(1884) Articles. Revue des deux mondes
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(1884) Articles. Revue des deux mondes

La philosophie de l’histoire et la loi du progrès d’après de récens travaux

I. The Philosophy of history in France and Germany, by Robert Flint ; Londres 1874. — II. La Scienza della storia, di N. Marselli ; Turin 1873, — III. Les Deux Cités ; la philosophie de l’histoire aux différens âges de l’humanité, par F. de Rougemont ; Paris 1874. — IV. Edgar Quinet, l’Esprit nouveau, Paris 1875. — V. Francisque Bouillier, Morale et progrès, Paris 1873.

Le meilleur signe de progrès dans notre siècle, c’est peut-être qu’on y parle beaucoup de progrès. Bien des gens, il est vrai, en parlent de confiance, et seraient fort embarrassés d’éclaircir les vagues idées que ce mot éveille en eux ; réjouissons-nous toutefois que, même mal ou peu compris, il soit sur toutes les lèvres : on en peut conclure qu’il exprime une tendance sérieuse de toutes les âmes. Vous pouvez tenir pour certaines la médiocrité d’un artiste qui trouve bonne son œuvre telle qu’elle est, l’insuffisance d’une vertu qui ne se souhaite pas plus parfaite : augurez de même d’un siècle ou d’un peuple qui n’aspire pas à sortir de soi pour s’élever plus haut. Cette aspiration est l’honneur et le danger de notre époque. Les uns, au nom du progrès, nous proposent de nous rompre le cou pour arriver plus vite ; les autres, au nom du progrès aussi, voudraient nous convaincre que le plus sûr moyen d’avancer, c’est de retourner en arrière. De part et d’autre illusion et péril, de part et d’autre croyance sincère et, somme toute, rassurante au progrès. Les utopies passent, le mouvement qu’elles impriment à l’esprit d’un siècle persister se modère lui-même en se composant d’impulsions et de tendances divergentes, et reste ainsi salutaire, parce qu’il devient plus régulier.

Pourtant cette foi instinctive et vigoureuse au progrès en est encore à chercher ses titres aux yeux de la science. — Y a-t-il une loi du progrès ? Cela est possible ; mais, sans être réactionnaire, on peut affirmer qu’elle ne s’est pas encore produite. Quelles sont les conditions du progrès ? Nombreuses, variées, complexes à coup sûr, et les eût-on toutes déterminées, il resterait encore à établir l’importance relative et le rôle précis de chacune d’elles. Enfin quel est le terme du développement humain ? Est-ce le bonheur ou quelque autre chose ? — Autant de questions qui aujourd’hui ne peuvent laisser indifférente aucune âme soucieuse de ses véritables intérêts. Nous n’avons la prétention ni de les résoudre, ni même de les traiter ; elles ont été déjà posées ici même, dans des pages éloquentes que l’on n’a point oubliées1. Notre but est plus modeste ; nous voudrions seulement recueillir dans de récens et importans ouvrages, particulièrement dans celui de M. Robert Flint, quelques vues générales propres à éclairer l’histoire et la théorie scientifique du progrès.

I

S’il est vrai que la faculté du progrès soit un des caractères essentiels et distinctifs de notre espèce, l’homme dut en avoir une vague conscience dès le jour où par la réflexion il prit possession de soi. Aussi dès l’aurore des temps historiques voyons-nous, à côté et à l’encontre de la croyance universellement répandue d’une déchéance, poindre l’idée de l’évolution humaine vers le mieux. C’est en vain pourtant qu’on la chercherait dans la Chine ou dans l’Inde. La Chine est plus que tout autre le pays de l’immobilité, et d’ailleurs l’esprit chinois est trop peu généralisateur, trop incapable de toute vue compréhensive pour s’élever à la notion de progrès. Quant à l’Inde, abîmée dans la pensée des misères et de la fragilité de cette vie, toute pénétrée de panthéisme et de fatalisme, pouvait-elle ouvrir son cœur à l’espérance du progrès social ? mais déjà derrière la lutte incessante de la lumière et des ténèbres, d’Ormuz et d’Ahriman, l’antique doctrine mazdéenne laisse entrevoir le triomphe définitif de la lumière et du bien. La vie tout entière du peuple juif est une aspiration, une préparation, et, sans attribuer à la Perse et à la Judée une conception réfléchie du progrès, ne peut-on pas dire qu’elles en ont pressenti et rendu possible l’avènement dans le monde par leur indestructible confiance en un meilleur avenir ?

De naturelles et trompeuses analogies tirées du cours de la vie humaine, des révolutions célestes et du retour périodique des saisons, expliquent suffisamment que les Grecs et les Romains se soient souvent représenté le mouvement de l’histoire comme circulaire ou rétrograde. Cependant l’idée de progrès n’est pas étrangère, ainsi qu’on l’a souvent répété, aux époques même les plus anciennes du monde classique. Elle apparaît pour la première fois assez nettement chez le philosophe Anaximandre, dont les spéculations sur la nature contiennent à l’état d’ébauche quelques-unes des hypothèses les plus hasardeuses de la science moderne. Selon lui, l’action du soleil sur la terre, alors couverte par les eaux, fit saillir des pellicules, matrices d’organismes imparfaits, qui plus tard, se développant par degrés, donnèrent naissance à toutes les espèces actuellement vivantes. Les ancêtres de l’homme furent des animaux aquatiques analogues aux poissons : ils habitaient les eaux bourbeuses et s’habituèrent lentement à vivre sur la terre ferme à mesure que le soleil la desséchait. La théorie de l’évolution est, on le voit, moins nouvelle qu’elle ne voudrait le faire croire.

N’est-ce pas aussi l’idée du progrès qui circule à travers le drame magnifique de Prométhée ? Quand le titan console ses souffrances par le souvenir attendri de ce qu’il a fait pour les hommes, quand il rappelle la misérable condition de ces pauvres êtres « qui avaient des yeux et ne voyaient pas, des oreilles et n’entendaient pas », — comme il les a trouvés blottis au fond d’obscures cavernes, incapables de marquer le cours des saisons, ignorans de tout métier, de tout raisonnement, jouets de la confusion et du hasard, — comme il leur a révélé l’usage des nombres et de l’écriture, l’art d’observer le lever et le coucher des étoiles, de bâtir des maisons, de dresser les animaux, de guérir les maladies, de naviguer sur la mer, de pratiquer les différens modes de divination, — quand enfin, sous l’angoisse de son supplice, en face de l’odieux ministre de Jupiter, il prédit la chute de son tyran, le triomphe de la justice et sa propre apothéose, — n’est-ce pas l’histoire même du progrès, attesté par les laborieuses conquêtes de l’esprit sur la nature, sanctifié et couronné par le dévoûment des meilleurs à la cause du genre humain ?

Chez les Romains, l’idée du progrès apparaît aussi, mais toujours à l’état d’instinctive croyance, d’inconsciente aspiration. Les poètes, qui ne sont pas tenus d’être conséquens avec eux-mêmes, chantent également et l’ascension glorieuse de l’humanité, d’abord sauvage, à la vie civilisée, et l’inévitable décadence qui fait sortir de générations pires que leurs ancêtres une postérité plus vicieuse encore. Lucrèce, Virgile, Horace, sont pleins de cette contradiction. Et pourtant je ne sais quel accent plus grave, plus sincère, plus ému, nous avertit chez ces poètes, les deux derniers surtout, que l’idée de progrès est plus près de leur cœur : celle de décadence n’est guère pour eux qu’un thème obligé, un lieu-commun poétique. La quatrième églogue de Virgile n’est-elle pas, en vers magnifiques, le commentaire anticipé du mot de Saint-Simon : l’âge d’or n’est pas derrière nous, il est devant nous ?

Flottante et indécise chez les poètes, la foi au progrès trouve chez les prosateurs une expression déjà plus ferme. Cicéron après Aristote déclare nettement que la philosophie est progressive et que « les choses les plus récentes sont d’ordinaire les plus précises et les plus certaines. » Sénèque trace un éloquent tableau des progrès de l’astronomie, et croit pour l’avenir à des conquêtes plus merveilleuses encore ; il proclame que la nature aura toujours de nouveaux secrets à nous livrer, qu’elle ne révèle ses mystères que graduellement et dans une longue suite de générations humaines, que nous nous figurons être initiés à la vérité, et ne sommes encore qu’au seuil du temple, qu’un jour enfin reculeront les bornes de la terre et se déploieront, par-delà l’extrême Thulé, les vastes étendues d’un nouveau monde.

Ainsi l’idée de progrès existait et se développait lentement au sein de la pensée païenne ; mais elle n’y fut jamais qu’à l’état de vague généralité. Nulle définition n’en précisa le sens, nulle analyse n’en détermina les élémens, surtout nulle induction fondée sur des faits suffisamment nombreux et caractéristiques ne lui donna l’autorité d’un principe. Il est intéressant d’en suivre avec M. Flint le développement chez les écrivains chrétiens jusqu’au seuil des temps modernes.

Le Christ et ses apôtres ne s’attribuèrent jamais la mission de faire une théorie complète du progrès historique ; mais ils durent se préoccuper de marquer la place de l’Évangile dans le développement général de l’humanité. Bien que de révélation divine, la nouvelle religion avait été annoncée dès le commencement du « monde ; une initiation graduelle avait préparé l’humanité, ou tout au moins le peuple juif, à l’avènement de la vérité et de la vie parfaite dans le Christ. Il y avait là le germe de toute une philosophie de l’histoire : saint Augustin et Bossuet l’en feront sortir.

Au moyen âge, les conditions n’étaient guère favorables au développement de l’idée de progrès. Dans l’ignorance et l’anarchie générales, le passé était mal connu, le présent mal compris ; sous le joug d’autorité qui opprimait à la fois la pensée et la conduite, nul espoir pour la raison d’étendre ses conquêtes dans l’avenir. Pourtant l’idée du progrès n’est pas éteinte. Hugues de Saint-Victor, saint Thomas d’Aquin, font du progrès la loi universelle des choses, et particulièrement du savoir humain ; si l’Évangile contient toute la révélation divine, au moins, selon saint Thomas, y a-t-il encore un progrès continuel et indéfini dans l’intelligence de l’Évangile. Dans cette énumération, une place glorieuse est due au moine Roger Bacon. Nul au moyen âge n’eut une vue plus claire de ce qui manquait à l’antiquité et une intuition plus nette des développemens futurs de l’esprit humain. C’est que son génie avait compris toute la puissance de la méthode expérimentale, l’avait appliquée sur plusieurs points avec une sagacité merveilleuse pour l’époque, et devinait dans l’accumulation, la coordination et la transmission des résultats qu’elle peut fournir, la condition d’un progrès auquel nulle borne ne peut être assignée.

