Chapitre VI.
Des éloges des athlètes, et de quelques autres genres d’éloges chez les Grecs.
Nous venons de voir les guerriers mourants pour la patrie, loués par la patrie ; c’était une institution politique et une dette de l’État. Quoique le sang des hommes n’ait pas toujours été fort respecté, nous concevons pourtant qu’il y ait eu des pays où on l’a honoré de quelques larmes ; on conçoit un peu moins les éloges prodigués aux athlètes ; nous savons cependant que les vainqueurs des jeux étaient célébrés par des chants publics. Les poètes immortalisaient la patrie et les noms de ces hommes robustes ; et les concitoyens d’Homère et de Platon, d’Euripide et de Socrate, chantaient dans les assemblées et sous les portiques d’Athènes, des vers destinés à célébrer la souplesse ou la force des muscles d’un lutteur. Quelque éloignés que ces éloges soient de nos mœurs, il est pourtant aisé d’en rendre raison. L’univers a changé ; arts, sciences, travaux, instruments, guerres, tout est perfectionné, ou du moins tout a pris une forme différente ; la vigueur du corps n’est plus rien, l’intelligence a trouvé l’art de se passer de la force. Avec la foule des instruments qu’il a créés, l’homme sépare et façonne sans peine les bois, les métaux et les pierres ; avec les cabestans, les leviers et les roues, il soulève et transporte des fardeaux immenses ; avec le secours de l’eau, il communique un mouvement perpétuel et rapide à de vastes machines ; avec le secours de l’air, il fait moudre ses grains et mouvoir ses vaisseaux ; avec le secours du feu, il fait monter l’eau dans ses pompes, sépare les rochers, creuse les mines. Ainsi on est parvenu à vaincre et à s’assujettir la nature par les forces de la nature même. En affaiblissant les résistances, en augmentant les vitesses, partout on produit de grands effets par de petits moyens. L’invention de la poudre, c’est-à-dire l’application de l’air et du feu aux combats, a rendu de même la force inutile pour attaquer ou pour défendre. Les armées aujourd’hui sont de grandes machines dont toutes les parties se meuvent ensemble, et renversées tout à la fois, ou percées, mutilées et divisées par le feu. Les hommes s’envoient mutuellement la mort sans se joindre ; on peut la prévoir, on ne peut l’éviter. Une force unique et terrible, distribuant au hasard les dangers, égale le fort au faible, et le courageux au lâche ; l’art même plus perfectionné décide presque toujours la victoire par les postes : le génie d’un homme rend inutiles les bras de cent mille hommes.
On sent que presque rien de tout cela n’était chez les anciens, l’homme n’avait pas encore eu le temps de rassembler autour de lui tant de machines ; il n’avait que lui-même à opposer à la nature, aux travaux, aux dangers. Dans les batailles, c’était presque toujours une lutte d’homme à homme ; tout guerrier était chargé de sa propre défense ; aujourd’hui, chaque force se mêle et se confond dans la masse générale des forces ; alors chaque force était isolée, et ne protégeait qu’elle-même. On devait donc attacher un grand prix à la vigueur. De là tous ces jeux et l’importance qu’on y mettait. Que parlons-nous de jeux ? c’était là que les Grecs apprenaient à vaincre les Perses ; là ils apprenaient à mesurer le danger, à le prévoir, à user tour à tour de force ou d’adresse, à terrasser, à se relever, à lancer des poids énormes, à franchir des barrières, à parcourir rapidement de vastes espaces, à supporter les impressions de l’air, l’ardeur du soleil, les longs travaux, à voir couler leur sueur avec leur sang ; enfin à préférer la fatigue à la mollesse, et l’honneur à la vie. Leurs gymnases étaient pour eux les apprentissages de Marathon et de Platée. À Rome, sans avoir les mêmes institutions, on fortifiait de même les corps par l’exercice ; la course, la lutte, le disque, la danse militaire, le Tibre à traverser à la nage, étaient l’amusement de tous les Romains ; c’était sur le champ de Mars que se formaient les conquérants de l’Afrique et de l’Asie. Au temps de la chevalerie en Europe, la jeune noblesse était obligée de subir des épreuves qui donnaient aux corps une vigueur inconnue aujourd’hui. En Amérique, on exerçait les jeunes gens, comme à Sparte, à vaincre la douleur ; et pour être admis à l’honneur de combattre et de porter les armes, il fallait donner les plus grandes preuves d’intrépidité et de force. Ainsi, avant l’invention de la poudre, c’est-à-dire avant qu’on eût découvert l’art d’unir la mollesse au courage, et que la faiblesse fût parvenue à détruire sans effort et à triompher sans mouvement, la force du corps a été et a dû être en effet dans la plus grande estime sur toute la terre. Il faut donc pardonner aux Grecs les éloges de leurs athlètes. La Grèce, en louant la vigueur des muscles, louait l’instrument de ses victoires et les garants de sa liberté.
