Réponse au discours de M. Louis Pasteur
Nous sommes bien incompétents pour louer ce qui fait votre gloire véritable, ces admirables expériences par lesquelles vous atteignez jusqu’aux confins de la vie, cette ingénieuse façon d’interroger la nature qui tant de fois vous a valu de sa part les plus claires réponses, ces précieuses découvertes qui se transforment chaque jour en conquêtes de premier ordre pour l’humanité. Vous répudieriez nos éloges, habitué que vous êtes à n’estimer que les jugements de vos pairs, et, dans les débats scientifiques que soulèvent tant d’idées neuves, vous ne voudriez pas voir des appréciations littéraires venir se mêler au suffrage des savants que rapproche de vous la confraternité de la gloire et du travail. Entre vous et vos savants émules nous n’avons point à intervenir. Mais, en dehors du fond de la doctrine, qui n’est point de notre ressort, il est une maîtrise, Monsieur, où notre pratique de l’esprit humain nous donne le droit d’émettre un avis. Il y a quelque chose que nous savons reconnaître dans les applications les plus diverses ; quelque chose qui appartint ou même degré à Galilée, à Pascal, à Michel-Ange, à Molière ; quelque chose qui fait la sublimité du poète, la profondeur du philosophe▶, la fascination de l’orateur, la divination du savant. Cette base commune de toutes les œuvres belles et vraies, cette flamme divine, ce souffle indéfinissable qui inspire la science, la littérature et l’art, nous l’avons trouvé en vous, Monsieur ; c’est le génie. Nul n’a parcouru d’une marche aussi sûre les cercles de la nature élémentaire ; votre vie scientifique est comme une traînée lumineuse dans la grande nuit de l’infiniment petit, dans ces derniers abîmes de l’être où naît la vie.
Vous avez commencé, Monsieur, par le vrai commencement de la nature. Avec Haüy et Malus, vous demandiez d’abord au cristal le secret de ses caprices apparents. Vous étiez encore à l’École normale. Une note de Mitscherlich vous troubla dans votre foi chimique. Deux substances identiques par la nature, le nombre, l’arrangement et la distance des atomes agissaient d’une manière essentiellement différente sur la lumière. Vous reprîtes avec passion l’étude de la forme cristalline des deux sels de M. Mitscherlich, et vous arrivâtes à votre belle théorie de la dissymétrie moléculaire. Oui, deux groupes atomiques qui se montrent identiques au travers de toutes les épreuves de la chimie peuvent être, l’un à l’égard de l’autre, dans la même relation qu’un objet à l’égard de son image vue dans un miroir. Ils ont une droite et une gauche ; on peut les opposer, non les superposer, comme les deux mains. L’illustre M. Biot, chargé de rendre compte de ces faits nouveaux à l’Académie des sciences, eut d’abord quelques doutes. Quand vous allâtes le voir au Collège de France, il s’était déjà procuré lui-même les matières de l’expérience. Il vous les fit préparer sous ses yeux, sur le fourneau de sa cuisine. Vous placiez à sa droite les cristaux qui devaient dévier la lumière à droite, à sa gauche, les cristaux qui devaient dévier la lumière à gauche. Il fit lui-même l’épreuve de la polarisation ; mais il n’alla pas jusqu’au bout ; quelques indices lui suffirent. « Mon cher enfant, vous dit-il, en serrant votre bras, j’ai tant aimé les sciences dans ma vie que cela me fait battre le cœur. »
Toutes vos découvertes ultérieures sont sorties de celle-là par une sorte de développement naturel. Bientôt, en effet, vous arriverez à voir que tous les produits artificiels des laboratoires et toutes les espèces minérales sont à image superposable, tandis que les produits essentiels de la vie sont dissymétriques. La vie vous conduit à la fermentation ; l’élément dissymétrique fait fermenter ; l’élément symétrique ne fait pas fermenter. La fermentation est toujours d’origine vitale ; elle vient d’êtres microscopiques qui trouvent dans la matière organique leur nourriture, non leur raison de naître ; le groupe droit et le groupe gauche ne satisfont pas également à la nutrition des microbes. Vos études sur les corpuscules organisés qui existent dans l’atmosphère servent de point de départ à tout un ordre de recherches, où vos disciples sont des maîtres qui s’appellent Lister, Tyndall.
La fermentation vous mène aux maladies, qui sont en quelque sorte la fermentation de l’être vivant ; de la cristallographie vous êtes conduit à la médecine ; vous arrivez à voir que les maladies transmissibles tiennent le plus souvent à des développements irréguliers d’êtres étrangers à l’organisme, qui le troublent ou le détruisent. De là vos savantes recherches sur les maladies du vin, de la bière, des vers à soie, puis sur ces terribles accidents de la machine humaine, le charbon, la septicémie, la rage, qui peuvent amener la mort à l’organisme par lui-même le plus sain et le plus robuste. La claire vue de la nature du mal vous indique le remède ; on guérit bientôt la maladie dont on connaît la cause. Votre théorie des germes de putréfaction ouvre une voie qui sera un jour et qui est déjà féconde pour le bien de notre pauvre espèce. La vaccination, qui n’avait été jusqu’ici qu’une application très particulière d’une théorie à peine ébauchée, devient entre vos mains un principe général, susceptible des usages les plus variés. C’est la rage, Monsieur, qui est en ce moment l’objet de vos études ; vous en cherchez l’organisme microscopique, vous le trouverez ; l’humanité vous devra la suppression d’un mal horrible, et aussi d’une triste anomalie, je veux parler de la défiance qui se mêle toujours un peu pour nous aux caresses de l’animal dans lequel la nature nous montre le mieux son sourire bienveillant.
