une bonne action. Puisse-t-il vous rendre à vous-même le bien qui nous arrive par vous ! ”
« La pauvre femme en couches prit en souriant ce linge que la jeune fille lui tendait, et se réjouit surtout en sentant la douce flanelle tiède qui doublait la robe de chambre. “Hâtons-nous d’arriver au prochain village, où nos compatriotes doivent faire halte pour la nuit ; là je coudrai le linge pour la layette de l’enfant, et j’arrangerai avec soin tout ce qui sera nécessaire.” Elle me remercia encore et toucha les bœufs ; le char s’éloigna. Pour moi, j’arrêtai les chevaux et je restai. Un combat s’élevait en moi ; je ne savais ce qu’il y avait de mieux à faire, de courir rapidement au village de la halte et de partager entre les émigrés les provisions de bouche que j’avais apportées, ou de les remettre toutes à la belle et charitable jeune fille, afin qu’elle les distribuât elle-même entre les nécessiteux. Mon cœur décida : je courus après elle, je la rejoignis bientôt et je lui dis :
« “Ma mère n’a pas seulement mis dans mon chariot du linge pour ceux qui en manquent, elle y a joint aussi diverses provisions qui sont là dans les coffres ; je veux remettre tout cela entre tes mains ; je suis plus sûr que, de cette manière, ses intentions seront bien accomplies ; car tu partageras ces provisions avec discernement, au lieu que moi je serais obligé de m’en rapporter au hasard. — Je les partagerai avec conscience, répondit-elle ; elles réjouiront celui qui est dans le besoin.”
« J’ouvris les coffres de la voiture, j’en tirai les lourds jambons, le pain, les bouteilles de vin et de bière ; je lui donnai tout, et j’aurais voulu lui donner encore plus, mais les coffres étaient vidés. Elle déposa tout cela aux pieds de la malade ; puis elle s’éloigna, et je repris avec mes chevaux le chemin de la ville ! »
Y a-t-il dans Homère ou dans Virgile une scène plus antique et plus naïvement racontée ? Et cependant la scène est d’hier, les mœurs sont du jour et du pays, et le sentiment en est de tous les temps. On respire néanmoins le christianisme jusque dans l’amour.
XII
Le père, le pasteur, le pharmacien, la mère reprennent, chacun dans son caractère, l’entretien sur l’événement du jour, après le récit d’Herman.
La mère, qui commence à se douter du sentiment né de la pitié et du malheur dans le cœur de son fils, prévient les objections qu’elle pressent dans l’esprit du père par les souvenirs de leur ménage, contracté sous les auspices de la Providence seule, au jour de la ruine, le lendemain du grand incendie de la ville.
« C’était un dimanche, dit-elle : le feu consumait tout. J’avais passé la nuit d’angoisse hors de la ville, gardant les lits et les caisses ; enfin je m’endormis. Quand la fraîcheur du matin me réveilla, je vis la fumée et les charbons ardents et les murailles toutes noires et toutes nues de la ville. J’avais le cœur lourd, mais le soleil parut plus beau que jamais et le courage me revint. Je me levai à la hâte, je voulais revoir la place où avait été notre maison, et regarder si les poules que j’aimais tant avaient pu se sauver ; car j’avais encore le caractère simple et naïf d’un enfant.
« Quand j’eus monté sur les décombres de la maison et de la cour qui fumaient encore, pendant que je contemplais cette demeure ainsi dévastée, toi tu arrivais de l’autre côté ; tu cherchais la place occupée par l’étable : un cheval y était resté ; les débris jonchaient le sol, mais le cheval avait disparu. Ainsi nous restions l’un en face de l’autre tristes et pensifs, car le mur qui séparait notre cour de la vôtre était tombé. Tu me pris la main et tu me dis : “Lise ! comment fais-tu pour venir ici ? Va-t-en ! va-t-en ! sur ces décombres encore enflammés tu brûleras tes souliers.” Tu me pris dans tes bras et tu m’emportas à travers la cour. Le porche de la maison était encore debout avec sa voûte, comme nous le voyons aujourd’hui : c’était tout ce qui restait ! Tu m’assis par terre, tu m’embrassas ; moi je me défendais, et tu me dis avec douceur : “Regarde, notre maison est renversée ; reste avec nous, aide-moi à la reconstruire ; j’aiderai ton père à rebâtir la sienne.” Mais je ne te comprenais pas jusqu’à ce que tu eusses envoyé ta mère parler à mon père, jusqu’à ce que notre mariage fût conclu. Je me souviens encore de ces poutres à demi brûlées et de ce soleil levant pourtant si beau, car ce jour-là m’a donné un mari, et à cette désolation m’est venu un fils ! Voilà pourquoi, mon Herman, j’aime à te voir ainsi penser enfin au mariage avec une douce confiance dans ce jour de calamité ; j’aime à te voir décidé à prendre la jeune fille de ton choix dans le tumulte de la guerre et au milieu des ruines. »
Le père éloigne, par des propos d’aubergiste économe, l’idée de prendre une fille pauvre. — « Heureux, dit-il, celui à qui ses parents donnent une maison en bon état et qui réussit à la meubler plus richement ! Aussi j’espère, Herman, que tu amèneras bientôt ici une fiancée avec une belle dot. »
(Il fait allusion à une des filles du riche marchand, roulant en calèche et recrépissant à neuf sa haute maison de l’autre côté de la place, en face de l’auberge.)
