(1860) Ceci n’est pas un livre « À M. Henri Tolra » pp. 1-4
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(1860) Ceci n’est pas un livre « À M. Henri Tolra » pp. 1-4

À M. Henri Tolra

Mon ami,

Les philosophes et les almanachs de statistique sont d’accord « qu’on vit très vite à notre époque ». J’ajoute : on écrit vite, on lit vite — et l’on oublie de même.

Un ouvrage de longue haleine, médité dans une solitude studieuse et consciencieusement exécuté, partant d’une idée et aboutissant à un enseignement, un tel ouvrage effarouche notre société affairée — et frivole.

Nous ne demandons plus si un livre est bon, mais s’il est court.

Que cet ouvrage sérieux ait la fortune rare d’être lu jusqu’au bout, il est aussi promptement oublié qu’un article de journal… Et voilà pourquoi les romanciers sont devenus des journalistes. Le lecteur moderne est un enfant : il faut lui couper ses romans par feuilletons, pour qu’il consente à prendre sa nourriture intellectuelle. Et encore ne veut-il pas toujours, l’enfant : c’est si long, un feuilleton, de quatre cents lignes ! surtout quand le Fait divers est là, tout auprès, tout au-dessus, dont la brièveté affriande votre paresse.

Ah ! le Fait divers aura fait une rude concurrence à la littérature contemporaine ! Je ne crois pas que la littérature s’en relève.

Nos poètes eux-mêmes, « ces contempteurs superbes de la foule, qui planaient dans les hauteurs », voilà qu’ils redescendent aux exigences mesquines de la foule — et que « les aigles » se font une raison, comme on dit. — Savez-vous quel volume de poésies a, dans ces dernières années, remporté le prix de la faveur publique ? un volume de sonnets !

Nous devenons poussifs et nous n’avons d’haleine
      Que pour quatorze vers au plus.

En vérité, je vous le dis, les temps sont proches où les acteurs se borneront à débiter des scénarios sur le théâtre, et les journaux à publier des canevas de romans : ce qui dispensera M. Ponson du Terrail d’avoir du style ; M. Ponsard, de la gaieté ; M. Laferrière, un jeu naturel ; — et le public, cette attention soutenue, si préjudiciable aux bonnes digestions.

L’attention morte, la littérature mourra bientôt. C’est navrant, mais logique.

Voyez, les signes apparaissent déjà : les livres deviennent rares, et les volumes se multiplient.

Ceci n’est pas un livre, mon ami ; ce n’est qu’un volume.

C’est-à-dire un assemblage disparate de pages disparates, d’impressions au jour le jour qui n’ont d’autre unité — que celle de la couverture ! Figure-toi un régiment composé de soldats portant chacun un costume différent, — où le zouave emboîterait le pas au cent-garde et le cent-garde au chasseur de Vincennes. Il y a des chances pour que, dans ces conditions, les hommes se marchent mutuellement sur les talons, et que les manœuvres manquent de précision et d’ensemble.

Nous sommes loin des œuvres « harmonieuses » dont parlait M. Sainte-Beuve.

Ainsi, mon ami, ne cherche ici ni un plan ni une idée-mère ; nul but précis — proposé ; nul résultat identique à atteindre, sinon l’oubli rapide et mérité… L’oubli ? puis-je même compter sur l’oubli ?

On n’oublie que ce qu’on a lu, dirait un observateur hardi. Et me lira-t-on jamais ?

Te dédier ces pages, mon ami, c’est m’assurer contre cette éventualité fâcheuse : tu me liras, ne serait-ce que pour m’accuser réception.

Cette dédicace est une marque d’affection, — mais c’est aussi un acte de prudence.

Alcide Dusolier.