(1890) L’avenir de la science « II »
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(1890) L’avenir de la science « II »

II

Savoir est le premier mot du symbole de la religion naturelle : car savoir est la première condition du commerce de l’homme avec les choses, de cette pénétration de l’univers qui est la vie intellectuelle de l’individu : savoir, c’est s’initier à Dieu. Par l’ignorance, l’homme est comme séquestré de la nature, renfermé en lui-même et réduit à se faire un non-moi fantastique, sur le modèle de sa personnalité. De là ce monde étrange où vit l’enfance, où vivait l’homme primitif. L’homme ne communique avec les choses que par le savoir et par l’amour : sans la science il n’aime que des chimères. La science seule fournit le fond de réalité nécessaire à la vie. En concevant l’âme individuelle, à la façon de Leibniz, comme un miroir où se reflète l’univers, c’est par la science qu’elle peut réfléchir une portion plus ou moins grande de ce qui est et approcher de sa fin, qui serait d’être en parfaite harmonie avec l’universalité des choses.

Savoir est de tous les actes de la vie le moins pro-fane, car c’est le plus désintéressé, le plus indépendant de la jouissance, le plus objectif pour parler le langage de l’école. C’est perdre sa peine que de prouver sa sainteté ; car ceux-là seuls peuvent songer à la nier pour lesquels il n’y a rien de saint.

Ceux qui s’en tiennent aux faits de la nature humaine, sans se permettre de qualification sur la valeur des choses, ne peuvent nier au moins que la science ne soit le premier besoin de l’humanité. L’homme en face des choses est fatalement porté à en chercher le secret. Le problème se pose de lui-même et en vertu de cette faculté qu’a l’homme d’aller au-delà du phénomène qu’il perçoit. C’est d’abord la nature qui aiguise cet appétit de savoir ; il s’attaque à elle avec l’impatience de la présomption naïve, qui croit, dès ses premiers essais et en quelques pages, dresser le système de l’univers. Puis c’est lui-même ; bien plus tard, c’est son espèce, c’est l’humanité, c’est l’histoire. Puis c’est le problème final, la grande cause, la loi suprême qui tente sa curiosité. Le problème se varie, s’élargit à l’infini, suivant les horizons de chaque âge ; mais toujours il se pose ; toujours, en face de l’inconnu, l’homme ressent un double sentiment : respect pour le mystère, noble témérité qui le porte à déchirer le voile pour connaître ce qui est au-delà.

Rester indifférent devant l’univers est chose impossible pour l’homme. Dès qu’il pense, il cherche, il se pose des problèmes et les résout ; il lui faut un système sur le monde, sur lui-même, sur la cause première, sur son origine, sur sa fin. Il n’a pas les données nécessaires pour répondre aux questions qu’il s’adresse ; qu’importe ? Il y supplée de lui-même. De là les religions primitives, solutions improvisées d’un problème qui exigeait de longs siècles de recherches, mais pour lequel il fallait sans délai une réponse. La science méthodique sait se résoudre à ignorer ou du moins à supporter le délai ; la science primitive du premier bond voulait avoir la raison des choses. C’est qu’à vrai dire demander à l’homme d’ajourner certains problèmes et de remettre aux siècles futurs de savoir ce qu’il est, quelle place il occupe dans le monde, quelle est la cause du monde et de lui-même, c’est lui demander l’impossible. Alors même qu’il saurait l’énigme insoluble, on ne pourrait l’empêcher de s’agacer et de s’user autour d’elle.

Il y a, je le sais, dans cet acte hardi par lequel l’homme soulève le mystère des choses, quelque chose d’irrévérencieux et d’attentatoire, une sorte de lèse-majesté divine. Ainsi, du moins, le comprirent tous les peuples anciens. La science à leurs yeux fut un vol fait à Dieu, une façon de le braver et de lui désobéir. Dans le beau mythe par lequel s’ouvre le livre des Hébreux, c’est le génie du mal qui pousse l’homme à sortir de son innocente ignorance, pour devenir semblable à Dieu par la science distincte et antithétique du bien et du mal. La fable de Prométhée n’a pas d’autre sens : les conquêtes de la civilisation présentées comme un attentat, comme un rapt illicite à une divinité jalouse, qui voulait se les réserver. De là ce fier caractère d’audace contre les dieux que portent les premiers inventeurs ; de là ce thème développé dans tant de légendes mythologiques : que le désir d’un meilleur état est la source de tout le mal dans le monde. On comprend que l’antiquité, n’ayant pas le grand mot de l’énigme, le progrès, n’ait éprouvé qu’un sentiment de crainte respectueuse en brisant les barrières qui lui semblaient posées par une force supérieure, que, n’osant placer le bonheur dans l’avenir, elle l’ait rêvé dans un âge d’or primitif 15, qu’elle ait dit : Audax Iapeti genus, qu’elle ait appelé la conquête du parfait un vetitum nefas. L’humanité avait alors le sentiment de l’obstacle et non celui de la victoire ; mais, tout en s’appelant audacieuse et téméraire, elle marchait toujours. Pour nous, arrivés au grand moment de la conscience, il ne s’agit plus de dire. Caelum ipsum petimus stultitia ! et d’avancer en sacrilèges. Il faut marcher la tête haute et sans crainte vers ce qui est notre bien, et, quand nous faisons violence aux choses pour leur arracher leur secret, être bien convaincus que nous agissons pour nous, pour elles et pour Dieu.