« Ce n’est pas en vain, poursuit-il, que la mère de famille prépare, pendant de longues années, pour sa fille, la toile d’un tissu solide et fin, ce n’est pas en vain que les parrains lui conservent leur belle argenterie, et que le père enferme dans son armoire la belle pièce d’or devenue rare ; car, avec tous ces dons, la fiancée doit réjouir le jeune homme qu’elle aura préféré. Oui, je sais comme une femme se délecte dans la maison de son mari en retrouvant les meubles qu’elle y a apportés, et le lit et la table dont elle a fourni elle-même les draps et les nappes. »
Enfin le père s’explique plus clairement et mentionne à son fils une des filles du riche marchand à la maison verte en face de la sienne. Herman répond avec embarras « qu’il a songé longtemps, en effet, à la plus jeune de ces trois filles, mais que, sa timidité naturelle l’ayant fait railler dans cette maison sur son silence et sur la coupe trop rustique de ses habits, il a laissé échapper, par confusion, son chapeau de sa main, et il est sorti pour jamais de cette maison moqueuse »
.
Le père s’irrite à ces paroles contre la gaucherie et l’obstination de son fils ; Herman, humilié et contristé de ce reproche, se lève, pose▶ doucement le doigt sur le loquet de la porte et sort.
La mère, après une douce réprimande à son mari, sort à son tour pour aller consoler son fils.
XIII
Pendant que l’aubergiste, le pharmacien et le pasteur continuent l’entretien à table, la mère cherche Herman dans les cours et dans l’écurie de ses chers chevaux favoris ; elle le découvre enfin au fond d’un jardin reculé qui touche d’un côté aux basses-cours, de l’autre aux murs ruinés de la ville. Il était assis, le dos tourné à la maison, le visage dans ses mains, sous un débris de treille dont les grappes et les feuilles jaunies penchaient de la charpente vermoulue de la treille sur son front.
L’entretien de la mère et du fils est aussi familier et aussi pathétique que celui d’Ulysse dans les cours de son palais d’Ithaque. Herman, désespéré, veut s’engager comme soldat dans l’armée de l’Allemagne ; sa mère l’en détourne avec des paroles emmiellées d’amour de femme et de tendresse de mère.
« Mon fils, si tu désires tant conduire dans ta demeure une fiancée afin que la nuit soit aussi pour toi une douce moitié de la vie, et que le jour tu trouves le travail plus agréable et plus récompensé, tu ne peux pas le désirer plus vivement que ton père et que ta mère ! — Mais je crois maintenant que tu as fait un choix ! C’est cette jeune fille fugitive, n’est-ce pas, que tu as choisie ? »
Herman avoue son amour. — « Laisse-moi faire, lui dit sa mère attendrie ; les hommes se ◀posent en face l’un de l’autre comme des rochers ; ton père est prompt, mais il est bon et tendre. Une fois le soir venu, quand le feu de ses paroles avec ses amis est évaporé, il devient doux et maniable, et il sent ses torts envers les autres. Allons ensemble lui parler ; nous mettrons dans nos intérêts nos deux voisins qui sont à table avec lui, et le digne pasteur nous secondera. »
Elle dit, et ils rentrent en silence à la maison.
XIV
Le pasteur faisait en ce moment un admirable discours dont toutes les allusions indirectes tendaient à excuser auprès de l’aubergiste le caractère modeste, timide et sédentaire du pauvre Herman. Ce discours est aussi plein de sagesse que la moelle des Proverbes de Salomon ; c’est l’éloge de la vie rustique opposée aux hasards de la vie agitée et ambitieuse des habitants des villes.
Le père est déjà préparé ainsi à apprécier mieux le caractère pacifique et laborieux d’Herman. La mère, qui entre tenant son fils par la main, parle pour lui à son mari avec une adresse inspirée par la plus habile tendresse. Elle déclare le choix fait irrévocablement par Herman. Le père s’étonne et se tait ; le pasteur prend avec une douce éloquence le parti de la mère et du fils.
« Ne méconnaissez pas la jeune fille qui, la première, a touché l’âme muette de votre fils. Heureux celui qui épouse sa première bien-aimée, car alors les plus doux désirs ne languissent pas au fond de son cœur ! Un amour vrai transforme en un moment l’adolescent en homme. Herman n’a pas le caractère léger ou variable ; si vous repoussez sa demande, j’ai peur que ses plus belles années ne se consument dans la douleur. »
Le pharmacien disserte longuement, en homme qui veut masquer sa sensibilité sous un certain pédantisme de diplomatie bourgeoise. Il propose d’aller préalablement lui-même avec le pasteur prendre et peser les renseignements sur la jeune fille dans le village où les émigrés campés avec leurs familles et leurs bagages ont fait halte pour la nuit. Ce parti, qui concilie la prudence du père avec la tendresse pressée de la mère et l’amour impatient d’Herman, est accepté d’un consentement commun. Les deux négociateurs se proposent de partir dans le chariot de poste d’Herman.
Ici la poésie allemande redevient homérique sous la plume de Goethe. Toutes les fois qu’on se rapproche de la nature et de la vie du peuple, on redevient antique.
