(1874) Premiers lundis. Tome II « Doctrine de Saint-Simon »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « Doctrine de Saint-Simon »

Doctrine de Saint-Simon3

Ces lettres, écrites il y a environ dix-huit mois et publiées seulement depuis quelques semaines, sont l’œuvre d’un jeune homme mort à vingt-trois ans. Il les avait adressées, les neuf premières, à un philosophe aux trois quarts convaincu, mais dont la raison, habituée au positif, reculait devant la transformation de l’école en temple, de la science en dogme, de l’industrie en culte, des beaux-arts et de la philanthropie en religion ; les cinq dernières, à un millénaire écossais, protestant qui aspirait à l’unité, mais qui méconnaissait dans le catholicisme la constitution sociale du christianisme, n’y voyait qu’une corruption de l’Église primitive, et croyait au rétablissement prochain, et au règne indéfini de l’antique société évangélique. A celui qui ajournait la religion, l’auteur de ces lettres avait à faire sentir et à démontrer que la science est sans vie, l’industrie sans réhabilitation, les beaux-arts sans rôle social, si un lien sacré d’amour ne les enserre pour les féconder ; il avait à révéler l’influence puissante, bien qu’incomplète, du dogme chrétien et de la théologie sur la politique d’alors et sur les progrès de la société ; il avait à prouver qu’aujourd’hui que cette théologie est reconnue arriérée, s’abstenir d’y substituer celle qui seule comprend l’humanité, la nature et Dieu ; rejeter ce travail glorieux et saint à un temps plus ou moins éloigné sous prétexte que le siècle n’est pas mûr ; s’obstiner à demeurer philosophe, quand l’ère religieuse est déjà pressentie, se rapetisser orgueilleusement dans le rôle de disciples d’un Socrate nouveau, quand la mission d’apôtres devrait soulever déjà tous nos désirs ; — que faire ainsi, c’était se barrer du premier pas la carrière, se poser une borne au seuil de l’avenir, s’ôter toute vaste chance de progrès et être véritablement impie. Voilà ce qu’il avait à dire au philosophe. Quant au mystique, au millénaire, il avait surtout à lui justifier le passé, à lui démontrer la réalisation et le perfectionnement du christianisme dans cette papauté que de Maistre a vengée. S’emparant de l’idée d’unité qui lui est commune avec son contradicteur, il lui explique à quelles conditions l’unité est produite, bien qu’incomplètement, dans le passé catholique, et il en conclut à quelles conditions elle devra se constituer pleinement dans l’avenir saint-simonien. Auprès du philosophe il était besoin d’insister particulièrement sur l’esprit chrétien et sur l’influence de la pensée théologique ; auprès du millénaire, il fallait insister davantage sur la forme catholique et l’action sociale de la hiérarchie. Tous ces exemples historiques au reste, ces interprétations diverses d’un passé que la doctrine nouvelle embrasse et domine, ne sont, sous la plume du jeune apôtre, que des lumières qui sillonnent pour lui le chemin de la foi, des rayons qui ramènent au foyer dont ils émanent, des excitations fécondes pour passer outre et entraîner ceux que le grand développement providentiel saisit au cœur, et qui, à l’aspect des antiques traditions enfin comprises, se sentent le désir de travailler, pour leur part, à en continuer l’enchaînement éternel. Aussi il a mérité que ces lettres, écrites d’abord dans un but tout à fait particulier, et sans vue de publicité extérieure, parussent aujourd’hui, lui mort, sous les auspices et pour l’édification de cette doctrine même qu’il servit si religieusement ; qu’elles fussent proposées au public comme l’expression avouée et une des premières manifestations écrites de ce dogme immense qui mûrit et se développe de jour en jour. Il a mérité que le caractère d’individualisme, si fortement prononcé dans notre âge égoïste et littéraire, s’effaçât ici, en quelque sorte, sous la sanction sacerdotale, sous l’adoption solennelle qui fait de ces lettres, non pas un opuscule philosophique, non pas un legs posthume d’un jeune homme de belle espérance, mais une pierre désormais indestructible du temple qui s’élève, une parole mémorable de l’Évangile toujours vivant, un chapitre de plus destiné à illustrer la troisième période des saintes Écritures. Ce n’est pas sans un sentiment de surprise et d’admiration que celui qui n’est pas encore pleinement transformé à la religion de l’avenir, après avoir maintes fois entendu parler des qualités et des mérites du jeune apôtre qui écrivit ces lettres, ne trouve, en ouvrant le volume, qu’un petit nombre de détails indispensables sur sa personne et sa destinée. Certes c’eût été là pour la douleur et la louange humaines, dans les amitiés ordinaires, une magnifique occasion de s’étendre en ces détails privés auxquels se prennent encore la curiosité et le désœuvrement de nos jours. Il y aurait eu moyen avec peu d’effort d’amasser quelque gloire, et pour quelque temps, sur cette tombe prématurée. Mais le sentiment, qui anime les pères et les frères en Saint-Simon d’Eugène Rodrigues, est à la fois plus simple et plus haut, plus calme et plus touchant ; leur langage est plus d’accord avec ce qu’il a dû désirer et espérer lui-même, avec ce qu’il doit continuer de sentir au sein de la vie nouvelle où il est déjà entré.

