(1896) Écrivains étrangers. Première série
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(1896) Écrivains étrangers. Première série

[Dédicace]

À M. FERDINAND BRUNETIÈRE.

en témoignage d’une admiration très respectueuse et d’une très reconnaissante amitié

T. W.

I. Frédéric Nietzsche

I. Le dernier métaphysicien1

Frédéric Nietzsche a exercé et exerce encore sur toute la jeune génération des littérateurs et des artistes allemands une influence pour le moins égale à celle qu’ont exercée, en France, M. Taine sur les générations d’il y a vingt ans, et M. Renan sur les générations d’il y a dix ans. Feu Browning n’avait pas dans les pays de langue anglaise autant d’enthousiastes, ni d’aussi fervents, qu’en a trouvé l’auteur d’Humain, Trop Humain, dans tous les lieux du monde où l’on comprend l’allemand. Et si vous demandez à un jeune Allemand un peu instruit de vous nommer l’homme le plus remarquable de la littérature allemande contemporaine, il ne manquera pas de vous nommer celui-là.

En France, personne encore ne le connaît2 ; mais j’ai la certitude que le jour où il y sera connu, son action sera aussi vive, et son renom aussi fort que dans les autres pays. Car la jeunesse française, mécontente des dieux qui ont suffi à ses aînés, aspire vers un dieu inconnu ; et personne n’a autant que Nietzsche les qualités qui conviennent pour remplir cet office. Il n’est pas impossible que ce singulier personnage prenne chez nous la place que n’ont su prendre, malgré notre bonne volonté à la leur offrir, ni Schopenhauer, qui adjoignait à ses paradoxes moraux une métaphysique trop hégélienne, ni Tolstoï, exigeant trop la mise en pratique immédiate de ses séduisantes théories, ni Ibsen, décidément incapable de préciser ce qu’il nous voulait. Tout ce qui nous a attirés depuis dix ans, tour à tour, vers chacun de ces trois maîtres, on le retrouvera chez Nietzsche : sa doctrine est pessimiste autant que celle de Schopenhauer, anarchiste autant que celle de Tolstoï, et, pour la singularité et pour la nervosité, Ibsen est auprès de lui un petit garçon. J’ajoute que cette doctrine semble faite à dessein pour nous : car jamais il n’y eut doctrine philosophique plus claire, plus facile à comprendre, ni moins ennuyeuse. Mais tout ce que je dis là aurait besoin d’être prouvé, et je ne puis le mieux prouver qu’en essayant de donner une idée de Nietzsche et de sa doctrine.

I

Aucun écrivain allemand jamais n’a été moins allemand. Aucun n’a eu un goût aussi fin, aussi naturellement porté vers la mesure et la perfection formelle. Aucun n’a eu une aussi profonde horreur des dissertations. Développer un sujet pendant plusieurs pages a toujours été pour Nietzsche un exercice pénible. Qu’il s’efforce ou non de leur donner une apparence d’œuvres suivies, tous ses écrits ne sont que des recueils d’aphorismes. Il est clair que toute idée l’ennuie dès qu’il l’a considérée quelque temps. Mais aussi toutes les idées s’offrent à lui sous une forme brève, condensée, pour ainsi dire plastique. D’un bout à l’autre de ses écrits, ce ne sont qu’images : l’image est pour lui le mode naturel du raisonnement ; et toujours une image très nette, très individuelle, perçue dans sa forme propre en même temps que dans sa valeur symbolique. Nulle trace de sentimentalisme ; mais, au contraire, un sens constant de la réalité, un sens qu’on devine maladif, tant il est subtil, incapable de se satisfaire aux plus spécieuses illusions. Enfin, une ironie tout autre que chez les humoristes allemands : une ironie sèche, amère, cruelle, aussi parfaitement maîtresse d’elle-même que celle de Swift ; et pas un moment elle ne s’arrête, s’attaquant sur tous sujets au pour et au contre, pareille à une façon de rictus perpétuel. Ni Heine, ni Schopenhauer, n’ont pratiqué à un tel degré ce ricanement, ni avec une obstination si constante.

Comme Heine et comme Schopenhauer, Nietzsche a toujours haï et méprisé l’esprit allemand. « Les gens vraiment insupportables, dit-il, ceux dont les bonnes qualités elles-mêmes sont insupportables, ce sont les gens qui ont la liberté du sentiment, mais qui ne s’aperçoivent pas qu’il leur manque la liberté du goût et la liberté de la pensée : or, c’est précisément la définition que Goethe, qui devait s’y connaître, a donnée des Allemands. » — « Le devoir de tout bon Allemand, dit-il ailleurs, c’est de se dégermaniser. L’esprit des Allemands est bas de nature : leurs journaux et leur bière le maintiennent dans sa bassesse. »« Depuis vingt ans, écrivait-il encore dans une lettre à un ami, l’Allemagne est en train de devenir de plus en plus pour l’Europe entière une école d’abrutissement : l’esprit allemand y est arrivé à sa plus haute perfection. »

Dans sa figure non plus, Nietzsche n’a rien d’allemand. Je l’ai rencontré il y a quelques années dans un hôtel de Tyrol, et jamais je n’oublierai l’impression qu’il m’a faite. Ses moustaches d’un noir foncé lui descendaient jusqu’au menton ; ses énormes yeux noirs luisaient comme deux boules de feu derrière ses lunettes. Je crus voir un chat de gouttière ; mon compagnon gagea que c’était plutôt quelque poète russe, voyageant pour distraire sa neurasthénie. Et nous fûmes tous deux stupéfaits quand on nous dit que c’était un Allemand, M. Frédéric Nietzsche, professeur de philologie à l’Université de Bâle.

Il

C’est que, en effet, Nietzsche a beau être né en Saxe, l’Allemagne n’a été pour lui qu’une patrie d’occasion. De figure, de tempérament, de caractère, il est tout slave. Son père, pasteur protestant, était, je crois, d’origine polonaise : mais il a plutôt, lui, le corps et l’âme d’un de ces nihilistes de l’extrême Russie qu’on voit dans les romans de Goncharof et de Tourguénef. Bazarof, du roman les Pères et les Enfants, voilà son prototype, au physique et au moral. Comme Bazarof, il est né désenchanté de tout, avec un impérieux besoin de détruire, et un impérieux besoin de rire et de pleurer tout ensemble sur ce qu’il a détruit. Jamais il n’y a eu dans toute l’histoire de la pensée humaine un aussi parfait tempérament de démolisseur. Non pas un sceptique, qui refuse de rien prendre au sérieux ; mais plutôt un apôtre, un affolé de vérité qui, par instinct, court à tout ce qu’il voit comme à un autel, et qui toujours s’en retourne le sarcasme aux lèvres et l’angoisse au cœur, désespéré d’avoir trouvé sur l’autel la statue d’un faux dieu. Dès les premières phrases qu’il a écrites, dans son livre sur l’Origine de la Tragédie, son tempérament de nihiliste s’est montré tout entier. À mesure qu’il s’efforçait de prouver une thèse, il en apercevait l’inanité ; il s’élançait pour affirmer et retombait sur une négation. Le tempérament de Bazarof : tous les désirs et l’impossibilité d’en satisfaire aucun, la vaine ambition de construire et le plus effectif pouvoir pour détruire.

Joignez à ce tempérament l’influence de l’éducation. Nietzsche n’est pas un philosophe de métier : longtemps il n’a connu de la philosophie que ce qu’il en a trouvé dans les auteurs grecs, dont il avait fait son unique étude. Sous prétexte d’apprendre, puis d’enseigner la philologie, il a passé toute sa jeunesse à s’imprégner du génie grec. Platon et les épicuriens surtout l’ont passionné : Platon a répondu à son besoin naturel d’images et de poésie ; et les épicuriens ont achevé de tarir en lui les sources de toute illusion.

Wagner et Schopenhauer sont venus ensuite, dont l’action a continué, sans doute, celle de Platon et des épicuriens. Wagner a exalté chez le jeune philologue la sensibilité nerveuse ; Schopenhauer a fortifié sa méfiance à l’égard des hommes et des choses.

Et, peut-être à la suite de Schopenhauer, Nietzsche s’est mis alors à explorer la littérature française du xviie et du xviiie  siècles. Tout de suite il s’y est senti à son aise. Son éducation grecque l’avait initié à la sobriété et à la pureté de notre esprit classique. Racine, Pascal, La Rochefoucauld et Voltaire, sont apparus à cet Allemand comme des parents enfin retrouvés. Il les, a lus, relus, appris par cœur ; et après eux il a voulu connaître tout le reste de la famille, si bien que peu d’hommes en France ont pratiqué autant que lui tous les petits moralistes des deux derniers siècles. Sans cesse, dans ses livres, il les cite, les prend à témoin. Écoutez-le : « La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (dans ses Dialogues des morts), Vauvenargues et Chamfort sont les successeurs directs de l’esprit antique. Chacun de leurs livres contient plus de pensées réelles que tous les livres réunis de tous les philosophes allemands… Et Schopenhauer serait digne de leur tenir compagnie, si son sens naturel de la réalité n’était caché sous la peau d’emprunt de sa métaphysique. »

Voilà de quels éléments s’est formé le cerveau de Nietzsche. Et au moment où, vers la trente-cinquième année, ce cerveau ainsi approvisionné s’apprêtait enfin à créer à son tour, le corps qui le soutenait a commencé de se détraquer. Le malheureux Nietzsche s’est vu obligé de quitter sa chaire de l’Université de Bâle. Ses yeux, ses énormes yeux ronds, lui refusaient leur service. Ses nerfs s’irritaient au moindre mouvement. Il était pris d’une espèce de frisson qui hérissait ses cheveux sur sa tête. Les voyages, les séjours dans le Midi, à Nice et à Sorrente, échouèrent à remettre en ordre cet organisme trop surmené. L’agonie a duré dix ans, jusqu’au jour où le dernier reste de raison s’en est allé ; et c’est pendant ces dix ans d’agonie que Nietzsche a écrit toute son œuvre philosophique. On ne s’étonnera pas, après cela, de la trouver un peu maladive, un peu malsaine aussi et profondément, triste, avec la fausse gaieté d’un mauvais rire nerveux.

III

Que l’on imagine un homme outillé de cette façon ; et qu’on se l’imagine formant, à trente-cinq ans, le même projet qu’avait jadis formé Descartes, le projet de passer en revue l’ensemble complet des idées, des émotions et des actions humaines. Tel a été le but de Nietzsche. Il a voulu rassasier sa faim de certitude ; et pour assurer à son système futur une base solide, il a examiné tour à tour chacun des objets qui peuvent occuper l’esprit humain.

Il a tout examiné ; il a exploré tous les systèmes de métaphysique, tous les systèmes de morale, toutes les théories politiques, toutes les sciences, toutes les religions. Il a analysé l’amour, l’amitié, les sentiments esthétiques. Il a traversé tous les domaines de la pensée : il allait de l’un à l’autre, le bâton à la main et la besace sur le dos, sans autre désir que de découvrir une vérité certaine. Lui-même s’est comparé au cynique qui courait en plein jour avec une lanterne, cherchant un homme. « Mon malheur, disait-il, est que je ne puis même pas trouver une lanterne. »

Ainsi il allait : chacun de ses volumes est le récit d’un de ces voyages à travers les choses humaines. Il allait cherchant la vérité, tout à l’espoir d’édifier enfin quelque part un beau palais indestructible. Et à mesure qu’il avançait, il détruisait tout sur sa route. Jamais il n’y a eu un tel dévastateur. À droite et à gauche, il a touché à tout ; nulle part il n’est passé sans faire le désert. L’antithèse après la thèse, la réfutation après la démonstration, il les a cassées en morceaux, et il nous a montré en ricanant que le dedans était creux. C’est le nihiliste de la philosophie. Gorgias, Pyrrhon, Hume, M. Renan, sont des dogmatiques auprès de lui.

Voici, d’ailleurs, sa profession de foi. C’est un des passages les plus obscurs de son œuvre, mais aucun n’exprime mieux l’étonnant mélange de besoin de croire et d’impuissance à croire qui fait le fond de cette âme malade.

LE VIEILLARD, à Pyrrhon. — Tu veux oser cette chose inouïe, d’instruire les hommes ! Où est la garantie que tu leur offres ?

PYRRHON. — La voici. Je veux mettre les hommes en garde contre moi-même, je veux révéler tous les défauts de ma nature, et étaler à nu, devant tous, mes contradictions et ma sottise. « Ne m’écoutez pas, dirai-je, aussi longtemps que je ne serai pas devenu plus petit que le plus petit d’entre vous. »

LE VIEILLARD. — C’est trop promettre : tu entreprends là une charge trop lourde.

PYRRHON. — Eh bien ! cela aussi je le dirai. Plus sera grande mon indignité, plus on se méfiera de la vérité qui sortira de ma bouche.

LE VIEILLARD. — Veux-tu donc enseigner la méfiance à l’égard de la vérité ?

PYRRHON. — Une méfiance comme jamais encore il n’y en a eu, la méfiance à l’égard de tout et de tous. C’est le seul chemin vers la vérité. Ne croyez pas que cette voie conduise à des arbres fruitiers et à de belles prairies. Vous trouverez çà et là de petits grains tout durcis : ce seront des vérités. Pendant des dizaines d’années, il vous faudra ramasser des poignées de mensonges, pour ne pas mourir de faim. Et si vous semez ces petits grains que vous aurez trouvés, alors peut-être, peut-être, récolterez-vous un jour une moisson. Mais c’est ce que personne ne peut vous promettre sans être un fanatique.