Dès le XIIIe siècle, le spectacle trop fréquent des désordres du clergé séculier donne naissance à une conception mystique du développement humain fort analogue à celle qu’avait propagée dans les premiers temps du christianisme l’hérésie célèbre des montanistes. Selon Amaury de Chartres, Joachim de Flore, le général des franciscains Jean de Parme et son ami frère Gerhard, l’histoire universelle se divise en trois grandes périodes ou trois âges : l’âge de l’Ancien-Testament ou royaume du Père, l’âge du Nouveau-Testament ou royaume du Fils, et l’âge de l’Évangile éternel ou royaume du Saint-Esprit. — Dans la première période, Dieu manifeste sa toute-puissance et gouverne par la loi et par la crainte ; dans la seconde, le Christ s’est révélé lui-même par les mystères et les sacremens ; dans la troisième enfin, dont les deux autres n’ont été qu’une préparation, l’esprit verra la vérité face à face, sans voile ni symbole. Le cœur sera rempli de cet amour parfait qui exclut l’égoïsme et la crainte ; la volonté, affranchie du péché, n’aura plus besoin d’une loi qui la gouverne, mais sera à elle-même sa propre loi. Telle est la doctrine de l’Évangile éternel ; par l’influence de Lessing, qui l’adopta, elle a trouvé du crédit jusqu’à nos jours. Des vues assez semblables se rencontrent, plus ou moins explicites, chez Dante, Paracelse, Campanella. C’est donc sous cette forme que l’idée du progrès passe du moyen âge à la renaissance et au XVIIe siècle. Alors de grands hommes, Bodin, Bacon, Descartes, Pascal, la recueillent, la dépouillent de son caractère mystique, la sécularisent, la mettent en regard des faits, et commencent à en déterminer les élémens, à la suivre dans ses applications les plus diverses. Désormais l’importance de cette idée va toujours en grandissant ; elle domine de plus en plus toutes les spéculations de l’esprit moderne, elle devient au xviiie  siècle la loi de l’histoire, elle renouvelle au XIXe l’étude de la nature, et enfin, sous le nom d’évolution, prétend contenir la formule de l’existence universelle.

II

Des résumés historiques comme celui de M. Flint, comme la Scienza della storia, de M. Marselli, comme l’ouvrage plus considérable de M. de Rougemont, sont, pour ainsi dire, les vestibules de la science du progrès. Derrière, on entrevoit, on pressent l’édifice, et pourtant on se prend bientôt à douter que l’édifice existe autrement qu’à l’état d’espérance. Eh quoi ! tant de systèmes, et aucun n’est aujourd’hui débout ! Tant de formules tour à tour proposées pour la loi du développement humain, et aucune n’a conquis l’assentiment général ! Qui ne croit au progrès, et qui peut en déterminer avec une précision suffisante les lois, les conditions, le but ? Parmi ces formules, quelques-unes ont joui et jouissent encore d’un grand crédit. Il n’est pas sans intérêt de passer rapidement en revue les plus célèbres, et de voir ce qu’en laisse subsister la pénétrante critique de M. Flint.

On connaît la fameuse théorie de Cousin. Le progrès n’est selon lui que l’apparition successive, sur le théâtre de l’histoire, des trois idées qui sont le fond même de la raison : l’idée de l’infini, celle du fini, celle du rapport entre le fini et l’infini. L’antique Orient, c’est le monde immobile de l’infini ; la société gréco-romaine, c’est le développement de l’idée du fini ; la civilisation moderne, c’est l’expression du rapport entre le fini et l’infini.

Rien de plus séduisant ; la jeune intelligence qui voit pour la première fois, dans des leçons d’une éloquence incomparable, ces grandioses formules se dérouler et s’appliquer tour à tour à la religion, à l’art, à la politique, à la philosophie des trois périodes de l’histoire universelle, se sent portée, comme par un souffle puissant et continu, vers les plus hauts sommets de la pensée. Survient l’analyse, qui rabaisse les espérances exaltées par cette hardie métaphysique. Et d’abord, si, comme le prétend Cousin, c’est de la connaissance de la nature humaine tout entière que doit se déduire la science des lois les plus générales de l’histoire, pourquoi, dans cette nature humaine, ne tenir compte que de la raison ? Est-ce donc la seule faculté dont le développement contienne en abrégé les conditions essentielles du progrès humain ? L’homme n’est-il que raison, et encore raison abstraite, éteinte pour ainsi dire, sans rayonnemens, sans activité ni chaleur ? Trouvez-vous dans ce rhythme glacé de l’infini, du fini, de leur rapport, quelque chose qui ressemble à ces forces nombreuses, complexes et vivantes, instincts, désirs, passions, sentimens, idées encore confuses et enveloppées de sensibilité qui, par leur expansion dans les directions les plus diverses, par leur indéfectible énergie, portent sans cesse l’humanité en avant vers le mieux ?

Et les faits, que disent-ils ? Ils disent qu’en ce qui regarde l’antique Orient la formule de Cousin ne convient guère qu’à l’Inde brahmanique. Quant aux Aryas qui firent la conquête de l’Inde, les Védas sont là pour attester qu’ils eurent un sens très vif de la réalité et de la pratique, un goût très décidé pour les biens de ce monde, une vigueur et une santé morales tout à fait inexplicables dans la période de l’infini. Il est probable que les rudes et barbares populations qu’ils dépossédèrent furent de même : les peuples primitifs, en général, sont fort peu absorbés, comme le voudrait la théorie de Cousin, dans la contemplation de l’infini et de l’unité absolue. Et la Chine ? quel génie fut plus étranger que le sien à de pareilles spéculations ? Athéisme, matérialisme, préoccupation exclusive du fini, des avantages terrestres, des plaisirs des sens, voilà le fond du caractère et de l’esprit chinois. Faut-il rappeler encore cette énergique tendance à l’action, cet indomptable sentiment de la personnalité, de la liberté, de la responsabilité, qui d’un bout à l’autre de son histoire distinguent le peuple hébreu, et forment un si vigoureux contraste avec cette passivité fataliste et mystique, dans laquelle Cousin engourdit uniformément toutes les nations de l’Orient ? — Autre difficulté : la période du fini succède à celle de l’infini ; mais quand ? — C’est, répond Cousin, lorsque l’infini a été épuisé dans toutes les directions. — L’infini qui s’épuise, et qui s’épuise dans toutes les directions, quelle contradiction dans les termes !

Il serait oiseux de poursuivre cette réfutation : elle est, chez M. Flint, abondante et décisive, et n’exclut pas d’ailleurs une profonde admiration pour le chef de l’école éclectique française. Non moins intéressante est la critique de cette autre prétendue loi, également spécieuse, également célèbre, que l’humanité se développe comme un organisme vivant.

L’analogie entre l’idée de l’évolution organique et celle du progrès humain ne pouvait manquer d’attirer l’attention des penseurs. Mise en lumière par Schelling, elle inspira dans l’ordre des études juridiques Savigny et toute son école ; mais ce fut Krause qui le premier tenta d’en donner une démonstration rigoureuse et complète. On sait enfin avec quelle puissance de généralisation, quelle abondance de preuves empruntées aux sciences les plus diverses, M. H. Spencer a repris, fortifié et agrandi la théorie de Krause et de Schelling. Il est certain que les lois du progrès humain ont des rapports plus étroits avec celles de la vie qu’avec celles qui gouvernent le monde inorganique. Dire, comme Saint-Simon, que les diverses formes de l’état social sont déterminées par la gravitation, — ou par l’attraction, comme Fourier, — ou par l’expansion, comme Azaïs, — c’est se payer et payer les autres de métaphores. C’est seulement chez le vivant, animal ou plante, qu’on peut surprendre ce grand fait, qui est aussi le fait social par excellence : à savoir le développement lent et continu, l’expansion d’une force intime qui se fait à mesure ses organes, et tend vers un but qui est la réalisation d’une forme déterminée ; mais n’allons pas confondre l’analogie avec l’identité ! Gardons-nous même de prolonger la comparaison jusqu’aux détails, et de dire par exemple, avec M. Spencer, que les classes gouvernante, commerçante, ouvrière, sont dans l’état ce que sont dans le corps d’un vertébré les systèmes nervoso-musculaire, circulatoire et nutritif. A descendre à de telles précisions, on risque fort de méconnaître les différences profondes, essentielles, qui distinguent les phénomènes physiologiques des phénomènes moraux et sociaux. L’animal et la plante, placés dans les conditions requises, croissent fatalement ; leur développement suit, pour ainsi dire, une seule route, irrévocablement tracée d’avance et dont le terme est la réalisation, dans l’individu, du type de l’espèce. Mais la croissance de cette plante libre et responsable, l’humanité, n’est pas ainsi emportée d’un mouvement uniforme et nécessaire, suivant une ligne inflexible, vers un but qui ne peut manquer d’être atteint. Ici plusieurs directions sont toujours possibles ; il y a capacité pour la décadence comme pour le progrès. Sans conscience et sans choix l’arbre dresse ses branches vers la lumière : l’ascension du genre humain vers le mieux est toujours la conquête d’un volontaire effort et la récompense d’un mérite. Dans un animal, les différens systèmes et organes se développent harmoniquement, et de cette harmonie dépend la vie de l’individu ; essayez de faire vivre un vertébré avec un cœur rudimentaire et un cerveau adulte ! Si l’on admet par analogie que les nations sont les organes d’un vaste corps qui est l’humanité, il faudra concevoir que certains de ces organes sont à peine à la première phase de leur croissance, que d’autres se sont arrêtés dans leur évolution, que d’autres encore rétrogradent, que ceux-ci sont dans l’adolescence, ceux-là dans l’âge mûr, quelques-uns enfin tout près de la vieillesse. — Singulier animal en vérité ! Mais, sans tomber dans ces excès de l’analogie, il est bien difficile de renoncer à la vieille comparaison entre les quatre âges de la vie individuelle et les diverses périodes de la vie de l’humanité, — comparaison toujours trompeuse et toujours reproduite, tant est naturelle et puissante chez l’homme cette tendance à chercher partout les conditions de sa propre existence, à se faire, comme disait le sophiste Protagoras, la mesure de toutes choses. On s’étonne, après tous les échecs qu’a déjà subis cette doctrine, qu’elle ait pu séduire un des plus savans et des plus récens historiens du progrès, le professeur Conrad Hermann de Leipzig. Selon lui, le caractère dominant de l’enfance, chez l’individu comme chez la race tout entière, c’est un débordement de vie joyeuse et sensitive qui trouve son expression dans l’art. Dans la jeunesse, les influences auxquelles obéit l’activité sont plus intimes ; l’énergie plus concentrée de ces influences produit un enthousiasme plus durable : de là la religion. L’âge mûr se distingue par un jugement sobre, une réflexion prudente, une application qui se tourne toute à la pratique ; c’est l’âge de l’industrie. Enfin une méditation profonde et repliée sur elle-même, l’amour chaque jour plus vif et plus exclusif de la sagesse, portent la vieillesse à chercher toutes ses satisfactions dans la science. — L’enfance et l’art furent représentés par la Grèce, la jeunesse et la religion par le monde germano-chrétien ; l’Angleterre représente aujourd’hui l’âge mûr et l’industrie, et l’Allemagne, la nation de la science, fermera le cycle de la vie du genre humain.

