Première partie
Nouvelles dissociations d’idées
La gloire et l’idée d’immortalité
I
L’idée de gloire n’est pas des plus difficiles à résoudre. On la peut identifier avec l’idée générale d’immortalité dont elle n’est qu’une des formes secondaires, et des plus naïves ; elle n’en diffère que par la substitution de la vanité à l’orgueil. Là, nous avons l’idée de durée fortifiée par l’orgueil d’un être qui se croit une importance immortelle, mais consent à jouir sans fracas d’une pérennité absolue ; ici, la vanité, remplaçant l’orgueil, écarte l’idée d’absolu, ou, se déclarant incapable de l’atteindre, s’accroche à un désir, d’éternité sans doute, mais d’éternité objective, sensible à autrui, d’éternité un peu de parade et qui perd en bruit répandu par le monde ce que l’immortalité absolue gagne en profondeur et en orgueilleuse humilité.
Les mots abstraits définissent mal une idée abstraite ; il vaut mieux s’en rapporter à l’opinion commune. La gloire, on sait ce que c’est ; la gloire littéraire, tout écrivain se l’imagine. Rien de plus clair que ces sortes d’illusions ; rien de plus clair que le désir ou que l’amour. Les définitions, où les dictionnaires seuls sont obligés, contiennent de réalité ce que contient de vie obscure et grouillante un filet relevé mal à propos de la mer où il attendait sa proie ; des varechs s’y tordent et de grêles bêtes y meuvent leurs pattes translucides, et voici toutes sortes d’hélices ou de valves qu’une sensibilité mécanique tient, forcloses, mais la réalité, qui était un gros poisson, a, d’un coup de queue, passé par-dessus bord. En général, les phrases nettes et claires n’ont aucun sens, ce sont des gestes affirmatifs qui suggèrent l’obéissance, et voilà tout. L’esprit humain est si complexe et les choses sont si enchevêtrées les unes dans les autres que, pour expliquer un brin de paille, il faudrait démonter tout l’univers ; et il n’est dans aucune langue aucun mot de race sur lequel une intelligence lucide ne puisse bâtir un traité de psychologie, une histoire du monde, un roman, un poème, un drame, selon les jours et la qualité de la température. La définition, c’est le sac de farine comprimée et qui tient dans un dé. Que pouvons-nous faire de cela, si nous n’explorons pas les mers antarctiques ? Il est plus à propos de passer au microscope une pincée de farine et d’y chercher avec patience parmi le son le vivant amyle. Dans les résidus laissés par l’analyse de l’idée d’immortalité, on trouvera l’idée de gloire à l’état brillant de paillette.
L’homme se croit encore la dernière œuvre de la force créatrice. Darwin, corroborant la Bible, n’a fait qu’au sixième jour sortir des limbes le couple humain. Et les savants les plus qualifiés en sont là, et cela permet ces écrits douteux où l’on célèbre les équivoques accordailles de la Science et de la Foi. Mais le darwinisme va s’évanouir devant des notions plus précises. Demain nous ne serons plus tenus de croire que la génitrice du monde, ayant organisé sans idées morales les espèces inférieures, inventa l’homme pour déposer dans son cerveau un principe dont elle s’était fort bien passée elle-même au cours de ses travaux préparatoires. Si l’homme n’est plus la dernière venue des créatures, si l’homme est un animal fort ancien dans l’histoire de la vie, si la fleur de l’arbre vital est, non pas Adam, mais la Colombe, toute la métaphysique de la morale va crouler. Quoi, après ce chef-d’œuvre, l’Homme, Il (ou Elle, selon le mot nul que l’on suppose) s’est abaissé à faire l’oiseau ! Quoi, la grue après l’ancêtre d’Abraham ! Cela est ainsi. Les travaux de M. Quinton1 ne vont plus permettre d’en douter. Il devient certain que l’intelligence humaine, loin d’être le but de la création, n’en est qu’un accident, et que les idées morales ne sont que des végétations parasites nées d’un excès de nutrition. Les phénomènes intelligence, conscience morale, et tous les titres de noblesse énumérés dans le parchemin, auraient pu, sans doute, apparaître chez n’importe quelle autre espèce ; les oiseaux, dont l’évolution n’est pas finie, n’en seront peut-être pas exemptés. Leur système artériel est bien supérieur à celui de l’homme, plus simple et plus solide ; ils peuvent manger sans s’interrompre de respirer ; ils volent, ils parlent, ils peuvent réciter les Droits de l’homme ou le Symbole de Nicée, exercices suprêmes de bien des hommes. L’oiseau, roi chronologique de la création, est demeuré jusqu’ici, et malgré ses perfectionnements, un animal ; la série des oiseaux ne semble pas, pour l’intelligence, supérieure à la série des mammifères, où l’homme figure à titre d’inexplicable exception. On ne pourrait donc considérer l’intelligence comme une finalité que si chacune des espèces animales était rigoureusement déterminée et fixe. C’est l’opinion, au moins provisoire, de M. Quinton. Les espèces, depuis qu’elles sont espèces, depuis que les individus qui la composent se reproduisent en des êtres identiques à eux-mêmes, les espèces, telles que définies, par ces syllabes, espèce, peuvent disparaître ; Elles ne peuvent plus se modifier. L’homme a très certainement passé par des états divers où il n’était pas un homme ; mais du jour où l’homme a produit un homme, l’humanité était immuable. Il est donc possible que l’intelligence humaine, au lieu d’être un accident, une dérogation, ait été déterminée, dès l’origine, comme la main humaine, comme les pieds humains, comme les cheveux humains. Elle aurait donc, dans l’univers, un rôle normal et logique, et son excès même, le génie, ne serait plus qu’une exubérance de force. Mais il resterait à expliquer la stupidité de l’oiseau ; serait-ce le témoignage de la dégénérescence intellectuelle des forces créatrices ? L’opinion la plus probable est que l’intelligence est une excroissance comme la galle du chêne ; quel est l’insecte qui nous a fait cette piqûre ? Nous ne le saurons jamais.
Que l’intelligence soit, comme le croyait Taine, un produit normal du cerveau, ou qu’elle soit une maladie, cela importe peu, d’autant plus qu’une tare qui se transmet telle quelle de génération en génération finit par perdre ses caractères pathologiques ; elle fait partie intégrale et normale de l’organisme2. Cependant son origine accidentelle se trouve corroborée par ceci : excellent instrument pour les combinaisons aprioristes, l’intelligence est, spécialement, dirait-on, inapte à percevoir les réalités. C’est à cette infirmité que sont dues les métaphysiques, les religions et les morales. Comme le monde extérieur ne peut arriver à la conscience qu’en se faisant identique à la conscience, qu’en épousant avec scrupule tous les replis de la poche et tous ses détours, il arrive qu’en croyant avoir une image du monde nous n’avons qu’une image de nous-mêmes. Certains redressements sont possibles ; l’analyse des phénomènes de la vision nous a fait admettre cela ; par la comparaison de nos sensations et de nos idées avec ce que nous pouvons comprendre des sensations et des idées d’autrui, on arrive à déterminer des moyennes probables ; mais surtout des moyennes négatives. On dresserait plus facilement une liste des non-vérités qu’une liste des vérités. Affirmer que telle religion est fausse ne dénote plus une grande hardiesse d’esprit ni même beaucoup d’esprit ; la véracité d’aucune religion n’est plus un sujet de controverse que pour les différents clergés européens dont c’est le gagne-pain ou pour ces rationalistes attardés qui guettent toujours, comme leur maître Kant, l’heure propice et lucrative des conversions opportunes. Mais à la question naïve de ces esprits qui ont horreur du vide, comme la nature du xviie siècle : Par quoi remplacez-vous cela ? Nul ne peut répondre. Il suffit, et c’est assez beau, d’avoir transmué en non-vérité, une vérité. Le métier supérieur de la critique ce n’est pas même, comme le proclamait Pierre Bayle, de semer des doutes ; il faut aller plus loin, il faut détruire, il faut incendier. L’intelligence est un instrument excellent de négation ; il est temps de l’utiliser, et de cesser de vouloir élever des palais avec des pioches et des torches.
L’histoire de l’idée d’immortalité est un bon exemple de notre impuissance congénitale à percevoir les réalités autrement que réformées et retravaillées par l’entendement. L’idée d’immortalité est née de la croyance au double. Pendant le sommeil et alors que le corps est inerte, il y a une partie de l’homme qui se meut, qui voyage, qui combat, qui mange, jouit ou souffre, exerce tous les phénomènes de la vie ; cette partie de l’homme, ce double de l’homme, ce corps astral, survit à la décomposition du corps matériel dont il conserve les usages et les besoins. Telle est sans doute l’origine de la croyance à ce que nous appelons, depuis l’hellénisme, l’immortalité de l’âme ; à un stade plus ancien, la religion égyptienne est basée sur la théorie du double : c’est pour les doubles et non pour les âmes qu’on dispose des nourritures réelles, et plus tard symboliques, dans les tombeaux. Mais la religion égyptienne est déjà surchargée de l’idée de justice, d’équilibre ; on pèse les doubles dans les balances du bien et du mal ; la métaphysique de la morale a obscurci l’idée primitive d’immortalité, qui n’est autre chose que l’idée pure de durée indéfinie.
Pour les théologiens, pour les philosophes▶, s’il y en a encore à professer ces honnêtes doctrines, pour le commun des hommes, l’idée d’immortalité ou de vie future est intimement liée à l’idée de justice. Le bonheur éternel est une compensation accordée aux douleurs humaines ; il y a aussi, mais alors pour les seuls théologiens, de personnels supplices, par quoi sont punis les manquements aux ordres des prêtres ; et ces tourments sont encore pour les bons un surcroît de récompense et une garantie contre la promiscuité. Il y a là une sélection aristocratique, mais basée sur l’idée de bon et de mauvais, au lieu de l’être sur l’idée de force et de faiblesse. Ces étranges renversements des valeurs mettaient Nietzsche fort en colère ; il faut les accepter au moins comme des conséquences transitoires de la sensibilité de l’homme civilisé. L’homme primitif, dont les nerfs vibrent peu et dont l’intelligence est passive, ressent la souffrance, quoique amortie, mais ne ressent pas l’injustice, qui est souffrance morale. Pour retrouver un pareil état, il faut franchir les régions moyennes et interroger un Gœthe, un Taine ou un Nietzsche, les hommes chez qui l’intelligence a enfin vaincu, par son excès même, et repoussé les supplications de la pitié et les tentations sentimentales de la justice. Si l’idée d’immortalité était née dans une intelligence supérieure, elle n’aurait différé que par plus de logique, des conceptions brutales de l’humanité primitive.
M. Marillier a recueilli et coordonné tout ce qui, dans les croyances des non-civilisés, touche à la survivance de l’âme3 ; il résulte de l’ensemble des faits que l’idée de justice n’a aucunement coopéré à la conception de l’idée d’immortalité. Il y eut peu de découvertes plus importantes pour l’histoire des croyances humaines. L’idée d’immortalité fut d’abord, comme ose le dire M. Marillier, une idée purement scientifique ; elle est le grossissement et le prolongement d’un fait, mal observé, mais d’un fait. La vie future est la suite de la vie présente, et elle comporte les mêmes usages, les mêmes plaisirs, les mêmes déboires. Ce monde a, lui aussi, un double : l’autre monde. Les méchants et les bons, les forts et les faibles y continuent leur état. Parfois la vie, sans que ses éléments changent de relation, y est plus clémente ; parfois dans les mêmes conditions, pire. Si la vie future est considérée comme meilleure ou comme pire, elle est la même pour tous. Meilleure, c’est l’égalité parfaite dans les jouissances médiocres qui sont l’idéal moyen aussi bien du civilisé que du sauvage. Les tribus de la Nouvelle-Guinée, anémiées par la faim, rêvent de manger du sagou à discrétion pendant toute l’éternité. Comme on pourrait découvrir, même dans ce paradis égalitaire, une assez vague idée de compensation, donc de justice, il faut aller plus loin, à Java, où le paradis, sans doute à cause d’un excessif péage, n’était accessible qu’aux riches ; chez ces résignés où seuls les rois, les prêtres et les nobles étaient sauvés ; à Bornéo où l’au-delà, divisé en sept cercles, correspondait aux sept divisions de la hiérarchie sociale. En un autre coin de la grande île, « toute personne qu’un homme tue en ce monde devient son esclave dans l’autre ». Voilà un paradis nettement basé sur l’idée de force et une croyance qui se rit un peu de l’impératif catégorique. Non seulement le faible n’est pas « compensé », mais sa faiblesse et sa souffrance peuvent, par le caprice du fort, être portées à l’infini ; le tueur s’est acquis un profit immortel. Des sociétés où il y a de la poésie, de l’art, des rires, de l’amour, vivent encore avec une telle morale ; on peut en être contristé, on n’en est pas surpris, car il est évident que voici contre les étrangers un terrible élément de résistance. Cela a ses inconvénients : de temps en temps, à Bornéo, une troupe de jeunes Dayaks, qui n’ont pas encore tué, se précipite dans une ville et tue ; ayant ainsi gagné la vie éternelle et un esclave, ils se tiennent plus tranquilles. Chez les Shans, exterminé par un éléphant, on est privé de paradis ; mangé par un tigre, on devient tigre ; les femmes mortes en couche deviennent des lamies et hantent les tombes, pieds retournés, talons en avant. Aux Mariannes, il y a un paradis et un enfer ; la mort violente conduit en enfer, la mort naturelle conduit en paradis : ces peuples étaient de toute éternité voués à l’esclavage. En une autre région de l’Océanie, le sort de l’âme est joué par la famille du défunt à pair ou impair : impair, c’est l’anéantissement ; pair, le bonheur éternel. A Tahiti, les âmes aveugles s’en vont au hasard, sortant des corps, vers une plaine où il y a deux pierres : l’une, si on la touche d’abord, donne la vie immortelle, l’autre l’éternelle mort. Ceci est d’une absurdité presque sublime ; c’est grandiose et terrible ainsi que la prédestination. Saint Augustin la plaçait dans la nuit d’avant la naissance ; les Tahitiens la situaient dans les ténèbres d’après la mort. Le protestantisme, auquel ces pauvres gens se sont adonnés depuis, ne les a pas beaucoup changés de croyances ; en général, le plus grand effort d’un novateur religieux ou ◀philosophe▶ est de mettre, et réciproquement, à la fin ce qui se trouvait au commencement.
En s’agrégeant à l’idée d’immortalité, l’idée de justice en a donc singulièrement troublé le caractère originel ; elle a même contaminé l’idée d’immortalité terrestre, l’idée de gloire.
II
Comment la gloire, d’abord réservée aux rois et aux guerriers chantés par les poètes, a-t-elle fini par être attribuée aux poètes plus encore qu’aux héros de leurs poèmes, c’est un fait de civilisation dont l’origine exacte n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Il serait plus curieux d’apprendre par suite de quelle modification dans les mœurs ou de quel agrandissement de l’égoïsme et de la vanité, à l’idée de pérennité du nom et de l’œuvre vint s’adjoindre l’idée compliquée de justice. Un dramaturge athénien, si son œuvre était bafouée par le peuple, à quelle époque de la civilisation grecque eut-il l’audace d’en appeler à la postérité ? Connaît-on de très anciens textes où se lisent de pareilles récriminations ? La sensibilité s’est tellement accrue qu’il n’est plus à cette heure de poètereau dédaigné qui ne songe à la justice des générations futures ; l’exegi monumentum d’Horace et de Malherbe s’est démocratisé, mais comment croire que la vanité des auteurs ait eu un commencement ? Il faut l’admettre cependant, pour se tenir dans la logique des développements successifs du caractère humain. La gloire littéraire ne fut d’abord que le sentiment de la durée future de la réputation présente ; sentiment légitime et qui concorde assez bien avec les faits, car les déchéances absolues sont presque aussi rares que les réhabilitations solides. A ce moment, c’est une probabilité scientifique. Eschyle croit que la relation qui existe de son vivant entre les Suppliantes et l’opinion publique se maintiendra équivalente au cours des âges. Eschyle a raison ; mais non, s’il fait le même rêve pour les Danaïdes et les Égyptiens. Cependant Pratinas se voit dans l’avenir l’un des rivaux d’Eschyle, et Pratinas n’est plus qu’un mot, à peine un nom. L’idée de gloire, même en sa forme la plus ancienne et la plus légitime, contiendrait donc ridée de justice, au moins par prétérition, puisque sa non-réalisation nous suggère aussitôt l’idée d’injustice. Mais il ne faut pas faire raisonner d’après notre sensibilité des hommes d’une civilisation aussi ancienne. Pratinas se fût peut-être soumis au destin : il eût peut-être qualifié de fait pur et simple ce que nous nous plaisons à nommer injustice. L’idée de justice, étant soumise aux variations de la sensibilité, est des plus instables. La plupart des faits que nous rangeons aujourd’hui dans la catégorie de l’injustice, les Grecs les laissaient dans la catégorie du destin ; à d’autres, que nous jetons dans la fosse sous le nom de malheurs ou de fatalité, ils s’ingéniaient à y trouver des remèdes. En principe, quand un peuple rétrécit la catégorie destinée au profit de la catégorie injustice, c’est qu’il commence à s’avouer sa propre décadence ; l’extrême état de sensibilité à l’injustice se traduit par le bâillon du Jaïn qui ne respire qu’à travers un voile pour ne détruire aucune vie4. État de dégradation intellectuelle vers lequel marche aussi l’humanité européenne, où les végétariens mystiques furent les précurseurs des socialistes sentimentaux. N’avons-nous pas déjà les « frères inférieurs » et n’entendons-nous pas louer les machines qui épargnent aux animaux d’exercer leurs muscles ? Pleurer sur l’esclave qui tourne la roue, ou sur le poète qui chante dans le désert, signe de dépravation ; car l’esclave qui tourne la roue, c’est qu’il aime la vie plus qu’il ne souffre de son labeur, et le poète qui roucoule dans un trou comme le crapaud, c’est que sa chanson est un agréable exercice physiologique.
Les lois physiques, que des savants promulguèrent ou constatèrent, sont des aveux d’ignorance. Quand on ne peut expliquer un mécanisme, on affirme que ses mouvements s’opèrent en vertu d’une loi. Les corps tombent en vertu de la loi de la pesanteur ; cela équivaut, dans le sérieux, à la bouffonne virtus dormitiva. Les catégories sont des aveux d’impuissance. Jeter un fait dans l’abîme destin ou dans le tiroir injustice, c’est renoncer à l’exercice des plus naturelles facultés analytiques. Les Lusiades furent sauvées parce que Camoëns savait très bien nager, et le premier traité de Newton sur la lumière et les couleurs fut perdu, parce que son petit chien, Diamant, renversa un flambeau. Présentés ainsi, ces deux événements ne rentrent plus ni dans la catégorie Providence ni dans la catégorie Fatalité ; ce sont des faits inqualifiables, des faits comme il s’en est produit des milliers, sans que les hommes y aient trouvé prétexte à l’enthousiasme ou à la colère. Qu’Eschyle ait survécu et que Pratinas soit mort, ce sont des aventures comme il en arrive à la guerre ; il y en a de plus scandaleuses, mais ni les unes ni les autres ne se doivent juger d’après la notion puérile d’une justice distributive. Si la justice est blessée parce que Florus surnage dans le naufrage où périrent Varius et Calvus, c’est la justice qui a tort ; ce n’était point là sa place.
Cependant, comme elle s’est agrégée à l’idée de paradis, l’idée de justice est devenue la parasite de l’idée de gloire. A l’immortalité que Tahiti jouait à pile ou face, on substitua jadis, croyant bien faire, l’immortalité providentielle ; mais pour ce qui est de la gloire, du moins, nous savons que la Providence, si elle ne tire pas au sort le nom de élus, se détermine par des motifs peut-être inavouables. Pour injuste que soit l’homme, par nature et par goût, il est moins injuste que le Dieu qu’il a créé : ainsi des hommes chastes procréent d’obscènes littératures, comme le faisait remarquer Ausone, avec à propos ; ainsi l’œuvre du véritable génie est toujours inférieure au cerveau qui l’enfanta. La civilisation a mis dans la gloire un peu de méthode, provisoirement.
Même dans l’ordre spirituel, les hommes ont presque toujours été en désaccord avec les décisions de leurs dieux. La plupart des saints d’autrefois furent créés par le peuple malgré les prêtres ; au cours des siècles, le catalogue des saints et le catalogue des grands hommes se sont différenciés, au point de ne plus bientôt porter un seul nom commun. Presque tous les hommes vénérables de ce siècle, presque tous ceux dont l’argile contenait des veines ou des traces d’or sont des réprouvés. Nous vivons aux temps de Prométhée. Quand la Providence gouverna seule la terre, pendant l’interrègne de l’humanité, elle fit de telles hécatombes que l’intelligence manqua de périr. En l’an 960, le fils d’un serf d’Aurillac, le jeune Gerbert, concentre en lui presque toute la tradition européenne ; il est à lui seul la civilisation. Quel moment dans l’histoire ! Les hommes, par un instinct admirable, en firent leur maître ; il fut le pape Silvestre II. Mort, on commença de bâtir, sur cette colonne qui avait soutenu le monde, la légende qui devait aboutir au Faust de Gœthe. Telle est la gloire, que Gerbert est inconnu. Mais il n’est pas inconnu comme Pythagore ; on a pu écrire sa vie, on a conservé ses écrits. Si Gerbert n’est pas un de nos grands hommes aujourd’hui, il le sera peut-être demain ; il a gardé intactes toutes ses possibilités de résurrection. C’est que, pour laisser de côté l’idée paradoxale de Providence, depuis Gerbert, nous n’avons presque pas changé de civilisation.
Lorsque les Chrétiens arrivèrent au pouvoir, ils ne conservèrent, outre ce que le hasard épargna, que les livres nécessaires à l’enseignement scolaire. Il est resté de l’Antiquité ce qui serait resté du xviie siècle, si les professeurs de la vieille Université, joints aux Jésuites et aux Minimes, avaient eu un droit de vie et de mort sur le livre. Ajoutant La Fontaine au catalogue de Boileau, ils brûlaient le reste. Les Chrétiens brûlèrent beaucoup, malgré leurs protestations d’amour ; et ce qu’ils ne brûlèrent pas, ils l’amendèrent. C’est à eux que l’on doit l’image, presque burlesque, d’un Virgile chaste. L’inachèvement authentique de l’Enéide fut un bon prétexte aux coupures et aux grattages ; les libraires, chargés de la besogne, y furent d’ailleurs inintelligents et paresseux. Mais la grande cause de la disparition de presque toute la littéraire païenne fut plus générale. Un jour vint où on la jugea sans intérêt ; dès les premiers siècles, son cercle avait commencé de se rétrécir. Une sainte Cécile pouvait-elle se plaire à Gallus ? Cette délicieuse et héroïque romaine (qu’on retrouva au siècle dernier couchée en poussière dans sa robe sanglante) ayant changé de religion, changea de cœur. Les femmes cessèrent de lire Gallus, et Gallus a péri presque tout.
Dans le livre intéressant qu’il rédigea sur ce sujet5, M. Stapfer n’a pas tenu compte des changements de civilisation. Pour expliquer la perte de tant de livres anciens, il n’a songé qu’au hasard. Le hasard est un masque ; et c’est précisément le devoir de l’historien de le soulever ou de le déchirer. Du vie siècle à nos jours, il y eut encore une modification partielle dans la civilisation, au xve siècle. Vers ce temps, l’ancienne littérature commença de ne plus émouvoir beaucoup le public ; les romans, les miracles, les contes parurent tout à coup vieillis ; on cessa de les copier, de les réciter ; on les imprima peu, un seul manuscrit a conservé Aucassin et Nicolette, qui est quelque chose comme le Daphnis et Chloé du Moyen Age. Des accidents épouvantent le poète et même le critique, plus froid, dont la rigueur est logique, du moment que l’on veut bien séparer de l’idée sentimentale de justice l’idée, purement historique, de survivance littéraire. Jusqu’ici, et je reprends l’allusion au rôle conservateur de la civilisation moderne, l’imprimerie a protégé les écrivains contre la destruction, mais le rôle sérieux de l’imprimerie ne porte encore que sur quatre siècles. Cette invention lointaine apparaîtra un jour telle que contemporaine à la fois de Rabelais et de Victor Hugo. Quand il se sera écoulé entre nous et un moment donné du futur un temps égal à celui qui nous sépare de la naissance d’Eschyle, dans deux mille trois cent soixante-quinze ans, quelle influence l’imprimerie aura-t-elle eue sur la conservation des livres ? Peut-être aucune. Tout ce qui n’aura pas valu la peine d’être réimprimé, c’est-à-dire tout moins quelques épaves heureuses, aura disparu, et d’autant plus vite que la substance matérielle des œuvres est devenue plus précaire. La découverte même d’un papier inaltérable ne serait pas une cause absolue de survie, à cause de la tentation d’employer à mille autres usages ce papier trop solide. Ainsi la valeur du parchemin a souvent déterminé le sacrifice d’un manuscrit ; ainsi les objets d’art en or vont nécessairement à la fonte, quand la mode a changé. La matière qui conserverait le mieux les livres devrait être inaltérable, mais fragile, un peu cassante, pour n’être bonne à rien sortie de sa reliure : une telle découverte ne serait-elle pas un fléau ?
Pour l’œuvre des quatre derniers siècles et pour ce qui, vers 1450, restait indemne de l’œuvre antérieure, et pour ce qui s’est retrouvé depuis en des poussières, l’imprimerie a été, jusqu’ici, un mémorable bienfait. Nous ne sommes pas obligés d’accepter les opinions de jadis ; les livres sont là et, rares ou communs, nous les pouvons découvrir et lire. De la gloire et de l’opprobre que Boileau distribua à ses contemporains nous sommes les juges surpris et cléments. Martial a déshonoré des poètes qui furent peut-être un Saint-Amant ou un Scudéry ; mais nous avons sous les yeux les pièces du dossiers des Satires, et nul professeur ami des bonnes mœurs et des éternels principes ne peut plus nous imposer ses médiocres haines. Un homme d’esprit a remarqué que Boileau traite les écrivains qui lui déplaisent à peu près comme nous, les assassins avérés ou les suborneurs de petites filles ; mais grâce à la durée imprévue des livres, ces vieilles injures ne sont rien de plus pour les juges que la vitupération d’un avocat. J’ai Sanlecque à portée de la main, et même Cottin et même Coras ; s’ils sont médiocres, je ne le dirai que d’après ma libre impression personnelle.
On a rédigé un essai de catalogue des livres perdus6 ; le nombre en monte à cinq ou six cents, et encore, pour atteindre ce chiffre, faut-il compter certains ouvrages qui ne sont qu’égarés et quelques éditions d’oeuvres réimprimées plusieurs fois. Y avait-il parmi ces livres perdus des pages vraiment dignes de larmes ? Cela est peu probable, d’après les épitaphes de ces tombes. Ce n’étaient sans doute ni d’autres Maximes, ri d’autres Phèdres, ni même d’autres Alaric que : Herménégilde, tragédie, par Gaspard Olivier (1601) ; les Poétiques Trophés par Jean Figon de Montélimart (1556) ou le Courtisan amoureux (1582), ou le Friant Dessert des femmes mondaines (1643). Mais qui sait ? Cependant le Coupe-Cul des Moines, ou la Seringue spirituelle inspirent de médiocres regrets, et pareillement les Estranges et espouvantables Amours d’un diable déguisé en gentilhomme et d’une demoiselle de Bretagne. Une perte plus évidente, c’est celle de plusieurs Almanachs rédigés par Rabelais, mais cela ne va pas encore très loin. Que des doigts trop fiévreux aient usé prématurément les premières éditions de l’Astrée, des Aventures du baron de Fœneste, des Odes de Ronsard7, cela prouve seulement le succès immédiat de ces œuvres qui ne cessèrent durant plus d’un demi-siècle d’être en les mains de tous les curieux ; et on en dirait autant des éditions originales des premiers romans d’Alexandre Dumas, qui ne peuvent être rangées, en grande partie, parmi les livres perdus8. Mais que l’on puisse relever les inscriptions d’un cimetière, cela prouve du moins que les morts qu’elles signalent eurent un nom et une gloire, même passagère. Les vrais livres perdus sont ceux dont nul ne pourrait, aujourd’hui, même soupçonner le titre. Cette poussière anonyme ne remplirait pas sans doute un bien grand ossuaire ; mais avec les manuscrits perdus on construirait une nécropole.
Il n’est pas probable que de la littérature française du Moyen Age beaucoup plus de la centième partie ait survécu aux changements de la mode. Presque tout le théâtre a disparu. Le nombres des auteurs devait être immense en un temps où l’écrivain était son propre éditeur, le poète son propre récitateur, le dramaturge son propre acteur. En un certain sens, l’imprimerie fut un obstacle aux lettres ; elle opérait une sélection et jetait le mépris sur les écrits qui n’avaient pu parvenir à passer sous la presse. Cette situation dure encore, mais atténuée par le bas prix de la typographie mécanique. L’invention dont on nous menace, d’un appareil à imprimer chez soi, multiplierait par trois ou quatre le nombre des livres nouveaux ; et nous retrouverions les conditions du Moyen Age : tous ceux qui ont quelques lettres — et d’autres, comme maintenant — oseraient la petite élucubration qu’on glisse a ses amis avant de l’offrir au public. Tout progrès finit par se nier lui-même ; arrivé à son maximum d’expansion, il tend à rétablir l’état primitif auquel il s’était substitué.
Le changement de civilisation, de l’antiquité au Moyen Age, fut intellectuel et de sentiment, plutôt que matériel. Les mêmes métiers se prolongent dans les mêmes conditions primitives ; la librairie au temps de Rutebeuf est celle qui vendait, toutes fraîches et vives, les odes d’Horace. Aux deux époques, qui sont pareillement des époques de plénitude, la littérature fut pareillement abondante. Il n’en reste à peu près rien. Toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine Apollinaire, tient en deux volumes in-folio9, mais presque tout le second tome est donné aux poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins maltraités. Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre de la bibliothèque de Pergame, qui se composait de deux cent mille ouvrages grecs à un seul exemplaire : la littérature grecque, dans l’édition Didot, tient en soixante et un volumes ; on y ajoutera, sans beaucoup grossir le nombre des feuillets, tel traité d’Aristote, Hérondas, Bacchylide. Il en fut de la littérature comme d’une armée décimée ; on enterra les morts et les survivants sont des héros. On peut juger de la valeur absolue, mais non de la valeur relative de ce qui reste : ici, nous retrouvons Pratinas ; il nous enseigne que la gloire est un fait.
III
La gloire est un fait pur et simple et non un fait de justice. Il n’y a aucun rapport exact entre le mérite réel d’un écrivain (on se limite à l’examen de la gloire littéraire) et sa réputation parmi les hommes. Pour compenser, dans le sens du hasard et, si l’on veut, de l’injustice, la survie du livre depuis quatre cents ans, la critique a imaginé un système hiérarchique, qui divise les écrivains en castes, depuis l’idiot jusqu’au génie. Cela a l’air solide et sérieux ; c’est arbitraire puisque les jugements esthétiques ou moraux ne sont que des sensations généralisées. Le jugement littéraire rejoint ainsi, jusqu’à s’y confondre, le jugement religieux.
L’immortalité terrestre et l’autre, celle qui évolue idéalement au-delà de la vie réelle, sont des conceptions de même ordre, nées d’une cause unique : l’impossibilité pour la pensée de se penser inexistante. Descartes n’a fait que poser un axiome physiologique et d’une vérité humaine si absolue, qu’elle eût été comprise par les plus anciens et les plus humbles peuples. « Je pense, donc je suis », c’est la traduction en paroles d’un état cellulaire. Tout cerveau qui vit pense cela, même inconscient. La minute vécue est une éternité ; elle n’a ni commencement, ni fin ; elle est ce qu’elle est, elle est absolue. Cependant le désaccord est complet entre la vérité cérébrale et la vérité matérielle ; l’organe meurt, par lequel l’homme se pense immortel et l’absolu est vaincu par la réalité. Le désaccord est complet, évident, indéniable ; cependant il est inexplicable. Devant une telle contradiction, l’hypothèse prend quelque force d’une dualité, et d’ailleurs le laboratoire affirme la différence essentielle du travail musculaire et du travail cérébral. Le ploiement de l’avant-bras et même d’une phalange détermine un dégagement d’acide carbonique ; l’activité cérébrale, tous les muscles étant au repos, n’inscrit aucune trace de combustion. Cela ne dit pas que les organes de la pensée soient immatériels ; on les touche, on les pèse et on les mesure ; mais ils sont d’une matérialité particulière et dont on ne connaît pas encore les réactions vitales. Inexplicable en théorie, le désaccord entre la pensée et la chair s’explique donc en fait par une différence au moins de construction moléculaire ; ce sont deux états dont l’un n’a de l’autre qu’une connaissance superficielle, et la chair va se dissoudre que la pensée se pense toujours éternelle.
Il y a donc deux immortalités : l’immortalité subjective, que tout homme se décerne volontiers et même nécessairement ; l’immortalité objective, celle dont Pratinas a été frustré, celle qui est un fait. La première, religieuse ou littéraire, ne comporte plus, après ce que nous en avons dit, et à défaut de précises analyses, que des réflexions philosophiques, c’est-à-dire vagues ; l’immortalité objective est un sujet de dissertation moins abstrait. On y ferait même entrer toute l’histoire, avec un peu de bonne volonté ; mais la littérature française forme une longue et une assez brillante cavalcade.
Les mots, dès qu’ils embrassent, sous leurs ailes, une certaine étendue de réalité perceptible, cèdent volontiers leur formule. La gloire, c’est la vie dans la mémoire des hommes. Mais de quels hommes, mais quelle vie ?
M. Stapfer10 a essayé le dénombrement des œuvres qui du xvie au xviiie siècle sont restées, ce que l’on appelle rester en langage de critique professionnel. Ce chapitre intitulé avec esprit (avec un esprit un peu janséniste) « le petit nombre des élus » serait bref, s’il n’était qu’un catalogue. En somme, et on peut admettre cela provisoirement, de tous les écrivains français des trois derniers siècles, vingt-cinq ou trente auraient atteint ce qu’on appelle la gloire ; mais de ces trente, à peine si la plupart sont autre chose qu’un nom. Quelle vie et de quels hommes ? M. Stapfer songe à des œuvres qu’un Français d’aujourd’hui, « de culture moyenne », peut avoir, tel jour de pluie, la fantaisie d’entrouvrir. Il est impossible d’accomplir une sérieuse analyse si l’on admet dans son raisonnement des expressions comme « culture moyenne ». Un homme de « culture moyenne » peut fort bien se plaire à Saint-Simon et ne posséder chez soi ni un Pascal, ni un Bossuet, ni un Corneille, ni un Malherbe. On peut lire et relire Pascal et goûter peu Rabelais. Mais ces amateurs de lecture difficile sont des professeurs, des ecclésiastiques, des avocats, des hommes qui, s’ils n’écrivent eux-mêmes, tiennent aux lettres par leur métier et la nécessité de se maintenir en contact avec la période classique de la littérature française. Et où ont-ils appris que Boileau est un meilleur poète que Théophile ou Tristan ? Au collège, car c’est par le collège que la gloire littéraire se maintient dans le souvenir ennuyé des générations distraites. Il n’y a pas de « culture moyenne » appréciable et figurable par une courbe flexible ; mais il y a des programmes. Villiers de l’Isle-Adam avait inventé la « Machine à gloire » ; il y a au Ministère de l’Instruction publique une salle où, sur la porte, on devrait lire : « Bureau de la Gloire ». C’est là que se réunit le Conseil Supérieur qui élabore le programme des études. Ce programme est la gaveuse qui produit les cultures moyennes ; les noms absents de ce programme seront éternellement inconnus des générations dont il sera le guide paternel. Mais la conscience d’un éducateur ne peut imposer à des enfants la connaissance d’écrivains dont la moralité n’est pas universellement admise. Molière était fort immoral en son temps, et c’est ce qui fit son succès près d’un public qui n’avait que le choix, à ses jours de repentant, entre les plus éloquents ou les plus habiles sermonaires. C’est à mesure qu’il a été moins compris que Molière, peu à peu, est devenu un moraliste. A mesure que les sensibilités successives se sont différenciées davantage de la sensibilité du xviie siècle, la grossièreté a perdu de sa puanteur et on a fini par trouver de la délicatesse a des saillies qui, mises au ton d’aujourd’hui, nous donneraient de la gêne. Molière, bien plus brutal encore dans le fond qu’à la surface, jouit de ce qu’on pourrait appeler la moralité acquise. C’est un phénomène inévitable d’accommodation. Il fallait ou sacrifier Molière ou démontrer la beauté de son génie philosophique.
Son mot qui n’est qu’un mot, « Pour l’amour de l’humanité », a été creusé et labouré par les commentateurs ainsi qu’une boule d’ivoire qui au tour, finit par se résoudre en un réseau de cercles enchevêtrés ; ce n’est qu’un hochet pour les bébés. Comment va-t-on concilier les Femmes savantes et le Féminisme ? Il y aura là un travail de cirque fort curieux à suivre. Dans ses Réflexions sur les Femmes, si pénétrantes et d’une si belle langue, Mme de Lambert dit que cette comédie, d’ailleurs odieuse, fut cause que l’instruction chez les filles parut comme une inconvenance, une impudeur, une sorte d’obscénité : d’où la folie de plaisirs purement sensuels où les femmes inclinèrent, n’ayant plus d’autres ressources que la chère et l’amour. On s’en tirera en considérant séparément l’idée féminisme et l’idée Femmes savantes, en épiloguant sur le mot « savant » qui a pris récemment une signification très précise. Le savant, au xviie siècle, c’est le curieux non seulement des sciences, mais des lettres, c’est l’esprit inquiet des nouveautés et qui discute des tourbillons sans négliger Vaugelas. Mme de Sévigné était une « femme savante » et aussi Ninon. Sans doute il fallait sauver l’œuvre de Molière ; elle en valait la peine. Mais n’aurait-on pu le faire avec plus d’honnêteté et plus de lucidité ?
Tenté sur Rabelais et sur Montaigne, le même travail de mise au point a moins bien réussi. Rabelais surtout a découragé les naïvetés les plus têtues et, faute de pouvoir moissonner de vertueuses gerbes en son abbaye de bon plaisir, on rangea Pantagruel parmi les vagues précurseurs des idées modernes, ce qui n’a aucun sens appréciable, les idées modernes étant fort contradictoires. La Fontaine s’est prêté aux caprices des moralistes avec cette indifférence au bien et au mal qui fut le propre de son tempérament uniquement sensuel ; et quant à Racine, dont l’œuvre serait épouvantable, si elle n’était rédigée en une langue froide et abstraite comme l’algèbre, la dévotion janséniste de ses derniers jours a permis de trouver des intonations pieuses même à ses plus délirantes chansons de luxure et de cruauté11. Pourquoi ce soin n’a-t-il pas été porté jusque sur un Saint-Amand ou sur un Théophile ? On trouve là l’influence de Boileau, qu’il est encore dangereux de contredire quand on recherche une certaine qualité de réputation. Heureux de trouver leur tâche limitée et déterminée par une autorité célèbre, les éducateurs arrêtèrent, dès que sa longueur fut décente, le catalogue des gloires. Leur entreprise était de critique morale bien plus que de critique littéraire ; un seul livre, les Fables, par exemple, leur eût suffi, album où déposer les aphorismes sournois du vieux catéchisme. L’idéal de l’éducateur est le Coran, les mêmes pages contenant un exemple d’écriture, un modèle de style, un code religieux et un manuel de morale.
On peut donc conclure qu’en réalité il n’y a pas de gloire littéraire. Les grands écrivains sont proposés à notre admiration non comme écrivains, mais comme moralistes. La gloire littéraire est une illusion.
Cependant, tout en réservant pour des usages scolaires quelques-uns des meilleurs génies français, les historiens de la littérature ont dû motiver leurs choix, feindre des préoccupations d’art. Un Nisard rédigea une histoire de la littérature française où il n’est à peu près question que de morale ; on trouva une telle préoccupation noble, mais trop exclusive. Les manuels ordinaires entremêlent adroitement les deux ordres ; il faut qu’un enfant ne sache pas bien si La Fontaine leur est prescrit comme un grand poète ou comme un bonhomme qui enseigna la prévoyance, comme l’auteur de Philémon et Baucis ou comme le précurseur de Franklin. Munis des quatre règles de la morale et des quatre règles de la littérature, les professeurs ont examiné les talents, et ils les ont classés ; ils ont décerné des prix et des mentions honorables. Il y a le premier ordre et il y a des ordres échelonnés jusqu’au quatrième et au cinquième ; la littérature française est devenue hiérarchique comme une maison de rapport. « Villon, me dit un jour l’un de ces arpenteurs, n’est pas de premier ordre. » Il faut nuancer l’admiration selon les sept notes de la gamme universitaire : de sérieux flûtistes excellent à ce jeu.
Il ne s’agit pas de contester le palmarès de la gloire ni d’en proposer une rédaction nouvelle. Tel qu’il est, il répond à son usage ; il peut avoir l’utilité des classifications arbitraires de la botanique. Il ne s’agit pas de l’amender ; il s’agit de le déchirer.
Que Racine soit un meilleur poète que Tristan L’Hermite et qu’Iphigénie l’emporte sur Marianne, voilà deux propositions inégalement vraies ; car on pourrait tout aussi bien nous donner à comparer ceci, qui est de Racine :
Que c’est une chose charmanteDe voir cet étang gracieuxOù, comme en un lit précieux,L’onde est toujours calme et dormante !Quelles richesses admirablesN’ont point ces nageurs marquetés,Ces poissons aux dos argentés,Sur leurs écailles agréables !12
à cela, qui est de Tristan :
Auprès de cette grotte sombreOù l’on respire un air si doux,L’onde lutte avec les cailloux,Et la lumière avecque l’ombre.Ces flots, lassés de l’exerciceQu’ils ont fait dessus ce gravier,Se reposent dans ce vivier,Où mourut autrefois ? Narcisse…L’ombre de cette fleur vermeilleEt celle de ces joncs pendansParaissent estre là-dedansLes songes de l’eau qui sommeille…13
Je sais bien que je compare le meilleur de Tristan avec le pire de Racine ; mais Tristan tout de même avait son jardin, si Racine avait son domaine, et parfois il y fait bon. Déchirons donc le palmarès afin d’ignorer que Tristan L’Hermite est un poète « à la versification ridicule »14, et que le plaisir que nous pouvons tirer de sa rencontre ne soit pas gâté par avance, et que nous osions, comme lui, dire à sa muse :
Fay moy boire au creux de tes mains,Si l’eau n’en dissout point la neige.
C’est l’inconvénient des méthodes comparatives. Les critiques, ayant élu comme idéal le grand poète d’un siècle, n’estiment plus les autres que comme des précurseurs ou des disciples15. On juge les écrivains d’après ce qu’ils ne sont pas, faute d’avoir su comprendre leur génie particulier et souvent faute de les avoir interrogés eux-mêmes. Pratinas en vérité est mieux traité : il jouit du silence.