Que vous êtes heureux, Monsieur, de toucher ainsi, par votre art, aux sources mêmes de la vie ! Admirables sciences que les vôtres ! Rien ne s’y perd. Vous aurez inséré une pierre de prix dans les assises de l’édifice éternel de la vérité. Parmi ceux qui s’adonnent aux autres parties du travail de l’esprit, qui peut avoir la même assurance ? M. de Maistre peint quelque part la science moderne « sous l’habit étriqué du Nord…, les bras chargés de livres et d’instruments, pâle de veilles et de travaux, se traînant souillée d’encre et toute pantelante sur la route de la vérité, baissant toujours vers la terre son front sillonné d’algèbre ». Comme vous avez bien fait, Monsieur, de ne pas vous arrêter à ce souci de gentilhomme ! La nature est roturière ; elle veut qu’on travaille ; elle aime les mains calleuses et ne se révèle qu’aux fronts soucieux.
Votre vie austère, toute consacrée à la recherche désintéressée, est la meilleure réponse à ceux qui regardent notre siècle comme déshérité des grands dons de l’âme. Votre laborieuse assiduité n’a voulu connaître ni distractions ni repos. Recevez-en la récompense dans le respect qui vous entoure, dans cette sympathie dont les marques se produisent aujourd’hui si nombreuses autour de vous, et surtout dans la joie d’avoir bien accompli votre tâche, d’avoir pris place au premier rang dans la compagnie d’élite qui s’assure contre le néant par un moyen bien simple, en faisant des œuvres qui restent.
Vous ayez placé à sa juste hauteur l’homme illustre que vous venez remplacer parmi nous. Vous avez dit ses commencements, ses viriles origines, cette nature pleine d’énergie, tenant, par son père, aux races sérieuses et obstinées de l’Ouest, par sa mère, à l’ardente et forte complexion des populations protestantes des Cévennes. Canonnier de la première République, M. Littré père garda, sous l’Empire et la royauté constitutionnelle, le culte de la Révolution. Les républicains étaient rares alors ; c’était, comme aux siècles de la primitive Église, le temps des convictions personnelles, passionnées. Les conversions en masse et sans grand discernement devaient venir plus tard. Les républicains que forma M. Littré père avaient au moins quelque mérite à l’être ; car ils étaient deux (deux qui valaient, certes, à eux seuls tous ceux qu’on a plus tard vus éclore), son fils d’abord, puis l’intime ami de son fils, celui à qui je dois ces détails, notre respecté confrère M. Barthélemy Saint Hilaire. En philosophie et en religion, M. Littré père professait sans réserve les principes de l’école française du XVIIIe siècle. Devenu père de famille, il eut un scrupule touchant. Craignant que les railleries de Voltaire n’eussent une part dans ses opinions religieuses, et se regardant comme responsable de sa théologie à l’égard de ses enfants, il reprit avec le plus grand sérieux la question des croyances. Ce nouvel examen confirma ses premiers jugements, et, dès lors, il enseigna en toute sécurité à ses fils ce qu’une double épreuve lui faisait regarder comme certain. Quelle honnêteté !
Cette impression de l’éducation première ne s’effaça jamais chez M. Littré. Sa nature héroïque le porta toujours à ce qu’il y eut de plus âpre et de plus fort. Fils de la révolution française, il crut qu’en elle était contenue toute justice. D’autres, plus raffinés, distinguèrent, acceptèrent des moyens termes, des conciliations. Lui, entier dans sa foi, ne voulut aucune atténuation à ce qu’il tenait pour la vérité. La foi démocratique, comme tous les genres de foi, est exposée à des tentations ; il y a quelquefois du mérite à y persévérer. M. Littré nous a raconté qu’un jour, sa mère, une petite vieille débile, avec de beaux yeux, cheminant à côté de lui dans une rue de Paris, fut brutalement poussée par un ouvrier qui ne voulait pas se déranger. Comme M. Littré la relevait : « Mon fils, lui dit-elle, il faut bien aimer le peuple pour demeurer de son parti. »
La croyance de M. Littré était de celles que rien n’ébranle. D’ordinaire les effervescences révolutionnaires viennent du tempérament ; la raison intervient pour les régler. Chez M. Littré, le tempérament était tout à fait calme ; c’était l’esprit qui était révolutionnaire ; aussi ne recula-t-il jamais. On le trouve toujours au front de bataille des combattants. En juillet 1830, il était de la première ligne de ceux qui pénétrèrent sur la place du Carrousel par l’ouverture du pavillon de Rohan. Georges Farcy fut percé d’une balle à côté de lui.
