(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Préface de la seconde édition » pp. 3-24
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Préface de la seconde édition » pp. 3-24

Préface de la seconde édition

J’ai cru devoir répondre, dans les notes de la seconde édition de mon ouvrage, à quelques faits littéraires allégués contre les opinions qu’il renferme. J’ai tâché de rendre ce livre plus digne de l’approbation que des hommes éclairés ont bien voulu lui accorder.

J’ai cité, dans les notes ajoutées à cet ouvrage, les autorités sur lesquelles j’ai fondé les opinions littéraires qu’on a attaquées1 : je me bornerai donc, dans cette préface, à quelques réflexions générales sur les deux manières de voir en littérature, qui forment aujourd’hui comme deux partis différents, et sur l’éloignement qu’inspire à quelques personnes le système de la perfectibilité de l’espèce humaine.

L’on m’a reproché d’avoir donné la préférence à la littérature du Nord sur celle du Midi, et l’on a appelé cette opinion une poétique nouvelle. C’est mal connaître mon ouvrage que de supposer que j’aie eu pour but de faire une poétique. J’ai dit, dès la première page, que Voltaire, Marmontel et La Harpe ne laissaient rien à désirer à cet égard ; mais je voulais montrer le rapport qui existe entre la littérature et les institutions sociales de chaque siècle et de chaque pays ; et ce travail n’avait encore été fait dans aucun livre connu. Je voulais prouver aussi que la raison et la philosophie ont toujours acquis de nouvelles forces à travers les malheurs sans nombre de l’espèce humaine. Mon goût en poésie est peu de chose à côté de ces grands résultats. Les vers de Thomson me touchent plus que les sonnets de Pétrarque. J’aime mieux les poésies de Gray que les chansons d’Anacréon. Mais cette manière d’être affectée n’a que des rapports très indirects avec le plan général de mon ouvrage ; et celui qui aurait des opinions tout à fait contraires aux miennes sur les plaisirs de l’imagination, pourrait encore être entièrement de mon avis sur les rapprochements que j’ai faits entre l’état politique des peuples et leur littérature ; il pourrait être entièrement de mon avis sur les observations philosophiques et l’enchaînement des idées qui m’ont servi à tracer l’histoire des progrès de la pensée depuis Homère jusqu’à nos jours.

L’on peut remarquer aujourd’hui, parmi les littérateurs français, deux opinions opposées, qui pourraient conduire toutes deux, par leur exagération, à la perte du goût ou du génie littéraire. Les uns croient ajouter à l’énergie du style, en le remplissant d’images incohérentes, de mots nouveaux, d’expressions gigantesques. Ces écrivains nuisent à l’art, sans rien ajouter à l’éloquence ni à la pensée. De tels efforts étouffent les dons de la nature, au lieu de les perfectionner. D’autres littérateurs veulent nous persuader que le bon goût consiste dans un style exact, mais commun, servant à revêtir des idées plus communes encore.

Ce second système expose beaucoup moins à la critique. Ces phrases connues depuis si longtemps, sont comme les habitués de la maison ; on les laisse passer sans leur rien demander. Mais il n’existe pas un écrivain éloquent ou penseur, dont le style ne contienne des expressions qui ont étonné ceux qui les ont lues pour la première fois, ceux du moins que la hauteur des idées ou la chaleur de l’âme n’avaient point entraînés.

Lorsque Bossuet dit cette superbe phrase : Averti par mes cheveux blancs de consacrer au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint , il s’est trouvé sûrement quelques malheureux critiques qui ont demandé ce que c’était que les restes d’une voix et d’une ardeur, ce que c’était que des cheveux qui avertissent. Lorsque le même orateur s’écrie, en parlant de madame Henriette : La voilà telle que la mort nous l’a faite , nul doute qu’un littérateur d’alors n’eût pu blâmer cette superbe expression, et la défigurer en y changeant le moindre mot. Lorsque Pascal a écrit : L’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant , un critique séparant la première phrase de la seconde, aurait pu dire : Savez-vous que Pascal appelle l’homme un roseau pensant ? Le plus parfait de nos poètes, Racine, est celui dont les expressions hardies ont excité le plus de censures ; et le plus éloquent de nos écrivains, l’auteur d’Émile et d’Héloïse, est celui de tous sur lequel un esprit insensible au charme de l’éloquence pourrait exercer le plus facilement sa critique. Qui reconnaîtrait, en effet, le style de Rousseau ? si l’on partageait en deux ses phrases, si l’on les séparait de leur progression, de leur intérêt, de leur mouvement, et si l’on détachait de ses écrits quelques mots, bizarres lorsqu’ils sont isolés, tout-puissants lorsqu’on les met à leur place2 ?