Ce n’est pas du premier coup que l’homme arrive à la conscience de sa force et de son pouvoir créateur. Chez les peuples primitifs, toutes les oeuvres merveilleuses de l’intelligence sont rapportées à la Divinité ; les sages se croient inspirés et se vantent avec une pleine conviction de relations mystérieuses avec des êtres supérieurs. Souvent ce sont les agents surnaturels qui sont eux-mêmes les auteurs des oeuvres qui semblent dépasser les forces de l’homme. Dans Homère, Héphaïstos crée tous les mécanismes ingénieux. Les siècles crédules du Moyen Âge attribuent à des facultés secrètes, à un commerce avec le démon, toute science éminente ou toute habileté qui s’élève au-dessus du niveau commun. En général, les siècles peu réfléchis sont portés à substituer des explications théologiques aux explications psychologiques. Il semble naturel de croire que la grâce vient d’en haut ; ce n’est que bien tard qu’on arrive à découvrir qu’elle sort du fond de la conscience. Le vulgaire aussi se figure que la rosée tombe du ciel et croit à peine le savant qui l’assure qu’elle sort des plantes.

Quand je veux me représenter le fait générateur de la science dans toute sa naïveté primitive et son élan désintéressé, je me reporte avec un charme inexprimable aux premiers philosophes rationalistes de la Grèce. Il y a dans cette ardeur spontanée de quelques hommes qui, sans antécédent traditionnel ni motif officiel, par la simple impulsion intérieure de leur nature, abordent l’éternel problème sous sa forme véritable, une ingénuité, une vérité inappréciables aux yeux du psychologue. Aristote est déjà un savant réfléchi, qui a conscience de son procédé, qui fait de la science et de la philosophie comme Virgile faisait des vers. Ces premiers penseurs, au contraire, sont bien autrement possédés par leur curiosité spontanée. L’objet est là devant eux, aiguisant leur appétit ; ils se prennent à lui comme l’enfant qui s’impatiente autour d’une machine compliquée, la tente par tous les côtés pour en avoir le secret et ne s’arrête que quand il a trouvé un mot qu’il croit suffisamment explicatif. Cette science primitive n’est que le pourquoi répété de l’enfance, à la seule différence que l’enfant trouve chez nous une personne réfléchie pour répondre à sa question, tandis que là c’est l’enfant lui-même qui fait sa réponse avec la même naïveté. Il me semble aussi difficile de comprendre le vrai point de vue de la science sans avoir étudié ces savants primitifs que d’avoir le haut sens de la poésie sans avoir étudié les poésies primitives.

Une civilisation affairée comme la nôtre est loin d’être favorable à l’exaltation de ces besoins spéculatifs. La curiosité n’est nulle part plus vive, plus pure, plus objective que chez l’enfant et chez les peuples sauvages. Comme ils s’intéressent naïvement à la nature, aux animaux 16, sans arrière-pensée, ni respect humain ! L’homme affairé, au contraire, s’ennuie dans la compagnie de la nature et des animaux ; ces jouissances désintéressées n’ont rien à faire avec son égoïsme. L’homme simple, abandonné à sa propre pensée, se fait souvent un système des choses bien plus complet et plus étendu que l’homme qui n’a reçu qu’une instruction factice et conventionnelle. Les habitudes de la vie pratique affaiblissent l’instinct de curiosité pure ; mais c’est une consolation pour l’amant de la science de songer que rien ne pourra le détruire, que le monument auquel il a ajouté une pierre est éternel, qu’il a sa garantie, comme la morale, dans les instincts mêmes de la nature humaine.

On n’envisage d’ordinaire la science que par ses résultats pratiques et ses effets civilisateurs. On découvre sans peine que la société moderne lui est redevable de ses principales améliorations. Cela est très vrai ; mais c’est poser la thèse d’une façon dangereuse. C’est comme si, pour établir la morale, on se bornait à présenter les avantages qu’elle procure à la société. La science, aussi bien que la morale, a sa valeur en elle-même et indépendamment de tout résultat avantageux.