LE VIEILLARD. — Ami, ami, mais tes paroles aussi sont d’un fanatique !

PYRRHON. — Tu as raison. Je veux me méfier de toutes les paroles.

LE VIEILLARD. — Mais alors tu en seras réduit à te taire ?

PYRRHON. — Je dirai aux hommes que je dois me taire, et qu’ils doivent se méfier de mon silence.

LE VIEILLARD. — Ainsi tu recules devant ton projet ?

PYRRHON. — Au contraire, tu m’as montré la porte par où je dois passer.

LE VIEILLARD. — Je ne sais pas, alors, si nous nous comprenons bien ?

PYRRHON. — Il est fort probable que non.

LE VIEILLARD. — Pourvu seulement que tu te comprennes toi-même !

(Pyrrhon s’agite et rit.)

LE VIEILLARD. — Ah ! ami, de te taire et de rire, est-ce maintenant toute ta philosophie ?

PYRRHON. — Ce ne serait pas la plus sotte.

Voilà, — n’est-ce pas ?   de singuliers raffinements de scepticisme ; et l’on peut d’avance imaginer les résultats que donnera une enquête philosophique entreprise avec de pareilles dispositions.

IV

« Au commencement était le non-sens ; et le non-sens venait de Dieu, et le non-sens fut Dieu. » C’est Nietzsche lui-même qui a résumé dans cette formule l’évolution de l’univers. « La philosophie, dit-il ailleurs, se trouve maintenant ramenée au point où elle était il y a deux mille ans : elle est obligée d’expliquer comment les choses naissent de leur contraire, par exemple le mouvement de l’inertie, la raison de l’irrationnel, la logique de l’illogique, l’ai truisme de l’égoïsme, la vérité de l’erreur : problème que pendant deux mille ans les métaphysiciens ont trouvé plus commode de nier… » Et quand la métaphysique serait parvenue à définir la chose en soi, ce serait encore comme si elle n’avait rien fait. « Ce n’est pas le monde en soi, c’est le monde en tant que représentation, donc en tant qu’erreur, qui a de l’intérêt pour nous. Connaître la chose en soi nous importe aussi peu qu’il importe peu à des passagers qui se noient de connaître la composition chimique de l’eau de mer. »

La métaphysique est une illusion : elle a pour origine « un malentendu sur le rêve, où nous croyons découvrir la possibilité d’un monde différent de celui de la veille ». Mais elle est une illusion nécessaire, inévitable. « Le jeune homme a besoin de la métaphysique pour se sentir irresponsable, et pour trouver le courage de s’intéresser aux choses… »

La métaphysique est une illusion : la science en est une autre, plus misérable encore. Les diverses parties de la science peuvent paraître : l’ensemble s’appuie sur l’absurde, et personne ne peut dire à quoi il sert, Si la métaphysique est née du rêve, la science a pour origine une duperie optimisée : « la croyance dans la valeur de la logique et dans l’utilité de la connaissance ».

Reste la religion. « Ces fausses affirmations des prêtres, qu’il y a un Dieu qui exige de nous le devoir, qui observe nos pensées et nos actes, qui dans tous nos malheurs ne cherche que notre bien : comme on aimerait à échanger cela contre des vérités aussi salutaires et aussi consolantes que ces erreurs ! Mais c’est l’élément tragique de notre destinée, que de telles vérités il n’y en ait pas ; notre tête et notre cœur sont désormais trop imprégnés du désir de la vérité pour croire à la religion et à la métaphysique, et d’autre part notre désir de vérité ne sert, qu’à tarir en nous toutes les sources de satisfaction. » La foi religieuse, au surplus, n’a jamais existé : « Si l’humanité avait cru un seul jour aux dogmes religieux, à la justice de Dieu, au péché, à la possibilité d’une damnation éternelle, tous les hommes seraient aussitôt devenus prêtres, apôtres, ou ermites… Le christianisme a voulu empêcher les hommes de se mépriser les uns les autres en leur enseignant que tous étaient également pleins de péché ; mais chaque homme en a simplement tiré la conclusion qu’il n’était pas plus pécheur que les autres. »

Et voici où nous en sommes de la question religieuse :

« Un matin les prisonniers entrèrent dans le préau ou on les faisait travailler ; le gardien n’y était pas. Les uns se mirent au travail malgré cela, par habitude : les autres restèrent immobiles et embarrassés. Alors, il y en eut un qui s’avança et qui dit : “Travaillez ou ne faites rien, cela revient au même : le gardien de la prison connaît vos crimes secrets et va bientôt vous châtier. Mais écoutez : je ne suis pas l’un de vous, je suis le fils du gardien de la prison. Je puis, je veux vous sauver, mais seulement ceux d’entre vous qui croiront, que je suis, le fils du gardien de la prison.” Après un silence, un vieux prisonnier demanda : “Mais en quoi cela peut-il importer que nous croyions ou non à ce que tu dis ! Si tu es vraiment le fils du gardien, sauve-nous tous… — Et moi, dit un jeune prisonnier, je ne crois pas à ce qu’il prétend : c’est une idée qu’il s’est fourrée dans la tête. Je parie que dans huit jours nous serons encore ici, et que le gardien ne sait rien. — Et s’il a jamais su quelque chose, maintenant il ne sait plus rien, ajouta un prisonnier qui venait d’entrer dans la cour. Le gardien ne sait plus rien, car il vient de mourir. — Holà, holà ; s’écria-t-on, eh ! bien, seigneur fils, où en es-tu de ton héritage ? Sommes-nous par hasard maintenant tes prisonniers à toi ?” — Celui qu’on interpellait ainsi répondit doucement : “Je vous l’ai dit, je rendrai la liberté à ceux qui croiront en moi.” Mais les prisonniers, après avoir pour toujours cessé de rire, haussèrent les épaules et s’écartèrent de lui. »

V

Ce qu’on appelle les sentiments moraux, non plus, n’inspirent pas une grande confiance à notre philosophe. Il partage sur ce sujet les idées de La Rochefoucauld et des moralistes français, qui, dit-il, « tirent toujours dans le noir, mais dans le noir de la nature humaine ».

La morale, suivant lui, est un mensonge « nécessaire pour tenir en respect la bête qui est en nous, et qui sans cela nous mangerait ». Mais-la morale est un mensonge : elle a pour bases tour à tour la peur, l’espérance, l’intérêt et la vanité. La conscience est une commodité : c’est un prétexte que nous nous sommes créé pour ne pas recourir à notre raison.

Voici, par exemple, la compassion. « Montrer de la compassion à quelqu’un, c’est montrer qu’on a cessé de le craindre, qu’on n’est plus sur le même niveau que lui, en un mot, qu’on le méprise. Je ne comprends pas pourquoi l’humanité en est venue à estimer autant qu’elle fait la compassion, comme aussi le désintéressement, qui, à l’origine, était universellement méprisé… Quand un homme est honoré et que sa digestion va bien, la compassion lui devient un sentiment naturel… Pas plus que la méchanceté, la compassion n’a autrui pour objet : il y a peu de sentiments d’un égoïsme aussi banal… Gardez-vous d’être malade trop longtemps ou trop souvent : car la compassion des spectateurs ne tardera pas à s’impatienter, et chacun aura naturellement l’idée que vous méritez bien d’être malade. »

La reconnaissance ? C’est « une forme adoucie de la vengeance ». En rendant un service, le bienfaiteur s’est fait supérieur à celui qu’il a obligé : celui-ci reprend sa supériorité par l’effort de la reconnaissance.

Le sacrifice ? « Vous prétendez que le signe d’une action morale est le sacrifice ? Mais montrez-moi une seule action qui ne soit pas un sacrifice, le sacrifice de ce qui nous plaît moins à ce qui nous plaît davantage ?… »

L’humilité ? « Celui qui s’abaisse sera élevé, dit saint Luc ; non, mais celui qui s’abaisse désire être élevé. »

L’égoïsme est la seule loi de la nature humaine. C’est lui qui est le fondement de tous les préjugés moraux. La véracité, par exemple, ne nous apparaît comme une vertu que parce qu’elle est plus facile à pratiquer que le mensonge. « Chacun de nous blâme ou loue, suivant que l’une ou l’autre de ces choses sera plus capable de faire valoir sa force de jugement… L’homme le meilleur se fâche si on lui démontre qu’il s’est trompé en accusant quelqu’un de sottise ou de méchanceté… Les hommes éprouvent de la honte, non pas quand ils ont des pensées honteuses, mais quand ils se représentent qu’on les soupçonne d’en avoir… La fidélité aux personnes est une affaire de mémoire ; la compassion est une affaire d’imagination. »

Ce qui tient lieu de sentiments désintéressés, c’est la forme suprême de l’égoïsme, la vanité. « La vanité est la peau de l’âme ; elle sert à cacher aux yeux d’autrui la misère qui est au fond de chacun. »

Et voici le tableau complet de l’activité humaine : « On ne risque guère de se tromper en attribuant les actions extrêmes à la vanité, les actions moyennes à l’habitude, les petites actions à la peur. »

. On devine qu’une pareille conception de la nature de l’homme ne devait pas conduire Nietzsche à respecter beaucoup l’amitié ni l’amour.

Va à l’ouest, j’irai à l’est : c’est seulement à cette condition que l’amitié est possible. — La véritable amitié suppose qu’on estime son ami plus que soi-même, qu’on l’aime moins que soi-même ; et encore faut-il se garder de l’excès d’intimité, car alors cet équilibre se rompt et l’amitié est en péril. — Il ne faut point parler de ses amis, sans quoi le sentiment de l’amitié s’écoulera en paroles… Il n’y a d’amitié possible qu’avec un homme occupé : car l’homme inoccupé se mêle des affaires de son ami et devient très vite gênant.

Le monde est une île qu’habitent les anthropophages. Si tu vis seul, il te faudra te manger toi-même ; si tu vis parmi les hommes, les hommes te mangeront. Choisis,

Et voici le choix le plus sage :

De rester immobile à l’écart de tous et de penser le moins possible : c’est le meilleur remède pour toutes les maladies de l’âme ; c’est dur au début, maison s’y fait.

L’amour ne vaut pas mieux que l’amitié :

D’où naît le profond amour d’un homme pour une femme ? Non pas, en vérité, de la seule sensualité, mais de ce que l’homme trouve en même temps dans une femme la faiblesse, le besoin d’aide et le sentiment de la supériorité ; il éprouve alors, au même instant, un mélange de pitié et d’humiliation qui est la source de l’amour. — Les fiancés s’entraînent à aimer leurs fiancées parce que cela leur rend plus commode de bien faire leur cour : tels les chrétiens qui se forcent à croire, parce que cela leur facilite les actes extérieurs de la foi. — Les femmes aiment les hommes de telle façon qu’elles voudraient les garder pour elles seules ; et cependant elles les montrent, parce que leur vanité est plus forte que leur amour.

Nietzsche, d’ailleurs, a sur la femme à peu près la même opinion que Schopenhauer. Mais avec son besoin maladif de vérité exacte et complète, il prend toujours soin d’établir, sur ce sujet comme sur tous pour et le contre.

. Rien ne vaut, dit-il, pour guérir un homme du mépris de soi-même, comme d’être aimé par une femme intelligente. — C’est, dit-il ailleurs, une preuve étonnante de la supériorité intellectuelle de la femme, que la femme ait toujours su se faire nourrir par l’homme. La femme a spéculé sur la vanité de l’homme. Sous prétexte de lui laisser le commandement, elle lui a laissé la peine et la responsabilité.

Les mères s’aiment dans leurs fils. Telle mère souhaite de voir son fils heureux, telle autre de le voir malheureux : il s’agit avant tout, pour elles, de montrer leur bonté de mère.

Tout ce qu’ils apprennent ou éprouvent de nouveau, les hommes s’en font un instrument ou une arme ; les femmes s’en font tout de suite une parure.

L’éternité de l’amour est une illusion ridicule :

L’homme ne peut promettre que des actions et non pas des sentiments. Et ainsi l’on ne peut promettre que les apparences extérieures de l’amour.

Enfin voici la façon toute pratique dont Nietzsche considère le mariage :

Le mariage d’amour, dit-il, a la déraison pour mère et le besoin pour père… La seule question que l’on doive se poser, avant de se marier, est celle-ci : « Crois-tu que tu auras de quoi causer indéfiniment avec cette femme ? » Car tout le reste est passager, et quand le reste a passé, il faut encore avoir de quoi causer. »

VI

Je voudrais pouvoir citer encore quelques-uns des jugements de Nietzsche sur l’art et la politique.

L’art, l’appréciation des artistes ou de leurs œuvres, a toujours tenu dans ses écrits une place considérable. J’ai trouvé, par exemple, éparse à travers les dix volumes de ses écrits, la meilleure histoire de la musique que peut-être on ait faite. Sur le style, « qui devient le grand style quand il renonce à étonner », sur l’utilité des trois unités pour la profondeur de l’analyse, sur le danger de l’étude des langues vivantes et la nécessité de l’étude du latin, Nietzsche est le seul Allemand qui ait dit des choses claires, sensées, mais tout à fait contraires au goût allemand et conformes à notre goût français. Je ne puis, d’ailleurs, le mieux comparer qu’à ces Canadiens qui ont gardé la langue française d’avant 1770. Nietzsche s’est véritablement assimilé toutes les façons de penser françaises du xviiie  siècle. N’a-t-il pas osé affirmer que Racine créait des caractères plus vivants que Shakespeare, que l’architecture était un art dont l’humanité avait perdu le sens (la pierre, dit-il, est devenue plus pierre qu’autrefois) ? Et n’a-t-il pas enfin soutenu à mainte reprise que la littérature et l’art de l’Allemagne étaient une littérature et un art d’imitateurs maladroits ?

