(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE VIGNY (Servitude et Grandeur militaires.) » pp. 52-90
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE VIGNY (Servitude et Grandeur militaires.) » pp. 52-90

M. DE VIGNY (Servitude et Grandeur militaires.)

Autrefois dans les temps antiques, ou même en tout temps, à un certain état de société commençante, la poésie, loin d’être une espèce de rêverie singulière et de noble maladie, comme on le voit dans les sociétés avancées, a été une faculté humaine, générale, populaire, aussi peu individuelle que possible, une œuvre sentie par tous, chantée par tous, inventée par quelques-uns sans doute, mais inspirée d’abord et bien vite possédée et remaniée par la masse de la tribu, de la nation. A mesure que la civilisation gagne, que la société s’organise et se raffine, la poésie, primitivement éparse, se concentre sur quelques têtes et s’individualise de plus en plus. Il y a un admirable moment où l’élite, sinon l’ensemble d’une société, demeurant capable de participer encore à l’œuvre de la poésie, mais seulement par l’intérêt commun qu’elle y apporte, cette œuvre tout accomplie, tout élaborée, lui est offerte par d’illustres individus privilégiés qui seuls ont acquis et mûri l’art de charmer avec profondeur, d’enseigner avec enchantement. Passé ces glorieuses époques qu’enfante un concours de circonstances, ménagées souvent durant des siècles, l’intérêt général et social se dissémine, se retire de plus en plus des œuvres distinguées de poésie, que multiplient pourtant l’éducation, l’exemple, le caprice des imaginations précoces et surexcitées. Les hasards de vogue, la mobilité des systèmes et des goûts, remplacent les droites et sûres consécrations de la gloire. L’artiste souffre ; il arrive dès l’abord, sous le poids des siècles qui ont précédé, mais aussi sous leur aiguillon, dans un monde où les premiers rôles de la poésie et de l’art sont pris et, en quelque sorte, usurpés par les ancêtres. Cette difficulté, comme c’est l’ordinaire des natures généreuses, ne fait que l’enhardir ; il s’ingénie, il repousse, il détrône pour se faire jour ; par moments il tâche d’ignorer, ou de restaurer à d’autres moments. Il demande au ciel et à la terre des espaces non explorés encore, un coin où mettre sa statue comme dans un cimetière encombré. Il sonde les souterrains, il tente les nuages. Chaque génération de jeunesse prodigue ainsi sa fleur la plus délicate à ces entreprises anxieuses, contradictoires, toujours interrompues et renouvelées. Le nombre des poëtes, des artistes in petto, malgré la société et à son insu, augmente dans une progression effrayante, en même temps que les larges routes et les issues possibles semblent diminuer. Dans la première forme de société, chez les Klephtes, chez les montagnards des Asturies, par exemple, chacun plus ou moins était poëte, chacun exhalait au ciel sa romance ou sa chanson, et n’en vivait que mieux et plus allègrement de toutes les saines et énergiques facultés de l’âme et du corps : ici, à cette autre phase extrême de la société, il se crée une situation inverse : la faculté poétique qui, aux époques intermédiaires, s’était successivement amortie et calmée dans beaucoup d’organisations occupées ailleurs, et s’était tenue à part et distincte en quelques hautes organisations couronnées, cette faculté revient avec une sorte de recrudescence, et se remue, se loge dans un nombre croissant de jeunes âmes. Elle y revient, non plus comme faculté heureuse et naturelle, mais comme une maladie pénétrante, subtile, une affliction plutôt qu’un don, une rosée amère à des tempes douloureuses. La finesse naïve de ces âmes sensibles, passionnées, saintement ambitieuses, en opposition avec l’atmosphère inclémente où elles vivent, s’altère bientôt et contracte presque immanquablement une irritation, une âcreté cachée qui passe dans l’art, et que la sérénité des belles œuvres précédentes ne connaissait pas. Les œuvres nouvelles qui sortent de ces luttes infinies, de ces mondes intérieurs de souffrances, d’analyses, de pointillements, peuvent être belles encore, belles comme des filles engendrées et portées dans les angoisses, belles de la blancheur des marbres, de complexion bleuâtre, veinées, perlées et nacrées, mais sans une certaine vie primitive et saine.

Si les œuvres de la poésie primitive, non encore arrivées à une culture régulière, peuvent se comparer à des fruits sauvages, assez âpres ou quelquefois fort doux, produits par des arbres francs et détachés au hasard sous la brise ; si, au milieu de cette nature agreste, quelques grands poëmes divins, formés on ne sait d’où, semblent tomber des jardins fabuleux des Hespérides ; si les œuvres de la poésie régulièrement cultivée sont comme ces magnifiques fruits savoureux, mûris et récoltés dans les vergers des nations puissantes et des rois, on peut prétendre que les œuvres de cette poésie des époques encombrées et déjà grêlées ne sont pas des fruits, à vrai dire ; ce sont des produits rares, précieux peut-être, mais non pas nourrissants. Il y a dans les fleurs des couleurs brillantes et des beautés qui sont de véritables dégénérations déguisées. La perle, si chère aux poëtes, n’est rien autre chose, dit-on, qu’une production maladive d’un habitant des coquilles sous-marines, qui répare, comme il peut, son enveloppe entamée. L’encens, non moins cher à la poésie, et qui par son parfum rappelle si bien celui de quelques œuvres mystiquement exquises dont nous aurons à parler, l’encens lui-même n’est guère qu’une aberration de la vraie séve, un trésor lent sorti d’une blessure, et douloureux sans doute au tronc qui le distille. Si l’art, la poésie, se doivent jamais appeler le produit précieux d’un mal caché, ce n’est pas de l’art, de la poésie d’Homère et de Sophocle, ni de celle de Dante, ni de celle de Shakspeare, de Molière et de Racine, qu’on peut dire cela : ces sortes de poésies, quelque travaillées qu’elles semblent, demeurent toujours le riche et heureux, couronnement de la nature, ramis felicibus arbos ; mais c’est bien de la poésie de Jean-Jacques, de Cowper, de Chatterton, du Tasse déjà, de Gilbert, de Werther, d’Hoffmann, et de son musicien Kreisler, et de son peintre Berthold de l’Église des Jésuites, et de son peintre Traugott de la Cour d’Arthus, c’est de toutes ces poésies, et c’est aussi de celle de Stello, qu’on peut à bon droit le dire.

M. de Vigny n’a pas été seulement, dans Stello et dans Chatterton, le plus fin, le plus délié, le plus émouvant monographe et peintre de cette incurable maladie de l’artiste aux époques comme la nôtre, il a été et il est poëte. Il a commencé par être poëte pur, enthousiaste, confiant, poëte d’une poésie blonde et ingénue. Ce scalpel qu’il tient si bien, qu’il dirige si sûrement le long des moindres nervures du cœur ou du front, il l’a pris tard, après l’épée, après la harpe ; il a tenté d’être, entre tous ceux de son âge, poëte antique, barde biblique, chevalier-trouvère. Quelle blessure profonde l’a donc fait se détourner ? Comment l’affection, le mal sacré de l’art, la science successive de la vie et ses mécomptes, ont-ils par degrés amené en lui cette transformation ou du moins ce dédoublement du poëte en savant, de celui qui chante en celui qui analyse ? Quel réseau d’intimes et inexplicables douleurs a d’abord longuement dessiné en lui toutes ces fibres ramifiées et déliées du poëte souffrant, qu’il devait plus tard mettre à nu ? Pour nous, qui l’admirons sous ces deux formes et qui espérons que l’une n’a pas irrévocablement remplacé l’autre, nous essayerons de le suivre dans sa belle vie de poëte recouverte et compliquée, de le conduire du point de départ jusqu’à son œuvre nouvelle d’aujourd’hui.