Lisez.
« Herman court à l’écurie, où les chevaux vigoureux repuisent leur force en mangeant l’avoine choisie et le foin des meilleures prairies. Il leur glisse entre les lèvres le mors luisant, il passe les courroies dans les boucles argentées, il attache les longues et larges rênes et conduit ses limoniers dans la cour. Le serviteur empressé, prenant le chariot par le timon, le fait avancer lourdement dans la cour. Herman et lui mesurent la longueur des rênes et attellent les chevaux qui traînent avec rapidité le char. Herman saisit son fouet, s’asseoit sur le siége et conduit la voiture sous la voûte de la grande porte ; les deux amis, le pasteur et le pharmacien, prennent place au fond du chariot. Il roule rapidement, laissant derrière les roues le pavé des rues, les murs de la ville et les tours reblanchies à neuf des remparts. Herman ne ralentit la course de ses chevaux qu’au moment où il aperçoit tout près devant lui le clocher du village et les premières maisons entourées de jardins.
« Descendez maintenant, dit-il à ses compagnons de route, et allez vous informer si la jeune exilée est vraiment digne de la main que je lui présente. Si je n’avais que moi à consulter, je courrais au village, et elle déciderait d’un mot de mon sort. Allez ! vous la distinguerez aisément entre toutes ses compagnes, car il serait difficile de trouver une figure semblable à la sienne. Mais je vais vous indiquer seulement comment sont ses vêtements : un corset rouge, lacé avec souplesse, serre sa poitrine légèrement arrondie ; un jupon noir lui emboîte étroitement la taille ; le rebord plissé de sa chemise entoure son doux visage et son gracieux menton. Sa figure ovale porte l’empreinte de la paix, de son âme et de la franchise de son caractère ; ses longs cheveux se reploient sur ses tempes en nattes épaisses, retenues au sommet de sa tête par de grosses épingles d’argent ; à son corset est suspendue une robe bleue qui, dans ses plis multipliés, enserre son beau corps. Mais, je vous en prie, ne lui parlez pas, à elle ; ne laissez pas soupçonner vos intentions ; interrogez les anciens, et voyez ce qu’ils raconteront d’elle. Voilà ce que j’ai pensé en route. »
XV
Les renseignements, comme on le pense, sont ceux de l’estime et de l’affection générales pour cette jeune fille, la providence visible de ses compagnons de fuite. Le pasteur et le pharmacien retrouvent le jeune homme auprès de ses chevaux, sur la place du village. Ils lui rapportent ces bonnes nouvelles ; mais Herman, maintenant, commence à trembler de voir sa main refusée par la jeune fille, dont le cœur est peut-être engagé ailleurs. « Je crains, leur dit-il, qu’elle n’ait déjà frappé dans la main d’un heureux jeune homme de son pays, et je me vois tout honteux devant elle de mes propositions rejetées. »
Les deux négociateurs le rassurent en vain ; ils lui proposent de sonder le cœur de la jeune étrangère.
« Herman a à peine écouté ces paroles. Sa résolution est prise. — Arrive ce qui pourra, dit-il, je veux aller moi-même apprendre mon sort de sa bouche. J’ai en elle une confiance comme jamais homme n’en a eu pour aucune femme. Ses paroles seront sages, raisonnables, j’en suis sûr. Dussé-je la voir pour la dernière fois, je veux du moins rencontrer encore le regard plein de franchise de cet œil noir. Dussé-je ne jamais la presser sur mon cœur, je veux contempler encore cette poitrine et ces épaules que je voudrais enlacer dans mes bras. Je veux voir cette bouche dont un baiser et un oui me rendront heureux à tout jamais, et dont un non peut me perdre aussi à tout jamais. Mais laissez-moi aller seul, et ne m’attendez pas. Retournez auprès de mon père et de ma mère, pour leur dire que leur fils ne s’était pas trompé et que l’étrangère est digne d’être aimée. Laissez-moi seul. Je m’en retournerai par le sentier qui passe auprès du poirier, en bas de la colline. Oh ! si j’avais le bonheur de la ramener avec moi ! Peut-être aussi reprendrai-je seul ce sentier, pour ne plus jamais le revoir avec joie.
« En disant ces mots, il remit les rênes entre les mains du pasteur, qui, maîtrisant les chevaux, monta dans la voiture et prit la place du conducteur.
« Mais toi, tu t’arrêtes, ô prudent pharmacien ! et tu dis au pasteur : Mon ami, je vous confierais volontiers mon cœur, mon âme, mon esprit ; mais mes jambes et mon corps ne semblent pas trop en sûreté si les rênes sont remises entre les mains d’un ecclésiastique.
« — Asseyez-vous, répond le pasteur en souriant, et confiez-moi sans crainte votre corps ainsi que votre âme. Ma main est depuis longtemps exercée à tenir des rênes, et mon œil à prévoir les détours du chemin. Quand j’accompagnais à Strasbourg le jeune baron, nous étions habitués à sortir en voiture, et tous les jours le char conduit par moi passait sous la porte sonore, et courait au loin dans la plaine, sous les tilleuls, à travers les chemins poudreux et la foule animée des promeneurs.
