Verhaeren, Émile (1855-1916)
[Bibliographie]
Les Flamandes (1883). — Contes de minuit. — Les Moines (1886). — Les Soirs (1887). — Les Débâcles (1888). — Les Flambeaux noirs (1890). — Au bord de la route. — Les Apparus dans mes chemins (1891). — Les Villages illusoires (1893). — Les Campagnes hallucinées (1894). — Les Villes tentaculaires (1895). — L’Almanach (1895). — Poèmes, 1re série (1895). — Poèmes, 2e série (1896). — Poèmes, 3e série (1897). — Les Heures claires (1897). — Les Aubes (1898). — Les Visages de la vie (1898). — Le Cloître (1900). — Petites légendes (1901).
OPINIONS.
Léon Paschal
Ses vers, ils sont d’une hantise despotique et ce charme halluciné le cerveau comme un alcool. Maints littérateurs ont été fourvoyés par cette domination subie peut-être à contrecœur, mais subie quand même. C’est qu’Émile Verhaeren a le don d’incruster sa pensée, il crée dans l’âme un monde d’impressions étranges dont l’esprit se ressouvient avec une netteté jamais atténuée ; elles s’imposent, revivent ainsi que des flammes soudaines ou bien encore font dévier vos sensations originales. Peu lui importe d’approfondir, mais la fougue gigantifie ses conceptions et dans la grandeur du poème les détails paraissent des ciselures. Des visions d’insomnie, des douleurs d’inconscience qui souffre s’évoquent ; des lointains surgissent fabuleux d’or. Après un instant de méditation rêveuse, ces images isolées s’enchaînent, et, sur un tréteau chimérique, se dessine un profil d’homme. Je le vois derrière le treillis de ses vers, voûté, hagard un peu, avec des yeux comme des étoiles qui agonisent. Il gesticule sous un ciel d’orage, se macérant de souffrance par effroi des splendeurs de la chair, et dans l’œuvre entière du grand Verhaeren, nulle strophe ne déforme ce Faust sculpté grandiose au regard du lecteur. Les mysticités enthousiastes des Moines se sont éteintes. Désormais ses yeux sondent l’immensité des cieux mornes :
Vers tes éternités mes yeux lèvent leurs flammes…
Le farouche s’immobilise en des pensées pleureuses d’anciens rêves, et ce Faust dont chaque poème est un prestigieux monologue, incarne l’esprit d’un demi-siècle.
Les Débâcles ont une énergie de blasphème qui captive.
Lucien Muhlfeld
M. Émile Verhaeren est le plus talentueux artiste dans la pléiade trop nombreuse des poètes résidant en Belgique. Les Campagnes hallucinées sont un livre en vers, non un recueil de pièces▶, originalité déjà tout à fait louable. Départ de la ville vers les plaines, les champs, les mendiants, les fièvres et les chansons aux étapes du chemin ; retour à la ville tentaculaire. Plus tourmentée que la poésie de Vielé-Griffin et d’une émotion plus âcre, elle est d’une prosodie curieuse, voulue, marquée de contrainte.
Quoique bien des strophes soient baudelairiennes, et ces vers mêmes du genre :
Elle portait une loque de manteau rouxAvec de grands boutons de veste militaire,Un bicorne piqué d’un plumet réfractaireEt des bottes jusqu’aux genoux,
les Campagnes hallucinées sont, mieux que tous les Rollinats, d’originaux poèmes de nerfs, de compassion et de révolte.
Albert Mockel
J’admire en Verhaeren un magique trouveur d’images héroïques, ardentes, supérieures à l’homme et qui pourtant l’expriment. Elles sont à la fois mornes et splendides.
Francis Vielé-Griffin
Pour Verhaeren, aujourd’hui en plein épanouissement de son beau génie, le titre de grand poète est un strict qualificatif.