Il serait bien superflu de discuter sérieusement une formule du progrès qui ne tient aucun compte de l’antique Orient, qui place le développement esthétique avant le développement religieux, — comme si le peuple hébreu, dont la religion fut toute la vie, n’avait pas précédé dans l’ordre des temps le peuple grec, — une formule qui semble méconnaître l’admirable génie scientifique de la Grèce, le génie industriel et commercial des Phéniciens. Ce qui doit nous édifier, c’est cette teutomanie naïve qui prétend concentrer dans la seule Allemagne ce qui reste de vie au genre humain et raie sans façon la France et les races latines du livre de l’avenir. Notre Jouffroy, lui aussi, a risqué quelques conjectures sur les destinées futures de notre espèce ; mais, plus généreux, il consentait à laisser vivre l’Allemagne et l’Angleterre à côté de la France, comme organes essentiels et nécessaires de tout progrès ultérieur. Par malheur, ce n’est pas seulement dans le pacifique domaine de la science que les Allemands se font aujourd’hui la part du lion2. Comme nul ne sait combien de siècles l’humanité doit durer encore, nul ne peut dire si elle est jeune ou vieille, et toute tentative pour retrouver dans le développement de l’espèce les différentes phases de l’existence individuelle est nécessairement chimérique. Il semble qu’il n’en soit plus de même quand il s’agit des nations, et depuis Florus le parallèle entre les quatre âges de l’homme et les périodes de la vie des peuples a fourni des phrases magnifiques. On a souvent essayé de déterminer avec quelque précision les caractères que revêtent successivement les sociétés dans l’enfance et la jeunesse, dans l’âge mûr, dans la vieillesse. Bacon a cru pouvoir formuler cette loi : « dans la jeunesse d’un état, c’est le métier des armes qui fleurit ; dans l’âge mûr, c’est encore pendant quelque temps le goût de la guerre, et aussi la science, qui devient peu à peu prépondérante ; au déclin, ce sont les arts mécaniques et le commerce. » Un penseur bavarois, Ernest de Lasaulx, a repris pour son compte cette vue du lord chancelier ; il en trouve la confirmation dans l’histoire de la Grèce et de Rome, et craint de la vérifier pour son propre pays. L’Allemagne n’en est-elle pas à la période de la science, qui vient toujours après celle de l’action ? Partout les héros précèdent les philosophes, et les artistes les critiques. Malheur aux nations qui pensent trop ! elles ne savent plus tenir l’épée, — comme si de nos jours la guerre n’était pas principalement affaire de science et d’argent ! Si Lasaulx avait vécu en 1866 et en 1870, ses inquiétudes patriotiques se fussent calmées ; il eût vu que le génie spéculatif de l’Allemagne sait fort bien se plier aux exigences de la pratique, et que son vaste cerveau n’empêche pas sa main d’être pesante.

De tous les philosophes du progrès, de Lasaulx est sans contredit celui qui a donné le plus de développement et de précision à la théorie qui prétend retrouver dans la vie des nations les phases diverses de la vie humaine. Ses vues sur ce point concordent d’une manière remarquable avec celles qu’a tout récemment émises un naturaliste éminent, M. Naudin. Selon M. Naudin, chacune des espèces, primitivement peu nombreuses, d’êtres vivans est la manifestation d’une force plastique qui se développe et se transmet à travers les générations successives des individus, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le terme fatal de son évolution. Cette force évolutive, énorme à l’origine de l’espèce, s’affaiblit à mesure que l’adaptation aux milieux, les causes infiniment diverses qui modifient le type primordial d’organisation qu’elle exprime, la contraignent à se diviser en un plus grand nombre de variétés, à se partager entre des courans de plus en plus étroits. De là la durée limitée, quoique fort inégale, de tous les individus, de toutes les espèces, de tous les types d’organisation, dont aucun ne peut être regardé comme éternel. Beaucoup d’espèces sans doute ont disparu par le concours des circonstances extérieures ; la plupart cependant ont péri de mort naturelle. Aujourd’hui même, indépendamment de toute intervention humaine, plusieurs sont en train de mourir. Il y a plus, « dans l’espèce humaine elle-même, certaines races sont en voie d’extinction, et cela non pas par une destruction violente, mais par l’affaiblissement graduel des facultés génératrices, et une résistance de moins en moins grande aux causes morbifiques. Elles tomberont d’elles-mêmes, comme une feuille morte ou mourante qui ne tire plus rien du tronc qui l’a nourrie. »

Ce que M. Naudin dit ici des espèces animales et végétales, et des races humaines, de Lasaulx s’est efforcé de l’établir à l’égard des nations. Toute nation contient en elle une certaine quantité de force vitale qu’elle dépense plus ou moins rapidement dans le cours nécessaire de son évolution. Cette force s’épanche en différens canaux ; elle enfante une langue, une religion, un art, une philosophie, un système de gouvernement, qui sont comme autant d’organes de la vie nationale. Et ces organes sont soumis à la même loi de croissance et de dépérissement que la force dont ils sont les expressions variées. Ainsi toute nation, eût-elle échappé aux causes extérieures de destruction, est condamnée à mourir tôt ou tard de sa belle mort. Plusieurs ont déjà disparu ; la Grèce et Rome ont moins succombé sous les coups de leurs vainqueurs que sous le poids de leur vieillesse. La force vitale avait tari dans leur sein ; ni le génie, ni la vertu n’eussent été capables de ranimer ces grands corps épuisés. Bien plus, génie, vertu, sont des manifestations, et les plus élevées, de cette énergie dont il n’a été départi à chaque peuple qu’une somme limitée, en sorte que la vie collective se dépense tout autant, plus peut-être par les héros, les martyrs, les grands hommes, que par ces générations obscures d’individus sans mérite et sans gloire dont les flots déroulent à travers quelques siècles et sur un point du globe les destinées fatalement bornées d’une nation.

Ici encore l’analogie nous paraît conduire à des conclusions bien risquées. Nous n’avons pas qualité pour discuter la théorie de M. Naudin : elle est certainement très plausible ; mais, quelle qu’en soit la fortune, elle ne peut, croyons-nous, s’appliquer légitimement à la philosophie de l’histoire. Tout autres sont les forces qui constituent les individus vivans, plantes ou animaux, et peuvent se transmettre entières ou graduellement affaiblies des ancêtres aux descendans, et ces énergies morales et intellectuelles qui produisent les formes variées de l’existence des nations. L’individu ne reçoit par l’acte qui lui donne naissance qu’une force de vie limitée ; elle se dépense et s’épuise dans ce cycle dont les phases diverses sont l’enfance, la jeunesse, l’âge mûr, la vieillesse ; mats quelles sont les bornes assignables à la force vitale d’une nation ? A vrai dire, une nation naît tous les jours ; l’énergie qui l’anime est renouvelée sans cesse et peut être indéfiniment accrue par chaque individu nouveau dans une faible mesure, et, dans des proportions plus larges, par chaque génération nouvelle. Ceux qui s’en vont lèguent en mourant, sous forme d’exemples, d’enseignement, de chefs-d’œuvre ou de bonnes œuvres, quelque chose de l’intelligence ou de la moralité qu’ils contenaient en eux, et ceux qui viennent, recueillant cet héritage, y peuvent ajouter toujours plus de connaissances, plus de justice et de charité. Et plus sont nombreux les hommes de génie et de vertu, plus grossit le trésor, plus s’augmente la somme de force vive au sein de la nation tout entière. En fait, aucun peuple ne s’est vraiment éteint de vieillesse ; beaucoup ont péri sous les coups de plus forts ; les autres sont morts parce qu’ils ont rejeté la vie. La Grèce a succombé surtout par ses dissensions intérieures ; Rome impériale fut vaincue par ses mœurs avant de l’être par les barbares. « Si bas que soient les peuples, dit heureusement M. Flint, on peut toujours leur jeter cet appel : pourquoi voulez-vous mourir ? »

III

Si l’existence d’une prétendue force vitale au sein des nations et de l’humanité ne rend pas suffisamment compte du progrès, à plus forte raison devrons-nous être en garde contre les théories qui placent au dehors, et dans ce qu’on appelle les milieux, les conditions essentielles du développement humain. Que dire par exemple de cette influence attribuée au mouvement de la terre autour du soleil et aux courans magnétiques, et qui, selon une loi formulée par Hegel, reprise par Michelet et de Lasaulx, ferait voyager la liberté, et avec elle la civilisation, d’Orient en Occident ? Quel rapport entre la marche d’une planète que gouverne une nécessité mécanique et le progrès de la liberté ? Est-ce donc que la liberté est elle-même soumise à la fatalité ? De plus, comment expliquerez-vous que la civilisation ait illuminé l’Égypte avant d’éclairer la Judée ? L’Égypte serait-elle par hasard à l’est de la Palestine ?

Rien de plus ingénieux encore que le parallélisme établi par Victor Cousin entre la conformation géographique de l’Asie, de la Grèce, de l’Europe occidentale, et les caractères des trois grandes civilisations dont ces contrées furent le théâtre. Par malheur, il se trouve que l’Amérique est de trop : pour que le continent américain eût son emploi, il faudrait qu’une quatrième période de l’histoire universelle fût possible ; or, pour Cousin, les trois idées de l’infini, du fini et de leur rapport épuisent, comme on sait, le cycle fatal dans lequel se meut l’humanité.

Moins contestable sans contredit est l’action du climat, du régime, des productions du sol sur le développement humain ; mais il faut distinguer. S’agit-il d’une action directe et immédiate ? Elle est peu connue et probablement assez faible. En tout cas, comme elle est constante et nécessaire, l’homme la subit passivement, et, si elle était décisive, tout progrès serait éternellement impossible. S’agit-il au contraire d’une action indirecte ? On ne peut nier que les conditions du milieu ne sollicitent et ne modifient de mille manières les besoins, et par eux n’exercent une influence considérable sur l’état économique, politique, social, d’une nation. Déterminer la nature, le nombre, l’intensité de ces causes, c’est affaire aux sciences particulières, météorologie, chimie, physiologie, ethnologie, économie politique, etc. Montesquieu a ouvert la voie, Buckle a tenté d’aller plus loin, et l’on n’en est encore qu’aux premiers pas. Mais cette action indirecte et médiate, si puissante, si variée soit-elle, suppose toujours, qu’on ne l’oublie pas, la réaction de l’activité intellectuelle et morale de l’homme. Or cette réaction peut être plus ou moins énergique, selon que l’homme le veut plus ou moins : par là la liberté rentre dans ses droits, et le progrès est possible. On a souvent remarqué, et avec raison, que là où la nature extérieure est exubérante, gigantesque, terrible, elle affaiblit l’homme, le paralyse, le désarme, et, comme conséquences nécessaires, produit une distribution fort inégale de la richesse, un développement excessif de l’imagination et de la superstition, autant de sources de graves maladies sociales. Pourtant ce n’est là qu’un côté de la vérité, et toujours il faut mettre en regard cette vérité corrélative que l’influence des causes externes sur l’homme n’est jamais absolue, qu’elle peut être avantageuse ou nuisible selon le degré de savoir et surtout d’énergie morale de ceux qui la subissent. « Dans l’Inde, dit justement un auteur cité par M. Flint, ce n’est pas la nature qui est trop grande, ce n’est pas la nature qui est en excès, c’est l’homme qui est trop petit, c’est l’homme qui est en défaut. L’homme n’y est pas ce qu’il devrait être, il n’est pas, à proprement parler, un homme. Il lui manque l’intelligence et l’énergie, l’amour de la vérité, le sentiment de la dignité personnelle, les convictions morales et religieuses qui constituent la véritable humanité, et voilà pourquoi la nature se conduit envers lui comme une ennemie ; mais donnez-lui toutes ces qualités, et la nature aussitôt se mettra de son côté. La nature n’est une ennemie pour l’homme que dans la mesure où il est un ennemi pour lui-même. »

On a fait beaucoup de bruit dans ces derniers temps de la sélection naturelle et de l’hérédité. M. Bagehot a cru y voir les conditions essentielles du développement des nations. Nous n’insisterons pas sur cette théorie, qui a été ici même l’objet de discussions remarquables3. La sélection suppose la concurrence vitale, c’est-à-dire la guerre ; or la guerre n’est jamais par elle-même un instrument de progrès. A l’origine des sociétés, elle a plutôt pour effet d’entretenir la barbarie : l’état d’abjection dans lequel s’immobilisent certaines tribus sauvages résulte principalement des luttes incessantes qu’elles se livrent entre elles. — On a dit que chaque bataille est un gain pour la civilisation ; mais en fait la civilisation n’a-t-elle pas plutôt souffert de ces guerres interminables qui mirent l’Italie sous les pieds des conquérans espagnols, français, allemands ? L’Allemagne s’est-elle si bien trouvée de la guerre de trente ans ? Les victoires de Napoléon Ier ont-elles vraiment répandu d’autre principe que celui du droit du plus fort, et n’ont-elles pas en définitive été funestes pour l’Europe et surtout pour la France ? La guerre peut être l’occasion de quelque bien, elle n’en est presque jamais la cause véritable et immédiate ; elle peut accidentellement se faire l’auxiliaire du progrès en renversant par la conquête les barrières qui séparent les peuples, en mélangeant les races, en propageant violemment des idées nouvelles ; mais, pour de tels bienfaits, combien plus efficaces sont les moyens pacifiques : développement du commerce et de l’instruction et surtout de l’esprit de justice et de fraternité !