« À demi rassuré, le pharmacien prit place dans la voiture, et s’assit comme un homme prêt à s’élancer prudemment dehors. Les chevaux galopent, impatients de regagner l’écurie. La poussière vole en tourbillons sous leurs pieds rapides. Le jeune homme regarde encore longtemps cette poussière, puis il disparaît et reste là comme privé de sentiment.
« Comme le voyageur qui, le soir, fixant encore ses regards sur les derniers rayons du soleil, voit flotter son image dans un bosquet obscur, puis auprès d’un rocher, et, de quelque côté qu’il se tourne ensuite, croit toujours la voir courir devant lui et se reproduire en couleurs étincelantes, ainsi la suave image de la jeune fille se montre aux yeux d’Herman et paraît suivre le sentier qui s’en va à travers les champs de blé… Mais, ce n’est pas une illusion, c’est elle-même ! Elle porte une grande cruche et une plus petite à anse, et se dirige vers la fontaine. »
Leur entrevue et leur conversation à la fontaine est biblique. « Leur image penchée sur l’eau limpide se réfléchit sur le ciel bleu peint dans le bassin ; ils s’y voient en puisant l’eau, ils s’y sourient, et s’y inclinent amicalement l’un devant l’autre. — “Laisse-moi boire”, lui dit Herman en badinant. Elle lui tend sa cruche ; puis tous deux se reposent avec une confiance mutuelle, appuyés sur les cruches. Mais ils ne se parlent pas d’amour. — “Je suis ici pour toi, dit simplement Herman. Ma mère désirait depuis longtemps avoir dans sa maison une jeune fille qui lui devînt utile, non seulement par son travail, mais aussi par son affection,
et qui remplaçât auprès d’elle la fille qu’elle a malheureusement perdue ! ” »
« L’orpheline comprend ce qu’il semble hésiter à lui dire ; elle accepte le titre de servante dans la maison de la mère d’Herman. Herman cache son secret et sa joie dans son cœur. Il veut porter, au retour de la fontaine, une des cruches de Dorothée ; elle refuse. “Laissez-moi, dit-elle ; celui qui désormais doit me commander dans la maison de sa mère ne doit pas paraître me servir. Ne me plaignez pas ; toute femme apprend de bonne heure à servir selon la vocation qui lui est assignée par sa condition. Voyez, la jeune fille sert un frère, elle sert ses parents ; toute sa vie se passe à aller et à venir, à porter maint fardeau, à préparer ceci ou cela pour les autres.” À son retour elle soigne la pauvre femme accouchée et distribue l’eau et le pain entre tous les autres petits enfants de la pauvre femme. »
Greuze n’a pas de plus touchant tableau de famille sous son pinceau.
Le traducteur est poète ici comme le modèle.
XVI
Dorothée suit Herman vers la ville. « Ils s’en vont tous les deux à pied aux rayons du soleil couchant ; ils causent de la pluie et du beau temps ; ils se plaisent à voir les hautes tiges des blés que le vent incline, et qui, le long du sentier où ils passent, s’élèvent à la hauteur de leurs fronts. »
Cependant Dorothée interroge prudemment son nouvel ami sur le caractère de ses parents qu’elle va servir, afin de leur complaire en toute chose. « Et toi, maintenant », lui dit-elle après avoir reçu toutes ses instructions, « dis-moi comment je dois en agir avec toi, fils unique de mes maîtres, qui seras mon maître aussi. »
XVII
Au moment où elle parlait ainsi, ils arrivaient tous deux auprès du poirier. La lune brillait dans toute sa splendeur ; le dernier rayon du soleil avait disparu, et dans l’espace leur regard découvrait à la fois une clarté brillante comme celle du jour et les ténèbres de la nuit. Herman avait entendu avec joie la dernière question que lui avait adressée la jeune fille. Ils s’assirent tous deux sous le poirier pour se reposer un instant, et il allait lui ouvrir son cœur en lui prenant la main ; mais, en sentant au doigt de la jeune fille l’anneau d’or, signe fatal, il craignit d’entendre un refus, et ils restèrent ainsi l’un près de l’autre assis en silence. Puis Dorothée dit :
« Que j’aime cette douce lumière de la lune ! C’est une clarté presque aussi vive que celle du jour. Je vois distinctement les maisons, les tours de la ville, et j’aperçois une fenêtre au-dessous du toit ; il me semble que je pourrais en compter les vitres.
« — Cette maison que tu aperçois, dit le jeune homme, est notre demeure ; c’est là que je te conduis, et cette fenêtre est celle de ma chambre, qui deviendra la tienne peut-être, car nous ferons des changements dans notre maison. Ces blés qui sont mûrs pour la moisson de demain sont à nous ; nous viendrons nous asseoir à l’ombre de ce poirier et prendre ici notre repas. Mais, viens, descendons par le sentier de la vigne et du jardin ; car, vois, l’orage approche, et le nuage enveloppera bientôt la clarté de la lune. »
Tous deux se lèvent et descendent dans le champ couvert de blonds épis, heureux de voir la lueur nocturne qui les éclaire encore ; ils avancent ensuite dans la vigne et cheminent dans l’obscurité.
Herman conduit la jeune étrangère le long des escaliers aux degrés rustiques et informes placés sous la treille qui les obscurcit ; elle s’avance à pas tremblants en appuyant sa main sur l’épaule d’Herman.