C’est la conviction qui crée la vertu. La sélection des nobles âmes se fait sans acception de croyances. Comme vous l’avez parfaitement dit, Monsieur, aucune foi n’a de privilège à cet égard ; on peut être un chrétien des premiers jours avec les idées en apparence les plus négatives ; on peut voir soudés dans le même homme un ascète et un jacobin. La bibliothèque Sainte-Geneviève possède un catalogue de ses incunables, écrit tout entier de la main de M. Daunou durant les années les plus terribles de la Révolution. Chaque matin, avant d’aller présider la Convention ou le conseil des Cinq-Cents, il en rédigeait un certain nombre de pages, toujours le même, à des dates qui s’appelaient 13 vendémiaire, 18 fructidor. Littré associait de même à la vie militante les habitudes d’un bénédictin. Révolutionnaire d’une espèce bien rare ! Le soir des jours d’émeute, comme le soir des jours où il avait combattu de sa plume au National à côté de Carrel, il se reposait dans sa mansarde en préparant une édition d’Hippocrate, ou en traduisant les œuvres les plus importantes de la critique moderne, ou en rassemblant les matériaux de cet admirable Dictionnaire historique de la langue française qui sera, sans doute, un jour surpassé, si nous finissons le nôtre… Grandes et fortes natures de l’âge héroïque de notre race ! Rien ne leur restait étranger. Ils avaient changé les bases de la vie ; mais leur confiance dans l’esprit humain était absolue. C’étaient des croisés, à leur manière ; ils héritaient, sans le savoir, de dix siècles de vertu ; ils dépensaient, en un jour, le capital accumulé par vingt générations de silencieuse obscurité.
Leur scepticisme n’était qu’une apparence ; ils étaient, en réalité, de fougueux croyants. Ils pratiquaient le désintéressement absolu ; ils aimaient la glorieuse pauvreté. À toutes les propositions de fonctions rémunérées qui lui furent faites dans l’esprit le plus libéral, Littré répondit par un refus. Un jour qu’on le pressait : « Je ne peux rien accepter, dit-il ; en ce moment, ce sont mes idées qui triomphent. »
Sa vie fut longtemps celle d’un artisan modeste. Si plus tard le travail amena pour lui la fortune, ce fut à son insu, sans qu’il l’eût voulu et presque malgré lui. Il alla jusqu’à ces paradoxes qui caractérisent parfois les héroïsmes vertueux. Il eût tenu pour déplacé tout souci de plaire ; les séductions les plus légitimes du talent, il se les interdisait ; à dessein, il laissait son style un peu négligé. Rien chez lui de l’homme de lettres. Sa modestie certainement fut exagérée, puisqu’elle lui fit croire qu’il était disciple quand, en réalité, il était maître, et qu’on le vit se subordonner à des personnes auxquelles il était fort supérieur. Tel était son amour de la vérité que, seul peut-être en notre siècle, il put se rétracter sans s’amoindrir. La vérité le menait comme un enfant ; il se soumit à elle quand il pensa l’avoir trouvée ; il s’arrêta quand il craignit de n’être plus avec elle ; il recula quand il crut l’avoir dépassée.
Et voyez, Monsieur, combien notre sort est étrange et quelle ironie supérieure semble s’attacher à nos pauvres efforts ! Même dans l’ordre de la vérité, nos qualités nous servent souvent moins que nos défauts. Il ne faut pas être trop parfait. Moins sincère, Littré eût peut-être évité quelques erreurs. Les défauts de sa philosophie furent ceux d’une âme trop timorée. Ses apparentes négations n’étaient que la réserve extrême d’un esprit qui redoute les affirmations hasardées. Il avait tant de peur d’aller au-delà de ce qu’il voyait clairement, qu’il restait souvent en deçà. Vertueuse abstention ; doute fécond, que Descartes eût compris ; respect exagéré peut-être de la vérité ! Il craignait de sembler escompter ce qu’il désirait et de prendre trop vite pour une réalité ce qui vraiment n’eût été que juste. Hésitation qui implique un culte mille fois plus délicat de l’éternel idéal que les téméraires solutions qui satisfont tout d’abord les esprits superficiels ! La vérité est une grande coquette, Monsieur ! Elle ne veut pas être cherchée avec trop de passion. L’indifférence réussit souvent mieux avec elle. Quand on croit la tenir, elle vous échappe ; elle se livre quand on sait l’attendre. C’est aux heures où on croyait lui avoir dit adieu qu’elle se révèle ; elle vous tient, au contraire, rigueur quand on l’affirme, c’est-à-dire quand on l’aime trop.