Le comte Alfred de Vigny est né à Loches en Touraine, le 27 mars 179919, d’un père ancien officier de cavalerie, qui avait fait la guerre de Sept Ans, et avait même rapporté dans ses blessures une balle opiniâtrément logée qui pliait sa taille, spirituel d’ailleurs et ami des lettres, en un mot Alfred gai, comme me disait quelqu’un qui l’a connu. Sa mère, Mlle de Baraudin, fille d’un amiral de ce nom, est aussi de Touraine ; son père était de Beauce : des deux côtés, comme on le voit, notre poëte a racine en plein au meilleur terroir de la France. Il commença ses études à Paris dans l’institution de M. Hix, et fut ensuite sous un précepteur. A la première Restauration, âgé d’environ seize ans, on le fit entrer dans une des compagnies rouges de la maison du roi ; et lors de la suppression de ces compagnies, en 1816, il passa dans la garde royale à pied. Le goût de la guerre et celui des lettres se disputaient et se mariaient en lui : les unes gagnèrent constamment du terrain à défaut de l’autre. Une des connaissances intimes de son père était l’aimable et spirituel M. Deschamps, père des deux poëtes de ce nom, et lui-même un des derniers liens de la société littéraire de son temps. Les jeunes Émile et Alfred s’étaient connus de bonne heure, avec quelque inégalité d’âge, l’un tout jeune homme, l’autre enfant ; ils se retrouvèrent après un intervalle, en 1814 ou 1815, dans un bal : quelques mots rapides, communicatifs, les remirent vite au fait de leurs goûts, de leurs rêves et de leurs essais durant l’absence, et le lendemain ils eurent rendez-vous, dans la matinée, pour se confier leurs vers. Ceux du poëte qui nous occupe n’étaient et ne pouvaient être encore qu’un tâtonnement : quelques vers gracieux, mélancoliques, très-roses ou très-sombres, une ébauche de tragédie des Maures de Grenade, mais déjà des idées d’art inquiètes, lointaines et hors du commun. L’Ode au Malheur 20 était faite ; la pièce du Bal, qui indique toute une nouvelle manière, allait venir bientôt. Des morceaux d’André Chénier, publiés par M. de Chateaubriand dans le Génie du Christianisme, et par Millevoye à la suite de ses poésies, donnaient déjà beaucoup à réfléchir à cet esprit avide de l’antique, qui cherchait une forme, et que le faire de L’elille n’amorçait pas : Myrto la Jeune Tarentine, et la blanche Néère, faisaient éclore à leur souffle cette autre vierge enfantine, la Lesbienne Symétha. Une société choisie et lettrée se rassemblait chez M. Deschamps ; écoutons l’auteur des Dernières Paroles 21 nous la peindre au complet dans une de ses pièces les plus touchantes :

C’était là mon bon temps, c’était mon âge d’or,
Où, pour se faire aimer, Pichald vivait encor,
Cygne du paradis, qui traversa le monde
Sans s’abattre un moment sur cette fange immonde.
Soumet, Alfred, Victor, Parseval, vous enfin
Qui dans ces jours heureux vous teniez par la main,
Rappelez-vous comment au fauteuil de mon père
Vous veniez le matin, sur les pas de mon frère,
Du feu de poésie échauffer ses vieux ans,
Et sous les fleurs de mai cacher ses cheveux blancs.
Les plus jeunes vantaient Byron et Lamartine,
Et frémissaient d’amour à leur muse divine ;
Les autres, avant eux amis de la maison,
Calmaient cette chaleur par leur froide raison,
Et savaient, chaque jour, tirer de leur mémoire,
Sur Voltaire et Lekain, quelque nouvelle histoire.

Pichald, MM. Soumet, Guiraud, Jules Lefèvre, faisaient donc partie de ce premier cénacle qui a devancé l’autre de presque dix ans, et qui s’est prolongé en expirant jusque dans la Muse française. M. de Vigny, alors officier dans la garde, tantôt à Courbevoie, tantôt à Vincennes, mais toujours à portée de Paris et le plus souvent à la ville, essayait et caressait dans ce cercle ami ses prédilections poétiques. J’insiste sur ce point, parce qu’un très-spirituel article, inséré dans la Revue des Deux Mondes 22, et aussi recommandable par les jugements que peu exact quant aux faits, a représenté M. de Vigny comme entièrement isolé et soustrait aux relations littéraires d’alors, grâce à sa vie de camp et de garnison jusqu’en 1828. M. de Vigny ne quitta véritablement Paris et ne dut interrompre ses habitudes du faubourg Saint-Honoré, sa seconde patrie depuis son enfance, que lorsqu’il passa dans l’infanterie de ligne ; sa plus forte absence, entrecoupée de retours, fut de 1823 à 1826. A cette époque il se maria, et désespérant de voir une guerre, n’ayant pu même assister à l’expédition d’Espagne que du haut des Pyrénées qu’il ne franchit pas, capitaine d’infanterie, comme Vauvenargues, et aussi étranger que lui à toute faveur, il se retira du service actif ; un an après, il donnait définitivement sa démission. Le pouvoir qu’il avait servi avec dévouement, auquel il tenait par ses opinions de famille et par ses affections, négligea toujours de le distinguer en rien, et M. de Vigny ne fit jamais rien de son côté pour se rappeler aux hommes de ce pouvoir. Héléna et d’autres poëmes recueillis en 1822, Éloa en 1824, avaient paru ; le roman de Cinq-Mars paraissait en 1826 et faisait éclat. La nouvelle carrière de M. de Vigny était donc toute tracée et par lui seul ; il s’y voua sans partage, avec toute la fierté d’une haute indépendance, enveloppée sous les formes parfaites de l’élégance et de l’urbanité.

Quand j’ai insisté, pour rectifier une erreur, sur les premières relations littéraires et les accointances poétiques de M. de Vigny, ce n’est pas du moins que je prétende diminuer aucunement son caractère d’originalité et l’idée qu’on se doit faire de la puissance solitaire et méditative empreinte dans ses poëmes. Entre tous ceux de son âge, et comme le dit le vieil Étienne Pasquier à propos de la pléiade du règne d’Henri II, entre ceux de sa volée, il n’en est aucun qui semble plus imprévu, plus étrange même, provenu d’une source mieux recélée, d’une filiation moins commode à saisir. Contemporain par ses débuts de MM. de Lamartine et Victor Hugo, sa manière entièrement distincte de la leur, comme poëte, est notoire. Eux, du moins, par quelque côté, par certaines analogies, on peut les rattacher à la poésie française antérieure. La méditation de M. de Lamartine, intitulée la Retraite, ressemble assez bien à quelque belle épître de Voltaire ; Millevoye plus fort aurait écrit quelques-unes des plus légères pièces de ce premier recueil ; Fontanes aurait pu faire pressentir quelques tons de ces accords. Les premières odes de M. Hugo ont le dessin singulièrement correct et classique ; il n’y a pas rupture tout d’abord entre lui et les devanciers lyriques qu’il doit surpasser. Chez M. de Vigny, à part les imitations évidentes d’André Chénier, qui sont une étude en dehors, on cherche vainement union et parenté avec ce qui précède en poésie française. D’où sont sortis en effet Moïse, Éloa, Dolorida ? Forme de composition, forme de style, d’où cela est-il inspiré ? Si les poëtes de la pléiade de la Restauration ont pu sembler à quelques-uns être nés d’eux-mêmes, sans tradition prochaine dans le passé littéraire, déconcertant les habitudes du goût et la routine, c’est bien sur M. de Vigny que tombe en plein la remarque. Ces poëtes, à en juger par lui, étaient, en effet, des âmes orphelines, sans parents directs en littérature française. Hormis M. de Chateaubriand, qui encore ne les reconnaissait pas bien authentiquement. je n’en vois guère de qui ils se seraient réclamés. Oui, dans cette muse si neuve qui m’occupe, je crois voir, à la Restauration, un orphelin de bonne famille qui a des oncles et des grands-oncles à l’étranger (Dante, Shakspeare, Klopstock, Byron) : l’orphelin, rentré dans sa patrie, parle avec un très-bon accent, avec une exquise élégance, mais non sans quelque embarras et lenteur, la plus noble langue française qui se puisse imaginer ; quelque chose d’inaccoutumé, d’étrange souvent, arrête, soit dans la nature des conceptions qu’il déploie, soit dans les pensées choisies qu’il exprime. Les sources extérieures du talent poétique de M. de Vigny, si on les recherche bien, furent la Bible, Homère, du moins Homère vu par le miroir d’André Chénier, Dante peut-être, Milton, Klopstock, Ossian, Thomas Moore lui-même, mais tout cela plus ou moins lointain et croisé, tout cela surtout fondu et absorbé goutte à goutte dans une organisation concentrée, fine et puissante.