Ces résultats, d’ailleurs, sont presque toujours conçus de la façon la plus mesquine. On n’y voit d’ordinaire que des applications, qui sans doute ont leur prix et servent puissamment par contrecoup le progrès de l’esprit, mais qui n’ont en elles-mêmes que peu ou point de valeur idéale. Les applications morales, en effet, détournent presque toujours la science de sa fin véritable. N’étudier l’histoire que pour les leçons de morale ou de sagesse pratique qui en découlent, c’est renouveler la plaisante théorie de ces mauvais interprètes d’Aristote qui donnaient pour but à l’art dramatique de guérir les passions qu’il met en scène. L’esprit que j’attaque ici est celui de la science anglaise si peu élevée, si peu philosophique. Je ne sais si aucun Anglais, Byron peut-être excepté, a compris d’une façon bien profonde la philosophie des choses. Régler sa vie conformément à la raison, éviter l’erreur, ne point s’engager dans des entreprises inexécutables, se procurer une existence douce et assurée, reconnaître la simplicité des lois de l’univers et arriver à quelques vues de théologie naturelle, voilà pour les Anglais qui pensent le but souverain de la science. Jamais une idée de haute et inquiète spéculation, jamais un regard profond jeté sur ce qui est. Cela tient sans doute à ce que, chez nos voisins, la religion positive, mise sous un séquestre conservateur et tenue pour inattaquable, est considérée comme donnant encore le mot des grandes choses 17. La science, en effet, ne valant qu’en tant qu’elle peut remplacer la religion, que devient-elle dans un pareil système ? Un petit procédé pour se former le bon sens, une façon de se bien poser dans la vie et d’acquérir d’utiles et curieuses connaissances. Misères que tout cela ! Pour moi, je ne connais qu’un seul résultat à la science, c’est de résoudre l’énigme, c’est de dire définitivement à l’homme le mot des choses, c’est de l’expliquer à lui-même, c’est de lui donner, au nom de la seule autorité légitime qui est la nature humaine tout entière, le symbole que les religions lui donnaient tout fait et qu’il ne peut plus accepter. Vivre sans un système sur les choses, c’est ne pas vivre une vie d’homme. Je comprends certes le scepticisme, c’est un système comme un autre ; il a sa grandeur et sa noblesse. Je comprends la foi, je l’envie et la regrette peut-être. Mais ce qui me semble un monstre dans l’humanité, c’est l’indifférence et la légèreté. Spirituel tant qu’on voudra, celui qui en face de l’infini ne se voit pas entouré de mystères et de problèmes, celui-là n’est à mes yeux qu’un hébété.

C’est énoncer une vérité désormais banale que de dire que ce sont les idées qui mènent le monde. C’est d’ailleurs dire plutôt ce qui devrait être et ce qui sera, que ce qui a été. Il est incontestable qu’il faut faire dans l’histoire une large part à la force, au caprice, et même à ce qu’on peut appeler le hasard, c’est-à-dire à ce qui n’a pas de cause morale proportionnée à l’effet 18. La philosophie pure n’a pas exercé d’action bien immédiate sur la marche de l’humanité avant le XVIIIe siècle, et il est beaucoup plus vrai de dire que les époques historiques font les philosophies qu’il ne l’est de dire que les philosophies font les époques. Mais ce qui reste incontestable, c’est que l’humanité tend sans cesse, à travers ses oscillations, à un état plus parfait ; c’est qu’elle a le droit et le pouvoir de faire prédominer de plus en plus, dans le gouvernement des choses, la raison sur le caprice et l’instinct.