Quant à l’hérédité, qui selon M. Bagehot serait « la force toujours agissante, reliant les générations aux générations, et assurant à chacune d’elles, dès sa naissance, quelque progrès relativement à celle qui l’a précédée », elle est dans son essence un principe de conservation et d’immobilité, nullement de progrès. A elle seule, elle ne peut que faire sortir le même du même ; les lois en sont d’ailleurs encore trop peu connues pour qu’on puisse asseoir sur elles aucune théorie. Il est possible que certaines dispositions intellectuelles et morales se transmettent par hérédité ; mais ces dispositions, très vagues à l’origine, peuvent, selon la direction que leur imprimeront plus tard l’éducation, l’habitude, la volonté, devenir avantageuses ou funestes, cause de décadence ou de progrès. Un homme a reçu de ses parens une imagination vive et prompte ; elle peut faire de lui un grand artiste ou un ignorant superstitieux : tout dépendra, au moins dans la plus large mesure, de la culture que recevra cette faculté naturelle. On en peut dire autant de la plupart des instincts, dont plusieurs peut-être ne sont que des habitudes héréditaires. Il y a en nous, dès le moment de la naissance, tout un faisceau de tendances confuses, formant les traits les plus généraux de notre caractère, qui ne nous portent vers aucune action spéciale et déterminée, mais sont susceptibles d’être pliées dans les sens les plus divers le jour où la réflexion et la liberté prendront en main le gouvernement intérieur. C’est une matière qu’avec plus ou moins d’efforts nous pouvons sculpter à l’image d’une bête ou d’un dieu.

L’hérédité est si complaisante qu’elle se prête indifféremment aux rôles les plus opposés. Tandis que M. Bagehot lui fait l’honneur de la prendre pour l’agent principal de la continuité du progrès, Edgar Quinet voit surtout en elle une force de réaction. Quand une aristocratie domine depuis longtemps, elle s’endort peu à peu dans l’orgueil et la mollesse ; elle perd l’habitude de penser. Le vide se fait dans ces têtes où ne pénètrent aucune idée, aucune notion nouvelles. L’organe de l’intelligence s’atrophie graduellement, et si les mariages ne se contractent qu’entre des familles imbues de la haine de la lumière, il se transmet, rapetissé, de génération en génération. Il y a comme une régression vers le type de l’âge de pierre, vers ces crânes de sauvages qui, au dire de M. Spencer, contiennent 38 centimètres cubes de matière cérébrale de moins que les nôtres. C’est ce qui est arrivé, selon Edgar Quinet, aux Grecs du bas-empire. L’habitude du sophisme, transmise de père en fils, avait altéré ou diminué chez eux la masse du cerveau. Les médailles byzantines, les figures des cathédrales gothiques, avec leurs têtes grêles, étroites, leurs fronts comprimés, n’attestent-elles pas la décadence héréditaire d’une race d’hommes qui pendant mille ans avait cessé de penser ? — Les classes dirigeantes deviennent ainsi presque fatalement les classes rétrogrades, et l’hérédité, qui semblerait devoir constamment accumuler chez les descendans les qualités qui ont valu l’empire aux ancêtres, a pour principal effet de hâter leur irrémédiable déchéance.

Nous sommes loin de vouloir accepter la responsabilité de cette théorie. Jusqu’à preuve authentique du contraire, nous aurons peine à admettre que les idées dilatent, si lentement que ce soit, un cerveau, comme le gaz un ballon. Il sera surtout permis d’être incrédule à l’égard de ces prétendus résultats du sophisme et du faux. Si la masse cérébrale se développe et s’augmente par l’exercice de la pensée, il importe assez peu, nous semble-t-il, que le travail intellectuel aboutisse à la vérité ou à l’erreur. Supposez que l’association de deux idées s’exprime par une vibration de deux fibres nerveuses qui ait pour effet d’allonger ou de fortifier un peu ces deux fibres ; l’opération sera-t-elle physiologiquement moins efficace, si l’association est arbitraire et fausse ? Bien plus, comme il faut peut-être plus d’effort intellectuel pour établir entre deux idées un rapport artificiel et sophistique que pour concevoir simplement les liens naturels qui les unissent, j’en conclurais que le travail cérébral est plus considérable dans le premier cas, et qu’ainsi l’habitude du sophisme doit plutôt exercer et élargir l’organe de la pensée.

Quoi qu’il en soit, l’influence de l’hérédité sur la marche de la civilisation nous semble jusqu’ici fort incertaine, et nous ne croyons pas que rien autorise à chercher là la cause principale de la continuité du progrès. — L’examen critique auquel nous venons de nous livrer à la suite de M. Flint ne nous a pas découvert la loi véritable, la condition essentielle du développement humain. En un sujet si complexe, le plus complexe de tous ceux qui sollicitent l’attention du philosophe, pareil résultat n’a rien de surprenant. Peut-être le cours de l’humanité est-il encore trop près de sa source ; peut-être les sciences, qui nous apparaissent aujourd’hui comme les auxiliaires indispensables de l’histoire, sont-elles trop jeunes encore pour qu’une théorie définitive du progrès soit possible. Peut-être, comme le croit l’un des plus éminens penseurs de l’Allemagne contemporaine, M. Lotze, cette théorie n’est-elle qu’une lointaine espérance, une conquête réservée aux derniers jours de notre espèce. Ainsi le voyageur qui gravit péniblement la montagne ne se rend compte du chemin parcouru qu’après avoir atteint le sommet.

Quelques-uns vont jusqu’à soutenir qu’une loi du progrès est tout simplement impossible. Qui dit loi suppose un rapport constant, nécessaire, entre deux phénomènes, dont l’un est considéré comme antécédent ou condition essentielle de l’autre. A prendre le mot loi dans cette acception rigoureuse et scientifique, peut-il y avoir une loi du progrès ? Non, car la loi ainsi comprise s’impose avec une absolue nécessité aux phénomènes qu’elle gouverne. Or nécessité exclut liberté, et les faits de l’histoire sont les produits d’une cause libre. Ou qu’il ne soit plus question de la loi du progrès, ou cessez de parler de la liberté.

Telle est sur ce point l’argumentation d’un esprit d’une rare vigueur, M. Renouvier. Cette conclusion, à laquelle avaient déjà abouti Herbart et Schopenhauer, semble paradoxale : le tout est de s’entendre sur la signification du mot loi. On n’a jamais contesté que la liberté n’eût sa loi, et cette loi, c’est la loi morale. Sans contraindre l’agent libre, elle impose à son activité l’obligation de tendre vers un idéal qui est le bien. S’il obéit, il remplit sa destinée d’être raisonnable ; s’il n’obéit pas, il la manque ; mais, observée ou violée, la loi n’en est pas moins loi, en ce sens qu’elle commande absolument et que la raison aperçoit un désordre partout où elle aperçoit une révolte de la volonté contre la règle du bien. La loi du progrès est, croyons-nous, de cette sorte. L’humanité conçoit, obscurément d’abord, plus clairement à mesure qu’elle avance, un idéal de science, de justice, de perfection. Y marcher, voilà sa loi ; mais nulle nécessité ne l’y pousse : elle est toujours libre de s’arrêter ou de retourner en arrière. Bien des peuples déjà ont rejeté la vie, de même que bien des individus choisissent le mal, et l’humanité tout entière, comme les individus et les nations qui composent son corps immense, pourrait à la lumière préférer les ténèbres et s’enfoncer peut-être jusqu’à y périr dans la sensualité, l’égoïsme, l’injustice. Cela ne sera pas ; cependant nulle nécessité métaphysique ne s’oppose à ce que cela puisse être. Telle est la dignité suprême de l’être libre, individuel ou collectif, qu’il petit indéfiniment retarder l’avènement du règne de Dieu sur terre, et tandis qu’une invincible nécessité maintient l’ordre au sein du monde matériel, il peut, lui, faire l’ordre ou le de faire au sein du monde moral.

Cette conclusion a été vigoureusement développée dans un livre récent et fort remarquable de M. Francisque Bouillier. M. Bouillier est trop fermement convaincu de l’existence du libre arbitre pour croire au progrès nécessaire, et, tout en admirant comme il convient les merveilles de la civilisation contemporaine, il n’admet pas que ces conquêtes soient si solidement assurées qu’elles nous dispensent de toute vigilance. Toujours la barbarie est à nos portes ; sous le masque des théories subversives, avec l’aide de toutes les mauvaises passions, armée des formidables ressources de la science, toujours elle est prête à donner l’assaut à l’ordre social. M. Bouillier énumère avec une rare pénétration les dangers de toute sorte qui menacent les sociétés modernes, et, s’il jette un cri d’alarme, ce n’est pas qu’il soit pessimiste et désespère de l’avenir, c’est qu’à son avis on est trop tenté d’oublier où sont le remède et le salut.

Ils sont uniquement dans l’énergie morale, l’intégrité du caractère, la pratique ferme et constante de la vertu. Sans cela, ni la liberté ni l’instruction, fût-elle gratuite et obligatoire, ne peuvent suffire. Ce sont des armes à deux tranchans qui, selon l’usage qu’on en fait, peuvent produire plus de mal que de bien et blesser ceux-là même qui s’en servent. Or la morale seule enseigne à chacun l’emploi qu’il doit faire des puissances et des facultés dont il dispose. C’est elle qui, façonnant au dedans l’essentiel agent du progrès, l’activité consciente et libre, lui imprime l’élan qui l’arrache au joug des instincts inférieurs et l’oriente pour ainsi dire vers la perfection.