Vous avez fait des réserves, Monsieur, sur les doctrines philosophiques auxquelles M. Littré s’était attaché et auxquelles il déclarait devoir le bonheur de sa vie. C’était votre droit. Je n’userai pas du droit semblable que j’aurais. Le résumé ou, comme on disait autrefois, le « bouquet spirituel » de cette séance doit être que l’ardeur pour le bien ne tient à aucune opinion spéculative. Je vous ferai, d’ailleurs, ma confession ; en politique et en philosophie, quand je me trouve en présence d’idées arrêtées, je suis toujours de l’avis de mon interlocuteur. En ces délicates matières, chacun a raison par quelque côté. Il y a déférence et justice à ne chercher dans l’opinion qu’on vous propose que la part de vérité qu’elle contient. Il s’agit ici, en effet, de ces questions sur lesquelles la providence (j’entends par ces mots l’ensemble des conditions fondamentales de la marche de l’univers) a voulu qu’il planât un absolu mystère. En cet ordre d’idées, il faut se garder d’un parti pris ; il est bon de varier ses points de vue et d’écouter les bruits qui viennent de tous les côtés de l’horizon.
C’est ce que fit M. Littré toute sa vie. Je regrette cependant, comme vous, que ce grand et fidèle ami de la vérité se soit renfermé dans une école portant un nom déterminé, et ait salué comme son maître un homme qui, bien que considérable à beaucoup d’égards, ne méritait pas un tel hommage. Si je m’abandonnais à mon goût personnel, je serais peut-être aussi peu favorable que vous à M. Auguste Comte, qui me semble, le plus souvent, répéter en mauvais style ce qu’ont pensé et dit avant lui, en très bon style, Descartes, d’Alembert, Condorcet, Laplace. Mais je me défie de mon avis, car je suis un peu, à l’égard de ce penseur distingué, dans la situation d’un jaloux. M. Littré avait pour moi une bonté dont je garde un profond souvenir ; je sentais cependant qu’il m’aurait aimé beaucoup plus si j’avais voulu être comtiste. J’ai fait ce que j’ai pu ; je n’ai pas réussi. Je sentais chez lui un reproche secret. Quand nous nous trouvions tous les deux seuls à nos séances de l’Histoire littéraire de la France de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, je me croyais en face d’un confesseur, mécontent de moi pour quelque motif secret qu’il ne me disait pas. Cela me troublait. Pas plus que vous, Monsieur, je ne suis donc en situation de rendre pleine justice à M. Comte. Je ne puis cependant m’empêcher d’être ému quand je vois tant d’hommes de valeur, en France, en Angleterre, en Amérique, accepter ce nom comme un drapeau. Avec l’habitude que je peux avoir des choses de l’esprit humain, je suis amené à croire que M. Comte sera une étiquette dans l’avenir, et qu’il occupera une place importante dans les futures histoires de la philosophie. Ce sera une erreur, j’en conviens ; mais l’avenir, commettra tant d’autres erreurs ! L’humanité veut des noms qui lui servent de types et de chefs de file ; elle ne met pas dans son choix beaucoup de discernement.
Le positivisme, dites-vous, dans ses applications à la politique, n’a pas vu ses prophéties réalisées. Cela est très vrai. La condition du prophète est devenue de nos jours singulièrement difficile. La politique et la philosophie n’ont plus grand-chose à faire ensemble. Connaissez-vous une école qui ait mieux deviné ces jeux de la force, de la passion et du hasard, qu’on a bien tort assurément de vouloir assujettir à des lois ? Pour moi, je ne vois pas une théorie politique au nom de laquelle on ait le droit de jeter la première pierre aux théories vaincues. Je ne vois qu’une différence, c’est que le principal représentant du positivisme a confessé son erreur, tandis que nous attendons encore l’aveu de ceux qui n’ont pas été plus infaillibles que lui.
À la philosophie de M. Littré vous en préférez une autre, qui, vous le supposez, aurait ici « un dernier refuge ». Ah ! ne vous y fiez pas trop, Monsieur. La zone de notre protection littéraire est bien large ; elle s’étend depuis Bossuet jusqu’à Voltaire. Souvent, nous aimons à être l’asile des vaincus ; la cause qui aurait chez nous son dernier refuge pourrait donc être assez malade. Nous ne patronnons pas les doctrines ; nous discernons le talent. Voilà comment nous n’avons jamais de déconvenues ni de démentis. Tout passe, et nous ne passons pas ; car nous ne nous attachons qu’à deux choses qui, nous l’espérons, seront éternelles en France : l’esprit et le génie. Nous respectons toutes les formes dont on peut revêtir une croyance élevée. Vous vous servez de deux mots, par exemple, dont, pour ma part, je ne me sers jamais, spiritualisme et matérialisme. Le but du monde, c’est l’idée ; mais je ne connais pas un cas où l’idée se soit produite sans matière ; je ne connais pas d’esprit pur ni d’œuvre d’esprit pur. L’œuvre divine s’accomplit par la tendance intime au bien et au vrai qui est dans l’univers ; je ne sais pas bien si je suis spiritualiste ou matérialiste.