Mais tout cela est de la critique. L’esthétique de Nietzsche, comme sa métaphysique et sa morale, n’est qu’une série de négations. « Le sentiment artistique, d’après lui, naît parfois du plaisir de comprendre la pensée d’autrui ; d’autres fois, l’œuvre d’art rappelle aux hommes des impressions agréables, ou encore des impressions pénibles heureusement écartées. Ou bien on aime dans l’art l’excitation artificielle et sans danger qu’on y trouve, ou bien encore on y aime l’ordre, la symétrie, dont on a éprouvé l’heureux effet dans la vie.., etc. » Mais toujours le plaisir de l’art est un plaisir tout égoïste, et motivé par des raisons qui n’ont rien d’artistique… « Il y a d’ailleurs, dit Nietzsche, deux espèces de besoins d’art, et, par suite, deux sortes d’art. Certains hommes demandent à l’art d’accentuer en eux le sentiment de leur existence ; d’autres lui demandent de le leur faire oublier. »

Ce qu’on appelle l’inspiration est une mystification ingénieusement entretenue par les artistes. En réalité, l’imagination produit sans cesse un mélange de bon, de médiocre, et de mauvais, et la faculté critique ne cesse pas un instant de fonctionner. Parfois seulement des idées se trouvent avoir été longtemps retenues au fond de l’esprit, et tout d’un coup elles jaillissent en un flot abondant ; la même chose arrive pour les vices et les vertus, qui ont aussi de ces élans après une contrainte. Mais ce sont des idées entassées qui se débondent, et non pas le fait d’une inspiration d’en haut.

Le culte de l’humanité pour le génie vient de ce que, par vanité, les hommes attribuent une grandeur surnaturelle à des œuvres qu’eux-mêmes se sentent incapables de créer. Nous ne voulons pas convenir qu’un homme ait pu produire ce que nous-mêmes ne pourrions produire : et de cet homme nous faisons un dieu, pour sauvegarder notre amour-propre.

La soi-disant création de caractères, la soi-disant nécessité, dans une œuvre d’art, la soi-disant perfection, autant de notions que nous avons imaginées pour nous tromper nous-mêmes sur l’origine toute égoïste et toute conventionnelle du sentiment artistique.

Si encore ce sentiment pouvait remplir le rôle pour lequel nous l’avons inventé ! Mais dans le domaine de l’art comme dans tous les autres, c’est à la désillusion que mènent tous les chemins. « Il en est des œuvres d’art comme du vin. Et pour le vin, il vaut mieux n’en avoir pas besoin, boire de l’eau, et trouver toujours dans son âme le secret de changer l’eau en vin. »

Ai-je besoin, après cela, d’analyser la politique de Nietzsche, ou plutôt de dire la valeur et l’intérêt qu’il attache aux diverses doctrines politiques ? L’humanité prise en masse, d’ailleurs, ne lui inspire pas grande confiance. « Inutile d’espérer qu’on amènera les masses à chanter hosanna, dit-il, si l’on n’entre pas dans la ville monté sur un âne. »

Monarchie, démocratie, propriété, socialisme, autant d’absurdités. Sur le socialisme, Nietzsche a des raisonnements admirables. « Les socialistes, dit-il, se divisent en deux groupes, ceux qui veulent le gâteau pour eux-mêmes, et ceux qui le veulent pour leurs enfants. Les premiers peuvent toujours se laisser corrompre ; mais les seconds sont infiniment dangereux, parce qu’ils s’imaginent être désintéressés. »

« Vaines sont toutes les recherches de l’homme, qu’il cherche le bonheur ou la vérité. » L’homme qui réfléchit s’aperçoit qu’il se trompe toujours, quoi qu’il fasse ou qu’il pense. « Et qu’est-ce au surplus que les opinions humaines ? Les uns tiennent à leur opinion parce qu’ils s’imaginent l’avoir inventée, les autres parce qu’ils se sont fatigués, pour l’acquérir ; tous donc par vanité. »

Et la conclusion pratique de toute cette philosophie ? Ce n’est pas à coup sûr l’action ; toute action est une mauvaise action. Ce n’est pas la poursuite du plaisir : où poursuivre une telle chimère ? Et ce n’est pas non plus le renoncement : « L’homme qui s’est délivré de ses passions ressemble à un colon qui a arraché du sol les mauvaises racines : mais il n’a rien à semer, sur le terrain qu’il a défriché, et aussitôt y poussent les herbes folles et les chardons… Celui qui renonce aux biens de la terre s’aperçoit tôt ou tard qu’il a fait un marché de dupe : au lieu d’avoir été sage, il a simplement laissé prendre par son voisin la part de jouissances qui lui revenait dans la vie. »

VII

Rien, il n’y a jamais rien eu, il n’y a rien, et jamais il n’y aura rien : telle est en une phrase la philosophie de Nietzsche. Mais je m’aperçois que mes citations, prises d’ailleurs un peu au hasard dans le livre le plus typique de l’étonnant philosophe, Menschliches, Allznmenschliches, (Humain, trop humain !), ne peuvent en aucune façon donner l’idée de sa doctrine. Chacune des réflexions que j’ai traduites, mes lecteurs l’ont vue déjà dans La Rochefoucauld, dans Helvétius, dans Stendhal ou dans Schopenhauer pour ne rien dire des poètes grecs, comme Théognis ou Euripide, que Nietzsche à tant pratiqués. Et vraiment son originalité n’est point dans l’intervention de ses idées, mais dans ce que, seul de tous les philosophes, il a donné à toutes ses idées une même direction, portant sa négation sur l’ensemble des occupations humaines, sur le pour et les contre, de façon à ne plus laisser un seul point où l’on puisse rattacher une croyance ou une certitude. J’imagine que Pascal aurait aimé une philosophie comme celle-là : il y aurait trouvé la préface qu’il désirait à sa théologie.

À Nietzsche aussi, cette philosophie est toujours apparue comme une préface, qui devait le conduire à une doctrine positive. Tous les jours de sa vie, le malheureux s’est imaginé qu’il était enfin guéri de l’erreur et de l’incertitude3. « J’enterre ici mes doutes passés, pour pouvoir désormais aller sans entrave dans la voie enfin découverte » : voilà ce qu’on est assuré de lire en tête de tous ses écrits. L’angoisse que donne, même aux plus blasés, son effrayant nihilisme, il a dû l’éprouver lui-même aussi longtemps qu’il a eu sa raison. C’est cette angoisse qui, peu à peu, lui a rendu impossible toute société, c’est elle qui l’a chassé dix ans de pays en pays. Un jour enfin, ses amis ont pu croire qu’il était vraiment guéri : il publiait un livre, Ainsi a parlé Zarathustra, où les idées étaient obscures et fantasques, mais aussi, autant qu’on pouvait en comprendre l’intention, affirmatives.

Par-dessus la médiocre humanité présente, par-dessus notre misérable vie de petits vices et de petites vertus, il y développait, en des termes tout parfumés de fraîche poésie, l’idéal d’une humanité, d’une vie supérieures. Avec une éloquence à la fois joyeuse et désespérée, et qui fait pour moi de ce livre le plus beau poème de la prose allemande, il y invoquait l’avènement du super-homme, de l’être intelligent et fort qui viendrait délivrer le monde de sa dégradation, résultat de tant de siècles de morale et de religion. Certes, là encore, l’élément négatif dominait : et, tout en y raillant plus cruellement que jamais l’humanité et la vie d’à présent, Nietzsche y prenait encore prétexte de son attente du super-homme pour accabler des plus féroces moqueries les sceptiques, les pessimistes, les nihilistes, de telle sorte qu’il ne restait plus littéralement homme ni chose, en le comptant lui-même, qui obtinssent grâce devant lui. Mais ce Zarathustra n’en attestait pas moins, au total, un sérieux effort pour construire, après dix ans d’acharnée destruction : et les amis de Nietzsche pouvaient enfin s’attendre à le voir réellement guéri.

Hélas ! ils ne tardèrent pas à comprendre de quelle nature était cette guérison ! Quelques mois après la publication de Zarathustra, Nietzsche fit savoir à ses correspondants que « décidément c’était lui qui avait créé le monde ». Et il était encore tout à la joie de cette découverte, lorsqu’on l’enferma dans une maison de santé.

Il avait lui-même remarqué, dans un de ses livres, que la civilisation moderne, en multipliant les objets de la connaissance, affinait jusqu’à le déséquilibrer le système nerveux : « de sorte, disait-il, qu’il viendra un jour où l’œuvre du progrès sera enfin achevée, mais ce jour-là aucun homme n’en jouira, car tous les hommes seront fous ». Personne d’ailleurs n’a autant exalté la folie, personne ne l’a aussi constamment invoquée, comme le seul refuge contre la terrible vision du néant universel.

Ce refuge lui est désormais assuré : et je sais plus d’une âme pareille à la sienne qui sincèrement lui envie de l’avoir trouvé. Mais peut-être lui-même, pendant ce temps, s’aperçoit-il, le malheureux, qu’il s’est une dernière fois déçu, et qu’il n’y a point dans la vie de refuge contre la vie ! « Quand une fois un homme a pris goût à souffrir, c’est un goût que rien désormais ne peut lui faire perdre, pas même la folie, pas même la mort, peut-être ! »

II. La jeunesse de Frédéric Nietzsche

Parmi tant d’images effrayantes ou lugubres où se complaît à présent la fantaisie des jeunes dessinateurs d’Outre-Rhin, copiant, imitant, variant de toute façon la Danse des Morts d’Holbein et les sombres poèmes de Dürer, je ne crois pas qu’on puisse rien trouver qui égale en profonde et tragique horreur une grande planche publiée par la revue berlinoise Pan au frontispice d’une de ses dernières livraisons. Ce n’est pourtant qu’un portrait, et conçu évidemment sans aucun parti pris d’exagération symbolique. L’auteur, M. Kurt Stœving, y a simplement représenté tel qu’il le voyait devant lui, assis sur un banc, au fond d’un jardin, un homme d’une quarantaine d’années, tête nue, les mains croisées sur les genoux. Mais il n’y a pas jusqu’au geste des doigts, trop longs et trop effilés, il n’y a pas jusqu’à la pose du corps, à la fois inquiète et abandonnée, qui n’achèvent de donner à l’ensemble de ce portrait un caractère inoubliable, obsédant et douloureux comme le souvenir d’un cauchemar. Le visage est pâle, déformé, usé — dirait-on — par de longues années de lutte intérieure. Les sourcils froncés, les narines relevées, les lèvres, serrées sous l’épaisse moustache tombante, expriment une méfiance mêlée d’angoisse ; tandis que, sous un front d’une hauteur et d’une largeur démesurées, les yeux regardent fixement dans le vide, deux yeux de bête, immobiles et sans pensée, des yeux qui ne voient pas et qui ne comprennent pas, mais où se lit plus clairement encore cette même expression d’épouvante désespérée.

Cette image sinistre, — que M. Stœving aurait mieux fait, peut-être, de ne point peindre, et la revue allemande de ne point publier, — cette image nous montre tel qu’il est maintenant, en attendant que la mort consente enfin à le délivrer, un des hommes à coup sûr les plus intelligents de notre siècle, le théoricien et le poète du super-homme, le grand philosophe Frédéric Nietzsche. C’est avec ce visage terrifié et hagard qu’il accueille désormais, dans la maison de sa mère, à Naumbourg sur la Saale, l’hommage respectueux de ses admirateurs. Depuis sept ans que l’a frappé la paralysie générale, arrêtant d’un coup soudain l’élan trop ambitieux de sa pensée, d’année en année le malheureux super-homme est descendu plus bas, au-dessous du niveau le plus bas de l’humanité. Naguère encore, déjà muet et sans pensée, il pouvait marcher, s’asseoir à table, répondre d’un mouvement de tête à l’appel de son nom. Aujourd’hui cela même est fini. Rien ne reste plus de Frédéric Nietzsche qu’une masse inerte, la misérable chose que nous représente le portrait de M. Stœving.

Du moins, si la mort tarde à venir, le travail de la postérité l’a depuis longtemps devancée. Aux quatre coins de l’Europe le nom de Nietzsche est devenu fameux, et l’influence de ses écrits se fait sentir aussi bien dans le Triomphe de la Mort de M. d’Annunzio que dans les derniers drames d’Ibsen et dans les œuvres les plus récentes des romanciers russes. En France, un jeune enthousiaste, M. Henri Albert, s’est constitué l’interprète, l’apôtre fidèle du nietzschéisme. Mais c’est en Allemagne surtout que l’admiration de Nietzsche a pris toutes les proportions d’un culte. Des professeurs d’université ont inscrit la théorie du super-homme au programme de leurs cours ; il s’est formé une littérature, une musique, une politique nietzschéennes. Et pendant que l’infortuné agonise, dans la vieille maison de Naumbourg, avec son corps de fantôme et ses mornes yeux pleins d’angoisse, sa famille et ses amis s’occupent pieusement, autour de lui, de l’entretien de sa gloire.