« Eugène, est-il dit dans l’Introduction, n’a point seulement servi la doctrine par des efforts purement intellectuels ; il voulait lui consacrer sa vie entière.

Eugène est saint à nos yeux par le zèle avec lequel il franchit un des premiers les bornes de la famille individuelle. Elevé tendrement au sein d’une famille où s’était conservée la tradition des liens d’une parenté patriarcale, il fut un de ceux qui appelèrent et réalisèrent avec le plus de ferveur la hiérarchie dans la grande parenté de l’espèce humaine ; il s’efforça d’harmoniser ce qu’il y a de religieux dans les sentiments de famille avec la dévotion à l’humanité nouvelle révélée par Saint-Simon.

Dieu, qui voulut si jeune l’initier à une vie plus parfaite, ne laissa pas ses derniers jours sans joie ; et de son lit de mort, Eugène vit fonder la constitution définitive de la hiérarchie au sein de la famille saint-simonienne.

Et le cortège de cette famille naissante vint faire briller sur sa tombe l’éclat de la révélation nouvelle.

Tel fut Eugène ; il mérita d’être compté au nombre des premiers disciples du maître dont il embrassa la foi, et maintenant il reçoit au milieu de nous la récompense de ses mérites. »

Eugène fut un théologien du premier ordre ; né dans la religion juive, il ne passa point ses premières années au milieu de cette indifférence convenue et de cette tiédeur morale qui est la plaie de tant de familles chrétiennes. La synagogue pourtant ne le retint pas, et son adolescence fui envahie par les rêves et les langueurs du mysticisme. Puis s’arrachant au vague, il en vint à s’occuper scientifiquement et historiquement des religions révélées, et c’est au fort de ces études opiniâtres dans lesquelles s’absorbait sa précoce pensée, que, le nouveau christianisme de Saint-Simon lui étant apparu sous son véritable jour, il se fit une révolution en lui ; que ses études, jusque-là confuses, s’enchaînèrent ; que le chaos du passé se déroula harmonieusement à ses yeux, et qu’il saisit la raison divine des choses, s’écriant à la vue de l’Église de toutes parts croulante et de la synagogue encore debout : « Oui, nous marchons vers une grande, vers une immense unité : la société humaine, du point de vue de l’homme ; le règne de Dieu sur la terre, du point de vue divin ; ce règne que les fidèles appellent tous les jours par leurs prières depuis dix-huit ceints ans. La portion du peuple juif qui a résisté au règne spirituel du Messie, se rendra en voyant venir son règne temporel, et toutes les prophéties seront accomplies, car toutes les prophéties sont vraies. »