Il n’y a pas à raisonner avec celui qui pense que l’histoire est une agitation sans but, un mouvement sans résultante. On ne prouvera jamais la marche de l’humanité à celui qui n’est point arrivé à la découvrir. C’est là le premier mot du symbole du XIXe siècle, l’immense résultat que la science de l’humanité a conquis depuis un siècle. Au-dessus des individus, il y a l’humanité, qui vit et se développe comme tout être organique et qui, comme tout être organique, tend au parfait, c’est-à-dire à la plénitude de son être 19. Après avoir marché de longs siècles dans la nuit de l’enfance, sans conscience d’elle-même et par la seule force de son ressort, est venu le grand moment où elle a pris, comme l’individu, possession d’elle-même, où elle s’est reconnue, où elle s’est sentie comme unité vivante ; moment à jamais mémorable, que nous ne voyons pas, parce qu’il est trop près de nous, mais qui constituera, ce me semble, aux yeux de l’avenir, une révolution comparable à celle qui a marqué une nouvelle ère dans l’histoire de tous les peuples. Il y a à peine un demi-siècle que l’humanité s’est comprise et réfléchie 20, et l’on s’étonne que la conscience de son unité et de sa solidarité soit encore si faible ! La Révolution française est le premier essai de l’humanité pour prendre ses propres rênes et se diriger elle-même. C’est l’avènement de la réflexion dans le gouvernement de l’humanité. C’est le moment correspondant à celui où l’enfant, conduit jusque-là par les instincts spontanés, le caprice et la volonté des autres, se pose en personne libre, morale et responsable de ses actes. On peut, avec Robert Owen, appeler tout ce qui précède période irrationnelle de l’existence humaine, et un jour cette période ne comptera dans l’histoire de l’humanité, et dans celle de notre nation en particulier, que comme une curieuse préface, à peu près ce qu’est à l’histoire de France ce chapitre dont on la fait d’ordinaire précéder sur l’histoire des Gaules. La vraie histoire de France commence à 89 ; tout ce qui précède est la lente préparation de 89 et n’a d’intérêt qu’à ce prix. Parcourez en effet l’histoire, vous ne trouverez rien d’analogue à ce fait immense que présente tout le XVIIIe siècle : des philosophes, des hommes d’esprit, ne s’occupant nullement de politique actuelle, qui changent radicalement le fond des idées reçues et opèrent la plus grande des révolutions, et cela avec conscience, réflexion, sur la foi de leurs systèmes. La Révolution de 89 est une révolution faite par des philosophes. Condorcet, Mirabeau, Robespierre offrent le premier exemple de théoriciens s’ingérant dans la direction des choses et cherchant à gouverner l’humanité d’une façon raisonnable et scientifique. Tous les membres de la Constituante, de la Législative et de la Convention étaient à la lettre et presque sans exception des disciples de Voltaire et de Rousseau. Je dirai bientôt comment le char dirigé par de telles mains ne pouvait d’abord être si bien conduit que quand il marchait tout seul, et comment il devait aller se briser dans un abîme. Ce qu’il importe de constater, c’est cette incomparable audace, cette merveilleuse et hardie tentative de réformer le monde conformément à la raison, de s’attaquer à tout ce qui est préjugé, établissement aveugle, usage en apparence irrationnel, pour y substituer un système calculé comme une formule, combiné comme une machine artificielle 21. Cela, dis-je, est unique et sans exemple dans l’histoire de l’humanité. Certes une pareille tentative ne pouvait être de tout point irréprochable. Car ces institutions qui semblent si absurdes ne le sont pas au fond autant qu’elles le paraissent ; ces préjugés ont leur raison, que vous ne voyez pas. Le principe est incontestable ; l’esprit seul doit régner, l’esprit seul, c’est-à-dire la raison, doit gouverner le monde. Mais qui vous dit que votre analyse est complète, que vous n’êtes point amené à nier ce que vous ne comprenez pas et qu’une philosophie plus avancée n’arrivera point à justifier l’œuvre spontanée de l’humanité ? Il est facile de montrer que la plupart des préjugés sur lesquels reposait l’ancienne société, le privilège de la noblesse, le droit d’aînesse, la légitimité, etc., sont irrationnels et absurdes au point de vue de la raison abstraite, que, dans une société normalement constituée, de telles superstitions n’auraient point de place. Cela a une clarté analytique et séduisante comme l’aimait le XVIIIe siècle. Mais est-ce une raison pour blâmer absolument ces abus dans le vieil édifice de l’humanité, où ils entrent comme partie intégrante ? Il est certain que la critique de ces premiers réformateurs fut, sur plusieurs points, aigre, inintelligente du spontané, trop orgueilleuse des faciles découvertes de la raison réfléchie.

