(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « L’abbé Barthélemy. — II. (Fin.) » pp. 206-223
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « L’abbé Barthélemy. — II. (Fin.) » pp. 206-223

II. (Fin.)

L’abbé Barthélemy ne voulait pour son Jeune Anacharsis qu’un succès doux et presque silencieux, assez semblable à la manière dont il avait été composé, et il obtint dès le premier jour un succès d’éclat. Les États généraux étaient convoqués pourtant, et l’année 1789 s’ouvrait au milieu d’une attente immense. Sieyès publiait sa brochure : Qu’est-ce que le tiers état ? et la discussion politique s’enflammait de toutes parts ; mais, au milieu de ce souffle croissant et de ce vent impétueux qui s’élevait, et qui n’était pas encore une tempête, on recevait à l’Académie le chevalier de Boufflers, l’abbé Delille récitait dans les séances publiques des fragments applaudis du poème de L’Imagination, et le jeune Anacharsis surtout entrait à toutes voiles dans le port d’Athènes. Ce fut le dernier grand succès littéraire du xviiie  siècle, au moment où la société française tout entière sortait de son lac heureux et, en quelque sorte, de sa Méditerranée paisible, et s’engageait dans les détroits inconnus d’où le Génie des temps nouveaux allait, d’une main puissante, la lancer sur l’Océan.

Avec son jeune Grec élégant, poli, et qui nous semble aujourd’hui si froid, l’abbé Barthélemy eut un succès à la Bernardin de Saint-Pierre. Les gens du monde, l’élite et le peuple des lettrés, les femmes, se prirent d’enthousiasme à l’instant. Mme de Krüdener, qui n’était encore à cette date qu’une ambassadrice et une jolie femme, se mit à copier et à apprendre par cœur de longs passages d’Anacharsis ; Mme de Staël, qui venait d’écrire ses Lettres sur Jean-Jacques Rousseau et qui naissait à la célébrité, adressait à l’abbé Barthélemy, dans un souper, des couplets où résonnaient les noms de Sapho et d’Homère. Je trouve quantité de couplets ainsi adressés par des amateurs au docte abbé, l’un entre autres sur l’air : Prends, ma Philis. Fontanes, plus sérieux, et qui préludait à son rôle de critique et d’arbitre du goût, saluait Barthélemy par une épître qui commence en ces mots :

D’Athène et de Paris la bonne compagnie
A formé dès longtemps votre goût et vos mœurs…

Le succès enfin, sauf quelques protestations isolées, fut soudain et universel ; les Français savaient un gré infini à l’auteur d’avoir continuellement pensé à eux quand il peignait les Athéniens, et ils applaudissaient avec transport à une ressemblance si aimable.

Les défauts et les qualités du livre s’expliquent très bien par la manière dont il fut composé, et par la nature d’esprit de l’écrivain. Au moment où il conçut l’idée de son ouvrage, l’abbé Barthélemy avait lu ses anciens auteurs ; il les relut alors plume en main, « marquant sur des cartes tous les traits qui pouvaient éclaircir la nature des gouvernements, les mœurs et les lois des peuples, les opinions des philosophes ». Ce sont ces notes exactes, scrupuleuses, qu’il s’attacha ensuite à rassembler, à unir dans une trame ingénieuse et d’un agréable artifice. « L’Antiquité, pensait-il, n’est qu’une étude de rapports. » Plus on a vu de monuments, plus on a de textes sous la main, et plus on est en état de les éclaircir les uns par les autres. On voit sa méthode, qui fut toute d’assemblage et de marqueterie. Le docte Tillemont, dans ses Histoires ecclésiastiques, a fait ainsi : plein d’exactitude et de scrupule, il ne marche jamais sans un texte ancien, et, s’il y ajoute quelque chose de son cru, il l’indique par des crochets dans le courant du récit, de peur qu’on ne puisse confondre à aucun moment l’autorité et le commentaire. L’abbé Barthélemy ne pousse pas le scrupule si loin ; il est le Tillemont de la Grèce, en ce sens qu’il compose volontiers son texte de la quantité de ses petites notes mises bout à bout ; mais, cherchant de plus l’agrément et animé du désir de plaire, il a donné à tout cela le plus de liaison qu’il a pu ; il a dissimulé les sutures ; il a insinué avec sobriété les explications ingénieuses ; il y a mêlé, comme par un courant secret, une vague allusion continuelle, un tour de réflexion qui porte sur nos mœurs, sur notre état de société. On ne saurait s’étonner qu’il ait mis trente ans de sa vie à ce travail curieux et d’un détail infini, à cette fabrique industrieuse, où la verve ne le soutenait pas.