Si donc il y a une loi du progrès, elle se confond avec la loi morale, et la condition fondamentale du progrès, c’est la pratique de cette loi. Mais l’analyse pourrait pousser plus loin. Les utilitaires exceptés, les moralistes s’accordent à reconnaître que certains sentimens, certaines tendances, certaines dispositions de la nature humaine ont en soi plus de noblesse, plus de dignité, plus de perfection que certains autres, et que nous jugeons a priori de cette excellence relative. Ainsi la chasteté vaut mieux que la débauche, indépendamment des conséquences funestes que celle-ci peut entraîner pour l’individu ou la société. Qu’est-ce à dire, sinon que nous apprécions nos instincts, nos désirs, et, par suite, les motifs de nos actes volontaires d’après un modèle inné de perfection ? Et qu’est-ce au fond que cette idée de parfait, principe et mesure de nos jugemens moraux, sinon l’idée de Dieu ?

On voit par où la question du progrès se rattache pour nous à la religion. Si la notion de Dieu, la religiosité, est vraiment, comme l’a montré M. de Quatrefages, le caractère distinctif de l’espèce humaine, on s’explique aisément pourquoi, de tous les animaux, l’homme seul est progressif. Dès lors on sera disposé à voir, avec Bunsen, dans le sentiment que l’homme a de Dieu la force primordiale et constante qui meut les nations, le souffle toujours vivant qui pousse l’humanité vers le vrai et le juste, l’instinct originel de notre race, instinct qui, se développant graduellement de l’inconscience à la conscience, donne naissance à toute langue, à toute constitution sociale et politique, à toute civilisation. On accordera toute l’attention qu’elle mérite à l’hypothèse de Schelling, qui place dans un monothéisme primitif, commun à tous les hommes, la racine de toutes les religions-île l’ancien monde. On comprendra enfin dans quel sens le progrès peut être indéfini, car la vertu est chose tout intérieure, et si la science et le bonheur rencontrent dans les conditions de notre nature et de notre existence ici-bas des limites nécessaires, l’homme, par son libre effort vers le bien, peut toujours et sans cesse élever au-dessus d’elle-même la hauteur morale à laquelle il est déjà parvenu.

La conclusion à laquelle aboutit cette étude critique n’est donc pas purement négative. Le progrès est un fait, incontestable et indiscutable, pour qui contemple de haut et en sincérité d’esprit la marche du genre humain. Ce fait, comme tous les autres, a une loi ; mais cette loi n’a rien de commun avec celles qui gouvernent les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et vitaux : elle n’est pas nécessitante, elle ne contraint pas ; elle échappe à l’inflexible rigidité des formules mathématiques. Elle est pour l’humanité l’obligation, sourdement sentie d’abord comme un besoin, acceptée plus tard librement comme une dignité et un devoir, de tendre dans toutes les directions vers un idéal de beauté, de vérité, de bonheur, de perfection. Cet idéal, si défiguré qu’il soit par l’ignorance et la superstition, nul individu, nulle race humaine, n’en sont totalement dépourvus. C’est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ; à nous d’en recueillir, d’en concentrer, d’en fortifier les rayons ; à nous de nous faire une raison capable de l’apercevoir de plus en plus distincte et pure, une volonté qui y tende avec une grandissante énergie : à nous par conséquent, à cette force intelligente et libre que développe en nous la pratique du devoir et qui seule est véritablement nous-mêmes, d’accomplir l’œuvre sacrée du progrès. Ni la fatalité, ni la nature, ne peuvent nous dispenser de cette tâche, car le progrès, c’est précisément le triomphe de la raison et de la liberté morale sur la nature et la fatalité.

Ludovic Carrau

La zoologie d’Aristote à propos de récens travaux

I. Histoire des animaux d’Aristote, traduite en français et accompagnée de notes perpétuelles, par M. J. Barthélémy Saint-Hilaire. Paris, 1883 ; Hachette. — II. Histoire de la zoologie, depuis l’antiquité jusqu’au xixe  siècle, par Victor Carus, traduction française par M. Hagenmuller. Paris, 1880 ; J.-B. Baillière. — III. La Philosophie zoologique avant Darwin, par M. Edmond Perrier, professeur, au Muséum. Paris, 1884 ; Alcan.

S’il est téméraire d’affirmer que les modernes soient supérieurs aux anciens dans la littérature et dans l’art, le progrès dans les sciences positives ne semble pouvoir être raisonnablement mis en doute. Là les observations exactes, les expériences décisives s’accumulent, les lois se dégagent comme d’elles-mêmes et les vérités conquises : de siècle en siècle forment un héritage incessamment agrandi, de telle sorte que les derniers venus trouvent dans ce capital intellectuel, intégralement transmis par les générations précédentes, l’instrument créateur de richesses illimitées. A quoi bon dès lors curieusement étudier les ouvrages scientifiques des anciens ? Quel profit espérer d’une Histoire naturelle écrite il y a plus de deux mille ans, par un Grec de Stagyre ? Et pourtant, en lisant l’Histoire des animaux d’Aristote dans la belle traduction de M. Barthélémy Saint-Hilaire, qui ne croirait avoir affaire à un moderne ? L’étonnement va croissant à la lecture de la magistrale introduction où l’éminent traducteur compare Aristote à ses devanciers et montre de quel néant est sortie cette œuvre au pied de laquelle Buffon, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire et, plus récemment, Carus, Gegenbaur, Clauss, Hæckel, Siciliani, les partisans comme les adversaires du transformisme, sans distinction d’école et de système, sont venus déposer le témoignage de leur unanime admiration. Ce n’est donc pas peine perdue que de parcourir ce noble édifice, à peine entamé par vingt-deux siècles ; toute obscurité d’ailleurs est écartée par l’érudition exacte et sûre du guide qui s’offre à nous.

I

Dès qu’il se prit à réfléchir, l’homme dut jeter sur le monde animal un regard plein d’une curiosité inquiète et troublée. Ces muets mystérieux, si voisins ou si éloignés de lui, les uns inoffensifs, les autres terribles, son ignorante imagination les arma de pouvoirs divins. On sait que le culte des animaux fut universel, et la croyance persistante aux animaux fantastiques dut peut-être son origine aux représentations intentionnellement monstrueuses de ces antiques divinités. Plus tard, quand le dogme monothéiste se fut dégagé dans la conscience du genre humain et qu’on soupçonna l’existence d’une cause ordonnatrice de l’univers, l’harmonie de l’ensemble parut impliquer nécessairement entre les différons êtres vivans les liens de parenté les plus étroits. De là sans doute la doctrine de la métempsychose, qui fait circuler les âmes humaines à travers toutes les formes animales ; de là, jusque chez Aristote, cette opinion étrange que les abeilles participent, comme nous, à l’intellect actif, parce qu’elles sont capables de concevoir la régularité abstraite de certaines figures géométriques ; de là ce symbolisme qui, au moyen âge, figurait les vices et les vertus des hommes, le bien ou le mal, par les habitudes vraies ou supposées des animaux. Ainsi, dans l’une des rédactions du Physiologus, ce recueil bizarre qui, pendant près de mille ans, servit de manuel populaire de zoologie, « l’âne sauvage figure le diable. Lorsqu’il voit que le jour et la nuit s’égalisent, c’est-à-dire que les peuples qui s’agitaient dans les ténèbres se convertissent à la pure lumière, il fait retentir sa voix d’heure en heure, nuit et jour, cherchant la proie qui lui échappe. » Ainsi encore à propos du castor, dont on croyait qu’il s’arrachait lui-même les organes de la génération pour arrêter la poursuite des chasseurs : « De même tous ceux qui veulent vivre chastes en Jésus-Christ doivent arracher les vices de leur âme et de leur corps pour les jeter à la face du démon. » Et ne trouvons-nous pas comme un dernier écho de ce symbolisme dans Bossuet lui-même quand il dit : « Il semble que Dieu ait voulu nous donner, dans les animaux, une image de raisonnement, une image de finesse ; bien plus, une image de vertu et une image de vice ; une image de piété dans le soin qu’ils montrent tous pour leurs petits et quelques-uns pour leurs pères ; une image de prévoyance, une image de fidélité, une image de flatterie, une image de jalousie et d’orgueil, une image de cruauté, une image de fierté et de courage. Ainsi les animaux nous sont un spectacle où nous voyons nos devoirs et nos manquemens dépeints. Chaque animal est chargé de sa représentation. »

Il fallut longtemps avant que l’esprit humain se décidât à regarder les animaux comme de simples objets d’étude, sans autre préoccupation que celle du savoir. Ici comme en toutes choses, la Grèce fut la grande initiatrice du progrès. C’est aux penseurs d’Ionie que l’on doit les premières spéculations méthodiques sur les causes et les conditions de la vie. Thalès remarque que les semences des êtres vivans sont humides ; il en conclut que l’eau, ou l’humide, est le principe universel. Pour Anaximène, c’est l’air, car la respiration cesse avec la mort. C’est le feu pour Héraclite, mais un feu éternel, intelligent, et l’âme la plus sage est formée par le feu le plus sec. La conception d’Anaxagore, qui représente chaque organe comme composé de parties similaires infiniment petites, primitivement confondues dans le mélange du chaos, mérite plus d’attention ; et M. Perrier, dans un récent et remarquable ouvrage, lui trouve plus d’un trait de ressemblance avec la théorie de l’emboîtement des germes, avec l’hypothèse des molécules vivantes de Buffon, celle de l’attraction du soi pour soi de Geoffroy Saint-Hilaire, même avec la fameuse théorie de la panspermie de Darwin.

A côté des hypothèses téméraires, des généralisations sans mesure, apparaît déjà, timidement il est vrai, la véritable observation. Ainsi Alcméon de Crotone dissèque des animaux ; il compare le blanc de l’œuf au lait des mammifères ; mais il croit encore que les chèvres respirent par les oreilles. Anaxagore, d’après un récit de Plutarque, disséqua un bouc qui n’avait qu’une seule corne au milieu du front, prodige qui mettait tous les Athéniens en émoi ; le philosophe montra, par l’anatomie du crâne, que ce fait n’avait rien de surnaturel. Il eut quelques notions remarquables sur la manière dont se nourrissent les fœtus et proclama que le cerveau est le siège de la pensée ; ce qui ne l’empêchait pas d’être très convaincu que les fouines enfantent par la bouche, que les ibis et les corbeaux s’accouplent par le bec.

Dans cette revue rapide des prédécesseurs d’Aristote il convient de faire une mention spéciale de Démocrite. Le fondateur du matérialisme mécaniste ne pouvait manquer de jeter un coup d’œil pénétrant sur la nature. On lui a même fait l’honneur de croire qu’Aristote s’était enrichi, sans le nommer, de ses dépouilles ; il serait un de ceux dont, au dire de Bacon, le philosophe de Stagyre aurait étouffé la gloire, « de même que les sultans de Constantinople se débarrassaient des frères qui portaient ombrage à leur pouvoir. » Mais Aristote a cité tous ses devanciers, et surtout Démocrite, dont il parle en maint endroit avec éloge ; il avait même discuté ses opinions dans un traité spécial qui est perdu. Nul, en effet, avant Aristote, ne mérite mieux que Démocrite le nom de physicien. Il avait certainement disséqué beaucoup d’animaux ; au témoignage de Pline, il avait même écrit un livre tout entier sur l’anatomie du caméléon. Il avait constaté la présence des intestins chez les insectes et les animaux privés de sang, et Aristote aura tort de le combattre sur ce point. Il avait ingénieusement expliqué le phénomène de la respiration, cherché les causes de la différence des sexes, de la stérilité relative des mulets, de la chute des dents, il est le père de nombre d’observations, vraies ou fausses, accueillies et reproduites de confiance par toute l’antiquité. Ainsi le lion est le seul animal dont les petits naissent les yeux ouverts ; les poissons de mer ne se nourrissent pas de l’eau salée, mais de cette portion d’eau douce que l’eau salée renferme ; les chiennes et les truies n’ont tant de petits que parce qu’elles ont plusieurs matrices ; en Libye, où les ânes sont de très grande taille, ils ne couvrent jamais que des jumens rasées, de tous leurs crins, car si elles avaient encore cet ornement qui les pare si bien, elles ne recevraient pas de tels maris : curieuse intuition, pour le dire en passant, du principe de la sélection, sexuelle, dont Ch. Darwin devait faire de si merveilleuses applications.

