Mémoires et correspondance de Mme d’Épinay .
Il n’y a pas de livre qui nous peigne mieux le xviiie siècle, la société d’alors et les mœurs, que les Mémoires de Mme d’Épinay. Quand ces Mémoires se publièrent pour la première fois en 1818, le scandale fut grand. On était si voisin encore des principaux acteurs ; ils avaient disparu à peine, et leur descendance n’en était qu’à la première génération. Dans le monde et dans les familles on se montra sensible à un tel éclat comme on devait l’être ; on rougit, on souffrit. Il y eut je ne sais quel fou qui, sous prétexte qu’il était à demi parent par alliance, se mit à faire feu en tous sens et adressa placet sur placet aux ministres du roi. La littérature, de son côté, ne resta pas indifférente. Les admirateurs aveugles de Jean-Jacques Rousseau prirent fait et cause pour lui contre les nouveaux témoins qui le chargeaient et le convainquaient de folie et peut-être de mensonge. Duclos lui-même eut ses défenseurs. Trente ans de distance ont suffi pour laisser tomber bien des bruits et pour apaiser bien des émotions. Les inconvénients attachés à une révélation si subite et si vive se sont évanouis ; les légères erreurs ou les infidélités de pinceau, les inexactitudes de détail ont même perdu de leur importance. Ce qui reste, c’est l’ensemble des mœurs, c’est le fond du tableau, et rien ne paraît plus vrai ni plus vivant. Les Mémoires de Mme d’Épinay ne sont pas un ouvrage, ils sont une époque.
Mme d’Épinay n’avait pas songé précisément à donner des Mémoires ; mais de bonne heure elle aima à écrire, à faire son journal, à retracer l’histoire de son âme. C’était la mode et la manie à cette date. Un journal qu’on fait de sa vie est encore une sorte de miroir. Jean-Jacques Rousseau usa fort de ce miroir-là, et le passa aux femmes de son temps. Chaque femme d’esprit et de sensibilité, à son exemple, tenait registre de ses impressions, de ses souvenirs, de ses rêves ; elle écrivait en petit ses Confessions, fussent-elles les plus innocentes du monde. Et quand elle devenait mère, elle allaitait son enfant si elle pouvait ; elle se mettait dans tous les cas à s’occuper de son éducation, à s’en occuper non pas seulement en détail et de la bonne manière, par les soins, les baisers et les sourires maternels, mais aussi en théorie ; on raisonnait des méthodes, on en discourait à perte de vue. Ce fut l’époque des Genlis, de ces femmes galantes ou légères qui deviennent à point nommé des Mentor, des Minerve, et font des traités moraux sur l’éducation pendant les courts intervalles que leur laissent leurs amants.
Mme d’Épinay, qui a fait des traités d’éducation (et des
traités couronnés par l’Académie), et qui a eu des amants, valait mieux que ces
femmes dont je parle. Mais, n’étant qu’une personne très aimable, très
spirituelle, et non supérieure, elle subit les influences de son moment. Dans
les commencements de sa liaison avec
Grimm, s’ennuyant de lui
pendant une campagne qu’il faisait en Westphalie à la suite du maréchal
d’Estrées (1757), excitée par les lectures qu’elle entendait, vers le même
temps, des lettres de La Nouvelle Héloïse, elle eut l’idée
d’écrire, elle aussi, une sorte de roman qui fut l’histoire de sa propre vie, et
où elle ne ferait que déguiser les noms. C’était une manière d’apprendre à ses
amis bien des choses qu’elle n’était pas fâchée qu’ils connussent, sans qu’elle
eût à les dire en face. Elle en envoya à Grimm deux gros cahiers. Grimm en fut
charmé, et, bien qu’amoureux, il ne l’était pas assez pour que son sens critique
en fût troublé : « En vérité, disait-il de cet ouvrage, il est charmant.
J’étais bien las lorsqu’on me l’a remis ; j’y ai jeté les yeux, je n’ai
jamais pu le quitter ; à deux heures du matin je lisais encore : si vous
continuez de même, vous ferez très sûrement un ouvrage unique. »
Grimm avait raison, et l’ouvrage de Mme d’Épinay est
réellement unique en son genre.
Mais n’y travaillez, ajoutait l’excellent critique, que lorsque vous en aurez vraiment le désir, et, sur toutes choses, oubliez toujours que vous faites un livre ; il sera aisé d’y mettre les liaisons ; c’est l’air de vérité qui ne se donne pas quand il n’y est pas du premier jet, et l’imagination la plus heureuse ne le remplace point.
Mme d’Épinay suivit assez bien les conseils de son ami. Elle ne court pas après l’imagination, qui n’est guère en effet son lot. On ne remarque aucune prétention, aucune emphase dans ses récits. En quelques endroits seulement, quand elle veut faire du sentiment pur, quand elle veut hausser le ton, elle donne un peu dans l’invocation et l’exclamation, ce qui n’est permis qu’à Jean-Jacques ; mais partout ailleurs ce sont des lettres familières, des conversations vives, naturelles, dramatiques, reproduites d’un air parfait de vérité. Grimm dut être content.