Ayant fait choix de son jeune Scythe voyageur pour le faire parler et juger de la Grèce vers le temps d’Épaminondas et de Philippe, il s’est donné beaucoup de peine pour introduire l’examen de certaines questions que la vue de la Grèce, à cette date, ne soulevait pas, pour en éluder et en écarter adroitement certaines autres, et pour atteindre à une sorte de vraisemblance froide dont on ne lui sait aujourd’hui aucun gré. Toutefois ceux qui, dans leur enfance, ont pris plaisir (et je suis de ceux-là) à la lecture d’Anacharsis, ont, par devoir et reconnaissance, quelques raisons favorables à présenter. Il y a dans l’ouvrage de Barthélemy une qualité à laquelle on est trop peu sensible à présent, il y a de la composition et de la liaison. L’introduction élégante et assez animée, qui résume l’histoire des siècles antérieurs de la Grèce, fait le frontispice du monument. Le Voyage proprement dit s’ouvre avec bonheur et avec émotion par une visite à Épaminondas, le plus parfait des héros anciens ; il se termine, au dernier chapitre, par un portrait du jeune Alexandre : le récit tout entier s’encadre entre cette première visite à Thèbes, où le sujet apparaît dans toute sa gloire, et la bataille de Chéronée, où périt la liberté de la Grèce. Dans l’intervalle on a mille diversions instructives, des retours vers l’antique histoire, des conversations dans les bibliothèques, des dissertations érudites et non épineuses, des rencontres d’hommes célèbres peints avec assez de physionomie et de vérité, des chapitres tout à fait heureux dans le genre tempéré, tels que la visite qu’on fait à Xénophon à Scillonte. En un mot, dans Anacharsis le courant n’est jamais rapide, mais il suffit pour porter le lecteur qui n’est pas trop impatient, et à qui une élégante douceur, munie d’exactitude, fait pardonner le manque de nerf et d’originalité.

Barthélemy, dans sa vue de la Grèce, n’a rien d’un Montesquieu : « Il faut que chaque auteur suive son plan, a-t-il dit ; il n’entrait pas dans le mien d’envoyer un voyageur chez les Grecs pour leur porter mes pensées, mais pour m’apporter les leurs autant qu’il lui serait possible. » Il reste à savoir pourtant si les pensées des Grecs, exprimées par eux et traduites sous nos yeux sans explication préalable, sont suffisamment à notre usage. On aurait voulu qu’au lieu de décrire minutieusement les constitutions et le gouvernement d’Athènes et des anciennes républiques, Barthélemy fît mieux sentir les différences tranchées qu’elles ont avec la société moderne, l’esclavage qui en était le fondement, l’oppression des races vaincues, les droits de citoyen exclusivement réservés à un petit nombre d’habitants, là même où il semble que la multitude domine. Geoffroy, en de sévères et justes articles qu’il a insérés dans L’Année littéraire (1789), a noté, et point du tout en homme de collège, ces graves défauts et ces lacunes de l’ouvrage. L’abbé Barthélemy, en introduisant et en faisant parler constamment un personnage du passé, se retranchait la ressource des considérations modernes et vraiment politiques ; mais, eût-il parlé en son propre nom, il se les fût également interdites : elles n’entraient pas dans la nature de son esprit. Il s’en tenait aux analogies mondaines et de surface, et, si j’ose dire, aux ressemblances parisiennes qu’amenaient ces noms d’Aspasie ou d’Alcibiade, et il n’entamait pas les comparaisons du fond. On lit dans la Correspondance de Grimm quelques pages écrites après une lecture d’Anacharsis et traitant du gouvernement d’Athènes ; ce court chapitre, à la veille de la Révolution, en disait plus que toutes les notes minutieusement enchâssées de Barthélemy. Après avoir relevé les principaux traits de cette constitution populaire d’Athènes et de l’esprit du peuple athénien, après avoir signalé l’influence souvent souveraine de ses grands hommes, des Thémistocle et des Périclès, Grimm (ou l’auteur, quel qu’il soit, de ce chapitre) tirait hardiment cette conclusion :

Il est donc permis de dire que la démocratie la plus démocratique qu’il y ait eu peut-être au monde n’eut point de moyen plus sûr de se soutenir que de cesser souvent de l’être, et que c’est toutes les fois qu’elle fut le moins démocratique de fait qu’elle jouit aussi du sort le plus brillant, le plus véritablement digne d’envie.