En général, la philosophie du XVIIIe siècle et la politique de la première révolution présentent les défauts inséparables de la première réflexion : l’inintelligence du naïf, la tendance à déclarer absurde ce dont on ne voit point la raison immédiate. Ce siècle ne comprit bien que lui-même et jugea tous les autres d’après-lui-même. Dominé par l’idée de la puissance inventrice de l’homme, il étendit beaucoup trop la sphère de l’invention réfléchie. En poésie, il substitua la composition artificielle à l’inspiration intime, qui sort du fond de la conscience, sans aucune arrière-pensée de composition littéraire. En politique, l’homme créait librement et avec délibération la société et l’autorité qui la régit. En morale, l’homme trouvait et établissait le devoir, comme une invention utile. En psychologie, il semblait le créateur des résultats les plus nécessaires de sa constitution. En philologie, les grammairiens du temps s’amusaient à montrer l’inconséquence, les fautes du langage, tel que le peuple l’a fait, et à corriger les écarts de l’usage par la raison logique, sans s’apercevoir que les tours qu’ils voulaient supprimer étaient plus logiques, plus clairs, plus faciles que ceux qu’ils voulaient y substituer. Ce siècle ne comprit pas la nature, l’activité spontanée. Sans doute l’homme produit en un sens tout ce qui sort de sa nature ; il y dépense de son activité, il fournit la force brute qui amène le résultat ; mais la direction ne lui appartient pas ; il fournit la matière ; mais la forme vient d’en haut ; le véritable auteur est cette force vive et vraiment divine que recèlent les facultés humaines, qui n’est ni la convention, ni le calcul, qui produit son effet d’elle-même et par sa propre tension. De là cette confiance dans l’artificiel, le mécanique, dont nous sommes encore si profondément atteints. On croit qu’on pourra prévoir tous les cas possibles ; mais l’œuvre est si compliquée qu’elle se joue de tous les efforts. On pousse si loin la sainte horreur de l’arbitraire qu’on détruit toute initiative. L’individu est circonvenu de règlements qui ne lui laissent la liberté d’aucun membre ; de sorte qu’une statue de bois en ferait tout autant si on pouvait la styler à la manivelle. La différence des individus médiocres ou distingués est ainsi devenue presque insignifiante ; l’administration est devenue comme une machine sans âme qui accomplirait les œuvres d’un homme. La France est trop portée à supposer qu’on peut suppléer à l’impul-sion intime de l’âme par des mécanismes et des procédés extérieurs. N’a-t-on pas voulu appliquer ce détestable esprit à des choses plus délicates encore, à l’éducation, à la morale 22 ? N’avons-nous pas eu des ministres de l’Instruction publique qui prétendaient faire des grands hommes au moyen de règlements convenables ? N’a-t-on pas imaginé des procédés pour moraliser l’homme, à peu près comme des fruits qu’on mûrit entre les doigts ! Gens de peu de foi à la nature, laissez-les donc au soleil.

Excusable et nécessaire a donc été l’erreur des siècles où la réflexion se substitue à la spontanéité 23. Bien que ce premier degré de conscience soit un immense progrès, l’état qui en est résulté a pu sembler par quelques faces inférieur à celui qui avait précédé, et les ennemis de l’humanité ont pu en tirer avantage pour combattre avec quelque apparence plausible le dogme du progrès 24. En effet, dans l’état aveugle et irrationnel, les choses marchaient spontanément et d’elles-mêmes, en vertu de l’ordre établi. Il y avait des institutions faites tout d’une pièce, dont on ne discutait pas l’origine, des dogmes que l’on acceptait sans critique : le monde était une grande machine organisée de si longue main et avec si peu de réflexion, qu’on croyait que la machine venait d’être montée par Dieu même. Il n’en fut plus ainsi, aussitôt que l’humanité voulut se conduire elle-même et reprendre en sous-œuvre le travail instinctif des siècles. Au lieu de vieilles institutions qui n’avaient pas d’origine et semblaient le résultat nécessaire du balancement des choses, on eut des constitutions faites de main d’hommes, toutes fraîches, avec des ratures, dépouillées par là du vieux prestige. Et puis, comme on connaissait les auteurs de l’oeuvres nouvelle, qu’on se jugeait leur égal en autorité, que la machine improvisée avait de visibles défauts et que, l’affaire étant désormais transportée dans le champ de la discussion, il n’y avait pas de raison pour la déclarer jamais close, il en est résulté une ère de bouleversements et d’instabilité, durant laquelle des esprits lourds mais honnêtes ont pu regretter le vieil établissement. Autant vaudrait préférer les tranchantes affirmations de la vieille science, qui n’était jamais embarrassée, aux prudentes hésitations et aux fluctuations de la science moderne. Le règne non contrôlé de l’absolu en politique comme en philosophie est sans doute celui qui procure le plus de repos, et les grands seigneurs qui se trouvent bien du repos doivent aimer un tel régime. L’oscillation, au contraire, est le caractère du développement véritablement humain, et les constitutions modernes sont conséquentes quand elles se posent des termes périodiques auxquels elles peuvent être modifiées.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’après la disparition de l’état primitif et la destruction des vieux édifices bâtis par la conscience aveugle des siècles il reste quelques regrets et que les nouveaux édifices soient loin d’égaler les anciens. La réflexion imparfaite ne peut reproduire dès le premier essai les œuvres de la nature humaine agissant par toutes ses forces intimes. La combinaison est aussi impuissante à reconstruire les œuvres de l’instinct que l’art à imiter le travail aveugle de l’insecte qui tisse sa toile ou construit ses alvéoles. Est-ce une raison pour renoncer à la science réfléchie, pour revenir à l’instinct aveugle ? Non certes. C’est une raison pour pousser à bout la réflexion, en se tenant assuré que la réflexion parfaite reproduira les mêmes œuvres, mais avec un degré supérieur de clarté et de raison. Il faut espérer, marcher toujours et mépriser en attendant les objections des sceptiques. D’ailleurs, le pas n’est plus à faire : l’humanité s’est définitivement émancipée, elle s’est constituée personne libre, voulant se conduire elle-même, et supposé qu’on profite d’un instant de sommeil pour lui imposer de nouvelles chaînes, ce sera un jeu pour elle de les briser. Le seul moyen de ramener l’ancien ordre de choses, c’est de détruire la conscience en détruisant la science et la culture intellectuelle. Il y a des gens qui le savent ; mais, je vous le jure, ils n’y réussiront pas.