Cependant le gros roman que lui avait laissé Mme d’Épinay ne fut jamais publié par lui, et ce roman courait risque de rester pour toujours inconnu, quand il tomba aux mains du savant libraire M. Brunet, qui sut distinguer sous le masque des personnages tout ce qu’il contenait de curieux et d’historique. On restitua avec certitude les principaux noms ; on supprima des hors-d’œuvre et des longueurs, et l’on en tira les trois volumes qui parurent en 1818, et dont le succès fut tel qu’il y eut trois éditions en moins de six mois17.
Dans l’état actuel de l’ouvrage, la forme de roman est à peine sensible. Elle ne se marque guère qu’en un point : c’est un tuteur fictif, le tuteur de Mme d’Épinay, qui est censé raconter l’histoire de sa pupille, mais qui ne fait le plus souvent que lui céder la parole à elle-même, ainsi qu’aux autres personnages, dont il cite et insère au long les lettres, journaux ou conversations. Ce tuteur est la machine du roman, machine trop évidente et trop peu adroitement dissimulée pour compromettre la réalité de l’ensemble. Supprimez cette invention du tuteur, et tout le reste est vrai.
Mlle Louise-Florence-Pétronille Tardieu d’Esclavelles, qui, dans le roman, s’appelle du joli nom d’Émilie, fille d’un officier mort au service du roi, dut naître vers 1725. Âgée de vingt ans, le 23 décembre 1745, elle épousa son cousin, M. d’Épinay, l’aîné des fils de M. de La Live de Bellegarde, fermier général. Son mari et elle se croyaient d’abord fort épris l’un de l’autre, mais l’illusion dura peu : elle seule l’aimait, et encore d’un premier amour de pensionnaire. Pour lui, ce n’était qu’un homme de plaisir, un dissipateur extravagant, outrageusement indélicat dans tout son procédé à l’égard de cette jeune femme, et qui se conduisit avec elle de telle sorte qu’il est impossible d’en rien rapporter ici, et qu’il faut renvoyer à ce qu’elle-même nous en raconte. On y verra à nu ce qu’était l’intérieur d’un riche mariage dans ce monde de condition et de haute finance au milieu du xviiie siècle18.
Mme d’Épinay était alors une jeune personne jolie, spirituelle, sensible et intéressante, comme on disait. La nature l’avait faite très timide, et elle fut longtemps avant de se dégager de l’influence et de l’esprit des autres, avant d’être elle-même. On pourrait faire trois portraits de Mme d’Épinay, l’un à vingt ans, l’autre à trente (et elle nous a fait ce portrait-là vers le moment où elle commença de connaître Grimm) ; et il y aurait un troisième portrait d’elle à faire après quelques années de cette connaissance, lorsque, grâce à lui, elle avait pris plus de confiance en elle, et qu’en étant une personne très agréable encore, elle devenait une femme de mérite, ce qu’elle fut tout à fait en avançant.
À vingt ans, elle est vive, mobile, confiante et un peu crédule, tendre, avec un front pur, décent, des cheveux bien plantés, une fraîcheur qui passa vite, et volontiers avec des larmes d’émotion dans ses beaux yeux.
À trente ans, elle nous dira :
Je ne suis point jolie ; je ne suis cependant pas laide. Je suis petite, maigre, très bien faite. J’ai l’air jeune, sans fraîcheur, noble, doux, vif, spirituel et intéressant. Mon imagination est tranquille. Mon esprit est lent, juste, réfléchi et sans suite. J’ai dans l’âme de la vivacité, du courage, de la fermeté, de l’élévation et une excessive timidité.
Je suis vraie sans être franche. (La remarque est de Rousseau, qui la lui avait faite à elle-même.) La timidité m’a souvent donné les apparences de la dissimulation et de la fausseté ; mais j’ai toujours eu le courage d’avouer ma faiblesse pour détruire le soupçon d’un vice que je n’avais pas.
J’ai de la finesse pour arriver à mon but et pour écarter les obstacles ; mais je n’en ai aucune pour pénétrer les projets des autres.
Je suis née tendre et sensible, constante et point coquette.
J’aime la retraite, la vie simple et privée ; cependant j’en ai presque toujours mené une contraire à mon goût…
Une mauvaise santé, et des chagrins vifs et répétés, ont déterminé au sérieux mon caractère naturellement très gai.
Il n’y a guère qu’un an que je commence à me bien connaître.
Rousseau a parlé d’elle dans ses Confessions avec peu de justice, même en ce qui concerne la beauté ; il a insisté sur de certains agréments, essentiels selon lui, et qui auraient manqué à Mme d’Épinay ; il a parlé d’elle, enfin, comme un amoureux qui n’aurait pas été écouté. Diderot est plus juste, et il nous peint à ravir Mme d’Épinay à cet âge de la seconde jeunesse, un jour qu’il était à La Chevrette, pendant qu’elle et lui faisaient faire leur portrait :
On peint Mme d’Épinay en regard avec moi, écrit Diderot à Mlle Volland ; elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l’un sur l’autre, la tête un peu tournée, comme si elle regardait de côté ; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban qui lui ceint le front. Quelques boucles se sont échappées de dessous ce ruban ; les unes tombent sur sa gorge, les autres se répandent sur ses épaules, et eu relèvent la blancheur. Son vêtement est simple et négligé.