Barthélemy n’a point de ces vues d’ensemble comme politique et comme philosophe ; il n’en a point davantage comme peintre. Son style, ai-je dit, a de la douceur, il a même par endroits de l’émotion et de la sensibilité. On pourrait citer des morceaux très travaillés et d’un gracieux effet, tels que celui qu’on lit dans son introduction sur l’antique mythologie : « Tous les matins ; une jeune déesse, etc… » ; et aussi la peinture célèbre du printemps de Délos : « Dans l’heureux climat que j’habite, le printemps est comme l’aurore d’un beau jour… » (Chap. lxxvi.) — Mais, là même encore, on sent le thème traité et caressé à tête reposée par une plume habile et polie, plutôt qu’un tableau embrassé par l’imagination, ou vivement saisi d’après nature. C’est de l’Isocrate descriptif, rien de plus.

Chateaubriand, dans son premier et confus ouvrage, dans son Essai sur les révolutions, est parti, en quelque sorte, du Voyage d’Anacharsis, pour les comparaisons continuelles de l’Antiquité avec le monde moderne ; mais, dès les premiers pas qu’il fait sur les traces de son devancier, comme on sent qu’il pénètre bien au-delà ! Ce talent énergique et brillant commence d’abord, et à tout hasard, par donner des coups d’épée à travers son sujet, et de cette épée jaillissent des éclairs. Il semble qu’il faille que tout talent, tout génie nouveau entre ainsi dans les sujets l’épée à la main, comme Renaud dans la forêt enchantée, et qu’il doive frapper hardiment jusqu’à ce qu’il ait rompu le charme : la conquête du vrai et du beau est à ce prix.

Lorsque Chateaubriand eut visité la Grèce, elle eut parmi nous un peintre. Je ne veux pas dire qu’il la peignit simplement, ni de la manière qu’elle-même, en son meilleur temps, eût préférée ; je dis seulement qu’avec les moyens et les procédés de couleur qui étaient à lui, il nous rendit vivement la sensation de la Grèce. Il arrive à Athènes ; il monte d’abord à la citadelle ; comme un vainqueur, il a choisi tout aussitôt son camp ; il établit son point de vue souverain : relisez cette page de l’Itinéraire. De là il décrit les collines, les monuments d’alentour ; il évoque, il recrée en idée l’antique cité, le théâtre retentissant d’applaudissements, les flottes sortant du Pirée, les jours de Salamine ou de Délos. Il n’y a rien de plus glorieux au soleil et de plus lumineux que cette peinture. Avec Barthélemy ou avec son jeune Anacharsis, qui est censé arriver pour la première fois à Athènes, on n’a rien de pareil : on parcourt les rues une à une à perte d’haleine, et sans coup d’œil. On sent le guide en peine et qui ne s’en tire qu’avec effort : on n’arrive qu’à la fin au pied de l’escalier qui conduit à la citadelle ; on le monte lentement et avec fatigue. Le coup d’œil général vient trop tard, et est faible. Tout nous le dit, Barthélemy a lu, mais n’a pas vu.

Au moral, cela est vrai comme dans le pittoresque. L’ingénieuse exactitude de Barthélemy n’est pas toujours la vraie. On a beau reproduire textuellement la note du passé, le sens littéral n’est pas le sens profond ; celui-ci échappe si le génie ne le retrouve pas, et il ne l’obtient souvent qu’en l’arrachant : les âges d’autrefois, en s’éloignant de nous et en retombant dans leur immobilité, deviennent des sphinx ; il faut les forcer à rendre leur secret. Un Niebuhr, un Otfried Müller savent tirer des textes et des monuments ce qu’un autre moins hardi et moins pénétrant n’y aurait pas vu. Il n’y a de vrai souvenir que celui qui vit. Il faut, a-t-on dit, une part d’imagination et de création même pour le souvenir.