Tel est donc l’état de l’esprit humain en ce siècle. Il a renversé de gothiques édifices, construits on ne sait trop comment et qui pourtant suffisaient à abriter l’humanité. Puis il a essayé de reconstruire l’édifice sur de meilleures proportions, mais sans y réussir ; car le vieux temple élevé par l’humanité avait de merveilleuses finesses, qu’on n’avait pas d’abord aperçues et que les modernes ingénieurs avec toute leur géométrie ne savent point ménager. Et puis l’on est devenu difficile ; on ne veut pas s’être fatigué en pure perte. Les siècles précédents ne se plaignaient pas de l’organisation de la société, parce que l’organisation y était nulle. Le mal était accepté comme venant de la fatalité. Ce qui maintenant ferait jeter les hauts cris n’excitait point alors une plainte. L’école néo-féodale a étrangement abusé de ce malentendu. Que faire ? Reconstruire le vieux temple ? Ce serait bien plus difficile encore, car, lors même que le plan n’en serait pas perdu, les matériaux le seraient à jamais. Ce qu’il faut, c’est chercher le parfait au-delà, c’est pousser la science à ses dernières limites. La science, et la science seule, peut rendre à l’humanité ce sans quoi elle ne peut vivre, un symbole et une loi.

Le dogme qu’il faut maintenir à tout prix, c’est que la raison a pour mission de réformer la société d’après ses principes, c’est qu’il n’est point attentatoire à la Providence d’entreprendre de corriger son œuvre par des efforts réfléchis. Le véritable optimisme ne se conçoit qu’à cette condition. L’optimisme serait une erreur, si l’homme n’était point perfectible, s’il ne lui était donné d’améliorer par la science l’ordre établi. La formule : « Tout est pour le mieux » ne serait sans cela qu’une amère dérision 25. Oui, tout est pour le mieux, grâce à la raison humaine, capable de réformer les imperfections nécessaires du premier établissement des choses. Disons plutôt : Tout sera pour le mieux quand l’homme, ayant accompli son œuvre légitime, aura rétabli l’harmonie dans le monde moral et se sera assujetti le monde physique. Quant aux vieilles théories de la Providence, où le monde est conçu comme fait une fois pour toutes et devant rester tel qu’il est, où l’effort de l’homme contre la fatalité est considéré comme un sacrilège, elles sont vaincues et dépassées. Ce qu’il y a de sûr, au moins, c’est qu’elles n’arrêteront point l’homme dans son œuvre réformatrice, c’est qu’il persistera perfas et nefas à corriger la création, c’est qu’il poursuivra jusqu’au bout son œuvre sainte : combattre les causes aveugles et l’établissement fortuit, substituer la raison à la nécessité. Les religions de l’Orient disent à l’homme : « Souffre le mal. » La religion européenne se résume en ce mot : « Combats le mal. » Cette race est bien fille de Japet : elle est hardie contre Dieu.

Les clairvoyants remarqueront que c’est ici le nœud du problème, que toute la lutte a lieu en ce moment entre les vieilles et les nouvelles idées de théisme et de morale. Il suffit qu’ils le voient. Nous sommes ici à la ligne sacrée où les doctrines se séparent ; un point de divergence entre deux rayons partant du centre met entre eux l’infini. Retenez bien au moins que les théories du progrès sont inconciliables avec la vieille théodicée, qu’elles n’ont de sens qu’en attribuant à l’esprit humain une action divine, en admettant en un mot comme puissance primordiale dans le monde le pouvoir réformateur de l’esprit.