Mais il est mort, et il s’agit de vivre. Vivre, de quelle vie et en la mémoire de quels hommes ? La vie est un fait physique. Un livre n’est pas mort qui existe à l’état de tome dans une bibliothèque ; et peut-être que c’est une gloire plus enviable d’être inconnu à la manière de Théophile que d’être célèbre à la manière de Jean-Baptiste Rousseau ? La gloire, quand elle n’est que classique, est peut-être l’une des formes les plus dures de l’humiliation. Avoir rêvé de passionner les hommes et les femmes et n’être plus que le pensum triste qui retient en prison un écolier distrait ! Est-il cependant d’universelles réputations qui ne soient point classiques ? Très peu, et alors elles ont une autre tare. C’est pour ce qu’ils contiennent de malpropre qu’on lit les romans saugrenus de Rétif16, les contes syphilitiques de Voltaire, et cette ennuyeuse Manon Lescaut, si gauchement adaptée de l’anglais. Les livres de jadis n’ont plus de public, si par public il faut entendre les hommes désintéressés qui lisent uniquement pour leur plaisir, et goûtent ce qu’un livre contient d’art et de pensée, mais ils ont des lecteurs encore, et ils en ont tous.
Il n’y a de livre mort que le livre perdu ; tous les autres vivent, et presque de la même vie, et plus ils sont anciens, plus cette vie devient intense, devenant plus précieuse. La gloire littéraire est nominale ; la vie littéraire est personnelle. Il n’est pas un poète du prodigieux xviie siècle qui ne ressuscite chaque jour entre les mains pieuses d’un curieux. Bossuet n’est pas plus feuilleté que ce Recueil de Pierre du Marteau17 ; et, à tout prendre, la Plainte du cheval Pégase aux chevaux de la petite Ecurie, par Monsieur de Benserade, est d’une lecture plus agréable et moins dangereuse que le Discours sur l’histoire universelle : le moralisme pompeux est-il tant supérieur au burlesque badin ? Toute plante de la montagne offre un égal intérêt au botaniste ingénu. Pour lui l’euphorbe n’est pas célèbre ni la bourrache ridicule (elle a d’ailleurs les plus beaux yeux du monde) et il emplit sa gibecière jusqu’à ce qu’elle refuse un dernier brin d’herbe. La gloire littéraire est une invention à l’usage des enfants qui préparent leurs examens ; il importe peu à l’explorateur de l’esprit de jadis que ce vers plaisant soit d’un inconnu ou cette forte pensée d’un méprisé. Un homme et son œuvre, cela est d’intérêt si différent ! L’homme est une physiologie qui n’a de valeur que dans le milieu où elle a évolué ; l’œuvre, quelle qu’elle soit, peut conserver, au cours des siècles, un pouvoir abstrait. Il ne faut pas s’exagérer ce pouvoir ni s’en faire une tyrannie. Une pensée n’est guère autre chose qu’une fleur desséchée ; mais l’homme a péri et la fleur reste couchée dans son herbier ; elle est le témoin d’une vie disparue, le signe d’une sensibilité abolie.
Lorsqu’on regarde dans la galerie d’Apollon ces onyx et ces corindons façonnés en conques et en coupes et ces ors où le burin a écrit des fleurs et ces émaux violents, va-t-on, avant d’oser se réjouir, demander quel est le nom de l’artisan de tels joyaux ? La question cependant serait vaine. L’œuvre vit et le nom est mort. Qu’importe le nom !
« Moi, qui ne désire pas la gloire », écrivait Flaubert. Il parlait de la postérité, de ces temps futurs, et par conséquent inexistants, auxquels tant de médiocres énergies sacrifient l’heure présente, cette réalité unique. Aucun des livres de Flaubert ne pouvant servir de prétexte à un enseignement moral, Flaubert fut sage. Il ne désirait et il n’aura pas la gloire, à moins que Madame Bovary ne conserve pendant le prochain siècle sa réputation équivoque et ne s’inscrive, dans la tradition des adolescents, parmi les célèbres mauvais livres. Cela est peu probable, puisque Mademoiselle de Maupin est déjà d’une lecture pénible. Mais ce qu’on ne peut dire au futur ni de lui ni d’aucun écrivain de la dernière moitié du siècle, on peut le dire au passé. Gautier et Flaubert ont connu la gloire, celle qu’ils se décernèrent eux-mêmes dans l’invincible conscience de leur génie. La gloire, c’est une sensation de vie et de force ; un sylvain la goûterait dans un tronc d’arbre.
Qu’il est plaisant d’écouter le professeur éloquent dont la parole déclare : « Ce livre ne restera pas. » Mais aucun livre ne reste, et cependant tous les livres restent. Connaît-on Palemon, fable bocagère et pastorale, par le sieur Frenicle18 ? Eh bien, ce livre est resté puisque je viens de le lire, et que j’en ressuscite un vers, qui n’est pas laid :
Ô que j’eus de plaisir à la voir toute nue !
Il est temps que l’homme apprenne enfin à se résigner au néant, et même à jouir de cette idée dont la douceur est incomparable. Les écrivains pourraient donner l’exemple au peuple en abandonnant résolument leurs vaniteux espoirs. Ils laisseront un nom qui ornera pendant quelques siècles les catalogues et des œuvres qui dureront ce que vivra la matière qui les supporte. C’est un beau privilège au prix duquel ils devraient consentir à taire leurs doléances. Et quand même cette illusoire éternité leur serait refusée, aussi bien que toute gloire présente, pourquoi cela diminuerait-il leur activité ? C’est au passant et non à l’humanité future que le cerisier sauvage offre ses fruits ; et si personne ne passe, comme il s’est couvert de neige au printemps il s’empourpre quand vient l’été. La vie est un fait personnel, immédiat et qui s’écoule dans la minute même où elle est sentie. Adjoindre à cette minute les siècles à venir, c’est raisonner mal, car le présent seul existe, et il faut rester dans la logique pour être encore un homme. Soyons un peu moins primitifs et ne nous figurons pas que le prochain siècle sera le « double » du présent et que nos œuvres y garderont la position qu’elles occupent aujourd’hui, ou une position pire. La manière dont nous comprenons Bérénice affligerait Racine, et Molière soufflerait volontiers les chandelles les soirs qu’on s’ennuie tant au Misanthrope. Les livres n’ont qu’un temps ; arbres, arbustes ou pauvres herbes, ils meurent ayant parfois semé leurs pareils, et la vraie gloire ce serait de provoquer une œuvre sous l’ombre de laquelle on serait étouffé ; ce serait la vraie gloire parce que cela rentrerait dans les plus nobles conditions de la vie. Les témoins du passé ne sont jamais que des paradoxes ; ils ont commencé à languir quelques années, ou moins, après leur naissance, et leur vieillesse se traîne triste et ridée parmi les hommes qui ne les comprennent plus, ni ne les aiment. Souhaiter l’immortalité, c’est désirer de vivre éternellement dans l’état des Struldbruggs de Swift.
« Tel est le détail qu’on me lit au sujet des Immortels de ce pays… » — et le sentiment de l’homme continue de se révolter contre l’idée de destruction, et l’écrivain tremble à l’idée de pérennelle obscurité. Il faut à notre sensibilité une toute petite lumière dans le lointain, parmi les arbres qui bordent notre vue. Cela rassure les muscles, cela calme le pouls.
Le succès et l’idée de beauté
En un de ses Paradoxes, où il a parfois un peu de l’ironie de Heine ou de l’esprit de Schopenhauer, M. Max Nordau a dessiné le plan machiavélique d’une école du succès. On y enseignerait la rebours de la morale usuelle, et non pas la vertu, mais l’art de parvenir. Cette école existe : c’est la vie. Des yeux et des oreilles précoces en recueillent l’enseignement dès l’adolescence ; de jeunes hommes se vouent au succès comme d’autres à l’apostolat ou à la gloire. Sont-ils déraisonnables ? Non. Et méprisables ? Pourquoi donc ? Ecrire, chanter, sculpter, ce sont des actes ; penser, même dans le silence de la nuit et au fond d’un cachot, c’est un acte. Or, quel est l’acte qui n’a pas pour but son propre achèvement ? Le raisonneur qui s’est convaincu lui-même voudra persuader les autres, nécessairement ; et le poète qui s’admire, contraindre autrui à l’enthousiasme. Ceux qui se contentent d’une approbation intime ou restreinte sont peut-être des sages ; ils ne seront point comptés parmi les forts. Même timide, même dédaigneux, le rêveur veut la gloire de rêver ; et il rêverait avec délices devant les foules délirantes de contempler ses yeux perdus dans un océan de songes et de niaiseries. Ce serait le succès. Le succès a quelque chose de précis qui calme et qui nourrit. C’est un repas. C’est un fait. C’est le poteau d’arrivée.
Le succès est un fait en lui-même et en dehors de l’œuvre ou de l’acte qu’il accompagne. L’assassin qui a réussi son crime de point en point éprouve d’autres joies que celle de l’avidité désaltérée. Il se trouve en somme que le succès lui a donné raison, et, toutes recherches dépistées, on comprend fort bien l’état qu’a osé décrire Barbey d’Aurevilly. Cependant le crime, à moins d’être politique, ne reçoit que rarement dans nos civilisations un applaudissement public, comme chez les Dayaks de Bornéo ou les sujets du Vieux de la Montagne. C’est pourquoi, malgré une ironie célèbre, nous ne considérerons pas l’assassinat « comme un des beaux-arts ». Tout au moins faudrait-il le ranger dans cette catégorie d’art dont le succès est le seul et unique but et qui tient beaucoup moins à son nom de départ qu’à son nom d’arrivée ; or, cela n’est point le sujet de cet essai, qui est fort sérieux et dont tous les mots seront pesés avec soin. Il s’agira uniquement des œuvres d’art et en particulier de celles qui appartiennent à la littérature.
Le succès donc est un fait, mais, pour la catégorie d’actes qui nous occupe, un fait éventuel et qui ne change pas l’essence même de l’acte. En cela je comparerais volontiers le succès à la conscience, flambeau qui s’allume en nous, éclaire nos actions et nos pensées, mais n’a pas plus d’influence sur leur nature que son ombre, par une nuit de lune, sur la marche du train qui passe. La conscience ne détermine aucun acte. Le succès ne crée pas une œuvre, mais il la met en lumière, et tellement qu’il en reste presque toujours quelque chose dans la mémoire des hommes. On ne devient pas Racine pour avoir été applaudi sous les chandelles, et on reste Racine, même si Phèdre est jouée six jours de suite devant des loges noires19. Mais on devient Pradon, et c’est beaucoup. Etre Pradon dans les siècles, c’est vivre d’une gloire obscure et fâcheuse, triste et vaine ; sans doute, mais à peine moins précaire que la vie que nous nommons véritable. Pradon est ridicule à la fois et illustre. On ne peut conter la vie de Racine sans y mêler son nom. On recherche ses œuvres pour comprendre cette renommée d’un jour qui s’est prolongée durant tant de lendemains. Il n’y a pas à en douter, Pradon n’avait presque aucun talent, encore qu’assez adroit en son métier de constructeur dramatique. C’était, comme disent les journalistes, un homme de théâtre ; on est même allé jusqu’à prétendre20 que pour avoir une Phèdre parfaite, il l’aurait fallu écrite par Racine sur le plan de Pradon. C’est absurde ; mais tout succès a une cause. La cabale n’explique rien. La duchesse de Bouillon n’eût pas risqué la bataille sur une carte nulle, Pradon était connu. Sa tragédie de Pyrame et Thisbé avait été applaudie. Dix ans après Phèdre, et, sans nulle cabale, son Regulus alla aux nues. Il était donc destiné à une réputation modérée, à celle que son Solyman, par exemple, valut à l’abbé Abeille, vers les mêmes années.
Cela fut-il heureux pour ce médiocre poète d’avoir rencontré sur son chemin la duchesse de Bouillon ? Devançant nos procédés, cette terrible femme avait loué les loges des deux théâtres, emplissant les unes, laissant les autres vides ; de notre temps elle eût acheté les journaux par surcroît, mais nul ne sait combien elle paya le caquet des nouvellistes et des pamphlétaires. C’est un des plus beaux coups du genre, puisqu’il a réussi à merveille ; mais qu’y gagna Pradon ? Après beaucoup d’injures, un océan d’injures posthumes. Il n’est pas de jour où quelque professeur ne le traite comme un Damiens ou comme un Ravaillac. Cela se compense-t-il par l’immortalité ? Une immortalité honteuse est-elle préférable à la nuit ? D’abord, il faut écarter la honte, et tenir pour indifférentes les injures. Tout succès attise le feu de la haine et rend plus épaisse la fumée qui retombe. Cela n’a aucune importance. La haine est une opinion, et les injures, et les mots qui jettent l’infamie ; le succès est un fait. La duchesse de Bouillon ne pouvait changer la valeur essentielle de chacune des deux Phèdre, non plus qu’en « or pur » transmuer du « plomb vil » ; mais elle pouvait voiler l’or et dorer le plomb ; elle pouvait forcer la postérité à répéter le nom de son favori. Ce fut son œuvre. Elle est belle et restera mémorable. Sur le moment personne ne savait laquelle il fallait admirer de ces deux peintures aux cadres pareils. Les amis de Pradon valaient ceux de Racine. L’un avait Boileau ; l’autre, Sanlecque, son rival parfois heureux. Mais l’autorité de Boileau s’effaçait devant celle de Mme des Houlières, représentant la société polie et l’esprit des ruelles. Il arriva même que la querelle des Sonnets mit l’esprit du côté de Pradon, car celui du duc de Nevers est, encore aujourd’hui, de la méchanceté la plus plaisante. Molière, qui détestait Racine et avait jadis prêté son théâtre à une parodie d’Andromaque, eût sans doute favorisé Pradon. Sa mort a épargné ce scandale aux amis des bonnes lettres. Ce fut donc autour d’une illusion raisonnable que se fit la cristallisation du succès, et les beaux esprits n’eurent pas à rougir de leur parti. C’est un mensonge pieux des historiens de la littérature française de prétendre que le vrai public vengea Racine du désert organisé par Mme de Bouillon. Les loges de l’hôtel de Bourgogne avaient été louées pour six jours et la Phèdre de Racine ne fut jouée que sept fois ; le public avait compris : il obéissait au succès, comme les chiens au sifflet.
C’est que le succès, même organisé par des moyens frauduleux, exerce un puissant attrait sur les foules, et mêmes lettrées. Assurément, le public des théâtres était, en 1677, bien supérieur comme intelligence, instruction et goût, au public moyen d’aujourd’hui ; et cependant on le voit s’éprendre de pièces décidément médiocres et dédaigner les plus belles. C’est que le succès, et surtout pour les œuvres de théâtre, peut naître spontanément d’un hasard, de l’agréable visage d´une actrice, d’un beau geste, d’un applaudissement bien placé, du caprice ou de l’émotion d’un petit groupe de spectateurs. Le troupeau suit, puisque tous les hommes assemblés sont troupeau, et l’histoire compte un nom et une date de plus.
Les Américains — ceux du Nord, car au Sud ils ont plus de finesse — n’hésitent jamais devant le succès. Quel est le poème dramatique dont le succès a dépassé les enthousiasmes mêmes du Cid et d’Hernani ? C’est Cyrano de Bergerac. Donc cette chose est admirable. Et ils la font apprendre par cœur ainsi que l’Aiglon, dans les écoles où, eux-mêmes illettrés, ils se cultivent de savantes épouses. Pour redire encore ma vraie pensée, je ne trouve pas cela déraisonnable. Ne confondons point l’histoire, qui est un roman complet, ou du moins suivi, avec le temps présent qui nous apparaît fragmentaire, tel un numéro de journal déchiré en mille bouts de papier. Comment les classer, selon quel ordre ? Nous n’en savons rien. Nos jugements d’aujourd’hui, ceux qui paraissent les plus sages, les plus sains, seront ridicules dans vingt ans, parce que notre patience lassée n’a pu reconstituer la feuille entière, ou parce que le feu ou le vent ont dévoré une partie des petits carrés. En ce brouillard de nos idées, le succès s’allume comme une lune électrique. Quelque chose d’indéniable brille, que les professeurs de philosophie appellent un critère. Mais disons-le seulement un fait, de même qu’une fleur est un fait, ou une averse ou un incendie. Et que peut-on opposer à ce fait, pour le contredire ? Presque rien, le produit d’un jugement, l’idée que certains hommes ont de la beauté littéraire. Encore cette opposition n’est-elle point radicale, puisque la beauté n’est aucunement, en principe, exclue des chances du succès. Il ne faudrait point parier pour la beauté, il serait imprudent de la prendre à égalité ; mais il y a des exemples dans l’histoire que l’œuvre la plus belle ait été aussi celle que les hommes ont le plus fêtée. Alors le succès est adorable, ainsi que le soleil qui vient à propos mûrir les moissons, ainsi que l’orage qui remplit les ruisseaux et les fontaines. Qu’est-ce qu’un beau livre dont il ne reste plus un seul exemplaire connu ? Qu’était-ce que la Vénus sans bras avant que M. de Marcellus l’eût fait sourdre des abîmes ? Le succès est pareil à la lumière du jour et, encore un coup, s’il ne crée pas l’œuvre, il l’achève, en déchirant le voile de ténèbre qui l’enveloppait. Il y a une autre considération qui augmente encore la valeur du succès ; c’est que si le but de l’œuvre d’art est de plaire, plus grand sera le nombre de ses conquêtes et mieux ce but aura été rempli. L’art a certainement une fonction, puisqu’il est ; il satisfait à un besoin de notre nature. Dire que ce besoin est précisément le goût artistique, c’est dire que le café ou le tabac sont aimés parce qu’ils satisfont le goût que l’homme a pour le café ou le tabac. C’est ne rien dire du tout, pas même une sottise ; c’est proférer des mots sans signification aucune. Les choses ne se correspondent pas dans la vie avec cette simplicité, selon cette relation bénévole de pot à couvercle : laissons cela à la philosophie chrétienne des finalités. Le but de l’art étant de plaire, le succès est tout au moins un commencement de preuve en faveur de l’œuvre. Plaire, l’idée est très complexe ; nous verrons plus tard ce qu’elle contient ; mais le mot peut servir provisoirement. Donc cette œuvre plaît. Une tour s’est élevée soudain aux accents passionnés de la foule. Voilà le fait. Il faut la démolir. Cela n’est point facile, puisque, par une magie singulière, presque tous les béliers dont on la bat se transforment en contreforts qui ajoutent leurs poids à la solidité du monument. Il faut prouver à cette forteresse qu’elle n’existe pas ; à cette foule que son admiration n’a pas remué toutes ces pierres, qu’elle est menteuse, hallucinée ou imbécile. Cela ne se peut pas. Ils trouvent cela beau. Que leur répondre, sinon : oui, cela est beau.
Le prêtre prend une hostie dans le corporal et l’élève à la dignité de Dieu. Il l’entoure de rayons et le montre au peuple. Pendant cette ostention, le peuple à genoux baisse la tête, prie et croit. L’œuvre que le succès exalte n’est pas choisie moins au hasard que l’hostie par les doigts du prêtre ; mais sa divinité n’en est pas moins certaine, du moment qu’elle a été choisie. Il faut respecter les arrêts du destin et ne pas contrarier la piété populaire.
II
Cependant, il y a, dit-on, une esthétique. Il y en a même plusieurs. Mais nous n’en supposerons qu’une et que, toujours en principe, elle ait de bonnes raisons à opposer au succès, quel qu’il soit. S’il y a une esthétique, cela nous oblige à reconnaître qu’il y a un beau absolu, et que les œuvres sont jugées belles en proportion de leur ressemblance avec cet idéal vague et complaisant. C’est cette esthétique, son existence admise l’espace d’un moment, qu’il s’agit d’ouvrir et de passer au scalpel.
La sensibilité qui cède au succès ou qui le provoque est fort intéressante ; mais il sera peut-être permis de ne pas mépriser tout à fait et tout d’abord la sensibilité qui s’oppose au succès et qui nie l’œuvre heureuse en tant qu’œuvre belle. Ces deux sensibilités, également spontanées, ne sont pas également pures. La seconde est fort mêlée. L’esthétique par quoi elle se résume, aussi fragile que la morale, est un mélange de croyances, de traditions, de raisonnements, d’habitudes, de conceptions ; il y entre du respect, de la peur et un appétit obscur de nouveauté. « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques. » Le vieux neuf, voilà ce que préconisent toutes les esthétiques, car il faut flatter une caste selon ses nerfs et selon son érudition. Le jugement de l’artiste en matière d’art est un amalgame de sensations et de superstitions. La foule ingénue n’a que des sensations. Son jugement n’est pas esthétique. Ce n’est même pas un jugement. C’est l’aveu naïf d’un plaisir. Il s’en suit nécessairement que seule la caste esthétique a qualité pour juger de la beauté des œuvres et leur déférer cette qualité. La foule crée le succès ; la caste crée la beauté. C’est équivalent, si l’on veut, puisqu’il n’y a de hiérarchie ni dans les sensations ni dans les actes et que tout n’est que mouvement ; c’est équivalent, mais différent. Voilà donc un point acquis. En matière d’art, à l’opinion de la sensibilité s’oppose l’opinion de l’intelligence. La sensibilité ne se soucie que du plaisir ; qu’à ce plaisir se joigne un élément intellectuel, et voilà l’esthétique. La foule peut dire : cela me plaît, donc cela est beau ; elle ne peut pas dire : cela me plaît et cependant cela n’est pas beau, ou : cela me déplaît, et cependant cela est beau. La foule, en tant que foule ne ment jamais ; le jugement esthétique est une des formes les plus complexes du mensonge21.
Il est bien évident qu’il n’y a pas de beau absolu, non plus que de vérité, de justice, d’amour. La beauté des poètes, la vérité des ◀philosophes▶, la justice des sociologues, l’amour des théologiens, autant d’abstractions qui ne tombent sous nos sens et maladroitement, que délimitées par le ciseau du sculpteur. Comme idées conçues dans le futur ou dans le passé, elles expriment une certaine concordance entre nos sensations présentes et l’état général de notre intelligence. Cela est surtout sensible pour la vérité, qui est bien une sensation que notre intelligence ne contredit pas ; mais telle autre intelligence la contredit, ou se trouve contredite par des sensations d’une intensité ou d’un mode différents.
L’idée de beauté a une origine émotionnelle, elle se ramène à l’idée de procréation. Il faut que la femelle qui sera la mère soit conforme au type de la race, c’est-à-dire il faut qu’elle soit belle22. La femme est moins exigeante, peut-être parce que l’homme ne transmet que très peu de lui-même à ses descendants. Le premier étalon de la beauté a donc été la femme et, en général, le corps humain. Etre beau, pour un animal, pour un objet, c’est avoir quelque chose d’humain, dans la forme, dans le caractère ; on peut décrire un paysage avec des termes qui presque tous conviendraient à la beauté d’une femme, et le marbre a sa blancheur, et les saphirs sont ses yeux et le corail, ses lèvres. Il y a là tout un vocabulaire de clichés. Bien entendu qu’il faudrait en corriger quelques-uns et faire remarquer que c’est l’ébène qui est noire comme des cheveux noirs et le cygne qui a un cou de femme. La beauté est si bien sexuelle que les seules œuvres d’art incontestées sont celles qui montrent tout bonnement le corps humain dans sa nudité. Par sa persévérance à demeurer purement sexuelle, la statuaire grecque s’est mise pour l’éternité au-dessus de toutes les discussions. C’est beau, puisque c’est un beau corps humain, tel que celui avec qui tout homme ou toute femme voudrait se joindre pour se perpétuer selon sa race.
Mais un autre fait plus obscur, quoique non moins certain, permet de ramener par un autre chemin l’idée de beauté à l’idée même de sexualité. C’est ceci, que toutes les émotions humaines, quels que soient leur ordre, leur nature et leur intensité, retentissent plus ou moins sur le réseau nerveux génital. La pathologie sexuelle a mis cela en lumière. Les parfums aussi bien que l’odeur ou la vue du sang, le bruit et la chaleur, le travail intellectuel et le travail musculaire, le repos et la fatigue, l’ivresse et l’abstinence, les sensations les plus contradictoires favorisent l’essor sexuel. D’autres, telles que la peur, le froid, la contrariété ricochent aussi vers un centre voisin et intriqué dans le réseau génital. Voyez le premier chapitre d’En Ménage ou M. Huysmans décrit l’effet produit sur un être doux et nerveux par la découverte d’un amant chez sa femme. Parmi les émotions qui retentissent le plus sûrement sur tout organisme un peu sensible, il faut placer au premier rang les émotions esthétiques. Et ainsi elles retournent à leur origine. Ce qui porte à l’amour semble beau ; ce qui semble beau porte à l’amour. Il y a là un entrelacs indéniable. On aime une femme parce qu’elle est belle ; et on la juge belle parce qu’on l’aime. Il en est de même de toutes les choses qui permettent des associations d’idées sexuelles et de toutes les émotions qui retentissent sur le système génital. Mais il n’est pas du tout nécessaire pour qu’une œuvre d’art éveille des idées d’amour, qu’elle nous présente un tableau sensuel : il suffit qu’elle soit belle, qu’elle soit captivante. Elle passionne : où chercherons-nous le siège de cette passion ? Le cerveau n’est qu’un centre de transmission ; ce n’est pas un aboutissement. C’est une erreur heureuse et méritoire d’avoir fait du cerveau de l’homme le centre absolu de l’homme ; mais c’est une erreur. Le seul but naturel de l’homme est la reproduction. S’il y avait un autre but à son activité, il ne serait plus un animal ; et nous tombons dans le christianisme. Revoici l’âme, le mérite, le démérite et tout le jargon des marchands d’orviétan spiritualiste. La conscience de l’émotion s’élabore au moment où l’émotion y passe, mais elle ne fait que passer en laissant son image, et elle descend dans les reins. Cette manière de parler est peut-être figurée, et, d’ailleurs, il ne s’agit pas d’excitations intenses et fortement localisées. On veut seulement dire que l’émotion esthétique met l’homme en un état favorable à la réception de l’émotion érotique. Cet état est donné aux uns par la musique, à d’autres par la peinture, le drame. J’ai connu un homme, il est vrai d’un certain âge, qui pouvait tromper un désir sexuel en feuilletant des albums d’estampes. L’exemple inverse serait sans doute moins paradoxal : l’émotion esthétique est celle dont l’homme se laisse le plus facilement distraire par l’amour, tellement le passage est aisé, presque fatal. Cette union intime de l’art et de l’amour est d’ailleurs la seule explication de l’art. Sans cela, sans ce retentissement génital, il ne serait pas né, et sans cela il ne se serait pas perpétué. Il n’y a rien d’inutile dans les profondes habitudes humaines ; tout ce qui a duré est donc nécessaire. L’art est le complice de l’amour. L’amour ôté, il n’y a plus d’art ; et l’art ôté, l’amour n’est plus guère qu’un besoin physiologique.
Mais il s’agit moins de l’art ici que de sa puissance émotionnelle, et il faut alors ranger sous le nom d’art tout ce qui est spectacle ou jeu, tout le divertissement qui se prend en public ou à propos duquel on se communique ses impressions. Un feu d’artifice peut émouvoir tout comme une tragédie ; la seule hiérarchie est celle de l’intensité. Or, il n’est pas douteux que le succès d’une œuvre d’art n’augmente fortement sa puissance émotionnelle sur le commun des hommes. De là, pour la foule, cette croyance très naturelle que toute œuvre est belle, qui a du succès, et que les chutes sont toujours méritées et les dédains. En somme, ce que la caste appelle beauté, le peuple l’appelle succès ; mais il a appris des aristocrates, ce mot vraiment dénué de sens pour lui, et il s’en sert pour rehausser la qualité de ses plaisirs. Cela n’est pas tout à fait illégitime, succès et beauté ayant une origine commune dans les émotions, la seule différence étant la différence même des systèmes nerveux où elles ont évolué. Et d’ailleurs très peu d’hommes sont capables d’une originale émotion esthétique ; la plupart de ceux qui l’éprouvent ne font qu’obéir, tout comme le peuple, à la suggestion d’un maître, au commandement de leurs souvenirs, aux influences de leur milieu, à la mode. Il y a une beauté de passage aussi précaire que les succès d’engouement. Une œuvre d’art vantée par la caste d’aujourd’hui sera méprisée par la caste de demain ; et il en restera moins peut-être que de l’œuvre délaissée par la caste et acclamée par le peuple. Car le succès est un fait dont l’importance croît avec la poussière qu’il soulève, avec le nombre des fidèles qui sont venus et qui l’accompagnent en cortège. Les émotions de la caste et les émotions du peuple sont destinées à un même aboutissement. La nature, qui ne fait pas de sauts, ne fait pas de choix. Il s’agit de faire des enfants. L’odorat du grand-paon (ou un sens analogue) est si développé qu’une larve femelle de ce papillon rare attire, le jour de son éclosion, une nuée de mâles là où la veille on n’en voyait aucun. Cette acuité serait absurde si elle ne servait au grand-paon qu’à se choisir une nourriture plus délicate parmi le troupeau des fleurs, ou, d’une façon quelconque, à augmenter son plaisir et son avancement spirituel, la culture de son intelligence. Elle sert au grand-paon à mieux faire l’amour ; c’est son sens esthétique.
Cependant, il est des natures humaines, moins diffuses ou plus réfractaires, chez lesquelles les émotions ne retentissent pas vers le centre de grande sensibilité, soit que ce centre soit atrophié, ou que le courant émotionnel ait rencontré sur son parcours un obstacle, une digue, un terrain imperméable. Usons, sans préjuger de la justesse de l’analogie, des comparaisons les plus communes et les plus frappantes. Un courant électrique est lancé dans un fil en vue de créer un mouvement ; le fil tombe appuyé sur un morceau de bois ; et au lieu de mouvement il se produit de la chaleur : le train brûle, que l’on voulait faire rouler. L’émotion en route vers le sens génital qu’elle a mission d’éveiller rencontre un centre de résistance ; elle s’y brise, elle s’y tord sur elle-même, mais s’y installe ; et toutes celles du même ordre qui passeront par le même centre auront le même sort. Il s’agissait de faire tourner une roue, voici un feu d’artifice ; il s’agissait de conserver l’espèce, voici que naît l’idée de beauté. L’émotion esthétique, et alors sous sa forme la plus pure, la plus désintéressée, n’est donc qu’une déviation de l’émotion génitale. L’Aphrodite qui nous entraînait à son culte ne nous trouble plus ; la femme s’est évanouie, il reste de nobles formes, des lignes agréables, mais un cheval aussi est beau, et un lion et un bœuf. Heureux arrêt de circulation qui nous a permis de réfléchir, de comparer, de juger ! Le courant nous jetait vers la sœur de la déesse ; il nous en éloigne, car elle est moins belle ! On pourrait supposer que c’est dans la région intelligence que le courant émotionnel s’est diffusé, formant ainsi ce mélange d’émotion et d’intelligence qui nous donne le sens esthétique. L’intelligence est un accident ; le génie est une catastrophe. Il faut bien se garder même des rêves d’un état social où régneraient uniformes la santé, l’équilibre, l’équité, la modération, l’ordre, où les catastrophes seraient impossibles et les accidents très rares. L’intelligence humaine est certainement la conséquence de ce que nous appelons naïvement le mal ; s’il ne se formait pas des coupures ou des nœuds dans les fils, si l’émotion atteignait toujours son but, les hommes seraient plus forts et plus beaux et leurs maisons parfaites comme des termitières ; seulement le monde n’existerait pas.
III
Avant de retourner vers notre point de départ, voici un résumé :
Deux sortes d’émotions concourent à la formation du sens esthétique ; les émotions de nature génésique et toutes les autres émotions, quelles soient-elles, selon une proportion qui varie à l’infini avec chaque homme. Les premières sont celles que nous ressentons à la représentation parfaite du type de notre race. Apollon est beau, parce qu’il est le mâle humain dans toute sa pureté. Pour la plupart des hommes, toute idée adventice écartée rigoureusement, la vue de ce marbre est agréable, parce qu’elle évoque le désir, soit directement, soit selon le sexe, par contre évocation. On se souvient du mot de Stendhal : la beauté, c’est une promesse de bonheur. La philosophie sensualiste qui lui permettait cette définition n’était point sotte. Il sera nécessaire d’y revenir avec la science pour point d’appui. C’est donc, en somme, pour qualifier la « promesse de bonheur » qu’on a inventé le mot « beauté ». Et ce mot a été successivement appliqué à tout ce qui promet aux hommes la réalisation d’un de leurs autres désirs toujours plus nombreux et toujours plus complexes ; et ensuite, le besoin émotionnel s’étant extrêmement développé, à toutes les causes d’émotions, même terribles, même sanglantes. Mais ces émotions de toute nature, qui font la vie même de l’homme, elles ont un but — comme l’odorat du grand-paon — elles pénètrent en nous pour nous rappeler que notre unique devoir de créatures vivantes est la conservation de l’espèce ; quel que soit le sens qu’elles aient frappé d’abord, elles rebondissent de là vers le centre de la sensibilité générale. Je songe à ces amants romantiques qu’on vit, enveloppés par l’orage, se posséder avec fureur, ou à l’émotion douce de Tibulle, quam juvat immites… Les horribles, stupides et sauvages tragédies dont se délectaient les Grecs et les Français de l’ancien régime, c’étaient des philtres, et rien de plus. Si de grands poètes (comme les femmes, les grands poètes n’ont ni goût ni dégoût) n’avaient pris la peine de repenser les histoires d’Oreste, de Thyeste, de Polynice, nous les jugerions telles que le délire d’une société en enfance ou en abjection. Il n’est pas une tragédie de Racine qui n’ait été jouée cent fois en cour d’assises par des comparses hideux. On trouvera si l’on veut dans les traités spéciaux de Ball, de Binet et dans les ouvrages de vulgarisation, des exemples de la transformation en acte sexuel d’une sensation quelconque. Ici, il n’y a pas de catégories ; c’est l’illimité. On a vu des hommes auxquels l’odeur des pommes pourries donne des émotions fortes et nécessairement sexuelles. Schiller en avait toujours une provision dans le tiroir de sa table de travail ; mais comme il possédait un passage réfractaire où se brisaient, en grande partie, les courants émotionnels, il faisait des vers, au lieu de faire l’amour, ayant respiré des pommes pourries.
Voici donc toute une classe d’hommes chez lesquels les émotions arrêtées à moitié chemin se transforment en intelligence, en goût esthétique, en religiosité, en moralité, en cruauté, selon les milieux et les circonstances et d’après un mode dynamique des plus obscurs. On peut même dire que cette transformation des émotions se fait, peu ou beaucoup, chez tous les hommes ; il arrive aussi que les émotions retentissent presque également dans toutes les directions, qu’une partie notable aille vers les centres génitaux et qu’il en reste assez en chemin pour produire un grand ◀philosophe▶, un grand artiste ou un grand criminel. L’amour semble particulièrement lié à la cruauté, soit par son absence, soit par son excès. La mimique de la cruauté est exactement celle de l’amour sexuel ; Duchenne de Boulogne a prouvé cela par ses expériences. En des types tels que Torquemada ou Robespierre, les émotions n’aboutissent pas au sens génital ; elle se heurtent à un obstacle qui les incline vers un autre centre ; au lieu de se transformer en besoin de reproduction, elles se transforment en besoin de destruction. Mais il y a le type néronien et le type sadique où la sexualité et la cruauté s’exaltent ensemble et s’enchevêtrent. Ce sont des hommes capables de plus fortes secousses émotionnelles que les autres hommes. Quoique divisé et réparti vers deux buts, le courant reste assez fort pour produire des actes très intenses. Le même phénomène apparaît, quoique d’un ordre plus rassurant, quand la puissance intellectuelle s’exerce en même temps que la puissance génitale. Tout homme capable d’émotion est capable d’amour et en même temps soit de cruauté, soit d’intellectualité, soit de religiosité ; mais il arrive que le courant émotionnel est tout entier absorbé par l’une des activités humaines, et l’on a une variété de types extrêmes, l’autre variété étant fournie par les hommes d’une grande réceptivité émotionnelle et par conséquent d’une grande diversité d’aptitudes.
Mais restons dans la moyenne de l’humanité et dans la question esthétique. Selon l’importance de la dérivation du courant émotionnel, on aura, par exemple, un spectateur qui retiendra de la tragédie tout ce qu’elle a de beauté pure ou forte, qui sortira en l’état d’émotion intellectuelle, moins sensible au meurtre qu’à la courbe du geste qui frappe, aux imprécations, aux épouvantes, qu’à la forme musicale qui les limite, les enferme, les fait vivre ; on aura aussi un spectateur qui, malgré quelques lueurs d’émotion intellectuelle, sort du théâtre à peu près comme d’une séance de boxe ou d’une corrida. Voilà les extrêmes. L’un devant une statue parfaite jouit de la grâce des courbes, songe : quelle belle œuvre ! l’autre s’écrie : quelle belle femme ! Entre ces deux types, il y a tout un jeu de nuances. Pour le type moyen, l’idée de beauté n’existe guère ; il jugera de l’œuvre d’après l’intensité ou la qualité de son émotion. Ça lui donne du plaisir, ou le laisse froid, et voilà tout. Le type moyen est celui qui détermine les succès en art ; il faut plaire au type moyen, il faut l’émouvoir.
Les représentants de la caste esthétique jugent aussi une œuvre d’art par l’émotion qu’ils ont éprouvée, mais cette émotion est d’un ordre tout particulier ; c’est l’émotion esthétique. Seules, pour eux, appartiennent à l’art, à la catégorie de la beauté, les œuvres, qui peuvent donner l’émotion, le frisson esthétique. Ainsi se sont trouvées exclues de l’art les œuvres utilitaires, moralisatrices, sociales, ayant un but quelconque en dehors de ce but précis et exclusif, l’émotion esthétique ; et aussi les œuvres trop sexuelles, dont l’appel à l’exercice génital est trop direct, quoiqu’elles répondent, mais alors avec une clarté excessive, à l’idée première que les hommes ont eue de la beauté artistique. Ainsi s’est formée cette catégorie esthétique qui, éternellement instable, allant du réalisme à l’idéalisme (un certain idéalisme), du sentimentalisme à la brutalité, de la religiosité au sensualisme, n’en est pas moins un jardin clos. L’art est donc ce qui donne une émotion pure, c’est-à-dire sans vibrations hors d’un groupe limité de cellules, ce qui n’invite ni à la vertu, ni au patriotisme, ni à la débauche, ni à la paix, ni à la guerre, ni au rire, ni aux larmes, ni à rien qui ne soit l’art lui-même. L’art est impassible, et, comme a dit de l’amour un vieux poète italien, non piange nè ride. Ceci n’a rien ni de rationnel, ni de juste, ni de conforme à aucune vérité. Il s’agit des usages d’une caste intellectuelle. Née d’une imperfection du système nerveux, l’idée de beauté s’est agrégée en chemin toutes sortes de règles, de préjugés, de croyances, d’habitudes, et il s’est formé un canon dont la forme, sans être absolue, n’oscille à un moment donné qu’entre certaines limites. La restriction est nécessaire. Tous les hommes raffinés d’une époque s’entendent sur l’idée de beauté. Aujourd’hui, par exemple, il y a des pierres de touche : Verlaine, Mallarmé, Rodin, Monet, Nietzsche. Avouer qu’on n’est pas ému par les Mains, par Hérodiade, par l’Eve, par les Cathédrales, par Zarathoustra, c’est avouer qu’on est dépourvu du sens esthétique. Mais des œuvres d’un tout autre ton furent admirées jadis par le même groupe humain. De Ronsard à Victor Hugo, le principe de la beauté fut cherché dans l’imitation. On imita les Anciens, les Italiens, les Espagnols, les Anglais. Au dernier siècle, ce fut la quête de l’originalité ; et cela donna même, il y a quelques années, un excès de fausses notes, mais une musique moins plate, en somme, que celle dont on avait si longtemps fatigué les muses. Non pas qu’on ait moins imité, mais on le fit avec l’illusion de créer du nouveau, et l’illusion est presque toujours féconde. La France est d’ailleurs le pays où l’idée de beauté a subi le plus de variations, étant peuplée d’hommes vifs et curieux, toujours aux aguets de ce qui se passe et prêts à faire connaissance avec tout ce qui est étranger et nouveau, quitte à en rire si ce nouveau ne convient pas à leur tempérament.
Notre sens esthétique a donc des caprices. Mais, variable historiquement, il est assez solide à un moment donné. Il y a une caste esthétique aujourd’hui ; il y en eut toujours une, et l’histoire de la littérature française n’est guère autre chose que le catalogue raisonné des œuvres qui furent successivement élues par cette caste. Les succès s’élaborent dans la rue ; la gloire sort des cénacles. Comme il n’y a pas d’exemples du contraire, il faut bien admettre cela comme un fait ; et aussi que les cénacles se dégoûtent des gloires qui leur échappent et se mettent à courir les rues. Un fait est toujours légitime, étant toujours logique, mais on peut lui opposer les répugnances de sa propre sensibilité ou d’un groupe de sensibilités. C’est ce que fait la foule sous la conduite de quelques esprits moyens, instruits, bons avocats, puisqu’ils haïssent la maison qu’ils combattent et qui ne les connaît pas. Aux réputations souvent fort obscures du groupe esthétique on voit donc sans cesse opposées les célébrités du succès. Il est facile de duper le peuple en lui montrant ici la pauvre lampe solitaire, et là l’éclat des globes crus et le rutilement des tulipes ; mais le peuple n’a guère besoin d’encouragements : il marche naturellement vers ce qui l’éblouit. Cela aussi est un fait, et cela aussi est légitime. Le public, mené par des bergers sournois, a tort de mépriser la lueur confuse des étoiles ; mais la caste esthétique a tort de rire des plaisirs du peuple. Elle a tort aussi d’accaparer certains mots et de refuser le nom d’oeuvre d’art à des compositions qui ont, exactement comme celles qu’elle admire, pour but de susciter des émotions. C’est une question de qualité, non d’essence. Elle a tort aussi de réclamer sans cesse qu’on lui rende justice. Elle souffre moins de voir applaudie une pauvreté que dédaignée une œuvre véritable. Son jugement, si adroit à dépister le faux art, faiblit soudain, et elle se fâche qu’un sectateur du goût populaire ne s’incline pas devant ses admirations. C’est toujours une erreur d’en appeler à la justice ; mais c’est de la démence d’en appeler à la justice d’un groupe social. Il faut laisser cela et s’enfermer dans une opinion comme dans une tour. On pourrait égorger cent fanatiques de Quo vadis plutôt que de les convaincre, et avec moins de fatigue. La justice littéraire est une absurdité. Elle suppose la parité des émotions en des hommes d’une catégorie physiologique différente. Une œuvre est belle pour ceux à qui elle donne des émotions. La sensibilité est incorruptible, aussi bien celle du populaire que celle des cénacles ; elle est incorruptible comme le goût et comme l’odorat. Jadis on avait imaginé un goût en soi, un goût absolu qu’on adorait dans un temple. Rien de plus ridicule ; et rien de plus tyrannique. Laissons les hommes chercher librement leurs plaisirs. Les uns veulent qu’on leur torde les entrailles ; d’autres, qu’on leur débouche la rate ; d’autres, qu’on leur perce le cœur. Il faut des instruments divers pour chacune de ces opérations ; l’art est une chirurgie dont la trousse est riche et une pharmacopée aux fioles de toutes formes et de toutes odeurs.