Je reviens à Chateaubriand, lequel, mis en regard de Barthélemy, nous est une lumière. Tous les deux ont leur cap Sunium qu’ils ont décrit. Barthélemy y a supposé Platon entouré de quelques disciples, et discourant sur la formation du monde. Il s’est plu, pour amener et encadrer ce discours, à décrire une tempête suivie d’un retour à la sérénité. Sa description, dont je ne cite qu’une partie et que les curieux peuvent chercher en entier (chap. lix), est vague et assez commune dans ses images. On la dirait imitée d’une tempête de l’Énéide, et faite de seconde main ; par exemple :

Cependant l’horizon se chargeait au loin de vapeurs ardentes et sombres ; le soleil commençait à pâlir ; la surface des eaux, unie et sans mouvement, se couvrait de couleurs lugubres dont les teintes variaient sans cesse, etc. Toute la nature était dans le silence, dans l’attente, dans un état d’inquiétude qui se communiquait jusqu’au fond de nos âmes. Nous cherchâmes un asile dans le vestibule du temple, et bientôt nous vîmes la foudre briser à coups redoublés cette barrière de ténèbres et de feux suspendue sur nos têtes ; des nuages épais rouler par masses dans les airs, etc… Tout grondait, le tonnerre, les vents, les flots, les antres, etc… L’aquilon ayant redoublé ses efforts, l’orage alla porter ses fureurs dans les climats brûlants de l’Afrique. Nous le suivîmes des yeux, nous l’entendîmes mugir dans le lointain ; le ciel brilla d’une clarté plus pure ; et cette mer, dont les vagues écumantes s’étaient élevées jusqu’aux cieux, traînait à peine ses flots jusque sur le rivage.

Cette peinture est assurément suffisante, mais elle n’a rien d’éclatant. Quant à Chateaubriand, le vrai voyageur, arrivé dans les mêmes lieux, il nous dit :

Au coucher du soleil, nous entrâmes au port de Sunium : c’est une crique abritée par le rocher qui soutient les ruines du temple. Nous sautâmes à terre, et je montai sur le cap.

Les Grecs n’excellaient pas moins dans le choix des sites de leurs édifices que dans l’architecture de ces édifices mêmes. La plupart des promontoires du Péloponnèse, de l’Attique, de l’Ionie et des îles de l’Archipel étaient marquée par des temples, des trophées ou des tombeaux. Ces monuments, environnés de bois et de rochers, vus dans tous les accidents de la lumière, tantôt au milieu des nuages et de la foudre, tantôt éclairés par la lune, par le soleil couchant, par l’aurore, devaient rendre les côtes de la Grèce d’une incomparable beauté : la terre, ainsi décorée, se présentait aux yeux du nautonier sous les traite de la vieille Cybèle qui, couronnée de tours et assise au bord du rivage, commandait à Neptune, son fils, de répandre ses flots à ses pieds.

Et après quelque retour de pensée sur la manière dont le christianisme, lui aussi, savait placer et asseoir ses vrais monuments, ses antiques abbayes, au fond des bois ou sur la cime des montagnes :

Je faisais ces réflexions à la vue des débris du temple de Sunium… Je découvrais au loin la mer de l’Archipel avec toutes ses îles ; le soleil couchant rougissait les côtes de Zéa et les quatorze belles colonnes de marbre blanc au pied desquelles je m’étais assis. Les sauges et les genévriers répandaient autour des ruines une odeur aromatique, et le bruit des vagues montait à peine jusqu’à moi.

En entendant ces nombres heureux et cette musique nouvelle unie à la couleur, on se rappelle le mot de Chênedollé, que « Chateaubriand est le seul écrivain en prose qui donne la sensation du vers ; d’autres ont eu un sentiment exquis de l’harmonie, mais c’est de l’harmonie oratoire : lui seul a une harmonie de poésie ».