Le lien secret de ces doctrines n’est nulle part plus sensible que dans le dernier livre de M. Guizot, livre inestimable et qui aura le rare privilège d’être lu de l’avenir, car il peint avec originalité un curieux moment intellectuel. Croira-t-on, dans cinq cents ans, qu’un des premiers esprits du XIXe siècle ait pu dire que, depuis l’émancipation des diverses classes de la société, le nombre des hommes distingués ne s’est point accru en France, comme si la Providence, ajoute-t-il, « ne permettait pas aux lois humaines d’influer, dans l’ordre intellectuel, sur l’étendue et la magnificence de ses dons 26 ». Les Aristarque d’alors tiendront ceci pour une interpolation et en apporteront des preuves péremptoires, une aussi étroite conception du gouvernement du monde n’ayant jamais pu, diront-ils, venir à la pensée de l’auteur de l’Histoire de la Civilisation. Mais comment excuseront ils le raisonnement que voici : la société a toujours présenté jusqu’ici trois types de situation sociale, des hommes vivant de leur revenu, des hommes exploitant leur revenu, des hommes vivant de leur travail ; donc cela est de la nature humaine, et il en sera toujours ainsi. Avec autant de raison on eût pu dire dans l’antiquité : la société a toujours compté jusqu’ici trois classes d’hommes : une aristocratie, des hommes libres, des esclaves ; donc cela est de la nature humaine, donc il en sera toujours ainsi. Avec autant de raison on eût pu dire en 1780 : l’État a toujours renfermé jusqu’ici trois classes d’hommes : les gouvernants, l’aristocratie limitant le pouvoir, la roture ; donc cela est de la nature humaine ; donc vous qui voulez changer cet ordre, vous êtes des fous dangereux, des utopistes.

Certes, nul plus que moi n’est convaincu qu’on ne réforme pas la nature humaine. Mais les esprits étroits et absolus ont une singulière façon de l’entendre. La nature humaine est pour eux ce qu’ils voient exister de leur temps et dont ils souhaitent la conservation. Il y a de meilleures raisons pour soutenir qu’une noblesse privilégiée est de l’essence de toute société que pour soutenir qu’une aristocratie pécuniaire lui est nécessaire. Le vrai, c’est que la nature humaine ne consiste qu’en instincts et en principes très généraux, lesquels consacrent non tel état social de préférence à tel autre, mais seulement certaines conditions de l’état social, la famille, la propriété individuelle par exemple. Le vrai, c’est qu’avec les éternels principes de sa nature l’homme peut réformer l’édifice politique et social ; il le peut, puisqu’il l’a incontestablement fait, puisqu’il n’est personne qui ne reconnaisse la société actuelle mieux organisée à certains égards que celle du passé. C’est l’œuvre des religions, direz-vous. Je vous l’accorde ; mais que sont les religions, sinon les plus belles créations de la nature humaine ? L’appel à la nature humaine est la raison dernière dans toutes les questions philosophiques et sociales. Mais il faut se garder de prendre cette nature, d’une façon étroite et mesquine, pour les usages, les coutumes, l’ordre que l’on a sous les yeux. Cette mer est autrement profonde ; on n’en touche pas si vite le fond, et il n’est jamais donné aux faibles yeux de l’apercevoir. Que d’erreurs dans la psychologie vulgaire par suite de l’oubli de ce principe ! Ces erreurs viennent presque toutes des idées étroites qu’on se fait sur les révolutions qu’a déjà subies le système moral et social de l’humanité, et de ce qu’on ignore les différences profondes qui séparent les littératures et la façon de sentir des peuples divers.

Sans embrasser aucun système de réforme sociale, un esprit élevé et pénétrant ne peut se refuser à reconnaître que la question même de cette réforme n’est pas d’une autre nature que celle de la réforme politique, dont la légitimité est, j’espère, incontestée. L’établissement social, comme l’établissement politique, s’est formé sous l’empire de l’instinct aveugle. C’est à la raison qu’il appartient de le corriger. Il n’est pas plus attentatoire de dire qu’on peut améliorer la société qu’il ne l’est de dire qu’on peut souhaiter un meilleur gouvernement que celui du schah de Perse. La première fois qu’on s’est pris à ce terrible problème : réformer par la raison la société politique, on dut crier à l’attentat inouï. Les conservateurs de 1789 purent opposer aux révolutionnaires ce que les conservateurs de 1849 opposent aux socialistes : « Vous tentez ce qui n’a pas d’exemple, vous vous en prenez à l’œuvre des siècles, vous ne tenez pas compte de l’histoire et de la nature humaine. » Les faciles déclamations de la bourgeoisie contre la noblesse héréditaire peuvent se rétorquer avec avantage contre la ploutocratie. Il est clair que la noblesse n’est pas rationnelle, qu’elle est le résultat de l’établissement aveugle de l’humanité. Mais, en raisonnant sur ce pied-là, où s’arrêter ? J’avoue que, tout bien pesé, la tentative des réformateurs politiques de 89 me semble plus hardie, quant à son objet, et surtout plus inouïe que celle des réformateurs sociaux de nos jours. Je ne comprends donc pas comment ceux qui admettent 89 peuvent rejeter en droit la réforme sociale. (Quant aux moyens, je comprends, je le répète, la plus radicale diversité.) On ne fait aucune difficulté générale aux socialistes qu’on ne puisse rétorquer contre les constituants. Il est téméraire de poser des bornes au pouvoir réformateur de la raison et de rejeter quelque tentative que ce soit, parce qu’elle est sans antécédent. Toutes les réformes ont eu ce défaut à leur origine, et d’ailleurs ceux qui leur adressent un tel reproche le font presque toujours parce qu’ils n’ont pas une idée assez étendue des formes diverses de la société humaine et de son histoire.