On parle très sérieusement — c’est-à-dire sans rire — d’initier le peuple, à l’art. En termes moins vagues, correspondant à une certaine réalité scientifique, il s’agirait de façonner ainsi la physiologie du commun des hommes que l’émotion au lieu d’aboutir au centre génital se diffusât vers le centre esthétique. L’entreprise n’est pas des moindres. Pauvre peuple ! Comme on se joue de lui et qu’ils sont stupides, en leur bonté, ses maîtres intellectuels ! Ils croient vraiment que le goût de la peinture, de la musique, de la poésie, cela s’apprend comme l’orthographe ou la géographie ! Et quand cela serait, et quand on aurait donné quelque admiration à quelques ouvriers ? Quelle importance cela a-t-il que le peuple n’admire pas ce que nous admirons ? Il aurait tout aussi bien le droit d’exiger de nous le partage de ses enthousiasmes. Il n’y a pas d’absolu esthétique. Ce qui est beau, c’est ce qui nous émeut ; mais nous ne pouvons être émus que dans la mesure de notre réceptivité émotionnelle et selon l’état de notre système nerveux. L’insensibilité à ce que nous nommons la beauté, idée très complexe dès qu’on s’éloigne de la plastique humaine, ne serait en somme que le témoignage d’un organisme sain, d’un cerveau normal, où les courants nerveux vont droit leur but, sans déviations. Mais cet état semble rare. Tous les hommes sont aptes à recevoir certaines émotions esthétiques, et tous en sont avides ; mais presque aucun ne se soucie de la qualité de cette émotion. Etre ému, voilà l’important. Nul monument depuis les cathédrales, et peut-être depuis les pyramides, n’a remué comme la tour Eiffel la sensibilité esthétique de l’humanité. Devant tant de ferraille en hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la sottise a médité, l’étourderie a rêvé ; il tombait de là comme un orage d’émotions. On chercha à le détourner ; il était trop tard, le succès était venu. Plus une œuvre reçoit d’admirations, plus elle se fait belle pour la foule. Elle se fait belle et presque vivante ; des ondes émotionnelles s’en détachent et viennent, ainsi que des vagues, déferler sur le peuple enivré et haletant ; l’organisme tout entier est en fête ; stupide et beau, le génie de l’espèce sourit dans l’ombre.
Tel est le rôle social de l’art. Il est immense. Il y a un oiseau d’Australie qui se bâtit pour nid une large cabane où il sème tout ce qu’il trouve de cailloux brillants ; le mâle, parmi cette mosaïque, danse un grave menuet devant sa compagne troublée ; et c’est l’art surpris à son obscure naissance, au moment où il est lié étroitement à l’expansion de l’instinct génital. Un caillou rouge donne une émotion à un oiseau, et cette émotion surexcite son désir. Tel est le rôle social de l’art. Il faut que le peuple admire — et par peuple, ici, j’entends l’ensemble des hommes, — il faut qu’il éprouve des émotions esthétiques, il faut que ses nerfs tremblent sous de longues vibrations, il faut que ses amours soient riches et compliquées : mais qu’importe d’où vient le nuage, pourvu qu’il pleuve !
Je n’ai voulu que montrer la légitimité de toute émotion esthétique, quelle que soit sa source, et de tout succès, quelle que soit sa qualité ; mais on me croira volontiers si j’avoue que je garde mes préférences pour telle forme de l’art, pour telle expression de la beauté. Je m’écarte en ceci du sentiment commun, que je ne crois pas utile de généraliser des opinions, d’enseigner des admirations. Forcer d’admirer est aussi méchant que de forcer d’entrer. C’est à chaque homme de se donner l’émotion qui lui est nécessaire et la morale qui lui convient. L’âne d’Apulée voudrait bien brouter des roses parce qu’il reprendrait aussitôt la forme humaine. C’est une très bonne idée de brouter des roses, c’est une méthode de délivrance.
1901.
Valeur de l’instruction
Sans être aussi répandue qu’elle pourrait l’être et qu’elle le sera, l’instruction est fort en faveur. On vit de moins en moins et on apprend de plus en plus. La sensibilité capitule devant l’intelligence. J’ai vu rire de qui regardait avec attention et avec plaisir une feuille morte ; on n’aurait pas ri d’entendre murmurer à ce propos quelque nomenclature ; mais d’autres hommes, sans ignorer les manuels, estiment que la véritable science doit être sentie d’abord comme un plaisir. Ce n’est pas la mode ; la mode est de s’instruire dans les seuls livres et aux lèvres de ceux qui récitent des livres.
Corneille Agrippa, qui possédait tout le savoir de son temps, et davantage, s’est amusé à rédiger un « Paradoxe sur l’incertitude, vanité et abus des sciences23 » ; on pourrait le reprendre, mais sur un autre ton, car il n’est pas nécessaire qu’une science soit incertaine, vaine et abusive, pour être inutile à celui qui la cultive ; et par contre la certitude d’une science, son intérêt et sa légitimité ne lui confèrent pas un droit absolu à la régence des esprits. On conviendrait même volontiers de l’absurdité d’un débat sur la certitude ou l’incertitude des sciences ; il y en a d’aléatoires, mais que les gens légers ou intéressés seuls qualifient ainsi ; le mot science contient par définition l’idée de vérité
objective, et il faut s’en tenir là sans autres contestations et concéder même cette vérité objective, quelque répugnance que l’on éprouve devant le mariage indissoluble de deux mots alors ironiques.
Aussi bien il ne s’agit pas de la science, mais de l’instruction dont la science est la matière ou le prétexte. Quelle est la valeur de l’instruction ? Quelle sorte de supériorité cela peut-il conférer à une intelligence moyenne ? L’instruction, si elle est parfois un lest, n’est-elle pas le plus souvent un fardeau ? n’est-elle pas aussi, et plus souvent encore, un sac de sel qui fond sur les épaules de l’âne aux premiers orages de la vie ? Et ainsi de suite.
L’instruction est de deux sortes, selon qu’elle est utile ou de parure. L’astrologie même peut devenir une science pratique, si l’astrologue y trouve le pain quotidien ; mais à quoi cela peut-il bien être bon, sinon peut-être à lui fausser l’esprit, qu’un magistrat connaisse la géométrie ? Tout ce qui concerne son métier, le dessin et l’archéologie même et toutes les notions de cet ordre seront profitables à un menuisier intelligent ; mais à quoi lui servirait, sinon peut-être à entraver son activité, une théorie esthétique ? Quand elle ne trouve pas à s’appliquer et à se monnayer, l’instruction est un lingot qui dort sous une vitrine ; cela est inutile, pas très curieux et sans beauté.
Il est beaucoup question en certains milieux politiques de l’instruction intégrale. Cela signifie sans doute que tout doit être enseigné à tous, et aussi, qu’une notion universelle et vague serait un grand bienfait, un grand réconfort pour n’importe quelle intelligence ; mais l’on confond dans ce raisonnement la matière et la forme. L’intelligence, qui a une forme générale et commune, en a une particulière en chaque homme. Comme il y a plusieurs mémoires, il y a plusieurs intelligences ; et chacune de ces intelligences, modifiée par les physiologies propres, détermine les individus intellectuels. Loin que tout puisse être avec fruit enseigné à tous, il semble bien qu’une intelligence donnée ne peut recevoir, sans danger pour sa contexture même, que les genres de notions qui y pénètrent sans effort. Si l’on s’était habitué à donner aux mots les seules significations relatives qu’ils comportent, instruction intégrale voudrait dire toute la sorte d’instruction qui est compatible avec la morphologie inconnue d’un cerveau ; dans la plupart des cas, la quantité de cette instruction se réduirait à rien, car la plupart des intelligences sont incultivables.
Du moins par les procédés actuels qu’un seul terme résume : l’abstraction. On a fini par admettre dans les milieux enseignants que la vie ne peut être connue que sous la forme du discours. Qu’il s’agisse de poésie ou de géographie, la méthode est la même : une dissertation qui résume le sujet et qui a la prétention de le représenter. Finalement l’instruction est devenue un catalogue méthodique de mots, et la classification remplace la connaissance.
Un homme, le plus intelligent et le plus actif, ne peut acquérir qu’un fort petit nombre de notions directes et précises ; ce sont cependant les seules qui soient vraiment profondes. L’enseignement ne donne que l’instruction ; la vie donne la connaissance. L’instruction a du moins cet avantage d’être de la connaissance généralisée, sublimée, et pouvant contenir, sous un petit volume, une grande quantité de notions ; mais, dans la plupart des esprits, cette nourriture trop condensée reste neutre et ne fermente pas. Ce que l’on appelle la culture générale n’est le plus souvent qu’un ensemble d’acquisitions mnémoniques, purement abstraites et dont l’intelligence est incapable de faire la projection sur le plan de la réalité. Sans une imagination très vivante et active dans tous les sens, les notions confiées à la mémoire se dessèchent dans un sol inerte ; l’eau qui les amollit et le soleil qui les mûrit sont nécessaires à la germination des graines.
Il vaut mieux ignorer que de savoir mal, ou peu, ce qui est la même chose. Mais sait-on ce que c’est que l’ignorance ? Il faut avoir appris tant de choses pour la goûter et la comprendre, ! Ceux qui en pourraient jouir par état ont trop d’illusions sur eux-mêmes pour s’y récréer franchement ; et ceux qui le voudraient sont trop loin de l’innocence première. Il y a eu des moments dans la civilisation où des hommes savaient tout ; ce n’était pas beaucoup. Etait-ce beaucoup moins que toute la science d’aujourd’hui ? Cette relativité peut nous faire réfléchir sur la valeur de l’instruction ; elle nous servira aussi à la qualifier. L’instruction n’est jamais que relative ; elle doit donc être pratique.
M. Barrès, dans son dernier roman24, fait proférer par un député du type Burdeau cette maxime politique : « La vertu est, comme le patriotisme, un élément dangereux à exciter dans les masses. » A ces deux abstractions, il faudrait peut-être joindre toutes les autres afin de prononcer un ostracisme général contre toutes les idées qui n’ont pas été d’abord définies. Et cela ne voudrait pas dire qu’il faut proscrire les vertus ou les sentiments patriotiques ; mais seulement ceci : que rien n’est plus mauvais pour la santé d’une intelligence moyenne que le jeu des mots abstraits, que cette fausse science verbale qui se trouve sans application dès qu’on va participer à la vie réelle. Il ne s’agit pas d’être vertueux ; comment réaliser un mot qui est la synthèse de plusieurs idéaux contradictoires ? Il s’agit d’accommoder sa nature aux conditions vitales du milieu et aux traditions morales. Il ne s’agit pas d’être patriote ; il s’agit de défendre contre les animaux étrangers la pureté de la fontaine où l’on boit. Il ne s’agit pas de savoir quel est le principe abstrait où pourrait bien prendre sa source le large fleuve des idées générales ; il s’agit de faire de sa vie un acte de confiance, à la fois et un acte de prudence. Il s’agit surtout de garder assez de naïveté pour respirer avec joie l’air social tel qu’il est et assez de souplesse pour obéir sans lâcheté aux lois élémentaires de la vie.
La vie est une suite de sensations reliées par des états de conscience. Quand on n’a pas un organisme tel que la notion abstraite redescende vers les sens dès qu’elle a été comprise ; si le mot Beauté ne vous donne pas une sensation visuelle ; si vous ne sentez pas à manier les idées un plaisir physique, à peu près comme à caresser une épaule ou une étoffe laissez les idées. Quand le meunier n’a pas de blé à moudre, il ferme ses vannes et dort, ou va se promener ; mais il ne songe pas à moudre à vide et à user ses meules pour recueillir du vent. L’instruction n’est souvent autre chose que ce vent soufflé par la rotation des tamis et perceptible en paroles.
L’enseignement, du haut en bas, des universités officielles aux populaires de l’école de village à l’Ecole Normale, n’est guère autre chose qu’une fabrique de phrases. De toutes, la plus sérieuse est l’école primaire, où on apprend à lire et à écrire, acquisitions non d’une science, mais d’un sens nouveau. Si l’on retranchait du programme des autres tout l’inutile, tout l’inapplicable à la vie et à telle profession ou métier, il en resterait la matière à peine de dix-huit mois d’écolage.
La plus grande partie du peuple échappe encore aux tortures d’écouter les messieurs qui récitent des livres. Les enfants pauvres, libérés de la prison scolaire, apprennent un métier, ce qui est un agrandissement de soi, et commencent de vivre à l’âge où leurs frères riches s’exercent au maniement de mots qui ne correspondent à rien de réel, outils qui sculptent l’éternel vide25. On va remédier à cela, et voici une soirée d’université populaire : « Le Développement de l’idée de justice dans l’Antiquité. » En supposant, ce qui est improbable, que le professeur n’ait émis à ce sujet que des appréciations acceptables par une intelligence saine, de quelle utilité peut bien être une telle dissertation pour un auditoire populaire, et qu’en retira-t-il d’applicable à son humble vie ? Moins assurément que des vieux sermons qui ne craignaient pas de bafouer ses vices, d’épouvanter sa lâcheté devant les plaisirs bas. Mais le clergé de la religion laïque est grave et dédaigne les faits. Des âmes parlent à des âmes ; l’idéal descend sur le peuple. Les premiers chrétiens du moins se réunissaient à la fois pour prier et pour manger fraternellement ; après le repas, d’aucuns se levaient pour prophétiser. Les prophètes modernes ne vivent que d’abstraction, et cette nourriture économique et ridicule, ils la partagent volontiers avec leurs frères.
L’homme qui a lentement acquis une science, outre les avantages sociaux qu’il en peut retirer, a conféré par cela même aux organes de son attention une force et une agilité particulières. Il ne possède pas seulement la science qu’il convoitait, mais tout un ensemble d’engins de chasse en bon état et tout prêt à de nouvelles captures. Lorsqu’on a appris avec soin et patience une langue étrangère, on peut ensuite s’approprier par un travail beaucoup moindre les langues de la même famille. Mais si l’on a eu recours à quelque méthode expéditive, l’acquisition n’a plus que sa valeur propre et elle peut même se détériorer assez rapidement. L’eau qui a bouilli très vite refroidit de même ; c’est ce que ne savait pas l’industriel qui avait établi des bouilloirs publics ; le temps de traverser la rue et c’était comme si on revenait de la fraîche fontaine. C’est pour ce même motif que l’enseignement rapide des conférences est si particulièrement inutile. On y apprend à croire et non pas à raisonner, ce qui serait encore une manière d’agir et de vivre.
Le bagage qui constitue l’instruction est presque uniquement fait de croyances. On enseigne les lettres et les sciences comme un catéchisme. La vie est l’école du doute prudent ; l’école est une église prétentieuse. Tout professeur est muni d’un arsenal d’aphorismes ; l’adolescent qui ne se laisse pas frapper au cœur est méprisé. Le renversement des valeurs logiques est porté à ce point que tels actes intellectuels, la résistance à la foi scientifique, la réserve cartésienne, sont considérés comme des marques d’inintelligence.
M. Jules de Gaultier a imaginé un nouveau manichéisme dont l’emploi prudent sera fort utile pour déblayer certaines questions26. A l’instinct vital il oppose l’instinct de connaissance ; mais l’un n’est pas le bon principe plutôt que l’autre, le mauvais principe. Ils ont tous les deux leur rôle dans le travail de la civilisation ; car si l’un développe chez l’homme le besoin de connaître aux dépens des forces qui conservent la force vitale, il permet en même temps à l’intelligence de mieux jouir et de soi-même et de la vie sensitive. Le génie spontané et inconscient des races en croissance ne refuse d’obéir ni à l’un ni à l’autre de ces grands instincts ; la vie use non son énergie qui est immuable, mais les modes énergétiques qu’elle a revêtus ; on se lasse de sentir avant de s’être lassé de connaître. C’est ce qu’a exprimé naïvement Leibnitz et ce que répètent avec lui tous les esprits dont l’intelligence est le vautour : « Il n’est pas nécessaire de vivre, mais il est nécessaire de penser. » Quand cet aphorisme descend dans le peuple, c’est que l’instinct vital en décadence commence à renoncer à la lutte ; c’est l’ère glorieuse de la floraison, mais la plante va mourir après que le vol des insectes l’aura fécondée et que le vent aura porté ses graines vers un sol vierge.
Une niasse ignorante forme chez un peuple une magnifique réserve de vie. Notre civilisation a méconnu cela : c’est un champ immense de petites fleurettes qui épuise pour un éclat inutile la sève de la terre.
De telles idées, même atténuées en images, peuvent sembler barbares à ceux qui croient aux « bienfaits de l’instruction » ; mais il commence à être plus facile de trouver des adjectifs que des raisons pour régénérer ce thème ancien et qui va s’épuiser. A entendre tant de journalistes et de députés parler de l’instruction comme d’un souverain élixir, on sent bien qu’ils y ont goûté, et à la vraie, à la bonne, à celle que synthétisent les manuels et les encyclopédies, mais non aux détestables jarres où dort l’esprit mauvais de l’analyse. Le vrai savoir, le « gay sçavoir » est singulièrement vénéneux ; il est vénéneux autant que bienfaisant ; il contient autant de doutes, que de paillettes d’or l’eau-de-vie de Dantzig. On ne sait jamais où l’ivresse de cette liqueur violente peut mener une intelligence qui n’est pas très forte ou très sceptique.
Mise en regard de la science, l’instruction est si peu de chose qu’elle mérite à peine un nom. Qu’est-ce que valent d’élémentaires notions de chimie lorsque l’on songe au chimiste qui manie, compose et décompose les corps, qui compte les molécules et pèse les atomes ? Et qu’importe que cent mille bacheliers sachent quels sont les éléments de l’air ? Mais déjà ils ne le savent plus. Si on leur avait appris à respirer, ils auraient peut-être évité deux ou trois maladies dont ils transmettent joyeusement à leurs enfants les prédispositions ou les germes. Il est nécessaire (malgré une ironie célèbre) qu’il y ait une chimie et des industries chimiques, mais non que l’on enseigne au premier venu les obscurs principes d’une science vaine. Ceci n’est qu’un exemple, mais qui s’étendrait à presque tous les éléments de la culture générale. Un cerveau moyen d’aujourd’hui ressemble à ces jardins d’essai où verdissent des spécimens de toutes les flores ; encore ce jardin a-t-il son utilité particulière ; les cerveaux riches d’un peu de tout ne sont bons à rien : le terrain a été transformé non pas même en un parterre, mais en un herbier, et les plantes sèches y sont si médiocres et si défectueuses qu’on ne peut les faire servir à aucun usage décent. Il faudrait au moins que la plus grande partie des plates-bandes eût été réservée à une culture profonde et passionnée ; dans ce cas, les coins morts du jardin reprennent quelque intérêt : ils servent de fumier et de terreau pour réchauffer le cœur du jardin vivant.
On ne prétend donc pas dire que la culture générale soit inutile ; elle est indispensable à titre d’auxiliaire et de réserve, mais à ce titre seul, et si cette culture générale et superficielle coïncide avec une ou plusieurs sections de culture intensive. Seule, elle n’a aucune valeur. Si de la moyenne on descend vers les jardinets populaires, on ne voit plus, à la place de la mauvaise herbe, mais luxuriante, que de chétives germinations déjà gelées par la vie. On a sarclé toute la flore naturelle, et ce qu’on a semé à la place dans un terrain mal préparé et mal nettoyé n’a pu pousser faute d’eau et de soleil. Tout l’intérêt de ses petits potagers ridicules est dans un arbre souvent grand et beau, quelque marronnier ou quelque tilleul : c’est le métier où l’homme s’est perfectionné avec courage. Un de ces arbres vaut à lui seul toutes les cultures générales qui l’ont relégué dans un coin pierreux ; il les domine par son utilité et par sa beauté.
La raison de l’homme, dans la vie, est d’être une fonction ; il faut que ses journées soient créatrices d’un résultat. C’est pourquoi l’on regrettera éternellement que les métiers se soient abolis dans l’émiettement par la division du travail poussée à l’extrême. La civilisation industrielle a retiré à un très grand nombre d’hommes le plaisir qu’ils trouvaient au travail. Un salaire élevé peut faire que l’on soit content d’avoir travaillé, mais cela ne donne pas le contentement actuel, la joie d’user l’heure présente à la réalisation d’un objet. L’industrie a opéré contre l’artisan en faveur de l’oisif, et aussi en faveur du capital contre le travail. Telle découverte mécanique a été plus nuisible à l’humanité qu’une guerre séculaire. On a tellement diminué la valeur hédémonique de l’activité musculaire que les seuls moments où les manoeuvres sentent leur vie sont ceux où l’homme normal s’affaisse, le repos ; et, nécessairement, ces heures de sensation négative, on a tenté de les gonfler jusqu’à en faire le plaisir tout entier de vivre : l’alcool a été ce moyen.
Pour tarir cette source d’excitation, des esprits de bonne volonté, mais d’intelligence malsaine, c’est-à dire sans contact avec la réalité, ont songé à opposer au plaisir de boire le plaisir d’apprendre. Si l’œuvre était possible, on aurait remplacé l’ivresse physiologique par l’ivresse cérébrale : et cela ne serait pas un très bon résultat. Qu’à une journée de travail musculaire succède une soirée de travail intellectuel, et la fatigue totale est doublée sans profit réel pour l’homme soumis à ce régime. Songez au malheureux qui, après avoir poussé pendant dix heures un morceau de bois sous les dents cruelles d’un scie circulaire, s’en vient, ayant soupé vaguement, écouter un monsieur qui l’entretient de la sainteté de la justice ! Mais la justice demanderait que le prédicant alternât, avec l’artisan, le poussage des billes de bois et la confortable étude des principes fructueux du charlatanisme social. Pauvres gens qui, ayant toujours instinctivement besoin de prêtres, se croient vainqueurs, ayant nié un dogme, d’applaudir à la morale de ce dogme, mais déformée par l’hypocrisie et par la haine ! C’est avec l’instruction, invention très vieille, que le clergé a dominé le peuple et le monde ; et c’est avec l’instruction encore que les sermonnaires laïques prétendent bien rogner les dernières griffes de l’instinct vital.
Car tous ces enseigneurs enseignent éperdument à ne pas vivre. Ils transportent dans la partie saine du peuple, et cela avec une certaine bonne foi, leurs habitudes maladives de ne recevoir les sensations que par reflet, de regarder dans une glace la vie qu’ils n’osent affronter. Le vrai but de cette instruction est l’imposition d’une morale, mais singulière et dont presque tous les préceptes sont négatifs. Par l’affaissement de la volonté de vivre, au profit d’une cérébralité instable, ils façonnent ces générations énervées, obéissantes et sages qui sont le rêve des tyrans médiocres. Au moment où une race aurait besoin, rien que pour durer, de toutes les forces dont son instinct est peut-être encore dépositaire, ils lui versent, mais avariée et empoisonnée, cette même liqueur avec laquelle les apôtres romains domptèrent la surénergie des barbares. Nous aurions le sort de ces vaincus si un protestantisme, rationaliste ou religieux, se substituait souverainement à notre catholicisme traditionnel et païen.
Mais comment n’être pas tenté de donner des préceptes de conduite en même temps que des préceptes de grammaire ? Il suffirait que ces préceptes ne fussent pas dépressifs et que les adolescents y trouvassent au contraire une excitation à l’activité, à toutes les activités. L’instruction, en soi, n’est rien ; on ne peut la juger qu’en examinant ses entours à la lueur de cette torche. Un flambeau a l’utilité, non de sa lumière, mais des objets sur lesquels porte sa lumière. On verra aussi un four chauffé avec méthode de bourrées ou de falourdes ; mais cette chaleur n’est qu’un embrasement stérile si on ne lui donne à travailler et à mûrir, quand elle s’amortit, la pâte du pain éternel.
L’instruction est un moyen et non un but. Il est douloureusement absurde d’apprendre pour apprendre, de brûler pour brûler. Le chant même des oiseaux n’est pas vain ; aux périodes de calme sexuel, il est la répétition des grands concert d’amour. Considérée comme l’instrument précis d’une œuvre future, l’instruction peut avoir une importance très grande et même absolue ; elle peut être la condition nécessaire de certains gestes intellectuels. Elle sera le bâton de voyage de l’intelligence ; mais offerte à un cerveau médiocre, dirigée vers le seul accroissement de la mémoire, elle est inefficace à régénérer des cellules malades. Elle leur sera plutôt un écrasement ; elle les rendra stupides ; elle détournera des facilités de la vie les activités qui n’étaient faites que pour la pratique quotidienne. L’instruction pondère les génie oscillants, elle leur fournit des sujets de comparaison et des motifs de réflexions aux génies déjà équilibrés, elle fournit un peu de ce trouble d’où naît l’ironie. Elle est tantôt un appoint à la certitude, tantôt la cause d’un déclenchement vers le doute. Mais elle n’exerce d’influence que sur des intelligences en mouvement ou en puissance de mouvement ; elle ne détermine pas, elle incline. Surtout elle ne crée pas l’intelligence. Nous avons constamment sous les yeux des exemples d’hommes instruits, de tout ce que l’on enseigne et qui sont restés des médiocres et qui, écrivant depuis vingt ans, n’ont même pu apprendre à écrire. Et en voici d’autres qui ne savent qu’un métier et qui n’ont lu que dans la vie : leur lucidité humilie parfois même le génie.
1900.
Les femmes et le langage
La part des femmes est si grande dans l’œuvre de la civilisation qu’il serait à peine exagéré de dire que l’édifice est bâti sur les épaules de ces frêles cariatides. Les femmes savent des choses qui n’ont jamais été écrites, ni enseignées, et sans lesquelles presque tout le matériel de notre vie quotidienne serait inutilisable. Des Cosaques, en 1814, ayant découvert une provision de bas, les enfilèrent immédiatement par-dessus leurs bottes ; exemple général de nos gestes les plus communs, si les femmes n’avaient pas été, dans les siècles des siècles, les patientes éducatrices de l’enfance. Ce rôle est si naturel qu’il en paraît humble ; nous ne sommes frappés que par l’extraordinaire. Le puissant outillage d’un tissage nous subjugue ; qui a jamais regardé avec émotion le simple jeu de deux aiguilles à tricoter ? Cependant, comparé à ces petits morceaux de bois, le plus formidable métier mécanique n’est plus rien ; il représente une civilisation particulière : les aiguilles de bois ou de fer représentent la civilisation absolue. Il faut en tout distinguer l’essentiel et ce qui est de surcroît. Dans la civilisation, la part des femmes représente l’essentiel.
Cela est plus facile à sentir qu’à prouver, car il s’agit précisément des actes qui passent inaperçu le long de la vie, de toutes sortes de choses dont on ne parle pas, parce qu’on ne les voit pas ou parce qu’on n’en comprend pas l’importance. Ainsi la physiologie a été longtemps ignorée, tandis que la curiosité se portait aux monstres ; le phénomène continu disparaît pour nos sens. Ce fut un citadin ou un prisonnier ou un aveugle soudain guéri, qui s’avisa le premier de la beauté de la nature. Il y a une physiologie extérieure qui disparaît dans l’habitude ; analysée, elle révèle les actes volontaires les plus importants de la vie. Volontaires, c’est-à-dire contingents relativement aux mouvements primordiaux de la vie d’une espèce ; volontaires, en ce qu’ils ont de particulier pour signaler une race ; volontaires, si l’on regarde la volonté comme la conscience d’un effort inconscient.
Sens, ou faculté, la parole ne peut logiquement être séparée de l’ouïe, mais l’éducation de l’ouïe est beaucoup moins sensible que celle de l’appareil vocal ; on peut donc les considérer séparément, ou du moins sans observer un ordre précis en des acquisitions qui sont enchevêtrées comme tous les jeux de la vie. Remuer, entendre, voir, parler, tout cela se tient ; l’imitation se jette à la fois sur toutes les fonctions, quoiqu’on puisse établir un ordre de naissance appréciable pour chacune d’elles. Cet ordre importe peu en une étude où il s’agit non de l’intelligence qui reçoit, mais de l’intelligence qui donne, de l’extérieur et non de la vie psychologique interne.
La parole est féminine. Les poètes et les orateurs sont des féminins. Parler, c’est faire œuvre de femme. La femme, parce qu’elle parle comme chante un oiseau, est seule capable d’enseigner le langage. Quand l’enfant tente d’imiter les sons qu’il a entendus, la femme est là qui le regarde, lui sourit et l’encourage ; il s’établit un contrat muet de travail entre ces deux êtres, et que de patience chez celui qui sait pour guider celui qui essaie ! Les premiers mots que prononce un enfant ne correspondent en son esprit à aucun objet, à aucune sensation ; l’enfant, à ce moment de sa vie, est un perroquet, et rien de plus. Il imite ; il parle parce qu’il entend parler. Si on se taisait autour de lui, la parole resterait figée dans son cerveau. De là l’importance du babillage de la femme, importance bien supérieure à celle des plus beaux poèmes et des philosophies les plus profondes. La fonction qui fait de l’homme un homme est l’oeuvre particulière de la femme ; un enfant élevé par une femme très femme et très bavarde est plutôt formé à la parole et par conséquent à la conscience psychologique ; aux soins d’un homme taciturne, le même enfant se développerait très lentement, et si lentement peut-être qu’il n’atteindrait jamais la limite de son intelligence pratique.
S’il était possible d’assigner au langage une origine, on dirait qu’il fut la création de la femme. Mais le secret de toutes les origines nous échappera éternellement. Les oiseaux chantent, le chien aboie, l’homme parle. On ne se figure pas mieux un homme muet, qu’un chien muet, qu’un pinson muet. Et si ces espèces jadis ont vécu sans voix, on ne comprend pas bien pourquoi elles auraient acquis un organe dont se passent fort bien d’autres animaux et même les oiseaux des terres australes. Si le langage s’apprenait ou se gagnait, si pour en retrouver les premiers rudiments, les célèbres racines, il suffisait d’atteindre la mère commune du latin et du sanscrit, du grec et du saxon, on ne voit pas bien pourquoi le chien ne converse pas avec son maître autrement que par la queue, les yeux, les jappements. Mais le chien ne parlera jamais, parce que le génie d’une espèce animale est déterminé aussi rigoureusement que la forme des espèces cristalliques.
Que la plus ancienne langue fût composée de cinq ou six cents monosyllabes correspondant à autant d’idées générales, c’est une opinion maintenant sans valeur, mais qui eut de la force ; elle supporta plusieurs constructions dont l’extravagance ne fut pas d’abord évidente. Cependant on n’avait jamais observé en aucune langue réelle quelque chose comme un réservoir même inconscient de racines. Les mots naissent les uns des autres par dérivation, venant au monde tantôt plus longs, tantôt plus courts que le mot premier. Cette dérivation est toujours dominée par un sens concret, réel et vivant ; aucun homme, s’il n’a fait des études spéciales qui lui aient gâté l’esprit, n’a le sens des racines. Les ba, be, bi, bo, bu, des alphabets, voilà autant de racines, d’après la théorie ; mais à chacun de ces sons, une série de significations parentes n’est pas dévolue ; ils peuvent, et dans la même langue, les assurer toutes, au hasard, ou selon une logique dont les lois sont indéterminables27.
Ce qu’il y a de primitif dans le discours, ce n’est pas le mot, mais la phrase. La phrase parlée de l’homme est instinctive, comme la phrase chantée de l’oiseau, comme la phrase jappée du chien. Le mot est un produit analytique.
Pour donner la priorité au mot sur la phrase, on était parti de cette idée que le mot est créé après que la chose a été perçue, l’homme agissant comme un nomenclateur, comme un professeur de botanique qui donne des noms à des brins de mousse. La réalité est différente. L’enfant balbutie des mots avant de connaître les objets dont ces mots sont le signe. Il est possible que l’homme ait parlé — jacassé — très longtemps avant que s’établît dans son esprit une relation fixe entre les choses et les sons familiers sortis de sa bouche.
Des milliers de langues ont pu être ainsi successivement jacassées sur des milliers de territoires, langues imprécises, avant tout musicales, suite de phrases où certains sons seulement correspondaient à des réalités. Mais ces sons, malgré leur importance, malgré leur valeur d’utilité et de représentation, on peut les supposer d’abord presque aussi fugitifs que le reste du discours. Une langue non écrite ne survit jamais à la génération qui l’a créée ; chez les sauvages, chaque génération refait sa langue, si bien que le grand-père est un étranger parmi ses petits-enfants.
Si l’on admet ce jacassement primitif, on admettra volontiers que la femme a dû y prendre une grande part, en même temps qu’elle excitait par ses rires et par son attention la verve des mâles. La femme est peu capable d’innovation verbale ; nulle jamais, parmi celles qui furent tout de même de bons écrivains, ne se créa une langue dans le sens où l’on dit cela de Ronsard, de Montaigne, de Chateaubriand, ou de Victor Hugo ; mais elle redit bien, et souvent mieux qu’un homme, ce qui fut dit avant elle. Née pour conserver, elle s’acquitte de son rôle en perfection. Elle rallume éternellement et sans se lasser, à la torche qui va mourir, une torche nouvelle et toute pareille. C’est entre les mains des femmes que brillent les lampada vitaï, danseuses du ballet de la vie ou vestales mélancoliques au fond des caves. Ce que la femme fut historiquement, elle le sera toujours et elle le fut toujours, dès avant l’histoire.
Des mots se fixent dans le jacassement primitif ; c’est l’œuvre de la femme. Née à l’attention par la monotonie de son labeur de ménagère28, elle se révolte contre le renouvellement inutile des termes. Sa vie s’est compliquée en ce territoire où la chasse est abondante, où la nature est féconde ; les besoins des hommes croissent avec leur richesse, et en même temps les travaux de la femme. Travaillant davantage, elle a moins de temps pour écouter les discours et les chansons ; des nouveautés trop rapprochées la déroutent ; elle corrige le langage des hommes qui, à leur tour, se déconcertent. Ainsi naissent les mots usuels ; ainsi se multiplie dans le chant parlé de l’homme le nombre des sons fixes correspondant à des réalités.
Il arriva aussi, et cela sans doute, dès les temps les plus anciens, que la femme, dont la mémoire est excellente, eût retenu des parties de discours plus musicales, mieux rythmées, quelque couplet semblable à ces mélopées que les nègres répètent insatiablement. L’homme créait ; la femme apprenait par cœur. Si un pays civilisé parvenait un jour à cet état d’esprit où toute nouveauté est aussitôt accueillie et intronisée à la place des idées et des rouages traditionnels, si le passé cédait constamment devant l’avenir, après quelque temps de curieuse frénésie, on verrait les hommes tomber dans cette hébétude du touriste qui ne regarde jamais deux fois les mêmes figures ; pour se ressaisir, ils devraient se retirer dans une vie tout animale, et la civilisation périrait. Une pareille fin semble avoir atteint d’anciens peuples, si pressés de renouveler leurs plaisirs, que leur passage n’a laissé que des traces hypothétiques. C’est l’excès d’activité, bien plus que la torpeur, qui a conduit au dépérissement beaucoup de civilisations asiatiques. Partout où la femme n’a pu intervenir et opposer l’influence de sa passivité à l’arrogance des jeunes mâles, la race s’est épuisée en essais fugitifs. On peut donc être sûr que là où s’est organisée une civilisation durable, la femme en fut la pierre angulaire.
Se levant, comme récitatrice, devant le créateur, la femme fonde un répertoire, une bibliothèque, des archives. Le premier cahier de chansons, ce fut la mémoire d’une femme ; et ainsi du premier recueil de contes, de la première liasse de documents.
Cependant l’invention de l’écriture vint, comme successivement tous les progrès, diminuer l’importance archiviste de la femme. Tout ce qui parut digne de mémoire étant fixé par des signes sur des matières durables, la femme se donna le souci et le plaisir de faire vivre ce que les hommes condamnaient à l’oubli. Elle s’est acquittée de sa tâche avec une fidélité que la matière a presque toujours trahie ; et c’est ainsi que des contes qui ne furent jamais écrits, et qui remontent assurément aux temps les plus lointains, sont venus jusqu’à nous. Les femmes qui s’en étaient amusées, petites, en amusèrent leurs enfants. Malgré les efforts de la pédagogie rationnelle qui voudrait bien substituer au Petit Poucet l’histoire de la Révolution ou celle de la fondation de l’Empire allemand, c’est avec le conte bleu ou rouge, d’amour ou de sang, que les mères continuent d’endormir les enfants sages. Or il s’est trouvé que cette littérature orale, dont les thèmes dépassent en nombre ceux de la littérature écrite, était de la plus grande beauté et par conséquent d’une importance suprême. On doit la sauveté presque intégrale de ce trésor au génie conservateur de la femme.
Elle garda aussi les chansons, les musiques (et les danses qui s’y joignent) dont l’homme se détache à l’âge même où il quitte la jeunesse. Pour lui, ce sont des futilités et il n’y songe plus ; pour la femme, ce sont les moyens de plaire et elle y songe toujours, et, sans espérance, elle s’y rejette pour revivre les félicités passées. Les vieilles femmes maintiennent ainsi la jeunesse de leur cœur.
Il ne semble pas que les femmes aient eu une grande part dans l’invention des contes et des chansons ; elles ont conservé, ce qui est une manière de créer ; mais on trouve cependant la marque de leur esprit en certaines variantes. Leur tendance fut d’adoucir le dénouement d’un conte, de calmer l’effervescence d’une chanson trop folle. Cette intervention sauva la vie à beaucoup de ces petites choses, en les mettant à la portée des enfants, dont la mémoire est un coffret très sûr.
Avec la littérature, les femmes sauvaient tout un ensemble de notions qu’il est difficile de déterminer. Il ne s’agit pas du long chapelet des superstitions, mais de ce que les superstitions, les croyances, les traditions, contiennent de science pratique. Pour évaluer l’importance de ce chapitre de la connaissance humaine, il faut se recueillir en une sorte d’examen de conscience ; alors, ayant longtemps réfléchi, on saura trier les choses qui s’apprennent dans les livres et celles qui ne furent jamais écrites et que pourtant tout le monde sait. Ce qu’il y a de vraiment indispensable pour la conduite dans la vie nous a été appris par les femmes : les menues règles de la politesse, ces gestes qui nous ouvrent la cordialité ou la déférence d’autrui, ces mots qui font bienvenir, ces attitudes qu’il faut varier selon les caractères et les situations ; toute la stratégie sociale. C’est en écoutant les femmes qu’on apprend à parler aux hommes, à s’insinuer dans leur volonté, car seules celles qui savent plaire peuvent enseigner à plaire.
Avant même de parler, un enfant connaît la valeur d’un sourire ; c’est son premier langage, et rien ne prouve qu’il soit absolument instinctif. L’animal n’a d’attitudes que celles qui sont le signe d’un besoin ; il y en a de belles, il y en a de jolies, il n’y en a pas de volontaires. Le sourire du plus petit enfant voile souvent une intention. La femme lui a appris le mystère des échanges et que, pour un geste aimable, on peut acquérir des nourritures et les autres choses nécessaires à la vie. La petite fille, mieux disposée à goûter cet enseignement, connaît la valeur du pli de ses lèvres et du geste qui agite sa main rose, et cela bien avant que la connaissance des signes vocaux ait permis à son cerveau tendre le raisonnement élémentaire. C’est donc chez elle imitation pure ; mais l’acte est favorisé par le souvenir du but déjà atteint aux premiers essais, et il y a là un exemple très curieux et très obscur d’un effet déterminant sa cause dans l’inconscience physiologique.
Les femmes n’ayant guère dans la vie que des relations passionnelles, ces jeux très primitifs restent le fond de leur tactique sociale ; les hommes, à mesure qu’ils vivent, sentent le besoin de compliquer cette science élémentaire, mais elle leur demeure toujours une ressource suprême : attendrir son vainqueur, lui plaire, tel est le dernier argument du vaincu.
Toute la mimique est l’œuvre des femmes. Même silencieuse, une femme parle encore, et souvent avec une sincérité que n’ont pas ses paroles ; même immobile, elle parle encore et souvent avec plus d’éloquence que par des mots ou des gestes. La conformation de son corps fait que sa respiration est un langage ; le rythme de sa poitrine dit l’état de son âme et les degrés de son émotion. Aucun discours ne trouve un homme plus sensible. Mais leurs yeux disposent d’un clavier plus étendu, quoique moins émouvant. Avec les yeux, avec l’arc de la bouche muette diversement infléchi, la femme peut aller jusqu’au bout de sa pensée. L’œil pâlit ou s’avive, lève ou abaisse son regard, et c’est le désir ou le dédain, le dépit ou la promesse, autant de pages qu’un homme comprend dès qu’il a intérêt à les lire. A ces lueurs et à ces mouvements, le jeu des paupières ajoute sa valeur ; ce jeu est affirmatif, négatif, interrogateur. Il profère un oui bref et net et un oui de langueur et d’abandon ; il questionne sur le ton de la colère ou celui de la plainte, il refuse par un arrêt brusque à moitié de la prunelle qui voile les yeux sans les fermer. Mais que d’autres nuances et que le sourire aussi est riche en paroles ! Toute la femme parle ; elle est le langage même.
Ses enfants seront d’abord des mimes. Comme leur mère ils sauront parler d’abord avec tout ce qui ne parle pas, acquisition précieuse. Darwin a trouvé chez les animaux l’esquisse de l’expression des émotions. Il y a dans la mimique humaine une importante part d’instinct ; la femme a cultivé ces mouvements primitifs, elle les a changés de nuances, elle les a multipliés ; aux signes des émotions vraies sont venus se joindre les signes des émotions fausses, et alors seulement il y a eu langage. L’expression animale des émotions n’est pas un langage, car elle ne saurait feindre ; le langage vrai commence avec le mensonge. Il y a un sens du réel dans le mot fameux : le langage a été donné à l’homme pour déguiser sa pensée. Le mensonge qui est la seule preuve extérieure de la conscience psychologique est aussi la seule preuve que des gestes sont un langage et non une mimique inconsciente ; le mensonge est la base même du langage et sa condition absolue. L’analyse des faits linguistiques démontre cela assez bien, puisque tout mot contient une métaphore et que toute métaphore est un déplacement de la réalité, quand elle n’est pas un mensonge voulu et prémédité. Mais à prendre le langage tel qu’il nous apparaît, et en supposant que chaque mot corresponde à un objet, on peut dire que s’il existait un homme qui n’eût jamais menti, cet homme n’aurait jamais parlé. Ce n’est pas parler, en effet, que dire « j’ai peur » ou « j’ai froid », quand on a peur ou qu’on a froid ; c’est exprimer une émotion ou une sensation au moyen de signes verbaux, et analogues au tremblement de l’animal transi ou affamé. Mais si au contraire, niant son émotion ou sa sensation, l’homme qui a froid dit « j’ai chaud » et l’homme qui a faim « je n’ai pas faim », il parle. Qu’il use des paroles, des gestes, ou des signes de l’écriture, à cela, au mensonge, c’est à-dire à la conscience, on reconnaît l’homme. Mensonge, que l’on ne s’y trompe pas, prend ici le sens de : expression d’une sensation imaginaire ; il s’agit de psychologie et non de morale, domaines séparés.
Si la femme est le langage, elle doit donc être le mensonge, et aussi la conscience. Tout cela se tient et ne fait qu’un. Le premier de ces points n’a pas été étudié, mais l’opinion populaire lui est favorable. Outre qu’elles parlent plus volontiers que les hommes, elles usent d’une syntaxe meilleure, d’un vocabulaire moins hasardé, elles prononcent bien : on sent que le langage est leur élément. Le second point, le mensonge, est incontesté ; mais on en fait un crime aux femmes alors qu’il est la conséquence d’un autre don et d’ailleurs une affirmation de leur spiritualité. Les femmes mentent plus que les hommes ; c’est donc qu’elles ont un plus grand sentiment de l’indépendance, une conscience plus vive : et voilà le troisième point atteint, sans qu’il soit besoin, semble-t-il, d’une démonstration minutieuse.