Je le répète, un style commun n’a rien à craindre de ces attaques. Subdivisez les phrases de ce style autant que vous le voudrez, les mots qui les composent se rejoindront d’eux-mêmes, accoutumés qu’ils sont à se trouver ensemble ; mais jamais un écrivain n’exprima le sentiment qu’il éprouvait, jamais il ne développa les pensées qui lui appartenaient réellement, sans porter dans son style ce caractère d’originalité qui seul attache et captive l’intérêt et l’imagination des lecteurs.

Les paradoxes sans doute sont aussi des idées communes. Il suffit presque toujours de retourner une vérité banale pour en faire un paradoxe. Il en est de même d’une manière d’écrire exagérée ; ce sont des expressions froides dont on fait des expressions fausses. Mais il ne faut pas tracer autour de la pensée de l’homme un cercle dont il lui soit défendu de sortir ; car il n’y a pas de talent là où il n’existe pas de création, soit dans les pensées, soit dans le style.

Voltaire, qui succédait au siècle de Louis XIV, chercha dans la littérature anglaise quelques beautés nouvelles qu’il pût adapter au goût français3. Presque tous nos poètes de ce siècle ont imité les Anglais. Saint-Lambert s’est enrichi des images de Thomson, Delille a emprunté du genre anglais quelques-unes de ses beautés descriptives ; Le Cimetière de Gray ne lui fut point inconnu : il a servi de modèle, sous quelques rapports, à Fontanes dans une de ses meilleures pièces, Le Jour des Morts dans une campagne. Pourquoi donc désavouerions-nous le mérite des ouvrages que nos bons auteurs ont souvent imités ?

Sans doute, je n’ai cessé de le répéter dans ce livre, aucune beauté littéraire n’est durable, si elle n’est soumise au goût le plus parfait. J’ai employé la première un mot nouveau, la vulgarité ; trouvant qu’il n’existait pas encore assez de termes pour proscrire à jamais toutes les formes qui supposent peu d’élégance dans les images et peu de délicatesse dans l’expression. Mais le talent consiste à savoir respecter les vrais préceptes du goût, en introduisant dans notre littérature tout ce qu’il y a de beau, de sublime, de touchant, dans la nature sombre, que les écrivains du Nord ont su peindre ; et si c’est ignorer l’art que de vouloir faire adopter en France toutes les incohérences des tragiques anglais et allemands, il faut être insensible au génie de l’éloquence, il faut être à jamais privé du talent d’émouvoir fortement les âmes, pour ne pas admirer ce qu’il y a de passionné dans les affections, ce qu’il y a de profond dans les pensées que ces habitants du Nord savent éprouver et transmettre.

Il est impossible d’être un bon littérateur, sans avoir étudié les auteurs anciens, sans connaître parfaitement les ouvrages classiques du siècle de Louis XIV. Mais l’on renoncerait à posséder désormais en France de grands hommes dans la carrière de la littérature, si l’on blâmait d’avance tout ce qui peut conduire à un nouveau genre, ouvrir une route nouvelle à l’esprit humain, offrir enfin un avenir à la pensée ; elle perdrait bientôt toute émulation, si on lui présentait toujours le siècle de Louis XIV comme un modèle de perfection, au-delà duquel aucun écrivain éloquent ni penseur ne pourra jamais s’élever.