Les trois plus beaux poëmes de M. de Vigny, au jugement de M. Magnin23 et au nôtre, Dolorida, Moïse, Éloa, assignent à sa noble muse des traits qui, dussent-ils ne plus se renouveler et se varier, sont ceux d’une immortelle. Son talent réfléchi et très-intérieur n’est pas de ceux qui épanchent directement par la poésie leurs larmes, leurs impressions, leurs pensées ; il n’est pas de ceux non plus chez qui des formes nombreuses, faciles, vivantes, sortent à tout instant et créent un monde au sein duquel eux-mêmes disparaissent : mais il part de sa sensation profonde, et lentement, douloureusement, à force d’incubation nocturne sous la lampe bleuâtre, et durant le calme adoré des heures noires, il arrive à la revêtir d’une forme dramatique, transparente pourtant, intime encore. Dans le poëme d’Éloa, cette vierge-archange est née d’une larme que Jésus a versée sur Lazare mort, larme recueillie par l’urne de diamant des séraphins et portée aux pieds de l’Éternel, dont un regard y fait éclore la forme blanche et grandissante. Or, suivant nous, toute poésie de M. de Vigny est engendrée par un procédé assez semblable, par un mode de transfiguration aussi merveilleuse, bien que plus douloureuse. Il ne donne jamais dans ses vers ses larmes à l’état de larmes ; il les métamorphose, il en fait éclore des êtres comme Dolorida, Symétha, Éloa. S’il veut exhaler les angoisses du génie et le veuvage de cœur du poëte, il ne s’en décharge pas directement par une effusion toute lyrique, comme le ferait M. de Lamartine, mais il prend un détour épique, il crée Moïse. Éloa elle-même peut ne sembler autre chose, en y levant un voile, qu’une adorable et plaintive élégie d’une séduction d’amour divinisée. Pour arriver à ce vêtement complet et chaste et transparent, que de veilles, on le conçoit ! que de tissus essayés ! que de broderies quittées et reprises ! Oh ! non, jamais le vieillard que Térence appelle Celui qui se tourmente lui-même ne se rongeait d’autant de soucis et de pâleur que, dans ses efforts silencieux vers le beau, cette pudique et jalouse muse. En maint endroit, la poésie de M. de Vigny a quelque chose de grand, de large, de calme, de lent ; le vers est comme une onde immense, au bord d’une nappe, et avançant sur toute sa longueur sans se briser. Le mouvement est souvent comme celui d’une eau, non pas d’une eau qui coule et descend, mais d’une eau qui s’élève et s’amoncelle avec murmure, comme l’eau du déluge, comme Moïse qui monte. Quelquefois c’est comme un cygne immobile qui plane, ailes étendues :

Dans un fluide d’or il nage puissamment,

ou comme une large pluie de lis qui abonde avec lenteur. Au milieu de ce calme général, solennel, il se passe en un clin d’œil des mouvements prodigieux qui mesurent deux fois l’infini, comme dans ce vers sur l’aigle blessé :

Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend.

Presque toutes les belles comparaisons, qui à chaque pas émaillent le poëme d’Éloa, pourraient se détourner sans effort et s’appliquer à la muse de M. de Vigny elle-même, — et la villageoise qui se mire au puits de la montagne et s’y voit couronnée d’étoiles, — et la forme ossianesque sous laquelle apparaît vaguement d’abord l’archange ténébreux, — et la vierge voltigeante qui n’ose redescendre, comme une perdrix en peine sur les blés où l’œil du chien d’arrêt flamboie, — et la nageuse surprise, fuyant à reculons dans les roseaux ; mais surtout rien ne peindrait mieux cette muse dans ce qu’elle a de joli, de coquet, comme dans ce qu’elle a de grand, que l’image du colibri étincelant et fin au milieu des lianes gigantesques ou dans les vastes savanes sous l’azur illimité. M. Brizeux, dans un article du Mercure 24 à propos d’Éloa, rapprochait du nom du poëte ceux de Westall et du Primatice. Ce rapport, juste et délicat, se trouvera plus vrai encore pour Kitty Bell, pour Mlle de Coigny et Mme de Saint-Aignan, ces sœurs humaines d’Éloa, à mesure que nous avancerons dans les dédales d’ivoire que le père de Stello aime à construire et où il dispose ses blanches figures. On pourrait naturellement rappeler aussi, à côté d’Éloa, l’Endymion de Girodet, de ce peintre ami de notre poëte, et comme lui de la race de ceux qui se tourmentent eux-mêmes.

Le point de départ de M. de Vigny en poésie a été le contraire du convenu, du commun, au prix quelquefois d’un certain naturel et d’une certaine simplicité, au prix de la verve de prime-saut et droicturière, comme dirait Montaigne. Il commence une de ses plus jolies pièces par ce vers compliqué, obscur, gracieux pourtant sans qu’on sache trop pourquoi, et qui ne s’explique qu’ensuite :

Ils sont petits et seuls ces deux pieds dans la neige.

Le début de cette pièce me représente à merveille le début de sa muse ; elle fit ses premiers pas aussi péniblement que la belle Emma, portant son amant sur la neige : mais, dans la pièce, Charlemagne regarde et pardonne ; et le public, qui n’est pas un Charlemagne, comprit peu, regarda peu, et ne se soucia guère ni de pardonner ni d’autre chose. Les poëmes recueillis en 1822, Éloa publiée en 1824, eurent peu de succès, et, sans la prose de Cinq-Mars, en 1826, le nom de l’auteur restait longtemps encore inconnu. Ce fut une première et forté blessure pour le poëte, blessure fièrement cachée, mais profondément ressentie. M. de Vigny semblait peu fait d’abord pour écrire en prose ; il avait déjà écrit Éloa et Dolorida, c’est-à-dire des chefs-d’œuvre, qu’il savait à peine construire une phrase de prose pour les articles de critique ou de complaisance qu’il insérait dans la Muse française. On peut y voir un article sur M. de Sorsum, et quelques autres pages d’une inexpérience et d’une gaucherie évidentes. Il répara vite ce désaccord, j’oserai dire cette belle ignorance, plus regrettable, à mon sens, qu’on ne croit : en écrivant Cinq-Mars, un peu au hasard d’abord, il s’accoutuma vite à cette autre forme de développement qui, à partir de Stello, est devenue pour lui un art, un rhythme, un tissu mi-parti d’analyse et de poésie, mais dans lequel beaucoup trop de cette précédente et pure poésie a passé. Un de nos habiles prosateurs, M. Planche, parlant de Stello, a loué ingénieusement « bien des pensées qui s’enchatonnent à merveille dans le triple récit, bien des rêveries qui se trouvent serves entre les épisodes de la narration comme un rubis entre les plis d’une feuille d’argent. » C’est qu’en effet il y a toujours du métier, de l’orfévrerie dans la plus belle prose ; il n’y en avait pas dans Éloa. Cinq-Mars, par son intérêt dramatique, par la grandeur ou la grâce des personnages, par ses vives et curieuses couleurs, eut un beau succès, contre lequel les critiques minutieuses ne purent rien. Nous avons à nous reprocher nous-même d’avoir, dans le Globe d’alors25, relevé soigneusement les taches de ce roman, plutôt que d’en avoir fait valoir les beautés supérieures. Mais le public, les femmes surtout, lisaient, étaient émues, pleuraient. « Oh ! faites-nous des Cinq-Mars, disait-on de toutes parts à l’auteur, c’est là votre genre. » Succès injurieux ! enthousiasme des salons, qui ne sait pas approcher du poëte ni l’effleurer ! Et le chantre d’Éloa, de Moïse, inclinant son vaste front moite et douloureux, souriait à l’éloge avec une gracieuse amertume ; sa lèvre polie contractait dès lors cette raillerie indélébile qui dit que le fond du breuvage a passé.