Et revenant quelques jours après sur le même portrait, il dit encore dans un tour charmant :
Le portrait de Mme d’Épinay est achevé ; elle est représentée la poitrine à demi nue ; quelques boucles éparses sur sa gorge et sur ses épaules ; les autres retenues avec un cordon bleu qui serre son front ; la bouche entrouverte ; elle respire, et ses yeux sont chargés de langueur. C’est l’image de la tendresse et de la volupté.
J’ai cru devoir opposer ce portrait de Diderot, bon juge, à certaine page des Confessions où Rousseau refuse précisément à Mme d’Épinay quelques-unes de ces grâces et de ces mollesses voluptueuses.
La voilà donc à trente ans passés, un peu embellie si l’on veut, ou du moins vue par des yeux amis, un jour de beauté et de soleil. Ce qu’elle était encore en ces années de plénitude et de déclin, mais un jour d’altération et de souffrance, ce n’est plus Diderot, ce n’est pas Jean-Jacques, c’est Voltaire qui nous le dira. Elle l’alla voir durant un voyage qu’elle fit pour sa santé à Genève. Sa frêle machine était déjà fort en train de s’altérer et de se détruire. Voltaire pourtant, qui regardait surtout à l’esprit, à la physionomie, et qui, auprès des femmes, était moins matériel que Rousseau, la trouvait fort à son gré. Il était avec elle plus aimable, plus gai, plus extravagant qu’à quinze ans ; il lui faisait toutes sortes de déclarations les plus plaisantes du monde. Un jour qu’elle écrivait de chez lui à son ami Grimm, il voulut rester dans la chambre pendant qu’elle faisait sa lettre :
Il m’a témoigné le désir de rester pour voir ce que disent mes deux grands yeux noirs quand j’écris. Il est assis devant moi, il tisonne, il rit ; il dit que je me moque de lui, et que j’ai l’air de faire sa critique. Je lui réponds que j’écris tout ce qu’il dit, parce que cela vaut bien tout ce que je pense.
Voltaire disait d’elle encore au docteur Tronchin :
Votre malade est vraiment philosophe▶ ; elle a trouvé le grand secret de tirer de sa manière d’être le meilleur parti possible ; je voudrais être son disciple ; mais le pli est pris… Qu’y faire ? Ah ! ma ◀philosophe▶ ! c’est un aigle dans une cage de gaze… Si je n’étais pas mourant, ajoutait-il en la regardant, je vous aurais dit tout cela en vers.
Toute part faite à la galanterie et à la poésie, cet aigle dans une cage de gaze nous prouve au moins que Mme d’Épinay avait de bien beaux yeux et une âme bien vive dans son enveloppe transparente.
J’ai voulu la peindre tout d’abord avec la plume de ces hommes éminents dont le nom se rattache au sien ; il est bon de connaître un peu les gens de vue avant d’écouter leur histoire et leur roman. Le roman de Mme d’Épinay est assez compliqué, quoiqu’il ressemble à celui de bien des femmes. Elle était donc en veine d’aimer son mari quand elle s’aperçut à des signes trop certains qu’il était peu aimable et même méprisable. Elle venait d’être mère ; mais cette tendresse, qu’elle éprouvait pourtant avec bien de la vivacité, ne lui suffisait pas. Elle cherchait à se faire une loi de ses devoirs ; elle souffrait, elle rêvait, elle avait dans les yeux des larmes vagues, quand elle vit un jour entrer chez elle M. de Francueil, homme jeune, aimable, élégant, amateur de musique comme elle, poudré comme il le fallait, le type d’un premier amant d’alors. Elle fut touchée, elle s’en défendit, elle y revint. Les conseils des bonnes âmes ne lui manquèrent pas.
Parmi ces bonnes âmes qu’elle a auprès d’elle il en est une qui est bien la plus
fine guêpe, la plus perfide et la plus rouée confidente qui se puisse voir :
c’est une Mlle d’Ette, fille de plus de trente ans,
« belle autrefois comme un ange, et à qui il ne restait plus que
l’esprit d’un démon »
. Mais quel démon ! Diderot, qui peint à la
Rubens, a dit d’elle : « C’est une Flamande, et il y paraît à la peau et
aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait sur laquelle on
a jeté des feuilles
de rose. »
Je fais grâce du reste
de la peinture de Diderot. Cette Mlle d’Ette, qui était la
maîtresse du chevalier de Valory, est présentée chez Mme d’Épinay, s’initie dans sa confidence, lui donne des conseils hardis,
positifs, intéressés. Cette fine et rusée matrone s’est aperçue de l’amour de
Francueil, et croit deviner celui qu’on lui rend ; elle veut le pénétrer,
l’aider, s’y entremettre, se rendre utile, nécessaire, et le tout à son profit.
