Préface
Je ne sache, pour mon compte, aucun livre où l’on ait défini nettement et de manière à satisfaire les esprits difficiles, cette chose mystérieuse et puissante qu’on a si souvent l’occasion de nommer : — la Poésie. Sur ce sujet comme sur tant d’autres, les Philosophes▶, ces Quinze-Vingts superbes, n’ont vu goutte, et les Rhétoriciens, moins heureux que les huîtres, qui ont parfois le hasard d’enfermer une perle dans leurs écailles, n’ont jamais, parmi les mots qu’ils enfilent ou brassent, rencontré celui-là qui eût dit heureusement l’idée qu’il s’agit pourtant d’exprimer. Tout le monde enfin a parlé de poésie, personne n’a dit scientifiquement ce que c’était… La notion complète n’en a pas été déterminée. L’idée n’en a été produite qu’à l’état fragmentaire. Cette métaphysique, nécessaire jusqu’ici, a manqué.
Ce n’est pas le livre que nous publions aujourd’hui qui la fera. Cependant, pour les esprits réfléchis ou chercheurs, il y aura peut-être toute une poétique à dégager de ce premier volume sur les Poètes du xixe siècle. Mais qu’on m’entende bien, une poétique n’est un traité de la poésie qu’en littérature. Or la poésie n’est pas seulement que dans l’expression littéraire. Elle est dans les arts. Elle est dans la nature. Elle est en toutes choses ; — en toutes choses, si abjectes soient-elles ou paraissent-elles l’être aux esprits prosaïques ou vulgaires. Il ne s’agit que de frapper juste toute pierre, si roulée et même si salie qu’elle soit dans les ornières de la vie, pour en faire jaillir le feu sacré ; seulement, pour frapper ce coup juste, il faut la suprême adresse de l’instinct qui est le génie, ou l’adresse de seconde main de l’expérience, qui est du talent plus ou moins cultivé.
Eh bien ! ce sont ces esprits frappeurs, dans l’ordre littéraire, qui viennent à leur place aujourd’hui dans la vaste composition que nous avons entreprise des Œuvres et des Hommes au xixe siècle. Parmi les artistes qui, sous toute forme et dans toute œuvre, arrivent à ce degré de profondeur et d’intensité qui est plus que la vie et qui en constitue l’idéal, il y a ceux qui ont tiré à eux toute cette magnifique couverture du nom de poètes et qui l’ont gardé pour eux seuls. Seuls, en effet, entre tous, ils s’appellent spécialement : Les Poètes. Ils ont confisqué à leur profit une appellation qui convient à tout homme doué, quel que soit son genre de talent et de langage, de la puissance d’exalter la vie et d’élargir les battements du cœur.
Les Poètes donc au xixe siècle, tel est le sujet de la nouvelle série d’études que nous publions aujourd’hui. On ne les trouvera pas tous dans ce cadre étroit d’un volume ; mais j’ai besoin de rappeler une conception sur laquelle la Critique s’est volontairement ou involontairement trompée. Elle a dernièrement reproché à l’auteur des Œuvres et des Hommes d’avoir oublié, dans ses volumes précédents, des personnalités très considérables. Il s’agissait du P. Guéranger, comme théologien, et du P. Ventura, comme philosophe1. Elle n’avait pas lu la préface générale, placée à la tête du premier volume des Œuvres et des Hommes (le volume des ◀Philosophes▶ et des Écrivains religieux), ou si elle l’avait lue, elle ne s’en souvenait plus, car il est dit positivement dans cette préface, que pour être plus dans le mouvement de son temps, l’auteur laisserait là toute exposition artificielle ou chronologique, et ne partirait jamais, tout en embrassant le siècle tout entier, dans un nombre indéterminé de volumes, que des publications contemporaines ou des réimpressions par lesquelles on atteint à tous les moments du passé et à tous les hommes qui y ont laissé une place durable ou éphémère… Avec ce système, il y a des attentes, il n’y a pas d’oublis ! Tel ◀philosophe▶, tel historien, tel poète, etc., ne sont pas dans le premier volume des ◀Philosophes, des Historiens, des Poètes. Ils seront dans le second ou dans le troisième ; qu’importe ! Pour cela, ils n’ont qu’à produire un livre nouveau ou à réimprimer un livre ancien… S’ils sont morts, par exemple comme le P. Ventura, dont il était question, n’y a-t-il pas des éditeurs qui réimpriment leurs œuvres après eux ?
J’aimerais mieux n’avoir pas à répéter cette chose déjà dite, mais j’y suis d’autant plus forcé, que dans ce premier volume des Poètes au xixe siècle, il y a des absences, comme celles de M. de Lamartine, d’Alfred de Musset et de Béranger, qui ne sont pas des omissions !
Du reste, quoique ces trois poètes qui, à tort ou à raison, ont passionné l’imagination de leur temps, ne soient pas personnellement pris à partie dans cette première fournée des Poètes du xixe siècle, ils y sont pourtant à bien des pages où les imitateurs qu’on y juge font des repoussoirs à leurs maîtres et les grandissent de leur petitesse, à eux. Voilà de la besogne faite ! Mais ce n’est pas tout pour la Critique. Je crois même qu’il faut qu’elle se défie beaucoup de rapprochements et de contrastes dangereux, qui troubleraient d’abord son regard et finiraient par le fausser. La mesure des hommes est absolue, et, dans un sens ou dans un autre, la comparaison l’exagère toujours.