On a parlé du mensonge hystérique : il est probable qu’il y a là un abus, non dans les termes, mais dans l’intention qui les a unis. Si l’on veut dire mensonge inconscient, c’est une absurdité. Le mensonge est au contraire le signe même de la conscience, et il ne peut y avoir mensonge que là où il y a conscience pleine et active. Il ne faut pas confondre une sensation délirante exprimée telle qu’elle a été sentie avec le travestissement volontaire donné à l’exposition d’une sensation vraie ; confondre avec le dernier, le premier terme de la série. L’animal ne ment jamais ; comment le pourrait-il ? Il est forcé d’exprimer, telle qu’il l’éprouve, sa sensation. S’il a envie de mordre, le chien retrousse ses babines, montre ses dents. Le voit-on se contenir, faire l’hypocrite, mentir ; c’est qu’au contact de l’homme, il a peut-être acquis un rudiment de conscience ; c’est que l’éducation qu’il a reçue se trouve à ce moment en conflit avec son instinct. D’ailleurs la ruse, et surtout appliquée à la défense ou à la quête de la vie, est tout autre chose que le mensonge ; c’est une forme aiguë de la prudence. Le vrai mensonge est sans but, sans utilité que d’affirmer un détachement supérieur ; il apparaît tel qu’une négation des liens qui attachent l’homme à la réalité ; par quoi il se rapproche de la poésie et de l’art dont il est un des éléments. L’art est né, comme le mensonge, d’une vive conscience des sensations et des émotions ; il affirme un état de sensibilité extrême, en même temps qu’une tendance à repousser ce réel dont les sens d’un homme furent blessés. L’art, quelle que soit sa forme, implique une connaissance approfondie des signes, et la volonté de les transposer, sans tenir compte de leurs concordances usuelles. L’artiste est celui qui ment supérieurement, au-dessus des autres hommes. S’il ment avec la parole, c’est le poète ; avec le son inarticulé, c’est le musicien ; avec les formes dont il fixe les attitudes, c’est le sculpteur, et son art n’est que le développement extrême du langage des gestes (dont le danseur figure un état très fugitif) ; avec les lignes et les couleurs, c’est le peintre, et que fait-il sinon de rendre aux hiéroglyphes des écritures primitive leur véritable aspect et toute leur ampleur naturelle ? L’art est un langage, et il n’est que cela.
Mais si la femme est le langage, d’où vient qu’elle se soit si médiocrement manifestée dans les jeux suprêmes du langage ? Des critiques, pour la flatter, ont allégué on ne sait quelle hérédité latérale, par quoi on démontre que, filles de mères de moins en moins cultivées, à mesure que l’on remonte le cours des siècles, il n’est pas surprenant que leurs aptitudes soient moindres que celles des mâles. Cela n’est pas sérieux, car s’il est vrai que le génie et le talent sont souvent en rapport direct avec les cultures antérieures, il y a aussi de soudaines aptitudes que le milieu développe. Pourquoi une fille ne trouverait-elle pas cette aptitude dans sa chair, comme son frère ? D’ailleurs voilà des milliers d’années qu’on apprend la musique aux femmes, et c’est peut-être là qu’elles ont encore le moins créé. La cause est plus profonde. La femme est le langage, mais le langage élémentaire, le langage utile ; son rôle n’est pas de créer, mais de conserver. Elle s’en acquitte à merveille. Elle ne crée ni les poèmes, ni les statues ; mais elle crée les créateurs des poèmes et des statues ; elle leur enseigne le langage, qui est la condition de leur science, le mensonge qui est la condition de leur art, la conscience qui leur donne le génie. Quand l’enfant, vers six ou sept ans, sort des mains de la femme, l’homme est fait. Il parle, et c’est tout l’homme.
La grande œuvre intellectuelle de la femme est l’enseignement du langage. Les grammairiens et leurs succédanés, instituteurs et professeurs, s’imaginent être les maîtres du langage et que, sans leur intervention, la langue des hommes périrait dans la confusion et l’incohérence ; on les entretient depuis des siècles dans cette illusion, et pourtant il n’en est pas de plus ridicule. Les femmes sont les ouvriers élémentaires, et les poètes, les ouvriers supérieurs du langage, les uns et les autres inconscients de leur rôle ; l’intervention du grammairien est presque toujours mauvaise, à moins qu’elle ne se borne à constater des faits, à moins qu’elle n’ose ramener vers les mains des femmes et des poètes une influence que la science ne saurait exercer qu’avec injustice. Voici des enfants qui parlent, ; ils s’en vont à l’école recevoir une leçon de grammaire. Ils parlent et usent de toutes les formes du verbe et de toutes les nuances de la syntaxe avec aisance et justesse. Ils parlent, mais voilà l’école, et le maître triomphe de leur apprendre ce que c’est que l’imparfait du subjonctif. A une fonction, l’écolâtre a substitué une notion ; il a remplacé le geste par la conscience du geste, le mot par sa définition : il enseigne la grammaire ; il n’enseigne pas le langage.
Le langage est une fonction la grammaire est l’analyse de cette fonction. Il est aussi inutile de savoir la grammaire pour parler sa langue naturelle que de savoir la physiologie pour respirer avec ses poumons ou marcher avec ses jambes. Comparé au rôle de la mère ignorante qui cueille comme une fleur le premier mot épanoui sur les lèvres de l’enfant, le rôle du maître est presque nul. Ce mot qui vient de fleurir, c’est la mère elle-même qui l’a semé, car si le langage est une fonction, il faut lui donner les matériaux sur lesquels elle puisse s’exercer. Le bavardage futile d’une femme, si peu différent de celui de la petite fille qui parle à sa poupée, voilà la première leçon de l’enfant et celle qui en importance dépasse toutes les autres ; autant de mots, autant de graines qui vont germer, pousser, fructifier dans le jeune cerveau. Sans cette semence jetée sans cesse à la volée, la fonction linguistique de l’enfant resterait inerte et il ne sortirait de ses lèvres que des sons vagues et peut-être inarticulés. On s’est demandé parfois quelle langue parleraient des enfants élevés ensemble hors de portée de la voix humaine. Ils n’en parleraient peut-être aucune. C’est une question que nul ne peut résoudre. En tout cas, ils ne parleraient qu’une langue rudimentaire, c’est-à-dire trop riche, variable et entièrement inconnue, car il n’y a pas plus de racines innées que d’idées innées. L’enfant ne crée pas sa langue, encore moins il ne secrète pas sa langue ; il l’apprend. Il parle selon qu’on parle autour de son berceau ; il est phonographe et d’abord aussi mécaniquement que l’instrument même. Avant de pouvoir situer les signes vocaux au-dessus des objets, il les possède en grand nombre mais en confusion, « en vrac ». Ensuite il apprendra à utiliser cette richesse ; comme il connaît d’une part les mots et d’autre part les objets, l’opération qui va les réunir dans sa mémoire lui sera des plus faciles et des plus naturelles. La femme dirige cette répartition avec joie, et elle s’admire en admirant les progrès de l’enfant ; elle croit que la double acquisition du mot et de l’objet se fait intégralement à son ordre, et cela lui donne de l’orgueil. Ainsi, l’ignorance du mécanisme psychologique de l’enfant assure le succès de l’éducatrice.
Ce langage que l’enfant tient tout entier de la femme, c’est en son honneur que plus tard il l’exercera volontiers comme poète, conteur, ◀philosophe▶, théologien ou moraliste, comme créateur de valeurs, selon l’expression très forte de Nietzsche. La plus grande partie de la littérature est l’œuvre indirecte de la femme, faite pour elle, pour lui plaire, ou la piquer, pour l’exalter ou la dénigrer, toucher son cœur, idéaliser ou maudire sa beauté et son amour. Il a fallu que les deux sexes fussent aussi profondément dissemblables, aussi étrangers, aussi opposés, pour que l’un se soit fait l’adorateur de l’autre. Avec la parité des goûts, des besoins, des désirs, les différences corporelles n’eussent pas suffi ni le commandement de l’espèce. L’humanité pouvait se perpétuer sans l’amour29 ; l’amour eût été impossible sans les divergences radicales qui font que l’homme et la femme sont deux mondes l’un à l’autre impénétrables. On ne peut adorer que l’inconnu ; il n’y a plus de religion là où il n’y a plus de mystère. La femme inconnue fut adorée par l’homme naturellement religieux. Dans toutes les sociétés, tant qu’elle est jeune et belle, la femme, et même esclave, est la maîtresse de la civilisation ; les poètes, que sa grâce a inspirés, augmentent cette suprématie en faisant d’elle l’objet de leurs chants, et la poésie, qui ne voulait d’abord que dire les joies de la possession ou les affres du désir, achève son évolution, en créant l’amour. Car l’amour, avec tout ce que contient ce mot, de sentiment, de passion, de rêve, de bonheur, de larmes, est bien une création verbale et l’œuvre même de l’imagination des artistes du langage.
C’est dans les poèmes, les contes, les récits traditionnels, que l’homme vulgaire, enclin à la seule jouissance, a appris à aimer, à augmenter jusqu’à l’infini des joies médiocres et des chagrins futiles. Répétons ici le mot de Nietzsche : le poète a été le créateur des valeurs sentimentales. Mais presque aussitôt créées, elles lui ont échappé. S’emparant de ces valeurs nouvelles, la femme les a transformées en instruments de règne ; elle a cueilli avec simplicité les fruits du langage, son œuvre.
Comment l’amour évolua sous cette domination et tous les bienfaits qui en ont été la conséquence, ce serait un long chapitre de l’histoire de la civilisation.
1901.
Note. — Les déductions philosophiques n’ont de valeur que si elles s’accordent exactement avec la science ; mais alors elles ont une valeur. J’ai donc saisi l’occasion de compléter la note de la page 69 sur le mensonge considéré comme réaction vitale. Voici un exposé plus clair de la position scientifique de la question :
« M. R. Quinton a été amené, au cours de ses travaux, à reconnaître que l’ensemble de tous les êtres vivants se divise en deux grandes séries physiologiques, qui correspondent exactement aux deux séries anatomiques : Invertébrés et Vertébrés. — La première et inférieure (Invertébrés) toujours en équilibre au milieu, subissant toutes les conditions extérieures, si défavorables qu’elles soient ; la seconde et la plus élevée ( Vertébrés) n’acceptant pas ces conditions, réagissant contre elles, toujours en déséquilibre avec le milieu, maintenant intérieurement la concentration saline des origines en face des mers qui se concentrent davantage ou des eaux douces qui se dessalent, maintenant encore la température des origines en face du milieu terrestre qui se refroidit, mentant au milieu, en définitive, pour maintenir ses conditions de vie optimes. Le mensonge dont nous parlons n’est que la forme psychologique de cette réaction du Vertébré contre l’hostilité du milieu. »
Les termes obscurs de cette note (concentration saline, température des origines) se trouveront expliqués dans le livre que va publier M. Quinton, l’Eau de mer.
25 mars 1902.
Deuxième partie
Le chemin de velours
Il faut bien aviser à ne pas se noyer, en voulant secourir ceux qui se noient.Baltasar Gracian, L’homme de Cour, cclxxxv.
Le chemin de velours
I. Les Jesuites et le gout français
— Les Jésuites ne sont pas au goût français. L’homme de France, et la femme surtout, veut que ses mœurs soient régies par une morale sévère, peut-être pour le plaisir d’avoir l’air de lui désobéir. Sa joie, qui sait se contenter d’apparences, est surtout de frauder et de braver. Il a l’esprit de contradiction. En presque tout il se conforme aux préceptes jésuitiques — si ce sont des préceptes, et particuliers aux Jésuites — mais il se veut idéalement plus haut que ses mœurs.
Les Jansénistes non plus ne sont pas au goût français, mais pour des motifs opposés. C’est que la sévérité de leurs principes trop chrétiens a une tendance à passer d’emblée, dès qu’on les accepte, à l’application. Notre amusement n’est pas d’agir, mais d’en avoir la liberté. La licence dont on se plaint, on crie si l’autorité naïve la veut réprimer. Ceux qui défendent la religion avec le plus de force ne mettent jamais les pieds dans une église. La foi corrompt les meilleures causes. Il n’y a rien de plus odieux que la morale chrétienne défendue par un croyant. Il faut tout savoir comme si on ne savait non, et douter de tout comme si on croyait à tout.
Au fond de ce caractère, on discerne un sens inné de l’élégance, de ce que d’Aurevilly et Baudelaire appelaient le dandysme. Il lui plairait plutôt de paraître vicieux sans vices que vertueux sans vertu. Tartufe, selon les saisons, vient de Genève ou du Gesù. C’est le type qui nous choque le plus. Il faut que les passions politiques soient très ardentes pour que nous consentions à l’élire parmi nous-mêmes.
L’indignation contres les Jésuites, quand les Provinciales popularisèrent leur théologie morale, ne fut pas celle de la vertu contre le vice. Jamais en France on ne se donna longtemps un tel ridicule. Ce fut celle d’un émancipé contre un tuteur trop indulgent. Les casuistes prenaient beaucoup de mal pour innocenter des méfaits qui n’étaient délicieux que par la grâce de l’esprit de contradiction. Les plaisirs permis sont les plus fades. Don Juan, en passe de recevoir des compliments sur ses bonnes mœurs, se trouva furieux, tel un mômier qu’insulte l’allusion à ses fredaines.
De ce que l’accueil fait aux Provinciales fut presque pareil chez les Jansénistes et chez les libertins, il n’en faudrait point conclure à une identité de sentiments intimes dans les deux groupes. Ce qui, pour un catholique indifférent, n’était que tartuferie inutile et lourde, blessait Jansénistes et Protestants ainsi qu’un outrage à la morale éternelle. Pascal, et quoique janséniste, a mis les cas de conscience en comédie ; de Genève on voyait cela tel qu’un drame de douleur et de scandale.
Voilà les deux points de vue. La persévérance des Protestants, qui égale celle de la taupe, a fini par faire prévaloir l’interprétation calviniste. Les derniers des Jansénistes français, réfugiés dans les bureaux de la Chambre, répètent encore la plainte indignée de l’auteur des Jésuites mis sur l’Eschafaut. Tous les gens simples et les hommes sages ont pris au sérieux les crimes de Suarez et de Tamburini, cependant qu’Escobar acquérait un renom immortel. Mais que vaut cette réputation ?
II. Origine de ces réflexions
— La plupart des réflexions qu’on va lire sont antérieures aux polémiques d’aujourd’hui. Elles sont nées au hasard des lectures et des heures. Il a paru que l’occasion s’offrait assez bonne de les rédiger, de leur donner une forme. Ce qui n’occupait qu’un esprit désintéressé de tout, et intéressé à tout, pourra, dans les conjonctures présentes, amuser les incrédules et révolter les croyants. Il semble parfois que l’histoire ait été rédigée, en style « grand penser ». dans l’île du docteur Moreau /
III. Généalogie du Jansénisme
— Comme toutes les hérésies, ces actes de foi paradoxaux et démesurés, le Jansénisme naquit inattendu ; c’est-à-dire qu’aux hérésies comme aux révolutions de la politique ou de l’art il faut un prétexte. Entre deux partis extrêmes, il y a toujours une opinion moyenne. On y rencontre, parmi une foule indécise et peureuse, quelques esprits trop critiques et qu’une passion unique n’incline pas ; mais que la sensibilité de cette foule se trouve soudain blessée et la raison de cette élite soudain froissée, voilà des équilibres rompus. On a vu, lors d’une récente affaire, ces tombées brusques de la flèche, qui font songer aux balances du Dr Crookes impressionnées par l’inconscient. Le Jansénisme fut une affaire tellement semblable à la nôtre que c’en est humiliant. Les Jésuites, également innocents de l’une et de l’autre, pâtirent jadis et naguère. Cependant, la première histoire, bien plus désintéressée, fut bien plus bête. Il serait impossible de s’y distraire à cette heure, si elle n’avait fait deux victimes, Pascal et Racine, et si elle n’était devenue ainsi, au cours des années, l’une des phases les plus détestables de la longue folie humaine.
Calviniste, l’aïeul des Arnauld, Antoine, fût touché de la grâce lors de la Saint-Barthélemy. Il abjura prudemment et mourut, léguant à ses enfants une foi équivoque où l’amour de Genève le disputait à la crainte de Rome. Les Arnaud avaient pour ami Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et ce Duverger maniait à sa guise l’esprit d’un certain Hollandais nommé Corneille Jansénius, évêque d’Ypres. Ce pauvre homme, s’imaginant avoir découvert la véritable doctrine de saint Augustin, rédigea sa trouvaille en un considérable infolio nommé Augustinus. En ce temps-là on lisait les livres de théologie ; c’était la nourriture de ces esprits qui aujourd’hui se repaissent avec ardeur de métaphysique sociale. Rome condamna. Antoine Arnauld approuva. Un brave homme, Nicolas Cornet, eut pitié des fidèles et voulut leur épargner l’énorme tome. Par son génie, l’Augustinus fut résumé en cinq propositions, lesquelles, dépouillées du jargon théologique, se réduisent à cette incontestable vérité : l’homme n’est pas libre, tous ses actes sont déterminés.
Mais il aurait paru un peu hardi de supprimer ainsi toute religion, toute morale, et telle n’était l’intention, ni de Jansénius, ni d’Arnauld, ni de leurs maîtres Augustin et Calvin.
Le déterminisme est tempéré par la grâce. Il y a le bien et le mal. Livré à lui-même, l’homme suit son penchant, qui l’incline au mal ; secouru par la grâce, il va au bien, avec une égale sûreté. Cette grâce, dont dépend la vertu et le salut éternel, il n’est pas au pouvoir de l’homme de lui résister ; la grâce est toujours nécessitante.
Cette notion de la grâce n’est pas absurde, si on la réduit à des proportions humaines, Dieu éliminé. La grâce alors c’est la force, c’est le talent, c’est le génie, c’est la beauté, l’esprit ou la belle humeur. La grâce est un fait, Renan employa plusieurs fois ce mot fort à propos.
Mais, retirant la liberté à l’homme, saint Augustin et ses interprètes l’avaient laissée à Dieu. On arrivait ainsi à la notion d’un être, infini et tout puissant, créant expressément des êtres voués à la douleur éternelle. Nulle illusion n’était laissée aux hommes ni sur eux-mêmes ni sur le maître de leurs âmes. Tout effort vers le bien était inutile ; une longue vie de dévouement et de foi était nulle devant le nouveau Baal. Ceux qui devaient être dévorés, Dieu les avait choisis et marqués de toute éternité.
Rien ne blesse un homme civilisé comme la négation de son libre arbitre. La science elle-même échouera à détruire cette notion que l’humanité juge essentielle. Quand les hommes se croyaient destinés à la vie éternelle, la question était bien plus importante. Les Jésuites, prenant le parti de la liberté, ne faisaient que se ranger à l’opinion commune. Si Pascal n’eût pas fait dévier la polémique vers les cas de conscience et le casuisme, il était vaincu, malgré qu’il eût beaucoup plus d’esprit que le P. Nouet. Tout le monde était à peu près d’accord en France pour admettre que la grâce suffisante n’est refusée à personne, que le Christ est mort pour tous les hommes et que le ciel est ouvert à toutes les bonnes volontés. Cette religion modérée est compatible avec la civilisation ; elle peut devenir aimable, si le clergé est fin et doux. A la porte fermée du calvinisme, les Jésuites avaient depuis longtemps opposé la porte ouverte et, de la naissance à cette porte bienheureuse, étendu pour les âmes délicates un beau tapis. La voie douloureuse était devenue le chemin de velours.
IV. La Philosophie des Jésuites
— Elle se résume bien dans le titre de l’ouvrage du P. de Sarrasa, L’art de se tranquilliser dans tous les événements de la vie 30 L’intérieur du tome n’est pas moins éditant « Pour parvenir à une joye constante et durable, il faut faire choix d’un chemin que l’on puisse faire avec plaisir. Il faut bien se garder de donner dans des détours et dans des voyes épineuses, qui répandent du désagrément sur le voyage que l’on doit faire pour arriver au pays de la joye… » Et il nous sert l’exemple du marin qui, s’il n’a échappé qu’avec peine à la tempête, se réjouit sans doute d’être arrivé au port, mais garde en son bonheur présent l’amertume d’un fâcheux souvenir. « De là je conclus que, pour rendre notre joie durable, nous devons choisir des moyens auxquels un certain contentement soit attaché31. » Voilà bien la philosophie des Jésuites : le chemin de velours.
Sarrasa n’est point sot d’ailleurs. Il sait que tels qui feignent de fuir les plaisirs ont avec eux des rendez-vous secrets. « Ceux qui de jour paraissent les plus chastes et les plus remplis de pudeur sont de nuit, quand personne ne les voit, les plus impudiques et courent après toutes les voluptés auxquelles le jour n’est pas favorable32. » Il n’est dupe de rien, pas même des scrupules de conscience, leur attribuant une origine purement physique : « Si la mauvaise constitution du sang cause des scrupules, il faut la rendre plus fluide. C’est par là qu’on ôte la nourriture aux scrupules. Nous n’avons pas besoin de donner ici les remèdes qui sont bons à cela. Ce serait empiéter sur les droits de messieurs les médecins. » Il déconseille le jeûne, les mortifications, les longues veillées de prières. « L’estomac vide, dit-il prestement, cause dans les scrupuleux le même effet que la bourse vide cause dans les autres. L’un et l’autre affaiblit l’âme et dérange l’imagination33. » Sarrasa sait qu’une bonne conscience accompagne nécessairement une bonne santé. Ce Jésuite s’intéressait aujourd’hui à la psychophysiologie. Il aurait suivi le cours de M. Ribot au Collège de France.
C’est d’ailleurs un médiocre. Il n’en est peut-être que plus représentatif. On ne verrait pas bien au contraire par quel moyen rattacher Baltasar Gracian à l’esprit jésuite, s’il n’avait, lui aussi, étendu sous nos pieds un tapis fleuri et doux. Voyez cet art de jouir de la vie ramassé en quelques lignes :
« Ne point vivre à la haste. — Savoir partager son temps, c’est savoir jouir de la vie. Il reste beaucoup de vie à plusieurs, mais la félicité de la vie leur manque. Ils gaspillent les plaisirs (car ils n’en jouissent pas), et quand ils ont été bien avant, ils voudraient pouvoir retourner en arrière. Ce sont des postillons de la vie, qui ajoutent à la course précipitée du temps l’impétuosité de leur esprit. Ils voudraient dévorer en un jour ce qu’ils pourraient à peine digérer en toute leur vie. Ils vivent dans les plaisirs comme gens qui les veulent tous goûter par avance. Ils mangent les années à venir, et comme ils font tout à la haste, ils ont bientôt tout fait. Le désir même de savoir doit être modéré pour ne pas savoir imparfaitement les choses. Il y a plus de jours que de prospérités. Haste-toi de faire et jouis à loisir. Les affaires valent mieux faites qu’à faire et le contentement qui dure est meilleur que celui qui finit34. »
Ce fragment appartient bien à la philosophie des Jésuites. Baltasar Gracian est un grand écrivain, quelque chose peut-être comme le Machiavel de la vie pratique. Il abonde en maximes serrées, nettes, tranchantes :
« Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur.
« Il n’y a pas de plus grande seigneurie que celle de soi-même. »
Il est dur, hautain, ironique. Voici quelque chose de si fort qu’on ose à peine le transcrire, en un temps sentimental :
« Connaître les gens heureux, pour s’en servir, et les malheureux, pour s’en écarter. — D’ordinaire le malheur est un effet de la folie : et il n’y a point de contagion plus dangereuse que celle des malheureux. Il ne faut jamais ouvrir la porte au moindre mal, car il en vient toujours d’autres après, et même de plus grands, qui sont en embuscade. La vraie science au jeu est de savoir écarter. La plus basse de la couleur qui tourne vaut mieux que la plus haute de la partie précédente… »
Voilà, semble-t-il, un excellent commentaire du gloria victis, cette imprudente devise des chrétiens, des lâches et des maladroits. L’école de ce jésuite est celle de la dignité et de la force. Il est donc prudent de ne pas insister, — ne fût-ce que pour suivre mieux son précepte.
L’ordre des Jésuites a compté beaucoup d’hommes remarquables, et peu de grands hommes. Cela se comprend. Quand ils ont paru, le génie n’était plus religieux. Les trois maîtres de l’intelligence au xvie siècle évoluent au-dessus de la religion. Ni Erasme, ni Rabelais, ni Montaigne ne prirent parti dans les querelles de la Réforme. Cela se passait sous leurs pieds, comme dans les galeries d’une fourmilière. Hommes de foi et rien de plus, Luther et Calvin avaient les cervelles de leur état, cervelle de moine, cervelle de curé. La plupart des Jésuites ont des cervelles de curé ; il serait sot de s’en étonner. Ce sont des prêtres plus avisés que le vulgaire clerc, mais prêtres avant tout et bornés par leur croyance. Leur épanouissement est au xviie siècle. Ils sont partout et fleurissent partout. A Pascal qui les calomnie s’oppose, en Espagne, Gracian qui les illustre. Aucun Janséniste de bataille, Pascal excepté, n’est supérieur aux polémistes de la compagnie. Mais les grands esprits manquent ici et là : Descartes n’avait pas d’opinion sur la grâce.
Le Jésuite est un être optimiste de sa nature. Son but est le bonheur. Il y croit et le veut, non pas seulement après la mort, mais aujourd’hui même. Ce bonheur, qu’il poursuit et qu’il atteint, est le bonheur passif ; n’avoir plus de volonté. De là l’obéissance.
Mais ceci n’est pas nouveau. Depuis qu’il y a des sectes, le sectateur est un être d’obéissance. La constitution de tous les moines et frères d’Orient et d’Occident est fondée sur l’obéissance. Ni le sectateur ni le moine cependant ne sont des passifs. Le moine est souvent un révolté ; l’orgueil le travaille ; il souffre de ses liens plus que de ses privations. Il y eut des schismes de Franciscains, du vivant même de saint François ; tous les grands ordres religieux se sont coupés en groupes rivaux ; seuls les Jésuites sont restés unis et uniques. C’est qu’ils ont su transformer la vieille obéissance monacale et trouvé la volupté suprême là où les autres n’avaient senti que les nœuds de la corde. Le point capital de la psychologie du Jésuite est là.
L’homme se figure être libre et tire de cette illusion de la joie et de la fierté.
Cependant tous nos actes, quelle qu’en soit l’apparence, sont des actes d’obéissance. Le motif le plus fort l’emporte toujours. Des ◀philosophes▶ se sont imaginé que nous pouvions créer des motifs. Si c’est ex nihilo, rien de plus absurde ; si ces motifs sont des combinaisons de motifs préexistants au moment de la décision, la règle générale leur est applicable. Dans la combinaison où entrent des motifs de diverses natures, les motifs homogènes se grouperont nécessairement pour former des principes déterminants. Qu’il soit une somme, qu’il soit une unité, que les poids soient d’un bloc ou en poudre, le plateau qu’il écrase cède. Il détermine parce qu’il doit déterminer. Il se fait obéir parce qu’il est le plus fort. Toute la psychologie se réduit au principe d’identité et tous les raisonnements a la formule : a=a.
Nous n’avons donc pas besoin de prononcer de vœux pour vivre dans l’obéissance. C’est notre état naturel. Mais celui même qui n’est pas dupe de l’illusion générale est dupe de l’illusion personnelle. Il est rare que l’acte soit déterminé instantanément, sans conflit ; qu’il y ait un seul motif, ou, parmi d’autres, un motif assez puissant pour écraser aussitôt tous les autres, assez éclatant pour les éclipser dans la seconde. Les conflits sont la règle ; tant qu’ils durent, nous jouissons de l’angoisse et du plaisir, selon les tempéraments, d’avoir à prendre une décision. L’angoisse est sans doute un signe de dégénérescence ; le plaisir, un signe de santé. Il n’y a pas de cas de conscience pour un esprit normal, ni d’idée de devoir, ni de remords, autant de tares ou de fêlures. Plus la décision se fait attendre, plus l’état devient désagréable et plus l’esprit est malsain : mais aussi plus est vive l’illusion de la liberté. L’idée du libre arbitre est essentiellement une idée de malade. Une intelligence bien portante n’a pas le temps de tirer du conflit une telle conclusion, c’est la besogne des valétudinaires.
Cela, nous le sommes tous plus ou moins ; et les moins malades vivent encore malaises, opprimés par une religion étrangère à leur race. Tous les efforts des Européens pour adapter à leur organisme les dogmes chrétiens ont été inutiles. Même sous la forme romaine, la moins dangereuse, ils restent un obstacle à la force, c’est-à-dire à la beauté de la vie. Le christianisme est une machine à donner des remords, parce que c’est une machine à diminuer la souplesse et à refréner la spontanéité des réactions vitales. On peut parler objectivement du christianisme, puisque c’est une des religions qui sont pratiquées par des races étrangères à leur naissance. Et c’est même la seule qui, rejetée comme impraticable par ses créateurs, ait en même temps trouvé du crédit dans le monde. Quel triomphe pour les Juifs d’avoir forgé pour la multitude des Philistins un pareil instrument de dégénérescence ! Il est vrai qu’ils ne le firent pas exprès ; mais les grandes choses ne sont jamais le fruit de la volonté consciente. L’invention, fort curieuse, et qui a réussi, doit donc rester à leur honneur.
Partout où les Protestants ont eu le dessous en Europe dans leurs tentatives de réaction évangélique, ils se sont réclamés de ce qu’ils nomment la tolérance. Leur argument est que la religion serait un fait de conscience. Son domaine serait l’intimité. On croit comme on aime et l’homme n’est point coupable des mouvements de son cœur. Cette déclaration peut être vraie, relativement à notre état sentimental ; mais si l’on cherchait une preuve de la fausseté, c’est-à-dire de l’illogisme du christianisme, elle la fournirait par la même occasion. Loin d’appartenir au domaine de la conscience, la vraie religion est un fait purement social, purement extérieur. Les processions, les chants, les jonchées de fleurs, tout ce qui est fête, joie et prodigalité, voilà les formes de la religion normale. Le reste est plaisir morose et passe-temps de malade. La prière même doit être publique et sa manifestation la plus saine est le don et l’ex-voto. Quand une religion est professée par la race qui la créa, elle est sociale au même degré que toutes les autres coutumes ; elle ne compte pas plus d’hérétiques que n’en comptent les usages nuptiaux ou mortuaires. Mais si c’est un apport de conquérants ou de missionnaires, tôt ou tard les hérédités soumises se révoltent. Ce n’est pas la conscience, c’est la chair qui regimbe, sur les bords de la Seine, contre un dogmatisme venu de Jérusalem. A la moindre défaillance du clergé, le rire gagne les fidèles, ou la colère ; on se demande les uns aux autres : Pourquoi ? Des espérances particulières, douteuses ou timorées, donnent naissance à toutes sortes de petites hérésies ; la religion intérieure est créée, et inaugurée la période de dissolution religieuse.
En devenant intérieure et individuelle, la religion suscite dans les esprits une inquiétude particulière, le scrupule. Toute maladie appelle des spécialistes. Quand il porte sur la croyance, le scrupule est soigné par le théologien ; quand il s’attaque aux actes, on a recours au casuiste. Les Jésuites surgirent au bon moment pour devenir les médecins et les chirurgiens de la maladie religieuse.
Mais ces médecins se recrutaient parmi les hommes les plus malades, les plus hésitants et les plus scrupuleux, les plus religieux. Avant de soigner les autres, ils avaient besoin d’un remède énergique. Ignace de Loyola vint et leur offrit l’obéissance passive, le perinde ac cadaver. Ce philtre sauva des milliers d’hommes valeureux, auxquels il ne manquait pour agir que l’impulsion d’une volonté. Témoins de la lutte que se livraient en eux-mêmes des motifs contradictoires, ils se sentaient impuissants à susciter un vainqueur. En abdiquant ce soin, en acceptant comme principe un mobile extérieur à leur conscience, n’ayant plus qu’à obéir sans scrupule, les scrupuleux furent des hommes d’action.
Quel homme extraordinaire que ce Loyola, quel créateur d’énergie, et quel génie psychologique ! Nul avant lui n’a compris, et nul peut-être depuis, que ce qui fait la faiblesse de l’homme, c’est sa volonté propre. Un homme sans volonté, s’il est bien portant et de moyenne intelligence, est apte à presque toutes les besognes, à presque tous les emplois. Dans une race, tous les individus sont égaux comme instruments, et les plus mauvais sont encore capables d’un bon service. La tare est la conscience qui crée l’indécision, la paresse, la gaucherie, et qui altère la volonté. Or une volonté malade rend l’homme impropre à l’action et en fait un être dangereux pour soi et pour autrui. La conscience ôtée, tous les hommes seraient utilisables, comme les chevaux, comme les chiens ou les rennes. Mais l’état d’homme est lié à l’existence de la conscience. L’homme est un animal qui a le privilège de se regarder agir ; et plus il est ancien dans la civilisation, plus il est cultivé, plus il se regarde avec complaisance. Il semble aussi que l’intelligence, qui est fort variable, se maintienne dans un certain rapport avec la conscience psychologique, qui est également variable. Il ne s’agit donc pas d’abolir la conscience, ce qui d’ailleurs est impossible, mais d’éluder sa mauvaise influence. La conscience contamine la volonté, principe ou avant-coureur de l’acte : on amputera la volonté propre pour greffer à sa place, dans la série, une volonté extérieure.
Un homme nouveau est créé.
Quel est son état ? Nous pouvons l’apprécier sans avoir vécu sous la domination du vœu d’obéissance. Il n’est aucun homme, si puissant qu’il soit, ou si volontaire, qui ne l’ait éprouvé parfois. Que l’on songe à la sensation des premières heures de chemin de fer lors d’un voyage entrepris sans soucis, par caprice. La volonté est abolie par le fait même de son inutilité provisoire, aucun acte n’étant permis ; n’ayant aucun conflit à surveiller, la conscience sommeille : le plaisir que nous goûtons alors est évidemment celui que nous donne l’absence de responsabilité dans le mouvement. Ce plaisir est pour beaucoup dans le goût des voyages ; il pousse même aux voyages factices, dont les chevaux de bois sont le type. Agir et vivre dans le désintéressement de celui qui n’agit pas, c’est peut-être le bonheur parfait.
On s’étonne qu’il y ait en France cinquante ou soixante mille religieux. Si peu, cela prouve la force de résistance de la race et sa jeunesse. Au Thibet et en Mongolie, la moitié des hommes sont religieux ; il y a des monastères de six et huit mille moines. Nul opium n’est comparable au vœu d’obéissance ; nul esclavage d’amour heureux ne donne une pareille béatitude.
Mais le Jésuite n’est ni un moine bouddhiste ni même un Chartreux ; le Jésuite est un homme d’action. Sa volupté n’est pas celle du fumeur d’opium ; elle n’est pas non plus celle du passager, ni celle du voyageur souriant au paysage ; c’est plutôt celle du soldat de carrière et de goût, d’un soldat qui serait doux, fin, souriant, ferme à son devoir, d’obéissance passive, joyeuse et discrète.
Pour marcher sans glisser sur le chemin de velours, il faut s’être libéré les épaules du fardeau de la volonté.
V. Le péché philosophique
— Il ne faut jamais s’attendre à trouver un génie complet, un dieu. L’homme est un homme, c’est-à-dire un animal dont la seule supériorité sur les autres animaux est la diversité des aptitudes. Cette supériorité fait supposer qu’il y aura des contradictions. Le génie augmente une aptitude, dessèche les autres. Pascal, génie de science, de rigidité, de raisonnement, de clairvoyance logique, devient, s’il aborde la théologie, construction de subtilité, le plus morose des fanatiques. Sa théologie s’enchaîne comme la géométrie. Le malheureux, dans la droiture de sa logique, traite selon les principes d’Euclide une matière variable, obscure, modelée sur la psychologie instable des hommes.
A ses coups de boutoir, le Jésuite biaise. Comment ferait-il ? Il est en l’air, mal appuyé, mal en défense, armé d’une épée de hasard, — contre un adversaire emmuré dans la cotte de maille du syllogisme, ferme sur ses étriers, mobile, porté çà et là soudain par la fougue de son cheval, Mauvaise-Foi, et pointant Donc, sa lance de douze coudées.
Mettons que Pascal s’amuse. Il joue au chat et à la souris. A chaque partie de jeu, il croque un Jésuite, pour finir. Il le croque, si nous le permettons. Je crois bien qu’il en est des Provinciales comme de la plupart des anciens livres célèbres ; on les admire de confiance et on s’y amuse par prétention.
« Nous soutenons donc, dit le Jésuite (IVe Lettre), comme un principe indubitable « qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal, qui y est, et une inspiration qui nous excite à l’éviter ». M’entendez-vous maintenant ?
« Etonné d’un tel discours… » C’est Pascal qui reprend, mais c’est nous qui sommes étonnés, car la sentence du Jésuite est des plus nobles et des plus humaines. Elle équivaut à dire que, pour être coupable, il faut avoir agi avec discernement, avec la conscience de violer une loi morale, une loi divine, une loi civile. Mais Pascal pense en géomètre ; il sépare l’acte de l’acteur, juge que, tracé de travers par un aveugle ou par un voyant, le cercle n’en est pas moins déformé. Il faut refaire la figure, mais d’abord couper la main malhabile, afin de parer à de futures erreurs.
Cette quatrième Provinciale, si elle n’était lugubre, serait bête comme une parade de Tabarin. Quelle humiliation pour l’esprit humain de voir un Pascal tombé si bas que d’être obligé, pour triompher, d’imaginer un adversaire stupide ! Mais le Jésuite obtus, qui tremble sous la grande lance, dès qu’il parle, on est de son avis. Il ne croit pas, cet homme simple, que le Dieu qu’il sert veuille condamner les coupables sans les entendre, ni qu’il y ait des coupables là où il y a des ignorants et des pauvres d’esprit.
Quelle est démodée, cette ironie chrétienne des Provinciales ! Par exemple (Lettre IVe) :
« Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi les gens ! Les autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles ; mais vous montrez que celles qu’on aurait crues le plus désespérément malades se portent bien. Ô la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l’autre ! J’avais toujours pensé qu’on péchait d’autant plus qu’on pensait moins à Dieu ; mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures pour l’avenir. »
Otez l’ironie, et ce morceau est parfait. Mais ôter l’ironie, c’est prendre l’envers de la pensée de Pascal. On obtient du Nietzsche :
« Quand on a pu gagner une fois sur soi de ne plus penser du tout à Dieu, toutes choses deviennent pures pour l’avenir. » Ainsi parlait Zarathoustra.
Le péché par ignorance, atténué ou effacé, c’est ce que l’on a raillé longtemps sous le nom de « péché philosophique ». Les ennemis des Jésuites y trouvent encore un bon prétexte à d’hypocrites indignations ; cependant que, reprenant les principes méprisés de Suarez et d’Escobar, ils donnent à l’ignorance invincible le nom plus nouveau et moins pur d’irresponsabilité.
Transporté dans le domaine des codes, le péché philosophique n’est autre chose que le crime ou le délit perpétré avec inconscience ou demi-conscience.
Les Jésuites ne croyaient guère à la responsabilité du pécheur ; pas plus que le ◀philosophe▶ d’aujourd’hui ne croit à la responsabilité du criminel. Mais le théologien pouvait excuser le pécheur et l’absoudre, ce que le ◀philosophe▶ ne peut conseiller à la loi envers le criminel. Les conclusions diffèrent ; les principes sont les mêmes.
Il serait bien étonnant que, pendant deux ou trois siècles, des centaines d’hommes d’étude eussent remué toute la psychologie du pécheur sans en tirer quelques idées neuves et justes. Les Jésuites ont fait en ce domaine beaucoup de petites découvertes. Une des meilleures fut précisément celle de l’ignorance invincible. Etablir l’irresponsabilité morale de l’homme, à l’heure même où l’on donnait une volonté aux bêtes, où les fables propageaient la vieille légende de leur supériorité, à l’heure où l’on faisait encore des procès criminels aux animaux nuisibles, excommuniés par les évêques, proclamer qu’en beaucoup de cas il peut y avoir péché ou délit sans coupables, ce fut un acte d’audace intellectuelle et de probité scientifique.
L’axiome théologique du P. de Rhodez « que le péché ne saurait être plus grand que la conscience ne le dicte », ce serait peut-être un bon point de départ pour une discussion philosophique sur la Loi. On arriverait, il semble, à cette conclusion, que, loin de proclamer tous les hommes égaux devant elle, il faudrait dire : « Les hommes sont inégalement responsables devant la loi. » C’est d’ailleurs le principe des circonstances atténuantes, de l’excuse, de la loi de sursis. Mais les Jésuites allaient bien plus loin, jusqu’à dire que la loi morale doit se désintéresser des cas inguérissables, des consciences invinciblement obscures. Comme ils partent de l’observation, de l’examen critique de la vie, ils ne se trompent presque jamais. Ceux qui parlent de la loi, de l’impératif, de l’absolu, les aprioristes en un mot, se trompent presque toujours ; et si leur dogme coïncide avec la réalité, c’est par hasard, et parce que tout arrive.
La multiplicité des cas de conscience discutés par les casuistes montre clairement qu’à leur idée il y a autant de morales que d’individus ou du moins que de groupes de caractères ou de tempéraments. La morale vulgaire, chrétienne (puisqu’il n’en est pas d’autre), est un frein que l’on serre indifféremment aux montées et aux descentes. Quelques-uns s’en trouvent assurés ; d’autres, paralysés. Les victimes du vice ne sont peut-être pas plus nombreuses que les victimes de la vertu. Mais cette idée de vertu, quelle bulle ! N’est-il pas clair qu’un accès de colère serait pour un flegmatique un acte de vertu, c’est-à-dire de réaction, et pareillement un acte de débauche, pour un frigide ? Et tout au contraire, la tempérance sera l’effort et la vertu des fougueux, mais des fougueux seuls. Voilà le double point de vue, avec ses nuances et combinaisons, comme à une rose des vents, pour regarder les actes humains et en juger. La morale abstraite est rétrograde ; elle rejette les hommes d’aujourd’hui vers l’imitation d’un caractère ancien. Parce qu’un charpentier de Judée, tout de rêves et de paroles, fuyait les femmes ou ne les voulait que servantes, on a imaginé que l’amour est un crime ; et parce qu’il vivait en parasite, que l’argent est mauvais ; et parce qu’il était humble d’origine, que l’orgueil de race et de famille est ridicule ; et ainsi, il y a les sept péchés capitaux que d’autres appellent maintenant les sept vertus théologales, et réciproquement. Mais il ne faut pas créer par esprit de contradiction un absolu antinomique à l’absolu chrétien. Il n’y a que des accidents. Il y a des cas de conscience ; il n’y a pas de morale ; il y a des maladies, et quelques remèdes.
VI. Pascal et la Science
— Pascal n’était pas destiné à la dévotion. Mais dès qu’il y fut entré, sa logique le poussa aux extrêmes. « Sa sœur, dit Tallemant, religieuse à Port-Royal de Paris, lui donna de la familiarité avec les Jansénistes : il le devint lui-même. » Comme Pascal, Jacqueline était une précoce. Dès douze ans elle faisait des vers ; elle jouait la comédie, et très futée. Le Prince déguisé, de Scudéry, où elle brilla devant Richelieu, lui valut la grâce de son père. Le cardinal la prit sur ses genoux, lui disant : « Tu es trop aimable, on ne peut rien te refuser. » Pascal avait alors onze ans. Euclide allait lui tomber sous la main. Il lut et il comprit. C’est là le miracle ; mais il ne découvrit pas la géométrie, comme l’enseigne la légende. Le Pailleur, qui reçut la confidence de la stupeur d’Etienne Pascal, était mathématicien et débauché, homme intègre d’ailleurs. On voit le milieu. Il est honnête sans rigidité.