Chez Barthélemy, Platon commence à parler ; la vue de cette tempête ayant amené l’entretien sur les époques primitives de la nature, sur le débrouillement du monde au sein du chaos, il débute en disant : « Faibles mortels que nous sommes ! est-ce à nous de pénétrer les secrets de la Divinité, nous, dont les plus sages ne sont auprès d’elle que ce qu’un singe est auprès de nous ?… » Ici Barthélemy a beau mettre une note pour citer son auteur, ce mot de singe, prononcé tout d’abord et dès l’exorde, en un tel lieu et dans un tel ordre d’idées, détonne et jure. Peu m’importe que Platon ait pu dire cela en effet ailleurs : Barthélemy a été conduit ici à faire une faute de goût par érudition.

Si vous voulez faire parler Platon au Sunium (ce qui est difficile), inspirez-vous de lui à l’avance, remplissez-vous de son esprit et de ses formes ; et alors, si l’imagination vous le dit, parlez de source et en toute abondance de cœur, improvisez un moment ; mais ne venez point citer de mémoire des centons cousus ensemble de ses pensées. Chez Barthélemy, l’imagination (s’il en avait) est toujours « tenue en lisière par l’érudition ».

Chateaubriand, là encore, a été mieux inspiré. Assis en ce lieu sublime et d’où il embrasse tout l’horizon, il ne se met point à discourir sur la formation du monde ; ce sont de ces sujets à garder pour le sommet de l’Etna ; mais il médite sur les ruines mêmes de la Grèce ; il se demande quelles sont les causes qui ont précipité la chute de Sparte et d’Athènes, et ces considérations d’une haute et sommaire histoire, pleines de vigueur et environnées de lumière, nous montrent à la fois ce qui manque dans les deux sens à l’estimable ouvrage de l’abbé Barthélemy.

Sa faiblesse d’invention et de poésie ne paraît nulle part plus à nu que dans les trois élégies en prose qu’il a voulu consacrer aux guerres de Messénie (et d’où, plus tard, Casimir Delavigne empruntera l’idée et le titre même des Messéniennes). Barthélemy, en voulant se forcer, confond tous les tons ; il s’y ressouvient, en commençant, des chœurs d’Esther et des psaumes hébreux de la captivité ; puis il parle au nom des cœurs sensibles de tous les temps et de tous les pays. Les images qu’il affecte, emphatiques et vagues, ne sortent guère des tonnerres, des volcans, et de cet arsenal commun qui n’est bon que dans les dictionnaires de poésie. Il n’y a pas là d’imagination véritable ; la métaphore, chez lui, ne naît jamais tout armée ni avec des ailes.

Le vieux Ducis disait de Chateaubriand, qui lui avait accordé un éloge : « Ce qu’il a dit de moi n’est point une chose vulgaire, ni dite vulgairement : il a le secret des mots puissants. » C’est ce secret que cherche Barthélemy et qu’il n’atteint pas. Il n’a pas non plus, comme Bernardin de Saint-Pierre, cette magie plus douce des mots virgiliens. Il n’a que l’élégance et une certaine douceur de nombre.