Il est prudent de n’associer le sort des croyances morales à aucun système. Le mot de l’énigme qui nous tourmente et nous charme ne nous sera jamais livré. Pour moi, quand on nie ces dogmes fondamentaux, j’ai envie d’y croire ; quand on les affirme autrement qu’en beaux vers, je suis pris d’un, doute invincible. J’ai peur qu’on n’en soit trop sûr, et, comme la mystique dont parle Joinville, je voudrais par moments brûler le paradis par amour de Dieu. C’est le doute, en pareil cas, qui fait le mérite. La grandeur des vérités de cet ordre est de se présenter à nous avec le double caractère d’impossibilités physiques et d’absolues nécessités morales. Si je vois la vertu songer trop à ses placements sur une vie éternelle, je suis tenté de lui insinuer discrètement la possibilité d’un mécompte. L’humanité doit sûrement être écoutée en ses instincts ; l’humanité, au fond, a raison ; mais dans la forme, dans le détail, oh ! la chère et touchante rêveuse, comme sa piété peut l’égarer ! Et cela est tout simple ; il est des questions insolubles sur lesquelles le sentiment moral veut une réponse. On prend à cet égard les plus belles résolutions de sobriété intellectuelle, et on ne les tient pas. Notre grand Littré passa toute sa vie à s’interdire de penser aux problèmes supérieurs et à y penser toujours. Pauvre bonne conscience humaine ! que d’efforts elle fait pour saisir l’insaisissable ! Comme on aime à la voir se gourmander, se reprendre, se critiquer, se maudire, s’irriter contre elle-même, se remettre à l’œuvre après chaque découragement, pour renfermer dans une formule ce qu’il lui est interdit de savoir et ce qu’elle ne peut se résigner à ignorer !
Vous avez mille fois raison, Monsieur, quand vous mettez au-dessus de tout pour le progrès de l’esprit humain le savant, qui fait des expériences et crée des résultats nouveaux. M. Comte n’en a pas fait ; mais je vois dans votre Académie d’habiles inventeurs qui déclarent cependant lui devoir beaucoup. Littré non plus n’a pas fait d’expériences ; mais vraiment il n’en pouvait pas faire ; son champ, c’était l’esprit humain, on ne fait pas d’expériences sur l’esprit humain, sur l’histoire. La méthode scientifique, en cet ordre, est ce qu’on appelle la critique. Ah ! sa critique, je vous assure, était excellente. Il ne s’agit pas seulement, en ces obscures matières, de savoir ce qui est possible, il s’agit de savoir ce qui est arrivé. Ici la discussion historique retrouve tous ses droits. Ce que Pascal a dit de l’esprit de finesse et de l’esprit géométrique reste la loi suprême de ces discussions, où le malentendu est si facile. Les problèmes moraux exigent ce qu’on peut appeler la critique générale. Ils ne se laissent point attaquer par la méthode scolastique. Pour être apte à jouir de ces vérités, qu’on aperçoit, non de face, mais de côté et comme du coin de l’œil, il faut la culture variée de l’esprit, la connaissance de l’humanité, de ses états, divers, de ses faiblesses, de ses illusions, de ses préjugés, à tant d’égards fondés, en raison de ses respectables absurdités ; — il faut l’histoire de la philosophie, qui parfois rend religieux, l’histoire de la religion, qui souvent rend ◀philosophe▶, l’histoire de la science, qui devrait toujours rendre modeste ; — il faut la connaissance d’une foule de choses qu’on apprend uniquement pour voir que ce sont des vanités ; — il faut, par-dessus tout, l’esprit, la gaieté, la bonne santé intellectuelle d’un Lucien, d’un Montaigne, d’un Voltaire. Et le résultat final, c’est encore que le plus grand des sages a été l’Ecclésiaste, quand il représente le monde livré aux disputes des hommes, pour qu’ils n’y comprennent rien depuis un bout jusqu’à l’autre. Qu’importe, après tout, puisque le coin imperceptible de la réalité que nous entrevoyons est plein de ravissantes harmonies, et que la vie, telle qu’elle nous a été octroyée, est un don excellent et pour chacun de nous la révélation d’une bonté infinie ?
« Celui qui proclame, dites-vous, l’existence de l’infini accumulé dans cette affirmation plus de surnaturel qu’il n’y en a dans tous les miracles de toutes les religions. »
Vous allez, je crois, un peu loin, Monsieur ; vous donnez là un certificat de crédibilité à des choses étranges. Permettez-moi une distinction. Dans le champ de l’idéal, oh ! vous avez raison ; là on peut évoluer durant toute l’éternité sans se rencontrer jamais. Mais l’idéal n’est pas le surnaturel particulier, qui est censé avoir fait son apparition à un point du temps et de l’espace. Celui-ci tombe sous le coup de la critique. L’ordre du possible, qui touche de près à celui du rêve, n’est pas l’ordre des faits. Les religions se donnent comme des faits et doivent être discutées comme des faits, c’est-à-dire par la critique historique. Or, les faits surnaturels, du genre de ceux qui remplissent l’histoire religieuse, M. Littré excelle à montrer qu’ils n’arrivent pas ; et, s’ils n’arrivent pas, n’est-ce point le cas de se poser la question de Cicéron : « Pourquoi ces forces secrètes ont-elles disparu ? Ne serait-ce pas parce que les hommes sont devenus moins crédules ? »
La méthode de M. Littré reste donc excellente dans l’ordre des faits auxquels il l’applique d’ordinaire. Les faits où l’on croit voir des interventions de volontés particulières, supérieures à l’homme et à la nature, disparaissent à mesure qu’on les serre de plus près. Aucun fait historique de ce genre n’est prouvé ni dans le présent, ni dans le passé, — j’entends prouvé sérieusement, d’une de ces preuves qui excluent toute chance d’erreur, — d’une de ces preuves comme celles que M. Biot vous demandait et que vous lui avez fournies, — d’une de ces preuves telles que vous les exigez de vos contradicteurs et que rarement ils peuvent vous fournir. Or il n’est pas conforme à l’esprit scientifique d’admettre un ordre de faits qui n’est appuyé sur aucune induction, sur aucune analogie. Quod gratis asseritur gratis negatur.