Le mouvement poétique, qui redoubla de concert et de retentissement à partir de 1828, vint pourtant classer M. de Vigny à son rang dans les jeunes admirations ; une auréole mystique et secrète l’entoura peu à peu au seuil de sa solitude. Après les épanchements lyriques et les confidences qui avaient resserré l’union des poëtes, après les feux des Orientales, entremêlés du trépas de Madame de Soubise et des jeux de la Frégate la Sérieuse, les plus forts songèrent au théâtre, à cette arène où la poésie peut arriver au public face à face, en le prenant par ses sensations, en le domptant. M. de Vigny crut toutefois qu’un détour était encore nécessaire, et il s’adressa à l’Othello de Shakspeare pour une première initiation du public, tandis que M. Hugo abordait à nu la question par Hernani. Sans nous constituer juge ici entre les idées dramatiques des deux amis devenus rivaux, notons que c’est à dater de ce jour que M. de Vigny, de nouveau refoulé, dessina de plus en plus distinctement sa position, et entra dans cette seconde phase de son talent qui aboutit à Stello, à Chatterton, et qui le rapproche de Sterne et d’Hoffmann, comme la première l’avait rapproché de Klopstock. Le poëte méconnu, étouffé, ulcéré, que les gouvernements haïssent ou dédaignent, et que la foule ne couronne pas, devint pour M. de Vigny un héros favori, dont il revendiqua les douleurs et dont il vengea l’angoisse. Le succès de sa Maréchale d’Ancre (1831), lent, modéré, et de plus d’estime que de retentissement, confirma en lui sa pensée de représailles. Son plus beau triomphe dans cette voie fut la soirée de Chatterton, où, après quatre ans d’efforts silencieux et pénibles, il força la foule assemblée, les salons, les critiques eux-mêmes à applaudir et à frémir au spectacle déchirant d’une douleur que la plupart méconnaissent ou enveniment. D’autres circonstances préliminaires, bonnes à relever, ont influé encore sur cette dernière phase du talent de l’auteur. Des liaisons philosophiques très-empressées, qui essayèrent de se nouer autour de M. de Vigny vers 1829, et qui se rattachaient au remarquable mouvement d’idées représenté par M. Buchez, contribuèrent à l’éclairer et à le désabuser sur l’esprit envahissant des systèmes, et sur la prétention des philosophes et savants qui voudraient faire de l’art un serviteur. Plaçant donc tour à tour l’art, ou du moins la poésie, en présence des gouvernements, en présence du public et des salons, en présence des critiques et des gens de lettres, enfin en présence des philosophes, il la vit de toutes parts entourée ou d’indifférents, ou d’ennemis et d’oppresseurs ; il s’attacha d’autant plus étroitement à la noble idée en détresse ; il y reporta tout son dévouement. Ses autres convictions et croyances illusoires s’étaient usées une à une, comme il arrive trop souvent aux âmes même des plus poëtes. Il avait chanté (bien rarement, il est vrai, — une seule fois dans le Trappiste) la légitimité, et il se demandait pourquoi. Il avait, en chantant, adopté les croyances catholiques ; mais son cœur n’était que peu gagné à leur onction tendre, et leur côté sombre, dans de Maistre, le rebutait, lui faisait presque horreur. Il les appréciait un peu (moins la raillerie) en gentilhomme issu du xviiie  siècle ; il se reprochait devant sa conscience, comme Chatterton, d’avoir menti en affichant la foi dans ses vers. Il en était venu aussi à croire médiocrement à tant de grands hommes, qui sont l’idole de la foule moutonnière et la pâture des imaginations inassouvies ; l’injustice l’avait de bonne heure aguerri sur la gloire. En un mot, il était bien des rêves ardents, prolongés, que son sourire ne permettait plus à son front. De tous ces éléments négatifs, hélas ! de ces observations fines et âcres, et d’un reste immortel de fraîcheur naïve et de passion adorable, naquit Stello.

Le défaut le plus capital de Stello, qu’on retrouve également dans Cinq-Mars et dans tous les ouvrages en prose de M. de Vigny, c’est un certain manque de réalité, une certaine apparence de poétique chimère, qui tient moins encore à l’arrangement et à la symétrie qu’à un jour mystique, glissant on ne sait d’où, au milieu même des plus vrais et des plus étudiés tableaux. La scène a beau être disposée historiquement avec toute la science et l’application dont le poëte est capable ; ce jour fantastique et prestigieux, qui tombe d’en haut comme dans un souterrain, nous avertit toujours que nous avons affaire à l’idéal amant des régions supérieures. C’est l’impression que cause, par exemple, dans le Capitaine Renaud, la belle scène du pape et de l’empereur ; on n’ose s’y confier comme à la vérité même, malgré l’émotion qu’on en reçoit. Shakspeare et Scott ne sont pas ainsi dans les scènes historiques qu’ils nous offrent, et rien n’avertit chez eux que le magicien est là. M. Mérimée, parmi nous, dans ses cadres restreints, s’est montré irréprochable sur ce point de la réalité : sa peinture serrée et fidèle, toute confinée à l’objet qu’elle exprime, laisserait percer plutôt une aversion, une méfiance trop contraires à ce qui est un faible chez M. de Vigny. Puisque Stello, au milieu de ses émotions les plus pénétrantes, sait fort bien s’arrêter à d’ingénieuses vétilles, remarquer au plus fort de ses douleurs que le nom de Raphaël signifie un ange, et que Rubens veut dire rougissant ; puisque, le sentiment allant son train avec Stello, le raisonnement avec le docteur noir peut l’accompagner de ses hargneuses chicanes, je demande qu’on me pardonne si, dans l’admirable histoire du capitaine Renaud, qui faisait naître mes larmes, j’ai noté, chemin faisant, de petits désaccords, pour me rendre compte de ce manque de complète vraisemblance chez M. de Vigny. Eh bien, le capitaine Renaud nous dit, par exemple, qu’il n’a pas mangé depuis vingt-quatre heures et que cela éclaircit les idées pour un récit, ce qui est difficile à admettre ; une obscurité absolue règne, nous dit-on, dans les rues, sur les boulevards, et tout d’un coup, à un moment où, dans l’intérêt du récit, on a besoin de lire une lettre, il se trouve qu’un café est éclairé à propos et que cette lettre peut se lire : le capitaine Renaud aurait bien pu, ce me semble, prendre dans ce café quelque chose. A un endroit, nous le voyons entrer, par abnégation, dans cette obscure infanterie de ligne, où les rangs se pressent et aussi se fauchent comme les épis de Beauce en été : exacte et saisissante image ! avant la fin du paragraphe, il se trouve être lieutenant, non pas dans la ligne, mais dans la garde, et par conséquent très-sujet à être vu et reconnu de Napoléon. A un autre endroit, il cite Grotius, ce qui sent fortement son érudit ; passe encore quand il ne citait qu’Ossian ! Mais le vieil adjudant-sous-officier, dans la Veillée de Vincennes, ne décrivait-il pas lui-même bien mignonnement la dame rose du parc de Montreuil ? Encore une fois, pardon de noter de semblables bagatelles ! c’est que le principe d’où partent ces inadvertances légères s’étend insensiblement à tout le récit et lui ôte un air de réalité, au milieu de beautés philosophiques et pathétiques du premier ordre. Quelques petites exagérations de couleur vont jusqu’à affecter la simple et probe figure de Collingwood. Qu’y faire ? Supposez le portrait d’un Washington par un Lawrence, et vous aurez des défauts approchants. Dans Stello, l’histoire d’André Chénier serait parfaite à mon sens et de poésie et de vérité, sans la scène arrangée chez Robespierre, où mille petites invraisemblances accumulées composent une impossibilité énorme. Mais ce qui est beau sans mélange, c’est la prison, le réfectoire, c’est cette galanterie refleurissant à Saint-Lazare, comme une île de verdure sur un marais croupissant ; c’est le noble André, brusque et tendre, Mlle de Coigny et sa coquetterie boudeuse, Mme de Saint-Aignan et sa passion décente, ensevelie, et la destinée mélancolique du portrait. Pour emprunter des paroles à l’auteur lui-même, je dirai aussi : Tout cela est très-bien, très-pur, très-dèlicat ; d’un vrai idéal, et à ravir26. On a trop présent le grave et sublime caractère du capitaine Renaud et tout ce qu’il y a, sous cette mâle infortune, de philosophie humaine, d’abnégation stoïque attendrissante, de sagesse contristée et néanmoins incorruptible, pour que je fasse autre chose que d’y renvoyer Chez M. de Vigny, les grands sentiments de la pitié de l’amour, de l’honneur, de l’indépendance, se trouvent comme une liqueur généreuse enfermée dans des vases et des aiguières élégamment ciselées, avec des tubes, avec des longueurs de cou qui serpentent et qui ne la laissent arriver que goutte à goutte à notre lèvre : une source courante, à laquelle on puiserait dans le ci eux de la main, aurait son avantage ; mais la liqueur aussi a gagné en éclat et en saveur à ces retards ménagés, à ces filtrations successives.