Sous la direction de sa sœur, Mme Élisabeth Fœrster, de fervents disciples ont entrepris la publication de ses écrits inédits, de ses notes, de ses brouillons, de sa correspondance, de tous les documents relatifs à son œuvre et à sa vie. Déjà deux gros volumes ont paru, de cinq cents pages chacun, où se trouvent réunis et classés par ordre chronologique tous les papiers de Nietzsche datant de 1869 à 1876, c’est-à-dire des années de son séjour à l’Université de Bâle. Et en même temps que, de concert avec M. Fritz Kœgel, elle dirigeait cette publication, Mme Fœrster vient encore de publier le premier volume d’une grande biographie de son frère, faite surtout à l’aide de ses lettres, de ses souvenirs inédits, et d’un journal où il consignait au jour le jour le détail de ses actions et de ses pensées.

 

C’est de cette biographie, plus intéressante, plus étonnante peut-être que les écrits mêmes de Nietzsche, que j’aurais voulu pouvoir résumer les traits essentiels. Mais bien que l’ouvrage de Mme Fœrster n’embrasse qu’une partie de la vie de Nietzsche, s’arrêtant à l’année même de la nomination à Bâle, je m’aperçois qu’il faudrait un volume entier pour l’analyser avec fruit, tant la personne du philosophe-poète s’y montre complexe, mobile, insaisissable, tant y apparaît profonde et incessante l’influence des hasards de sa vie sur le développement de sa pensée.

Il n’en est point de Nietzsche, en effet, comme par exemple de son maître Schopenhauer, qui a toujours nettement séparé sa doctrine philosophique de ses intérêts temporels. Sa doctrine, ou plutôt ses doctrines successives, Nietzsche ne s’est point borné à les penser : il les a vécues, leur livrant tour à tour son être tout entier. Et de là vient que dans chacune d’elles il nous touche, nous émeut, nous passionne également : car à travers ses idées, nous sentons l’âme qu’il ne s’est pas arrêté d’y mettre, une âme inquiète, fiévreuse, la plus ardemment assoiffée d’absolu qu’il y ait eu jamais. Et de là vient aussi qu’il a péri comme il a péri ; car une absorption aussi complète de tout l’être par l’intelligence, et une tension aussi obstinée de toute l’intelligence à la poursuite d’un objet impossible, ne pouvaient manquer d’aboutir à une catastrophe tragique.

Mais peut-être ne serait-il pas sans intérêt d’examiner avec un peu de détail, dans la biographie de Nietzsche, les causes premières de la catastrophe, et d’essayer de voir comment s’est constituée, chez l’auteur de Zarathustra, cette hypertrophie de l’intelligence où sa merveilleuse intelligence a finalement succombé. Aussi bien l’un des objets principaux que s’est proposé Mme Fœrster est-il précisément de prouver que la folie de son frère n’est point, comme on l’a pensé, un effet de l’hérédité. Il est vrai que le père du philosophe, le pasteur Charles-Louis Nietzsche, est mort d’un ramollissement du cerveau ; mais cette maladie ne lui est venue que par accident, à la suite d’une chute dans son escalier. Et avant ni après lui, personne de sa famille, à l’exception de son fils Frédéric, n’a présenté jamais le moindre symptôme de troubles cérébraux. « La famille des Nietzsche, dit Mme Fœrster, s’est au contraire toujours fait remarquer pour sa santé et sa longévité. » Et pareillement la famille maternelle du malheureux super-homme. C’est donc bien en lui seul qu’il convient de chercher les sources de son mal : et dès les premières pages de sa biographie on découvre l’une d’elles, cette activité anormale de l’intelligence, qui tout de suite a porté l’enfant à vouloir tout apprendre, tout comprendre, qui à dix ans a fait de lui un poète, un musicien, un philologue et un auteur dramatique.

I

Dans une autobiographie qu’il écrivit a treize ans, Nietzsche a lui-même raconté sa première enfance. « Je suis né, dit-il, le 15 octobre 1844, à Roecken, près de Lützen, et j’ai reçu au saint baptême les prénoms de Frédéric-Guillaume. Mon père était pasteur ; c’était l’image parfaite d’un prêtre de campagne. Doué à un égal degré d’intelligence et de sentiment, orné de toutes les vertus d’un chrétien, il vivait une vie tranquille, simple et heureuse, vénéré et aimé de tous ceux qui l’approchaient. Quant à mon village natal, aucun voyageur ne l’a traversé jamais sans jeter un regard complaisant sur cet aimable lieu, avec sa ceinture d’étangs et de verts buissons, et la vieille tour de son église toute tapissée de mousse. Je me rappelle une promenade que j’ai faite avec mon père de Lützen à Rœcken, et comment, au milieu du chemin, nous fûmes surpris par le bruit joyeux des cloches, sonnant la fête de Pâques. Leur son a depuis lors souvent retenti dans mon cœur : toujours il m’a ramené en pensée a la chère lointaine maison paternelle. »

Et l’enfant ajoutait : « Au surplus, ce que le sais des premières années de ma vie est trop insignifiant pour que je doive prendre la peine de le raconter. Diverses qualités se sont pourtant de très bonne heure développées en moi : ainsi un certain goût de tranquillité et de silence, qui m’a toujours tenu à l’écart des autres enfants ; ainsi encore une disposition passionnée, qui me venait par intervalles, et me remplissait d’une tristesse sans objet. »

Après la mort de son père, en 1850, sa famille vint demeurer à Naumbourg, auprès de ses grands-parents. Perdu déjà dans ses rêves, jamais le petit Frédéric ne voulut s’amuser aux jeux de son âge : une fois seulement la vue d’un danseur de corde lui fit une impression profonde, si profonde que toute sa vie il en garda le souvenir. Il n’avait pas dix ans lorsqu’il écrivit ses premiers vers, des vers d’une facture un peu maladroite, mais étrangement imprégnés de réflexion et de mélancolie. Et c’est vers la neuvième année aussi qu’il s’essaya pour la première fois à la composition musicale. « J’étais allé à l’église de la ville, le jour de l’Ascension, et j’entendis là le sublime Alleluia du Messie de Hændel. Il me sembla entendre l’hymne de joie des anges accompagnant le retour au ciel de Notre-Seigneur. Et aussitôt je formai le projet de composer quelque chose de semblable. Je me mis à l’œuvre en sortant de l’église ; tout nouvel accord que je trouvais me remplissait d’un bonheur enfantin. »

Dès ce moment, sa curiosité, sa soif de savoir s’étaient éveillées. « Lisbeth, dit-il un jour à sa sœur d’un ton très sérieux, cesse donc de raconter de pareilles absurdités au sujet des enfants qu’apporteraient les cigognes. L’homme est un mammifère : et comme tel, nécessairement, il procrée lui-même ses enfants. » Il lui disait une autre fois : « Lisbeth, as-tu jamais songé à te demander pourquoi toi et moi nous apprenons si facilement toutes choses ? Moi, vois-tu, j’y pense sans cesse. Et je me demande si ce n’est pas notre cher papa qui, là-haut, obtient pour nous d’avoir de si bonnes idées. »

Frédéric Nietzsche avait treize ans lorsqu’il quitta Naumbourg pour continuer ses études au célèbre gymnase de Pforta, une sorte de collège modèle, où n’étaient admis que des élèves de choix. C’est en arrivant à Pforta qu’il écrivit l’Autobiographie dont j’ai cité quelques passages. Il entreprit en même temps de rédiger son Journal, où il épanchait, tous les soirs, le torrent de ses pensées. Il y écrivait, par exemple, le 15 août 1858 : « À la considérer de plus près, la vie de l’école est une action qui se développe sans cesse, et qui, malgré l’apparente monotonie de ses exercices, revêt sans cesse un nouvel intérêt. On dit couramment que les années d’école sont de dures années : oui, mais ce sont aussi des années d’une portée énorme pour la suite de la vie ; et pourtant il est vrai que ce sont des années très dures, car l’esprit y est jeune et frais, et doit se soumettre cependant à d’étroites contraintes. Encore, pour beaucoup de ceux pour qui elles sont dures, ces années sont-elles en même temps sans aucun profit : car il n’est point aisé de savoir les utiliser. La règle principale pour y parvenir est de se développer également et concurremment dans toutes les sciences, dans tous les arts, et dans toutes les aptitudes, et de telle façon que le développement du corps aille de pair avec celui de l’esprit. Il n’y a rien dont on doive se garder comme des études trop exclusives, et consacrées à un seul objet. Il faut lire tous les écrivains, et cela pour plusieurs motifs, en faisant attention tout ensemble à la grammaire, à la syntaxe, et au style, et à l’importance historique, et au contenu intellectuel et moral. On devrait aussi mener de front la lecture des poètes grecs et latins avec celle des classiques allemands, en comparant leurs points de vue. De même l’histoire ne devrait pas être séparée de la géographie, les mathématiques de la physique et de la musique : à ce prix seulement, l’arbre de la science porterait de beaux fruits, animé d’un unique esprit, éclairé d’un unique soleil. »

Et de fait, durant les premières années qu’il passa à Pforta, Frédéric Nietzsche fut un élève incomparable, s’intéressant à tout, portant à toutes les sciences et à tous les arts une ardente curiosité. Son Journal est rempli de plans d’études qu’il se traçait pour l’avenir, embrassant l’ensemble des connaissances humaines, depuis la géologie jusqu’à la politique. Ce qui ne l’empêchait point de composer d’innombrables morceaux, symphonies, sonates, poèmes lyriques, de s’essayer à des drames, d’organiser à Naumbourg, avec quelques camarades, une société littéraire et artistique, où, entre deux auditions de ses œuvres musicales, il faisait des conférences sur l’Enfance des peuples, sur Napoléon III, sur l’Élément démoniaque dans la musique, sur la Fatalité et l’Histoire, sur la Poésie serbe, et sur les Lois de la critique. Tout cela de 1860 à 1863, entre sa quinzième et sa dix-huitième année !

II

En 1862, trois ans après l’entrée de Nietzsche au gymnase de Pforta, un grand changement se produisit dans sa vie d’écolier. L’élève modèle devint un mauvais élève, distrait, ennuyé, indifférent désormais aux leçons de ses professeurs. Non pas que le goût lui fût enfin venu des plaisirs habituels de son âge. Ni à ce moment ni jamais l’amour, en particulier, ne joua le moindre rôle dans sa vie. « Je n’ai point trouvé trace chez lui, nous dit sa sœur, d’une passion amoureuse, non plus que de l’amour vulgaire. Toute sa passion était employée aux choses de l’intelligence, et pour le reste du monde il n’avait qu’une curiosité toute superficielle. Lui-même, plus tard, souffrit beaucoup de n’avoir jamais pu éprouver un amour-passion ; mais si jolies que fussent les femmes qu’il rencontrait sur son chemin, tout de suite son penchant vers elles prenait la forme d’une amitié purement cérébrale. »

Ainsi, dès l’enfance, il ne vivait que par la pensée : et c’est encore dans sa seule pensée qu’il faut chercher l’explication d’un revirement si subit à l’égard du collège et de ses professeurs. Ce revirement n’est en effet que la première manifestation, chez Frédéric Nietzsche, d’un autre des traits dominants de son caractère : de cette mobilité maladive qui toute sa vie le portait à se dégoûter de ce qu’il avait trop aimé, et à repartir en quête, de connaissances nouvelles. Jamais peut-être un homme n’a traversé plus d’opinions successives que l’auteur de Zarathustra, et jamais assurément nul n’a dénigré avec plus, de mépris et de haine les diverses opinions qu’il avait traversées. De toute son âme il cherchait la vérité, une vérité complète, absolue, définitive ; mais à peine avait-il cru l’atteindre qu’il découvrait le néant de ce qu’il avait d’abord pris pour elle. Et c’est ainsi que ce passionné de certitude a toujours été, en fin de compte, un terrible destructeur. Il avait le goût de construire : il rêvait d’un beau palais où sa pensée se fût délicieusement reposée. Mais avec ce goût de construire, il avait l’instinct de la destruction, et sa vie s’est écoulée parmi des ruines. Il n’y a pas jusqu’à sa théorie du super-homme qu’il n’eût certainement démolie, — pour vague, instable, et toute négative qu’elle fût au fond, — si l’effrayant galop de sa pensée ne s’était brusquement arrêté. Et j’imagine que c’est dans la conscience de cet instinct destructeur qu’il trouvait l’une des preuves principales de l’origine slave de sa famille. On sait, en effet, qu’il s’est toujours défendu d’être Allemand. Il prétendait descendre des Nietzky, et regrettait que ses arrière-grands-parents eussent cru devoir, en émigrant en Allemagne, germaniser la désinence polonaise de leur nom. Mme Fœrster, malheureusement, n’a pu rien découvrir de positif touchant cette question d’origine ; mais elle reproduit, en revanche, une note de son frère qui a pour nous l’importance, plus précieuse, d’un document psychologique tout-à-fait significatif :

« On m’a appris, écrivait Nietzsche en 1883, à faire remonter l’origine de mon sang et de mon nom à une vieille famille noble de Pologne, les Nietzky ; ceux-ci auraient quitté leur pays depuis plus d’un siècle, pour des motifs religieux, car ils étaient protestants. Je ne nierai point que, dans mon enfance, je n’aie été très fier de cette origine polonaise. Ce que j’ai de sang allemand ne me vient que de ma mère ; et il me semblait que, malgré cela, j’étais resté essentiellement Polonais. Que mon apparence extérieure présente maintenant encore le type polonais, c’est ce dont j’ai eu très souvent la confirmation. À l’étranger, notamment en Suisse et en Italie, on me prend volontiers pour un Polonais. À Sorrente, lorsque j’y ai passé l’hiver, la population ne m’appelait que il Polacco. À Marienbad, des Polonais venaient vers moi dans la rue, m’adressaient la parole dans leur langue : et l’un d’eux, comme je me défendais d’être son compatriote, me considéra longtemps avec tristesse, puis me dit : “C’est toujours la vieille race, mais le cœur s’est tourné Dieu sait de quel côté !” Un petit cahier de mazurkas composées dans mon enfance portait en manière de dédicace : “À mes ancêtres”. Et certes j’étais bien des leurs, par plus d’un jugement et plus d’un préjugé. J’aimais à me rappeler ce droit qu’avait le noble polonais d’annuler de son seul veto les décisions de toute une assemblée ; et c’était de ce droit qui me paraissait avoir fait usage, contre les décisions du reste des hommes, le Polonais Copernic. Dans les faiblesses politiques des Polonais, je voyais des arguments pour, plutôt que contre, la supériorité de leur race. Et je vénérais en Chopin le privilège qu’il avait eu d’affranchir la musique des influences allemandes, c’est-à-dire de son penchant à la laideur, à l’obscurité, à la mesquinerie, à la précision pédantesque. »

Pour quiconque l’étudié d’un peu près, l’auteur du Cas Wagner apparaît en effet le moins allemand des écrivains. Il n’a eu, du pays où il est né, ni la langue, ni l’esprit. Et si par la brièveté, l’éclat, la simple et inquiétante saveur de son style, il fait songer aux moralistes français du siècle dernier, la tournure générale de sa pensée nous fait voir en lui un frère des Tchédrine et des Bakounine, de ces nihilistes slaves si prompts à l’illusion, mais plus prompts encore au désenchantement, victimes d’un idéal trop haut et d’une clairvoyance trop aiguë. Oui, quoi qu’il en soit de sa véritable origine, Frédéric Nietzsche est bien l’héritier intellectuel de ces Huns et de ces Sarmates qu’il se plaisait à tenir pour les ancêtres de sa race. Comme à eux, le repos lui était interdit ; une fatalité le poussait toujours en avant ; et partout sur son passage il ne laissait que des cendres.