Croyez-moi, Monsieur, la critique historique a ses bonnes parties. L’esprit humain ne serait pas ce qu’il est sans elle, et j’ose dire que vos sciences, dont j’admire si hautement les résultats n’existeraient pas s’il n’y avait, à côté d’elles, une gardienne vigilante pour empêcher le monde d’être dévoré par la superstition et livré sans défense à toutes les assertions de la crédulité.
Soyez donc indulgent, Monsieur, pour des études où l’on n’a pas, il est vrai, l’instrument de l’expérience, si merveilleux entre vos mains, mais qui, néanmoins, peuvent créer la certitude et amener des résultats importants. Permettez-moi de vous rappeler votre belle découverte de l’acide droit et de l’acide gauche. Il y a aussi dans l’ordre intellectuel des sens divers, des oppositions apparentes qui n’excluent pas au fond la similitude. Il y a des esprits qu’il est aussi impossible de ramener l’un à l’autre qu’il est impossible, selon la comparaison dont vous aimez à vous servir, de faire rentrer deux gants l’un dans l’autre. Et pourtant les deux gants sont également nécessaires ; tous deux se complètent. Nos deux mains ne se superposent pas ; mais elles peuvent se joindre. Dans le vaste sein de la nature, les efforts les plus divers s’ajoutent, se combinent et aboutissent à une résultante de la plus majestueuse unité.
Par sa science colossale, puisée aux sources les plus diverses, par la sagacité de son esprit et son ardent besoin de vérité, Littré a été à son jour une des consciences les plus complètes de l’univers. Le moment où il est venu au monde est un âge particulier, comme tous les autres âges, dans l’histoire de notre globe et de l’humanité. Mais sa haute vie l’a mis en rapport avec l’esprit éternel qui agit et se continue à travers les siècles ; il est immortel. Il a compris son heure mieux que personne ; il a vécu et senti avec l’humanité de son temps ; il a partagé ses espérances, si l’on veut ses erreurs ; il n’a reculé devant aucune responsabilité. Penseur, il ne vécut que pour le vrai. En politique, il suivit la règle que doit s’imposer le patriote consciencieux : il ne sollicita aucun mandat ; il n’en refusa aucun. Son honnêteté supérieure couvrit tout, en l’élevant à ces hauteurs où ce que les uns blâment, ce que les autres approuvent, n’est plus que raison impersonnelle, dévouement et devoir.
Dans ses dernières années, il vit la forme de gouvernement pour laquelle il avait toujours combattu devenir une réalité. Vous croyez peut-être qu’il va triompher. Triompher ! oh ! sentiment dénué de sens pour une âme ◀philosophe ! Le lendemain de sa victoire, Littré est plus modeste que jamais. Il a l’air de redouter son succès ; il se repent presque ; je dis mal ; non, il ne se repent pas ; mais il devient le sage accompli ; il se fait le conseiller, le modérateur de ses compagnons de lutte, si bien que les esprits superficiels cessèrent de le comprendre, et peu s’en fallut qu’il ne fût aussi appelé traître à son jour. Il vit juste ; car il vit la solution suprême des problèmes de la politique contemporaine dans la liberté, non dans cette collision puérile où chacun invoque à son profit un principe dont il est bien décidé à ne pas faire profiter les autres, mais dans la vraie liberté, égale pour tous, fondée sur la notion de la neutralité de l’État en fait de choses spéculatives. La mesure qu’il voulait pour lui, il la réclamait pour les autres, même quand il savait que ceux-ci ne lui rendraient pas la pareille s’ils étaient les maîtres. Il ne se faisait à cet égard aucune illusion ; un an avant sa mort, il appelle encore le catholicisme « l’adversaire naturel de toutes les libertés » ; mais, tolérant pour les intolérants, il réclamait l’application abstraite des principes. Il était persuadé que les tolérants posséderont la terre et que le libéralisme qui n’a pas peur de la liberté des autres est le signe de la vérité. En 1872, visitant un phare sur les côtes de Bretagne, il tomba de la hauteur d’un premier étage ; il en fut quitte pour quelques contusions ; un journaliste des environs regretta qu’il ne se fût pas tout à fait rompu le cou. « Nous ne pensions pas de même sur les croyances théologiques, ajoute M. Littré en racontant cette histoire, et telle est la forme que prenait son dissentiment. »
S’il fut quelquefois faible, ce fut toujours par bonté. Nous vivons dans un temps où il y a des inconvénients à être poli ; on vous prend à la lettre. M. Littré avait pour principe de ne rien faire pour éviter les malentendus. Il votait souvent pour ses adversaires, afin de s’assurer à lui-même qu’il était bien impartial. Quel homme, Monsieur, et que vous avez eu raison de le comparer à un saint ! On ne trouve à reprendre en lui que des excès de vertu.