Elle prétend s’impatroniser dans cette riche maison, avoir la clef de tous les
secrets, et en tirer double parti au besoin. Ce caractère de Mlle d’Ette est admirablement saisi et rendu ; c’est par la peinture
des caractères, par le développement et le naturel des conversations que les Mémoires de Mme d’Épinay sont un livre
unique. L’amoureux Francueil, plus tard l’amoureux Grimm, ressembleront plus ou
moins à tous les amoureux ; l’un à celui de la première jeunesse, l’autre à
celui de la seconde, moins beau, moins délicieux et moins charmant, mais souvent
plus sûr et qui guérit les plaies qu’a laissées le premier. Ce côté des Mémoires de Mme d’Épinay est vrai, sans
être autrement original. Leur originalité propre consiste dans l’expression
naïve et nue des autres caractères ; dans le caractère de Mlle d’Ette, cette peste domestique ; dans celui de Duclos, son digne
pendant, tel qu’il se révèle ici ; dans les confidences de Mme de Jully, confessant crûment à sa belle-sœur son amour pour le
chanteur Jélyotte, et lui demandant service pour service. Cette originalité
éclate encore dans les scènes des deux dîners chez Mlle Quinault, dans les inimaginables orgies de conversation qui s’y
passent entre beaux esprits, et auxquelles Mme d’Épinay
assiste en témoin qui dit son mot et qui surtout sait écouter. À ce titre, Mme d’Épinay, en ne voulant écrire qu’un roman, s’est trouvée
être le chroniqueur authentique des mœurs de
son siècle. Son livre
se place entre celui de Duclos : Les Confessions du Comte de
***, et le livre de Laclos : Les Liaisons
dangereuses ; mais il est plus dans le milieu du siècle que l’un et que
l’autre, et il nous en offre un tableau plus naturel, plus complet, et qui en
exprime mieux, si je puis dire, la corruption moyenne.
On se rappelle peut-être dans le vieux poète Mathurin Régnier une admirable satire (la XIIIe), dans laquelle le poète se représente écoutant derrière une porte les odieux conseils que donne la vieille Macette à une jeune fille dont il est amoureux : Macette, qui se croit seule avec la jeune fille, lui parle ainsi, en des vers que le Tartuffe de Molière ne surpassera pas :
Ma fille, Dieu vous garde et vous veuille bénir !Si je vous veux du mal, qu’il me puisse advenir !…À propos, savez-vous, on dit qu’on vous marie.Je sais bien votre cas : un homme grand, adroit,Riche……………………………………………Il vous aime si fort ! Aussi pourquoi, ma fille,Ne vous aimerait-il ? Vous êtes si gentille,Si mignonne et si belle, et d’un regard si doux,Que la beauté plus grande est laide auprès de vous.Mais tout ne répond pas au trait de ce visagePlus vermeil qu’une rose et plus beau qu’un rivage.Vous devriez, étant belle, avoir de beaux habits ;Éclater de satin, de perles, de rubis…Ma foi ! les beaux habits servent bien à la mine,On a beau s’agencer et faire les doux yeux,Quand on est bien parée, on en est toujours mieux.Mais, sans avoir du bien, que sert la renommée ?
Et elle continue, sur ce ton, de prêcher l’usage utile de la beauté et de la jeunesse. On trouverait de semblables conseils dans un bien vieux poème français, le Roman de la Rose ; c’est une vieille aussi, qui développe à l’un des personnages allégoriques du roman les préceptes de cette exécrable morale tout intéressée. Ici, au xviiie siècle, ce n’est plus la vieille Macette, mais une Macette plus jeune et plus fine d’esprit, plus fraîche de joue, c’est Mlle d’Ette qui remplit exactement le même rôle auprès d’une jeune femme du monde. La corruption de tous les temps se ressemble fort, à la voir au fond, mais elle diffère de forme, de ton et de costume. Au xviiie siècle, le type de cette corruption féminine, décente d’apparence, vient s’offrir à nous dans Mlle d’Ette.
Toutes les scènes où elle figure sont excellentes et prises sur nature : mais la première, dans laquelle elle arrache le secret à la jeune femme et l’excite à aller plus avant, passe toutes les autres. La situation précise est celle-ci. La jeune Émilie, nouvellement relevée de couches, triste des infidélités de son mari, le méprisant déjà et en ayant le droit, ayant vu l’aimable Francueil et s’y intéressant vaguement, n’ose encore pourtant se déclarer, et ne voit son propre désir qu’à travers un nuage. C’est alors que l’accorte et insidieuse conseillère paraît :
Mlle d’Ette est venue passer la journée avec moi, écrit Émilie. Après le dîner, je me suis mise sur ma chaise longue. Je me sentais de la pesanteur, de l’ennui ; je bâillais à tout instant, et, craignant qu’elle n’imaginât que sa présence me gênait ou m’était désagréable, je feignis d’avoir envie de dormir, espérant à la fin faire passer cette disposition. Mais point : elle ne fit qu’augmenter ; la tristesse s’empara de moi, et je me sentais le besoin de dire que j’étais triste. Les larmes me venaient aux yeux, je ne pouvais plus y tenir.
Dans cet état de vague et de langueur, la jeune femme s’excuse
auprès de son amie : « Je crois que ce sont des vapeurs, je me sens bien
mal à mon aise. »
Ne vous gênez pas, me dit-elle. Vraiment oui, vous avez des vapeurs, et ce n’est pas d’aujourd’hui ; mais je n’ai eu garde de vous en rien dire, car j’aurais redoublé votre mal.
Et après une petite dissertation sur les vapeurs et leur effet :
Venons, dit-elle, à la cause des vôtres. Tenez, soyez de bonne foi et ne me cachez rien, c’est l’ennui ; ce n’est pas autre chose.