La médecine a des rapports si étroits avec la zoologie, qu’il est permis de bétonner qu’Aristote n’ait pas nommé Hippocrate. Pourtant il a dû faire son profit de traités tels que celui de la Génération, de la Nature de d’enfant, de la Stérilité chez la femme. Il a dû surtout s’inspirer de l’esprit général de la méthode hippocratique, qui est une méthode d’observation. Mais cette observation semble être restée à la surface du corps humain. S’il faut en croire Sprengel, Praxagoras de Cos fut le premier qui disséqua des cadavres ; les Ptolémées permirent cette pratique, regardée jusque-là comme criminelle et s’y livrèrent eux-mêmes :  Regibus corpora mortuorum ad scrutandos morbos insecantibus , dit Pline. Faut-il croire qu’ils allèrent jusqu’à autoriser la vivisection des condamnés à mort, et les pères de l’église n’ont-ils pas calomnié Hérophile en affirmant qu’il sollicita cet effroyable privilège et qu’il en usa fréquemment4 ? Socrate et Platon ne sauraient réclamer une large place dans une histoire de la zoologie avant Aristote. Le premier néglige volontairement l’étude des sciences naturelles ; le second écrit cette obscure et magnifique cosmogonie qui s’appelle le Timée ; mais s’il y proclame à chaque page le principe des causes finales, s’il a des vues ingénieuses, parfois profondes, sur l’organisation du corps humain et la disposition de ses parties, le symbolisme mystique qui remplit l’œuvre entière en exclut tout caractère vraiment scientifique. Les âmes des bêtes sont, pour Platon, des âmes humaines dégradées et punies ; l’âme humaine est elle-même une émanation de l’âme du monde, seule parfaitement sage et parfaitement bonne. La pensée, la sensibilité, la vie, s’expliquent ainsi, aux différens échelons de la hiérarchie des êtres, par la déchéance d’un seul et même principe. C’est le progrès à rebours ; c’est la méconnaissance complète de la marche suivie par la nature ; c’est précisément l’inverse de la méthode adoptée par Aristote dans sa belle théorie de l’âme.

La pauvreté des matériaux fournis à Aristote par ses devanciers conduit à se demander comment et par quelles ressources un seul homme a pu élever un monument tel que l’Histoire des animaux. L’amitié d’Alexandre ne lui fut pas inutile. Au dire de Pline, le conquérant aurait mis à la disposition du philosophe quelques milliers d’hommes chargés de lui rapporter de toutes les parties du monde connu tous les documens possibles intéressant l’histoire naturelle. Cela est vraisemblable ; mais, d’une part, Aristote avait commencé ses travaux zoologiques avant l’expédition d’Alexandre, et, d’autre part, quand celui-ci dépassa l’Asie-Mineure, les rapports entre le maître et l’élève s’étaient déjà bien refroidis : raison sérieuse pour douter que la sollicitude du royal disciple ait beaucoup contribué à enrichir les collections de son précepteur d’animaux expédiés de la Haute-Asie, de l’Afrique ou de l’Inde. Selon Athénée, Alexandre aurait fait à Aristote un don de huit cents talons, près de cinq millions et demi. Voilà, certes, une jolie subvention, mais il est à croire que ce chiffre est fort exagéré. Mettons qu’on ait abandonné au philosophe les soixante-dix talens qui, d’après Plutarque, ne furent pas utilisés pour les préparatifs de l’expédition contre les Perses, cette libéralité, d’environ 390, 000 francs, n’a pu servir tout entière à l’acquisition d’animaux morts ou vivans ; il faut tenir compte du prix des livres à cette époque : Aristote payait trois talens, un peu plus de 16, 500 francs, les œuvres du seul Speusippe, et il eut certainement une riche bibliothèque.

Si l’on excepte les animaux de la Grèce et de l’Ionie ou ceux d’origine étrangère qui avaient été acclimatés déjà dans ces contrées, tels que la pintade, le faisan et le paon, Aristote paraît s’en être tenu le plus souvent à des renseignemens de seconde main, lectures d’ouvrages antérieurs, communications orales ou épistolaires. Mais il soumit ces diverses sources d’informations à une critique dont la pénétration est vraiment merveilleuse pour l’époque. Il est manifeste, par exemple, qu’il n’accueille qu’avec un sourire la description que fait Ctésias du martichore, cet animal fantastique, de la grosseur d’un lion, au visage semblable à celui de l’homme, au corps rouge, à la queue armée d’un aiguillon qu’il lance comme une flèche, à la voix qui rappelle celle de la flûte et de la trompette, aux mâchoires féroces, garnies chacune de trois rangées de dents. Il n’est pas beaucoup plus crédule à l’égard des fables populaires, sur le verdier qui naît, comme le phénix, des cendres d’un bûcher ; sur les grues qui prennent dans leurs becs, pour se lester, une pierre qui est bonne à éprouver la pureté de l’or ; sur les chèvres de Crète, qui percées d’une flèche, se mettent en quête du dictame, dont la propriété est de faire sortir le fer de la plaie. Quand il rapporte des faits qui passent pour des présages, c’est d’un ton qui ne rappelle guère la naïve dévotion d’Hérodote. Un bouc donnait à Lemnos une telle quantité de lait qu’on en faisait des fromages : « Signe de prospérité », répond l’oracle interrogé. « Mais, ajoute le philosophe, il y a aussi quelques hommes qui, après la puberté, donnent un peu de lait si l’on presse leurs mamelles et qui même en donnent en quantité quand un enfant les tette. » Ce simple rapprochement rend déjà le prodige moins merveilleux. Les prêtresses de Carie ont du poil au menton, et quand il devient plus long, c’est un fâcheux présage. Rapporter ainsi le fait sans commentaire marque plus de dédain peut-être que de le discuter. Une explication tirée de la mythologie ne lui paraît pas décisive. « On prétend que toutes les louves mettent bas, chaque année, dans l’espace de douze jours. L’explication mythologique qu’on en donne, c’est que, dans un même nombre de jours, elles accompagnèrent Latone, du pays des Hyperboréens à Délos, quand elle se transforma en louve par crainte de Junon. Si c’est bien là ou si ce n’est pas là réellement la durée de la gestation, on n’a pas pu le vérifier jusqu’à ce jour ; c’est une simple assertion. Mais il ne semble pas qu’elle soit exacte. »

Le grand mérite, dira-t-on, de n’avoir pas accueilli les yeux fermés tous les mensonges des voyageurs, toutes les légendes et superstitions populaires ! Mais si l’on considère la crédulité presque sans mesure de Pline, l’un des plus grands naturalistes de l’antiquité, et la puérilité des récits d’Elien ; si l’on se rappelle Roger Bacon (celui qui eut peut-être, au moyen âge, l’intuition la plus nette de la méthode scientifique), croyant encore que le regard du basilic est mortel, que le loup peut enrouer un homme s’il le voit le premier, que l’ombre de l’hyène empêche les chiens d’aboyer, que l’oie bernache riait des glands d’une espèce de chêne ; quand, en 1680, Pierre Rommel affirme avoir vu à Fribourg un chat qui avait été conçu dans l’estomac d’une femme et avoir connu une autre femme qui avait donné naissance à une oie vivante ; quand, enfin, jusqu’au XVIIIe siècle, on a cru voir dans les fossiles l’effet d’une fécondation des roches par un certaine souffle séminal s’infiltrant sous terre avec les eaux, — il est difficile de ne pas éprouver quelque admiration pour le sens critique dont fait preuve Aristote.

II

Qu’Aristote ait connu et pratiqué les procédés les plus essentiels de la vraie méthode zoologique, c’est ce que démontre jusqu’à l’évidence la lecture même superficielle de l’Histoire des animaux. Il ne cesse de répéter qu’il faut d’abord observer scrupuleusement les êtres, déterminer ce qui est particulier à chaque espèce avant de rechercher ce qui est commun à un grand nombre ou à toutes. Ce travail accompli, on devra s’efforcer de découvrir la cause de tous ces faits, « car c’est ainsi qu’on peut se faire une méthode conforme à la nature, une fois qu’on possède l’histoire de chaque animal en particulier, puisqu’alors on voit aussi évidemment que possible à quoi il faut appliquer sa démonstration et sur quelle base elle s’appuie. » Il déclare formellement que l’observation mérite plus de confiance que la théorie ; non qu’il professe le pur empirisme, mais parce que la spéculation doit être vérifiée, aussi loin que possible, par la perception des sens. On ne peut assurer qu’il ait disséqué lui-même : le doute est tout au moins légitime en présence de l’étrange assertion que le cœur d’aucun animal n’a plus de trois cavités. Mais certainement, il a fait faire de nombreuses dissections ; il parle des yeux intérieurs de la taupe, des viscères du lion et de plusieurs reptiles. Il connaît parfaitement l’oreille interne de l’homme ; ses observations sur la structure des poissons ont excité l’admiration des juges les plus compétens ; il a notamment très bien constaté le rôle et la conformation des branchies. Il apprécie l’utilité de la vivisection et lui doit des observations délicates sur les mouvemens des muscles intercostaux du caméléon. Des planches anatomiques étaient jointes à l’Histoire des animaux, les renvois étaient indiqués par des lettres de l’alphabet. Ces dessins, malheureusement perdus, sont mentionnés, par exemple, à propos de la forme de la matrice et de la sortie des œufs de la seiche.

C’est assez dire qu’Aristote avait compris toute l’importance de l’anatomie comparée. Il faudrait trop citer pour donner la preuve complète de sa sagacité sur ce point. Rappelons seulement qu’il a distingué et défini, au moins en partie, ces diverses sortes de ressemblances des animaux que Geoffroy Saint-Hilaire devait désigner par les noms d’analogies et d’homologies. Il n’ignore pas non plus ce que Cuvier appellera la corrélation des formes ; il signale un grand nombre de ces corrélations qui depuis sont restées dans la science. Il entrevoit de même le principe de l’unité de plan de composition dans la série animale. Mais son génie synthétique ne l’empêche pas d’apercevoir les dissemblances ; le premier peut-être, il a déterminé la différence qui existe anatomiquement entre l’homme et le singe, en observant que, chez celui-ci, la conformation des os du crâne et de la face n’est pas la même que chez nous ; que, de plus, ses pieds ressemblent à des mains, ce qui l’oblige de se tenir bien plus souvent à quatre pattes que tout droit.