La lune projetait à travers les pampres quelques lueurs vacillantes ; mais, bientôt voilée entièrement de nuages, elle laisse le jeune couple dans une complète obscurité.
« Herman soutient d’un bras robuste et avec précaution la jeune fille penchée sur lui ; mais, comme elle ne connaît ni le chemin ni ses sentiers difficiles, elle fait un faux pas ; le pied lui manque et craque légèrement. Elle est près de tomber ; mais elle glisse sur lui ; il étend à la hâte le bras et soutient sa bien-aimée. Elle s’incline doucement sur son épaule ; leurs poitrines, leurs joues se touchent, et lui reste là, immobile comme le marbre, enchaîné par son austère volonté. Il n’ose l’étreindre plus fortement, mais il se raffermit pour lui servir d’appui. Chargé de son doux fardeau, il sent les battements du cœur de la jeune fille, il respire le parfum de son haleine et supporte avec un mâle sentiment cette femme qui fait l’honneur de son sexe.
« Cependant elle cache la douleur qu’elle éprouve au pied et lui dit en riant : “S’il faut en croire les gens bien avisés, quand notre pied craque non loin du seuil de la maison où l’on se dispose à entrer, c’est un signe de malheur. J’aurais pourtant voulu recevoir un meilleur présage. Mais arrêtons-nous un moment, afin que tes parents ne te reprochent pas de leur amener une fille boiteuse et d’être un hôte peu intelligent.” »
XVIII
Cependant le père, la mère, le pharmacien et le pasteur, après avoir donné et reçu les renseignements les plus touchants sur la perfection de cœur de la belle étrangère, abrégeaient l’heure à table dans les entretiens les plus émus et les plus édifiants. Nous regrettons vivement de ne pouvoir les donner ici au lecteur : c’est Homère et la Bible fondus dans la familière sagesse des vieux jours.
Mais la porte s’ouvre :
« Les parents d’Herman et leurs deux amis s’étonnent de la taille et de la beauté de la jeune étrangère, qui s’accorde si bien avec celle d’Herman ; et, quand ils se présentent tous deux sur le seuil, la porte semble trop petite pour eux !
« Des exclamations un peu légères du père sur la beauté séduisante de l’étrangère amenée par son fils blessent le pudique orgueil de la jeune fille ; ne sachant pas le sens que le père donne à ses paroles, et croyant qu’on offense ainsi en elle la domesticité chaste à laquelle elle se croit encore destinée, elle se tient immobile et triste ; une rougeur subite colore son cou et son visage ; elle reproche doucement au vieillard de n’avoir pas assez de pitié envers celle qui franchit le seuil de la porte d’une maison étrangère pour y servir. Le pasteur s’interpose, sans s’expliquer encore complétement. Le malentendu gonfle le cœur et fait déborder les larmes de fierté des yeux de Dorothée ; elle veut partir à l’instant d’une maison où l’on ne la respecte pas assez. Elle avoue son penchant pour Herman et sa joie secrète quand elle l’a vu revenir près d’elle à la fontaine. “J’avais conçu peut-être, dit-elle, l’idée de devenir un jour digne de son choix ; mais vous me faites sentir ma folie, la différence irrémédiable de nos deux conditions, et la distance qui existe entre le jeune homme riche et la jeune fille pauvre. Laissez-moi m’en aller avant d’avoir éprouvé plus douloureusement cette humiliation ; ni la nuit qui enveloppe la terre, ni l’orage que j’entends gronder, ni la pluie d’averse qui tombe, ni le vent qui mugit dans les arbres, rien ne m’arrêtera ici.”
« À ces mots elle s’avance résolument vers la porte, portant sous son bras le petit paquet avec lequel elle était venue ; mais la mère la saisit des deux mains et lui dit avec étonnement :
« “Que signifient cette résolution et ces larmes sans cause ? Non, je ne veux pas te laisser partir ; tu es la fiancée de mon fils.”
« Le père, toujours un peu aigri par la déception de ses vues ambitieuses, veut aller se coucher pour éviter cette scène d’attendrissement, de reproches et de larmes. Herman, soutenu par sa mère et par les voisins, s’avance vers Dorothée et lui dit d’une voix tremblante d’émotion et d’amour :
« “Ne regrette pas ces larmes et cette douleur passagère, car elles ont assuré mon bonheur et le tien aussi. Non, je ne suis pas allé à la fontaine du village voisin pour y chercher en toi une servante, mais pour t’amener ici comme ma fiancée ; mais, hélas ! mon regard timide ne pouvait discerner le penchant de ton cœur ; quand tu me saluas dans le miroir de la source, je n’aperçus que de l’amitié dans tes yeux ! ”
« Le pasteur explique tout à la jeune fille et restitue le véritable sens aux propos mal compris du père. Les amants s’embrassent. Dorothée tombe aux genoux de l’aubergiste et lui demande pardon de sa fierté. “Les devoirs, dit-elle, que la servante s’engageait à remplir, c’est la fille qui les remplira désormais avec amour ! ” »
Tous se donnent le baiser de paix et pleurent en silence des larmes de joie. Le pasteur échange les anneaux et bénit les amants. Le délicieux poème finit par une allusion patriotique et héroïque aux devoirs sévères que l’orage du continent et l’invasion française imposent à tous ceux qui peuvent porter les armes et sacrifier même la plus tendre épouse à la mort acceptée pour défendre son pays.