Et comme la jeune femme voulait entrer dans quelques explications :
« Oui, interrompit Mlle d’Ette, tout cela me confirme dans ce que je vous dis ; car c’est l’ennui du cœur que je soupçonne chez vous, et non celui de l’esprit. » — Voyant que je ne répondais pas, elle ajouta : « Oui, votre cœur est isolé ; il ne tient plus à rien ; vous n’aimez plus votre mari, et vous ne sauriez l’aimer. » — Je voulus faire un mouvement de désaveu ; mais elle continua d’un ton qui m’imposa : « Non, vous ne sauriez l’aimer, car vous ne l’estimez plus. » — Je me sentis soulagée de ce qu’elle avait dit le mot que je n’osais prononcer. Je fondis en larmes. — « Pleurez en liberté, me dit-elle en me serrant entre ses bras ; dites-moi tout ce qui se passe dans cette jolie tête. Je suis votre amie, je le serai toute ma vie ; ne me cachez rien de ce que vous avez dans l’âme ; que je sois assez heureuse pour vous consoler. Mais, avant tout, que je sache ce que vous pensez et quelles sont vos idées sur votre situation. » — « Hélas ! lui dis-je, j’ignore moi-même ce que je pense. »
Et la jeune femme expose les contradictions de son propre cœur ; qu’il y a déjà longtemps qu’elle se croyait détachée de son mari et parfaitement indifférente, et pourtant qu’elle ne peut penser à lui sans verser des larmes, et qu’elle redoute par moments son retour, presque comme si elle le haïssait.
« Eh oui ! me répondit Mlle d’Ette en riant, on ne hait qu’autant qu’on aime. Votre haine n’est autre chose que l’amour humilié et révolté : vous ne guérirez de cette funeste maladie qu’en aimant quelque autre objet plus digne de vous. » — « Ah ! jamais ! jamais ! lui criai-je en me retirant d’entre ses bras, comme si je redoutais de voir se vérifier son opinion, je n’aimerai que M. d’Épinay. » — « Vous en aimerez d’autres, dit-elle en me retenant, et vous ferez bien ; trouvez-en seulement d’assez aimables pour vous plaire, et… » — « Premièrement, lui dis-je, voilà ce que je ne trouverai point. Je vous jure sincèrement que, depuis que je suis dans le monde, je n’ai pas vu un homme autre que mon mari qui me parût mériter d’être distingué. » — « Je le crois bien, reprit-elle, vous n’avez jamais connu que de vieux radoteurs ou des fats : il n’est pas bien étonnant qu’aucun n’ait pu vous plaire. Dans tout ce qui vient chez vous, je ne connais pas un être capable de faire le bonheur d’une femme sensée. C’est un homme de trente ans, raisonnable, que je voudrais ; un homme en état de vous conseiller, de vous conduire, et qui prit assez de tendresse pour vous pour n’être occupé qu’à vous rendre heureuse. » — « Oui, lui répondis-je, cela serait charmant ; mais où trouve-t-on un homme d’esprit, aimable, enfin tel que vous venez de le dépeindre, qui se sacrifie pour vous et se contente d’être votre ami, sans pousser ses prétentions jusqu’à vouloir être votre amant ? » — « Mais je ne dis pas cela non plus, reprit Mlle d’Ette ; je prétends bien pour lui qu’il sera votre amant. »
Mon premier mouvement fut d’être scandalisée, le second fut d’être bien aise qu’une fille de bonne réputation, telle que Mlle d’Ette, pût supposer qu’on pouvait avoir un amant sans crime ; non que je me sentisse aucune disposition à suivre ses conseils, au contraire, mais je pouvais au moins ne plus paraître devant elle si affligée de l’indifférence de mon mari.
Et la scène continue sur ce ton, Mme d’Épinay
se promettant de n’avoir jamais d’amant, flattée cependant qu’on lui en parle,
et au fond en ayant un déjà, et Mlle d’Ette, pour la faire
parler et se rendre maîtresse, s’attachant adroitement à piquer, à effaroucher,
à rassurer et à enhardir cette jeune âme, à l’incliner vers les fins qu’elle se
propose. La grande maxime de Mlle d’Ette, qui est aussi
celle de tout le xviiie
siècle, la voici :
« Ce n’est que l’inconstance d’une femme dans ses goûts, ou un
mauvais choix, ou l’affiche qu’elle en fait, qui peut flétrir sa réputation.
L’essentiel est dans le choix. »
Et quant aux propos du monde ;
qu’importe ? « On en parlera pendant huit jours, peut-être même n’en
parlera-t-on point, et puis l’on n’y pensera plus, si ce n’est pour dire :
Elle a raison. »
Le choix de Mme d’Épinay était fait dès lors plus qu’elle ne l’osait avouer à Mlle d’Ette, car un sentiment instinctif de délicatesse l’avertissait qu’il fallait cependant cacher quelque chose à cette prétendue amie, qui portait si hardiment la main à ces tendresses naissantes et timides.