En Orient, des milliers d’hommes meurent de faim ou de misère sans avoir jamais songé à se révolter contre le pouvoir établi. Dans l’Europe moderne, un homme, plutôt que de mourir de faim, trouve plus simple de prendre un fusil et d’attaquer la société, guidé par cette vue profonde et instinctive que la société a envers lui des devoirs qu’elle n’a pas remplis. On trouve à chaque page, dans la littérature de nos jours, la tendance à regarder les souffrances individuelles comme un mal social et à rendre la société responsable de la misère et de la dégradation de ses membres. Voilà une idée nouvelle, profondément nouvelle. On a cessé de prendre ses maux comme venant de la fatalité 27. Eh bien, songez que l’humanité ne s’est jamais attachée à une façon d’envisager les choses pour la lâcher ensuite.

Par toutes les voies nous arrivons donc à proclamer le droit qu’a la raison de réformer la société par la science rationnelle et la connaissance théorique de ce qui est. Ce n’est donc pas une exagération de dire que la science renferme l’avenir de l’humanité, qu’elle seule peut lui dire le mot de sa destinée et lui enseigner la manière d’atteindre sa fin. Jusqu’ici ce n’est pas la raison qui a mené le monde : c’est le caprice, c’est la passion. Un jour viendra où la raison éclairée par l’expérience ressaisira son légitime empire, le seul qui soit de droit divin, et conduira le monde non plus au hasard, mais avec la vue claire du but à atteindre. Notre époque de passion et d’erreur apparaîtra alors comme la pure barbarie ou comme l’âge capricieux et fantasque qui, chez l’enfant, sépare les charmes du premier âge de la raison de l’homme fait. Notre politique machinale, nos partis aveugles et égoïstes sembleront des monstres d’un autre âge. On n’imaginera plus comment un siècle a pu décerner le titre d’habile à un homme comme Talleyrand, prenant le gouvernement de l’humanité comme une simple partie d’échecs, sans avoir l’idée du but à atteindre, sans avoir même l’idée de l’humanité. La science qui gouvernera le monde, ce ne sera plus la politique. La politique, c’est-à-dire la manière de gouverner l’humanité comme une machine, disparaîtra en tant qu’art spécial, aussitôt que l’humanité cessera d’être une machine. La science maîtresse, le souverain d’alors, ce sera la philosophie, c’est-à-dire la science qui recherche le but et les conditions de la société. Pour la politique, dit Herder, l’homme est un moyen ; pour la morale, il est une fin. La révolution de l’avenir sera le triomphe de la morale sur la politique.

 

ORGANISER SCIENTIFIQUEMENT L’HUMANITÉ, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention.

Je vais plus loin encore. L’œuvre universelle de tout ce qui vit étant de faire Dieu parfait, c’est-à-dire de réaliser la grande résultante définitive qui clora le cercle des choses par l’unité, il est indubitable que la raison, qui n’a eu jusqu’ici aucune part à cette œuvre, laquelle s’est opérée aveuglément et par la sourde tendance de tout ce qui est, la raison, dis-je, prendra un jour en main l’intendance de cette grande œuvre 28 et, après avoir organisé l’humanité, ORGANISERA DIEU. Je n’insiste pas sur ce point, et je consens à ce qu’on le tienne pour chimérique ; car, aux yeux de plusieurs bons esprits à qui je veux plaire, ceci ne paraîtrait pas de bon aloi, et, d’ailleurs, je n’en ai pas besoin pour ma thèse. Qu’il me suffise de dire que rien ne doit étonner quand on songe que tout le progrès accompli jusqu’ici n’est peut-être que la première page de la préface d’une œuvre infinie.