Depuis le moment où nous sommes arrivés, sa vie n’a plus été qu’une série d’enthousiasmes rapides suivis d’amères déceptions et d’impitoyables rancunes. Tour à tour étudiant, soldat, professeur, on eût dit qu’à mesure qu’il s’approchait des hommes et des choses, un instinct secret lui en révélait la faiblesse et l’inanité. C’est ainsi qu’en 1865, à vingt-et-un ans, définitivement libéré de l’empreinte qu’avait mise sur lui son éducation chrétienne, il dressait du même coup contre le christianisme le réquisitoire le plus catégorique. Tout son Antechrist se trouve déjà en germe dans les lettres qu’il écrivait à sa sœur, pour lui apprendre qu’il avait renoncé à ses études de théologie.

Les études de philologie, où il se livra ensuite, ne paraissent point l’avoir satisfait davantage. À peine avait-il fait la connaissance d’un nouveau professeur qu’il découvrait les défauts de son enseignement, et les définissait avec l’étonnante précision qu’il apportait à juger toute chose. « Une série de notices, datant de 1866 à 1868, nous dit sa sœur, montre clairement combien il était déjà sceptique, dès lors, à l’égard des études philologiques en général. Il ne cessait pas de se demander si l’objet actuel de la philologie valait la peine qu’on lui consacrât toute sa vie, et toujours, par des arguments variés à l’infini, il se trouvait amené à répondre : Non. » Ce qui ne l’empêchait point de surpasser, en érudition philologique, les philologues les plus éminents, et d’achever ses études avec un éclat si inaccoutumé qu’à vingt-quatre ans il obtenait une chaire d’université. Mais pour devoir enseigner à son tour la philologie, le jeune professeur n’était parvenu qu’à la mépriser davantage. Il méditait, durant son séjour à Bâle, un petit traité psychologique qu’il aurait intitulé : Nous autres Philologues, et dont le plan et l’esquisse viennent d’être publiés dans le second volume des Écrits et Projets. C’était une satire sanglante, où, par de là les philologues, il s’en prenait à la science elle-même dont ils faisaient profession, l’accusant d’être non seulement inutile, mais nuisible, d’avoir à jamais faussé notre conception de l’antiquité, et déclarant enfin que « le philologue de l’avenir aurait avant tout à se montrer sceptique envers notre civilisation moderne tout entière, et par suite devrait supprimer l’état de philologue ».

Mais c’est surtout dans l’attitude de Nietzsche à l’égard de Wagner que se reconnaît cette terrible infirmité de son esprit, qui le portait à ne rien juger aussi sévèrement que ce qu’il s’était senti d’abord le plus enclin à aimer. Et puisque aussi bien le Cas Wagner est l’un de ses rares écrits qui aient été traduits en français, on me permettra de rechercher en quelque sorte, dans sa biographie et ses notes intimes, les antécédents de ce petit livre.

III

« J’ai emporté à la campagne, écrivait Nietzsche à sa sœur en 1866, la partition de piano de la Walkure de Richard Wagner. Mes sentiments, sur cette œuvre sont si mélangés, que je ne puis me résoudre à la juger dans l’ensemble. Les plus grandes beautés et virtutes y sont contre-balancées par des faiblesses et des laideurs de même dimension. »

Mais peu à peu cette irrésistible musique s’emparait de lui, comme elle s’est emparée de chacun de nous à quelque moment de notre vie. « Je suis allé ce soir, écrivait-il en 1868, au concert de l’Euterpe, où l’on jouait le prélude de Tristan et Isolde ainsi que l’ouverture des Maîtres Chanteurs. Cette musique extraordinaire m’enlève tout mon sang-froid de critique : elle remue, fait frémir en moi toutes mes fibres et tous mes nerfs. Depuis longtemps je n’avais été transporté au dehors de moi-même autant que je viens de l’être en écoutant l’ouverture des Maîtres Chanteurs. »

Et voici que l’occasion s’offrit à lui, quelques jours après, de faire personnellement connaissance avec Richard Wagner. C’était à Leipzig, en novembre 1868. Lui-même va nous raconter les circonstances de sa première entrevue :

« En rentrant chez moi, j’ai trouvé un billet à mon adresse, ne portant que ces mots : “Si tu veux faire la connaissance de Richard Wagner, trouve-toi, à trois heures et quart, au café du Théâtre.” Cette nouvelle me mit l’esprit à l’envers. Je courus naturellement au café ; j’y rencontrai l’ami qui m’avait écrit ; mais de Wagner point. Mon ami m’apprit en revanche que Wagner demeurait à Leipzig chez sa sœur, dans l’incognito le plus strict ; il ajouta que Mme Rietschl lui avait parlé de moi, et que le maître avait témoigné le désir de me connaître incognito. Et en effet, je fus invité pour le dimanche soir.

« Je vécus les jours qui me séparaient de ce dimanche dans un état d’esprit réellement fantastique. Certain de me trouver en nombreuse compagnie, je résolus de me mettre en frais de toilette, et je songeai avec bonheur que mon tailleur m’avait promis, pour ce dimanche-là, un costume de soirée que je lui avais commandé… Cependant le jour arriva, les heures passèrent, et mon tailleur ne se montrait pas. Il ne vint qu’à six heures et demie : j’avais à peine le temps de m’habiller. J’essaie mon costume, il me va, je suis ravi. Mais voici que l’homme me présente sa note, déclarant qu’il entend être payé tout de suite… Et le voici qui empoigne mon costume ; je lutte, je veux reprendre le pantalon, qu’il serre déjà dans sa toile ; il s’en va, et je roule en chemise sur le sofa de ma chambre…

« Enfin nous arrivons dans le salon des Brockhaus. Personne que la famille, Wagner, et nous deux. Je suis présenté à Wagner : il me dit sa joie de me voir si familier avec sa musique, puis se met à plaisanter de la façon la plus amère toutes les représentations de ses œuvres, sauf naturellement les célèbres représentations de Munich.

« Mais il faut que je te raconte en raccourci, mon cher ami, ce que nous a offert cette soirée : des jouissances vraiment si piquantes et si particulières, qu’aujourd’hui encore je me sens tout désorienté, et ne puis rien faire de mieux que de bavarder avec toi, et de te débiter des “fables merveilleuse”. Avant et après le repas, Wagner se tint au piano. Il nous joua tous les passages importants de ses Maîtres Chanteurs, imitant toutes les voix. C’est un homme d’un feu et d’une vivacité incroyables, parlant très vite, et qui rend amusantes au possible ce genre de réunions en petit comité. J’eus avec lui un long entretien sur Schopenhauer : juge de ce que fut mon bonheur, à l’entendre me dire tout ce qu’il lui devait, et qu’il le tenait pour le seul philosophe qui ait compris l’essence de la musique ! Il s’amusa beaucoup du congrès des philosophes qu’on vient de tenir à Prague ; il me parla à ce propos des “fonctionnaires de la philosophie”. Il nous lut ensuite un fragment de son Autobiographie, qu’il est en train d’écrire. Enfin, au moment où le me préparais à sortir, il me serra très affectueusement les mains, m’invitant à venir le voir pour causer avec lui de musique et de philosophie. Je t’en écrirai davantage quand j’aurai pu réfléchir à cette soirée d’une façon plus objective. »

On ne nous dit pas ce que furent ces « réflexions objectives » du jeune étudiant ; mais le moment approchait où il allait pouvoir faire, sur la personne et l’art de Richard Wagner, des réflexions plus sérieuses et plus approfondies. Quelques mois après, en effet, l’Université de Bâle lui offrait la chaire de philologie ; et il acceptait, poussé surtout par son désir de se rapprocher de Wagner. « Enfin, écrivait-il à son ami le 16 janvier 1869, enfin Lucerne (où demeurait Wagner) va cesser d’être inaccessible pour moi ! » Et l’on sait qu’il ne tarda pas à devenir l’intime ami du maître, son confident familier, l’interprète attitré de sa doctrine artistique. Dans sa belle biographie de Wagner, M. Chamberlain place ouvertement l’écrit de Nietzsche, Richard Wagner à Bayreuth, au premier rang de la littérature wagnérienne. « Bien haut par-dessus cet océan de médiocrité, nous dit-il, se dresse un petit livre d’une valeur incomparable, et désormais classique, le Richard Wagner à Bayreuth de Frédéric Nietzsche. ». Et M. Chamberlain ajoute : « Que l’auteur de ce livre, plus tard, — lorsque son intelligence commençait à s’obscurcir, — ait tourné le dos à la vérité naguère si clairement perçue, et qu’il ait dirigé de folles brochures contre l’homme dont il avait mieux que personne apprécié la grandeur, cela ne doit pas nous empêcher de faire de son livre l’estime qui convient. »

Non certes, et M. Chamberlain a mille fois raison. Mais nous sommes bien forcés de reconnaître, maintenant, que Nietzsche n’a pas attendu « l’obscurcissement de son intelligence » pour « tourner le dos à la vérité ». Les deux volumes de ses Écrits et Projets sont en effet remplis d’allusions à Richard Wagner ; et nous y découvrons que bien avant même d’écrire son Richard Wagner à Bayreuth, Nietzsche exerçait déjà, aux dépens de son illustre ami, son terrible besoin d’analyse et de contradiction. Dès 1870, dans des notes d’où devait sortir plus tard son livre tout wagnérien de la Naissance de la Tragédie, il s’élevait contre plusieurs des principales idées de Wagner, notamment contre la suppression de chœurs, et l’importance excessive attachée aux paroles dans le drame musical.

Encore ces observations ne sont-elles rien en comparaison d’autres notes de Nietzsche, écrites quatre ans après, en 1874, et qui étaient précisément destinées à préparer le fameux écrit de Richard Wagner à Bayreuth. Nietzsche, évidemment, ne pouvait s’empêcher, après chacune de ses conversations avec Wagner, de confier à son papier ces « réflexions objectives » que les convenances et les devoirs de l’amitié l’obligeaient à tenir secrètes. Et tandis que, fidèle à sa promesse, il exaltait publiquement l’œuvre et la doctrine de Wagner, voici quelques-unes des impressions qu’il consignait dans ses notes intimes :

De même que Goethe était un peintre égaré dans la poésie, et Schiller un orateur, de même Wagner est un acteur détourné de sa véritable voie.

 

Il ne faut pas être trop exigeant, et réclamer d’un artiste la pureté et le désintéressement qu’on rencontre, par exemple, chez un Luther. Mais combien plus pure nous apparaît, en comparaison de Wagner, l’âme d’un Bach et d’un Beethoven !

 

La fausse toute-puissance a développé chez Wagner un instinct tyrannique. Il a le désir d’être sans héritiers ; et de là vient qu’il veut étendre sa doctrine jusqu’aux dernières limites du possible.

 

Dans le domaine de la musique, la situation de Wagner est celle d’un acteur : c’est ce qui lui permet d’exprimer également les émotions des âmes les plus opposées, et de se mouvoir avec une égale aisance dans les mondes les plus différents (Tristan, les Maîtres Chanteurs).

 

Dans ses appréciations des grands musiciens il emploie toujours l’hyperbole ; ainsi il appelle Beethoven un saint.

 

Il provoque la méfiance par ses louanges, aussi bien que par ses critiques. Le délicat et le tendre, et la pure beauté, le reflet d’une âme pleinement harmonieuse, tout cela lui échappe : et c’est précisément tout cela qu’il s’efforce de discréditer.