Je ne veux pas trop presser ses défauts, on les sent trop bien aujourd’hui ; mais il eut, à son moment, sa grâce et son utilité relative. L’idée qu’on se faisait de la Grèce, de cette littérature et de cette contrée célèbre, n’a pas toujours été la même en France, et elle a passé depuis trois siècles par bien des variations et des vicissitudes. Si l’on nous faisait autrefois de l’ancienne Grèce une image trop amollie et trop riante, ne nous la fait-on pas trop dure et trop sauvage aujourd’hui ? Au xvie  siècle, au lendemain de la Renaissance et, dans l’ivresse qui la suivit, nos poètes français imitèrent les Grecs sans sobriété et sans goût ; ils manquèrent les grandes parties par l’excès de leur imitation même ; ils ne réussirent à bien rendre que les petits auteurs, les odes gracieuses, anacréontiques, quelques idylles tombées du trésor de l’Anthologie. Amyot, se prenant à Longus et à Plutarque, propageait mieux la littérature grecque, et en faisait plus sûrement aimer la prose. Au xviie  siècle, la Grèce ne fut pas aussi bien comprise ni aussi fidèlement retracée qu’on se le figure : Boileau qui, à la rigueur, entendait Homère et Longin, est cependant bien plus latin que grec ; Racine, dans ses imitations de génie et en s’inspirant de son propre cœur, n’a reproduit des anciens chefs-d’œuvre tragiques que les beautés pathétiques et sentimentales, si l’on peut dire, et il les a voulu concilier aussitôt avec les élégances françaises. Fénelon seul, sans songer à copier ni à inventer, et par une simplicité naturelle de goût, a retrouvé sous sa plume et recommencé facilement la Grèce. Au xviiie  siècle, Bernardin de Saint-Pierre, sans en avoir jamais étudié la langue, est celui qui, en quelques-unes de ses pages, en devine et en révèle le mieux le génie. André Chénier y atteindra à la fois par la race, par l’étude et le talent, et il nous y ramènera jusque dans les moindres sentiers. En attendant qu’il fût connu, et que ses élégies, confiées à l’amour ou à l’amitié, dussent se répandre après sa mort par la bouche des admirateurs, on avait, à la fin du xviiie  siècle, un goût croissant et plus ou moins bien entendu pour l’antique : c’est ce goût et presque cette mode que le Voyage du jeune Anacharsis est venu servir et accélérer. On peut dire que, par l’abbé Barthélemy, la Grèce, à un moment, fit fureur dans les salons et dans les boudoirs. On lit dans les Mémoires de Mme Lebrun (le gracieux peintre) l’histoire d’un souper improvisé après une lecture d’Anacharsis ; tous les convives étaient costumés à la grecque, et la cuisine même avait une saveur d’Antiquité. On servit un gâteau fait avec du miel et du raisin de Corinthe ; on but du vin de Chypre ; et l’on essaya même, je crois, du brouet de Lacédémone. Le Brun-Pindare y récita des imitations d’Anacréon.

Ces imitations de Le Brun sont plus grecques que ne se les permettait Barthélemy. Quand il a quelque passage de Sapho ou de Sophocle à traduire en vers dans son Voyage, il recourt volontiers à la muse de l’abbé Delille. La Grèce de l’abbé Barthélemy répond bien, en effet, à ce que paraît la campagne romaine dans les Géorgiques de l’autre spirituel abbé. L’utilité littéraire de tous deux fut du même ordre et du même genre.

Chateaubriand, Paul-Louis Courier et Fauriel nous ont, depuis, suffisamment corrigés de cette Grèce-là, qui se sentait du voisinage de Chanteloup, d’Ermenonville ou de Moulin-Joli. Depuis quelque temps une autre Grèce est redevenue de mode, plus franche, assure-t-on, plus réelle et mieux calquée sur les originaux, souvent aussi trop peu élégante. J’applaudis de grand cœur à ces importations quand elles sont consciencieuses et fidèles, en me disant toutefois qu’elles sembleraient annoncer, en récidivant, une certaine disette originale, et qu’il ne les faut point prolonger. La conclusion à tirer pour moi de cette longue suite d’essais où l’on a été tour à tour dans les extrêmes et où l’on a si rarement atteint le point précis, c’est qu’on ne transporte pas une littérature dans une autre, ni le génie d’une race et d’une langue dans le génie d’un peuple différent ; que, pour bien connaître la Grèce et les Grecs, il faut beaucoup les lire et en très peu parler, si ce n’est avec ceux qui les lisent aussi, et que, pour en tirer quelque chose dans l’usage courant et moderne, le plus sûr encore est d’avoir du talent et de l’imagination en français.

Si l’abbé Barthélemy avait eu plus de cette originalité naturelle et de cette inspiration vive, on lui pardonnerait dans l’exécution quelques infidélités ; malgré tous ses soins en effet, malgré son application à ne point cheminer sans ses notes érudites, son livre peut se considérer, dans certaines parties, comme une production moderne et personnelle. C’est ainsi que, vers la fin, dans le séjour à Délos, il n’a pu s’empêcher de se donner carrière : l’homme s’est révélé ; il a placé dans la bouche de Philoclès ses propres idées sur le bonheur, sur la société, sur l’amitié, et a introduit par extraits cet ancien petit Traité de morale qu’il avait composé bien des années auparavant pour le neveu de M. de Malesherbes. Chacun sait qu’il a célébré M. et Mme de Choiseul dans son ouvrage, sous les noms d’Arsame et de Phédime ; mais on n’a pas remarqué qu’il les loue en trois passages différents, au premier chapitre, à l’avant-dernier, et de plus au milieu et au cœur de l’ouvrage (chap. lxi), distribuant de la sorte, avec intention, ces chères parties de son âme dans les endroits principaux du monument. Lorsque Barthélemy publiait son voyage, M. de Choiseul était mort depuis 1785 ; Mme de Choiseul existait et était destinée à survivre à l’ami qui la célébrait si délicatement.