Nous ne connaissons rien dans les langues modernes d’analogue à ce charmant et sévère morceau d’antiquité transporté dans notre âge. On croit, en achevant de le lire, sortir d’une tente des patriarches où l’on s’est entretenu avec Jacob ou avec Lia. Un parfum de piété et d’amour sort de tous les vers ; le cœur est doucement ému, mais jouit de son émotion comme d’une vertu. C’est la poésie édifiante, c’est la sainteté de l’amour portées par un grand poète à sa plus simple et à sa plus épique expression. Oh ! si tous les peuples avaient de pareils poèmes à feuilleter les jours de loisir entre leurs mains au lieu des saletés cyniques de leurs corrupteurs populaires, combien la poésie prendrait un rôle nouveau et saint dans les mœurs ! et combien le génie des Goethes futurs deviendrait un puissant auxiliaire de la liberté et de la vertu !
XIX
Si nous étions gouvernement, nous ferions imprimer à des millions d’exemplaires Herman et Dorothée, et nous les répandrions gratuitement dans les villes et dans les campagnes pour édifier en les charmant les veillées des ateliers ou des étables. Après avoir appliqué si longtemps la littérature au vice, il serait bien temps de l’appliquer à la morale. La morale pour le peuple n’est que dans le sentiment ; le plus populaire des véhicules pour le sentiment c’est un beau poème. Laprade, Legouvé et Autran, parmi nous, seraient dignes de prendre la plume de Goethe et de donner à leur patrie ces chefs-d’œuvre de la chaumière que le peuple placerait, à côté d’Herman et Dorothée ou de Paul et Virginie, au chevet du lit de ses fils et de ses filles. Pendant qu’Heine et autres sèment de fleurs charmantes, mais malséantes, l’imagination de la jeunesse lettrée, ces poètes sèmeraient des lis purs et des roses virginales dans le pot de fleurs de la mansarde, sur la fenêtre de la jeune fille et du jeune homme de nos ateliers ou de nos villages. Je l’avais tenté autrefois dans le poème des Pêcheurs, à moitié fini et perdu sans retour dans un voyage aux Pyrénées. Je n’ai plus ni assez de liberté d’esprit ni assez de fraîcheur de palette pour recommencer cette œuvre d’épopée professionnelle ; mais Victor Hugo, ce Goethe de la France, pourrait, dans les loisirs de l’exil et de la mer, surpasser Herman et Dorothée de toute la hauteur de son génie épique. Le lyrisme est fait pour les salons, l’épopée pour les chaumières ; la popularité durable et honnête est là : le récit est plus inépuisable que le chant, parce que l’homme a plus de mémoire que d’enthousiasme.
XX
Goethe quitta enfin l’Italie après avoir ou achevé ou ébauché ces chefs-d’œuvre. Il était dans toute la jeunesse et dans toute l’avant-gloire de sa vie. Il rentra en Allemagne comme un triomphateur futur, capable à lui seul de restaurer ou de fonder un empire littéraire nouveau pour la Germanie. L’Allemagne était pleine d’hommes à sa hauteur en philosophie, en histoire, en science, en politique, en roman, en critique, en poésie ; il suffit de nommer les Herder, les Kant, les Jacobi, les Schlegel, les Winckelmann, les Klopstock, les Wieland, les Schiller, pour assigner au dix-huitième siècle allemand la même fécondité intellectuelle qu’au dix-huitième siècle français. Le mouvement imprimé à l’esprit européen par Voltaire, J.-J. Rousseau, Montesquieu et leurs disciples s’était communiqué au-delà du Rhin. Tout fermentait d’idées, tout éclatait de génie, tout rivalisait d’émulation. Jamais l’Allemagne n’avait présenté dans toutes ses parties du nord ou du midi de pareils groupes d’hommes supérieurs. Le grand Frédéric avait secoué la torche à Berlin, elle illuminait partout. La nature, qui a ses saisons de fécondité morale comme la terre a ses saisons de sève et de fertilité matérielles, semblait avoir enfanté en peu d’années une race de géants pour l’Allemagne. Les princes eux-mêmes, plus entraînés qu’alarmés par ce mouvement vertigineux des esprits en ébullition dans leurs contrées, participaient à ces enivrements de gloire littéraire. Ils se disputaient à l’envi le patronage des hommes éminents propres à illustrer leur nom et leur règne dans l’avenir. Il y avait vingt Périclès dans ces vingt républiques athéniennes dont l’Allemagne de 1780 était composée. Berlin, Dresde, Vienne, Hambourg, Koenigsberg, Iéna, Goettingue, Leipsick, tous les centres d’universités, toutes les cours étaient autant de foyers où se concentrait l’influence d’un de ces nombreux génies qui rayonnaient de là sur le reste de la Germanie. L’ambition de chacun de ces rois, de ces princes souverains, de ces villes capitales, était de conquérir et de posséder un de ces hommes supérieurs qui portaient avec eux la renommée d’un royaume ou d’une ville. Chacune de ces cités voulait être une Athènes. Berlin l’était pour les sciences, Dresde l’était pour les arts, Leipsick pour la critique, Koenigsberg pour la philosophie ; Weimar désirait l’être pour la poésie.