L’espèce de lenteur difficultueuse, qu’on peut remarquer dans l’auteur, tient plutôt même à ce procédé scrupuleux et à la qualité de l’exécution qu’à l’enfantement de l’idée ; car chez lui la conception est de longtemps préexistante ; la composition, l’ordonnance se dessine d’abord, et il réserve en portefeuille bien des plans tout tracés d’ouvrages et de poëmes, pour le détail desquels le temps avare devra souvent manquer.

Le succès de Chatterton, dans lequel il a été si merveilleusement aidé par une Kitty27 digne du pinceau de Westall, a conféré à M. de Vigny un rôle plus extérieur et plus actif qu’il ne semblait appelé à l’exercer sur la jeunesse poétique, lui, artiste avant tout distingué et superfin, enveloppé de mystère. Un écrivain qui accroît chaque jour sa place dans notre littérature par des études consciencieuses, savantes, et qui cherche à réhabiliter l’homme de lettres dans l’antique acception du mot, M. Nisard a dit récemment, en parlant d’Érasme : « Dans ce temps-là on ne connaissait pas le poëte, cet être tombé du ciel et qui meurt sans enfants, et pour qui le monde contemporain n’est qu’un piédestal d’où il s’élance, et où il vient replier de temps en temps ses ailes fatiguées. » Or c’est précisément ce poëte, contesté par l’homme de lettres et par le mondain, que M. de Vigny a voulu, non pas justifier dans des actes de frénésie28, mais plaindre, expliquer et venger aussi d’une oppression que peut-être la défense exagère. La spirituelle préface qu’il a ajoutée à sa pièce a nettement défini la catégorie des poëtes, à part et en dehors des écrivains plus ou moins philosophes ou gens de lettres, qui sont deux classes différentes et inférieures. Le poëte des époques encombrées, tel que nous l’avons décrit en commençant, n’a jamais eu plus pathétique avocat, apologiste plus fervent et mieux engagé dans la cause29. Aussi, tandis que M. de Lamartine, avec sa noble négligence, demeure, en public et sous le soleil, le prince aisé des poëtes, l’auteur de Chatterton, dans son cercle à part et du fond de ce sanctuaire à demi voilé, en est devenu le patron réel, le discret consolateur par son élégante et riche parole, attentif qu’on l’a vu, et dévoué et compatissant à toute poésie. Et si cela donnait idée de comparer aujourd’hui les deux poëtes dans leur forme actuelle de talent, on trouverait, ce me semble, que quand l’un, comme aux approches de l’embouchure, prolonge à nappes de plus en plus débordées une onde vaste, épanouie, inondante parfois l’autre au contraire distille de près une eau à qualités rares, chargée de sels précieux, et aussitôt cristallisée dans la fraîcheur de la grotte en aiguilles multiples, bigarrées, ingénieuses, étincelantes. Quant aux différences de situation ou de talent qui séparent présentement M. de Vigny de M. Hugo, elles sont assez marquées d’après ce qui précède, pour que je croie inutile de les particulariser.

Dans son récent volume, qui est un retour de souvenir vers le passé, M. de Vigny a laissé le poëte pour s’occuper du soldat, cet autre paria, dit-il, des sociétés modernes. Trois histoires successives, Laurette, la Veillée de Vincennes et le Capitaine Renaud, nous amènent, à travers un savant labyrinthe concentrique et par de délicieux méandres, à un but philosophique et social élevé. L’auteur énonce, sur l’état arriéré des armées, sur leur transformation nécessaire, des idées miséricordieuses et équitables, les vues d’un philosophe militaire qui a profité de toutes les lumières de son temps et qui s’est souvenu de Catinat. Ce qu’il dit de la responsabilité, de l’abnégation, est d’une belle et sombre profondeur ; il a touché, en sceptique respectueux, en artiste pathétique, à des mystères de morale qui ont par moments troublé sans doute bien des cœurs guerriers. Ses conclusions sur l’honneur, seule vertu humaine encore debout, seule religion, dit-il, sans symbole et sans image au milieu de tant de croyances tombées ; les espérances qu’il fonde sur ce seul appui fixe de l’homme intérieur, sur cette île escarpée (disait Boileau), solide encore, selon M. de Vigny, dans la mer de scepticisme où nous nageons ; cet acte de foi en désespoir de cause sied à notre poëte. Il s’est peint en personne plus qu’il n’imagine dans cette invocation à un culte qu’on garde inviolable, même sans savoir d’où il vient ni où il va, même sans l’idée d’un regard céleste et d’une palme future. Mais ce débris d’une antique vertu chevaleresque, auquel le poëte-chevalier se rattache dans la perte de ses premières étoiles, est-ce donc, comme il le veut croire, une planche de salut pour une société tout entière ? Est-ce autre chose qu’un rocher nu, à pic, bon pour quelques-uns, mais stérile et de peu de refuge dans la submersion universelle ? Pour moi, sans généraliser autant que M. de Vigny mes espérances, je me contente de dire : Jamais une société ne sera si désespérée pour la morale, si ingrate pour l’art, que cela ne vaille encore la peine d’y vivre, d’y souffrir, d’y tenter ou d’y mépriser la gloire, quand on peut rencontrer en dédommagement sur sa route des hommes d’exception comme le capitaine Renaud, des poëtes d’élite comme celui qui nous l’a retracé.

(Nous n’avons rien à ajouter au précédent portrait ; le poëte s’est tenu depuis lors dans un silence à peine interrompu par de rares productions. On peut remarquer qu’avec les années les traits indiqués ici ont été plutôt en s’exagérant, c’est-à-dire en se raffinant. Je ne sais quelle ironie s’est infiltrée de plus en plus, comme une goutte d’acide, dans ce talent pur. C’est toujours de l’albâtre, disait quelqu’un, mais c’est de l’albâtre légèrement chagriné. — On peut dire encore de la manière et du ton du poëte ce que Reynolds a écrit de certains peintres : « J’ai rencontré une fois N… depuis votre départ ; j’ai bien reconnu cette conversation que vous m’indiquiez, toute fine et pointillée ; tout parle en lui quand il vous décrit quelque objet : son geste, son ongle élégant, sa paupière soyeuse qui se plisse, sa lèvre discrète qui sourit en s’amincissant. Chaque mot est un trait qui s’ajoute au précédent, et cela ne cesse pas jusqu’à ce qu’il ait fini. Ainsi de ses œuvres. Ce sont, vous le dites bien, des miniatures, — des miniatures par un grand peintre, et qui pourtant ne fera peut-être jamais que des miniatures. D’où vient cela ? Comment ce qui en lui est orage et spectacle grandiose va-t-il ainsi s’adoucissant, s’estompant, se glaçant à l’extérieur ? Pourquoi l’éclair même a-t-il un vernis ?… ») — Cette prétendue citation de Reynolds n’était qu’une manière d’insinuer mes critiques.