Les Arnauld étaient plus singuliers. Robert, M. d’Andilly, était médiocre en tout, sauf en amour. Sa femme a conté leurs nuits, d’où Tallemant suppose qu’elle n’a pu les conter qu’à un galant : « Cet homme (M. d’Andilly), était un des plus grands abatteurs de bois qu’on pût trouver, mais il faisait cela de la façon la plus incommode du monde. Il la poussait la nuit, « Cataut, ! Cataut ! », la réveillait en lui disant : « C’est pour l’acquit de ma conscience. » Puis avant que d’en venir plus avant il faisait une prière à Dieu, pour sanctifier l’œuvre de la chair, et cela le prenait quelquefois six ou sept fois en une nuit35. » La pauvre femme en mourut. M. d’Andilly, empêché de courir par ses principes religieux, devint « frôleur » ; « il allait voir les femmes et les embrassait charitablement un gros quart d’heure. » Il était brusque et même brutal, donnait des coups de poing en parlant. Voilà un des fondateurs du Jansénisme. Il se jeta à la macération par terreur de l’enfer.
Antoine, dont le surnom qui en fait le Grand Arnauld semble une dérision, avait une tête scolastique. C’était un fort disputeur ; tout lui était bon ; la logique, la grammaire, la théologie, la philosophie, la science, la galanterie. Il attaqua en même temps les Jésuites et les Protestants ; mais sa grande haine était pour les novateurs. La science l’importunait. Après avoir vilipendé Descartes, Huygens et Malebranche, il s’attaqua à Pascal, mais par la douceur. Il tendit des filets onctueux. Pascal englué, il le travailla, l’amollit, lui enleva sa foi en l’intelligence et sa confiance dans la volonté. Tout aux mains d’Arnauld et de Dieu, Pascal en arriva à se reprocher comme du temps perdu les rares instants que, dans une poussée de son génie, il donnait encore à la science ! Le Jansénisme ne serait qu’un accident dans l’histoire des aberrations humaines s’il n’avait dévoré une si belle proie. Mais cela compte d’avoir réduit à l’état de diseur de chapelets le plus bel esprit scientifique du xviie siècle. Cette victoire ne permet pas qu’on oublie Port-Royal.
Comme il faut du ridicule au début de toutes les hérésies ; comme, pour décider Luther, il faut qu’il entende un prêtre romain travestir à l’autel les paroles de la consécration et dire : Panis es et panis manebis, il faut, pour déterminer le jansénisme, la vue de la trop belle gorge de Mme de Guéméné. Tallemant en fait le conte : « Voici l’origine de cette secte, qu’on appelle les Jansénistes, et qui fait aujourd’hui tant de bruit. La marquise de Sablé dit un jour à la princesse de Guéméné : « qu’aller au bal, avoir la gorge découverte et communier souvent ne s’accordent guère bien ensemble » ; et la princesse lui ayant répondu que son directeur, le P. Nouet, jésuite, le trouvait bon la marquise la pria de lui faire mettre cela par écrit, après lui avoir promis de ne le montrer à personne. L’autre lui apporta cet écrit ; mais la marquise le montra à Arnauld, qui fit sur cela le livre de la fréquente Communion. » Voilà l’homme qui mania Pascal ; il avait de l’adresse et ce génie du polémiste de profiter de toute occasion.
Pour lire les Pensées avec toute la douleur qu’elles exigent, il faut regarder Pascal au fond d’une basse-fosse. La foi le mure mieux que des pierres et le détient mieux que des chaînes ; la foi lui cache le jour, lui refuse l’air. Il devient à moitié fou ; la terre s’ouvre devant lui et il voit sortir de la fente des flammes et des diables. Les amulettes vulgaires de l’Eglise ne lui suffisent pas ; il lui en faut de particulières pour rassurer son tremblement. Arnauld, avec la bêtise du fanatique, juge que son œuvre est bonne, et sourit. Pascal subit ce sourire ; il l’aime ; c’est sa seule lumière. Sous cet encouragement, il tente une apologie du christianisme. On croit trouver dans les Pensées, à côté des raisons du chrétien, les traces d’une raison très libre. C’est une illusion. Tout ce qui supporte cette interprétation n’est qu’objection provisoire ou ironie. Pas une ligne, si l’on veut respecter le Pascal chrétien, ne doit se retourner contre la citadelle qu’il défend. Tout ce qui est demeuré de l’apologie interrompue attaque le libre examen, la liberté, la nature, la science. En lisant, souvenez-vous que celui qui a écrit votre lecture croyait sans défaillance à Dieu, à l’âme, à l’enfer, au ciel, à la prédestination, à l’inutilité des œuvres, à la grâce nécessitante. S’il vous dit : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », il n’allègue que les vérités humaines qu’il méprise et qui ne sont pour lui que des erreurs ; car il croit à la Vérité, à l’absolu, à la prédestination, au ciel et à l’enfer. Ce n’est pas un homme qui se construit des preuves en rempart contre les assauts du doute. Il est assuré, il a la foi. Sa seule inquiétude, c’est de savoir s’il a la grâce ; s’il avait la grâce, tout lui serait égal, parce que la grâce, dès qu’elle est, elle est toujours nécessitante.
Mais s’il était permis de repousser le registre de l’ironie, de transposer, selon le mode naturel, ces profondes mélodies philosophiques ! S’il était permis de considérer les objections comme des aveux de l’inconscient ! Et enfin, si l’on osait rejeter de ces pages tout le dogme et tout l’amour, toutes ces effusions qui montent vers rien, toute cette théologie qui tourne en procession autour du néant ! Une telle œuvre ne serait plus l’œuvre du Pascal chrétien, du prisonnier d’Arnauld. Peut-être serait-elle l’œuvre du Pascal vrai, du fils sévère de Montaigne, du frère intellectuel de Descartes ? On a imaginé un recueil arbitraire qui s’appelle Montaigne chrétien. Cela nous paraît bouffon, parce que Montaigne n’était pas chrétien, et aussi parce que le christianisme ne manque vraiment pas d’apologistes. Un Pascal ◀philosophe▶ serait moins absurde, parce que les Pensées sont l’œuvre d’un converti, d’un déchu, et que l’on peut supposer sous la couche chrétienne un granit originel. Décrépir les Pensées, ce serait peut-être ôter le badigeon qui recouvre des pierres sculptées. On verrait ce que Pascal aurait pensé si, au lieu de se retirer à Port-Royal, il avait été rejoindre Descartes en Hollande36.
La conversion de Pascal ne fut pas un calcul. Il montra toujours une grande droiture, même dans les Provinciales, dont les mensonges sont imputables aux seuls Jansénistes. Le P. Daniel l’a reconnu volontiers37 et les manuscrits de Tallemant sont venus confirmer le fait38 : « Ces Messieurs de Port-Royal lui donnaient la matière et il la disposait à sa fantaisie. » Si cela avait été un calcul, il n’aurait pas été mauvais, au point de vue du monde. La conversion de Pascal tourmenta son génie et augmenta sa réputation. Les Jansénistes, sûrs qu’il leur appartenait et qu’il ne recommencerait pas, vantèrent sa précocité jusqu’au ridicule. L’histoire de l’invention de la géométrie faisait rire ceux qui savent ce que c’est que la géométrie. Descartes lui contestait la découverte de la pesanteur de l’air, assurant que l’expérience du Puy-de-Dôme n’avait été faite que sur ses propres indications et à sa prière. Port-Royal soigna la gloire de son protégé et c’est peut-être à cause de Pascal qu’Arnauld imagina de quereller Descartes. C’était l’enfant d’adoption d’une secte assez puissante pour résister au pape et soutenue par tout le protestantisme étranger. Il y a là-dessus une bien jolie anecdote dans le P. Daniel39. Comme on s’étonnait dans une société de la fable de la géométrie, quelqu’un dit « que c’étoit encore très peu de chose que cette hyperbole, quelque outrée qu’elle parût, pour reconnoître les obligations qu’ils lui avoient pour les Lettres au Provincial. Tout le monde en demeura d’accord ; et on avoua qu’on ne pouvoit pas païer en meilleure monnoie les services que M. P… avoit rendus à ces Messieurs. » Je sais bien que le P. Daniel est suspect40 ; mais il ne l’est pas plus que « ces Messieurs », Pascal d’ailleurs méprisait la gloire. Toutes ces querelles passaient au-dessus de sa tête. Pendant ce temps-là, prosterné aux pieds du crucifix, il « s’abêtissait ».
VII. Les casuistes et la morale expérimentale
— Le protestantisme est une réaction chrétienne contre la liberté de vivre, condition essentielle de la liberté de penser. Pascal a donc séduit les protestants. Ils ont cru qu’il apportait plus de christianisme. Si cela est vrai, et si les Jésuites, au contraire, représentaient moins de christianisme, ce sont les Jésuites dont un esprit sain devrait se faire le champion. Mais cela n’est pas sûr. Les Jésuites sont tout aussi chrétiens que les Jansénistes, mais moins durement et avec plus de lumières. La partialité des protestants a une autre cause, et fort juste : c’est que les Jésuites ont préservé le monde latin du fléau de la Réforme. Maintenant qu’ils ne sont plus bons à rien et qu’ils se sont protestantisés comme le reste du clergé catholique, on peut leur rendre cette justice sans avoir l’air de les flatter. Tout en frondant Rome, Port-Royal restait fort attaché au pape. La sympathie des protestants fut indirecte ; elle s’attacha aux Jansénistes, en haine des Jésuites. Et cela continue, à un moment où, devant l’ironie supérieure de la science, toutes les croyances religieuses sont égales, et tous les dogmes. Un protestant libéral ne peut pas s’imaginer à quel point, vu à la lumière du laboratoire, il est identique au Jésuite ou au Capucin. L’analyse révèle une surprenante parité de matières grises et la même population cérébrale : décalogue commun, métaphysique commune, entités mâles et femelles procréant les mêmes superstitions morales. Une critique générale du christianisme distinguerait à peine de passagères variétés entre les frères de la grande famille, si on n’était obligé de remarquer les antipathies qui les divisent et qui les classent.
Ceci est un point de départ pour une étude plus profonde. Il faut renforcer les microscopes, et les réactifs. Alors on découvre que les superstitions morales des deux clans évoluent selon des principes contradictoires, l’abstrait et le concret. La morale du christianisme pur, protestantisme ou jansénisme, repose tout entière sur l’abstraction ; la morale du christianisme mitigé, la morale du catholicisme, partie des mêmes principes, s’est modifiée libéralement selon les ressources de la méthode expérimentale.
Sans doute son origine, qui est un commandement divin, a restreint le champ d’évolution ; elle n’a pu se mouvoir que selon une piste fermée. Partie de Dieu, elle revient à Dieu. Mais entre les deux bornes, elle a divagué avec une certaine élégance.
Il y avait au xve siècle un astronome nommé Regiomontanus, qui savait tout ce que l’on pouvait savoir de son temps ; et cela différait peu de ce que l’on sait aujourd’hui. Mais il ignorait ou voulait ignorer le point capital de l’Astronomie. Il plantait la terre au milieu du monde, ce qui rendait ses admirables calculs d’une effroyable complexité. Si, à la place de la terre, il eût fixé le soleil, ses courbes se redressaient, ses nœuds se dénouaient, ses orbites se désenchevêtraient. Il ne put ou il n’osa. Les casuistes de la compagnie de Jésus me font toujours penser à Regiomontanus. Ils se sont bien doutés que la morale est une science fort aléatoire et toute relative ; mais ils n’ont jamais osé laisser leurs doutes affaiblir leurs principes. Ils posent d’abord le précepte : la terre est le centre du monde. Puis ils raisonnent comme s’il n’y avait pas de centre, ou comme si le centre du monde et de la morale se déplaçait sans cesse au gré des passions ou des milieux humains. Le Jésuite espagnol absout le duel et le Jésuite français le condamne. Vérité en deçà, erreur au-delà. La maxime de Pascal montre la corde de son ironie pour en fouetter les Jésuites. Mais Pascal n’a pas eu le dernier mot, et son châtiment est qu’on lui fasse gloire de l’aphorisme pyrrhonien dont il cinglait ses adversaires. Deux siècles de main-mise protestante sur notre histoire, notre littérature, notre morale traditionnelle ne nous empêcheront pas de dire très nettement notre pensée à la place des imbéciles et des fanatiques ; et si c’est Escobar lui-même qui défend la liberté de la vie, nous ne rirons plus d’Escobar.
Un publiciste qui batailla contre les Jésuites41, Charles Sauvestre, a très bien vu que, dans leur morale, il n’y a presque plus rien d’évangélique. Cette morale qui nie la morale absolue n’est autre chose qu’une suite de conseils critiques pour toutes les circonstances de la vie. Plus de principes, dirait-on, mais une perpétuelle accommodation aux événements. Ceci est exagéré. Comme on l’a déjà observé, jamais aucun casuiste n’a oublié le texte des commandements de Dieu ; ils les écrivent en tête de chacune de leurs pages.
Les principes démeurent, mais les situations changent. Pour les appliquer à un cas particulier, il faut les traiter comme ces vêtements de famille qu’on allongeait ou qu’on repliait selon la taille du nouveau venu. Pour être bon à quelque chose, il faut qu’un principe soit maniable. « Tu ne voleras point. » Quoi, jamais ? — Jamais ! Et nous voilà dans l’absurdité, car je vais vous citer cinquante anecdotes où vous reconnaîtrez que le vol fut légitime et même nécessaire. La morale qu’il faut violer pour vivre, ce n’est plus qu’un instrument de tyrannie entre les mains du plus fort. Il faut imaginer une accommodation qui la rende pratique. C’est ce que les Jésuites essayèrent assez gauchement, mais avec une bonne foi que prouve leur naïveté. En règle avec les principes chrétiens, ils élaborèrent des jugements qui ne sont que la constatation des coutumes morales, et plutôt qu’un code, un guide. Un célèbre manuel, encore réimprimé, porte ce titre archaïque : « La Guide du pécheur. » Voilà la morale ramenée à des proportions honnêtes, à sa place parmi les usages mondains.
VIII. Les péchés de la chair
— Il n’y a guère une page des Provinciales qui n’incline un bon esprit à avoir de l’amitié pour les Jésuites. Puisqu’il s’agit de la liberté charnelle, prenons la lettre neuvième42 :
« Mais (dit le Jésuite) ce qui nous a donné le plus de peine a été de régler les conversations entre les hommes et les femmes : car nos pères sont plus réservés sur ce qui regarde la chasteté. Ce n’est pas qu’ils ne traitent des questions assez curieuses et assez indulgentes, et principalement pour les personnes mariées ou fiancées. J’appris sur cela les questions les plus extraordinaires qu’on puisse s’imaginer. Il m’en donna de quoi remplir plusieurs lettres : mais je ne veux pas seulement en marquer les citations, parce que vous faites voir mes lettres à toutes sortes de personnes ; et je ne voudrais pas donner l’occasion de cette lecture à ceux qui n’y chercheraient que leur divertissement.
La seule chose que je puisse vous marquer de ce qu’il me montra dans leurs livres, même français, est ce que vous pouvez voir dans la Somme des péchés du père Bauny, p. 165, de certaines privautés qu’il y explique, pourvu qu’on dirige bien son intention, comme à passer pour galant : et vous serez surpris d’y trouver, p. 148, un principe de morale touchant le pouvoir qu’il dit que les filles ont de disposer de leur virginité sans leurs parents. Voici ses termes : « Quand cela se fait du consentement de la fille, quoique le père ait sujet de s’en plaindre, ce n’est pas néanmoins que la dite fille, ou celui à qui elle s’est prostituée, lui aient fait aucun tort, ou violé pour son égard la justice : car la fille est en possession de sa virginité, aussi bien que de son corps ; elle en peut faire ce que bon lui semble, à l’exclusion de la mort ou du retranchement de ses membres. » Jugez par là du reste…
Voilà tout ce que je puis dire de tout ce que j’entendis, et qui dura si longtemps que je fus obligé de prier enfin le père de changer de matière… »
Voici donc les Jésuites accusés de défendre la liberté. Ce n’est pas la Fronde, ou un féministe hardi, ou un ◀philosophe▶ impie qui proclame les droits de la femme à disposer de son cœur et de son corps, c’est un obscur Jésuite du xviie siècle, c’est le P. Bauny ; mais avec lui, c’est toute l’Eglise. Car ce fut une des gloires du christianisme, et l’une des plus sûres, de briser la terrible puissance paternelle qui faisait de chaque Romain un tyran et un bourreau. La domination des parents cesse à l’heure où fonctionne la conscience individuelle. Une fille a le droit de se marier, dès qu’elle est nubile. Ce qui constitue le sacrement de mariage, ce sera le consentement mutuel des fiancés, et cela seul. Le reste n’est que cérémonial. Comme Pascal se rapetisse et qu’il devient médiocre sous cette grandeur d’une loi de la nature érigée en sacrement par des sages qui trouvèrent ce moyen de faire respecter les ordres méconnus de la vie !
Hommes d’action, les Jésuites estiment peu les vertus inactives, comme la chasteté ; optimistes, ils mettent au-dessus de tous les biens la conservation de l’existence. Dans son Commentaire sur le prophète Daniel, Cornélius à Lapide dit avec tact : « La chaste Suzanne a agi en femme héroïque ; mais dans un tel péril d’infamie et de mort, elle pouvait se borner à tout endurer des deux vieillards sans consentir ni coopérer à rien intérieurement, parce que l’existence et la réputation valent mieux que la chasteté… De jeunes et chastes vierges se croient coupables si elles ne luttent et ne résistent de toutes leurs forces et par leurs cris, tendis qu’il suffît de détester et d’exécrer l’acte auquel on est forcé. » Les filles et femmes ont toujours été de cet avis. Elles savent que le monde, à qui les actes sont indifférents, n’est sensible qu’au scandale. Une fille à demi violée et délivrée à temps de son agresseur est perdue de réputation ; celle qui a tout subi portes closes demeure comme intacte. Cela revient à dire qu’entre deux maux, fidèle au chemin de velours, le Jésuite conseille de choisir le moindre. Ce n’est pas héroïque. Sans doute, mais l’humanité n’est pas faite de héros, et les héros, d’ailleurs, se créent leur propre morale. Il s’agit de vie pratique, et de mettre en garde les hommes contre les grands principes abstraits qui ne sont que des pièges où se gardent de choir ceux qui les formulent. Il n’est de louche aventurier qui ne se vante du potius mori quam fœdari. J’aime mieux cette comédienne qui, à ce propos, disait en souriant — tout le contraire. Mais quand le déshonneur est secret et qu’il s’accompagne d’un plaisir, il serait bien sot d’aller préférer la mort ou l’infamie publique. C’est ce qu’affirme le P. Taberna : « Une jeune fille ne pèche point si, dans un péril de mort ou d’infamie, elle reste purement passive et n’emploie point tous les moyens dont elle peut disposer pour chasser le séducteur, comme de le tuer et d’appeler le voisinage. » La malheureuse sera bien avancée de lire dans tous les journaux le récit de sa victoire ou d’avoir à paraître en Cour d’assises avec l’air qui convient à une victime modeste de l’érotisme ! Il est difficile de trouver les casuites en défaut, surtout les derniers venus, qui ont profité des observations antérieures et d’une plus large observation des mœurs. Ils connaissent la nature humaine, savent la puissance des préjugés. Ni dupes, ni hypocrites, ils ne consentent pas à prêcher une morale inapplicable, ils aiment mieux être utiles que d’acquérir par le facile moyen de l’écriture une réputation de stoïcisme et d’intégrité.
Fort en avant sur leur temps, mais surtout sur le nôtre, ils défendent avec persévérance le droit de chacun à user et à abuser de soi-même. Ainsi Sanchez, quand il accepte, en son célèbre traité De Matrimonio, la légitimité de certains baisers hardis et précis. On sait qu’il y met une restriction : c’est qu’ils ne seront qu’un prélude et que l’acte naturel désaltérera les incendies de la chair. Les physiologistes, successeurs des casuistes, sont en général du même avis sur cette question secrète ; ceux qui se réservent le font pour des motifs où du moins la morale n’a rien à voir. Souvenons-nous des vers de Baudelaire. La morale écartée, il reste la matière d’une discussion peut-être gastronomique. Henri IV avait des goûts sauvages. Le tort des casuistes, ce n’est pas leur complaisance ; elle est fort sommaire, quoi qu’on ait dit ; c’est leur subtilité. Le péché devient topographique. On se croit au jeu de l’oie (de la petite oie) : voici la prison, et le puits. Assis dans sa chaise de marbre, froid comme la pierre qui le glace, Sanchez discute le plan de la bataille. Il connaît les chemins ouverts et les chemins creux. Ici, il y a une belle prairie, et là un bourbier. Il est magnifique et serein. Il sait tout et méprise tout. Quand la farce érotique a épuisé ses jeux, il referme les rideaux sur les deux petites marionnettes obscènes, et sa face pale n’est émue ni de dégoût, ni de pitié.
Alexandre Dumas, dans sa Question du Divorce, s’élève, avec son hypocrisie de vieux viveur fourbu, contre cette tolérance délicate des théologiens qui veulent bien que la femme, étourdie et non satisfaite de la ruée brutale de l’homme, achève à sa guise ce qu’un contact égoïste et trop rude n’a fait qu’ébaucher. Que voilà donc encore de la morale mal placée ! Pourquoi ne pas laisser les hommes et les femmes juges de leurs plaisirs et nochers de leur barque ! Mais le casuiste ici n’est que l’écho de la plainte des femmes. Les hommes croient connaître les femmes, et cela arrive. Mais qui connaît les hommes ? Qui, hormis le confesseur ou le médecin, a entendu le gémissement de la femme toujours trompée ? Sa lenteur à s’émouvoir la laisse d’un pas en arrière, et l’homme ne tourne jamais la tête. Tantale, toutes les nuits, sent la caresse vaine d’un plaisir ironique. Il reste à la victime, — quoi ? Ça, l’adultère, ou le désespoir. Car on ne laisse pas sa froideur tranquille, la tentation revient avec la certitude d’un accès de fièvre ; tout l’organisme va être encore secoué, tordu, tendu : et la flèche éternellement se brise et tombe.
Cette aventure est si commune qu’un médecin, il y a une vingtaine d’années, a repris la thèse du casuiste. Mais il place l’adjutoire avant l’acte, et c’est à l’homme qu’il en confie le soin44. Mais dire qu’il y a des hommes à qui il faut rédiger de telles ordonnances ! Il y en a, et beaucoup. Et ce sont les meilleurs, les plus sains : la volupté est une création humaine, un art délicat où quelques-uns seulement sont aptes, comme à la musique ou à la peinture. La nature ne s’inquiète pas du plaisir ; l’acte lui suffit. Mais les théologiens croyaient le contraire et que la participation effective de la femme était indispensable à la fécondation45. De là leur condescendance. Cependant si la volupté n’est pas nécessaire à la fécondation, elle-même fort inutile le plus souvent, elle l’est à l’intégrité du système nerveux. Parti d’un principe faux, le casuiste a trouvé une conséquence tolérable. D’ailleurs, les femmes demandaient l’absolution et non la permission : le casuiste souvent écrit sous la dictée de la femme.
Il ne faut pas croire ce que disent les pamphlétaires. Les questions de cet ordre, et le catalogue en est long et fastidieux, n’ont pas été traitées par les casuistes « avec une complaisance particulière ». Elles viennent à leur rang dans les manuels de théologie morale, et plus d’un lecteur sournois aura trouvé que la place leur est mesurée avec parcimonie. Dans l’ouvrage de Sanchez sur le mariage, la discussion des cas érotiques tient en quelques pages noyées en deux énormes tomes. Et cependant, comme le dit Liguori, « c’est la matière la plus fréquente et la plus abondante de la confession ». C’est souvent la seule, comme c’est l’unique conversation des mâles vulgaires et l’unique rêve de presque toutes les femmes. Le théologien aborde ce chapitre avec le sang-froid du physiologiste qui entre dans la région du sixième sens. Sans doute, ils auraient pu, non le passer sous silence, mais l’abréger encore ou le restreindre à des généralités. Cette méthode eût été sévère, car elle aurait équivalu à prohiber tout ce qui est inutile à la fin directe du mariage, la procréation. Si la confession a parfois été pour les femmes une école de volupté, qui s’en plaindra, né en dehors du protestantisme ou du jansénisme ?
Pourquoi les casuistes ont-ils étudié les cas de conscience de l’amour ? Mais pourquoi y a-t-il en vente, à cette heure, trente ou quarante ouvrages de médecine vulgarisatrice où les rapports sexuels sont examinés avec beaucoup moins de décence que dans Sanchez ou dans Liguori ? C’est qu’autrefois les hommes songeaient à leur salut et qu’aujourd’hui ils songent à leur santé. Et ils voulaient conquérir leur salut comme aujourd’hui conserver leur santé, sans se priver d’aucuns de leurs plaisirs. Les casuistes les rassuraient ; les médecins les réconfortent. C’est en ces matières surtout que l’humanité entend rester immuable ; car elle sent bien que, guérie de ses vices, elle se trouverait du coup guérie de la vie, c’est-à-dire du plaisir de vivre.
Il faut donc rire des sots qui prétendent trouver en des in-folios latins l’origine de la corruption de nos moeurs. L’indignation contre la casuistique de l’amour signale un hypocrite ou un coquebin. Elle ne peut être prise au sérieux dans un pays qui possède, avec l’Italie, la littérature la plus libre de l’Europe et la plus délicieusement érotique.
Il y a tant d’autres questions sur lesquelles on pourrait se mettre d’accord pour détester les Jésuites ! Mais il semble qu’on ait choisi pour les accabler celles de leurs idées ou de leurs méthodes qui obtiennent nécessairement l’assentiment d’un esprit dénué de tout fanatisme. C’est peut-être que les motifs sérieux d’exclusion que l’on pourrait proférer contre la compagnie de Jésus seraient également valables contre les autres sectes chrétiennes. Je comprends qu’on dise nettement comme Nietzsche : Le christianisme, voilà l’ennemi. Toute autre formule est un acte de foi religieuse.
IX. La Casuistique du vol
— « C’est un des caractères de la casuistique des Jésuites, dit Paul Bert avec amertume, de toujours prendre parti pour le pécheur. »
Il faudrait généraliser. Il n’est pas juste de faire honneur aux Jésuites d’une initiative qui appartient au christianisme lui-même. La théologie morale règle les rapports de l’homme avec Dieu ; elle est un commentaire du Décalogue et des articles qu’au Décalogue ajouta l’Evangile. Il n’y a pas devant l’Eglise des crimes, des délits, des infractions ; il n’y a que des péchés. Quel que soit le péché, le repentir l’efface ; et le rôle du prêtre est de provoquer le repentir dont l’absolution n’est que le sceau ou la signature. Tous les sacrements, le chrétien se les confère à lui-même par sa volonté d’y participer ; le prêtre est moins un dispensateur qu’un témoin. S’il prenait, en ces conjonctures si graves pour un croyant, parti contre le pécheur qui se veut absous, il serait un juge d’instruction, un procureur, un sergent d’armes ou un bourreau, non pas un prêtre. Il faut comprendre les matières dont on traite, être théologien, s’il s’agit de théologie. Paul Bert était un cuistre.
Le cuistre, qui est un imbécile, est aussi un ignorant. Savoir sans comprendre, c’est ignorer. Il était si facile, à ce moment du discours, de se souvenir du mot de l’Evangile sur la joie que cause au ciel la venue au bien d’un pécheur. Le christianisme est essentiellement la religion des faibles, des humbles, des malades. Or, qu’est-ce qu’un pécheur ? Demandez-le à la science, à celle d’aujourd’hui même : un malade. Il n’y a pas des honnêtes et des malhonnêtes gens ; il y a des gens malades et des gens sains, avec toutes nuances qui se peuvent imaginer dans l’intervalle. Prendre parti pour le pécheur, c’est prendre partie pour le malade ; c’est se faire médecin. Aux temps de la foi, on appelait les prêtres les médecins des âmes. Tout cela est logique.
Mais Paul Bert, écho bégayant des Jansénistes, veut dire encore autre chose : que les casuites, par l’analyse quasi-scientifique des actes, en étaient arrivés à excuser presque tous les actes mauvais. Avec un tel système, s’écrient les procureurs, on ne pourrait plus guillotiner personne ! On le peut toujours et on le fait toujours, et le christianisme autoritaire, toujours maître des consciences, suggérera encore longtemps de bons arguments pour défendre les idées d’expiation et de châtiment. Mais ces idées, que les casuistes ont, sans le vouloir, singulièrement contribué à affaiblir, ne sont désormais regardées que comme des conceptions de l’esprit sans aucune racine dans la réalité sociale. Le droit de punir n’est plus un droit : c’est une sottise. Non pas que l’on conseille un surcroît d’indulgence pour les malades dangereux, tout au contraire ; mais il faudrait que la besogne fût faite sans apparat, et que l’élaboration du bulletin de prison ne demandât pas plus de cérémonies que celle du bulletin d’hôpital.
Prendre parti pour le pécheur ? Furent-ils donc les précurseurs de la science, ces sombres réactionnaires ? Oui. Le casuisme a été un élément de dissolution morale. Au commandement : « Le bien d’autrui ne prendras — ni retiendras sciemment », ils ont répliqué par le fameux distinguo qui sonna pendant des siècles comme un ricanement. Toute la liberté de l’esprit moderne est contenue en germe dans ce distinguo qui fait tant rire les imbéciles. Le distinguo, c’est le nom enfantin de la dissociation. Il n’y a pas d’absolu, il faut à chaque pas, le long du chemin des idées, proférer ce distinguo fatidique. Avec ce vocable ridicule, voilà la naissance de l’analyse. Le Pour et le Contre naissent tout armés de cette dent de Dragon et se jettent l’un sur l’autre pour une lutte éternelle, cependant que de chaque goutte de leur sang versé naissent les nuances, les arguments, les contradictions et toutes les vérités aux yeux fous.
Il y en a beaucoup, de ces vérités, mais il n’y a pas de Vérité ; alors il faut distinguer. La psychologie est faite de distinctions, et la politique, et l’art même de vivre. Un acte change de valeur selon qu’il est commis par un homme, une femme, un enfant, dans une chambre close, dans la rue, sur le radeau de la Méduse, à la guerre, dans une fête, et ainsi de même pendant plusieurs centaines de mots. Mais chacun de ces mots peut être modifié par l’époque, par le pays où on le prononce, par le milieu et le moment ; et l’on obtient une série de relativités qui s’avance vers l’infini. On a classifié les actes sous quelques clefs ; c’est une méthode. En réalité un acte humain est unique de son espèce ; il ne peut être jugé que par un jugement qui le qualifie spécialement. Les lois ne sont que de grossiers moyens de police ; elles assurent la justice en cultivant l’iniquité.
Mais il ne faut pas être trop sérieux, même sur de telles questions. L’humanité prête beaucoup à rire et surtout ses conducteurs, qui sont de véritables personnages de comédie. Sans doute, pour guider les hommes vers leur obscure destinée, il ne faut pas être trop intelligent. L’intelligence est un don qui ressemble a un fardeau ; son poids paralyse l’activité. Cependant il y a une certaine bêtise, dépassant la commune mesure, dont il est permis de s’étonner même si l’on fait profession de ne s’étonner de rien. Guidés par certains jugements de M. Magnaud, des hommes politiques ont songé à excuser absolument le vol par nécessité ; je crois même qu’ils appellent cela « le délit nécessaire ». C’est du jargon, mais leur idée se comprend. Ces mêmes hommes, les mêmes exactement, à la même heure exactement, condamnent comme immorales les propositions indulgentes des Jésuites sur le vol. Voici ce que disait, il y a plus de deux cent cinquante ans, à l’époque où l’on commençait à discuter le Discours de la Méthode, un obscur jésuite, le P. Pierre Alagon, dans son Abrégé de la Somme de saint Thomas :
« D. — Est-il permis à quelqu’un de voler, à cause de la nécessité où il se trouve ?
« R. — Cela lui est permis, en secret, soit ouvertement, s’il n’a pas d’autre moyen de subvenir à son besoin, Ce n’est ni vol, ni rapine, parce qu’alors, selon le droit naturel, toutes choses sont communes. »
Ce passage est fort remarquable. C’est une doctrine, et celle même de l’ancienne. église, de celle qui n’obéissait pas encore aux ordres des rationalistes et des protestants. Elle passa dans l’enseignement des séminaires et on la trouve en des catéchismes, en celui du diocèse de Verdun (1860) que des débats politiques ont rendu célèbre, vers 1876 et plus tard au temps de Jules Ferry, sous le titre de Catéchisme de Marotte, le rédacteur. Marotte disait :
« D. — Est-on toujours coupable de vol quand on prend le bien d’autrui ?
« R. — : Non ; il peut arriver que celui dont on prend le bien n’ait pas le droit de s’y opposer ; ce qui a lieu, par exemple, lorsque celui qui prend le bien d’autrui est dans une nécessité extrême, et qu’il se borne à prendre ce dont il a besoin pour en sortir. »
A la réimpression du volume, l’évêque de Verdun eut la lâcheté de faire sauter ce paragraphe ; pour bénéficier à son tour des faveurs de l’Etat ; son successeur va le rétablir.
Se souvient-on de ces femmes, l’une condamnée, l’autre préventivement soumise à des semaines de prison, pour un vol de pois écossés, pour un vol de pain ? Elles eussent reçu des compliments peut-être, si la doctrine des Jésuites avait été formulée quelques mois plus tôt en projet de loi. Les théologiens, et d’abord ceux de la Compagnie de Jésus, ont devancé de deux ou trois siècles les plus audacieux défenseurs de la plèbe. C’est pourquoi les anciennes monarchies, en leurs crises de despotisme, les taxaient d’anarchie et les proscrivaient.
Peut-être les monarchies avaient-elles raison. Il faut vivre et la vie ne peut se maintenir que par l’injustice. Quand les maîtres sont au pouvoir, les coups retombent sur les esclaves ; si l’Etat est gouverné par la coalition des esclaves, c’est contre les maîtres que l’injustice est déchaînée. La lutte est de droit : et toute lutte suppose des alternatives de vainqueurs et de vaincus. Toute doctrine, soit d’autorité, soit d’anarchie, se trouve quelque jour la doctrine du règne. L’heure est aux Jésuites, à leur morale facile, et on les chasse ! Personne ne veut plus marcher que sur le chemin de velours, et on tourmente ceux qui l’ont établi ! Rien n’est blessant comme une faute de logique.
Ce qui est énorme, par-dessus tout, c’est qu’on ait réussi à faire accepter comme un bienfait au peuple des misérables la substitution de la dureté aveugle du Code à l’indulgente doctrine de l’excuse. Le Code ne demande pas : avez-vous faim ? avez-vous des enfants à nourrir ? avez-vous volé un pauvre ou un riche, un artisan ou un avare ? Le Code ne demande rien. Il condamne. Du fagot que la vieille a récolté pour faire bouillir sa dernière soupe, il lui rompt les reins avec sérénité.
Le Code a raison. Il est fait précisément pour protéger la civilisation contre la barbarie, ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas. Il est le piège à loups où l’on trouve parfois une bête innocente ; mais qu’importe, si la veille il a pris un loup et si le lendemain il prend encore un loup. Scientifiquement, il faudrait un Code pour chaque individu ; mais cela compliquerait un peu les sociétés. Paul Bert voulait que l’on appelât les lois : commandements de l’Etat, en pendant aux commandements de l’Eglise. Les faux savants sont toujours tarés de mysticisme. Celui-là croyait que le code, œuvre de la raison, peut s’opposer au catéchisme, œuvre de la foi. Ses successeurs se voient forcés d’emprunter à l’œuvre de foi un article qu’ils repoussaient il y a vingt ans au nom de la raison. Ces deux domaines ne sont pas bien déterminés. L’incroyant n’est pas toujours celui qui fait profession de ne pas croire. Quand donc saura-t-on que l’irréligion est une religion ?
X. Pretium stupri
— Le soin des casuistes s’étend à toutes les circonstances de la vie sociale. Ils traitent des plus minimes questions, de celles que dédaignent les moralistes abstraits, de celles qui suggèrent aujourd’hui tant de chroniques et de petites pièces de théâtre. La pièce à thèse n’est qu’un cas de conscience dialogué ; ce genre, qui est une négation impuissante de l’art, a son origine directe dans ces thèses de morale et de théologie dont on allait jadis écouter en apparat la discussion solennelle. J’en ai une petite collection, françaises du xviie siècle, allemandes du xviiie où les matières les plus imprévues sont brassées par des érudits naïfs armés de grec et d’hébreu. Comme il est naturel, beaucoup de ces petits in-quartos discutent des rapports sexuels, de la pudeur, de la fornication, de la nudité. Les unes sont catholiques ; les autres, luthériennes ; mais d’un esprit au fond peu différent. Le protestantisme a eu ses casuistes, que nous ignorons ; ils ne sont pas moins singuliers que les nôtres et presque aussi impudents. Voici une Commentatio de nuditate capitis, pectoris, ventris, pudendorum et pedum, une Disquisitio theologica de tactibus impudicis. Ces livrets en mauvais latin d’école se débitaient aux curieux plutôt qu’aux saints ; Beverland s’était fait en ce genre une réputation équivoque et l’on ne savait plus s’il rédigeait en théologien ou en libertin ses extraordinaires Lucubrationes.
Il y a donc toute une littérature qui gravite autour du casuisme ; elle est presque toujours inférieure à celle même des casuistes, parce qu’elle substitue au sens pratique de la vie une vaine science littérale. Le casuiste, surtout s’il est de la Compagnie, ne s’occupe que du présent ; sa tache est de concilier la loi et les mœurs, d’adoucir ce qu’il y a de trop pénible en certains devoirs de nature ou de profession. Il a trouvé des excuses aux voleurs, il n’en manquera pas pour les prostituées. Elles exercent un métier déshonnête ; sans doute, et qui le nie ? Mais c’est leur métier, et le propre d’un métier est qu’il doit nourrir. Tamburini (le nom convient à cette exégèse bouffonne) reconnaît donc la légitimité du « prix du stupre ». On accorde ici à ce mot un sens étendu, staprum ayant en latin de casuiste le sens de fornication, degré ou de force, avec une vierge. Il s’agit des complaisances d’une femme qui vit d’être aimable. Elle a le droit d’en exiger le prix, si tel est le contrat verbal ou tacite passé entre les parties. Juge de paix, Tamburini taxerait les nuits et les moments ; Jésuite bénin, qu’il serait aimé des tristes voyageuses qui de Cythère reviennent les mains vides ! On devrait imprimer son portrait avec sa consultation autour, colorié dans le goût d’Epinal. Des piétés canoniseraient cet honnête homme. Car Tamburini ne fait rire que par excès d’honnêteté et de logique. A toute peine son salaire, dit-il avec simplicité ; et il ajoute : au péché de cette fille qui se prostitue et au tien, mâle misérable qui profites de sa pauvreté, pourquoi veux-tu encore ajouter la filouterie ? Paie, puisque tu as promis de payer ; et, restant pécheur, sois du moins pécheur honorable.
XI. Avortement et stérilité
— On lit dans les Propositions dictées au collège de Clermont, par le P. Airault (1644) •
« Pr. — Si une femme peut se procurer un avortement ?
« R. — Si une honnête fille avait été corrompue malgré elle par un jeune libertin, elle pourrait, avant que le fruit soit animé, s’en délivrer, suivant le sentiment de plusieurs, de peur de perdre son honneur qui lui est beaucoup plus précieux que la vie même.
« Pr. — S’il est permis à une femme mariée, qui, en accouchant, est toujours en grand danger de mourir, de prendre un remède pour être stérile, afin d’éviter ce péril ?
« R. — Je réponds que cela est permis parce que, poussée par une juste cause, elle conserve sa vie par ce moyen ; et, en effet, il est plus à propos qu’elle en use ainsi que de refuser à son mari le devoir conjugal et mettre son salut en danger. »
Les dispositifs des jugements sont médiocres, mais les jugements sont sages et inattaquables. La pratique alléguée dans la seconde proposition a passé dans nos mœurs par des moyens plus honteux et pour des motifs plus légers que ceux que le Jésuite a supposés. Quant à l’avortement précoce, on n’oserait plus guère le considérer comme un crime, hors le cas de meurtre ou de scandale. Mais que d’années il nous a fallu pour regagner, après l’avènement au pouvoir de la morale vulgaire, l’état de civilisation dont témoigne un humble cours de philosophie que faisait, l’an de Rodogune, princesse des Parthes, un tout petit Jésuite. Voilà de quoi méditer et disserter, car les deux thèses dans les deux cas sont discutables. On peut incliner vers l’une ou l’autre selon qu’on se trouve disposé à respecter davantage la liberté individuelle ou les droits anonymes et mystiques de la vie. Elle proteste, la vie, contre la stérilité aussi bien que contre l’avortement. On dit que les Arabes connaissent un breuvage qui rend les femmes stériles. C’est à un tel remède que songeait Airault. La recette s’en est perdue ; plus barbare que la barbarie, la science fend les ventres qu’elle veut neutres. Mais la vie, vaincue, se venge, car voici les conséquences de l’ablation des ovaires : « Le vagin se rétrécit, la vulve prend un aspect infantile, les poils du pubis se raréfient…46. » Les romanciers qui exploitent l’heureuse stérilité des « ovariotomisées » n’ont point su ces détails honteux, cet infantilisme, qui n’est qu’une vieillesse anticipée. La vie est terrible. Elle a un but qui n’est pas celui qui nous insinuent notre vanité et notre lâcheté : elle piétine et déchire le chemin de velours.
XII. Le probàbilisme
— Rédigé en termes d’école, stricts et obscurs, le probabilisme paraît d’abord une doctrine singulière. La voici en langage clair. Les probabilistes déclarent tout d’abord que la vérité est fort difficile à connaître : à côté de ce qui passe pour vrai, il y a ce qui approche de la vérité, et à des degrés variables. Il y a des opinions très probables, il y en a de probables, il y en a de moins probables ; elles sont très sûres, sûres, plus ou moins sûres. Sommes-nous tenus de suivre toujours la plus sûre et la plus probable ? Voilà toute la question. Si l’on répond par l’affirmative, c’est que l’on détient la vérité. Qu’est-ce que la vérité ? En dehors, disent les théologiens, des matières de la foi, il n’y a que des opinions. La plus sûre, aujourd’hui, était méprisée hier et le sera demain. Le probabilisme favorise la liberté, le jeu de la vie. En réalité, nous n’agissons jamais avec, comme moteur, la certitude ; c’est la croyance, la confiance qui nous permet l’acte. S’il fallait, avant le geste, acquérir la notion précise de ses conséquences, toute vie de relation nous serait rendue impossible. Pour s’en tenir au point de vue théologique, si l’opinion la plus sûre doit toujours être suivie, cela restreint jusqu’à l’étouffement la prison morale. Nous n’avons plus le choix qu’entre la non-activité et une seule activité bien déterminée. C’est ce que voulait Port-Royal en préconisant ce qu’ils appelaient le tutiorisme ; cela concordait logiquement avec leurs idées sur la prédestination et la grâce. Après avoir ôté à l’homme la liberté théorique ; ils devaient vouloir lui enlever la liberté pratique. Un Janséniste, par des voies opposées, en arrivait au même état d’esprit qui suscitait le Jésuite ; par impossibilité d’agir, il se jetait au cloître, comme le Jésuite dans les rets de la compagnie par impossibilité de vouloir : l’un avait une maladie des centres nerveux, l’autre une maladie de l’appareil moteur.