Cette capitale véritablement arcadienne, située dans la verte Thuringe, entre Iéna, Berlin et Dresde, était la résidence d’une cour athénienne. Goethe, très jeune encore à l’époque où son nom avait éclaté tout à coup par Werther en Europe, avait eu la bonne fortune de rencontrer sur les bords du Rhin le jeune prince héréditaire de Weimar, le duc Charles-Auguste. Deux jeunes amis de Goethe, avec lesquels il voyageait alors, les deux comtes de Stolberg, célèbres eux-mêmes depuis, avaient présenté leur compagnon de voyage au jeune duc de Weimar. Ce coup d’œil décida de la vie entière de Goethe.
L’irrésistible attrait qui attacha pour jamais le prince et le poète ressembla à un de ces coups foudroyants de sympathie dont Goethe fit plus tard une théorie physiologique et morale dans son roman des Affinités électives. Ils oublièrent les distances qui les séparaient, ils se jurèrent une amitié indissoluble, ils se promirent de se rejoindre un jour à Weimar pour vivre tous deux de la même vie aussitôt que les circonstances leur laisseraient la liberté de leurs sentiments l’un pour l’autre.
Cet instinct, qui faisait ainsi reconnaître au duc de Weimar le plus grand homme de l’Allemagne dans un jeune écrivain à peine entrevu par une première ébauche de génie, témoigne d’une sorte de divination dans le prince. Par une étrange et heureuse coïncidence, la duchesse Amélie de Weimar, jeune encore et qui voyageait avec son fils, parut partager dès la première rencontre l’attrait de ce prince pour le poète. De cette rencontre naquit une triple amitié qui ne se refroidit plus jamais entre la princesse, le prince et le poète. La beauté morale du jeune favori transperçait à cette époque à travers la beauté matérielle de ses traits. C’était Adrien et Antinoüs, moins la divinisation suspecte du favori par l’empereur païen. De ce jour Goethe dévoua sa vie à la princesse Amélie et au duc Charles-Auguste ; l’une parut être sa Léonore d’Est à la cour de Ferrare, l’autre rappela à cette cour le Tasse aimé de la mère, favori du fils. Mais le Tasse était insensé de génie et d’amour, Goethe faisait prédominer dans toute sa vie la raison sur la passion. Il savait conserver son heureuse étoile en la voilant.
XXI
Le prince, la princesse Amélie et le poète s’étaient séparés à regret à Francfort, en se promettant une éternelle réunion à Weimar quand l’heure du règne du jeune duc serait sonnée. Ce sont ces années d’attente que Goethe était allé passer en Italie. Il revint s’établir à son retour, à Weimar. Il y retrouva sa même place dans la confiance sans bornes du duc Charles-Auguste et dans la prédilection de la duchesse Amélie. Le prince lui avait préparé une charmante maison, retraite silencieuse et poétique propre à l’entretien du philosophe avec ses idées et du poète avec ses rêves. Un jardin l’entourait, un ruisseau en bordait les pelouses ; un banc de bois sur le seuil ombragé d’arbustes permettait au solitaire de venir assister le soir aux adieux resplendissants du soleil et aux concerts des oiseaux, dont il interprétait si bien les gazouillements dans ses vers. Mais le prince, tout en préparant ainsi le bien-être rural de son ami, s’était réservé d’employer plus utilement son rare génie et sa sagacité politique au bonheur de ses peuples et à l’éclat littéraire de sa cour. C’est ainsi que la colonne corinthienne qui porte le fronton de l’édifice en est en même temps l’ornement. Il faut lire dans les lettres de Goethe à mademoiselle Auguste de Stolberg, sœur de ses deux premiers amis, les comtes de Stolberg, l’épanchement de cœur du poète entré en jouissance de sa nouvelle vie. Sans passer, comme tant d’autres hommes de renommée, par les transes du travail et de l’infortune, il avait conquis du premier coup la plénitude du bien-être, du loisir, des honneurs, de la liberté et de l’influence sur son siècle. Il avait trouvé tout cela à la fois dans une haute amitié et peut-être dans un respectueux amour. C’était le Tasse allemand, mais c’était le Tasse heureux. Il jouait avec l’amour, dans sa correspondance avec Bettina d’Arnim, jeune fille de dix-neuf ans, à laquelle il permettait de l’adorer sur son déclin ; il voulait mourir dans l’ivresse calme des illusions. Ne rien perdre de la vie, c’était sa sagesse.
Le duc de Weimar lui avait donné, indépendamment du ministère de l’instruction publique dans ses États, la direction absolue des théâtres et des nobles plaisirs de sa cour. Il lui avait donné de plus une place innomée, mais qui l’élevait au-dessus de toute rivalité dans la confiance du prince et dans les affaires d’État, la place de favori avoué et immuable dans son cœur. Il en avait fait un autre lui-même, un vizir familier, incontesté, irresponsable, qui régnait à Weimar sans autre investiture que celle du génie et de la faveur. La cour et le peuple avaient accepté sans discussion cette espèce de partage de l’empire entre le souverain légal et le souverain intellectuel du nord de l’Allemagne.