Henri de Régnier
Je dirai donc tout uniment qu’Émile Verhaeren est une des plus fortes imaginations de notre temps et un savant et un inventif écrivain. Ceux qui le connaissent savent déjà tout cela, les autres l’apprendront vite s’ils ont quelque bonne foi et s’ils se laissent entraîner à travers les Campagnes hallucinées et les Villages illusoires, vers ces Apparus dans les chemins dont le poète a dressé les silhouettes grandioses et mornes ; visions d’un tempérament original, langue d’une saveur âprement territoriale, métrique personnelle où le vers se résout librement en dominante par un octosyllabe à rime proche, se contracte davantage ou se dilate en expansions justes et sonores.
Albert Arnay
Il est en quelque sorte impossible de ne pas répéter, en parlant de M. Émile Verhaeren, des choses que le moins curieux des lecteurs n’ait déjà lues et relues. Il y a notamment une étude de M. Albert Mockel, et celui-ci laisse peu à glaner aux critiques venant après lui. Le second volume de Poèmes est d’ailleurs une réédition de ces trois cahiers antérieurs : Les Soirs, les Débâcles, les Flambeaux noirs.
Les Soirs, en leur variété tumultueuse ou morne, laissent la même forte et magistrale impression. Que ce soit dans la campagne flamande ou à Londres, sous le ciel de gel ou sous le ciel empli de cloches, par les plaines ou par les rues, ces soirs propagent leur énigme autoritaire ; ils attardent une ombre perfide où quelque chose qu’on ne sait pas, qu’on n’entend pas, enlace et rampe. Par les hasards, un cœur s’épeure, un esprit s’inquiète, une vie souffre, et entend, goutte à goutte, tomber son propre arrêt à l’infini hostile des horizons. Et ce n’est pas le mystère tel que nous le firent connaître maints poètes. C’est ce qu’il y a d’inéluctable, de terrible. C’est aussi l’effort d’une âme, au-dessus des contingences, vers ce qui l’appelle, l’oppresse, la domine !
Mais les Débâcles ! Il n’est pas possible de dire avec de
pauvres mots plus de détresse morale, plus de poignante et d’annihilante
souffrance d’être. Voici le carrefour où les grand-routes des sentiments et des
pensées — et du destin se rejoignent. Celui qui y est arrivé s’affole de sa
solitude, de son doute — ce doute qui le fait presque se renier lui-même. Il
voudrait s’anéantir, s’abîmer enfin, à jamais, pour toujours. Il veut que rien ne
persiste de ce qui l’animait aux saisons claires. Il appelle la folie, il appelle
la mort. « L’absurdité grandit comme une fleur fatale »
, grandit
davantage aux jardins pleins d’odeurs mortelles de son cerveau — et,
impitoyablement, il y répand de nouveaux poisons. Le paroxysme de cette lutte
contre ce qui voudrait aspirer encore les effluves enivrantes de la vitalité
première est inexprimable. On ne peut que le subir. Ou est là soi-même, blotti
contre son âme dont l’inquiétude s’accélère en frissons ardents.
Et voici que dans la nuit s’allument seuls, toutes autres clartés tues, les Flambeaux noirs. La première partie du livre porte le
sous-titre : Décors liminaires ; la seconde : Déformation morale ; la dernière : Projection
extérieure. Et c’est cela. Après le monde moral, le monde, en tant que
représentation de vie, sera — pour « l’halluciné de la forêt des
Ombres »
errant aux dédales de la ville toute de palais noirs, de tours
d’effroi, errant par les brouillards, errant à travers les fumées — l’ombre d’une
ombre. Heures lointaines, à présent comme un mirage quand s’élucide une accalmie,
heures défuntes de l’unanime vœu de joie, du fervent vœu de foi ! L’écho même s’en
est évanoui, par-delà la tempête cognant les « blocs de rocs »
. La
raison est morte — morte de trop savoir, et elle s’en va où vont les mortes, aux
engloutissantes vagues d’éternité !