La justification du mosaïsme ressort avec éclat des travaux d’Eugène. Il était providentiel, en quelque sorte, que ce fût un juif qui, le premier, du point de vue saint-simonien, réhabilitât à son rang dans la tradition cette société religieuse, la plus forte qui ait jamais existé, et donnât la clef de l’obstination mystérieuse du peuple dispersé qui sert de spectacle au monde. Le mosaïsme en effet a été la religion qui s’est socialement réalisée jusqu’ici avec le plus d’unité ; c’est même la seule, à vrai dire, qui ait réalisé cette unité ; sinon sur une grande étendue, du moins dans une profondeur et avec une intensité inouïes. La papauté, aux plus beaux jours du catholicisme, n’a fuit que tester, depuis, ce que le dogme chrétien ne permettait, avec sa division du spirituel et du temporel, que dans une mesure imparfaite. Le mosaïsme, moins développé en dogme que la religion chrétienne ; s’en tenant, avant tout, à l’unité de Dieu, qu’il importait de conserver entière et pure au sien du polythéisme ; renonçant à lier et à associer l’humanité encore rebelle et trop peu assimilable ; le mosaïsme, même avec ses restrictions, ses ignorances et ses grossièretés, cimentait plus fortement qu’aucune autre religion n’eût fait, et coordonnait en société complète, dans sa contrée étroite et montagneuse, son petit peuple choisi. La science y était peu cultivée, mais on ne la proscrivait pas ; il y était peu question de l’esprit, mais c’était silence plutôt que négation. L’industrie y florissait, et le prêtre la consacrait avec une prédilection unique dans l’antiquité. La poésie y revêtait un caractère sacerdotal et prophétique qu’elle n’a nulle part égalé depuis, pas même dans le catholicisme. Bref, la religion de Moïse, en sa sphère plus restreinte, religion conservatrice et non expansive, a sur celle du Christ l’avantage d’être une, et d’avoir produit une loi, une institution politique qui comprenait le fidèle tout entier, et l’enveloppait dans toutes les directions. Le christianisme, au contraire, doué d’une sainte ardeur d’expansion et de fraternité universelle, perdit certainement en cohésion, s’il gagna beaucoup en étendue ; dans son avidité de pêche miraculeuse, il dédoubla ses filets pour que, plus déliés et plus extensibles, ils prissent le côté immatériel de chaque vie et parvinssent à envelopper plus d’âmes. Il rejeta la matière, méprisa l’industrie, se passa des beaux arts ; il abdiqua le royaume de la terre pour atteindre plus vite, à travers l’espace et les lieux, à travers l’empire de César, au but de ses conquêtes spirituelles. Il ne fut plus la religion et la société d’une nation, comme le mosaïsme ; il ne fut pas encore la société des nations qui doit sortir seulement de la révélation nouvelle ; il fut la société des individus. L’institution politique qu’il produisit depuis Grégoire VII jusqu’à Léon X fut perpétuellement battue en brèche et manqua d’un ciment durable : ce qu’il réussit à jeter dans le monde, ce fut le réseau invincible entre les âmes. Or, voilà pourquoi le christianisme est resté en chemin de son œuvre ; voilà pourquoi de Maistre, génie autant mosaïque qui catholique, ne conçoit pas que Dieu, auteur de la société des individus, n’ait pas poussé l’homme, sa créature chérie et perfectible, jusqu’à la société des nations ; voilà pourquoi les juifs s’obstinent à contempler avec un sentiment orgueilleux de supériorité leur loi, si complète en elle-même, que le christianisme a brisée avant d’avoir à rendre au monde l’unité définitive ; voilà pourquoi la religion de l’avenir, qui devra renfermer tous les caractères du judaïsme et du christianisme, renfermera aussi dans ses temples les juifs et les chrétiens, en les mettant d’accord, selon qu’il a été dit dans les anciennes et les nouvelles Écritures.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer le grand nombre de vérités frappantes et d’indications fécondes qui se pressent dans ces lettres sacrées, si pleines et, pour ainsi dire, si grosses d’une théologie inconnue. Inspirées de la doctrine, la doctrine s’en inspire elle-même chaque jour, et ces pensées se reproduisent à tout instant dans l’application, déduites, développées, élaborées à leur tour. Ce qui peut y être considéré comme le propre d’Eugène, c’est la forme qu’il leur a donnée et qui nous représente fidèlement la tournure particulière de son esprit ; quelque chose de complexe, d’un peu obscur à la surface, et qui rayonne par le fond ; une clarté profonde, sans beaucoup de transparence ; une pensée solidaire qui se manifeste sur plus d’un point à la fois, et se déroule avec une plénitude imposante dans sa qualité fondamentale ; un arbre d’une puissante végétation intérieure, qui n’a nul souci de l’écorce ; une allure simple, grave, un peu enveloppée, faisant beaucoup de chemin sans affecter beaucoup de mouvement ; souvent de ces mots brefs et compréhensifs, de ces formules d’apôtre qui gravent une pensée pour toute une religion. Nous recommandons la dernière lettre à ceux qui demandent à la doctrine une vive expression de son Dieu, et qui seraient tentés de contester aux disciples de Saint-Simon la puissance de l’amour divin, l’allégresse, de l’adoration.

L’Éducation du genre humain par Lessing, qui termine ce volume, montrera que des philosophes avaient pu pressentir et rêver déjà ce que le révélateur a prédit et prêché, sur un nouvel évangile éternel, et ce que ces disciples travaillent à réaliser aujourd’hui. On y verra clairement jusqu’où peut aller, en aperçus ingénieux de l’avenir, la philosophie sans la foi, la sagesse sans la religion ; on se demandera quel bonheur il revient au genre humain d’une idée isolée, trouvée une fois lancée dans le monde pour le plus grand plaisir de quelques penseurs, et à laquelle toute une vie d’amour et de dévouement n’a pas été consacrée ; on admirera Lessing ; on saluera en passant, avec bienveillance et respect, la statue de marbre du sage, mais on se jettera en larmes dans les bras de Saint-Simon ; on se hâtera vers l’enceinte infinie où l’humanité nous convie par sa bouche, et où l’on conviera en lui l’humanité ; on courra aux pieds de l’autel aimant et vivant, dont il a posé, et dont il est lui-même la première pierre4.