 

De quels genres d’hommes est faite l’armée de ses partisans ? De chanteurs, qui désiraient se rendre plus intéressants, et jouer leurs rôles en même temps qu’ils les chantaient : ils voyaient là une possibilité de produire plus d’effet, peut-être avec moins de voix. De musiciens d’orchestre, dans les théâtres, qui jusque-là s’ennuyaient devant leurs pupitres. De compositeurs, qui, en s’appropriant le coloris wagnérien, se promettaient d’éblouir le public et de lui ôter le loisir de la réflexion. De toute sorte de mécontents, qui trouvent toujours à gagner à toute révolution. D’hommes qui, par principe, s’enthousiasment pour tout soi-disant progrès. D’autres que la musique des anciens maîtres ennuyait, et qui ont trouvé là pour leurs nerfs l’occasion de secousses plus fortes. De littérateurs, ayant la tête pleine de vagues projets de réformes. D’artistes admirant le confrère qui avait si bien su garantir l’indépendance de sa vie.

La gloire du maître de Bayreuth, — est-il besoin de l’ajouter ? — n’a rien à craindre de ces réflexions, non plus que du Cas Wagner, qui les a suivies. À supposer même que les Maîtres Chanteurs et Parsifal fussent l’œuvre d’un acteur manqué, leur immortelle beauté n’en reste pas moins ce qu’elle est. Mais ce n’est pas à Wagner, c’est à Frédéric Nietzsche que nous avons affaire aujourd’hui ; et peut-être ne trouverions-nous pas dans toute son œuvre un seul document plus caractéristique. Voilà donc l’emploi que faisait le malheureux de cette intelligence si belle, si amoureusement cultivée, et dont il avait tant d’orgueil : il s’en servait pour contrarier toujours les élans les plus spontanés de son âme, pour appliquer à ses plus chères affections son funeste besoin de « réflexion objective », pour élargir, pour approfondir sans cesse le vide, autour de lui !

II. Quelques figures de poètes anglais

I. Beddoes

Dans un pays où les conventions sociales et mondaines sont restées aussi fortes aujourd’hui encore qu’elles l’étaient chez nous au xviie  siècle, on comprend que la plupart des grands, esprits se soient mis résolument en révolte contre elles. Le catholicisme du cardinal Newman et l’athéisme de Shelley par exemple, résultent des mêmes sentiments et sont le fait d’âmes semblables. Et de là vient aussi que la plupart des poètes anglais ont été des excentriques, depuis Byron et Shelley jusqu’au républicain M. Swinburne, au socialiste M. William Morris, et à l’anarchiste M. Barlas, qui partage sa vie entre ses propriétés d’Écosse et les diverses prisons du Royaume-Uni.

La vie des poètes anglais est ainsi plus intéressante à connaître souvent que leurs œuvres mêmes. La belle galerie de portraits d’excentriques qu’on pourrait faire, en recueillant les biographies de quelques-uns d’entre eux ! Et il n’y en a point de si correct en apparence, au fond de l’âme duquel on ne découvre encore un élément de singularité, un recoin secret de folie ou de vice.

Mais aucun d’eux n’a eu une destinée aussi étrange, ni aussi lamentable, que l’infortuné Thomas Lovell Beddoes, dont Mme Andrew Crosse a récemment raconté la vie. Sans être comparable à Keats ou à Tennyson, Beddoes était, lui aussi, un poète de génie. Les poèmes qu’il a laissés ont une gravité ironique et bizarre, une pénétrante harmonie, avec de singuliers accents d’amertume contenue. Je ne connais personne dans la poésie anglaise dont les vers se rapprochent davantage de ceux d’Edgar Poe. Voici par exemple, autant qu’est possible une traduction pour des poèmes tout de musique, voici quelques vers à propos d’un banquet : « C’était étrange. Tous parlaient lentement, et à vide. Des choses extraordinaires étaient dites par hasard. Leurs langues proféraient des mots qui n’avaient pas leur vrai sens : il y en eut un qui but à ma mort, voulant dire à ma santé. Et tandis qu’ils parlaient, nous entendions des voix, plus profondes, qui n’étaient à personne. Il y avait, là aussi plus d’ombres qu’il n’y avait d’hommes. Et tout l’air, plus noir et plus épais que la nuit, était lourd comme s’il s’y était mêlé autre chose que des respirations de vivants. »

Poète de race, Beddoes était en outre un homme d’une intelligence puissante et variée. Après quelques années d’études, il était devenu si savant dans les sciences naturelles que plusieurs universités d’Allemagne et de Suisse lui avaient offert des chaires de professeur. Il avait appris sans effort l’allemand, l’arabe, l’indostani. Il était peintre, musicien, philosophe, autant que poète. Et avec tout cela sa vie entière n’a été qu’une longue torture, tant était profonde son incapacité à s’intéresser à rien, hommes ni choses, tant il y avait d’ennui répandu dans le fond de son âme !

Il était né en 1823, à Bristol. Son père, le Dr Beddoes, était un physicien très savant, mais, comme lui, d’humeur changeante, et qui avait gaspillé sa science en vaines fantaisies. Le célèbre Davy, qui était son élève, et qui reconnaissait lui devoir beaucoup, raconte qu’à son lit de mort il lui écrivit une lettre désespérée, maudissant la science, l’accusant de l’avoir détourné du repos et du bonheur. La mère de Beddoes était une sœur de miss Edgeworth.

À Oxford déjà, le jeune homme étonnait ses camarades et exaspérait ses maîtres par la hardiesse et la nouveauté de ses poésies. À vingt-deux ans, ses examens passés, il quitta pour toujours l’Angleterre, brusquement dégoûté de son pays, et se rendit en Allemagne, à Gœttingue, pour étudier la médecine. Il écrivait de Gœttingue à un ami, en 1825 :

« Une étude plus approfondie de Goethe m’a conduit à le placer bien plus bas que je n’avais fait jusque-là. De toute son œuvre, qui tiendrait une trentaine de gros volumes, il n’y en a pas trois qui soient bons. Comme poète, il est inférieur à Byron ; comme romancier, il vaut Mackenzie… Quant à moi, je suis fatigué de la littérature, et je vais me plonger dans la médecine. »

Il ne renonce pas, pourtant, à juger les littérateurs. Voici son opinion sur Jean-Paul-Richter :

« Jean-Paul vient de mourir, et on publie une nouvelle édition de ses œuvres. J’ai peu lu de ce qu’il a écrit, et encore moins je l’ai goûté. Dans ses bons moments il rappelle Lamb, mais en général c’est un farceur de collège. Si la littérature est tombée dans de fâcheuses mains en Angleterre, c’est bien pis en Allemagne. D’ailleurs il est étonnant à quel point vous autres, Anglais, vous avez la prétention de tout savoir de ce qui se passe sur le continent. Vous prétendez détenir le monopole de toutes choses : de l’honneur, des bonnes manières, des vertus domestiques : et de fait vous en détenez au moins un, celui du puritanisme… Sachez encore que pas un Autrichien n’est admis à étudier ici : Gœttingue est si célèbre pour son libéralisme ! Je me suis mis à apprendre l’arabe. Je me mettrai peut-être ensuite à l’anglo-saxon ! »

Deux ans après, il écrivait :

« Shakespeare, Dante, Milton, tous ceux qui ont vu de près le cœur humain, ont reconnu qu’il était plein de désirs à jamais insatiables. Le mécontentement est le lot fatal du poète. Vous n’imaginez pas à quel point je suis maintenant pénétré de l’absurdité et de l’inutilité de la vie humaine. »

En 1842, Beddoes quitte Gœttingue pour aller vivre à Zurich. C’est de là qu’il écrit : « Je viens d’échapper, à grand’peine, à un danger terrible : j’ai failli devenir professeur d’anatomie comparée à l’Université de Zurich. Par bonheur, je reste libre. Je lis un peu d’italien, je bois du thé, je fume comme un volcan ; et voilà comment je roule mon rocher de Sisyphe. »

La même année, il va à Würzbourg, où il est nommé docteur. Mais à peine arrivé, un décret du roi de Bavière le chasse, pour je ne sais quelle excentricité. Quelques années après, un autre décret le chasse de Zurich. Et le malheureux erre de pays en pays, se divertissant à composer de petits poèmes allemands, qu’il envoie aux journaux sans nom d’auteur.

Cette misérable existence se poursuit ainsi jusqu’en 1848. Beddoes est toujours seul, sans parents, sans amis. Et toujours l’ennui le torture. Enfin, dans l’automne de 1848, à Bâle, il essaie de se tuer. On le sauve, on le conduit à l’hôpital : il en est quitte pour l’amputation d’une jambe.

Ses lettres écrites de l’hôpital de Bâle sont gaies, pleines d’entrain et d’esprit. Il constate, dans l’une d’elles, que le « cher M. Schopenhauer est très fatigant à lire ». Dans une autre, il se moque de la poésie d’Uhland, « intraduisible, dit-il, car elle est comme une suite de phrases que leur sens aurait abandonnées ».

Et quelques jours plus tard, le 26 janvier 1849, sur son lit de l’hôpital de Bâle, Beddoes s’empoisonne, après avoir griffonné au crayon cette lettre à un ami d’autrefois :

Mon cher Philipps, je ne suis plus que de la nourriture pour les vers. J’ai fait un testament que je demande qu’on respecte ; j’y joins une donation de vingt livres sterling au docteur Ecklin, mon médecin d’ici. Mon cousin Ed. Beddoes aura cinquante bouteilles de Champagne (Moët, 1847) pour y boire ma mort. Vous êtes un brave homme : et il faut que vos enfants prennent bien soin de vous ressembler. Votre (autant du moins que je suis mien) T. L. B. Amitiés à tous. Entre autres choses que j’ai manquées, j’aurais dû être un grand poète.

II. Thomas de Quincey

Par une destinée singulière, Thomas de Quincey est aujourd’hui, en France, à la fois célèbre et inconnu. Vers 1830, Alfred de Musset publiait de ses Confessions une traduction française, d’ailleurs très abrégée et très insuffisante. Puis c’était Baudelaire qui, dans ses Paradis artificiels, consacrait plusieurs chapitres à l’analyse des mêmes Confessions. Et l’on sait communément en France, aujourd’hui, que Quincey a été une façon de savant, qu’il a passé la plus grande part de sa vie à manger de l’opium, et qu’il a aimé, d’un amour romanesque et pur, une jeune fille des rues de Londres. Quincey est ainsi célèbre chez nous, si l’on songe que nous ignorons jusqu’aux noms de Charles Lamb, de Walter Savage Landor, de Thomas Beddoes, et de la plupart des poètes anglais de ce siècle. Mais il se trouve que l’amour de Quincey pour la phtisique Ann d’Oxford Street est vraisemblablement une invention, que l’opium a joué dans la vie de Quincey un rôle fort effacé, et que ce vague savant a été l’un des plus grands écrivains de la littérature anglaise.

Il y a cependant peu de figures aussi étranges et aussi attirantes que la mystérieuse figure de cet écrivain. Aussi bien Quincey nous a-t-il prodigué dans ses écrits les renseignements sur lui-même. Deux de ses livres, les Confessions d’un mangeur d’opium et les Esquisses Autobiographiques, sont consacrés en entier au récit de sa vie : et dans la plupart de ses articles il a, sous un prétexte quelconque, glissé des confidences, des anecdotes personnelles. Mais il y avait dans cet homme un si vif désir de mystification, une telle tendance à ne point distinguer le réel du rêve, que l’invention se mêle sans cesse aux souvenirs, dans ses narrations autobiographiques. Et l’on serait fort embarrassé à établir exactement l’histoire de sa vie, si divers ouvrages récents n’étaient point venus contrôler l’image fantaisiste que lui-même nous en a laissée.

I

Thomas de Quincey est né à. Manchester, le 15 août 1785. Sa famille, malgré l’apparence française du nom, était anglaise et fort ancienne ; c’est, d’ailleurs Thomas lui-même qui reprit, pour en faire précéder son nom, la particule de. Son père avait à Manchester une maison de commerce, pour laquelle il voyageait sur le continent. L’enfance de Thomas semble avoir été assez triste. La mort de son père, la mort d’une sœur adorée, les sévérités de sa mère, femme intelligente, mais d’une dévotion rigide : ce sont les principaux faits de ses premières années, passées à Greenhay, petite maison de campagne que possédait sa famille aux environs de Manchester. Dans ses souvenirs relatifs à ces années, Quincey cite encore les tortures qu’il eut à subir de la part d’un frère aîné, William : elles furent pour lui, suivant son expression, « l’initiation au monde de l’angoisse ». En 1796, l’enfant, dont l’éducation intellectuelle s’était faite un peu au hasard, fut placé dans une Grammar School de Bath où ses progrès en grec et en latin lui valurent les persécutions jalouses de ses camarades. Il quitta cette école en 1799, à la suite d’un coup violent qu’il avait reçu ; il étudia successivement à Eton, à Lanton, enfin dans une Grammar School de Manchester, d’où il s’enfuit en juillet 1802, sans autre fortune qu’un chèque de 10 livres sterling, et sans autre bagage qu’un volume d’Euripide.

Il erra, longtemps sans but, à travers le comté de Galles, dépensant sou à sou la petite somme qu’il avait emportée. En novembre 1802, il arriva à Londres. C’est ici que se placeraient les épisodes racontés dans les Confessions, ses négociations avec les usuriers, son étrange roman avec Ann d’Oxford Street. Mais tout cela, comme je l’ai dit, est d’une authenticité assez douteuse ; une seule chose est certaine, que ce séjour à Londres fut pour Quincey un temps de cruelle misère. Enfin, après un an, de vaines recherches, il revint auprès de sa mère ; et dans l’hiver de 1803 il obtint d’elle la permission et les moyens d’étudier à Oxford.