Le Voyage d’Anacharsis avait paru depuis quelques mois, et le succès allait aux nues : une place devint vacante à l’Académie française par la mort du grammairien Beauzée, et Barthélemy, choisi tout d’une voix pour lui succéder, fut reçu dans la séance publique de la Saint-Louis (août 1789). Le chevalier de Boufflers lui répondit, et eut les honneurs de la séance par une analyse brillante du Jeune Anacharsis, dont il comparait l’auteur à Orphée. On releva dans le discours de Barthélemy quelques néologismes : il disait en parlant des États généraux et des espérances, déjà troublées, qu’ils faisaient naître : « La France… voit ses représentants rangés autour de ce trône, d’où sont descendues des paroles de consolation qui n’étaient jamais tombées de si haut. » La singularité de cette phrase, selon la remarque de Grimm, fut fort applaudie : Barthélemy inaugurait à l’Académie le style parlementaire et ce qu’on a tant de fois répété des discours du trône. Il avait dit, à un autre endroit, en célébrant l’invention de l’imprimerie, et en sacrifiant légèrement aux idées enthousiastes du moment : « Un jour éternel s’est levé, et son éclat toujours plus vif pénétrera successivement dans tous les climats ! »

L’abbé Barthélemy devait avoir, au fond du cœur, moins de facilité à bien augurer de l’avenir : c’est lui qui avait écrit dans une lettre de Callimédon à Anacharsis, en parlant des préjugés et des superstitions populaires : « Mon cher Anacharsis, quand on dit qu’un siècle est éclairé, cela signifie qu’on trouve plus de lumières dans certaines villes que dans d’autres, et que, dans les premières, la principale classe des citoyens est plus instruite qu’elle ne l’était autrefois. » Quant à la multitude, sans excepter, disait-il, celle d’Athènes, il la croyait peu corrigible et peu perfectible, et il ajoutait avec découragement : « N’en doutez pas, les hommes ont deux passions favorites que la philosophie ne détruira jamais : celle de l’erreur et celle de l’esclavage. » Tout en pensant ainsi, il n’avait nulle misanthropie d’ailleurs, et n’était point porté à se noircir la nature humaine : « En général, disait-il, les hommes ont moins de méchanceté que de faiblesse et d’inconstance. »

Les événements de la Révolution vinrent coup sur coup contrister son cœur, et détruire l’édifice si bien assis de sa fortune. Il avait eu jusque-là une existence des mieux arrangées et des plus heureuses ; il la vit chaque jour se détacher pièce à pièce et lui échapper. Il avait le bon esprit d’étouffer sa plainte, en songeant à l’oppression de tous et à la calamité commune :

Je ne vous parle que littérature, écrivait-il à M. de Choiseul-Gouffier en mars 1792, parce que tout autre sujet afflige et tourmente. J’en détourne mon esprit autant qu’il m’est possible. Nous en sommes au point de ne devoir songer ni au passé ni à l’avenir, et à peine au moment présent. Je vais aux Académies, en très peu de maisons, quelquefois aux promenades les plus solitaires, et je dis tous les soirs : Voilà encore un jour de passé.

Bientôt les académies, sa patrie véritable, lui manquèrent ; elles furent abolies. Il lui restait son Cabinet des médailles ; mais de tels asiles, dans les temps de révolution, ne sont point inviolables et sacrés. Dans tous les établissements publics où il s’emploie un certain nombre d’hommes, il s’en trouve toujours un qui, d’ordinaire placé dans les rangs inférieurs, a amassé durant des années en silence des trésors de fiel et d’envie ; et, le jour d’une révolution survenant, cet homme se lève contre les autres qui ne le connaissaient même pas jusque-là, il devient leur ennemi ulcéré et leur dénonciateur. C’est ce qui arriva alors à la Bibliothèque du roi. Un employé, Tobiezen-Dubi, dénonça tous ses supérieurs, et sa délation fit foi. Barthélemy fut conduit, le 2 septembre 1793, à la maison d’arrêt des Madelonnettes.