Cet article sur De Vigny demande plus d’une explication et non-seulement permet, mais exige un commentaire. il a eu, en effet, cette rare fortune d’être contesté et refuté par l’auteur lui-même. M. de Vigny, en mourant, avait désigné M. Louis Ratisbonne pour son exécuteur testamentaire et pour son héritier littéraire M. Ratisbonne, en possession d’une suite de cahiers dans lesquels De Vigny notait ses pensées et remarques quotidiennes, en a tiré le volume intitulé : Journal d’un Poëte. Il y avait là, dans le manuscrit, bien des noms contemporains traités avec plus ou moins de liberté et selon l’impression des lectures. J’en puis parler sciemment, ayant lu moi-même certaines de ces observations critiques que De Vigny nous laissait voir à la rencontre ; mais il n’en est pas resté trace dans le Journal imprimé. C’est à mon égard seulement que l’éditeur a cru devoir déroger à cette réserve et faire une honorable exception. J’avais en effet, depuis la mort de De Vigny, écrit sur lui dans la Revue des Deux Mondes un article qui, par son caractère de vérité, n’avait contenté qu’à demi le petit cénacle de ses fidèles des dernières années (Voir Nouveaux Lundis, tome VI). C’est par manière de représailles et comme pour me punir que M. Ratisbonne, devenu l’évangéliste posthume de De Vigny et son vengeur, a tiré des cahiers intimes qui lui avaient été légués la page que voici, et qu’il m’est imposé aujourd’hui de discuter :

« Sainte-Beuve fait un long article sur moi. Trop préoccupé du Cénacle qu’il avait chanté autrefois, il lui a donné dans ma vie littéraire plus d’importance qu’il n’en eut, dans le temps de ces réunions rares et légères. Sainte-Beuve m’aime et m’estime, mais me connaît à peine et s’est trompé en voulant entrer dans les secrets de ma manière de produire. Je conçois tout à coup un plan : je perfectionne longtemps le moule de la statue, je l’oublie, et, quand je me mets à l’œuvre après de longs repos, je ne laisse pas refroidir la lava un moment. C’est après de longs intervalles que j’écris, et je reste plusieurs mois de suite occupé de ma vie, sans lire ni écrire.

« Sur les détails de ma vie, il s’est trompé en beaucoup de points. Jamais je ne comptai sur la popularité d’Éloa, et je voulais l’imprimer à vingt exemplaires. En faisant Cinq-Mars, je dis à mes amis : « C’est un ouvrage à public. Celui-là fera lire les autres. » Je ne me trompais pas.

« Il ne faut disséquer que les morts : cette manière de chercher à ouvrir le cerveau d’un vivant est fausse et mauvaise. Dieu seul et le poëte savent comment naît et se forme la pensée. Les hommes ne peuvent ouvrir ce fruit divin et y chercher l’amande. Quand ils veulent le faire, ils la retaillent et la gâtent. »

Je n’ai garde, on le conçoit, de prétendre avoir atteint du premier coup la ressemblance sur De Vigny ; c’était une nature des plus compliquées dans sa finesse et qui, par ses qualités et ses défauts, ses supériorités et ses ridicules, fait encore problème pour moi aujourd’hui ; mais, quoique le poëte en sût probablement plus long que personne sur ses secrets de composition, on va voir que, juge et partie comme il était, il n’a pas tout à fait raison contre son critique.

Et d’abord il est bon de savoir que depuis la rivalité dramatique qui s’était introduite dès 1830 entre De Vigny et Hugo, rivalité qui n’exista jamais que dans l’esprit du premier, la prétention de De Vigny était d’avoir eu son développement unique, indépendant, isolé même, en dehors de tous les autres poëtes de sa génération, et cette prétention à une lignée à part et à une originalité sans pareille, il l’avait fait accepter par Planche qui, déjà brouillé avec Victor Hugo, avait dans un article de la Revue des Deux Mondes caressé en ce sens la susceptibilité du chantre d’Éloa. Lorsque j’eus à mon tour un article à écrire, je me gardai bien d’aller consulter De Vigny ni de l’interroger sur ses antécédents : j’eusse été obligé, sous peine de le froisser directement, de suivre sa version et de prêter les mains à une genèse poétique par trop complaisante. Le directeur de la Revue et moi, nous profitâmes donc d’un moment où il était absent de Paris pour brusquer en apparence et faire passer l’article, dont il n’aurait ensuite qu’à prendre son parti. C’est ce qui arriva. L’article, au milieu des éloges, portait sa dose de vérité. Quant aux erreurs de fait dont parle De Vigny, elles étaient insignifiantes au point de vue littéraire : qu’il eût avec l’amiral Baraudin tel ou tel degré de parenté et de descendance, cela importait peu, et il a suffi d’un trait de plume pour rectifier la méprise, mais ce qui lui fit une impression légèrement désagréable, quoiqu’il le dissimulât dans le temps, ce fut d’avoir été rattaché au groupe de 1828 dont pourtant il avait bien réellement été, et j’en vais donner les preuves. Il est un autre point sur lequel je ne le laisserai pas non plus triompher : c’est quand il dit que, pour parler de lui, je le connaissais à peine. Cette assertion serait inexplicable, si je ne me rappelais que De Vigny était l’homme qui avait le moins conscience de la réalité et des choses existantes ; dès qu’il avait le moins du monde intérêt, — un intérêt d’amour-propre ou d’imagination, — à ne pas voir un fait, il ne le voyait pas.

J’avais d’assez bonne heure étudié le talent de M. de Vigny. En 1826, j’avais écrit sur Cinq-Mars un article inséré dans le Globe du 8 juillet (Voir l’Appendice à la fin du présent volume) ; mais ce fut Victor Hugo qui le premier me fit distinguer et sentir les parties élevées du poëte, négligées par moi jusqu’alors : à ne consulter que mon goût naturel, il m’avait toujours paru trop superfin et trop séraphique. Je regagnai vite le temps perdu, et j’avais hâte de réparer envers un homme de ce talent sinon l’injustice, du moins l’excessive sévérité de ma première critique. Comme je n’ai en ce moment à cœur que de montrer l’inexactitude du mot de De Vigny m’accusant d’avoir, en 1835, parlé de lui à la légère et d’avoir porté l’analyse dans les procédés de son talent, en le connaissant à peine, je lui laisserai le soin de prouver jusqu’où allait notre connaissance et notre presque intimité (le mot n’est pas trop fort) depuis plusieurs années déjà.

Nous n’en étions qu’au commencement de notre liaison et de la période de 1828, lorsqu’il m’écrivait :

« Eh bien ! monsieur, puisque vous êtes de ceux qui se rappellent les Poëmes que le public oublie si parfaitement, je veux faire un grand acte d’humilité en vous les offrant. Les voici tels qu’ils sont venus au monde, avec toutes les souillures baptismales : leur date de naissance est leur unique mérite et ma seule excuse. Il me restait encore un de ces livres, je ne pouvais le mieux placer que dans vos mains ; j’aurais voulu y joindre Éloa, mais elle n’existe plus, même chez moi.

« Serez-vous assez bon pour dire à mon cher Victor, votre voisin, je crois, qu’il invite M. de Sainte-Beuve à l’accompagner, lorsqu’il pourra passer un quart d’heure chez moi à parler de tout et de rien comme nous faisons ? J’irai vous en prier chez vous encore comme je fais ici, en vous assurant de ma haute estime.

« Alfred de Vigny.

Quelques mois après, lorsque j’eus publié mon Tableau de la Poésie française au xvie  siècle et mon Choix de Ronsard dont les inventions et les innovations rhythmiques m’avaient paru avoir plus d’un rapport avec celles de la jeune école, héritière d’André Chénier, De Vigny, nommé à plus d’une reprise dans ces volumes, m’écrivait :

« Je ne résiste pas à ce besoin que j’ai de vous parler de votre beau livre, et en vérité, comme je ne cesse de causer avec vous tous les jours depuis que je suis à la campagne, je puis aussi bien continuer par écrit cette douce conversation. Oui vraiment, je ne peux quitter votre ouvrage que pour en parler et aller dire à tout le monde : Avez-vous lu Baruch ? et ensuite je m’enferme avec vous ou bien je vous emporte sous une allée où je marche tout seul, et je frappe sur le livre et je jette des cris de plaisir à me faire passer pour fou. C’est une chose certaine, que le vrai, quand je le vois, me transporte hors de moi ; je le rencontre comme un ami intime, et, dans tout ce que vous dites, il n’y a rien qui ne soit d’une admirable justesse. Je m’étonne souvent que lorsqu’il paraît de ces sortes de livres, il ne se fasse pas entendre un grand cri de toute la France, comme d’un seul homme qui dirait : Ah ! c’est cela ! enfin ! ou quelque chose de ce genre… »

Et moi, en songeant que ceci s’adressait à moi-même et à un livre de critique assez neuf sur un point, mais d’un intérêt très-circonscrit, je suis tenté de m’écrier à mon tour : Assez ! assez ! c’est trop… L’inconvénient des lettres de De Vigny est là. On est embarrassé à les citer, tant elles sont flatteuses et d’une flatterie prolongée, d’une louange lentement et soyeusement filée. C’est spirituel, mais interminable : il ne fait pas grâce à une pensée dès qu’il la tient. On ne peut s’empêcher, en le lisant même dans ce style familier et de tous les jours, de se reporter à l’hôtel Rambouillet en son plus beau temps ; nous sommes dans la préciosité jusqu’au cou. Et, en effet, dussé-je me montrer encore une fois sacrilége et au risque de profaner le fruit d’or en voulant y chercher l’amande, je dirai que, si la pensée de M. de Vigny est souvent élevée et grande, son développement est presque toujours précieux, à tel point que plusieurs des pièces esquissées dans ses albums sont certainement plus belles à l’état de projet qu’elles ne l’eussent été après exécution ; elles laissent d’elles une plus grande idée. — Je reviens à la lettre interrompue : je saute des lignes, des phrases élogieuses, et le donne ce qui revient à mon propos, lequel est encore une fois de montrer qu’en me permettant d’essayer de juger M. de Vigny et sa manière, je n’étais point tout à fait sans le connaître (autant du moins qu’il pouvait être connu) et sans avoir été initié et introduit de longue main par lui-même au sanctuaire de sa pensée, si riche en dédales et en mystères.