À l’Université d’Oxford, la vie de Quincey fut assez mystérieuse. Il se tenait à l’écart de ses collègues, fréquentant seulement un jeune israélite, Schwartzburg, qui lui enseigna l’hébreu et l’allemand. Ses anciens maîtres ont gardé le souvenir de son extraordinaire génie de conversation, de son érudition universelle, de son aptitude à émettre sur les sujets les plus divers les opinions les plus imprévues. C’est à Oxford, s’il faut l’en croire, qu’il a fait la première fois usage de l’opium. Il paraît vraisemblable, en tout cas, qu’il en faisait alors et qu’il en a toujours fait un usage des plus modérés, s’offrant à peine de loin en loin à la débauche d’une soûlerie. Il continuait cependant à suivre les cours ; et il se présenta, en 1807, aux examens pour le grade de bachelier ès-arts. Mais après des épreuves écrites qui avaient étonné les examinateurs, il négligea : de subir les épreuves orales, par une, de ces inexplicables fantaisies qui, jusqu’à la fin, lui étaient habituelles. Ses deux années suivantes furent passées surtout à Londres, où Quincey fit la connaissance du grand poète et philosophe Coleridge, le plus passionné des mangeurs d’opium. De 1809 à 1816, Quincey vécut aux Lacs, dans le voisinage du poète Wordsworth. Il s’était procuré, on ne sait trop comment, un peu d’argent, et avait acheté un cottage à Grasmere, tout, près de la villa de Wordsworth. En 1816, il se maria, avec la fille d’un petit fermier du voisinage. Les années qui suivirent, jusqu’en 1819, furent attristées par les angoisses d’une maladie très cruelle ; mais le pire était que l’argent s’en allait et que Quincey, qui n’avait, encore rien produit, se sentait de moins en moins l’énergie de commencer un travail sérieux. Il se décida enfin à accepter les fonctions de rédacteur en chef d’un petit journal tory du Westmoreland : il les résigna après un an, sans avoir signalé d’une façon bien brillante ce début dans la littérature.

C’est en 1821 que Quincey publia, dans le London Magazine, la première série des Confessions d’un mangeur d’opium, extraits de la vie d’un étudiant. Ce premier article et les deux suivants, parus sans nom d’auteur, eurent dans toute l’Angleterre un succès énorme. Ils établirent définitivement la renommée du « Mangeur d’opium anglais ».

Durant les trente années qui suivirent, et jusqu’à sa mort, Quincey, tout en conservant quelque temps sa maison de campagne de Grasmere, habita surtout Édimbourg, où il collabora au Blackwood’s Magazine, au Tait’s Magazine, et au Hogg’s Instructor. De 1833 à 1837, il perdit successivement ses deux fils et sa femme, qui paraît avoir été une femme très bonne, et pleine d’attention pour lui. En 1840, il loua pour ses enfants à Lasswade, aux environs d’Édimbourg, un cottage où lui-même résida souvent. Mais il était incapable d’habiter longtemps au même lieu ; et il passa ses dernières années à changer sans cesse de domicile, menant d’ailleurs une vie de plus en plus solitaire et mystérieuse, parmi des embarras d’argent continuels. Il mourut le 8 décembre 1859, à Édimbourg. Il avait vécu soixante-quatorze ans et quatre mois.

Telle est, dans ses traits dominants, la biographie de Thomas de Quincey. Il faut y joindre que, sauf un voyage en Irlande, il ne quitta jamais l’Angleterre, qu’il n’écrivit guère que des articles de revue, et qu’il ne retrouva jamais, par la suite, le succès bruyant de ses Confessions.

II

Mais si la vie de Quincey n’eut point d’aventures, les détails de ses habitudes, de son caractère, de ses allures et de ses conversations offrent un intérêt infini.

Il eut toujours un extraordinaire défaut de sens pratique. Son inexactitude pour la livraison des articles promis faisait de lui la terreur des directeurs de revue. Il ne travaillait que par force. Lorsque, en 1850, M. Hogg entreprit de publier la collection complète de ses œuvres, il dut charger spécialement un de ses employés, un jeune garçon nommé Roderick, de surveiller Quincey et de le contraindre à corriger exactement ses épreuves. Avec cela, une imprévoyance absolue. Il distribuait ou égarait tout l’argent qu’il gagnait. Et plusieurs fois il se passa de manger, plutôt que de toucher des chèques qu’il avait sur lui. Cette opération de toucher un chèque semblait lui inspirer une terreur irrésistible.

Il avait une autre terreur du même genre et non moins singulière. Dans son empressement à changer de logis, il laissait toujours, dans les appartements qu’il quittait, un grand nombre de livres et de papiers. Et il s’épouvantait ensuite à la pensée que ces papiers et ces livres allaient se perdre, ou que ses anciens propriétaires allaient lui réclamer de l’argent pour les lui restituer.

C’était chose absolument impossible de l’attirer dans une maison amie, ou de compter sur lui pour quoi que ce fût. Les invitations, les promesses, les engagements les plus formels n’avaient sur lui nul pouvoir. Il fallait le prendre dans la rue, ne le laisser s’écarter sous aucun prétexte, et l’amener par le bras. Et lorsqu’il était venu quelque part, c’était chose impossible de prévoir quand il en sortirait. Souvent il disparaissait au milieu d’une causerie : d’autres fois il restait après tout le monde, et passait la nuit sur un divan. Il s’habillait au hasard de ce qu’il trouvait sous sa main : se montrant souvent vêtu d’une veste d’enfant avec un mouchoir autour du cou, et aux pieds des bottines vernies. Il était, maigre, de taille toute petite, avec un visage imberbe et ridé, que dominait un front d’une hauteur disproportionnée.

La conversation de Quincey n’était pas moins étonnante. Il se décidait malaisément à parler ; il avait, avec les personnes les plus familières, des accès de silence dont on ne pouvait ni comprendre la cause, ni prévoir la fin. D’autres fois il était loquace au point de causer indéfiniment avec des étrangers, des passants qu’il rencontrait dans ses promenades du soir. Et sa causerie, toujours attentive aux réponses, toujours prête à changer de sujet suivant le caprice de ses interlocuteurs, était une musique incomparable, une suite de phrases harmonieuses et subtiles, prononcées avec d’innombrables nuances d’accentuation.

Quant au caractère qui se cachait sous ces dehors, il est resté un mystère pour les plus proches familiers de Thomas de Quincey. Son ami Carlyle, effrayé de cette nature mystérieuse, disait de lui : « Eccovi, ce poupon a habité l’enfer ! » Et de fait, il n’y eut jamais âme plus profondément impénétrable. Il était généreux, distribuait aux pauvres tout ce qu’il avait ; mais, par instants, on voyait luire dans ses yeux, comme on voit luire dans ses livres, des éclairs d’une cruauté féroce. Il adorait sa femme et ses enfants ; il écrivait tous les jours à ses filles des lettres pleines d’expressions tendres ; mais souvent il laissait sa famille sans argent, sans nouvelles de lui, s’attardant chez des amis, à Édimbourg, à Glasgow, avec un air de se cacher. Dans les lettres qu’il écrivait, nul moyen de deviner s’il mettait quelque chose, de ses sentiments intérieurs. Ses tendresses gardaient malgré tout une apparence feinte et composée. Et tous ceux qui l’ont connu ont éprouvé devant lui, sans nulle raison appréciable, l’impression d’un homme peu sûr. « On sentait dans son âme, nous dit M. Mason, un petit coin noir qui inquiétait vaguement »

III

C’est une impression pareille que l’on ressent aujourd’hui, à la lecture de ses œuvres. Il y a, dans les seize volumes de l’édition Black, des articles sur le style, l’économie politique, la morale, la métaphysique : il y a des souvenirs, des romans, des fantaisies poétiques : mais sous chacune des lignes de ces écrits si divers, apparaît comme une ironie latente et insaisissable. Jamais on ne peut ni reconnaître décidément la plaisanterie, ni se convaincre du sérieux de l’auteur.

Voici cependant quelques-uns des caractères généraux que l’on peut discerner, dans la plupart des écrits de Quincey :

D’abord et surtout la passion du paradoxe : mais du paradoxe érudit, accompagné de toutes ses preuves, et traité avec une extraordinaire gravité. Chacun des articles de Quincey est, en somme, le développement d’un paradoxe. Dans son histoire des Césars il démontre que les jugements habituels des historiens sur les empereurs romains sont exactement le contrepied de la vérité. Il affirme que Néron était un pur artiste, et il poursuit cette thèse, que devait reprendre M. Renan, — avec une froideur imperturbable, comme s’il en ignorait la singularité. Il explique ailleurs, à grand renfort de documents et d’inductions, que Judas Iscariote était un fanatique, qui rêvait pour Jésus la dictature ou la royauté, et qui voyait dans la persécution un moyen, en réveillant le peuple, d’accélérer la révolution espérée. Ailleurs, il réfute l’explication classique de l’énigme du sphinx. Le mot de cette énigme était Œdipe lui-même : l’argumentation de Quincey le prouve péremptoirement. Mais son chef-d’œuvre dans ce genre est l’Essai sur l’assassinat considéré comme l’un des beaux-arts. Au contraire des plus froides satires de Swift, cette étude esthétique de l’assassinat n’apparaît jamais pleinement comme une satire. La gravité du ton, l’abondance des raisonnements, et plus encore on ne sait quel accent d’intime conviction, font de cet admirable Essai une chose quelque peu sinistre et véritablement infernale.

L’universalité d’érudition est un autre trait caractéristique des écrits de Quincey. Jamais un écrivain n’a su tant de choses si diverses avec une si singulière expression de dédain pour toutes choses.

Mais l’œuvre de Quincey doit surtout son incomparable beauté au style magnifique qu’il y a employé. Il n’est pas une de ses phrases qui ne soit originale et belle, qui ne donne l’impression d’une musique savamment combinée. Aussi bien Quincey est-il l’inventeur du poème en prose, que Baudelaire devait ensuite rendre célèbre chez nous. Le premier il s’est expressément proposé d’écrire certains morceaux de prose purement lyrique, ou, comme il disait, passionnée, empruntant son charme à une continuelle et volontaire concordance des images et des sonorités. Il a ainsi composé sous le titre de Suspiria de Profundis, toute une série de poèmes en prose, où les rythmes, les résonances des syllabes sont adaptés merveilleusement à la variété des sujets et des émotions. Et je ne connais rien, dans aucune littérature, qui puisse être comparé, notamment, au long poème de la Diligence, aboutissant à l’affolante Fugue de la mort soudaine.

IV

Donner une liste complète des écrits de Quincey serait impossible. L’édition de ses œuvres, comprend plus de deux cents articles, et elle est loin encore d’être complète. Je dois cependant joindre aux titres que j’ai cités le Système des cieux, étude métaphysique, la Révolte des Tartares, long poème en prose historique, les Essais sur le style, l’Astrologie, les Souvenirs sur Coleridge et Wordsworth.

Outre ces articles, Quincey a écrit deux livres, qui ne sont pas reproduits dans la collection de ses œuvres : un roman à la façon des contes de Poe, Klosterheim, et un autre roman, Walladmor. L’histoire de ce dernier est assez curieuse ; à l’époque où les romans de Walter Scott excitaient l’admiration de l’Europe, il y eut une année où Walter Scott négligea de produire son volume annuel. Un éditeur de Leipzig, ne pouvant se résigner à laisser passer la foire de son pays sans mettre en vente un nouvel ouvrage de l’auteur écossais, fit confectionner un roman, Walladmor, qu’il offrit au public allemand comme traduit de Walter Scott. Quincey, dans une revue anglaise, rendit compte de ce Walladmor ; mais il ne l’avait guère lu, et il en fit une analyse toute de fantaisie. Or, l’analyse eut tant de succès qu’un éditeur anglais commanda à Quincey une traduction du roman. Et Quincey écrivit un nouveau Walladmor, qui, à son tour, fut traduit en allemand, l’année suivante. — Notons encore, à propos de Quincey, un autre trait, bien caractéristique des mœurs anglaises. Les Confessions d’un mangeur d’opium sont restées un livre populaire ; et tous les éditeurs anglais les ont publiées dans leurs collections d’œuvres classiques à bon marché. Mais, indifférents à la qualité littéraire des Confessions, ils ont complètement refondu le texte original du poète : de telle sorte que, dans ces innombrables éditions populaires des Confessions, il n’y a pas une phrase qui ait été exactement conservée.

Quant à l’opium, son rôle dans la vie de Quincey fut, je le répète, fort restreint. Les singularités de son caractère et de sa littérature ne doivent rien, en tout cas, à cet usage de l’opium : Quincey a été dès le début l’homme et l’écrivain qu’il est toujours resté. L’opium lui a seulement servi de prétexte pour attirer l’attention sur ses poèmes en prose. Cet homme extraordinaire avait d’ailleurs toutes les audaces. Après la mort de son ami Coleridge, qui avait été réellement une victime de l’opium, il s’attacha à établir, en faisant d’ailleurs le plus grand éloge de Coleridge, que le poète défunt n’avait jamais été un mangeur d’opium sérieux, et que lui seul, Quincey, avait droit à ce titre. Et c’est ainsi que, ignorant l’extraordinaire écrivain des Césars et de la Diligence, nous connaissons tous Quincey le mangeur d’opium, dont on a pu dire sans trop d’invraisemblance qu’il n’avait jamais mangé d’opium dans sa vie.