La raison par laquelle Antoine Escobar, tant moqué, défend le probabilisme, est admirable :
« C’est, dit-il, que l’homme ne peut acquérir des choses une certitude pleine et entière. » Comment même essayer de réfuter cela ? Et comment a-t-on osé jeter le ridicule sur une opinion aussi saine formulée en un langage si simple et si sûr ? Ce qui nous semble la vérité n’est qu’une manière de voir les choses ; relativement aux choses, une manière d’être vues. Et peut-être même le relatif est-il sans corrélatif ; peut-être la vie n’est-elle qu’un pur phénoménalisme et nos sensations une suite d’illusions créatrices de leurs causes apparentes. Sans aller jusque-là (quoique cela soit permis et logique), on doit s’en tenir au doute. Affirmer la vérité métaphysique, morale ou pratique, c’est faire acte d’imposteur ou de prophète, mais les termes sont équivalents.
L’affirmation de la vérité morale, en particulier, ne peut être qu’un geste théologique. Le kantisme est une hérésie chrétienne, et qui a bien gardé, en les renforçant, les caractères essentiels du christianisme. Sans un dieu moral, c’est-à-dire libre et conscient, il n’y a de morale humaine que celle de l’empirisme. La morale est l’expression de la volonté de l’absolu, ou rien, ou un code d’usages. Dieu écarté, la morale tombe, comme un cérémonial de cour à la chute de la royauté.
Le probabilisme mène jusque-là. La haine des protestants chrétiens et kantiens (des nuances) est donc toute naturelle contre une telle méthode47. Poussée à fond, elle eût abouti à la liberté, c’est-à-dire à la suprématie de la force. C’est contraire absolument aux principes chrétiens qui commandent de détruire les aristocraties en leur imposant la morale qui fait les bons esclaves, les bons citoyens. Aussi, comme l’on comprend bien l’émotion de Paul Bert48, interprète de la médiocrité universitaire et parlementaire, à célébrer ces mots sublimes, conscience, vérité, justice, ces mots « saints » ! La conscience morale, pour cet esprit simple, est absolue. Elle ne comporte aucun degré. Tous les hommes ont une notion égale et lucide du Devoir. Il y a le bien et le mal ; et ces deux couleurs ne comptent aucun aveugle. Il s’exalte, il s’enivre de ses paroles comme d’une bave : il en arrive à proclamer le libre arbitre, à déclarer que ceux qui mettent en doute la certitude morale sont des malfaiteurs. Pour lui, il n’a jamais éprouvé aucune hésitation : le bien est à gauche et le mal est à droite. Il n’y a pas de cas de conscience. Une voix intérieure, une voie impeccable, une voix impérative, nous dicte toujours notre devoir. Douter de cela, c’est douter de la dignité humaine. Ah ! le bon type d’imbécile ! Qu’on me donne un tome d’Escobar, qu’on me permette de relire la page où cet homme véridique avoue « qu’il n’est pas donné à l’homme d’acquérir des choses une certitude pleine et entière ».
XIII. L’Équivoque et la Restriction mentale.
— Ce sont des surnoms honnêtes ou puérils du mensonge. Les casuistes ont bien connu que les hommes ne pouvaient tenir société sans recourir au mensonge ; mais, n’osant contrevenir directement à un précepte du Décalogue, ils imaginèrent des subterfuges. La méthode des Jésuites comporte quantité de caches, de portes dissimulées, de trappes, toute une machinerie vraiment déplaisante. Un terrain uni et solide convient mieux, avec des murailles sans surprises, aux jeux de la discussion. Mais ils étaient pris entre leur foi théologique et leur scepticisme moral ; de là ces pans de tapisserie qui s’ouvrent pour permettre au conspirateur de dépister les alguazils aussi bien que les « familiers » ; car ils furent toujours un peu traités comme les ennemis du genre humain : l’Inquisition d’Espagne inquiétait Escobar pour la sévérité de sa doctrine, cependant que Pascal le bafouait pour son relâchement. Pascal le savait : et cela prouve bien que son fameux mot, « vérité en deçà — erreur au-delà », représente, non pas la constatation d’un ◀philosophe▶, mais la plainte d’un chrétien.
Pascal est d’avis qu’on ne doit jamais mentir ; Arnauld qui le fournissait de citations tronquées, était « tutioriste », sinon l’inventeur du mot et de la doctrine. Les casuistes de la Compagnie, plus déliés, d’esprit souriant, ne pouvaient consentir à répéter éternellement aux hommes : le mensonge est toujours un péché. Défendre toujours le mensonge, cela équivalait, selon leur justice ingénieuse, à damner toute l’humanité, puisque les sociétés humaines ne sont possibles que par le mensonge, puisque, pour tout dire, le mensonge est le grand lien social49.
Je crois qu’il ne faut pas reculer devant le mot. Pourquoi équivoquer comme saint Augustin et distinguer entre « mentir » et « cacher la vérité » ? Il est vrai que cette distinction, si elle est mauvaise verbalement, est juste moralement. Il y a bien des sortes de mensonges. Il y a surtout ceux qui sont innocents et ceux qui poignardent. Moïse n’en défend qu’un, le faux témoignage. Le P. de Condren, un oratorien qui ne passait pas pour un ami de la morale facile, a établi très dignement ce qu’on pourrait appeler le droit au mensonge. Il use, comme saint Augustin, de deux termes, mais choisis avec finesse : « Toute la difficulté vient de ce qu’on confond le mensonge avec la fiction, de ce qu’on comprend sous le nom de ce péché odieux toutes les apparences qui se peuvent donner légitimement sans violer ni la justice, ni la charité, ni la simplicité, ni aucune autre vertu. » A cette objection que « nos paroles sont les signes naturels de nos pensées ; et que, par conséquent, c’est un péché contre nature, quand elles ne sont pas conformes », il répond « que les paroles sont signes libres et volontaires de nos intentions plutôt que de nos pensées… L’homme a droit et même obligation de défendre son honneur et ses biens, et tout ce qui appartient au prochain, de ses paroles aussi bien que de ses mains50 ». Cette distinction entre le mensonge et la fiction, si ingénieuse (comme le remarque le P. Daniel), les Jésuites ne semblent pas l’avoir goûtée. Ils admettent que déguiser la vérité est toujours un mensonge, et leur art n’intervient que pour composer des formules qui permettent à la fois de ne pas mentir et de ne pas dire la vérité. En cela, il faut l’avouer, leur art est misérable. Sans doute, Pascal, sur ce point comme sur tous les autres, a exagéré et même dénaturé la pensée des casuistes. Sanchez dit quelque part : « Ce n’est pas mentir que d’user de termes ambigus en les faisant entendre en un autre sens qu’on ne les entend soi-même. » Et il ajoute : « Il n’y a pas là mensonge proprement dit, mais l’usage de ces termes n’en doit pas moins être défendu, à moins qu’il n’y ait une cause légitime qui nous donne droit d’en user. » Pascal arrange ainsi les dires de Sanchez : « Je veux maintenant, dit le Jésuite, vous parler des facilités que nous avons apportées pour faire éviter les péchés dans les conversations et dans les intrigues du monde. Une chose des plus embarrassantes qui s’y trouve est d’éviter le mensonge, et surtout quand on voudrait bien faire accroire une chose fausse. C’est à quoi sert admirablement notre doctrine des équivoques par laquelle il est permis d’user de termes ambigus, en les faisant entendre en un autre sens qu’on ne les entend soi-même, comme dit Sanchez51. » On voit combien il est dangereux d’aller chercher dans les Provinciales des arguments contre les casuistes. Le plan de cette lettre, particulièrement calomnieuse, fut fourni à Pascal par Nicole. La polémique anti-cléricale vit depuis deux siècles et demi sur quelques citations équivoques par quoi Pascal raille l’équivoque. C’est un des plus curieux exemples de tromperie qui soient au monde. Il semble pourtant que les Jansénistes auraient pu demeurer dans l’exactitude sans risques pour leur cause, car c’est un point où les Jésuites sont extrêmement faibles, et même ridicules. Cependant, que l’on examine telle formule d’Emmanuel Sa : « Toute personne qui n’est pas interrogée légitimement peut répondre qu’elle ne sait rien de ce qu’on lui demande, en sous-entendant de façon quelle soit obligée de le dire. » Le moyen est médiocre comme sauvegarde de la liberté ; mais il n’est pas monstrueux. Il est vrai que les pamphlétaires suppriment dans la proposition le « n’est pas interrogé légitimement ». Et ainsi de même en toutes les propositions analogues. Si Castro Palao commence par ces mots une dissertation sur l’équivoque : « Toutes les fois qu’il se présente un juste sujet de déguiser la vérité… », on biffe cette prémonition, et la suite semble le préambule d’un code de bandits.
Il reste que les hommes sont imbéciles et qu’il ne faut point leur parler nuances et subtilités. L’affirmation grossière, voilà ce qui convient au peuple, — et par peuple, comme disait Mme de Lambert, j’entends tout ce qui pense bassement et communément. Tous ceux qui, répugnant à admettre la légitimité pure et simple du mensonge, se trouveront dans le cas d’expliquer que « toute vérité n’est pas bonne à dire », tomberont dans les maladresses où les Jésuites ont trébuché. A chaque instant, dans la vie, et non pas seulement pour le mensonge, on se trouve pris entre « Tu ne dois pas… » et « Il faut… ». Que l’on appelle cela cas de conscience ou conflit moral, peu importe ; mais une solution est nécessaire, puisque l’action est nécessaire. On se voit donc obligé, quand on a posé une morale trop sévère, de la ruiner peu à peu par des complaisances, pour permettre le jeu, de plus en plus complexe, de la vie. Les Jésuites, sans s’en douter, travaillèrent contre la morale chrétienne dans le même sens que les poètes, les conteurs, les ◀philosophes▶ et les savants. Mais leur malheur, et la cause du mépris qu’ils ont subi, est qu’ils le firent sans franchise et parfois sans dignité. Ils ont rongé comme des rats le vaisseau qui les portait ; croyant le rendre plus léger et plus habile à vaincre les courants, ils l’ont criblé de trous par où est monté le bouillonnement de la mer. À force de finesse, de logique, de bon vouloir, ils ont été inintelligents. On peut les dédaigner, puisqu’ils ne sont plus bons à rien, puisqu’ils sont rentrés dans le rang, mais non les maudire. Quand le vaisseau de la vieille morale chrétienne sombrera tout à fait, qu’une voix s’élève pour dire la litanie des Sa, des Suarez, des Escobar, pour nommer ces démolisseurs stupides et patients qui ont travaillé pendant des siècles à préparer le naufrage de la nef de saint Pierre. Calvin voulait les tuer ou, « si cela ne se peut commodément faire », ajoute-t-il naïvement, les écraser sous le mensonge et la calomnie : « Jesuite vero, qui se maxime nobis opponunt, aut necandi, aut, si hoc commodo fieri non potest, ejiciendi, aut certe mendaciis et calumniis opprimendi sunt. » Voilà une haine que je ne comprends guère, à moins qu’on n’y mêle Calvin lui-même et tous les fanatiques, et peut-être tous les croyants ; mais cela serait l’humanité entière, car combien y a-t-il d’hommes libres ? Le point de vue est donc détestable. Ce n’est pas sur leurs croyances qu’il faut juger les hommes, ni sur leur manière d’interpréter dogmatiquement la morale. Il y a d’autres contacts pour la sensibilité ; l’esprit a d’autres antennes.
XIV. Brève conclusion
— C’est bien moins avec l’esprit scientifique qu’avec l’esprit protestant et rationaliste que les Jésuites furent en désaccord. Ils représentèrent, en somme, la partie la plus saine et la plus acceptable du christianisme, celle qui tâchait d’accommoder des principes destructeurs aux nécessités de la vie. Avec eux on put s’entendre superficiellement, sur presque tout ; avec le chrétien pur, l’entrée en conversation était à peine possible. Tant qu’il y eut besoin de cet intermédiaire, ils furent dans le siècle quelque chose comme le médiateur plastique de la vieille philosophie : dans ce rôle, devenu inutile, les Jésuites rendirent des services que l’on ne doit pas oublier, à la civilisation, à la liberté des mœurs.
Troisième partie
L’idéalisme
Préface
pour la IIIe et la IVe
parties
On réimprime ici, parce que l’édition vient de s’épuiser, le petit volume intitule avec une naïveté, qui n’était pas aussi ambitieuse qu’on pourrait le croire, l’Idéalisme.
Depuis dix ans les idées de l’auteur se sont modifiées sur plus d’un point. Vivre, c’est changer. Il espère que, pour lui, avoir vécu signifie, à cette heure, avoir grandi en sagesse et en scepticisme, — et il ne redoute pas les curieux qui voudraient opposer sa pensée d’hier à sa pensée d’aujourd’hui.
Plusieurs morceaux de la IVe partie sont également anciens ; cet avertissement leur est applicable.
Décembre 1901.
Notice
Ces articles furent imprimés, le dernier printemps, en diverses revues qui voulurent bien me laisser dire : les Entretiens, la Revue Blanche, les Essais d’Art libre, l’Ermitage, le Livre d’Art.
Les voici ensemble, liés par un seul fil, même les trois derniers dont le ton sera un peu discordant.
A cette heure, la théorie idéaliste n’est plus guère contestée que par quelques canards enclins à se plaire dans les vieux marécages. Les naturalistes les plus entêtés et les plus obtus ont cédé eux-mêmes à l’énergique pression intellectuelle qui, depuis quatre ans, depuis la mort de Villiers de l’Isle-Adam, pesa sur le monde où la pensée s’élabore en œuvres d’art.
La grande guerre est donc finie, mais selon le conseil de Machiavel, — le « maître bien-aimé de Tribulat Bonhomet » — il faut achever les blessés, afin qu’ils ne surgissent pas guéris et aptes à de nouvelles batailles. Si médiocre que soit un vaincu, sa colère est toujours à craindre : c’est pourquoi l’extermination est nécessaire.
J’espère que tant de férocité ne sera pas jugée contradictoire avec les principes de la liberté de l’art, que je préconise avant tout.
L’idéalisme
Ce mot traîne dans les journaux : des gens aussi vains que M. Filon se permettent de l’écrire, croyant le comprendre ; les néo-chrétiens en font usage avec l’aplomb de l’apprenti sorcier de Goethe ; M. de Vogué chevauche ce manche à balai, — et de ce balai M. Desjardins balaie la sacristie ; c’est le mot à tout faire. Pour ces simplistes, un peu bornés, l’idéalisme est le contraire du naturalisme, — et voilà ; cela signifie la romance, les étoiles, le progrès, les pauvres bêtes, les phares, l’amour, les montagnes, le peuple, les pauvres gens, tout le sentimentalisme humanitaire, sexuel et social.
Autrement, ces sots s’imaginent qu’idéalisme est synonyme de spiritualisme et qu’un tel vocable relève de la judicature de M. Simon et de M. Déroulède ; qu’il clame une doctrine morale et consolatoire ; que les familles y puisent quelque vigueur à procréer ; les conscrits, de l’enthousiasme ; les misérables, de la résignation.
Mais non, — et il importe de cartonner à cette page le dictionnaire des lieux communs : l’idéalisme est une doctrine immorale et désespérante ; antisociale et anti-humaine, — et pour cela l’idéalisme est une doctrine très recommandable, en un temps où il s’agit non de conserver, mais de détruire.
En voici le sommaire.
Schopenhauer résume ainsi les principes de l’idéalisme posé par Kant : « Le plus grand service que Kant ait rendu, c’est sa distinction entre le phénomène et la chose en soi, entre ce qui paraît et ce qui est ; il a montré qu’entre la chose et nous il y a toujours l’intelligence, et que par conséquent elle ne peut jamais être connue de nous telle qu’elle est. » Théoricien de l’idéalisme, Kant n’en est pas le trouveur ; Platon fut rigoureusement idéaliste ; saint Denys l’Aréopagite proféra : « Nous ne connaissons pas Dieu tel qu’il est et Dieu ne nous connaît pas tels que nous sommes » ; enfin les réalistes du Moyen Age professaient, eux aussi, la douloureuse relativité de toute connaissance, que toute notion n’est que d’apparence, que la vraie réalité est insaisissable pour les sens comme pour l’entendement52.
Les conséquences logiques de ces aphorismes sont nettes : on ne connaît que sa propre intelligence, que soi, seule réalité, le monde spécial et unique que le moi détient, véhicule, déforme, exténue, recrée selon sa personnelle activité ; rien ne se meut en dehors du sujet connaissant ; tout ce que je pense est réel : la seule réalité, c’est la pensée.
La relativité de l’extérieur étant bien établie, nul besoin, théoriquement, pour le moi, de se mêlera de problématiques contingences ; il se suffit à lui-même, et il le faut, puisqu’il est isolé de ses semblables autant que deux planètes du système solaire. Convaincu que tout est transitoire, hormis sa pensée, qui est éternelle (en ce sens qu’elle capte l’éternité, comme un œil capte la lumière) ; convaincu qu’il est seul et impénétrablement seul, comme une molécule douée seulement d’un pouvoir de cohésion ; convaincu enfin que tout est parfaitement illusoire, puisque dans sa course à la connaissance, ce colin-maillard, il n’emprisonne jamais que son pérennel et fastidieux moi ; bien assuré qu’il ne peut sortir de l’état égoïste que pour retomber dans l’état per-égoïste, — l’idéaliste se désintéresse de toutes les relativités telles que la morale, la patrie, la sociabilité, les traditions, la famille, la procréation, ces notions reléguées dans le domaine pratique.
Un individu est un monde ; cent individus font cent mondes, et les uns aussi légitimes que les autres : l’idéaliste ne saurait donc admettre qu’un seul type de gouvernement, l’anarchie ; mais s’il pousse un peu plus avant l’analyse de sa théorie il admettra encore, avec la même logique (et avec plus de complaisance) la domination de tous par quelques-uns, ce qui, d’après l’identité des contraires, est spéculativement homologue et pratiquement équivalent.
L’idéalisme pessimiste de Schopenhauer aboutissait au despotisme ; l’idéalisme optimiste de Hégel se résout dans l’anarchie : il suffit d’évoquer la méthode des différenciations pour donner raison à Schopenhauer.
Tous les hommes, par cela seul que leur cerveau fonctionne, se représentent un monde ; mais peu d’hommes se représentent un monde original. Considéré comme une entité, l’ensemble des cerveaux humains est pareil à un four à porcelaine d’où sortent successivement des millions de pièces identiques et banales ; une sur un million apparaît bizarrement craquelée, roussie, fumée, rayée d’étranges dessins imprévus et fous, gondolée, creusée, soufflée, déformée, ratée 53 : cette pièce de porcelaine, c’est la représentation du monde conçue par les esprits supérieurs, par les génies. C’est, en somme, pour cette pièce unique que le four chauffe et il importe peu que toutes les autres soient anéanties, si celle-là demeure.
Mêlé à la vie active (qu’il dédaigne, peut-être par inaptitude) l’idéaliste jugerait des hommes comme de ces pièces de porcelaine ; il les mettrait à leurs vraies places : les supérieurs en haut, les inférieurs en bas, — « le peuple étant fait pour obéir aux lois et non pour dicter des lois54 ».
(La théorie anarchiste emporte à peu près les mêmes conséquences : en l’absence de toutes lois, l’ascendant des hommes supérieurs serait la seule loi et leur juste despotisme incontesté).
En conclusion, ou bien l’idéalisme engage au désintéressement absolu de la vie sociale ; ou bien, s’il condescend à la pratique, il conclut à des formes de gouvernement que tous les esprits sains et nourris de doctrines prudentes n’hésiteront pas à qualifier d’immorales, de subversives, d’incompatibles avec nos mœurs démocratiques, — et ces formes sont : l’anarchie, pour que l’influence intellectuelle soit exercée par ceux qui sont nés pour cette fonction ; le despotisme, pour qu’il pourvoie les imbéciles de bonnes muselières, car, sans intelligence, l’homme mord.
La vie sociale étant écartée, il reste un domaine où il semble que l’idéalisme pourrait régner sans nuire au développement de la mufflerie démagogique, l’art. Mais, parler de l’art à cette heure, serait une ironie par trop cruelle : jadis, il fut libre ; ensuite, il fut protégé ; aujourd’hui, il est toléré ; demain, il sera interdit. Pratiquons-le encore, mais en secret ; en des catacombes, comme les premiers chrétiens, comme les derniers païens.
Le symbolisme
On croit le moment bon pour le dire avec sincérité et naïveté : à cette heure il y a deux classes d’écrivains, ceux qui ont du talent, — les Symbolistes ; ceux qui n’en ont pas, — les Autres.
Oui, selon les précédentes formules, et selon une liberté différemment comprise d’aucuns firent des œuvres ; mais ces Aucuns là ne sont-ils pas enfin périmés ? Et les coraux qu’ils sécrétèrent, les îlots qu’ils érigèrent, un îlot nouveau ne vient-il pas, tel qu’un orageux raz de marée, les secouer, les désagréger et ne permettre qu’aux indestructibles de maintenir au-dessus de l’asphyxie leur tête fleurie ? Ils meurent, ils s’émiettent, ils se pétrifient, l’orage passé, sous une couche de silence, ils s’enfoncent lentement, ils descendent vers la géologie qu’ils vont devenir.
Ces débris d’inconscients et microscopiques travaux, à peine s’ils inspirent encore quelque respect (si On nous le permet) ou quelque curiosité à des passagers en promenade autour du monde, et les chefs de ces défuntes colonies (un peu animales, peut-être ?) ne sont pas du tout des Chefs ; ils n’ont plus ni manœuvres, ni clients. Patrons démodés, Praticiens vieillis et sans influence, entrepreneurs de bâtisses entre les mains desquels et sous les yeux (les mauvais œils) desquels les moellons fondent comme les morceaux de sucre dans les romans de M. Daudet.
Les coraux rouges, nous les vîmes assez : qu’ils soient bleus !
L’un des éléments de l’Art est le Nouveau, — élément si essentiel qu’il institue presque à lui seul l’Art tout entier, et si essentiel que, sans lui, comme un vertébré sans vertèbres, l’Art s’écroule et se liquéfie dans une gélatine de méduse que le jusant délaissa sur le sable.
Or, de toutes les théories d’Art qui furent, en ces pénultièmes jours, vagies, une seule apparaît nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue et inouïe, le Symbolisme, qui, lavé des outrageantes signifiances que lui donnèrent d’infirmes court-voyants, se traduit littéralement par le mot Liberté et, pour les violents, par le mot Anarchie.
La Liberté en Art, nouveauté si stupéfiante qu’elle est encore et demeurera longtemps incomprise. Toutes les révolutions advenues jusqu’ici en ce domaine, s’étaient contentées de changer ses chaînes au captif et généralement, c’était en de plus lourdes que les muait la douloureuse ingéniosité des novateurs. Mais, les chaînes, c’est-à-dire des règles, des grammaires, des formules, cela convient au peuple de l’Art, composé d’une majorité d’enfants et de vieillards, satisfaits — lit ou berceau — qu’un guide sûr les promène en petite voiture. Le haquet de Thespis brouetta ces résignés deux siècles durant ; puis ce fut le cabriolet romantique, puis la tapissière parnassienne, puis le tombereau naturaliste, puis le cab psychologique, puis le vélocipède néo-chrétien, — et ils étaient toujours soigneusement ligotés.
Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de liberté, comment ce mot qui semble strict et précis, implique, au contraire, une absolue licence d’idées et de formes, j’invoquerai de précédentes définitions de l’Idéalisme, dont le Symbolisme n’est après tout qu’un succédané.
L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu intellectuel dans la série intellectuelle ; le Symbolisme pourra (et même devra) être considéré par nous comme le libre et personnel développement de l’individu esthétique dans la série esthétique, et les symboles qu’il imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou expliqués selon la conception spéciale du monde morphologiquement possible à chaque cerveau symbolisateur.
D’où un délicieux chaos, un charmant labyrinthe parmi lequel on voit les professeurs désorientés se mendier l’un à l’autre le bout, qu’ils n’auront jamais, du fil d’Ariane.
Ils voudraient comprendre, ils cherchent, quand parlent les harpes, à agripper au passage quelques clairs et nets lieux communs ; ils croient qu’on va leur redire les vieilles généralités qu’ils biberonnèrent à l’Ecole, tout ce qui, définissant la Femme, définit la marcheuse et la gardeuse d’oies. Si le Symbolisme devait (comme d’aucuns l’ont annoncé) revenir à des concepts aussi simples, à des imaginations aussi naïves, ne serait ni ce qu’il est, ni ce qu’il sera : — il continuerait tout simplement le classicisme, et alors, à quoi bon ?
Sans doute, il apparaît, en un certain sens, comme un retour à la simplicité et à la clarté, — mais ces effets, il les demande au complexe et à l’obscur, au Moi où toutes les idées s’enchevêtrent, où toutes les lumières concourent à ne donner que de la nuit. On est toujours compliqué pour soi-même, on est toujours obscur pour soi-même, et les simplifications et les clarifications de la conscience sont œuvre de génie ; l’Art personnel — et c’est le seul Art — est toujours à peu près incompréhensible. Compris, il cesse d’être de l’art pur pour devenir un motif à de nouvelles expressions d’art.
Mais, si personnel que soit l’Art symboliste, il doit, par un coin, toucher au non-personnel, — ne fût-ce que pour justifier son nom ; et il faut toujours être logique. Il doit s’enquérir de la signification permanente des faits passagers, et tâcher de la fixer, — sans froisser les exigences de sa vision propre, — tel qu’un arbre solide émergeant du fouillis des mouvantes broussailles ; il doit chercher l’éternel dans la diversité momentanée des formes, la Vérité qui demeure dans le Faux qui passe, la Logique perennelle dans l’Illogisme instantané, — et, néanmoins, planter un arbre qui soit si spécial, si unique de ramure, d’écorce, de fleurs et de racines, qu’on le reconnaisse entre tous les arbres comme un arbre dont l’essence n’a ni sœurs ni frères.
Je sais bien que55, par la définition même de l’Idéalisme, le Permanent lui-même ne peut être conçu que comme personnel, c’est-à-dire comme transitoire, et que ce qu’il y a d’Absolu vraiment est incogniscible et hors d’être formulé en symboles ; ce n’est donc qu’au relatif absolu que vise le Symbolisme, à dire ce qu’il peut y avoir d’éternel dans le personnel.
Cette manière de comprendre l’Art exclut l’artiste médiocre qui ne détient, cela va sans dire, rien d’éternel dans son personnel et qui ne saurait exprimer une idée un peu humaine (ou divine) que par démarquage ; mais cette sorte d’êtres a régné assez longtemps grâce aux tuteurs qu’on lui tolérait : que son règne finisse (si c’est possible ?) et soyons intolérants.
Pratiquement il importe que le Symbolisme, art libre, acquière dans l’estime générale une valeur qu’on lui a, jusqu’à ce jour, déniée ; il importe qu’à côté des formes connues on tolère des formes inconnues et que de la serre chaude de la Littérature on n’expulse pas les plantes, nées de graines de hasard, ignorées des catalogueurs et des jardiniers. Pour cela nulle concession ne doit être faite ; c’est aux intellects rudimentaires à se développer et non aux larges intelligences à se rétrécir pour permettre à l’œil distrait de parcourir plus facilement une moindre surface.
Et les tuteurs, les règles, les lois, il faut les couper et les hacher et qu’à la place de ces chênes pourris, piqués de trous de vermine, le lierre qui s’accrochait aux troncs s’accroupisse en une ridicule désolation.
L’art libre
et l’esthétique individuelle
Les modèles ont, de tout temps, devancé les préceptes. Cette pensée de M. de Laharpe simule un lieu commun, mais seulement peut-être par sa forme démodée et l’étroitesse des termes où elle se base. En un langage plus philosophique, plus général et plus solide, on obtiendrait un aphorisme tel que : « L’Art est antérieur à l’Esthétique », — ce qui apparaît non plus un lieu commun, mais une vérité éternelle.
Les Vérités éternelles, — il n’y a de vraie plaisante dialectique qu’à se battre sur leur dos. Elles sont patientes, souffrent les coups maladroits, les insultes, les caresses, et l’ironie de leurs yeux immuables étant tournée vers le ciel, les protagonistes n’ont pas à rougir ou à trembler sous un regard qui pourrait être médusien.
Les Vérités éternelles, — elles sont de toute morphologie. Il y en a de blondes avec des chairs laiteuses qui nous leurrent de la nubilité d’une prenable vierge ; il y en a qui ont les quatre pieds d’une bête et dont le front angulaire contient, en sa géométrie, toute l’inquiétude humaine ; il y en a dont les ailes, plus larges que les ailes des condors, abritent sous leurs plumes un peuple de pensées…
Celle dont je parle est un des plus modestes Éons ; elle fréquente la Terre et fait plus volontiers son nid syllogistique en tel cabinet d’étude que dans la barbe de Jupiter.
Donc : l’Art est antérieur à l’Esthétique.
Lemme : l’Esthétique doit être une explication et non une théorie de l’Art.
Plusieurs ayant contesté, non l’aphorisme, qui est indiscutable, mais son lemme, qui l’est moins, quelques arguments nouveaux seront peut-être bien accueillis par quelques lecteurs de bonne volonté.
L’essence de l’Art est la liberté. L’Art ne peut admettre aucun code ni même se soumettre à l’obligatoire expression du Beau56. Non seulement il se refuse au joug d’une formule passagère, mais il dénie la domination de l’absolu humain, — lequel n’est d’ailleurs que la moyenne des goûts, des jugements, des plaisances de la moyenne humanité. Il peut violenter cet absolu, il peut balafrer la Beauté, — et répondre : « Votre Absolu n’est pas le Mien », et : « Il me plaît de balafrer la Beauté. »
L’Art est libre de toute la liberté de la conscience ; il est son propre juge et son propre esthète ; il est personnel et individuel, comme l’âme, comme l’esprit : et, l’âme libérée de toute obligation qui n’est pas morale, l’esprit libéré de toute obligation qui n’est pas intellectuelle, l’Art est libéré de toute obligation qui n’est pas esthétique. C’est en vain qu’il chercherait le Vrai que l’intelligence seule peut connaître, ou le Moral que la conscience seule distingue ; il est inapte à ces opérations, il ne comprend et ne s’assimile que ce qui est adéquat à son sens unique : le Sens esthétique.
C’est même pour cela qu’il est libre. Il se développe du dehors au dedans, sans préoccupations d’avoir à partager son espace avec d’autoritaires entités ; il se développe et s’enroule sur lui-même, se complique à loisir, multiplie ses fibres, ses feuilles, ses fleurs intérieures ; il se développe et croît dans l’obscurité du Moi, et s’il vient, au jour de l’explosion vitale, à projeter impérieusement ses végétations, elles étonnent comme des conséquences anormales, illogiques, incompréhensibles.
L’individu est anormal : on ne le classe que par les limitations imposées à ses manifestations extérieures ; intérieurement, il est anormal, il est un être dissemblable des êtres qui lui ressemblent le plus. L’Art (que je considère ici comme une des Facultés de l’âme individuelle) est donc, de même que l’individu lui-même, anormal, illogique et incompréhensible.
Or si la différenciation est évidente (ou tout au moins, microscopiquement possible à établir) entre tous les individus humains doués de l’âme, — cette différenciation devient bien plus évidente (et incontestablement notoire) entre le petit nombre des individus humains doués d’une âme supérieure. Selon l’échelle de la vie, les membres de tel groupe d’êtres sont dissemblables de plus en plus, à mesure qu’ils se sont davantage perfectionnés : les atomes plasmiques et quasi-mécaniquement oscillants qui composent les primitives colonies animales57 ne diffèrent pas entre eux ; leur forme est souvent cristallique, rhombes ciliés, polyèdres poilus. En montant, on distingue, à un point donné, le frère du frère, — et enfin, dans l’humanité, les individus identiques sont extrêmement rares et de négligeables exceptions. Doués d’une âme supérieure, les individus sortent du groupe formel ; ils vivent à l’état de mondes uniques ; ils n’obéissent plus qu’aux lois très générales de la gravitation vitale dont Dieu est le centre et le moteur. A ce degré animique, la prédominance de l’Amour fait les grands saints, la prédominance de l’Esprit, les grands ◀philosophes▶, la prédominance de l’Art, les grands artistes, — et différentes variétés de génies selon que ces prédominances sont absolues ou mélangées.
Donc, si les êtres supérieurs diffèrent radicalement, essentiellement, les uns des autres, la production esthétique des uns différera non moins radicalement, non moins essentiellement de la production esthétique des autres. En conséquence, nulle commune mesure entre deux œuvres d’art, nul jugement de comparaison possible, nulle théorie critique qui puisse les capter dans ses filets, nulle esthétique qui, applicable à la première de ces œuvres, soit encore applicable à la seconde, — nulle règle fabriquée d’avance, sous laquelle puisse se courber ni la première ni la seconde de ces œuvres d’art, ni aucune œuvre d’art58.
Mais, l’Art étant « anormal, illogique et incompréhensible », on peut tolérer que des gens très intelligents et capables de l’effort d’objectivité, en éclairent un peu — oh ! très peu, — les obscurités et dévoilent au public distrait les secrets de la magique Lanterne. C’est l’esthétique d’après coup, la critique explicative, le commentaire, — et il en faut refondre les principes à chaque artiste nouveau exhibé devant la foule stupide qui n’admet pas que l’on puisse différer de la médiocrité moyenne enseigné par l’Etat.
C’est aussi, l’Art étant libre dans la limite des organes dont il dispose, la liberté de l’esthétique, l’individuelle, la personnelle esthétique, le droit de juger d’après des règles individuelles et personnelles, au mépris des étalons, des patrons et des parangons.
… Les Vérités éternelles : l’ironie de leurs yeux immuables se tourne vers le ciel…
Celui qui ne comprend pas
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle :Quelle est donc cette femme ? — Et ne comprendra pas.Du Sonnet d’ARVERS.
De tous les plaisirs que peut procurer la Littérature, le plus délicat est certainement : « Ne pas être compris ! » Cela vous remet à votre place, dans le bel isolement d’où l’inutile activité vous avait fait sortir : reintégrer la Tour et jouer du violon pour les araignées qui — elles — sont sensibles à la musique.
« Celui qui ne comprend pas » n’est sensible ni à la musique ni à la logique ; il est sourd, mais non muet, car il va clamant partout : « Je ne comprends pas ! » Comme d’autres de leur talent ou de leurs idées, il est fier de son inintelligence et des loques verbales dont il vêt sa nudité spirituelle, — et il s’exhibe, il fait le beau, et dès qu’on flatte sa vanité, qui est « Ne pas comprendre », un éventail de plumes de paon lui sort du derrière et sur chaque plume, en guise d’œil, il y a un rond où est écrit : « Moi, je ne comprend pas ! »
Cette faculté fait qu’on l’estime. Il est recherché de ceux qui, ne comprenant pas, ont un peu honte ; son aplomb leur donne du courage et ils se disent les uns aux autres, dès que la roue révélatrice esquisse son orbe : « Voyez, celui-ci, non plus, ne comprend pas, — et pourtant, il n’en rougit pas, au contraire ! »
Au contraire : il connaît sa valeur et n’hésite jamais à se mettre en avant. D’ailleurs, sa queue de paon aux précieux ronds est un drapeau commode et de loin visible. Il ne l’a ramassé sur aucun champ de bataille, il ne l’a ni chipé ni conquis : il l’a sorti de son derrière, et quand il le déploie, ce n’est pas pour conduire des ombres à l’assaut de vaines entités.
« Celui qui ne comprend pas » est, en effet, un homme pratique. Doué d’une si belle vertu, il l’exploite rationnellement et s’en fait des rentes. Tous les journaux lui sont ouverts ; sa queue magique force toutes les portes : il gagne ce qu’il veut, rien qu’à écrire — avec de fins sous-entendus : « Je ne comprends pas. »
C’est un accapareur : la « grande Presse » ne lui suffit pas ; il délègue à la « petite » ses lieutenants ; mais ceux-ci, beaucoup plus bornés que le Maître, dépassent souvent, la mesure, étalent une stupidité qui jette le décri sur des fonctions pourtant bien honorables et bien lucratives.
Moi, je ne me plains pas ; je rencontre journellement « Ceux qui ne comprennent pas », et ils font ma joie. Je les aime : ils m’incitent à me retirer dans ma vraie vocation : le Silence.
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Il est à supposer, car je ne suis ni inspiré ni visionnaire, que cette figuration de « Celui qui ne comprend pas » m’a été suggérée par telle bévue dont je fus victime :
Oh ! bien peu, — et bien volontiers, si cela doit distraire quelques amateurs ; je m’offre en spectacle : amusez-vous ! Mais vous amuserez-vous jamais autant que moi devant la parade de « Celui qui ne comprend pas » ?
Or, en de précédents articles, j’exposai quelques idées, ou — si l’on veut — quelques fantômes d’idées (mais lumineux, comme il sied à des fantômes, et d’une évidence phosphorescente) touchant l’Art que je désire libre, la rénovation du mot Symbolisme qui pourrait, je le redis, servir de dénomination commune (à l’usage du public lisant) à une dizaine d’écrivains âgés de moins de trente-cinq ans et clairement stimulés vers un but commun, touchant enfin (ou d’abord, mais c’est mon et mon ) l’Idéalisme dont je tentai, non sans présomption, d’établir la signifiance vraie.
Cette très modeste clameur en trois notes, cette primitive mélodie, si simple qu’un écolier se la serait assimilée instantanément, tomba dans l’oreille de « Celui qui ne comprend pas », celui qui est sourd mais non muet. Il perçut un vague son pareil aux bruissements des peupliers et, glorieux, cria : « Je ne comprends pas ! »
Oserais-je dire que ces syllabes complaisamment et vaniteusement répétées me semblent surérogatoires — et que l’attitude, la démarche, le front et l’œil de « Celui qui ne comprend pas » suffisent à indiquer son essentielle non-intelligence ? Il n’a même pas besoin de sortir et de hochéner sa queue hiéroglyphique ; — d’écrire, encore moins.
Mais, il y faut mettre de l’indulgence et surtout il faut savoir que « Celui qui ne comprend pas » a pour clients d’inepticules snobs, incapables, tout seuls, de se hausser à un degré si éminent d’imbécillité cérébrale ; c’est pour eux qu’il écrit, et, comme je l’ai déjà noté, son écriture est fructueuse.
« Celui qui ne comprend pas » est-il méchant ou envieux ? Comme tous les sots, il est méchant et envieux, mais accessoirement, et d’une méchanceté si petite, d’une envie si mesquine, que c’est piqûre de puce. Cela ne fait pas souffrir, cela n’incite ni à la colère, ni à la vengeance, c’est agaçant et voilà tout. Agaçant, et inévitable, — l’omnibus de la littérature étant, comme les autres, infesté de parasites.
« Celui qui ne comprend pas » est donc inoffensif. Même ses morsurettes parfois sont des chatouilles ; on rit, cela décongestionne le cerveau, c’est salutaire, — et si ensuite on écrase la bestiole, avec quelle pitié !
« Celui qui ne comprend pas » est donc surtout passif, et négatif ; il est celui qui « ne… pas » ; la borne qui ne remue pas, le pavé qui ne se révolte pas, etc… Passive, sa faculté d’incompréhension est illimitée et toujours égale à elle-même ; négative, elle se façonne, elle se modèle comme cire, sur le sujet qu’il faut « ne pas comprendre », et spécialement elle excelle en les questions abstraites comme à peu près les « gardes » de la chanson :
Ils nous parlent de la gloire,Nous qui n’y comprenons rien ;Mais s’ils nous parlaient de boire,Tous les gardes, ils le savent bien.
« Ne pas comprendre » l’idée pure, et « ne pas comprendre » l’idée désintéressée, invendable et immonayable, c’est le triomphe de l’homme à la queue magique. Pour lui, et pour tous les intellects rudimentaires, l’idée ne se perçoit que concrète et figurée. Donnez-lui des explications ; dites-lui que la littérature est un mode d’activité ; que le génie est une réalisation ; que la poésie est une floraison d’âme ; que le symbolisme est l’expression esthétique de l’idéalisme ; que la musique est la langue de l’inconscient ; etc., dites-lui tout cela et commentez vos dires, — il répondra (n’ayant perçu que de vagues sons, pareils aux plaintes des mélèzes) en ouvrant à vos paroles une bouche souriante et satisfaite.
Voilà pourquoi « celui qui ne comprend pas » engendre autour de lui — et jusqu’aux confins du monde connu — tant de jovialité ; c’est le jeu des propos interrompus, du coq-à-l’âne, — innocentes distractions, plaisirs quasi champêtres, de tous ceux que peut procurer la littérature, plaisirs les plus délicats.
« N’être pas compris », cela vous remet à votre place : réintégrer la Tour et jouer du violon pour les araignées !
— Et quant à moi, me retirer dans ma vraie vocation : le Silence.
L’ivresse verbale
Les mots m’ont donné peut-être de plus nombreuses joies que les idées, et de plus décisives ; — joies prosternantes parfois, comme d’un Boër qui, paissant ses moutons, trouverait une émeraude pointant son sourire vert dans les rocailles du sol ;
— joies aussi d’émotion enfantine, de fillette qui fait joujou avec les diamants de sa mère, d’un fol qui se grise au son des ferlins clos en son hochet : — car le mot n’est qu’un mot ; je le sais, et que l’idée n’est qu’une image.
Ce rien, le mot, est pourtant le substratum de toute pensée ; il en est la nécessité ; il en est aussi la forme, et la couleur, et l’odeur ; il en est le véhicule : et bai ou rubican, isabelle ou aubère, pie ou rouan, ardoise ou jayet, doré ou vineux, cerise ou mille-fleurs, zèbre ou zain, le front étoilé ou listé, peint de tigrures ou de balzanes, de marbrures ou de neigeures, — le mot est le dada qu’enfourche la pensée.
Mais ce n’est pas pour cela que j’aime les mots : je les aime en eux-mêmes, pour leur esthétique personnelle, dont la rareté est un des éléments ; la sonorité en est un autre. Le mot a encore une forme déterminée par les consonnes ; un parfum, mais difficilement perçu, vu l’infirmité de nos sens imaginatifs.
Si complexe que soit l’impression que donne un mot, elle est subie néanmoins en bloc, et il en est des vains vocables comme des vaines femmes, ils plaisent ou déplaisent : le pourquoi ne se trouve qu’au retour à l’état d’indifférence.
Des mots exquis peuvent signifier des choses laides et sales, ce qui prouve bien que leur charme est indépendant du sens que le hasard et l’articulation leur ont départis. Amaurose : cela ne semble-t-il pas, tout d’abord, un mot d’amour ? Et quel poète, en même temps que les lauroses et les lorioses, ne voudrait cueillir pour ses vers les couperoses et les madaroses ?
Savoir la signification des mots est souvent attristant : la pompe des sedors s’éteint sous l’eau où on les traîne, et les erminettes fraîches comme des joues de petite fille s’ébrèchent en les entailles, et se rouillent de la sueur du charpentier.
Aussi les mots que j’adore et que je collectionne comme des joyaux sont ceux dont le sens m’est fermé, ou presque, les mots imprécis, les syllabes de rêve, les marjolaines et les milloraines, fleurs jamais vues, fuyantes fées qui ne hantent que les chansons de nourrice.
Ô princesse d’antan glorifiées de menu-vair, est-ce d’émaux ou de fourrures, et voulût-on alléguer votre robe ou votre blason ?
Si la jaune chélidoine a fleuri, en est-elle moins la pierre des philtres et des surprises ?
Quelles réalités me donneront les saveurs que je rêve : ce fruit de l’Inde et des songes, le myrobolan, — ou les couleurs royales dont je pare l’omphaxen ses lointaines gloires ?