Lui manqua-t-il, en effet, quelque chose ? il ne lui manqua que des défauts. Parfois peut être on regrettait qu’il ne sût pas sourire. L’ironie lui échappait ; il ne la comprenait pas en philosophie ; elle lui déplaisait en politique. Or, le monde prêtant à la fois au rire et à la pitié, la gaieté a bien aussi sa raison d’être ; une foule de choses ne peuvent s’exprimer que par là. Socrate trouvait son profit aux soupers d’Aspasie ; Littré n’aima que la bonté. Il prit la meilleure part ; c’est la bonté qui fait vivre. Il se plaisait avec le peuple ; il était compris et apprécié de lui. Heureux celui qui est assez grand pour que les petits l’admirent ! La vraie grandeur c’est d’être vu grand par l’œil des humbles. Le chef-d’œuvre de Spinoza fut d’avoir été estimé de son logeur. Ce brave homme ne savait pas un mot des systèmes de son hôte ; il n’avait vu en lui qu’un homme bien tranquille, un parfait locataire. Ce furent ses renseignements qui fournirent à Colerus les traits de cette Vie admirable qui, bien plus que l’Éthique démontrée géométriquement, a fait de Spinoza un des saints de l’âge moderne. Littré, de même, avait le goût des simples ; les simples le lui rendirent. Quand il allait en Bretagne il remplissait de respect ces bonnes gens de Plouha et de Roscoff, qui le prenaient pour un ecclésiastique. Il nous a raconté comment, étant à Lion-sur-Mer, sur la plage, deux messieurs vinrent à passer : « Voilà Littré, dit l’un deux. — Littré ! dit l’autre, il a l’air d’un vieux prêtre. »
C’était là sa vraie définition. Grâce à lui et à quelques autres comme lui, la libre philosophie de notre âge a possédé dans son sein des vertus susceptibles d’être comparées à celles dont les religions sont le plus fières. Nature essentiellement religieuse, il ne douta que par la foi profonde et par respect de la vérité. Littré a vraiment été une gloire de notre patrie et de notre race. En lui s’est montré au plus haut degré ce que « le peuple gallican », comme on disait au moyen âge, a de droiture, de sincérité, d’honnêteté, et, sous apparence révolutionnaire, de sage réserve et de prudente raison. Sa foi dans le bien fut absolue ; les mobiles inférieurs de la vie, l’intérêt, les jouissances, le plaisir, furent chez lui entièrement subordonnés à la poursuite que sa conviction lui marquait comme le devoir.
La fin d’une si belle vie aurait dû être calme, douce et consolée. Mais cette marâtre nature qui récompense si mal ici-bas ce qu’on fait pour coopérer à ses fins montra, en ce qui le concerne, sa noire ingratitude. Les dernières années de notre éminent confrère furent remplies par de cruelles souffrances. Dans un écrit intitulé : Pour la dernière fois, il fit entendre sa plainte doucement résignée : « Je ne suis pas stoïcien, dit-il, et je n’ai jamais nié que la douleur fût un mal. Or, depuis bien des mois, la douleur m’accable avec une persistance désespérante. Cornélius Népos rapporte que Pomponius Atticus, étant parvenu à l’âge de soixante-dix-sept ans et se sentant atteint d’une maladie incurable, appela auprès de lui son gendre et sa fille. Il leur exposa son état et leur demanda la permission de sortir d’une vie qui allait finir bientôt, et d’abréger ainsi la durée de ses souffrances… Cette véridique histoire m’est revenue bien souvent en l’esprit, sans que je prémédite rien de semblable à la résolution d’Atticus, sachant qu’aucune permission ne me serait donnée !… »
Sa foi ne fut nullement atteinte par l’affaiblissement des organes. « Dans les temps modernes, dit-il à la fin du morceau que je citais tout à l’heure et qui est en quelque sorte son testament philosophique, est survenu un grave événement d’évolution, qui n’est plus ni une hérésie ni une religion nouvelle. Le ciel théologique a disparu, et à sa place s’est montré le ciel scientifique ; les deux n’ont rien de commun. Sous cette influence, il s’est produit un vaste déchirement dans les esprits. Il est bien vrai qu’une masse considérable est restée attachée à l’antique tradition. Il est bien vrai aussi que, dans la tourmente morale qui s’ensuit, plusieurs, renonçant aux doctrines modernes, retournent au giron théologique. Quoi qu’il en soit de ce va-et-vient qui demeure trop individuel pour fournir une base d’appréciation, deux faits prépondérants continuent à exercer leur action sociale. Le premier, c’est le progrès continu de la laïcité, c’est-à-dire de l’État neutre entre les religions, tolérant pour tous les cultes et forçant l’Église à lui obéir en ce point capital ; le second, c’est la confirmation incessante que le ciel scientifique reçoit de toutes les découvertes, sans que le ciel théologique obtienne rien qui en étaye la structure chancelante. »