Que dire encore, sinon que ce triptyque est l’œuvre la plus véhémente, la plus forte, la plus sincèrement tragique de ce temps. Il ne la faut comparer à aucune autre — sinon à d’autres de M. Verhaeren lui-même. Il faut l’admirer simplement, entièrement, sans y chercher des imperfections qui ne sont qu’apparentes, sans s’arrêter à de prétendues tares qu’elle ne saurait ne pas avoir. Est-ce qu’on discute la flamme, l’éclair, la tempête ? Ceux-là sont à plaindre ceux qui ne considèrent en ces poèmes que la valeur isolée d’un vers, d’un mot, qui ne comprennent pas — ou ne veulent pas comprendre — que le vrai poète, comme le dit M. Georges Mesnil, est celui qui écrit directement. Comment se peut-il que d’aucuns aient même osé nier — ou renier — le maître écrivain dont nous parlons et se soient si peu respectés qu’ils oublièrent qu’une telle œuvre et un tel homme imposent tout au moins le respect ?…
Georges Rency
Les Heures claires nous révèlent un Verhaeren inconnu, soupçonné seulement dans quelques ◀pièces des Apparus dans mes chemins. Sa violence divine s’est muée en douceur. Il chante simplement celle qu’il aime, très simplement, avec une ardeur simple et une ferveur latente, sans romanesque, ni sentimentalité, ni emphase, car son amour est simple. Le beau jardin, l’éternel Éden les entoure, son amante et lui, et il dit doucement la beauté, la bonté de l’aimée ; il la remercie d’être venue à lui ; il énumère les joies de cœur et de chair qu’elle lui donne ; il célèbre le bonheur qu’ils goûtent tous deux à « être fous de confiance ». Tout le monde a pensé, tout le monde a senti, tout le monde a vécu ces choses : personne, jamais, ne les avait dites. Ces accents sont vraiment universels, vraiment inentendus, et le rythme, d’une sûreté absolue, traduit magnifiquement l’allégresse d’aimer.
Camille Lemonnier
Dans le cirque en proie aux mimes et aux histrions, parmi nos mièvres langues de rhéteurs, Verhaeren est le Barbare méprisant des esthétiques byzantines et qui pousse une clameur d’art sauvage. Ses vers se congestionnent de fracas rauques et lourds ; ils évoquent des gongs de beffrois, des tumultes de laminoirs, des ronflements de meules, de puissants chariots roulant dans un port. Ils ont des polychromies d’ors et de pourpres, brasiers flambants où furent concassés des vitraux et des pierreries, où rutilent du soleil et du sang. Instinctif, spontané, touffu, tourmenté, irréductible, le poète se propose le violateur du briseur des vases sacrés. Il apparaît, dans le tourbillon de ses images, un grand ingénu violent.
Mais ce n’est encore là que de la littérature, et une telle âme échappe aux procédés par lesquels on voudrait la définir. Elle va plus haut et plus loin ; c’est sa beauté de défier les esprits symétriques qui, pour la comprendre, se souviennent encore d’eux-mêmes. Elle est grande de tous les excès qui la font dissemblable des autres ; elle a le vertige de ne ressembler à aucune ; et elle demeure, dans sa grandeur, infiniment solitaire et triste. Par-là, elle échappe à la mesure ; ceux qui espérèrent l’amoindrir en la mesurant n’aboutirent qu’à mieux faire sentir qu’elle les dépassait… Verhaeren s’apparente à la famille des Tragiques. Il est hanté par le mystère perpétuellement et les destinées. Il a les pleurs de la douleur, il en a bien plus « les abois ». Elle est l’Isis noire de ses cryptes, gemmée des lourdes et précieuses joailleries de sa terreur et de son adoration.
Charles Maurras
Peut-être cet aveu va-t-il réjouir M. Verhaeren : je confesse qu’il a une manière de nature et de tempérament. Que n’est-il né ailleurs que dans le genre humain ! Il eût fait un beau buffle ou un noble poulain, ou un éléphant distingué, s’il est vrai que la réputation de sagesse décernée jadis à ce dernier animal soit complètement usurpée. Quel barrit ! quelles pétarades ! quels maîtres coups de corne administrés au goût, à la raison, au sens véritable des choses ! Avec cela, quelle logique d’animal ou d’enfant terrible ! quel prodigieux aveuglement universel !
Remy de Gourmont
M. Verhaeren paraît un fils direct de Victor Hugo, surtout en ses premiers œuvres ; même après son évolution vers une poésie plus librement fiévreuse, il est encore resté romantique ; appliqué à son génie, ce mot garde toute sa splendeur et toute son éloquence.