Quelle musique est comparable à la sonorité pure des mots obscurs, ô cyclamor ? Et quelle odeur à tes émanations vierges, ô sanguisorbe ?
Le Paraclet des poètes
Il y a encore des hérésies et, sur le trouble océan des indifférences spirituelles, quelques nacelles où des sectaires, plutôt doux, fébriles tout au plus, se laissent bercer par le flot en rêvant de rénovations religieuses.
L’une de ces sectes attend le Paraclet, c’est-à-dire le Messie des derniers jours, l’homme divin en qui s’incarnera l’Esprit Saint, comme en Jésus de Nazareth s’incarna le Fils : ces temps advenus, une joie s’épandra au-dessus du monde et descendra dans tous les cœurs ; ce sera le règne, tant espéré, de la Justice et de la Bonté, de l’Amour et de l’Intelligence, — de l’Esprit, en un mot, lequel est tout cela et bien plus encore, puisqu’il est la Spiritualité la plus parfaite.
Une telle hérésie n’est pas neuve : elle commença de se manifester peu de temps après l’Ascension du Christ et fut propagée par des hommes simples, étonnés de ce qu’après la purification du monde par le Fils, le monde, cependant, ne fût guère devenu plus habitable.
Les siècles s’en allèrent, et il y avait toujours des Paraclétistes occupés à regarder si un signe n’allait pas paraître au ciel, annonçant la naissance du Roi juste ; ils en virent parfois, des signes, mais faux, ce qui ne les décourageait pas. Ils ne cessèrent de crier, ces crédules charmants, et ils crient encore :
« Il va venir ! il vient ! le règne va s’inaugurer ! Les temps sont proches ! » Les événements qui n’arrivent jamais ont toujours été prédits avec les mêmes formules.
Les clameurs des Paraclétistes, je les ai entendues, — mais il ne s’agissait ni de religion, ni de rénovation spirituelle : il s’agissait de littérature.
Il y a, parmi les écrivains, un groupe de naïfs entêtés, lesquels, fermant obstinément leurs yeux au présent, regardent, eux aussi, dans l’avenir, guettant la survenance du Génie.
Le Génie, pour eux, est l’homme qui viendra sûrement, prochainement, afin d’exprimer très haut les idées — bien que contradictoires — du groupe, et de revêtir d’une forme imposante les imprécises imaginations de ces orphelins. Ce Génie, en effet, sera comme leur père, leur tuteur, leur guide, leur accoucheur, leur Socrate, et il les soutiendra de sa force et de son amour dans les labeurs de l’enfantement, qu’ils redoutent — mais qu’ils ne connaîtront jamais.
Quant au Paraclet, quant au Génie, il viendra peut-être — et ceux qui l’auront appelé le plus souvent seront les premiers à le nier et à railler sa providentielle mission.
Il viendra, ce Génie, car il est déjà venu, et beaucoup de ceux qui l’attendent encore l’ont connu et l’ont méconnu ; à sa mort, quelques-uns se convertirent ; d’autres s’endurcirent dans leur crime d’espérer vainement.
Ô Paraclétistes, regardez donc autour de vous, parmi vous : il est peut-être là ; il est toujours là. Il y en a toujours un, il y en a souvent plusieurs, car l’Esprit est multiforme.
Prenez garde de l’avoir laissé passer inconnu, pauvre et blessé ; prenez garde de l’avoir flagellé ; prenez garde de le crucifier : prenez garde de n’être que des Gentils et des Philistins.
Quatrième partie
Analyses et fragments
Le dernier des saints
Psychologie d’un homme de Dieu
Au sor, quant il s’aloit couchier,En sa cote, sanz despoillier,Et sanz plus de dras, se gisoit.Une pierre a son chief metoitOu. j. fut, en leu d’orelier.Il n’avoit pas à son couchierIiij. serjanz qu’el dechauçassent,Et qui son lit li atornassentDe linciaux ne de covertor,Avec li portoit son ator.(Ancienne Chronique, XIIIe siècle. )
Quand un homme de génie se trompe, disait Barbey d’Aurevilly, il se trompe plus complètement qu’un autre, il se trompe absolument, il va jusqu’au bout de l’erreur, et ses absurdités sont des absurdités de génie. Il y eut un saint qui était la symbolisation de la niaiserie, l’idéalisation de tout ce qu’il y a d’abject dans les superstitieux lobes des cervelles déliquescentes et dévotes. En le canonisant, l’Eglise semblait avoir consacré la haine de l’Esprit et tenté, par l’apothéose de la bassesse, de justifier sa propre humilité intellectuelle. La glorification de ce curé paterne et bénin affirmait un tel mépris de la grandeur, une telle tendresse pour l’infinie, pour le laid et pour le sale qu’elle en devenait, du coup, l’œuvre définitive et suprême de la dégénérescence religieuse, — et après cela, de tristes fidèles s’étaient dit que la religion n’est, plus qu’un souvenir historique, qu’elle gît dans les vieux légendaires, dans les Heures à images, dans la Patrologie, dans quelques architectures, dans quelques pierres taillées, dans quelques têtes de jadis, peintes sur fond d’or. Héros élu par l’Inintelligence, insulte permanente à la Sagesse, il s’appelait Lepou, et ses prénoms, Jésus-Marie-Joseph, inauguraient en sa personne la Trinité nouvelle qui a remplacé celle du Credo : Papa, Maman et le Petit, — abstraction la plus haute à laquelle puisse désormais s’élever le matérialisme animal des catholiques.
Il fut curé, et dès qu’il le fut, imagina de se soumettre à des pénitences dont la médiocrité fait pitié, lorsqu’on se remémore l’héroïsme de la mère Passidée de Sienne, de Henri Suso ou de Dominique l’Encuirassé. Se nourrir de lait et de pommes de terre froides, ne jamais se laver, ne jamais changer de linge, telle fut sa règle : il donnait des puces comme un chien.
Cependant, la stupidité populaire se fit admirative. La plèbe pour qui la joie suprême est la mangeaille s’étonna d’une abstinence volontaire et, point répugnée par la sordidité, elle vint, regarda, flaira, fut charmée.
Peu à peu, sa clientèle s’élargit, accapara toute la dévotion élégante des environs. Des gens arrivaient, incrédules, tout à coup apercevaient autour de sa tête le halo d’une auréole. Les femmes se jetaient sur lui, le consultant sur leurs affaires, leurs migraines, l’avenir de leur dernier-né. Jamais à court, il répondait, prophétisait comme les almanachs, au petit bonheur, émettant des prédictions de cette force : « Vous réussirez, mais il y aura bien des obstacles à vaincre, bien des tourments à subir » ; ou bien : « Ne craignez rien, tout finira selon vos désirs ». Un paysan vint de soixante lieues, à cheval, lui demander « s’il n’y avait pas une somme d’argent de cachée dans la maison de son père, qui venait de mourir ». Une dame lui écrivait : « Mon mari est à toute extrémité. Sauvez-le, et il y a dix mille francs pour votre église. » Il ne décourageait personne et, faisant profession de tout savoir, dévoilait sans hésitation la dernière pensée de gens morts qu’il n’avait jamais connus, disait à une veuve inquiète : « Non, madame, Monsieur votre mari n’est pas en enfer. »
Il en arriva à ne pouvoir parler, sans pleurer, de Dieu qu’il appelait : « Mon bon Père ! » Sa niaiserie dépréciait jusqu’à l’Eucharistie : « Quand on a communié, l’âme se roule dans le baume de l’amour comme l’abeille dans les fleurs » ; et encore : « Communier, c’est prendre un bain d’amour. » De vieilles femmes s’extasiant sur la richesse des chapes d’or qu’on lui avait offertes, il répondit : « Oh ! c’est bien plus beau au ciel ! » Il n’eut, en toute sa vie, qu’un mot d’une noble humilité, répliquant à un sot qui l’appelait saint : « Moi, je ne suis qu’une charogne. »
C’était la curiosité locale, la richesse et la fierté du pays : on le vénérait à l’égal d’une source guérisseuse, car il faisait des miracles, épargnait aux gens des frais de médecin. Il suffisait pour être libéré de plusieurs maux, tels que la paralysie et l’épilepsie, de toucher sa soutane ou son surplis. Une dame lui vola son chapeau, le remplaçant par un neuf, mais sans se préoccuper s’il convenait au genre de cône que formait sa tête. Un marchand d’objets pieux déroba un de ses mouchoirs, le débita par petits carrés, tels que des reliques, mais garda la marque afin de pouvoir authentiquer indéfiniment d’autres mouchoirs sales, d’autres minuscules fragments de linge puce.
Son portrait se voyait partout, aux devantures des épiceries comme des cabarets : sur l’un, il avait l’air d’un vieillard coléreux et dyspeptique ; sur d’autres, une bouche énorme et lippue étalait le sourire d’une brute contente ; ou bien, c’était la face inquiétante d’un fou radieux ; ou bien encore, une tête de cadavre à longs cheveux pleureurs, avec des yeux caves orientés vers le zénith.
On vendait à foison sa biographie : par M. X., avocat à la cour impériale de N. ; par M. Z., auteur de plusieurs ouvrages d’éducation ; par M. B, licencié ès-lettres ; par M. D., membre de l’Université : et tous ces opuscules étaient semi-anonymes, les auteurs désirant concilier les exigences de leur foi avec la sécurité de leur position sociale. La notice de M. D. se débita à quatre cent mille exemplaires ; lorsqu’on en acquérait dix d’un coup, on avait droit à une « prime d’honneur », une belle image dentelée, la tête de cadavre à longs cheveux pleureurs. L’ouvrage était précédé d’une épître dédicatoire à N.-S. Jésus-Christ, finissant ainsi : « De votre suprême Majesté, — par l’entremise de votre si digne mère — le dernier des serviteurs. » Mme de C***, « auteur de diverses poésies », fit imprimer un poème où elle célébrait « son esprit dégagé des voluptés mondaines », comparait le vieil halluciné à « un météore égaré sur la terre, — descendu pour planter sa tente dans ces lieux ». Comme conclusion l’auteur se plaignait que la sainte poésie, cette fleur du premier Eden, « périt sous l’étau de la faim. »
Pour que toutes les tristesses fussent accumulées en cette dégradante histoire, le gouvernement impérial le décora « pour honorer la sainteté de sa vie », ce qui fut l’occasion à un ecclésiastique de rédiger une nouvelle biographie intitulée : « Vie du curé d’Ars, surnommé le Saint, membre de la légion d’honneur ». Le pauvre homme, pour stupide qu’il fût, ne méritait pas cette insulte ; il la reçut avec l’étonnement un peu chagrin de ces bonnes sœurs d’hôpitaux auxquelles les hommes d’Etat modernes attribuent des âmes puériles et vénales, des âmes de sous-officiers vaniteux.
De vastes pèlerinages s’organisaient. L’administration fit tracer une route nouvelle et spéciale : en une seule année les omnibus du chemin de fer transportèrent à Ars plus de quatre-vingt mille voyageurs, sans compter les gens du pays qui venaient à pied ou dans leur voiture. Des familles se mettaient en marche, mues par un ressort intérieur, sans trop savoir pourquoi, abandonnant pour des semaines leur maison, leurs travaux, leurs cultures, retrouvant, au retour, toutes économies mangées, la gêne et quelquefois la ruine, si vite tombée sur les malaisés, n’ayant acquis rien qu’une absolution hâtive et presque douteuse, — mais ils avaient vu le Saint, ils avaient baisé les marches de l’autel où il disait la messe, les pavés où il traînait la boue de ses souliers et c’était un grand réconfort pour ces âmes simples et crédules. La foi de ces gens auréolait leur sottise. Ils venaient vers la Délivrance, comme un troupeau d’esclaves, certains de trouver là la libération de leurs chairs rongées par le mal, de leurs âmes avilies par l’Ennemi, de leurs cœurs saignants des illusions que l’expérience en avait arrachées.
Les pèlerins pauvres campaient dans le cimetière, couchaient sur les tombes ; et, dans les promiscuités nocturnes, ivres d’encens, de sueur et de bruit, ces pénitents naïfs commettaient la moitié des péchés dont ils se confessaient le lendemain.
Les riches s’ingéniaient à acheter leur grâce par des excès de bassesses. On vit un officier, admis dans la chambre de l’homme de Dieu, s’agenouiller devant lui, baiser la putréfaction de ses pieds, se vautrer dans l’ordure amassée vers les coins, se frotter la figure avec le drap du lit, gratter sur le pavé la sainte crasse, la respirer avec délices, l’enfermer en un sachet.
A l’église, la cohue était violente, on se disputait, souvent avec des cris et des coups, les places autour du confessionnal : alors des marchands de billets s’établirent, recrutèrent un personnel de sans-le-sou qui se tenait là en permanence, ne cédant son tour aux robes de soie et aux redingotes que moyennant le petit carton acheté d’avance au cabaret. Certaines nuits, car les confessions commençaient à une heure du matin, ces parts de joies atteignirent un louis, et les familles opulentes, tout en criant au vol, versaient entre les mains des camelots les sommes requises par ces gardiens des portes du Paradis. Et rien n’était plus affligeant que le spectacle de ces lâches chrétiens venant mendier la protection d’un pauvre volontaire, croyant expier, tout d’un coup, au contact de ce misérable, leurs injustes jouissances, et, incapables de travailler eux-mêmes pour le ciel, exigeant du favori de la grâce l’immédiat partage de ses mérites et de ses bénédictions.
Cependant, le sanctuaire d’Ars eût été d’une incomplète abjection si l’on n’y eût vénéré, non pas seulement, un saint pitoyable, mais encore d’inauthentiques reliques.
Cette martyre qu’un faussaire inventa par esprit de lucre, afin de vendre de quelconques ossements puisés dans ces catacombes de Rome, où, sous la domination chrétienne, se firent à leur tour ensevelir les derniers païens, sainte Philomène régnait, presque l’égale du curé, dans la petite église vouée à tous les puérils sacrilèges. Elle reposait en une châsse gothique, une petite cathédrale en cuivre : on la voyait sous le vitrage, pareille aux poupées de cire des exhibitions physiologigues, couchée sur un coussin de velours rouge, vêtue de l’innocence d’une robe d’argent, — et plus d’un pèlerin s’étonnait de la bonne conservation de ce corps, adorant le Tout-Puissant qui préserve ainsi de la corruption la chair de ses martyrs. Des broderies symbolisaient les vertus de Philomène et la chlamyde d’or qui vêtait ses épaules était le signe de sa gloire éternelle ; une agrafe en diamant faux maintenait la ceinture au-dessus des reins purs, disant l’infrangible chasteté de la vierge.
Le curé d’Ars manifestait pour Philomène une tendresse un peu gâteuse. Il l’appelait « sa chère petite sainte », ou bien « la sainte entêtée », celle qui, à la cour du Paradis, là-haut, dans les coulisses du concert céleste, persécutait Dieu le Père jusqu’à l’obtention des faveurs les plus folles et les plus imméritées. « Priez, disait-il, priez et si vous n’êtes pas exaucés, menacez-la de dire partout que vous l’avez priée en vain ; elle est très sensible à de tels reproches, la sainte entêtée, et elle tient à conserver sa réputation. » C’était aussi la sainte irascible, car elle avait frappé de cécité un ecclésiastique qui la contrariait ; et aussi la sainte morte-vivante, car elle changeait de position dans sa châsse, s’asseyait, se mettait sur le côté, souriait, s’éventait avec ses palmes de martyre : il fut constaté que d’une année à l’autre ses cheveux avaient poussé notablement.
Une confrérie se forma pour exploiter le crédit de la sainte entêtée. Pour des sommes variant de cinq cents à deux mille francs, on acquérait les titres de fondateur, fondateur principal, fondateur insigne ; on dessous de ce tarif, on avait droit aux appellations minimes de donateur ou de zélateur ; au-dessus, le brevet de bienfaiteur était décerné ; on vous offrait par-dessus le marché l’inscription de votre nom sur une plaque de marbre « et au Livre des Elus » ; enfin le portrait « à l’huile » de tout bienfaiteur était suspendu dans la salle de réunion du Conseil.
Une image portait au verso cet alléchant prospectus. Paysage : à gauche, un arbre à feuilles de marronnier ; à droite, un olivier ; au fond une colline lépreuse ; sur le devant, de l’herbe où étaient semés un croc, une araignée de fer, un fouet, un sabre japonais, un ciboire en forme de sucrier empire. La sainte était debout, couronnée de fleurs, très décolletée, habillée d’une chemise bleue, froncée au col et à la ceinture, terminée par une frange d’or, bordée et galonnée de croix pattées. D’une main, elle tenait une flèche, de l’autre une poignée de lys ; sur un manteau de cour éployé, ses cheveux tombaient dénoués, — et elle assumait, sous ce costume de féerie, un air épanoui et naïf.
Les deux grandes spécialités de la thaumaturge étaient : pour l’âme, la possession démoniaque ; pour le corps, les maladies secrètes. Tout miracle lui était possible, mais dans ces deux ordres de misères, la guérison était certaine, « à moins de mauvaises dispositions » de la part de l’implorant. On l’invoquait encore avec une presque absolue sécurité contre la stérilité, à condition toutefois de la promesse formelle que le produit du coït bénit portât, mâle ou fille, le nom de Philomène. Ô jeune vierge devenue un adjuvant d’alcôve !
Philomène était la consolation du curé d’Ars et Grappin son tourment. Délégué par l’enfer pour tenter et affliger le saint, ce démon, pendant vingt ans, obséda ses courtes nuits. Il prenait la forme d’un coussin très doux, tel que de ouate, et quand la tête s’y enfonçait, il en sortait un plaintif gémissement : c’était comme un écrasement de ventre de femme. Des souffleries se faisaient entendre pareilles aux renâclements d’un taureau exaspéré ; un galop de cheval secouait les planchers ; un troupeau de moutons piétinait dans le grenier ; des voix criaient en des langues inconnues ; de petites bêtes incessamment couraient le long de sa figure ; sa discipline se tordait sur la table comme un serpent.
« Nourrissez-vous mieux, lui disaient des confrères, dormez cinq ou six heures : c’est le moyen d’en finir avec toutes ces diableries. » Mais lui répondait par la parole de Bossuet, en son sermon sur les démons : « Le jeûne fortifie et engraisse l’âme. »
Parfois Grappin venait en chef de bande et quinze diables se mettaient à imiter dans sa chambre le bruit de la mailloche d’un cercleur de tonneaux sur le fût vide et retentissant. Ensuite ils reniflaient avec fureur, projetaient sur le lit par leurs naseaux du sable et du gravier, sortaient en contrefaisant les grognements du porc, les hurlements du loup, les jappements du chien.
Ingénieux, Gappin variait son supplice des insupportables bruits : il fendait du bois, rabotait des planches, battait du tambour, puis criait : « Viens donc, curé, j’ai une place pour toi ! » Une nuit, il y eut entre les deux ennemis une terrible lutte, et au matin on trouva le saint victorieux, mais évanoui, cruellement brûlé et mordu, à moitié enfoncé sous
sa paillasse retournée.
Ces persécutions le crucifiaient et le tuaient. Le moment arriva, vers la soixantaine, où il dut restreindre l’activité de sa vie, et enfin tout travail lui devint impossible. Quand il garda la chambre, ce fut bref. Il mourut sans agonie, en disant à une dame qui voulait chasser avec un éventail les mouches qui lui couvraient la figure : « Non, laissez-moi avec les mouches. »
Quelques jours auparavant, il avait proféré : « Quand tout serait fini à la mort, une vie d’amour, ce serait encore un bonheur au-dessus des forces humaines. »
Et ce mot ingénu suffit pour consumer, comme une flamme invincible, toute la Niaiserie, toute la Bassesse, toute l’Abjection, toute la Honte, toute la Turpitude, toute la Bêtise, — et l’on se prend à trembler devant ce vieux somnambule qui, au fond de sa réelle stupidité, aima l’Infini, qui adora le Mystère, qui s’identifia avec la Cause, — et l’on se demande avec terreur si les plus humbles intelligences ne sont pas les privilégiées de l’Esprit, — et si le dernier des Saints n’est pas le premier des Hommes !
La jeune fille d’aujourd’hui
puella, virgo, pulcella, pucelle, demoiselle, fille, jeune fille, et tous les noms de cet état en toutes les langues vieilles ou neuves : une idée commune et exclusive permet de les traduire l’un par l’autre ; mais la traduction, vraie pour le fond de l’idée, serait fausse pour l’aspect que prend cette idée selon les civilisations et leurs moments. Présentement, une femme de condition moyenne passe à l’état de jeune fille le tiers de sa vie sexuelle et quelques-unes des années le mieux faites pour l’amour, souvent presque toutes. Une fille qui se marie à vingt-huit ans a passé quatorze ans à ne pas vivre, car, hors de l’amour, il n’y a point de vie pour la femme. Ce délai entre la fin de l’éducation et le mariage était fort écourté sous l’ancien régime ; parfois nul. La fillette devenait femme sans avoir été jeune fille. Une pénible transition lui était épargnée ; car, cela est certain, pour la plupart des jeunes filles, leur état est un supplice dès qu’il se prolonge.
Il y eut cependant des jeunes filles jadis, et même au xviiie siècle. Toutes ne se mariaient pas au lendemain de leur nubilité, arrachées du couvent pour cette nouvelle communion où se confirme la première. On en voit passer quelques-unes dans les comédies, les romans, les mémoires ; mais leur caractère se distingue mal de celui des jeunes femmes. Elles n’ont jamais de pruderie et parfois très peu de retenue. Dès qu’elles sont admises dans le monde, elles en vivent la vie ; on n’a souci de leur cacher ni les intrigues, ni les fugues, ni les plaisirs ; elles sont des convives qui attendent qu’on les serve, sans impatience, étant sûres d’être servies. Celles que l’on oublierait se serviraient elles-mêmes, et presque personne n’en serait surpris. A la veille de la révolution, en ces années de paradis dont la douceur fit paraître plus cruels les premiers jours sombres, la virginité n’est pas d’un grand prix ; il y a un désir universel de céder à la nature. Aujourd’hui, un Casanova ne vaincrait que des femmes ou des filles ; la jeune fille lui échapperait. Il en mit à mal un grand nombre, et cela seul, précise coïncidence avec les mœurs du temps, affirmerait la véracité de ses admirables et délicieux mémoires. Un témoin de l’étage inférieur, Restif de la Bretonne, confirme cette facilité de la jeune fille du xviiie siècle. Elle se donne par sentiment et acquiert très vite le goût précieux de la sensualité, car tout ce qui l’entoure, mœurs, art, littérature, la pousse à une vie païenne, mais relevée d’un peu de rêverie. La jeune fille de Laclos est d’un monde qui touche à la cour ; elle diffère à peine de celle de Casanova et de celle de Restif.
A ce moment-là, il est bien évident que l’éducation ne dispose d’aucun moyen sérieux pour tenir la jeune fille. De là les mariages précoces. Les parents sont heureux d’être délivrés de leur responsabilité et les maris, sans illusions sur l’avenir, épousent une fillette pour s’assurer du moins un ou deux enfants légitimes. Cette pratique, en sauvegardant la partie essentielle des droits de l’homme, respectait autant qu’il se peut la liberté de la femme. On ne la laissait pas libre, ou bien rarement, de choisir son mari ; mais elle choisissait son amant, et à un âge où c’est un pur plaisir d’amour bien plus encore qu’une nécessité sexuelle. A vingt-deux ou vingt-trois ans, la femme du xviiie siècle avait épuisé ses devoirs naturels. Elle avait des enfants, souvent quatre ou cinq ; que lui demander de plus ? Son mari, fatigué d’elle, la laissait, lasse de lui, avec l’espoir de quinze ou vingt ans de vie amoureuse. A l’âge où une jeune fille d’aujourd’hui s’épuise à des études stériles, et pires, abêtissantes, la femme de jadis était en pleine floraison de maternité. En province et en des milieux sévères, cette floraison se continuait fort longtemps, ne laissant place à des plaisirs extérieurs ni pour la femme, ni peut-être pour le mari. On obtenait ainsi ces familles patriarcales dont l’idée nous effraie et très justement, car l’état social n’en permet plus l’épanouissement. Des provinces, jusqu’aux premières années de ce siècle, gardèrent la tradition des unions précoces. J’ai connu dans mon enfance Mme de L… mariée à quatorze ans, Mme de M… mariée à quinze. L’une avait eu beaucoup d’enfants ; l’autre deux seulement. Ni l’une ni l’autre ne se souvenaient d’avoir été jeunes filles et elles considéraient avec une pitié tendre leurs petites filles qui, à vingt ans passés, rougissaient aux histoires galantes qu’elles contaient sans scrupule. Il n’y avait pas eu pour elles d’interrègne entre la vie des saints et les romans à la mode ; elles avaient passé, d’un saut, de la poupée au mari, de la puérilité à la maternité. Elles avaient eu la pudeur des jeunes femmes ; la pudeur des jeunes filles était pour elles tout à fait énigmatique.
En résumé, il y eut des jeunes filles au xviiie siècle, et avant, et toujours. Il n’y eut pas « la jeune fille ». La jeune fille est une création du siècle dernier. Elle est née tout naturellement des mariages tardifs, comme les mariages tardifs sont nés de la suppression des situations héréditaires. La naissance de cette nouvelle unité sociale se marquerait, si on voulait bien la rechercher, à quelques années près. Les Lettres à Emilie sur la mythologie, de Demoustier, sont de 1798 ; Les Contes à ma fille, de Bouilly, sont de 1809. Le premier de ces livres est destiné aux jeunes filles, à celles du xviiie siècle, à celles qui sont sensibles, qui parlent de l’amour et peut-être sans ignorance ; il ne convient pas à « la jeune fille ». Demoustiers prépare à la volupté ; Bouilly prépare au devoir ; il s’adresse à un être nouveau : « la jeune fille ». Vers cette date, les livres abondent dans le goût de ceux de Bouilly, qui est un mélange affreux de raison et de sentimentalisme. Des femmes, dont la Genlis est le type, travaillent pour la créature nouvelle, pour la vierge qui doit passer cinq ou six ans dans le monde à un âge où naturellement elle ne pense qu’à l’amour. Il faut tromper cette tendance, la dévier vers l’étude, vers la sentimentalité pieuse, vers le rêve éthéré. Tout sera bon qui détournera la jeune fille de l’amour, qui lui enseignera la résignation, la modestie, l’obéissance, le sentiment du devoir et une quantité innombrable de vertus dont la plupart ne sont que des paralogismes ou un assemblage de syllabes sans aucun sens appréciable.
Comment cette littérature a fructifié, on le sait. Le livre pour jeune fille est l’objet d’un commerce important, encouragé annuellement par l’Académie et plusieurs autres sociétés de bienfaisance. C’est pour la jeune fille que l’on a traduit les tristes romans des Cumming et des Wood ; pour elle que l’on a transformé en manuel de morale les anciennes anthologies ; pour elle que les journaux et les revues qui veulent être « oubliés sur la table du salon » travestissent la vie en une répugnante berquinade ; pour elle que l’on a poursuivi Madame Bovary, et pour elle que l’on fait le silence sur des écrivains français qui n’ont point montré une convenable réserve sur l’article des mœurs ; pour elle que l’on a ôté leurs poches aux robes des femmes (ceci est regardé comme une grande conquête par les dames pieuses qui ont lu en cachette les « Mémoires du comte de Grammont ») ; pour elle que les théâtres subventionnés châtrent Shakespeare ; pour elle que l’on a fait du siècle de Louis XIV une époque de vertu et de dignité morale ; pour elle que se sont affadis l’art et la littérature et que l’homme a été blessé dans la première des libertés, la liberté des mœurs.
Si la jeune fille ne nous a pas fait plus de mal, tout le mal qu’elle a fait dans les pays protestants, c’est que la France, comme l’Italie, étant de tradition païenne, une scission s’est produite dans notre littérature. Avec Gautier, Flaubert, dans le roman, avec Baudelaire dans la poésie, une littérature nouvelle s’est créée — qui ne tient plus compte de la jeune fille, ni de la famille dont elle est devenue l’âme et le centre. La littérature pouvait évoluer avec une aise suffisante si on ne lui avait demandé que de ménager les pudeurs de la femme ; mais on la pria aussi de respecter la pudeur des vierges. Voilà l’origine de la révolte, et le prétexte de la préface à Mademoiselle de Maupin qui est un des plus beaux morceaux de la libre littérature française. Parfois, depuis trente ans, la littérature « littéraire » a côtoyé la littérature licencieuse. C’est que l’écrivain se croit le droit de tout dire qui n’a plus qu’un public d’hommes. Ceux que la jeune fille a exclus de la « table du salon » (ou je ne vis jamais, moi, que des fleurs, des cartes ou des bibelots) n’ont plus songé aux mains des jeunes femmes. D’aucunes se brûlèrent à cet enfer ; d’autres y trouvèrent un rafraîchissement. Il y a des jeunes femmes fort honnêtes dans le public de la littérature sensuelle ; il y a même des jeunes filles. Les unes et les autres ont préféré de la bonne littérature qui choque un peu leur cœur à de la mauvaise qui, satisfaisant leur sensibilité, souillerait leur intelligence. L’esprit aussi a sa pudeur.
Ces femmes courageuses sont rares. La plupart, engagées à choisir entre une œuvre moralisante, donc médiocre, et une œuvre belle, mais trop libre, n’ont pas voulu choisir. Le séjour de la jeune fille dans la famille en a chassé tous les livres. On ne lit plus en France. Non qu’il se publie moins de livres ou qu’il y ait un public moins disposé à lire ; mais il y a un désaccord profond entre les livres et ceux qui pourraient se plaire aux longues lectures. On s’est accoutumé, assez facilement, à d’autres activités, et même à l’ennui. La province s’ennuie, parce que M. Ohnet est stupide et M. Paul Adam, immoral. La province voudrait un genre moyen et honorable où le génie de Balzac s’allierait à la candeur de Fénelon. Nourries de cette idée que le talent est une faveur de la divine providence, les familles chrétiennes attendent la venue de l’homme qui n’abusera pas, pour de vaines prouesses littéraires, des dons que Dieu lui aura départis, dans sa bonté.
Toutes les familles sont chrétiennes, même celles qui le nient à haute voix. Voyez M. Jaurès, dont on ne peut arriver à savoir si la fille est élevée au Sacré-Cœur ou au lycée Molière. Que de prudence en ces asiles de la Virginité ! Ni l’un n’a osé dire : je l’ai ! Ni l’autre : je ne l’ai pas. Les asiles attendent leur proie et la pension, qui se paie par trimestre, et d’avance. Mais qu’importe ! Pour une forte éducation chrétienne, pascalienne, évangélique, j’aurais plus de confiance peut-être au lycée Molière qu’au Sacré-Cœur. Il y a bien du paganisme et bien de la volupté mystique chez des religieuses vouées à l’amour de Jésus. Ce sont leurs mains pieuses et pures qui ont pétri le cœur de toutes les grandes amoureuses. La première communion est un mariage blanc, une préparation lointaine au sacrifice nuptial. Dans toutes les familles, quel que soit le degré de la foi, la morale est la même, parce que la jeune fille est là, toujours la même, morale vivante et gardienne aux grands yeux clairs. Dès qu’elle entre, un pacte muet s’établit entre la vierge et le milieu où elle respire. A défaut d’air pur, on lui fait respirer une douce atmosphère d’hypocrisie. Il est convenu qu’elle ne sait rien. Ce qu’on appelait le plaisir, quand elle n’était pas là, devient le mal. La jeune fille ignore le mal. Elle est un ange. Mais un ange terrestre et fragile qui peut se casser les ailes. On en a vu des exemples. A cette idée, il y a des frissons, et les voiles s’épaississent, car un ange qui s’est cassé les ailes n’a plus aucune valeur.
Tout ce que l’on dénomme chez la jeune fille : vertu, candeur, innocence, ignorance, modestie, pudeur, obéissance, timidité, piété, tous es mots, dont presque aucun ne conviendrait à une jeune femme, ne sont que des euphémismes. Ils permettent de ne pas prononcer celui qui affirme trop brutalement l’idée nette d’intégrité corporelle. La jeune fille, qui crée la famille, est une création de l’homme, du mâle. Tant que les hommes désireront être les pères de leurs enfants, ils approuveront tous les moyens que l’expérience a suggérés pour préserver la virginité des filles. C’est pourquoi le politicien anti-clérical fait élever son Elodie chez les bonnes sœurs. Ainsi il donne à son produit une marque supérieure et qui en augmente le prix. Le lycée que patronne Sganarelle ou le Cocu imaginaire n’a pas encore fait ses preuves ; sa marque est inconnue ou suspecte. Les hommes demeurent fidèles aux conséquences d’une croyance atavique, longtemps après qu’ils ont brisé le principe même de la vieille croyance. Il est vrai que le procédé de culture comme le sol influe sur la qualité du produit. Le jus de la vigne est du vin, d’où qu’il vienne ; mais que de nuances ! En France nous sommes habitués à un type de jeune fille qui sera longtemps encore le type dominant. Ses caractéristiques, un livre récent nous les donne, formulées par la jeune fille elle-même59.
Curieux d’apprendre de leur bouche si les jeunes filles d’aujourd’hui étaient devenues très différentes de celles d’hier, M. de Tréville (que ses occupations disposaient bien à cette tâche) en a interrogé, dit-il, « plusieurs milliers ». Ses questions, au nombre de soixante, portent sur des sujets fort variés, les parfums aussi bien que la religion, le bal aussi bien que la littérature. Les réponses, au nombre de deux mille, peut-être, ont un air parfait d’authenticité. Aucun génie n’aurait pu imiter avec cette perfection la délicieuse et fraîche sottise de ces charmantes petites âmes. C’est la candeur dans toute sa rouerie, le mensonge dans toute son innocence, l’ignorance dans tout son orgueil, le psittacisme avec tout son gonflement de plumes. Aucun livre documentaire ne m’avait tant réjoui depuis bien des années. Et quelle mine pour la psychologie des femmes ! C’est là-dessus qu’il faudra s’appuyer désormais pour établir la distinction entre la personnalité et le caractère. Il y a des mots pour nommer les différents caractères ; il n’y en a pas pour distinguer entre elles les personnalités. Cela serait inutile, puisqu’une personnalité ne ressemble à aucune autre, est unique. Le nom d’une personnalité, c’est le nom même de la personne.
Rare chez les hommes, la personnalité n’existe presque pas chez les femmes, et jamais chez la jeune fille. On distingue des caractères, des tempéraments : voici des genres, des espèces et des variétés : d’individus, point. C’est très curieux. Non, comme le dit l’enquêteur, elles n’ont point d’idées subversives. Ah ! qu’elles sont sages, qu’elles sont obéissantes, qu’elles sont jeunes filles ! Je les aime ainsi, je l’avoue, n’ayant jamais demandé aux femmes que d’être de belles fleurs. Il y a des fleurs qui ont des yeux si doux ! La personnalité n’est aucunement nécessaire à la perfection de la vie sociale ; au contraire, elle serait plutôt anti-sociale, car deux personnalités ne peuvent vivre en contact permanent sans se déclarer la guerre. La personnalité qui n’implique pas l’égoïsme le crée très souvent. Il est donc tout naturel que la femme, l’être social par excellence, soit et très peu égoïste et très mal douée de personnalité. Mais le caractère s’affirme en elle avec d’autant plus de force, comme à l’état d’exemple, de synthèse. L’homme à demi chaste est commun. La femme va vite à l’extrême. Les demi-vertus féminines ne sont peut-être que des hypocrisies audacieuses.
La première question posée a précisément permis à plusieurs jeunes filles d’affirmer leur caractère. Elles l’ont fait avec une simplicité passionnée. C’est que la question était bien ingénieuse : « Type idéal de la jeune fille. Comment la voudriez-vous, la jeune fille moderne ? » Chacune a fait son propre portrait. Nous avons là une trentaine d’images de miroirs des plus amusantes, — parce qu’elles sont presque toutes semblables. Ou bien si on voulait les classer, il faudrait le faire selon des types ; on aurait : la jeune fille douce et affectueuse ; la jeune fille énergique ; la sérieuse et la rieuse ; la ménagère et la coquette ; celle qui met avant tout la piété ou l’instruction, etc. Il vaut mieux essayer d’une autre méthode. Par exemple, quelles sont les qualités les plus estimées des jeunes filles et dans quel ordre ? La statistique des mots sera ici conforme avec les plus vieilles associations d’idées. La classe des mots les plus fréquents (31) sont : bonté, dévouement, charité, affection, sensibilité. Voilà pour le sentiment. La jeune fille se reconnaît donc ou se souhaite un cœur tel que tout homme le voudrait rencontrer en elle. Vient ensuite (30), et c’est logique, la classe : bien élevée, respectueuse, modeste, douce, simple. L’accord continue avec la troisième classe (19) : aimable, gracieuse, un peu coquette. Ici, il faudrait peut-être décomposer : aimable (8), gracieuse (7), un peu coquette (4). La religion n’est pas oubliée. Aucune n’y est hostile, mais ce qu’il leur faut maintenant c’est « une religion éclairée », « une piété solide ». Si l’on avait donné un chiffre particulier à chacun des mots, au lieu de les grouper par classes, la religion l’emporterait sur tous les autres (14). L’instruction a presque autant de partisans (13) ; mais sept d’entre elles ajoutent : sans pédantisme (7). Voilà une crainte salutaire. Le clan des femmes fortes est important (13) : énergie, volonté, courage, force, dignité, fierté, tel est son langage. Sérieuse, aspirations élevées (13) ; franchise et gaieté (11) ; femme d’intérieur, bonne ménagère (8) ; intelligence, jugement, curiosité d’esprit (7). On voit qu’elles ont plus de souci de leur cœur que de leur cerveau et aussi que la charité les exalte davantage que la cuisine. Elles sont tout en amour, ces jeunes créatures ; elles sont comme on voudrait qu’elles fussent, décidément. La musique a beaucoup baissé dans l’estime de la jeune fille (2) ; quelques-unes préfèrent la peinture (4) ou même la poésie (6). Deux d’entre elles disent : un peu de sport ; et deux autres : pas de sport. Et tout cela est si peu révolutionnaire que cela pourrait se passer sous la reine Amélie ou du temps que la reine Berthe filait.
Il resterait à savoir de quel milieu viennent ces réponses. Elles sont si ternes, si convenables, si « jeune fille » que je n’ai pu m’en faire une idée précise. Il est français, traditionnel et provincial. Il est celui, très probablement, que l’on atteindrait avec les adresses d’un bon journal de modes répandu en province. Les deux mille et six jeunes filles de M. de Tréville, ce don Juan de l’Enquête, ont toutes reçu une excellente éducation et une instruction sérieuse. Elles sont lettrées, hélas ! Elles l’ont prouvé en répondant avec abondance à plusieurs questions touchant le style, la poésie nouvelle, les littératures du nord. Je ne voudrais avoir l’air de m’égayer de l’innocence littéraire de tant d’êtres charmants, et dont la destinée heureuse est de vivre loin de toute littérature. Mais elles affectent sur ces sujets un pédantisme vraiment bien ridicule. Qu’on enseigne donc de singulières choses à la jeunesse ! Sans doute, cela est sans importance, puisqu’il s’agit seulement de passer le temps, d’occuper l’activité bizarre de l’âge ingrat.
Puisque cela est sans importance, ne pourrait-on varier un peu cet enseignement suranné ? Est-il nécessaire de cultiver avec tant de soin dans les jeunes esprits la haine du nouveau ?
Cette haine du professeur contre ce qui est venu au monde depuis qu’il a conquis ses diplômes est très naturelle. Peu d’hommes maintiennent leur instruction au courant de la science. Un professeur âgé de cinquante ans enseigne ce qu’on lui enseigna il y a trente ans ; mais cette science qui lui fut donnée par un vieillard était déjà ancienne quand il la reçut. L’orientation des esprits change à peine deux fois par siècle. La philosophie universitaire, par exemple, ayant secoué la tradition de l’éclectisme, explique depuis cela le catéchisme de Kœnigsberg et récuse toute idée nouvelle. On n’apprend un peu de science fraîche que dans les livres, dans les revues, dans les laboratoires. Il y a aussi des laboratoires de littérature et de philosophie. Les jeunes gens dans les collèges ne reçoivent que de vieilles notions, que les leçons des littératures mortes ; quant aux jeunes filles, on ne leur fait pas même voir les momies sous leurs bandelettes ; il ne leur est permis que d’en contempler l’image ou d’en apprendre par cœur la description. Leurs idées littéraires ne sont pas nulles, elles sont vagues ; ce sont des reflets. Et ces reflets, avec quel soin elles en ont fait un calque, un décalque et une mise au net ! On devine des cahiers de littérature propres et sages avec un titre en gothique mouchetée. Il y a là dedans tout ce qu’il faut pour n’avoir pas l’air effaré quand le receveur de l’enregistrement raconte qu’il a vu Mounet-Sully dans le Cid, à sa dernière fugue à Paris. Cet homme grave qui est un lettré, s’il se tait au whist, dit volontiers, à l’écarté : Rodrigue, as-tu du cœur ? C’est tout ce qu’il resterait de Corneille, avec deux ou trois autres centons, s’il n’y avait pas le « cahier de littérature » de la jeune fille. Ayant entendu cela, elle repasse l’analyse du Cid, dictée par son professeur pour le brevet, et elle fait une réponse qui attire l’attention et peut-être décide de son mariage. La vie de province est assez unie pour que de telles futilités fassent anecdote.
Elle est donc lettrée, elle aussi, la jeune fille de M. de Tréville, et elle déteste ce que l’enquêteur appelle, d’un mot bien vieilli, « l’écriture artiste ». Il y a là une suite de réponses dont il faut tirer quelques phrases. Cela servira moins pour la psychologie de la jeune fille que pour celle du professeur de la jeune fille. La question est celle-ci : « L’Ecriture artiste. » — Sous prétexte de rajeunir les vieux moules de notre musicale langue, certains écrivains, rompant avec le passé et pensant sans doute qu’il en est du style comme de la mode capricieuse, se sont mis à bouleverser la syntaxe et à tourmenter à un tel point la période qu’en les lisant on marche le plus souvent dans l’obscur, l’incompréhensible. On appelle cela « l’écriture artiste ». « Votre avis, s’il vous plaît ? » Cette question est déjà une réponse et, adressée à des écolières à peine libérées, une réponse comminatoire. Cependant la femme, c’est la forme de sa liberté intellectuelle, a l’esprit de contradiction. Voici les gazouillements :
- « — Laissons au style son gracieux naturel.
- — Si les auteurs modernes veulent rajeunir les vieux moules, c’est que tout tend vers le progrès… à reculons.
- — N’imitons pas ces soi-disant écrivains, phraseurs éloquents, griffonneurs de papier, qui se croient autorisés à bouleverser, à corrompre notre belle langue française.
- — Je n’admets pas ce renouveau dans l’art littéraire ; les écrivains qui marchent sur les traces de leurs ancêtres et puisent dans notre dictionnaire seront encore les plus sentis et les mieux goûtés.
- — Hélas ! qu’est devenu le style des grands maîtres ?
- — Aristote, Quintilien, Cicéron ne sont rien pour ces libres génies ; les vieilles règles tant préconisées sont des hochets passés de mode : en un mot, tout est sacrifié à l’effet.
- — Que vois-je dans les œuvres de la nouvelle école ? De menues fantaisies qui s’égrènent ou s’effeuillent suivant le caprice de l’imagination et des sens.
- — A la porte ! à la porte ! Gâter ainsi notre belle langue française, amie jurée du naturel !