C’est donc lui qui continue de parler :

« Après la douce et forte et grave Étude que l’on suit avec vous dans le premier volume, je ne sais rien de plus attachant que de lire les vers de Ronsard et vos réflexions qui les suivent : cela fait qu’on trouve tout de suite à qui parler du plaisir qu’on vient d’avoir. Et que de fois vous me dites ce que j’allais dire ! Quel autre plaisir que de se rencontrer ainsi, jetant en même temps la même exclamation prononcée à la fois avec l’ensemble des sorcières de Macbeth ! Dès que je cesse de lire votre prose rêveuse et si spirituelle, je voudrais en causer aussi avec Ronsard lorsqu’il arrive à son tour, et ceci me gêne un peu. Je lui en veux de ne pas parler de vous, comme s’il devait vous sentir à son côté. — Quel service vous rendez aux Lettres en relevant et rattachant ces anneaux perdus ou rouillés de la chaîne des poëtes ! Je ne puis croire que vous résistiez à nous donner un choix semblable de la Pléiade et de sa queue, ainsi entrelacé de prose et de poésie de vous-même ; je le souhaite de toute mon âme… Au reste, ne vous fiez pas trop à mon amour pour nos devanciers ; c’est peut-être une ruse pour avoir encore à lire des pages aussi belles que celles où vous définissiez le vers comme un poëte seul le pouvait faire, et des vues aussi larges que celles de vos conclusions auxquelles on ne fera qu’un reproche juste s’il tombe sur l’illusion que vous vous faites à mon égard. Vous ne pouvez du moins vous en faire aucune sur mon amitié vive comme mon estime pour vous et votre ouvrage ; je ne puis me consoler de l’avoir fini qu’en le recommençant, ce que je vais faire.

« Votre ami dévoué.
« Alfred de Vigny.

« Savez-vous bien que depuis peu j’ai une médaille de Victor qui me ravit30, et que j’ai vu Émile à Morfontaine ? Je suis presque avec vous tous ; bientôt j’y serai mieux encore. »

Avec vous tous, cela indiquait précisément ce commencement d’union plus étroite et ces rapports plus fréquents où De Vigny, plus tard, affectait de ne voir que des rencontres rares et légères. Il nous conviait à venir entendre un drame de Shakspeare, traduit en vers français par lui et par Émile Deschamps :

« Je suis très-décidé à vous faire subir une certaine quantité de vers anglo-français, si vous voulez venir lundi soir à huit heures précises chez votre ami bien sincère. Je vous répéterai le ravissement où m’a mis la vue de mon Eloa passée comme en proverbe dans vos vers plus beaux qu’elle. Quand verrons-nous votre beau petit mort31 ? Il est bien heureux, celui-là ; nous allons être sa postérité tout de suite, et il aura son immortalité sur-le-champ, et il peut dire tout ce qui lui passe par la tête, et on aura mille égards peur lui par humanité. Mon Dieu ! la bonne chose que d’être mort de cette manière ! que je vous en félicite, et que je m’applaudis de penser que je tien raigaiement un des coins du drap mortuaire de ce pauvre garçon

« Votre ami,
« Alfred de Vigny. »

Puis, le Joseph Delorme à peine paru, ce sont des effusions, des épanchements sans fin et que j’abrége :

« Il m’empêche d’écrire, il m’empêche de sortir et de penser à autre chose qu’à ses vers : il faut bien que je vous parle de lui. Que d’impressions douloureuses, sombres et tendres ! Quel plaisir et quel chagrin que de le lire ! Pauvre jeune homme ! souffrir et ne pas croire et être poëte ! Triple douleur et triple doute ! — Le Suicide ! les Rayons jaunes 32 ! que c’est beau ! Il y a là plus qu’un grand talent, une âme blessée qui se montre tout éplorée et avec laquelle on vit. Il m’arrive à chaque instant d’être emporté par elle et d’aller jusqu’à la fin en soupirant et en gémissant de ses maux… Dans ce moment encore, en vous écrivant, mon ami, je suis forcé de m’interrompre pour lire la Demoiselle infortunée. — Que j’aime cela encore ! Toutes les tristesses de la vie, il les a senties ; il en a joui pleinement… Ce jeune homme, ce Joseph… Ah ! ma foi, bon soir, ce masque me gêne ; vos vers, votre prose, vos élégies, vos sonnets m’enchantent, etc., etc. »

Je ne puis décemment donner toute la lettre, tant elle est particulière et intime, quoique d’un homme qui ait écrit, à six ans de là, que je le connaissais à peine. J’en ai plus de dix autres pareilles, sans compter celles qui se sont perdues. Et par exemple encore, en réponse à quelque démarche que j’avais faite soit auprès de M. Magnin, du Globe, soit auprès de Paul Lacroix, le bibliophile, pour qu’ils parlassent des Poëmes dont une nouvelle édition venait de paraître :

« Vous êtes le plus aimable des hommes. — Quoi ! vous avez pensé à cette misère ! Vous en avez même parlé ! Un autre s’en est occupé aussi, il en pense quelque chose, il en écrira ! Tout cela est en vérité de bien bon augure pour ces pauvres Poëmes ressuscités d’entre les morts. Je ferai très-exactement tout ce que dit votre consigne. Je vous remercie dix fois de me la vouloir bien donner, et d’agir en ami avec un des hommes qui savent le mieux vous aimer et vous apprécier. Chargez-vous, si cela ne vous déplaît pas, de mes remerciements pour M. Lacroix qui veut bien perdre une minute de ses soirées si dignes de Walter Scott33. — Adieu, mon ami, si vous n’avez pas embrassé mon Victor sur les deux joues, j’irai vous chercher querelle.

« Alfred de Vigny.
« 7 mai 1829 »

Cependant les réunions qui se rapportaient à cette période dite du Cénacle continuaient, et, à chaque ouvrage nouveau, qu’il s’agît de Roméo, d’Othello, de Mme de Soubise, ou de la Frégate la Sérieuse, De Vigny nous conviait à ses lectures, de vraies agapes de poésie.

« Mercredi, 17, à sept heures et demie précises du soir, le More de Venise vivra et mourra par-devant vous, mon ami ; si vous voulez faire asseoir l’Ombre de Joseph Delorme à ce banquet funèbre, sa place est réservée comme celle de Banquo.

« Êtes-vous assez bon pour vous charger d’inviter de ma part nos deux amis, Boulanger et Devéria, et les prier d’être d’une exactitude militaire, s’ils ne veulent revenir chez eux à quatre heures du matin ?

« Tout à vous,
« Alfred de Vigny.