Mme de Choiseul, aussitôt qu’elle en eut la nouvelle, se mit en mouvement et fit des démarches auprès du représentant Courtois, qui se rendit au Comité de sûreté générale. Il y plaida vivement pour le vieillard inoffensif dont le succès littéraire et applaudi de tous était encore si récent. Il trouva partout de l’écho, et il n’y eut qu’une voix opposante : ce fut celle d’un auteur autrefois très protégé de la Cour, Laignelot, qui avait fait une tragédie d’Agis quelques années avant la publication et le succès d’Anacharsis, et qui en avait conçu de la jalousie de métier. Barthélemy sortit de prison après seize heures d’arrestation seulement.

Le ministre de l’Intérieur Paré, dans une lettre honorable écrite en style d’Anacharsis, s’empressa d’annoncer à Barthélemy, pour réparer cette rigueur d’un moment, qu’il était nommé garde général de la Bibliothèque. Barthélemy fut touché, mais refusa ; il se contenta de rester à ses médailles ; il revint même, vers la fin, à cette étude favorite avec quelque chose de ce renouvellement de goût que tout vieillard retrouve volontiers pour les premières occupations de sa jeunesse. Cependant les ressorts de la vie étaient usés chez lui ; on a remarqué que le désir de plaire, « qui fut peut-être sa passion dominante », l’abandonnait insensiblement ; un deuil habituel enveloppait son âme ; la Révolution lui semblait, comme il l’appelait, une révélation qui déconcertait les idées modérément indulgentes qu’il s’était formées jusque-là de la nature humaine. L’amitié seule et la pensée de Mme de Choiseul l’animaient encore, et son dernier soin, dans ses derniers jours, fut pour elle et pour qu’on lui ménageât l’émotion que la nouvelle de son état devait lui causer.

Il mourut le 30 avril 1795, dans sa quatre-vingtième année : Mme de Choiseul lui survécut encore six ans, et ne mourut que sous le Consulat, en novembre 180130. Dans une des séances de la Convention qui suivirent la mort de Barthélemy, Dusaulx, l’ancien ami de Jean-Jacques et le traducteur de Juvénal, monta à la tribune, et prononça de lui un éloge, dans lequel il recommandait les neveux du défunt à la sollicitude de la patrie.

Barthélemy, disait-il dans ce langage sentimental du temps, mais où perçait une affection sincère, Barthélemy fut un excellent homme à tous égards. Ceux qui l’ont connu ne savent lequel admirer le plus, ou son immortel Anacharsis, ou l’ensemble de sa vie. Un seul trait vous peindra la douceur de son âme philanthropique : « Que n’est-il donné à un mortel, s’écriait-il souvent, de pouvoir léguer le bonheur ! »

À cette maxime affreuse d’aimer ses amis comme si on devait les haïr un jour, Barthélemy aimait à substituer, d’après un ancien, cette autre maxime plus consolante et plus humaine : « Haïssez vos ennemis comme si vous deviez les aimer un jour. »

Barthélemy marque la fin du xviiie  siècle dans son plus honorable déclin. Doux, savant, modeste, né pour la vie académique et pour ses ingénieuses recherches, né pour la vie privée, pour ses plus affectueuses et ses plus agréables élégances, il offre en lui un composé des plus distingués et tout à fait flatteur ; mais il n’eut pas le grand goût, ni même cet autre goût qui n’est pas le plus simple ni le plus pur, mais qui, aux époques avancées, trouve des rajeunissements imprévus. Il manque d’essor, de chaleur et de flamme. Il n’a pas ce sentiment vif de la vérité, cette ardeur parfois sèche et plus souvent féconde qui ne s’attache qu’à elle et rejette les faux ornements. Il reste trop aisément entre la réalité et la poésie, à mi-chemin de l’une et de l’autre, c’est-à-dire en partie dans le roman. Il n’a pas assez d’imagination pour revenir, par une évocation heureuse, à la vérité historique vivante. Et pourtant, à défaut de puissance, il y a dans sa manière un ton soutenu, une douce mesure, une certaine harmonie qui, aux bons endroits, et quand on s’y prête à loisir, n’est pas sans action ni sans charme.