- — Oh ! ces pauvres auteurs modernes, qui vous font parcourir le labyrinthe inextricable de leurs nouvelles locutions !
- — Le style de nos écrivains modernes est un cliquetis brillant.
- — Clarté et simplicité, telles sont les qualités qui constituent le génie de notre belle langue.
- — Il me semble que le style simple, facile, naturel…
- — Le naturel et la simplicité…
- — En souvenir des heures ou plutôt des minutes de franche gaieté que m’ont fait passer ce pauvre Stéphane Mallarmé et ses disciples…
- — Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir ?
- — Et du style !… je pense qu’il est frère de celui des Vadius, Trissotin, and Co.
- — Ce que je pense de l’écriture artiste ? que le mot est aussi horrible que la chose.
- — Ce que je pense de la langue moderne ? Oh ! pas beaucoup de bien.
- — Le naturel, la simplicité…
- — Sarcey avait raison d’être l’ennemi…
… Marchandise bonne tout au plus pour l’exportation.
Puisse donc cette période de décadence…
- — Le style grand et simple…
- — Un jargon de convention.
- — Si Corneille et Racine n’avaient jamais existé…
- — Que nous sommes loin de Corneille !
- — Vous voulez rectifier nos vieux moules ? Inutile !
- — La précision, le naturel et la clarté.
- — Le plus grand mérite d’un écrivain est de pouvoir être compris de tout le monde.
- — La simplicité… Voyez Bossuet et Chateaubriand.
- — Ce style bizarre, aujourd’hui en vogue…
- — Il n’y a pas à dire, notre belle langue s’en va.
- — Rien de plus agréable qu’une lecture facile et intéressante.
- — Ce charme discret de simplicité et de naïveté…
- — Siffler la nouvelle école des poètes ratés. »
J’ai résumé vingt pages extrêmement compactes.
La haine du nouveau y chante sans répit et sans esprit. Un seul joli mot : « Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir ? » Seulement, cela conduit au nirvana, — et au surmoulage. Une de ces jeunes filles a échappé au fléau. Sa réponse est d’une ingénuité presque divine : « J’ai voulu analyser ce qu’on nomme l’écriture artiste. J’ai lu plusieurs pages des Goncourt, qui sont, m’a-t-on dit, les maîtres de cette école. Je ne vois ni période tourmentée, ni phrase travaillée, ni absence de naturel ; le style est joli, fin, brillant, nouveau sans doute ; les termes sont clairs, la phrase nette. On me l’avait dépeint obscur, je l’ai trouvé lumineux. Aucun mot n’est resté dans l’ombre : tous parlent. » Voilà peut-être ce qu’on a dit de mieux sur le style des auteurs de Renée Mauperin. Il est d’une jeune, fille inconnue qui pourrait ouvrir, pour ses maîtres d’hier, une classe de jugement et de bonne foi.
Mais si elles détestent la littérature nouvelle, quelles sont leurs amours ? Les jeunes filles d’aujourd’hui aiment en littérature ce qu’on leur a dit d’aimer ; et, obéissantes, elles adorent, comme elles détestent, de confiance et les yeux clos. J’ai recueilli et classé leurs aveux. Ce catalogue de noms, suivi du nombre exact des adoratrices, n’est pas sans intérêt.
- Racine : 19
- Corneille : 17
- Bossuet : 11
- Sévigné : 10
- Molière : 9
- Lamartine : 8
- Chateaubriand : 7
- Boileau : 6
- La Fontaine : 5
- Hugo : 4
- Fénelon : 3
- Maintenon : 3
- Malherbe : 3
- Ronsard : 2
- Staël : 2
- Jules Verne : 2
- Musset : 2
- Rostand : 2
Nommés une fois seulement Walter Scott, Eugénie de Guérin, Madame de Ségur, Perrault, Andersen, Michelet, Montaigne, Zénaïde Fleuriot, Tolstoï, Buffon, Daudet, Sarcey, B. de Saint-Pierre, les Goncourt, Joinville, Coppée, Pascal, Charles d’Orléans, — et un poète nouveau « mort récemment ».
Ce tableau nous renseigne sur les limites de l’instruction donnée aux jeunes filles. Elle porte uniquement sur le xviie siècle français Quelques professeurs doivent y joindre deux ou trois noms romantiques. Sur le reste, le silence semble complet. L’ignorance, du moins, est totale, ou à peu près : sur l’antiquité (quoique une espiègle ait cité d’affilée cinq ou six poètes et orateurs grecs) ; sur la littérature du Moyen Age et du xvie siècle ; sur celle du xviiie siècle ; sur celle du xixe , principalement à partir de 1850. Du grand siècle lui-même la plupart de ces jeunes cœurs n’ont gardé le souvenir que des poètes qui parlent de l’amour. Corneille, pour elles, c’est Chimène ; et Racine, c’est Iphigénie et Bérénice. Celle qui a eu le courage d’entr’ouvrir Goncourt n’en a lu que des pages. Celle qui a découvert « un poète mort récemment » n’en a lu que « cinq ou six poésies ». La mieux partagée n’a donc pas reçu une véritable culture littéraire, ni même une méthode de culture littéraire. Il semble que tous les efforts de leurs maîtres aient tendu à leur imposer une rigoureuse discipline de préservation. On les a imperméabilisées avant de les lancer sur les flots du siècle. Ni la pluie du ciel, ni l’écume des vagues ne loucheront leur peau. Elles s’en iront vers la mort, douces, souriantes ou en larmes, sans avoir éprouvé, de l’école à la tombe, une seule impression esthétique. Il n’y a de vraie beauté que la beauté nouvelle ; c’est dans l’œuvre d’aujourd’hui et dans celle de la veille qu’il faut chercher l’émotion pure, celle qui n’est déterminée par aucun préjugé d’éducation. Qui oserait s’avouer à soi-même, sans précautions, qu’il s’est ennuyé à Shakespeare, à Racine, à Chateaubriand ? N’est-ce point un signe d’intelligence et de haute spiritualité que de se plaire en ces œuvres où n’ose entrer la multitude ? La péronnelle qui veut me faire accroire qu’elle prend plus de plaisir à Corneille qu’à Verlaine ne fait que m’avouer son ignorance ou son obéissance excessive. Elle ne sait pas, ou bien elle répète pieusement une leçon trop bien comprise. Quand aurons-nous des maîtres qui, ayant enseigné une méthode et des principes, ajouteraient : « Lisez vous-même et jugez. L’art n’a de valeur que comme source d’émotions intellectuelles. Ne confondez pas cela avec l’émotion sentimentale. Ce qui touche d’abord la sensibilité n’est pas toujours de l’art ; ce qui ne touche que la sensibilité n’est jamais de l’art. Ce qui ne touche que l’intelligence n’est pas de l’art non plus. Tenez-vous-en à l’expression d’émotion intellectuelle. Ce qu’elle a d’incorrect vous aidera à la retenir et ainsi vous pourrez mesurer la qualité de vos tressaillements. »
La jeune fille d’aujourd’hui, jugée d’après l’enquête de M. de Tréville, n’a aucune culture littéraire, ni aucune curiosité d’esprit ; elle ne souffre donc pas de l’infériorité où la laissent ses années de pension.
Persuadée d’avoir atteint le plus haut degré d’instruction qui soit permis aux femmes, elle n’est pas sans vanité intellectuelle. La femme aime à juger ; son esprit est vif ; elle est prompte aux décisions. Des études incomplètes, mais prolongées, très appuyées en de certaines directions, ne peuvent avoir qu’une influence très mauvaise sur les jeunes filles
elles-mêmes et sur leur entourage.
Sans doute il faut que la femme soit conservatrice, mais non rétrograde. La jeune fille, c’est la maison ; or, le moyen de faire entrer une idée nouvelle dans une maison où l’on croit que toute pensée française depuis un demi-siècle n’a été que démence ou acrobatie ? Au moindre contact, la sensitive va se replier ; la lumière même, si elle est trop vive, resserre ses fibres. La jeune fille pourvue d’une bonne et solide éducation et aussi peureuse et aussi prompte à rentrer ses antennes. On n’a obtenu la sécurité matérielle qu’en dressant les organes du contact à se dérober à la moindre alerte. De tous les contacts superficiels, de tous les frôlements, le plus difficile à obtenir d’une jeune fille, c’est le contact intellectuel. Elle donne beaucoup au bal et rien à la causerie. La main, les cheveux, ceci ou cela, il y a toute une hiérarchie de jeux sans perversité ; mais le jeu intellectuel est impossible. Il semble bien que cela soit par l’intelligence qu’on les dompte bien plus que par le sentiment. La religion amollit les jeunes filles, tout en leur fournissant certaines armes délicates et assez solides ; le cœur a trop de part en des croyances qui font appel à l’amour. Longtemps, on s’était contenté de cette prison douce ; elle n’est tout à fait bonne qu’entourée d’un fossé profond. La culture de l’intelligence consiste à faire creuser ce fossé par l’intelligence elle-même. Ce sera un fossé, ou ce sera une muraille ; ce qui importe, c’est le travail bien plus encore que la forme de la défense. On remuera de la terre ou des pierres ; on bourdonnera autour d’une littérature ou d’une histoire. Le chantier se croit occupé d’un travail utile. Telles, les abeilles qui depuis des milliers d’années ne savent pas encore qu’on leur vole leur miel, — et qui ne le sauront jamais. Il s’agit de creuser une douve ou d’élever un mur qui ait exigé des ouvrières un tel labeur qu’elles ne puissent douter de l’importance de leur œuvre. Ce sera l’œuvre, celle qui seule existe, celle qui annihile toutes les autres, celle qui s’étend comme une conquête sur la nature. Ainsi l’on creuse dans les pensionnats la littérature du xviie siècle français.
Le choix est bon. A cette période, la langue est assez obscure pour que l’on puisse donner, sans être suspect, le sens le plus convenable à toute expression équivoque ; elle est assez claire pour n’être pas rebutante ; et la pensée est assez morale et assez religieuse pour que l’on puisse soutenir sans démence que son seul but est d’exalter la religion et la morale. Ainsi on incorpore à l’intelligence les notions qui lui sont le plus étrangères. La morale devient la floraison naturelle d’un grand esprit et la religion la forme supérieure de la raison. Cinq ou six ans de ces inhalations méthodiques suffisent à dompter les natures les plus sauvages. Elles se plient au joug de l’uniformité parce qu’il leur est offert comme le signe de l’élection et de la noblesse. De jeunes âmes, qui consentiraient à n’être pas tout à fait semblables à des âmes voisines dont elles connaissent les faiblesses, rougissent qu’on les suppose incapables d’égaler, au moins d’intention, les belles âmes de jadis. La vie des saints leur a donné des modèles d’amour ; la vie des poètes leur donnera des modèles d’intelligence. Corneille n’enseigne-t-il pas le sacrifice ? Ne voit-on pas en Bossuet unies la raison et la piété ? C’est ainsi que la littérature devient un mur ou une cave. La tour d’où sœur Anne regarde au loin les actions des hommes est rentrée sous terre et devant les fenêtres ouvertes à notre prison une prodigieuse muraille s’est épaissie, qui nous cache le ciel et la vie.
Ces réflexions ne veulent pas dire que l’on ait tort d’utiliser comme un caveçon la littérature dans l’éducation des jeunes filles. On ne blâme pas la méthode, mais son hypocrisie ; et encore tout bas, car il est clair quelle n’est efficace qu’en demeurant secrète. La vérité est qu’il est impossible d’instruire une jeune fille sans la déflorer. Ce mot est mis à dessein. Les natures délicates se corrompent par la tête, comme les roses qui commencent à se faner par la pointe des feuilles. Une intelligence cuirassée assure la défense de l’organisme tout entier. Ouverte et libre, elle semble inviter l’ennemi. La curiosité sensuelle est très rare chez les vierges, et les émois de leur cœur superficiels et fugitifs. Quand elles succombent, c’est par ignorance ou par sottise. C’est pourquoi on leur donne des principes. Ils ne seront jamais trop sévères et, en vérité, tous les moyens sont bons qui cultivent leur défiance et fortifient leur esprit.
Tant que la civilisation européenne n’aura pas été profondément modifiée, la jeune fille devra rester ce qu’elle est et maintenir son état dans un rapport sans équivoque avec l’idée qu’éveille le nom même qu elle porte. C’est là l’obstacle aux progrès du féminisme. Même sur les bancs de la Sorbonne, et mêlée à six mille jeunes gens sans mœurs, il faut que l’étudiante ait des mœurs. Il faut qu’elle reste une jeune fille. Elle doit craindre un contact, un regard trop prolongé, une parole douteuse. Elle est libre, comme une perdrix dans le chaume ; elle est une proie. L’homme aussi est une proie ; mais sa capture ne lui enlève qu’un peu de force absolue. Sa force relative n’est pas atteinte, puisque tous ses frères tombent aux même rets. Mais la jeune fille, si elle est prise, se perd toute. Elle n’a plus de valeur ; ou sa valeur, de sociale devient anti-sociale. Ce jeune homme, même le plus sérieux et le moins sensuel. n’aura-t-il pas eu quelque liaison, n’aura-t-il pas fait quelques visites aux amours faciles ? Mais le contraire même lui serait une tare et le rendrait ridicule, ce qui, en France, est pire que d’être odieux. Cette jeune fille, son camarade d’études : oh ! la sagesse même ! En quatre ans, elle n’a eu qu’un amant et cinq ou six passades. Voilà la limite du féminisme, et posée par la société elle-même. Bref une jeune fille est une jeune fille — ou une fille.
Si la civilisation pourrait s’arranger d’un dilemme moins strict, il est tout à fait inutile de le rechercher. Sans doute, une classe de courtisanes instruites, savantes même, et habiles en tous les arts et dans la poésie, on peut rêver cela. Une civilisation dégagée du christianisme verrait sans peur l’amour élégant devenir pour quelques jeunes filles une profession charmante. Le spectacle d’ailleurs ne serait pas nouveau ; des sociétés qui valaient bien les nôtres ne méprisèrent pas plus les courtisanes que nous ne méprisons aujourd’hui les actrices et les danseuses. Mais ceci même ne supprimerait pas la jeune fille. Au contraire, la distinction n’en serait que plus marquée entre la fille vivant à sa guise dans le monde et la fille confinée dans sa famille. Bien entendu que je ne fais aucune allusion à ce libertinage universel que des sociologues déments appellent « l’amour libre ».
Tout en restant très fidèle aux vieux principes qui caractérisent et garantissent son état, la jeune fille d’aujourd’hui se réjouit qu’on lui ait enfin accordé une plus grande liberté d’allures. Elle ne rêve ni de féminisme ni d’émancipation totale. La femme n’a aucun goût pour l’émancipation. Elle se veut esclave, au contraire, esclave nominale, pour acquérir ainsi le droit de tyranniser l’homme qui lui est échu par le sort. Il ne semble pas que l’on ait bien compris ce dessous du caractère féminin. La jeune fille rêve ce qui sera le bonheur de la femme. Elle veut être la maîtresse d’une maison. Prête à subir les charges du commandement, elle en exige les charmes ; il faut qu’on lui obéisse. La femme française mènerait la politique même, si la politique ne se faisait en dehors de la maison. Elle n’y a la main qu’à demi. Toute décision prise à la maison est l’œuvre de la femme : c’est pourquoi les lycées de garçons se dépeuplent ; les lycées de filles seraient vides s’ils n’étaient des externats. Les jeunes filles ne demandent donc pas à être libres : « Une liberté relative », dit l’une ; « la fenêtre entrouverte », dit l’autre. Aucune n’est féministe. Comme tout le monde en France, elles croient que les jeunes Anglaises et surtout les Américaines sont élevées dans une liberté extrême ; elles ignorent que dans pays anglo-saxons il y a un tyran plus dur que toutes les lois, tous les règlements, un tyran de toutes les minutes, l’opinion. Et ce tyran, qui prend plus de formes que n’en connaissait Protée, fait de la liberté anglo-saxonne une chose mystérieuse et fugitive qu’aucun homme de civilisation latine n’a jamais pu ni voir ni comprendre. En réalité, les jeunes filles sont élevées en France d’une façon fort libérale, la confiance que l’on a dans les principes de plus en plus solides dont elles sont pourvues a remplacé partout les barrières matérielles. Les seules libertés qu’elles n’aient pas sont celles-là mêmes que leurs principes leur défendent de prendre. Quelques-unes semblent regretter qu’on surveille leurs lectures. Mais cela, c’est le caveçon ; c’est la clef du système.
On pourrait, en suivant l’énorme tome de M. de Tréville, faire encore bien des remarques curieuses sur la psychologie de la jeune fille moderne. Mais ce qu’on en a dit doit suffire à donner une impression générale et exacte de ses « aspirations ». Elle aspire à l’amour, tout simplement. On lui demande : « La fortune fait-elle le bonheur ? » Et c’est comme un jaillissement : Non ! non ! non ! Elles ont eu peur, tout d’un coup, qu’on ne leur arrache les ailes. Le chapitre est bien intéressant. Il suffirait seul à montrer combien la jeune fille de France est restée naïve et saine. A lire leur littérature et surtout leurs opinions littéraires, on éprouve un véritable agacement. Ce sont des cruches, — de délicieuses cruches, des amphores ! Mais dès qu’il est question de tout ce qui est l’essence de la féminité, l’amphore redevient une belle jeune fille à la gorge émue et aux yeux inquiets. On dirait que l’intelligence n’a été donnée à la femme que comme le don du miel a été donné à l’abeille : don funeste à leur liberté. Mais l’amour leur appartient, et rien ne peut l’arracher de leur cœur, — de ce cœur qui a tant aimé les hommes.
1901.
Fragments
I
Sur la hiérarchie intellectuelle
Il ne s’agit pas d’affirmer une série de grades ou de fonctions caractérisés par des différences sensibles. Dans le monde de l’intelligence on se meut librement, sans mot d’ordre que celui chuchoté par l’infini, et on ne reconnaît de supériorités qu’élues par un jugement personnel. L’expression hiérarchie intellectuelle signifie seulement ceci : les hommes sont divisés en deux castes, les Energétiques et les Energumènes, ceux qui agissent et ceux qui sont agis (ou devraient être agis), ceux qui détiennent l’Esprit, c’est-à-dire la Force, et ceux qui subissent (ou devraient subir) l’action de l’Esprit, ou de la force, Hiérarchie donc à deux degrés, ou plutôt à deux cercles dont l’un, inscrit dans l’autre, a l’étroitesse, mais la solidité, d’une île de pierre surgie au milieu d’une solitude océane.
C’est sur ce récif que se groupent — et parfois se réfugient— les êtres doués de la pensée. Ils sont peu, — si la pensée n’a droit à ce nom que lorsqu’elle est accompagnée de la conscience. L’homme, en effet, le premier venu, est inconscient ; sa vie est purement automatique ; les gestes par lesquels il a l’air d’affirmer sa différenciation lui sont dictés par le roulement de son organisme, et ce même jeu l’oblige à proférer certaines paroles, celles-là seules et non d’autres.
Il n’y a pas d’imparité bien sensible entre les sociétés humaines et les sociétés animales ; la comparaison s’est toujours imposée de l’homme avec la fourmi, l’abeille, le castor, le pécari ou le chien des prairies. Après avoir réfléchi assidûment, et lu différents traités d’histoire naturelle et de psychophysiologie, je suis arrivé à cette conclusion : l’homme est une sorte de castor. Ces deux animaux bâtissent des maisons et des ponts, vivent en société, font la guerre, font l’amour, sont à la fois constructeurs et destructeurs ; à toutes ces œuvres ils procèdent naïvement, avec un courage infini.
Pour le castor, comme pour l’homme, la chose en soi est un pont ; scier un arbre, le faire tomber en travers d’une rivière, — et sur cette poutre passer fièrement. Vers quel but ? Le castor n’a pas d’autre but que de passer la rivière ; pourtant, quand il est de l’autre côté, il voudrait bien revenir, pour « repasser », mais il est trop tard : la foule des castors le presse et le pousse : on ne passe qu’une fois sur le pont des castors.
M. Ribot, avec quelques autres ◀philosophes▶, en concluant à un automatisme relatif, dénie à la conscience un rôle important. Conscient ou inconscient, l’homme agirait de même ; il n’y aurait rien de changé dans ses rapports avec ses semblables ; la civilisation en serait au même point. Si le monde varie si peu, si Hérodote, comme le dit Schopenhauer, a pu raconter toute l’histoire future en écrivant l’histoire d’un petit moment et d’un petit coin de la terre, — c’est que les inutiles évolutions humaines ont été l’œuvre d’êtres inconscients, acharnés à suivre leur nature, à toujours recommencer la même chose, à toujours scier des arbres pour passer de l’autre côté de la rivière.
Pourtant l’esprit parle, l’esprit souffle — jusqu’à rebrousser le poil des castors ! Oui, mais l’action de l’esprit sur le castor n’est pas perçue par l’intelligence du castor, et sitôt que son poil retombe, sitôt que l’esprit se tait, l’animal reprend sa stérile besogne : il lui reste seulement la sensation d’avoir eu le poil rebroussé et, contre le Souffle, une animosité qui très souvent devient de la haine.
Que ceux donc à qui de mystérieux mots ont été dits dans l’oreille gardent ces mots pour eux, ou s’ils les redisent, que ces mots ne sortent de leurs lèvres qu’enveloppés de l’impénétrable buée du symbole ; qu’ils restent sur leur île de pierre, d’où, grâce à leur vue pénétrante, ils suivront, pour se distraire, les inconscients gestes des lamentables « pontifes » ; et que leur égoïste prière soit celle qui est écrite dans l’« Upanishad du grand Aranyaka » :
« Fais-moi aller du non-être à l’être, fais-moi aller de l’obscurité à la lumière, fais-moi aller de la mort à ce qui ne meurt pas. »
… en attendant les jours où la parole pourra s’affirmer selon sa signification essentielle et où l’énergie spirituelle se résoudra en lumière.
Mais, que nous importe l’avenir, et si l’intelligence est vraiment sans action, si ceux qui devraient être imprégnés jusqu’à l’âme ne le sont que jusqu’au derme, si l’animal secoue la tête et se reprend à pétrir son mortier, si l’énergumène enfonce au-delà des oreilles son museau dans la boue, s’il refuse les caresses intellectuelles, si, après des milliers d’années et de remontrances, il en est encore, pitoyable fétichiste, à vénérer une série de dieux inférieurs, pensons au phénomène de l’impénétrabilité : cela nous évitera l’étonnement.
1894.
II
L’hôpital
On se souvient du mot doux proféré, il y aura un an tantôt, par un riche et vieux journaliste (on ne sait plus lequel), à propos de Verlaine : « Quel dommage qu’il ne soit pas mort à l’hôpital ! »
L’hôpital est, en effet, dans l’esprit de la solide bourgeoisie, le « couronnement » naturel et d’une vie désintéressée de poète et d’une vie laborieuse de pauvre homme. Ceux qu’on n’a pu jeter dans les bagnes ou faire crever de faim sur la paillasse, on les envoie là finir leurs tristes jours. La civière, les râles et les crachats de la salle commune, les expériences de fer et de poison, l’amphithéâtre, le lit de chaux : voilà ce que réservent ceux qui restent debout à ceux qui tombent.
L’hôpital, tel qu’organisé par les sociétés modernes est une prison pour malades et un laboratoire pour médecins. Parmi les gardiens et les opérateurs, il en est de pitoyables ; il en est de féroces ; mais les uns comme les autres doivent songer qu’ils sont d’abord les régents et les professeurs d’une école : le malade est le livre qu’on ouvre à la curiosité des
petits carabins.
A Paris, l’hôpital est la terreur du pauvre. Entre malheureux on se conte des légendes. Presque toutes les files publiques jetées à l’hôpital en sortent le ventre barré d’une large couture : on les fend pour essayer sur de la chair, prostituée même au bistouri, de lucratives opérations. Mais que les belles dames y songent, qui sont gênées par leurs ovaires : cela déforme et cela marque ; on n’est plus propre qu’aux adultères de coupé ou de canapé, en toilette de ville. Qu’elles se fassent tailler ; elles sont maîtresses de leurs corps. Il ne faut demander aux médecins que le respect de la chair pauvre et sans défense.
Je songe à l’hôpital parce qu’une vieille dame vient de mourir, ayant donné beaucoup d’argent pour de telles fondations qui pourraient être pieuses, c’est-à-dire humaines. Elle a fondé ou alimenté des hôpitaux pareils aux autres, des écoles de clinique et non de vrais asiles où la misère et la maladie trouveraient un abri sacré, entreraient comme dans un havre de grâce.
L’hôpital devrait être le prolongement du logis, une chambre seulement plus calme, plus claire, plus saine, et le malade traité non comme un prisonnier, mais comme un voyageur. Oui, une grande hôtellerie de la souffrance et le malade un hôte et l’objet de toutes les attentions, un être humain maître de sa demeure passagère et non pas le numéro sinistre sous lequel les gens à pendules et à bronze d’art sourient que meurent les vieilles gens dont ils ont dévoré la vie.
Mais je n’attends rien de tel, ni d’aujourd’hui, ni de demain. Peut-être un jour l’individu se respectera-t-il assez pour être en droit d’exiger qu’on le respecte lui-même, jusqu’en ses caprices, jusqu’en des fantaisies d’enfant malade. Si, au lieu d’être des états, les sociétés étaient ce que dit le mot, des associations, on pourrait espérer beaucoup et tenter beaucoup ; l’Etat est la faux qui fauche, sitôt sortie de terre, l’herbe des bonnes volontés.
Demain, c’est peut-être le socialisme, la torpeur, la fin de toute énergie, de toute initiative, de toute liberté…
Mais se vouloir libre, c’est se faire libre. La pensée est plus forte que tout. Il faut toujours dire ; il faut même crier : peut-être qu’au loin, un cerveau, comme une cloche, va sonner à l’unisson.
1896.
III
En réponse a cette question :
Quel sera l’idéal de demain ?
Puis-je vous avouer, Monsieur, que je ne m’inquiète pas plus de l’idéal de demain que du temps de demain ? Beau, mauvais, variable, avec toutes les nuances et toutes les modifications que ces mots subissent selon les intérêts, les désirs, les illusions de chacun. Cela regarde le baromètre. Quel que soit l’état social, l’individu s’accommode à cet état, puisqu’il y vit et s’y reproduit. Je trouve seulement que l’homme a une tendance fâcheuse à tyranniser la nature : grisé par la passivité des choses, il est probable qu’il voudra de plus en plus substituer ses propres lois aux lois naturelles et tenter de faire régner l’idée de justice, qui n’est que l’idée de logique mal comprise.
Vous savez qu’il y a une notion commune à beaucoup de religions, celle d’un Paradis terrestre situé au commencement du monde. Or, au siècle dernier, des penseurs hardis imaginèrent de transporter ce paradis à l’autre bout, à la fin. Une hardiesse plus grande serait de le situer au milieu, en un milieu oscillant, au milieu même où nous sommes aujourd’hui : on l’essaya ; c’était l’optimisme, mais la chose parut un peu forte, même aux plus naïfs. Paradis-passé, paradis-futur, je classe les deux notions côte à côte dans le chapitre des superstitions hédonistes : c’est de la matière à littérature.
Pourtant je voudrais vous dire quelque chose qui paraisse important, et voici : la vie serait, je crois, rendue beaucoup meilleure pour tous et pour chacun, si l’on admettait cette idée que la société est faite pour l’individu et non l’individu pour la société. C’est l’individu qui souffre et non la collectivité ; c’est lui, et non la totalité qui est la pièce importante. Sacrifier les individus au bien public me semble aussi absurde que si, lors d’un incendie, on sacrifiait les locataires d’une maison pour sauver la maison. Mais cet idéal apparaît très opposé à celui qui peut-être s’élabore et qui serait, dit-on, l’unification, selon la moyenne, de toutes les intelligences et de toutes les forces. Idéal (si l’on ose dire) bien difficile à réaliser. On compte sans le génie ou bien l’on espère que le génie consentira à être médiocre : c’est peut-être aller un peu loin.
Voilà. J’ai très mal répondu à vos questions, mais c’est que je vois très mal dans l’avenir. Si pourtant je vous envoie cette note, c’est par sympathie pour votre œuvre et parce que vous défendez, comme j’ai quelquefois essayé de le faire, l’individualisme et la liberté contre la tyrannie et les vilaines entreprises de l’Etat et des Lois.
1898.
IV
En réponse a une question
Sur le rôle de l’art.
Il y a dans le livre de Tolstoï une définition — ou une explication — de l’art qui n’est pas mauvaise ; on peut dire en la prenant pour point de départ : L’art est l’expression de la Beauté. — L’Art est de la beauté exprimée par une œuvre humaine. — Une œuvre d’art est une œuvre où l’homme a traduit, au moyen de formes sensibles ou intellectuelles,
l’idée ou la sensation du beau.
On peut dire encore plusieurs choses, toutes parfaitement inutiles, quoique justes et vraies ; mais on ne peut pas dire : « L’art constitue un moyen de communion entre les hommes s’unissant par les mêmes sentiments », car, cette définition s’appliquerait indifféremment à la religion, à la morale, au patriotisme, à la science, à toutes les activités qui ont une valeur sociale.
L’art a un but particulier et tout à fait égoïste : il est son but à lui-même. Il ne se charge volontiers d’aucune mission, ni religieuse, ni sociale, ni morale. Il est le jeu suprême de l’humanité ; il est le signe de l’homme ; il est la marque du désintéressement intellectuel. Il affirme le divin ; il tend à sortir des contingences ; il se veut libre, il se veut inutile, il se veut absurde, c’est-à-dire en désaccord avec les forces mêmes de la nature qui tiennent l’homme dans une étroite servitude.
Si l’on donne à l’art un but de moralité, il cesse d’être, puisqu’il cesse d’être inutile. Il est impossible qu’une œuvre soit voulue en même temps d’art et de moralité ; l’antinomie est absolue.
Cependant la tendance des hommes est de faire servir à leurs besoins même l’inutile. C’est ainsi que l’on attribue à telles œuvres d’art pur une signification seconde, surajoutée arbitrairement et tellement factice qu’on peut l’ôter, la remettre, la changer — comme ces robes des idoles espagnoles — sans que l’œuvre ait rien perdu de son caractère désintéressé : elle y gagne parfois un nouveau sourire d’ironie et de pitié.
Il arrive aussi que tel grand écrivain, comme Tolstoï, croyant faire à la fois de l’art et de la morale, a fait de l’art pur, malgré son désir et malgré sa volonté. Cela est rare et les hommes de génie eux-mêmes sont punis, le plus souvent, et réduits à la médiocrité, quand ils ont voulu se servir de l’art, au lieu de le servir. Je ne demande pas que, dans le désarroi futur, on respecte ce refuge suprême. Si tous les sanctuaires doivent être détruits, celui-là ne sera pas épargné et il est très probable que les prochaines civilisations, entièrement utilitaires, matérialistes, scientifiques et morales, se soucieront peu de jouer à faire des tableaux, des poèmes ou des dômes. Si elles admettent encore une sorte d’art, cela sera de l’art « social », — pour que l’art soit nié sous son propre nom.
Ainsi Tolstoï, dont les paroles m’épouvantent, aura raison dans l’avenir, — à moins que l’avenir échappe aux constructeurs de sociétés, à moins qu’il ne ressemble, tout bonnement, et au présent et au passé.
1899.
V
Le marbre et la chair
Au maître Rodin.
Un atelier de sculpture affirme la supériorité de l’art sur la vie, combien la chair est triste près de la joie lumineuse des marbres, modeste près de la gloire des bronzes. A première vue, l’impression du nu féminin parmi le nu marmoréen est plutôt pénible ; on est contrarié par le ton de la peau, ce mélange de rose et de jaune, par la mobilité de la face et des muscles de tout le corps, brisé souvent en une attitude sans grâce, par les cheveux, par d’autres ombres, par l’absence de calme et de lignes fixes et aussi, par ce que l’on sent de fugitif, de personnel, en l’académie correcte de cet être qui s’érige bêtement, nu et ennuyé, sur une table.
C’est bien vraiment là que l’on comprend à quel point existe peu, en soi, la beauté individuelle et extérieure, à quel point une créature quelconque, pierre ou arbre, bête ou homme, est incapable de se réaliser par ses seuls moyens naturels, ses seuls moyens de vie : en somme, elle n’arrive à la réalité qu’après avoir été manipulée, recréée, évoquée
par l’Art ou par le Désir (qu’on peut ainsi appeler l’Amour).
Ces petits modèles que l’on voit partout, multicolores dans les rues, unicolores dans les ateliers, ces petites Italiennes sont fort insignifiantes, d’un charme médiocre, guère jolies et souvent lourdes en leur sérieux de madones : mais qu’elles soient désirées par l’Artiste ou désirées par l’Amant, et les voilà égales peut-être aux plus hautes divinités.
La matière, telle que créée ou telle que née, est essentiellement amorphe sous une apparence formelle, sous l’illusion d’un contour précis, et c’est à l’intelligence de lui donner sa forme vraie, c’est-à-dire sa destination et sa place dans la hiérarchie des œuvres d’art ou d’amour.
De toutes les créatures amorphes, la femme (à quelques exceptions près où l’âme mâle s’est logée en enveloppe femelle) est idéalement la plus malléable et la plus inconsistante, celle qui subit le mieux les empreintes, mais aussi celle qui les garde le moins profondément : elle ne s’épanouit en sa réelle et définitive nature que sous la mainmise incessante et impérieuse de la Force. La statuaire, où il faut du génie et des muscles, de l’intrépidité et de l’endurance, est évidemment l’art qui la domine le mieux et la réalise le plus sûrement : en pierre, en marbre, en bronze, elle est vraiment éternelle, elle est vraiment l’indestructible Idée.
VI
Sur le christianisme
… C’est pourquoi il n’y eut jamais de peuples chrétiens. L’Europe, depuis qu’elle a été nominalement christianisée, ne vit que des quelques gouttes d’élixir païen qu’elle a sauvées de la jalousie de ses convertisseurs. On parle d’obscurantisme ; il est dans la morale chrétienne et non dans un cérémonial et des usages hérités de la religion gréco-romaine. Ce cycle néo-chrétien, dont on ne peut prévoir la fermeture, est navrant. On voit l’humanité s’abrutir toujours de plus en plus, à mesure qu’elle s’éloigne du romanisme pour essayer de réaliser les chimères d’un rêve asiatique. L’heure est chrétienne, et elle est sonnée à toute volée par des hommes qui se croient anti-chrétiens. Ne soyons pas dupes des mots. La théologie s’est sécularisée ; elle est parlementaire et électorale. Elle tend à l’action politique. Jésus à réfléchi — ceci pourrait tenter quelque socialiste — et il s’est dit qu’après tout, ce monde vaut bien l’autre et qu’il s’y pourrait tailler un royaume. Je ne crois pas qu’il réussisse, parce que l’on conçoit difficilement une société anti-sociale. Mais plus l’entreprise est vaine, plus la bataille sera longue et pénible. Il est possible que, s’étant mis, une fois pour toutes, l’idée du paradis évangélique dans la tête, l’humanité ne veuille plus jamais en démordre. Du moins cela durera jusqu’à ce qu’un autre grand courant, peut-être tout contraire, emporte les hommes vers une autre chimère, une autre étoile aussi inaccessible que toutes les étoiles.
En ce moment, nous en sommes au point que tout ce qui n’est pas chrétien semble obscène. On ne peut plus dire que généralement les loups mangent les agneaux et que c’est leur devoir de loups, sans faire passer dans les foules un frisson d’horreur. Il faut mettre ordre à cela et ranger le monde sous la houlette de Berquin. On confond l’équité, qui est l’ordre, avec la justice, idée chrétienne. Justitia pour Cicéron et pour les juristes, c’est la loi, l’attribution à chacun de ce qui lui est dû ; pour Tertulien, le mot signifie douceur, bonté. Nous en sommes à Tertulien. C’est une manière de sentir. Elle a sa valeur. Seulement ceux qui répètent le beati mites, et qui pratiquent l’évangile de la pitié sont destinés à devenir les esclaves de ceux qui osent dire : ma justice, c’est ma force, et qui le prouvent. Ils le sont déjà. Je comprends bien que ceux qui sont les faibles veuillent devenir les forts ; mais l’inverse me révolte comme une lâcheté. Je n’aime pas ces patriciens romains qui se rangèrent à la religion des esclaves ; ils furent les apostats de leur caste et de leur race. En France, dès que les aristocrates militaires eurent reçu quelque culture, dès qu’ils comprirent le sens des prières chrétiennes, ils refusèrent de les prononcer et laissèrent au peuple une religion d’humilité. Les orateurs chrétiens du xviie siècle viennent du peuple ; leur occupation est de convertir les grands ; chacun est le saint Remi de quelque Clovis. Le grand Condé résista longtemps ; un jour, comme Bourdaloue montait en chaire, à Saint-Sulpice, il cria : « Silence, voici l’ennemi ! » On n’a jamais cité ce mot qu’en l’honneur de Bourdaloue. Soit ; mais il établit très bien aussi la position d’un Condé devant un Jésuite.
Aujourd’hui l’aristocratie intellectuelle se peut juger d’après la même pierre de touche. Elle est incompatible, je ne dis pas seulement avec la foi, avec la sentimentalité chrétienne. Il faut vivre plus haut que cela et ne point s’occuper du bonheur des autres, alors que l’on dédaigne le sien propre. Le christianisme a promulgué une morale unique, obligatoire pour tous. Ceux qui semblent le plus violents contre le christianisme ont le plus grand soin de respecter cette morale ; plutôt que de l’alléger, ils la rendraient volontiers plus lourde. Il faut être heureux, et c’est l’obéissance qui conduit par la main les hommes vers le bonheur. Ainsi l’humanité sacrifie tout ce qui n’est pas essentiel à l’idéal moyen qu’elle veut atteindre. Le premier sacrifice est celui de la liberté. Penser selon les ordres d’un directoire religieux ou politique, qu’importe au peuple, qui ne pense pas ? Se soumettre : qu’importe à une masse qui vit déjà dans l’esclavage ? Le choix des plaisirs : elle est habituée à les subir. La joie de se grandir par un acte difficile : qui comprend cela ? Enfin le bonheur moyen écarte tout ce qui peut faire moins laide, la vie humaine ; et il englobe tout ce qui la rabaisse. L’idéal terrestre de l’humanité sent la porcherie, comme son idéal céleste sentait l’étable. Ni le paradis chrétien ne peut convenir à la partie supérieure de l’humanité, ni le paradis socialiste. Les hommes dignes de ce nom ne connaissent qu’une manière d’exercer la vie : par la lutte pour la liberté.
Cependant le monde est chrétien et il se christianise tous les jours. Ceux qui se retranchent de la communion en avouant leur incroyance devront se résigner à une vie inharmonieuse et pénible. Les non-conformistes seront de plus en plus bafoués et haïs. Leur position va devenir plus difficile que ne le fut, sous le règne de la foi, la position des incrédules. Il faut déjà ruser pour dire sa pensée, quand elle blesse la morale chrétienne.
Cependant, à condition de ne prétendre qu’à l’approbation du très petit nombre des esprits libres, il est encore temps de parler. Si le cercle des auditeurs est étroit, la voix est mieux entendue. Je relis des pages où M. Victor Brochard a eu le courage de montrer60 que l’idée de Dieu, telle que la philosophie orthodoxe croit la trouver chez les Grecs, est une idée purement chrétienne. « Jamais, dans la philosophie grecque — la chose est hors de doute, — et pas plus chez les Stoïciens que chez Platon, l’infini n’a été considéré autrement que comme une imperfection, un non-être ». Notre Dieu moderne n’est pas le produit d’une évolution normale de la pensée humaine ; il représente la substitution brutale d’une croyance religieuse à une conception philosophique. A l’idée religieuse d’un Dieu-volonté se joint nécessairement l’idée d’obligation morale.
Le bien c’est la volonté de Dieu, soit qu’il l’ait formulée directement (révélation), soit qu’il l’ait inscrite à jamais dans la conscience de chaque homme (Kant). « Nombre de moralistes, dit M. Brochard, acceptent sans hésiter de définir la morale, la science du devoir, et notre esprit moderne ne conçoit pas même une morale qui ne tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne lui formulerait pas certains préceptes auxquels il est tenu d’obéir. Cependant, si l’on veut bien y prendre garde, cette idée est totalement absente de la morale ancienne. Elle est si étrangère à l’esprit grec, que pas plus en grec qu’en latin il n’y a de mot pour l’exprimer. Jamais les anciens n’ont conçu l’idéal moral sous la forme d’une loi ou d’un commandement. » La morale pour les anciens c’est la coutume, l’usage. Leurs moralistes donnent des conseils, jamais des ordres. Sans doute ils voulaient, eux aussi, aider les hommes à trouver le bonheur ; mais cette attitude était toute fraternelle. Ils ne mêlaient pas l’idée de devoir à la recherche du « souverain bien ». Et comme ils ne concevaient pas le devoir, ils ignoraient la conscience morale. La vertu était donc pour les anciens toute différente de ce qu’elle est pour nous. « Au point de vue moderne, dit M. Brochard, la vertu est l’habitude d’obéir à une loi nettement définie et d’origine suprasensible. Au point de vue ancien, elle est la possession d’une qualité naturelle. » Les idées de libre-arbitre, de responsabilité morale sont également ignorées de la philosophie grecque ; quant à l’immortalité de l’âme, ce fut une des rêveries de Platon, mais elle ne tient pas étroitement à sa philosophie.
En descendant au détail de la morale, on trouverait presque toutes nos coutumes en opposition avec les coutumes des anciens, tellement le christianisme nous a refaçonnés sans pitié pour notre liberté et pour la pureté de notre race. Je ne dis pas qu’il faille rejeter définitivement et toute la morale chrétienne, et toute la philosophie chrétienne ; cela pourrait produire un précipice fâcheux et qu’il serait difficile de combler. On pourrait cependant écarter, à titre provisoire, ces diverses notions, véritables intruses dans l’intelligence occidentale. Suivons l’exemple du catéchisme qui débute par : « Etes-vous chrétien ? » Ainsi on interrogerait toutes les prescriptions morales, tous les dogmes métaphysiques, et on les écarterait doucement, après s’être bien assuré de leur origine. C’est de l’empirisme ; sans doute, mais pour qui ne croit pas à la vérité, l’empirisme est la seule méthode. Que pendant ce travail des ◀philosophes, les hommes continuent à faire semblant de pratiquer l’une des formes du christianisme, cela n’a aucune importance, pourvu que les mœurs soient libres, pourvu que l’intelligence demeure intacte.
On verrait ensuite ce que l’on pourrait reprendre parmi l’écart. Non pas l’idée de Dieu, sans doute, ni l’impératif catégorique ; peut-être, entre les plus basses cartes, un peu de cette sentimentalité perverse sans laquelle nous ne comprendrions plus rien à notre art et à notre littérature. Le christianisme n’a pas apporté au monde que des mensonges et des poisons. Nietzsche l’a trop méprisé. Une religion qui a conquis l’humanité, c’est qu’elle s’adaptait au moins à certains de ses besoins. Aujourd’hui même on ne voit à lui opposer que des principes qui révoltent presque tous les hommes. Aussi l’enquête que je propose serait-elle un jeu purement philosophique ; elle fournirait quelques flèches à la critique, mais peut-être pas une seule arme vraie. N’ayant plus de position intellectuelle le christianisme est inaccessible aux arguments intellectuels. La raison n’y peut rien ; peut-être mourra-t-il un jour empoisonné par la ciguë de son triomphe ?…