« Je me résigne, ajoute-t-il, aux lois inexorables de la nature… La philosophie positive, qui m’a tant secouru depuis trente ans, et qui, me donnant un idéal, la soif du meilleur, la vue de l’histoire et le souci de l’humanité, m’a préservé d’être un simple négateur, m’accompagne fidèlement en ces dernières épreuves. Les questions qu’elle résout à sa manière, les règles qu’elle prescrit en vertu de son principe, les croyances qu’elle déconseille au nom de notre ignorance de tout absolu, je viens, aux pages qui précèdent, d’en faire un examen que je termine par la parole suprême du début : Pour la dernière fois. »
J’ai toujours eu peine, je l’avoue, devant les cercueils illustres, à partager cette héroïque résignation. « La mort, selon une pensée qu’admire M. Littré, n’est qu’une fonction, la dernière et la plus tranquille de toutes. »
Pour moi, je la trouve odieuse, haïssable, insensée, quand elle étend sa main froidement aveugle sur la vertu et le génie. Une voix est en nous, que seules les bonnes et grandes âmes savent entendre, et cette voix nous crie sans cesse : « La vérité et le bien sont la fin de ta vie ; sacrifie tout le reste à ce but »
; et quand, suivant l’appel de cette sirène intérieure, qui dit avoir les promesses de vie, nous sommes arrivés au terme où devrait être la récompense, ah ! la trompeuse consolatrice ! elle nous manque. Cette philosophie, qui nous promettait le secret de la mort, s’excuse en balbutiant, et l’idéal, qui nous avait attirés jusqu’aux limites de l’air respirable, nous fait défaut quand, à l’heure suprême, notre œil le cherche. Le but de la nature a été atteint ; un puissant effort a été tenté ; une vie admirable a été réalisée, et alors, avec cette insouciance qui la caractérise, l’enchanteresse nous abandonne, et nous laisse en proie aux tristes oiseaux de nuit.
Mais laissons là ces amères pensées ; car il est quelque chose que nous gardons de lui : ce sont les leçons qu’il nous a données, cet ardent amour du droit et de la vérité, qui ont été l’âme de sa vie. La patrie, qu’il a tant aimée, la science, qu’il a préférée à lui-même, la vertu, dont il fit la règle de sa conduite, sont des choses éternelles. Nous entendrons toujours ces sages paroles qui semblaient, par leur calme gravité, venir du fond d’un tombeau, et nous dirons pour finir par une grande pensée de lui : « Le temps, qui est beaucoup pour les individus, n’est rien pour ces longues évolutions qui s’accomplissent, dans la destinée de l’humanité. Déjà, du sein de la vie individuelle, il est permis de s’associer à cet avenir, de travailler à le préparer, de devenir ainsi, par la pensée et par le cœur, membre de la société éternelle, et de trouver en cette association profonde, malgré les anarchies contemporaines et les découragements, la foi qui soutient, l’ardeur qui vivifie, et l’intime satisfaction de se confondre sciemment avec cette grande existence, satisfaction qui est le terme de la béatitude humaine. »
Votre dévouement absolu à la science vous donnait le droit, Monsieur, de succéder à un tel homme et de rappeler ici cette grande et sainte mémoire. Vous trouverez à nos séances un délassement pour votre esprit toujours préoccupé de découvertes nouvelles. Cette rencontre en une même compagnie de toutes les opinions et de tous les genres d’esprit vous plaira : ici le rire charmant de la comédie, le roman pur et tendre, la poésie au puissant coup d’aile ou au rythme harmonieux ; là, toute la finesse de l’observation morale, l’analyse la plus exquise des ouvrages de l’esprit, le sens profond de l’histoire. Tout cela n’ébranlera pas votre foi en vos expériences ; l’acide droit restera l’acide droit ; l’acide gauche restera l’acide gauche. Mais vous trouverez que les prudentes abstentions de M. Littré avaient du bon. Vous assisterez avec quelque intérêt aux peines que se donne notre philosophie critique pour faire la part de l’erreur, en se défiant de ses procédés, en limitant l’étendue de ses propres affirmations. À la vue de tant de bonnes choses qu’enseignent les lettres, en apparence frivoles, vous arriverez à penser que le doute discret, le sourire, l’esprit de finesse dont parle Pascal, ont bien aussi leur prix. Vous n’aurez pas chez nous d’expériences à faire ; mais cette modeste observation que vous maltraitez si fort suffira pour vous procurer de bien douces heures. Nous vous communiquerons nos hésitations ; vous nous communiquerez votre assurance. Vous nous apporterez surtout votre gloire, votre génie, l’éclat de vos découvertes. Soyez le bienvenu, Monsieur.