On n’ignore pas que toutes les odes de Pindare sont des éloges de ce genre, et je m’y arrêterai peu ; leur impétuosité, leurs écarts, leur désordre, et surtout les longs détours par lesquels il passe pour trouver ou fuir son sujet, tout cela est connu ; il semble que Pindare a peur de rencontrer ses héros, et qu’il les chante, à condition de n’en point parler. Cependant il a passé sa vie à célébrer des athlètes, mais toujours plein d’enthousiasme pour la victoire et froid pour le vainqueur ; à peu près comme ces hommes qui, ayant le besoin ou l’intérêt de louer, admirent comme ils peuvent, méprisent la personne, et flattent le rang.
Outre ces éloges chantés ou prononcés une fois, les Grecs avaient des espèces d’éloges périodiques ou anniversaires, en l’honneur des citoyens qui avaient fait quelque action extraordinaire, ou rendu de grands services à l’État. Ainsi à Sparte on prononçait tous les ans l’éloge de Léonidas sur son tombeau ; nous n’avons aucun de ces discours, mais nous ne pouvons douter qu’il y en eût quelquefois de très éloquents. On raconte qu’un philosophe grec, arrivant par hasard à Smyrne le jour qu’on y célébrait la fête d’Homère, fut prié de prononcer son éloge. Il n’était pas préparé ; mais traversant en silence la foule du peuple, il se rendit au lieu où était la statue d’Homère ; là, posant les deux mains sur la base, il rêva quelque temps profondément, puis, comme inspiré par la statue du poète, il parla tout à coup avec la plus grande éloquence. Sans doute à Sparte, la vue du tombeau de Léonidas, et cette fête consacrée à un héros, devait exciter le même enthousiasme chez l’orateur.
À Athènes, les chants de Callistrate célébraient tous les jours les deux héros qui avaient délivré la ville de la tyrannie des Pisistratides ; ces chants étaient dans la bouche de tous les citoyens, et à la fin des repas, dans ces moments où l’on couvrait la table de fleurs, où les jeunes esclaves distribuaient des couronnes sur toutes les têtes, et où les vins délicieux de l’Archipel animaient déjà les convives, chacun prenant dans sa main des branches de myrte, faisait une libation aux Muses, et chantait l’hymne d’Armodius et d’Aristogiton.
Périclès ayant institué un prix de musique, voulut que, chaque année, le sujet du chant fût aussi les louanges de ces deux citoyens, et dans la suite on y ajouta le nom de Thrasibule, qui chassa les trente tyrans. Remarquons que pour rendre hommage à ses libérateurs, le peuple d’Athènes avait choisi les fêtes de Minerve ; ce peuple généreux pensait que c’est honorer les dieux, que de louer ceux qui rendent la liberté aux hommes. C’est là encore que l’on voit le génie de ce peuple, qui mêlait à ses plaisirs mêmes des leçons de grandeur ; là, tous les arts étaient asservis à la politique, et la musique même, qui ailleurs n’est destinée qu’à réveiller des idées douces et voluptueuses, ou à irriter une sensibilité vaine, célébrait dans Athènes les grandes actions et les héros.