La suite du roman est variée d’incidents dont je ne puis indiquer que
quelques-uns. Francueil d’abord se montre sous un jour flatteur : cet amour
entre Mme d’Épinay et lui est bien l’amour à la française,
tel qu’il peut exister dans une société polie, raffinée, un amour sans violent
orage et sans coup de tonnerre, sans fureur à la Phèdre et à la Lespinasse, mais
avec charme, jeunesse et tendresse. Il entre de la bonne grâce, de la finesse et
de l’esprit, il entre du goût des beaux-arts et de la musique dans cet amour. On
joue éperdument la comédie, et cette comédie n’est qu’un prétexte à se mêler, à
s’isoler, à se retrouver sans cesse : « Ils sont là une troupe
d’amoureux, écrit Mlle d’Ette à son chevalier. En
vérité, cette société est comme un roman mouvant. Francueil et la petite
femme sont ivres comme le premier jour. »
Mais l’ivresse a son terme. Francueil se refroidit, ou plutôt il se dérange ; il
court les soupers, il s’enivre tout de bon, il n’est plus aussi exact ni
attentif auprès de son amie : les mauvaises mœurs du temps l’ont gagné. C’est
alors que Duclos essaie de le supplanter et de faire invasion en sa place. Il
avait du mépris pour Francueil qu’il jugeait un homme de peu de cervelle, et
qu’il n’appelait que le hanneton : « Vous n’êtes pas
heureuse, pauvre femme, s’écriait-il, et c’est votre faute. Pourquoi vous
attacher, mordieu, à la patte d’un hanneton ? On vous a dupée ; la d’Ette
est une coquine, je vous l’ai toujours dit. »
Plus âgé de vingt ans
au moins que
Mme d’Épinay, Duclos, caustique,
mordant, poussant la franchise jusqu’à la brutalité, et se servant de sa
brutalité avec finesse, s’accommoderait très volontiers de cette jeune femme
enjouée, spirituelle et vive ; il passerait volontiers chez elle toutes ses
soirées, et croirait lui faire honneur de la dominer et de la former. Il expose
tout ce plan dans les Mémoires de Mme d’Épinay, et parlant à elle-même, avec une crudité brusque et
pittoresque qu’elle a pu forcer quelquefois, mais qu’elle n’a certainement pas
inventée : une femme douce et polie est incapable d’inventer de pareilles
physionomies et de pareils propos, si elle ne les a pas rencontrés en effet.
Duclos, avant la publication de ces Mémoires, jouissait d’une
bonne réputation, de celle d’un homme original d’humeur et de caractère, ayant
son franc-parler, droit et adroit. Il ne laissera plus
désormais que l’idée d’un ami dangereux, d’un despote mordant, cynique et
traîtreusement brusque. On aura beau faire et dire, le faux bonhomme en lui est
démasqué, il ne s’en relèvera pas.
Au reste, s’il y perd comme caractère, il n’y perd pas comme esprit. Les
conversations où il est représenté par Mme d’Épinay sont des
plus amusantes et des plus comiques, assaisonnées d’un sel des plus piquants et
colorées d’une verve bretonne qui ne se retrouve au même degré dans aucun de ses
écrits. La plus jolie scène, et l’une des plus honnêtes où il figure, est celle
où on le voit un jour aller au collège de compagnie avec Mme d’Épinay, et où il fait subir un interrogatoire au précepteur du jeune
d’Épinay, à ce pauvre et grotesque M. Linant, duquel il est dit à un endroit :
« Ce pauvre homme est plus bête que jamais. »
Tandis que
Duclos envoie l’enfant faire un thème dans une chambre voisine, il prend à
partie le précepteur et le met à la question de
la manière la plus
plaisante, et je dirais la plus sensée si elle n’était humiliante et par trop
rude. Car n’oublions pas qu’au beau milieu de ces Mémoires, et
à travers toutes les diversités galantes et amoureuses qui les remplissent et
dans lesquelles la personne principale s’est peinte à nous plus qu’en buste, la
préoccupation, j’allais dire la chimère d’une éducation morale systématique, y
tient une grande place, et, dans l’entre-deux de ses tendres faiblesses, Émilie
ne cesse d’y faire concurrence à l’auteur d’Émile.
Il y eut un moment critique dans la vie de la pauvre Mme d’Épinay, et où sa réputation eut à subir un terrible assaut. Ce fut à la mort de Mme de Jully, sa belle-sœur, charmante femme, qui, sous ses airs indolents, possédait elle-même la philosophie du siècle dans toute son essence, et la pratiquait dans toute sa hardiesse et dans sa grâce. Enlevée brusquement à la fleur de l’âge, elle n’eut que le temps, en expirant, de confier à Mme d’Épinay une clef ; cette clef était celle d’un secrétaire qui renfermait des lettres à détruire : ce que Mme d’Épinay, au fait de tout, comprit et exécuta à l’instant. Mais un papier important, qui se rapportait aux affaires d’intérêt de son mari et de M. de Jully, ne s’étant pas retrouvé d’abord, elle fut soupçonnée de l’avoir brûlé avec les autres papiers dont on avait retrouvé les traces dans le foyer, et des bruits odieux, autorisés par la famille même, circulèrent. Ces bruits acquirent une telle consistance dans la société, qu’un jour, à un souper chez le comte de Friesen, Grimm, qui ne connaissait Mme d’Épinay que depuis assez peu de temps, dut prendre hautement sa défense, et provoqua une affaire dans laquelle il fut légèrement blessé. C’était commencer en preux chevalier, et Mme d’Épinay, dans sa reconnaissance, le nomma de ce titre et l’accepta pour tel.