La lettre suivante a plus d’importance, puisqu’elle roule tout entière sur cette méthode même de critique que j’essayais alors pour la première fois avec quelque étendue dans mes articles de la Revue de Paris : De Vigny qui en parlait de la sorte au début, et avec une complaisance infiniment trop marquée pour être mise sur le compte de la simple politesse, était certes bien loin d’estimer cette façon d’analyse fausse et mauvaise en soi, et, peu s’en faut, impie dans son application aux poëtes : il a attendu pour cela qu’elle le prît lui-même au vif pour sujet et qu’elle n’entrât pas absolument dans le joint de son amour-propre :

« Je suis distrait, et, outre cela, il m’arrive presque toujours d’être en présence de mes amis ce qu’est un amant devant sa maîtresse, si aise de la voir qu’il oublie tout ce qu’il avait à lui dire. Je ris encore en pensant que j’ai passé il y a quelque temps deux heures avec vous sans vous rien dire de votre bel article sur Racine, et je venais d’en parler toute la matinée à quatre personnes de différentes opinions, à qui je disais ce que j’en pense. J’ai besoin de le répéter, parce que je viens de le relire : vous avez vraiment créé une critique haute qui vous appartient en propre, et votre manière de passer de l’homme à l’œuvre et de chercher dans ses entrailles le germe de ses productions est une source intarissable d’aperçus nouveaux et de vues profondes. Votre division des deux familles de poëtes est d’une justesse parfaite, ainsi que cette double comparaison du palais de Versailles et de la grande montagne avec sa tour escarpée. La vie de Racine est racontée avec une originalité et une finesse qui me font un plaisir infini, et il me semble qu’on doit vous savoir gré du soin que vous prenez de faire ressortir l’innovation de ses personnages moins surhumains. Vous avez été juste en le montrant gardant le milieu de la chaussée entre les qualités extrêmes des originaux. J’aime la grandeur de votre tableau d’un autre Britannicus et d’une autre Athalie : cependant, c’est avoir eu du génie que les avoir faits à cette époque tels qu’ils sont : Shakspeare seul aurait pu les faire tout à coup tels que vous les esquissez, et si Athalie ne fut pas comprise alors, que fût-il arrivé à une poésie plus grande ? — Vos dernières pages sont pleines d’une onction et d’une sensibilité qui m’enchantent. Cet article est composé comme une vie de ce temps-là même, finissant par une retraite pieuse après une gloire pleine de gravité. — On dit que vous avez été souffrant ces jours-ci, je serais allé vous voir sans ce temps affreux et le désordre du jour de l’an. Je vous ferai porter, quand vous les voudrez, vos beaux vers qui sont miens, et j’ai le projet de vous adresser la douzième de mes Élévations qui pourront un jour former un recueil. En voulez-vous ? — Ce ne sera pas un échange, car je vous devrais trop de retour. — Notre pauvre Victor, que fait-il dans ce théâtre ? Que je le plains ! Sait-il et savez-vous que les baladins de l’Académie et des théâtres font des parades sur nous ? En vérité, je ne puis réussir à m’en fâcher, c’est par trop bas. Adieu, mon bon ami, plût à Dieu que je pusse vous voir aussi souvent qu’on le croit !

« Alfred de Vigny. »

Il en est de la lettre suivante, écrite par De Vigny à l’occasion de mon Recueil les Consolations, comme de celle qu’il m’écrivit après Joseph Delorme : je n’oserai au plus qu’en donner la note et le ton, car je ne crois pas qu’on puisse aller au delà dans l’effusion et l’illusion de l’intimité :

« Merci cent fois, cher ami ! — Consolateur, puissiez-vous être consolé ! Je vous écris les larmes aux yeux, et ne sais vraiment quel éloge littéraire vous donner. Tout mon cœur est pris par votre émotion profonde, vous êtes un poëte et cependant un homme, etc. »

Mais je donnerai une partie du post-scriptum parce qu’il est d’un ton différent, toujours affectueux, mais non approbateur. En effet, dès ce temps-là et vers ces dernières saisons de la Restauration, j’avais pressenti dans ce coin de notre école romantique des germes de division déjà, des principes de refroidissement ou de rivalité, nés surtout des ambitions dramatiques, et dans la Préface des Consolations j’avais, sous forme voilée, exprimé mes craintes et mes regrets. Alfred de Vigny, en ceci et ce jour-là supérieur par le cœur (je me plais à le reconnaître), m’écrivait :

« Je rentre ce soir : j’étais sorti après avoir lu et relu votre poëme tout haut… Je viens de lire votre préface : elle m’a profondément affligé pour vous. Quand j’ai le malheur d’analyser ainsi les cœurs de ceux qui m’entourent, je me sens prêt à mourir de désespoir ; l’effroi me prend comme si j’étais seul au monde, comme le dernier homme ; et c’est donc là ce que vous souffrez et ce que nous vous faisons souffrir ? Nous qui vous aimons tant ! nous qui parlons sans cesse de vous ! qui vous admirons, qui vivons en votre pensée comme dans la nôtre ! Si vous aviez pu nous entendre ce matin ! Ils étaient tous là, ceux dont les noms baptisent vos élégies, et ils ne cessaient d’écouter, de sentir, d’aimer, d’adorer, d’applaudir, en même temps que je vous lisais, ingrat que vous êtes ! — Je veux que vous ayez des remords comme j’en ai lorsque me prend cette mauvaise pensée. Oui, lorsque j’ai eu le malheur de faire cette analyse funeste, je m’en confesse à moi-même comme d’un péché, d’un crime véritable, et je ne m’absous pas, et il faut que je retrouve un de mes amis avant la fin du jour pour réparer ma faute en lui faisant quelque amitié. Quel est leur crime ? D’être des hommes ? Et que suis-je donc ? Je suis distrait, mais j’aime ; la pensée est mobile, et le cœur ne l’est pas. Eh bien ! voilà que je vous gronde, cher Sainte-Beuve, moi qui voulais seulement vous parler du bonheur de…, etc., etc. »

L’intimité est constatée, ce me semble : j’étais, en 1835, parfaitement en mesure de risquer une théorie du talent de M. de Vigny autant que d’aucun autre talent contemporain ; s’il y avait embarras pour moi à son égard, c’était par excès de liaison bien plutôt que par insuffisance ; j’avais à ressaisir mon libre jugement, à le ravoir de dessous un monceau de fleurs : là était la difficulté, pas ailleurs ; c’est ce que je tenais avant tout à établir. Les nouveaux venus sont si nouveaux, les héritiers de la dernière heure sont si mal informés de tout le contenu et des précédents de l’héritage, la vie du passé est tellement prompte à s’évanouir ou à ne laisser que de vagues traces d’elle-même, que j’ai cru bon et nécessaire, en présence d’une dénégation étrange, d’insister ici sur une de ces traces et de réveiller quelque idée d’un groupe et d’un moment si chèrement mémorables à ceux qui en firent partie, et à jamais dissipés. — Deux lettres seulement encore :

« Voilà huit jours, mon ami, que j’ai dans ma poche cette lettre de M. de Bois-le-Comte34 avec un numéro du feuilleton qui vous regarde. Je vous ai cherché d’Hernani en Christine avec tout cela et n’ai pu vous découvrir. Prenez et lisez. Ne m’oubliez pas tout à fait, et croyez à ma profonde amitié.

« Alfred de Vigny. »

Et enfin cette dernière lettre qui, par sa date, est précisément de quelques jours après l’article incriminé :

« Comment se voit-on si peu, quand on s’estime et que l’on s’aime beaucoup ? Voilà ce qui me révolte. Aussi soyez sûr que je serai chez vous samedi prochain, 7 novembre 1835, à quatre heures, si cela ne vous est pas trop désagréable, mon ami.

« Vous voyez que je m’y prends de loin. Mais sans cela on se poursuit toujours inutilement. Faites-moi savoir par un mot si vous préférez un autre jour ; si vous ne me répondez pas, j’irai causer une heure avec vous ce jour-là.

« Mille amitiés bien tendres,
« Alfred de Vigny.

J’aurais mieux aimé qu’au lieu de s’enfermer dans des réticences et de les confier au papier pour lui seul, De Vigny me fit part de son désaccord avec moi à son propre sujet et me mît à même de le discuter. J’avais produit ma manière de voir à son égard ; j’eusse été heureux d’être rectifié, s’il y avait lieu, et de m’éclairer. Au lieu de cela, il s’enveloppa de plus en plus, se fit de plus en plus rare de communications et d’œuvres, et se retrancha, en vieillissant, dans son inviolabilité d’ange et de poëte : il y semblait véritablement confit. D’autre part, au contraire, redevenu moi-même d’humeur et d’habitude de plus en plus libre et jugeuse, le froid avec les années se mit entre nous.