J’ai distingué avec soin, dans mon ouvrage, ce qui appartient aux arts d’imagination, de ce qui a rapport à la philosophie ; j’ai dit que ces arts n’étaient point susceptibles d’une perfection indéfinie, tandis qu’on ne pouvait prévoir le terme où s’arrêterait la pensée. L’on m’a reproché de n’avoir pas rendu un juste hommage aux anciens. J’ai répété néanmoins de diverses manières que la plupart des inventions poétiques nous venaient des Grecs, que la poésie des Grecs n’avait été ni surpassée ni même égalée par les modernes 4 : mais je n’ai pas dit, il est vrai, mais je n’ai pas dit, il est vrai, que depuis près de trois mille ans les hommes n’avaient pas acquis une pensée de plus ; et c’est un grand tort dans l’esprit de ceux qui condamnent l’espèce humaine au supplice de Sisyphe, à retomber toujours après s’être élevée.

D’où vient donc que ce système de la perfectibilité de l’espèce humaine déchaîne maintenant toutes les passions politiques ? quel rapport peut-il avoir avec elles5 ? Ceux qui pensent que leurs opinions, en fait de gouvernement, les obligent à combattre la perfectibilité de l’esprit humain, font, ce me semble, un grand acte de modestie. Les partisans de la monarchie, comme ceux de la république, doivent penser que la constitution qu’ils préfèrent est favorable à l’amélioration de la société et aux progrès de la raison ; s’ils n’en étaient pas convaincus, comment pourraient-ils soutenir leur opinion en conscience ? Le système de la perfectibilité de l’espèce humaine a été celui de tous les philosophes éclairés depuis cinquante ans ; ils l’ont soutenu sous toutes les formes de gouvernement possibles6. Les professeurs écossais, Ferguson en particulier, ont développé ce système sous la monarchie libre de la Grande-Bretagne. Kant le soutient ouvertement sous le régime encore féodal de l’Allemagne. Turgot l’a professé sous le gouvernement arbitraire, mais modéré du dernier règne ; et Condorcet, dans la proscription où l’avait jeté la sanguinaire tyrannie qui devait le faire désespérer de la république, Condorcet, au comble de l’infortune, écrivait encore en faveur de la perfectibilité de l’espèce humaine, tant les esprits penseurs ont attaché d’importance à ce système, qui promet aux hommes sur cette terre quelques-uns des bienfaits d’une vie immortelle, un avenir sans bornes, une continuité sans interruption7.

Ce système ne peut être contraire aux idées religieuses. Les prédicateurs éclairés ont toujours représenté la morale religieuse comme un moyen d’améliorer l’espèce humaine ; j’ai tâché de prouver que les préceptes du christianisme y avaient contribué efficacement. Il n’est donc aucune opinion, excepté celle qui défendrait de penser, de lire et d’écrire ; il n’est aucun gouvernement, excepté le gouvernement despotique, qui puisse s’avouer contraire à la perfectibilité de l’espèce humaine. Quels sont donc les dangers qu’un esprit raisonnable et indépendant peut redouter d’un tel système ?

Dira-t-on que des monstres barbares ont fait de cette opinion le prétexte de leurs forfaits ? Mais la Saint-Barthélemi commande-t-elle l’athéisme ? Mais les crimes de Charles IX et de Tibère ont-ils à jamais proscrit le pouvoir d’un seul dans tous les pays ? De quoi les hommes n’ont-ils pas abuse ? L’air et le feu leur servent à se tuer, et la nature entière est entre leurs mains un moyen de destruction. En résulte-t-il qu’il ne faille pas accorder à ce qui est bien le rang que ce qui est bien mérite ? et faut-il dégrader toujours plus l’espèce humaine, à mesure qu’elle abuse d’une idée généreuse ? On dirait que les préjugés, les bassesses et les mensonges n’ont pas fait de mal à l’espèce humaine, tant on se montre sévère pour la philosophie, la liberté et la raison.

Ce que je crois plutôt, c’est que les détracteurs du système de la perfectibilité de l’espèce humaine n’ont pas médité sur les véritables bases de cette opinion. En effet, ils conviennent que les sciences font des progrès continuels, et ils veulent que la raison n’en fasse pas. Mais les sciences ont une connexion intime avec toutes les idées dont se compose l’état moral et politique des nations. En découvrant la boussole, on a découvert le Nouveau-Monde, et l’Europe morale et politique a depuis ce temps éprouvé des changements considérables. L’imprimerie est une découverte des sciences. Si l’on dirigeait un jour la navigation aérienne, combien les rapports de la société ne seraient-ils pas différents ?