Il était temps : aux prises avec cette odieuse Mlle d’Ette, avec cet indigne Duclos, avec un mari plus extravagant que jamais, et qui entraînait Francueil dans ses propres dissipations et extravagances, Mme d’Épinay avait affaire à trop forte partie, et sa frêle organisation allait fléchir. Elle eut un moment l’idée de la dévotion, et de prendre Dieu comme pis-aller ; mais un excellent ecclésiastique qu’elle introduit et qu’elle fait parler fort sagement, l’abbé Martin, n’eut pas de peine à lui démontrer qu’elle méconnaissait son cœur. Ce fut à Grimm que revint le soin de le remettre dans la voie et de le guérir. Disons, à son honneur, qu’il s’y appliqua tout entier et qu’il y réussit.
On ne parle jamais de Grimm sans en dire beaucoup de mal, je ne sais en vérité pourquoi. Comme écrivain, c’est un des critiques les plus distingués, les plus fermes à la fois et les plus fins qu’ait produits la littérature française. Byron, qui ne prodigue pas ses éloges et qui se plaisait à la lecture de Grimm, a dit dans son Journal :
Grimm est un excellent critique et un bon historien littéraire. Sa Correspondance forme les Annales de la littérature de cette époque en France avec un aperçu de la politique et surtout du train de vie de ce temps. Il est aussi estimable et beaucoup plus amusant que Muratori ou Tiraboschi. Somme toute, c’est un grand homme dans son genre.
Ce jugement de Byron me paraît le vrai. On sent, en lisant Grimm, un esprit supérieur à son objet, et qui ne sépare jamais la littérature de l’observation du monde et de la vie. Toute la littérature de son temps est dans Grimm comme la société d’alors est chez Mme d’Épinay. On a appelé Diderot la plus allemande de toutes les têtes françaises : on devrait appeler Grimm le plus français de tous les esprits allemands. Comme caractère et comme homme, il semble avoir eu plus de qualités réelles et positives qu’aimables ; mais gardons-nous de le juger d’après Rousseau. Celui-ci ne lui pardonna jamais d’avoir été d’abord pénétré par lui, d’un coup d’œil juste, dans son incurable vanité. Grimm, tel qu’il ressort pour moi du témoignage de ses amis (les seuls qui soient en droit de l’apprécier, disait Mme d’Épinay, car il n’est lui qu’avec eux), Grimm est un homme judicieux, droit, sûr, ferme, formé de bonne heure au monde, estimant peu les hommes en général, les jugeant, n’ayant rien des fausses vues et des illusions philanthropiques du temps.
Peu d’hommes, disait le grand Frédéric, connaissent les hommes aussi bien que Grimm, et on en trouverait moins encore qui possèdent au même degré que lui le talent de vivre avec les grands et de s’en faire aimer, sans compromettre jamais ni la franchise ni l’indépendance de leur caractère.
Sa contenance au-dehors était froide, polie, et pouvait sembler de
la roideur ou de la morgue à ceux qui ne le connaissaient pas ; mais dans la
familiarité il était, dit-on, la gaieté même, franc jusqu’à l’abandon, et
certainement fidèle et dévoué jusqu’à la fin pour ceux qu’il avait une fois
choisis. Laissez un peu Rousseau à part : auquel donc de ses amis Grimm a-t-il
jamais manqué ? Il aima Mme d’Épinay et lui fut tout d’abord
utile comme un guide. Elle eut le bon esprit aussitôt de l’apprécier par ce
mérite essentiel, et de sentir l’ami sérieux qui lui venait. Dès les premiers
temps de leur intimité elle écrit : « Nous avons causé jusqu’à minuit. Je
suis pénétrée d’estime et de tendresse pour lui. Quelle justesse dans ses
idées ! quelle impartialité dans ses conseils ! »
Voilà le critique
qui se retrouve avec tous ses avantages jusque dans l’amant. Il lui fut
souverainement bon et secourable ; il lui donna le premier la confiance en
elle-même, le sentiment de ce qu’elle valait, il l’émancipa :
Oh ! que vous êtes heureusement née ! lui écrivait-il. De grâce, ne manquez pas votre vocation : il ne tient qu’à vous d’être la plus heureuse et la plus adorable créature qu’il y ait sur la terre, pourvu que vous ne fassiez plus marcher l’opinion des autres avant la vôtre, et que vous sachiez vous suffire à vous-même.
Et quand ce n’est pas à elle qu’il parle, avec quelle justesse encore, redoublée et animée de tendresse !
Bon Dieu ! écrit-il à Diderot, que cette femme est à plaindre ! Je ne serais pas en peine d’elle, si elle était aussi forte qu’elle est courageuse. Elle est douce et confiante ; elle est paisible et aime le repos par-dessus tout ; mais sa situation exige sans cesse une conduite forcée et hors de son caractère : rien n’use et ne détruit autant une machine naturellement frêle.