Henri Ghéon
On put craindre que l’art dramatique de M. Émile Verhaeren ne fût excessivement romantique et extérieur, tant ses dons verbaux l’y disposaient. Le titre seul de son drame (Les Moines) évoquait quelque nouveau Torquemada tout en ardeurs extrahumaines, en paradisiaques ou bien infernales visions, en azur et en flammes. Et les personnages, se figurait-on, vivraient d’une vie différente de celle des autres hommes : leur extase dissiperait nos pauvres, mais si passionnantes psychologies ; et même au théâtre on rêvait un poème brûlant où éclaterait seul le génie du poète des Villes tentaculaires reprenant ses lointaines évocations de Moines…
On se trompait. Voici un drame de pensée, d’humanité et de psychologie.
A. Van Bever
M. Émile Verhaeren est né à Saint-Amand, près Anvers, le 21 mai 18… Une partie de son enfance s’écoula en plein pays flamand, au bord de l’Escaut. Des années d’étude l’exilèrent à Bruxelles et à Gand jusqu’en 1877. Étudiant à l’Université de Louvain, en guise de début, il fonda, avec quelques amis, un petit journal : La Semaine, qui ne tarda point à être supprimé par l’autorité académique. Il se fit inscrire ensuite au barreau de Bruxelles, où il ne fit qu’un court séjour. En 1883, il publia les Flamandes, pages où sont recueillies les impressions de la terre natale, puis contribua, par de saines études dans l’Art moderne, la Jeune Belgique, la Société nouvelle, la Wallonie, à la renaissance des lettres belges. Cette première période est débordante de vie ; en même temps qu’il mène une campagne en faveur des peintres impressionnistes, il livre d’autres œuvres où sont fixées d’admirables notations de peintre, dignes d’un fils instinctif des vieux maîtres flamands.
Ce sont les Contes de minuit, puis les
Moines, suite de poèmes conçus à Forges (dans le Hainaut), offrant la plus
puissante révélation de son tempérament fait d’un mysticisme âpre et d’un réalisme
violent. Entre 1887 et 1891, traversant une crise physiquement maladive, il écrit
les Soirs, les Débâcles, les Flambeaux noirs, « abrupte
et puissante trilogie trahissant ce que les heures mauvaises lui ont enseigné de
lui-même »
: les Soirs, la peine du corps infirmé par
la douleur ; les Débâcles, la détresse de l’âme que le mal
envahit et révolte. Avec les Flambeaux noirs, la crise paraît
s’atténuer ; la convalescence survient, mensongère, promettant plus d’espoir que
n’en peuvent saisir le cerveau affaibli, le corps terrassé. La maladie a bien
laissé sa flétrissure, creusant des rides en sillons où le désespoir est semé,
mais l’âme se reprend soudain à aimer. Le poète gardera une amertume qui
transfigurera son verbe, l’illuminera parfois d’une lueur farouche, alors que le
vent du rythme emportera ses strophes. Son vers se martèlera, puis, prompt à
exprimer toute sa pensée, se disloquera, se repliera sur lui-même pour repartir
d’un élan prodigieux. Il aura créé un mode d’expression qui lui demeurera propre.
Les Apparus dans mes chemins, les Campagnes hallucinées, les
Villages illusoires, d’autres poèmes encore, affirmeront cette manière d’un
réalisme sainement interprété, parfois évocatoire.
Georges Polti
Si d’autres présentent, toutes les élégances dont la langue française soit capable comme l’expression exacte de leur âme raffinée, et raniment, une fois de plus, la légende wagnérienne, Watteau ou l’antiquité (à la façon du bon Gautier), Verhaeren, — moins symboliste d’ailleurs, n’en déplaise au classement en vogue, que naturaliste, — a crié, dans des strophes dont lui ont appris le rythme les tempêtes, la nouvelle, la paroxysmatique clameur du farouche siècle qui se lève. Son apparent inachèvement le fait parallèle d’un Rodin ou d’un Carrière ; comme eux, il a repoussé du pied derrière lui les joliesses, les « exquisités » babilles. Salut au poète de MCM !