La superstition est à la longue inconciliable avec les progrès des sciences positives. Les erreurs en tout genre se rectifient successivement par l’esprit de calcul. Enfin, comment peut-on imaginer que l’on mettra les sciences tellement en dehors de la pensée, que la raison humaine ne se ressentira point des immenses progrès que l’on fait chaque jour dans l’art d’observer et de diriger la nature physique ? Les lumières de l’expérience et de l’observation n’existent-elles pas aussi dans l’ordre moral, et ne donnent-elles pas aussi d’utiles secours aux développements successifs de tous les genres de réflexions ? Je dirai plus, les progrès des sciences rendent nécessaires les progrès de la morale ; car, en augmentant la puissance de l’homme, il faut fortifier le frein qui l’empêche d’en abuser. Les progrès des sciences rendent nécessaires aussi les progrès de la politique. L’on a besoin d’un gouvernement plus éclairé, qui respecte davantage l’opinion publique au milieu des nations où les lumières s’étendent chaque jour ; et quoiqu’on puisse toujours opposer les désastres de quelques années à des raisonnements qui ont pour base les siècles, il n’en est pas moins vrai que jamais aucune contrée de l’Europe ne supporterait maintenant la longue succession de tyrannies basses et féroces qui ont accablé les Romains. Il importe d’ailleurs de distinguer entre la perfectibilité de l’espèce humaine et celle de l’esprit humain. L’une se manifeste encore plus clairement que l’autre. Chaque fois qu’une nation nouvelle, telle que l’Amérique, la Russie, etc. fait des progrès vers la civilisation, l’espèce humaine s’est perfectionnée ; chaque fois qu’une classe inférieure est sortie de l’esclavage ou de l’avilissement, l’espèce humaine s’est encore perfectionnée. Les lumières gagnent évidemment en étendue, quand même on essaierait de leur disputer encore qu’elles croissent en élévation et en profondeur. Enfin il faudrait composer un livre pour réfuter tout ce qu’on se permet de dire dans un temps où les intérêts personnels sont encore si fortement agités. Mais ce livre, c’est le temps qui le fera ; et la postérité ne partagera pas plus la petite fureur qu’excitent aujourd’hui les idées philosophiques, que les atroces sentiments que la terreur avait développés :

Les fils sont plus grands que leurs pères,
Et leurs cœurs n’en sont pas jaloux.

Ces vers, justement appliqués aux exploits militaires dont nous sommes les glorieux contemporains, ces vers seront vrais aussi pour les progrès de la raison ; et malheur à qui n’en aurait pas dans son cœur le noble pressentiment !

Pourquoi les esprits distingués, quelle que soit la carrière qu’ils suivent, ne réunissent-ils pas leurs efforts pour soutenir toutes les idées qui ont en elles de la grandeur et de l’élévation ? Ne voient-ils pas de tous côtés les sentiments les plus vils, l’avidité la plus basse s’emparer chaque jour d’un caractère de plus, dégrader chaque jour quelques hommes sur lesquels on avait reposé son estime ? Que restera-t-il donc à ceux qui mettent encore de l’intérêt aux progrès de la pensée, ou qui, se bornant même aux arts d’imagination, veulent exclure tout le reste ? Ils attaquent la philosophie ; bientôt ils la regretteront ; bientôt ils reconnaîtront qu’en dégradant l’esprit, ils affaiblissent ce ressort de l’âme qui fait aimer la poésie, qui fait partager son généreux enthousiasme.

Tous les vices se coalisent, tous les talents devraient se rapprocher ; s’ils se réunissent, ils feront triompher le mérite personnel ; s’ils s’attaquent mutuellement, les calculateurs heureux se placeront aux premiers rangs, et tourneront en dérision toutes les affections désintéressées, l’amour de la vérité, l’ambition de la gloire, et l’émulation qu’inspire l’espoir d’être utile aux hommes et de perfectionner leur raison8.