Ce n’est que depuis qu’elle eut connu Grimm, que Mme d’Épinay devint tout à fait elle-même. Cet esprit plein de grâce et
de finesse acquit par lui toute sa trempe ; il démêla en elle et mit en valeur
le trait qui la distinguait particulièrement ; « une droiture de sens
fine et profonde »
. Mme d’Épinay, si compromise
par les incidents de sa vie première, si calomniée par ses anciens amis, était
en voie de devenir meilleure dans le temps même où on la noircissait le plus ;
et elle put répondre un jour, d’une manière aussi spirituelle que touchante, à
un homme venu de Paris qui l’allait voir à Genève, et qui s’étonnait un peu
gauchement devant elle de la trouver si différente de l’idée qu’on lui en avait
voulu donner : « Sachez, monsieur, que je vaux moins que ma réputation de
Genève, mais mieux que ma réputation de Paris. »
Grimm avait trente-trois ans quand il la connut, et, durant vingt-sept années que
dura leur liaison, son attachement pour elle ne se démentit pas un seul jour.
Toutefois, à partir d’une certaine heure, il se trouva insensiblement plus pris
par la littérature, par les travaux
et par les devoirs que lui
imposaient des obligations honorables, et par l’ambition naturelle à l’âge mûr ;
cet homme judicieux sentait qu’il fallait se donner de nouveaux motifs de vivre
à mesure qu’on perdait de la jeunesse. Il conseilla quelque chose de semblable à
son amie. Quand il était obligé de quitter Paris, c’était elle qui tenait la
plume à sa place, et qui, sous la direction de Diderot, continuait sa Correspondance littéraire avec les souverains du Nord. Elle
fit des livres, ce qui ne l’empêchait pas de faire des nœuds, de la tapisserie
et des chansons. « Continuez vos ouvrages, lui écrivait l’abbé Galiani ;
c’est une preuve d’attachement à la vie que de composer des
livres. »
Avec un corps détruit et une santé en ruine, elle eut
l’art de vivre ainsi jusqu’à la fin, de disputer pied à pied les restes de sa
pénible existence, et d’en tirer parti pour ce qui l’entourait, avec affection
et avec grâce. Elle mourut le 17 avril 1783, à l’âge de cinquante-huit ans. Nous
la trouvons peinte durant les quatorze dernières années de sa vie, elle et toute
sa société, dans sa correspondance avec l’abbé Galiani ; cela vaudrait la peine
d’un examen à part. Aujourd’hui je n’ai voulu qu’insister sur des mémoires
curieux et presque naïfs d’une époque raffinée, sur un monument singulier des
mœurs d’un siècle, et aussi rappeler l’attention sur une femme dont on peut
dire, à sa louange, que, dans tous ses défauts comme dans ses qualités, elle fut
et resta toujours vraiment femme, ce qui devient rare.
[Note.]
On lit dans une notice que M. Brunet a consacrée à son ami M. Parison après le décès de celui-ci, et quand on publia le catalogue de sa bibliothèque, des détails nouveaux, et les plus précis, sur la publication et l’édition première des Mémoires de Mme d’Épinay :
En 1817, l’auteur de la présente notice, ayant fait l’acquisition du manuscrit qui renfermait les Mémoires de Mme d’Épinay, pria son ami de le revoir et de le mettre en état d’être imprimé. C’était là, sans nul doute, un travail fort délicat ; mais M. Parison s’en est acquitté avec tant de bonheur, que, tout en conservant, sans les altérer, les récits de l’auteur, il a su extraire de l’« ébauche d’un long roman » (c’est ainsi que l’a qualifié Grimm dans sa Correspondance) des Mémoires fort curieux que tout le monde a lus avec le plus grand plaisir. Or, pour arriver à cet heureux résultat, il a suffi d’élaguer tout ce qui ne tenait pas nécessairement aux mémoires, de substituer aux deux cents premières pages, dénuées d’intérêt dans le manuscrit, une courte introduction qui mit le lecteur au fait des événements antérieurs au mariage de Mlle d’Esclavelle avec M. d’Épinay ; de supprimer entièrement un dénouement tout à fait romanesque, en le remplaçant par une simple note ; enfin d’ajouter çà et là, dans le courant du texte, quelques phrases servant à rapprocher les passages entre lesquels il avait été fait des coupures indispensables : en sorte que, nous pouvons l’affirmer, c’est bien le manuscrit copié sous les yeux de Mme d’Épinay, et apostillé de sa main, qui a été mis entre celles des imprimeurs, et qu’ils ont suivi exactement dans tout ce qui a été conservé. Toutefois, il faut bien en convenir, cet ouvrage, dans lequel la fiction est souvent mêlée à la réalité, n’a de véritable valeur historique que comme tableau, malheureusement trop fidèle, des mœurs d’une certaine classe de la société parisienne au milieu du xviiie siècle, et ne saurait être opposé avec confiance, en ce qui concerne J.-J. Rousseau, aux Confessions de ce ◀philosophe. Jamais M. Parison n’a voulu avouer, si ce n’est peut-être à quelques amis, qu’il fût l’éditeur de ces singuliers mémoires ; mais, aujourd’hui qu’il n’est plus, nous devons le nommer, en ajoutant que c’est par notre conseil et d’après nos indications qu’il a fait subir au manuscrit les retranchements indiqués ci-dessus.
M. Félix Bovet, de Neuchâtel, qui a beaucoup travaillé sur les précieux manuscrits de J.-J. Rousseau que possède la bibliothèque de cette ville, m’assure qu’après vérification faite par lui sur les originaux des lettres de Jean-Jacques, c’est le texte donné dans les Confessions qui est l’exact et le véritable.