A l’anatomie comparée se joint la physiologie comparée. De toutes les fonctions communes à tous les animaux, celle dont Aristote s’est le plus occupé, c’est celle de la reproduction. Il en suit l’histoire et les procédés à travers tous les échelons de la nature vivante et en a fait l’objet d’un traité spécial qui passe à bon droit pour son chef-d’œuvre en zoologie. La critique même de M. Lewes, ordinairement sévère jusqu’à l’injustice pour les écrits scientifiques d’Aristote, s’avoue désarmée devant la magistrale ordonnance, les vues pleines de pénétration et de grandeur du Περί ζώων γενέσεως. Admirable dans le détail, l’ouvrage l’est peut-être plus encore par les généralités philosophiques qui marquent, en un langage élevé, le caractère divin de cette fonction universelle. Comment ne pas rappeler cette page, l’une des plus belles qu’ait inspirées la philosophie de la nature  ? « A considérer l’ensemble des choses, les unes sont éternelles et divines, tandis que les autres peuvent être ou ne pas être. Le beau et le divin sont toujours, par leur nature propre, causes du mieux dans les choses qui ne sont simplement que possibles. Ce qui n’est pas éternel est néanmoins susceptible d’exister, et, pour sa part, il est capable d’être tantôt moins bien et tantôt mieux. Or l’âme vaut mieux que le corps, l’être animé vaut mieux que l’être inanimé, être vaut mieux que n’être pas, vivre vaut mieux que ne pas vivre. Ce sont là les causes qui déterminent la génération des êtres vivans. Sans doute, la nature des êtres de cet ordre ne saurait être éternelle ; mais, une fois né, l’être devient éternel dans la mesure où il est possible qu’il le soit… Au point de vue de l’espèce, cette éternité est possible, et c’est ainsi que se perpétuent à jamais les hommes, les animaux et les plantes. » Ainsi, tandis que, pour certain mysticisme et pour le pessimisme moderne, la génération est œuvre de déchéance et assure le triomphe du mal dans l’univers, elle marque, aux yeux du philosophe grec, l’effort sublime de la nature vivante dans son inconsciente aspiration à l’éternité du divin.

De là la sympathie profonde d’Aristote pour les êtres innombrables qui, par la variété de leurs formes et de leurs instincts, sollicitent l’admiration raisonnée du savant. Et cette sympathie n’est peut-être pas une des moindres conditions pour mener à bien l’étude de la nature animée. Elle se trahit dans de rares passages où elle donne à la sévérité du style d’Aristote l’accent imprévu d’une religieuse émotion : « Même dans ceux des détails qui peuvent ne pas flatter nos sens, la nature, qui a si bien organisé les êtres, nous procure à les contempler d’inexprimables jouissances pour peu qu’on sache remonter aux causes et qu’on soit réellement philosophe. Quelle contradiction et quelle folie ne serait-ce pas de se plaire à regarder les simples copies de ces êtres en admirant l’art ingénieux qui les a reproduits en peinture ou en sculpture et de ne point se passionner encore plus vivement pour la réalité de ces êtres que crée la nature et dont il nous est donné de pouvoir découvrir les causes ! Aussi ce serait une vraie puérilité que de reculer devant l’observation des êtres les plus infimes, car dans toutes les œuvres de la nature il y a toujours place pour l’admiration, et l’on peut toujours leur appliquer le mot qu’on prête à Héraclite, répondant à des étrangers qui venaient le voir et s’entretenir avec lui. Comme, en l’abordant, ils le trouvèrent qui se chauffait au feu de la cuisine : “Entrez sans crainte, entrez toujours, leur dit le philosophe ; les dieux sont ici comme partout.” De même dans l’étude des animaux, quels qu’ils soient, il n’y a jamais non plus à détourner nos regards dédaigneux, parce que, dans tous sans exception, il y a quelque chose de la puissance de la nature et de sa beauté. »

III

Il semblera peut-être que ces vues philosophiques et religieuses, pour grandes qu’elles soient, loin d’ajouter à la valeur scientifique de l’œuvre, ne peuvent que la compromettre aux yeux des hommes du métier. De fait, la plupart des naturalistes ou des physiologistes qui ont parlé de l’Histoire des animaux, reprochent plus ou moins à son auteur d’avoir attribué tant d’importance au principe des causes finales. Mais la finalité, telle que l’entend Aristote, nous paraît assez voisine de celle que peut accepter un savant. D’abord il est fort éloigné de la théorie anthropocentrique, qui fait du bien-être et des commodités de l’espèce humaine l’objet unique des préoccupations du Créateur. Puis, la finalité qu’il reconnaît est plutôt immanente que transcendante. La nature ou Dieu ne fait rien en vain, dit-il ; mais le plus souvent, il ne s’agit que de la nature. Le dieu d’Aristote n’est pas, comme celui de Platon, un ouvrier qui maîtrise, façonne une matière indocile, les yeux fixés sur un modèle ; il ignore la nature et ne l’organise que par l’attrait qu’exerce sur elle sa souveraine perfection. Il n’a pas de pensées qu’il traduise au dehors, il ne combine pas des moyens en vue de fins à atteindre ; c’est la nature qui par un art inné dont elle n’a pas conscience, s’ordonne elle-même, et d’espèce en espèce, de règne en règne, poursuit et réalise le mieux. Qu’on explique cette magnifique ascension de la nature par un obscur pressentiment d’une perfection vers laquelle tendent toutes ses démarches, ou que l’on substitue à cette hypothèse, en partie métaphysique, il faut l’avouer, le jeu des influences extérieures, la concurrence vitale, la sélection sexuelle5, le résultat n’est pas sensiblement différent. Toujours il est vrai que les organes ont dû s’adapter entre eux et aux conditions des milieux pour assurer dans la mesure du possible la victoire de la vie sur la mort. Toujours il est vrai que tout ce qui est nuisible ou inutile au vivant a dû ou doit être éliminé, de telle sorte qu’il soit scientifiquement légitime, dans l’une ou l’autre alternative, de chercher le pourquoi, c’est-à-dire la cause finale de tout organe et de toute fonction6.

Cette notion de finalité est d’ailleurs loin d’être stérile entre les mains d’Aristote. Elle lui suggère, par exemple, la première idée de cette grande loi de la division du travail zoologique, qui attendra jusqu’en 1827 que M. Milne-Edwards lui donne tous ses développemens. « La nature, dit-il, emploie toujours, si rien ne l’en empêche, deux organes spéciaux pour deux fonctions différentes ; mais quand cela ne se peut, elle se sert du même instrument pour plusieurs usages ; cependant il est mieux qu’un même organe ne serve pas à plusieurs fonctions. » N’est-ce pas aussi à la lumière du principe des causes finales qu’Aristote entrevoit la grande loi de la continuité dans la nature ? Le monde, dit-il dans la Métaphysique, n’est pas comme un mauvais poème dont les épisodes soient sans liens entre eux. De même la nature ne saute pas brusquement et par caprice d’une forme vivante à une autre : elle n’ignore pas l’art des transitions. « Dans la nature, le passage des êtres inanimés aux animaux se fait peu à peu et d’une façon tellement insensible qu’il est impossible de tracer une limite entre ces deux classes. Après les êtres inanimés, viennent les plantes, qui diffèrent entre elles par l’inégalité de la quantité de vie qu’elles possèdent. Comparées aux corps bruts, les plantes paraissent douées de vie ; elles paraissent inanimées comparées aux animaux. Des plantes aux animaux le passage n’est point subit et brusque ; on trouve dans la mer des êtres dont on douterait si ce sont des animaux ou des plantes ; ils sont adhérens aux autres corps, et beaucoup ne peuvent être détachés sans périr des corps auxquels ils sont attachés. » Et il cite, parmi ces êtres ambigus, les pinnes, les solens, les orties de mer, surtout les éponges.

On s’est autorisé de ce passage célèbre pour faire d’Aristote un précurseur du transformisme. La tentation est d’autant plus forte, qu’ailleurs le philosophe grec semble pressentir la théorie de Kœlliker et expliquer par une légère modification dans la constitution des petites parties les différences qui séparent ensuite les animaux terrestres des animaux aquatiques. Quelques accidens survenus dans le cours du développement embryogénique suffiraient donc à rendre compte de la variété des espèces. N’est-ce pas là l’hypothèse des variations accidentelles, qui joue un si grand rôle dans la doctrine darwinienne ? Mais il ne faut pas abuser de ces rapprochemens. Au fond, Aristote tient pour l’immutabilité des espèces, ou tout au moins de certains types essentiels qui marquent à ses yeux comme les échelons de la vie dans la nature. Et c’est encore l’idée de la finalité qui le conduit à cette conclusion. L’âme est, en effet, la cause finale du corps vivant, et l’âme ou principe de la vie se manifeste par une hiérarchie de facultés, nutritive, sensitive, motrice, pensante, dont chacune, impliquant les degrés inférieurs, exprime la complexité et la perfection croissantes de l’organisation.

Sur cette question de l’âme, comme sur celles des causes finales, Aristote a paru à quelques-uns suspect de métaphysique, et pas plus dans un cas que dans l’autre, le soupçon n’est entièrement fondé. Sa théorie de l’âme n’est qu’une généralisation de l’expérience ; elle se tient à une distance égale du matérialisme et du spiritualisme. Il faut bien expliquer cette unité d’harmonie, ce consensus qui est la vie de l’individu. La multiplicité des organes et des fonctions suppose un but commun, une fin qui est précisément la plénitude d’existence dont le vivant est susceptible. Cette fin n’est pas séparable des élémens qui lui servent de moyens, mais elle n’en est pas l’effet. Bien plutôt, elle les produit en un sens, car elle les suscite, elle les fait sortir de l’indétermination d’une matière qui n’est pas encore organisée, elle en est la raison, partant la vraie cause. C’est au fond l’âme qui crée le corps, comme c’est l’attrait de la perfection divine qui crée le progrès dans la nature et peut-être la nature elle-même. Aux yeux du philosophe, la forme, seule intelligible, est, dans l’individu, tout ce qu’il a de réel, et la matière s’évanouissant graduellement, la pensée ne se trouve plus en présence que d’elle-même dans un monde de formes et de fins. Métaphysique si l’on veut ; mais quel savant n’est pas un peu métaphysicien, malgré qu’il en ait, quand il veut aller jusqu’au bout des sciences ? Et Claude Bernard expliquant l’organisme par une idée directrice qui ressemble pas mal à la forme ou à la ψυχή d’Aristote, n’est-il pas pris, lui aussi, en flagrant délit de métaphysique ?

En tout cas, c’est sans doute à sa théorie de l’âme qu’Aristote a dû d’ajouter à tant d’autres gloires celle d’avoir fondé la psychologie comparée. Identifier l’âme avec la vie, c’est rapprocher, sans les confondre, les animaux de l’homme, et par là même être prêt à accorder toute l’importance qu’ils méritent aux phénomènes psychiques qui se manifestent à tous les degrés divers de l’échelle animale. Que de zoologistes n’ont vu dans les animaux que des corps organisés sans se mettre en peine de leur âme ! Aristote tient légitimement compte de ce qu’on pourrait appeler le moral des bêtes, et l’auteur distingué des Prolégomènes à la psychogénie moderne, M. Pierre Siciliani signale avec toute raison ce nouveau titre, un peu méconnu jusqu’ici, du philosophe grec. Les derniers chapitres de l’Histoire des animaux présentent un tableau intéressant, parfois brillant, des mœurs de plusieurs espèces, des luttes que provoque la compétition pour la nourriture ou la possession des femelles, des amitiés aussi et des dévoûmens qui font pénétrer comme un rayon de douceur et de bonté humaines dans ce monde, tout en proie aux impulsions tumultueuses de l’instinct. C’est avec une complaisance évidemment sympathique que le grand observateur s’étend sur l’industrie des abeilles qu’il appelle φρονιμά, les sages, et qu’il fait participer à cette âme noétique, à cette intelligence active directement venue du ciel, et dont la nature est divine.