XXII
On peut dire qu’à dater de ce jour la vie de Goethe ne fut pas une vie, mais un règne. Il eut la place que Denys de Sicile offrit à Platon, que Frédéric donna à Voltaire, mais sans la tyrannie de Denys et sans l’inconstance de Frédéric. L’histoire n’offre pas d’exemple d’un ascendant aussi continu et aussi paisible d’un grand poète sur un souverain et sur un peuple. Le duc Charles-Auguste ne s’était réservé que les fatigues et les difficultés du pouvoir, pour n’en laisser à son ami que les loisirs, les douceurs et les ornements. La cour de Weimar, sous les auspices de ces deux amis, dont l’un prêtait sa gloire, l’autre sa puissance à une pensée commune, devint en peu d’années le foyer de l’art, du théâtre, de la renommée en Allemagne. Tout se groupait autour du nom de Goethe.
Son caractère était éminemment propre à rallier l’Allemagne intellectuelle autour de lui. La révolution française secouait déjà le monde de ses pressentiments ; Goethe, au fond plus philosophe et aussi incrédule aux théories populaires du christianisme que Voltaire, dominait du haut d’une indifférence superbe les querelles religieuses et politiques du temps. Il pensait et parlait librement sur ces matières, mais il ne proscrivait ni n’insultait personne pour sa foi ou pour son incrédulité. Il respectait tout ce qui était sincère dans les croyances humaines ; il considérait la foi religieuse en artiste et non en apôtre ou en martyr. Les cultes, selon lui, étaient un droit de l’imagination, qui divinisait à son gré les superstitions de l’ignorance ou les symboles les plus transcendants de la raison et de la piété humaine.
Chaque siècle, chaque peuple, chaque homme, selon Goethe, avait une croyance à la hauteur de son intelligence ou à la mesure de son horizon. La lumière dans laquelle plongeaient les têtes culminantes comme la sienne ne descendait pas jusqu’aux masses populaires, capables de croire, incapables de raisonner leur croyance. Quant à lui, il était ce qu’on est convenu d’appeler très improprement panthéiste, c’est-à-dire ne séparant pas en deux la création et la créature, et adorant la nature entière comme la divinité des choses sans s’élever à la divinité de l’esprit ; philosophes pour ainsi dire brutaux et fatalistes dans leur croyance, qui reconnaissent bien en Dieu la force latente de tous les phénomènes visibles ou invisibles, mais qui n’y reconnaissent pas l’individualité et la suprême intelligence, c’est-à-dire ce qui constitue l’être, refusant ainsi à l’Être des êtres ce qu’ils sont forcés d’accorder au dernier insecte de la nature.
Le panthéisme de Goethe ne tombait point dans cette absurdité si injustement attribuée aux doctrines primitives de l’Inde, source de toutes les théogonies antiques et modernes. Sa foi se serait plus justement appelée polythéisme que panthéisme, c’est-à-dire qu’il reconnaissait et qu’il adorait la Divinité dans toutes ses œuvres sans la confondre avec ses œuvres : sorte de paganisme sans idolâtrie, qui adorait la puissance divine dans la puissance matérielle des éléments, mais qui dans l’élément adorait l’impulsion divine et non l’élément lui-même. Complétement incrédule à telle ou telle révélation historique par des miracles, Goethe admettait seulement cette révélation naturelle et progressive par la raison humaine, comme miroir de l’intelligence divine, successivement frappé de plus de clarté à mesure qu’il se dégage davantage des ignorances et des superstitions qui le ternissent. Mais Goethe semblait croire à une première grande révélation primitive, faite à l’homme nouvellement créé par Dieu ou apportée par des messagers demi-dieux, qui avait enseigné directement à la créature raisonnable les premières notions de la Divinité, de la vertu, des langues, notions que la terre seule était impuissante dans son silence à donner.
Selon Goethe, comme selon les philosophes indiens, comme selon les philosophes chrétiens transcendants, comme selon les philosophes grecs et romains eux-mêmes (voyez le mot de Cicéron
antiquissimum purissimum
!), le monde physique comme le monde moral avait commencé par un état plus parfait, plus pur et plus lumineux, par un Éden dans lequel l’homme naissant avait entendu les confidences de Dieu par des révélateurs divins. Ces confidences et ces révélations de la science suprême avaient longtemps éclairé et régi le monde oriental ; puis elles s’étaient égarées, troublées,
taries dans les sables, et, pour leur rendre leur pureté, il fallait, par des révélations purement humaines, les passer de siècle en siècle au filtre de la science et de la raison.
Voilà les véritables croyances religieuses de Goethe.
XXIII
Quant à sa politique, elle participait de cet éclectisme calme et de cette superbe indifférence pour le fanatisme de tels ou tels partis monarchiques ou populaires, aristocratiques ou démocratiques.
Sa véritable théorie, c’était son mépris des hommes et surtout des masses, incapables, selon lui, de se donner ou de se conserver des institutions supérieures à leur nature essentiellement versatile. Goethe, en cela, participait beaucoup du génie de Machiavel, de Bacon, de Voltaire, de M. de Talleyrand, hommes très supérieurs en intelligence, très inférieurs en conscience, mais professant tout haut ou tout bas, à l’égard des formes sociales, la politique du mépris ; politique selon nous coupable, parce qu’elle désespère, mais politique bien explicable par le spectacle des impuissances éternelles des sages à améliorer la condition des insensés.