Enfin, il n’est pas impossible qu’une théorie qui fait de l’âme la raison d’être et la fin de l’organisme ait conduit Aristote à rechercher entre le physique et le moral de l’homme ces relations plus spéciales qui sont l’objet de la physiognomonie. Outre le petit traité qu’il a composé sur cette matière, il a, dans l’Histoire des animaux, plusieurs observations dont l’exactitude peut être contestée, mais qui prouvent l’importance qu’il attachait à ce genre de questions. Ainsi, à l’en croire, « les hommes qui ont un grand front sont plus lents que les autres : ceux qui ont un front petit sont très vifs ; ceux dont le front est large ont des facultés extraordinaires ; ceux dont il est rond sont d’une humeur facile… Quand les sourcils sont droits, c’est le signe d’une grande douceur ; quand ils se courbent vers le nez, c’est un signe de rudesse. Infléchis vers les tempes, ils indiquent un esprit d’imitation moqueuse et de raillerie ; abaissés, ils indiquent un caractère envieux… Quand les coins des paupières sont allongés, c’est le signe d’un caractère mauvais ; quand leur chair est dentelée comme les peignes du côté du nez, cela indique une nature vicieuse. » Enfin des yeux gris sont, paraît-il, le signe d’un très bon caractère.

IV

L’homme qui a embrassé d’une vue si large et si pénétrante la nature animale, qui a connu et appliqué les procédés essentiels de la méthode zoologique, devait, semble-t-il, aboutir à une excellente classification. En histoire naturelle, la classification est, en effet, le point d’arrivée de la science, ou plutôt elle est la science même, ramassée comme en un tableau. Mais il est remarquable que ce soit précisément là le côté faible d’Aristote. L’idée de grouper les animaux selon un ordre déterminé, exprimant les ressemblances plus ou moins grandes qui les rapprochent, ne paraît pas s’être présentée à lui. Il compare de toutes les façons possibles les animaux, et formule dans des propositions générales le résultat de ces études comparatives ; de là des rapprochemens dont la science contemporaine peut encore faire son profit. Puis d’autres comparaisons, faites à des points de vue différens, le conduisent à d’autres rapprochemens, et tous ces groupes d’importance inégale sont par lui placés sur la même ligne, sans qu’il lui vienne à l’esprit de les subordonner les uns aux autres selon une rigoureuse hiérarchie. De même pour les différences. Elles se tirent tantôt de la manière de vivre des animaux, tantôt de leurs actions, ou encore de leurs caractères, de leurs parties, et le philosophe leur attribue la même valeur. C’est ainsi qu’il distingue des animaux aquatiques et des animaux terrestres, des animaux sociaux et des animaux solitaires, des animaux qui émigrent et des animaux sédentaires, des animaux diurnes et des animaux nocturnes, des animaux privés et des animaux sauvages. Il va sans dire que là même espèce peut de la sorte se retrouver dans plusieurs catégories.

Peut-être faut-il admettre, avec M. Perrier, qu’Aristote n’a pas proposé de classification méthodique, parce que l’objet véritable de son ouvrage ne lui en faisait pas une obligation ? Son but, en effet, comme le remarque judicieusement l’éminent naturaliste que nous venons de nommer, n’est pas précisément de faire connaître toutes les espèces différentes d’animaux ; ce qu’il a voulu faire, c’est plutôt encore une anatomie et une physiologie comparées qu’une zoologie proprement dite. Aussi se contente-t-il de quelques grandes divisions, celles qui sont nécessaires à ses comparaisons. En cherchant bien, on trouve qu’il répartit les animaux en deux grandes classes : ceux qui ont du sang et ceux qui n’en ont pas ; puis, dans chacune de ces classes, il distingue des groupes secondaires, déterminés déjà par des caractères remarquablement naturels. Ce sont, semble-t-il, pour les animaux pourvus de sang (vertébrés) : les animaux vivipares, quadrupèdes (ζωοτοχούντα έν αύτοίς), à côté desquels sont placées comme γένος particuliers, les baleines ; les oiseaux ; les quadrupèdes ovipares (τετράποδα ή αποδα ώοτοχούντα) ; les poissons. — Pour les animaux exsangues (invertébrés) : les mollusques (céphalopodes) ; les crustacés (μαλαχόστραχα) ; les insectes, les testacés (δοστραχοδέρματα, gastéropodes, lamellibranches). Tels sont, d’après M. Claus, les très grands genres d’Aristote ; au-dessous, il admet des grands genres (γένη μέγαλα). D’ailleurs la langue ne lui fournit qu’un vocabulaire insuffisant. Deux mots seulement, γένος et είδος, sont à sa disposition pour désigner les nombreux échelons de la hiérarchie animale ; en sorte que ce qui est espèce relativement à un groupe supérieur ou genre, est genre à son tour relativement à des groupes d’importance moindre. Tout cela est nécessairement assez confus, et il n’est pas étonnant que les historiens de la zoologie aient attribué à Aristote des classifications assez différentes. Pourtant le philosophe grec a démêlé avec une singulière pénétration le vrai caractère de l’espèce, celui même qui sert à la déterminer encore aujourd’hui et qui est tiré de la reproduction. « Les hémiones, dit-il, constituent une espèce distincte (dans le genre des lophures), puisqu’ils s’accouplent entre eux et que leur accouplement est fécond. » Et il ne considère comme appartenant à une même espèce que les individus descendus d’ancêtres communs, car il appelle aussi homophyles (de même souche) les individus qui se ressemblent par la forme. Accouplement, fécondité, voilà donc, pour Aristote comme pour nous, les élémens essentiels de la définition de l’espèce.

Mais cette conception si nette devient souvent obscure et flottante. Il admettra, par exemple, qu’en Libye, « où il ne pleut point, les animaux se rencontrent dans le petit nombre d’endroits où il y a de l’eau. Là les mâles s’accouplent avec les femelles d’espèces différentes (μή όμόφυλα) et ces familles nouvelles font souche si la taille des deux individus n’est pas trop différente et la durée de la gestation trop inégale entre les deux espèces. » Il n’est pas suffisamment incrédule à l’égard de la tradition qui fait descendre les chiens de l’Inde d’une chienne et d’un tigre. Il croit enfin à la génération spontanée, seulement, il est vrai, pour des animaux très petits ; ainsi les teignes viennent de la laine, les puces du fumier corrompu, les cirons du bois humide.

Les critiques que l’on peut adresser à la classification zoologique d’Aristote ne diminuent en rien la grandeur de l’œuvre. Toute classification, en effet, est nécessairement provisoire ; Buffon a même pu dire que ce procédé de la méthode n’a pas toute l’importance qu’on lui attribue d’ordinaire, qu’il est toujours plus ou moins artificiel, parce que la nature brise de toutes parts les cadres rigides qu’on lui impose et que les genres, les ordres, les classes n’ont d’existence que dans notre esprit. C’est aller bien loin ; mais un peu de scepticisme est permis quand on pense aux quinze ou seize classifications qui se sont succédé depuis Aristote et dont aucune n’a encore réussi à conquérir l’adhésion de tous les savans. Et sans doute le philosophe grec a mieux servi la science par ses observations si souvent exactes et pénétrantes, ses larges vues d’ensemble, ses intuitions de génie, qu’il ne l’eût fait en édifiant un système hâtif et condamné d’avance à périr.

V

L’impulsion donnée par Aristote à la science de la nature fut féconde et durable. Son école fut avant tout une école d’observateurs sagaces qui appliquèrent à l’étude des diverses parties de la nature la méthode et les principes du maître. Dans la Vente à l’encan des sectes philosophiques de Lucien, Hermès, mettant à l’enchère un péripatéticien, fait le boniment de rigueur : « Vous voyez un homme qui peut vous dire par cœur quelle est la durée de la vie d’une mouche, à quelle profondeur pénètrent dans la mer les rayons solaires et quelle est la nature de l’âme d’une huître. Mais que diriez-vous si l’on vous rapportait des choses encore plus extraordinaires de cet homme ? Par exemple, ses opinions sur la semence et la génération, sur la manière dont se forme l’enfant dans le sein de sa mère, et si vous l’entendiez assurer que l’âne, non-seulement ne rit pas, mais qu’il ne peut ni charpenter ni ramer ! » De cette officine de tous les arts, comme Cicéron appelle l’école péripatéticienne, le plus grand ouvrier fut Théophraste, l’auteur des Caractères. Nous n’avons plus le Traité des plantes d’Aristote, et nous ne pouvons savoir dans quelle mesure le disciple est redevable à son maître ; mais il est certain qu’il en suivit scrupuleusement la méthode. Il a observé par lui-même environ cinq cents espèces de plantes ; il a des vues remarquables, empruntées sans doute à Aristote, sur la physiologie comparée des végétaux et des animaux : sur les analogies, par exemple, qui existent entre le tissu fibreux dans les deux règnes, sur le mode de fécondation de certaines plantes. C’est également la méthode d’Aristote qu’appliquent les médecins anatomistes d’Alexandrie, les Hérophile, les Erasistrate, et ils ne rectifient quelques-unes de ses erreurs qu’en marchant dans la voie qu’il a tracée. Tout ce qu’il y a de vraiment scientifique dans l’Histoire naturelle de Pline vient de l’Histoire des animaux. Le dernier grand savant de l’antiquité classique, Galien, est tout pénétré de l’esprit aristotélicien. Il ne cesse de recommander l’alliance étroite de l’observation et du raisonnement ; faute de cadavres humains, il dissèque des singes et un assez grand nombre d’animaux. A l’exemple d’Aristote, il fait un usage vraiment philosophique du principe des causes finales ; c’est à la lumière de ce principe qu’il arrive à constater chez tous les êtres étudiés par lui une remarquable uniformité de structure et qu’il aperçoit la corrélation qui doit exister entre l’organisation interne et la forme extérieure des animaux.

C’est enfin la tradition d’Aristote qui maintient seule, pendant les siècles les plus ténébreux du moyen âge, quelques faibles lueurs de science zoologique. Elle semble ne s’être conservée jusqu’au XVIIe siècle que chez les Arabes ; à cette époque, elle pénètre en Occident ; Michel Scotus fait, sur une traduction arabe, la première traduction latine de l’Histoire des animaux. L’empereur Frédéric II ne croit pas mieux servir une science dont il est épris et dont il fut lui-même à cette époque un des promoteurs, qu’en propageant de toutes manières l’œuvre d’Aristote. Bientôt les traductions se multiplient ; Guillaume de Mœrbecké aborde directement le texte grec, et aujourd’hui encore son travail peut être consulté avec fruit. Dès 1233, Thomas de Cantimpré, s’aidant probablement de la translation de Michel Scotus, commençait sa vaste compilation, de Naturis rerum, bientôt suivie de celles d’Albert le Grand et de Vincent de Beauvais. La pensée d’Aristote est désormais souveraine dans le domaine de l’histoire naturelle, et cette royauté, elle ne devait plus la perdre ; son génie est le génie même de la philosophie zoologique.

Ludovic Carrau