III. Lord Tennyson4

Lorsque Robert Browning est mort, l’autre année, il a eu pour le pleurer une foule de professeurs, quelques métaphysiciens, et toutes les vieilles filles, qui sont nombreuses dans son pays. C’était un grand embrouilleur d’idées, parfois même un psychologue subtil ; mais il avait choisi le métier de poète, et c’était un poète médiocre. Lord Tennyson, lui, aura eu pour le pleurer tous ceux et toutes celles, de par le monde, qui comprennent la langue où il écrivait. Et les honneurs funèbres qu’on lui a décernés auront été le dernier hommage accordé au Poète et à la Poésie par l’unanimité d’un peuple. Car les plus délicats des lettrés y ont uni leurs regrets à ceux des ouvriers et des paysans ; et aucun poète désormais, en Angleterre ni dans les autres pays, ne saurait espérer une pareille fortune.

Cette unanime admiration du public anglais pour lord Tennyson est sans doute l’effet de la garantie officielle si longtemps octroyée à son talent. Le titre de poète-lauréat, que Tennyson a porté pendant quarante-deux ans, ne lui valait, en droit, qu’une maigre pension de cent livres et un tonneau de malvoisie ; mais il ne pouvait manquer de faire de lui, à la longue, dans un pays foncièrement respectueux, une sorte de Grand Dispensateur National du Rêve et de la Poésie. Aussi ses poèmes ont-ils été publiés en autant d’éditions diverses qu’il y avait en Angleterre de classes et de catégories sociales. J’en ai vu d’illustrées pour les jeunes filles, d’annotées pour les érudits, de microscopiques, sans doute pour les nains, d’imprimées en relief pour les aveugles, de sténographiées pour les sténographes. J’en ai vu qui contenaient des extraits appropriés à tous les jours de l’année, à toutes les circonstances de la vie.

Le successeur de lord Tennyson, que ce soit M. Lewis Morris, ou M. Alfred Austin, ou sir Edwin Arnold, est assuré de recueillir les mêmes avantages. Mais ces messieurs auront beau être des lauréats, leurs poèmes ne trouveront pas auprès des lettrés anglais la fervente admiration qu’y trouvent les poèmes de lord Tennyson. Leur titre officiel ne fera que leur rendre plus dure l’opinion de leurs confrères : tandis qu’aux plus délicats l’œuvre de Tennyson n’a jamais cessé d’apparaître comme un pur joyau d’une forme élégante et fine, le produit le plus parfait de l’art anglais dans notre siècle.

*
*   *

C’est que jamais il n’y a eu en Angleterre une âme d’artiste plus belle, ni mieux faite pour s’exprimer tout entière dans son œuvre.

Lord Tennyson n’a été rien qu’un poète. Ses drames, la Reine Marie, Harold, Becket, les Forestiers, sont de mauvais drames, mais ce sont des poèmes admirables. Ses récits, la Princesse, les Idylles du Roi, Maud, Locksley Hall, Enoch Arden, considérés comme des récits, traitent de sujets banals et manquent de cette belle vie extérieure que savait donner Hugo aux récits de la Légende des Siècles ; mais ce sont des poèmes admirables. Et c’est encore un poème admirable, en même temps qu’un très ennuyeux recueil de méditations philosophiques, cet In Memoriam, consacré par le poète au souvenir d’un ami.

Pendant les soixante-cinq ans de sa carrière littéraire, lord Tennyson n’a fait que ressentir et traduire des sentiments poétiques, je veux dire de douces ou violentes passions ; et entre toutes les passions, ce sont celles de l’amour qui l’ont toujours occupé le plus volontiers. Aussi en a-t-il ressenti et traduit mille nuances délicates ; et d’un bout à l’autre de son œuvre, c’est comme un grand souffle d’amour qui nous entraîne, séduits, émus profondément, tandis que sans cesse se renouvellent, pour achever de nous charmer, les couleurs du décor et la musique des voix.

Car au service de ses sentiments poétiques, lord Tennyson a su mettre la forme la plus pure, la plus noble, la plus parfaite en toute manière que pouvait lui fournir la langue de son pays. Ou plutôt il a revêtu ses sentiments, qui étaient tout anglais, d’une forme presque trop parfaite, trop pure et trop noble pour répondre encore au génie de sa race : d’une forme quasi virgilienne, si discrète dans la variété de ses modes, que souvent elle a empêché de reconnaître l’ardeur et l’intensité des sentiments qu’elle recouvre.

Et lord Tennyson a eu encore une autre des qualités qui conviennent pour assurer la perfection d’une œuvre poétique. Sentimental, doué à merveille de toutes les facultés d’expression, c’était en outre un homme d’une inintelligence complète : et non pas d’une inintelligence raisonneuse, comme tant d’autres poètes, mais simplement d’une incapacité absolue à penser par lui-même. Lui qui a su éprouver et traduire les nuances les plus subtiles de l’émotion, on peut bien dire qu’il n’a jamais rien compris à quoi que ce soit. Ses idées générales étaient d’une pauvreté lamentable. Sur les problèmes de l’art, de la philosophie, de la politique, toujours il s’en est tenu aux lieux communs les plus communs. Et de là vient sa véritable grandeur.

Car si l’intelligence n’est pour personne un avantage très précieux, en dehors des facilités qu’elle donne pour la défense et la lutte, c’est pour les artistes surtout qu’elle est un embarras fâcheux. En retenant leur attention au-dedans d’eux-mêmes, elle les empêche de voir, de sentir, de se laisser aller au libre jeu de leurs impressions. Elle les dégoûte de ce qui est simple, naturel, ordinaire, et c’est cela seul qu’on peut faire revivre dans une œuvre d’art. Elle leur donne, en revanche, le goût des idées, dont l’art n’a que faire, et fort heureusement : car il n’y a pas de belles idées. Et ainsi l’intelligence enlève à l’œuvre des artistes les mieux doués cette santé, ce laborieux équilibre spontané, sans lesquels tout est vain. Robert Browning a été le plus intelligent des poètes anglais ; heureux qui a le courage de le lire !

Lord Tennyson a été au contraire le plus inintelligent des poètes de son pays : aussi en a-t-il été le plus parfait, et le plus populaire. Son manque d’intelligence lui a permis d’adopter, sans chercher d’abord à les contrôler, tous les préjugés philosophiques, sociaux et moraux que lui avaient légués ses parents. Sa pensée est toujours restée en repos ; et il en a été plus à l’aise pour varier, pour observer et pour traduire les mouvements de son cœur. Ces lieux communs qu’il admettait comme les principes de sa foi, son admiration aveugle pour l’Angleterre, pour l’esprit anglais, pour le caractère anglais ; son orthodoxie protestante : c’étaient là autant de prétextes pour l’émouvoir. Encore ses émotions les plus vives lui sont-elles venues non de ses idées, mais du fond même de son cœur. Ne réfléchissant pas, il a eu le loisir de vivre et d’aimer.

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*   *

C’était un poète magnifique. Il a su mettre dans sa vie la pure et hautaine beauté qu’il mettait dans son œuvre.

Issu d’une vieille famille de gentilshommes campagnards, il a presque toujours continué à demeurer loin des villes, gardant les mœurs et le caractère d’un châtelain d’autrefois. Ses manières étaient graves, son humeur égale ; et là-dessous il cachait une flamme de passion qui par moments éclatait. Il était, en conversation, d’une naïveté d’enfant, ce qui ne manquait pas de surprendre les raffinés qui lui faisaient visite ; mais sa naïveté lui permettait d’être bon pour lui-même et pour les autres. La très haute opinion qu’il avait de lui-même le préservait de la jalousie. Le premier en Angleterre il a proclamé le mérite du poète américain Walt Whitman, dont l’art sauvage et toute l’inspiration étaient à l’opposé du sien. Et en mille autres circonstances il a fait voir la grande âme d’un poète.

On me l’a montré un jour, dans une rue de Londres. Mais il était fort loin devant moi, et je ne l’ai vu que de dos. Du moins j’ai pu admirer sa haute taille, la noblesse de sa démarche, et ce port de tête droit et assuré qui faisait tomber sur le collet de sa redingote ses beaux cheveux d’argent. Ainsi j’ai été plus à l’aise pour me le figurer tel qu’il devait être dans son milieu ordinaire, non pas à Londres, ni dans cette propriété d’Aldworth où il est mort, mais dans son château de l’île de Wight, ce manoir qu’il s’était fait construire à quatre cents mètres d’altitude, dominant la mer et les noires forêts. C’est là qu’il a vécu presque toute sa vie de poète, seul avec sa femme, ses gens, et ses chiens. Il marchait le long de la grève, de son pas égal et vif, s’occupant à noter les gracieuses musiques qui se jouaient en lui. Son dernier recueil de vers, Demeter, publié en 1890, contient deux ou trois de ses poèmes les plus parfaits. Je me rappelle notamment une petite pièce où le vieillard parlait de sa mort prochaine, en des termes dignes tout ensemble d’un poète et d’un sage.

Il est mort en sage et en poète. « La chambre mortuaire, rapporte un témoin, était plongée dans une obscurité profonde, atténuée seulement par un rayon de la pleine lune qui se projetait sur le lit du mourant, mettant comme une auréole autour de son front. Et sa mort a été si pareille à un sommeil, que personne de sa famille ne s’en est aperçu, avant que le médecin les en eût avertis. »

IV. Edgar Poe, d’après la correspondance

I

Au lendemain de la mort d’Edgar Poe, en novembre 1849, un auteur américain qui avait été autrefois son collaborateur, M. C.-F. Briggs, écrivait dans une revue de New-York :

« Le Révérend Rufus W. Griswold doit faire paraître prochainement une biographie de M. Poe, avec une édition complète de ses œuvres. Mais beaucoup de temps se passera encore avant que le vrai caractère du triste poète soit exposé, dans sa nudité, aux regards du public. Un scrupule généreux porte tous ceux qui l’ont intimement connu à ensevelir dans l’ombre de l’oubli ses faiblesses, ou plutôt tous les traits distinctifs de sa personnalité, et à insister uniquement sur sa production littéraire. M. Poe a été, cependant, un véritable phénomène psychologique ; et une claire et impartiale analyse de son caractère amènerait, je crois, plus de bons que de mauvais effets. Mais quand se trouvera-t-il un homme assez hardi pour oser entreprendre d’aussi graves révélations, au risque des plus violents reproches et des soupçons les plus injurieux ? »

M. Briggs ne se doutait pas, apparemment, que cet homme courageux était déjà tout trouvé au moment où il le cherchait, et que le même Révérend Rufus Griswold, qui s’était chargé de publier une biographie d’Edgar Poe et une édition complète de ses œuvres, avait entrepris aussi « d’exposer dans sa nudité aux regards du public le triste caractère du poète ». Entreprise d’autant plus hardie, si l’on veut, mais en tout cas d’autant plus singulière de la part de Griswold, que ce révérend homme avait été expressément désigné par Poe pour être son exécuteur testamentaire, l’éditeur de ses écrits, et le gardien de sa renommée !

Mais Griswold aimait la vérité par-dessus tout le reste ; et le « généreux scrupule » dont parle M. Briggs n’était pas son fait. Des documents que Poe lui avait légués, et de ceux que lui avaient communiqués les amis du poète, il a tiré, sous prétexte de biographie, quelque chose qui ressemblerait plutôt à un réquisitoire. Il y a longuement insisté, en particulier, sur les habitudes d’ivrognerie de son défunt ami et sur ses infidélités conjugales ; mais il lui a encore reproché, en passant, toute sorte d’autres vices, l’accusant tour à tour d’avoir caché son âge, et d’avoir fait des dettes, et de n’avoir pas su rabaisser son style à la portée du grand public ; sans compter d’innombrables insinuations plus graves peut-être que tous les reproches, des allusions à certains actes, à certains traits de caractère trop étranges ou trop scandaleux pour pouvoir être révélés. C’est Griswold qui, et par ce qu’il a dit et par ce qu’il affectait de vouloir cacher, a fait naître la légende d’un Edgar Poe pervers et sinistre : légende que Baudelaire, après lui, s’est amusé à propager. Mais en poussant au noir le portrait d’Edgar Poe, Baudelaire n’avait d’autre intention, comme l’on sait, que de nous le rendre cher, ou tout au moins de nous le faire paraître plus grand. Le Révérend Griswold n’y mettait pas tant de satanisme. La perversité de son ami lui inspirait tout autre chose que de l’admiration. Et jamais peut-être un biographe n’a montré plus d’antipathie pour l’homme dont il avait entrepris de raconter la vie.

Aussi ni ses contemporains, ni la postérité, ne lui ont-ils épargné ces « violents reproches » et ces « injurieux soupçons » qu’avait prédits M. Briggs à l’écrivain téméraire qui oserait avouer toute la vérité sur le caractère de Poe. Et si le nom de ce poète, grâce à Griswold, s’accompagne désormais fatalement, pour nous, d’une inquiétante odeur de vice et de folie, je crois bien qu’il n’y a personne d’un peu familier avec la littérature anglaise pour qui le nom de Griswold n’évoque aussitôt une odeur, peut-être plus déplaisante encore, de cuistrerie et de déloyauté.

Cuistrerie, c’est affaire d’appréciation. Mais il apparaît, au témoignage de ceux qui l’ont connu, que la déloyauté de Griswold n’a pas, en tout cas, été volontaire, ni préméditée. Griswold, comme Edgar Poe, mériterait une réhabilitation. Il n’était pas l’envieux et venimeux personnage qu’on pourrait penser. « Jamais, écrit son éditeur Redfield, jamais il n’a touché un centime pour l’énorme peine qu’il a prise. Il n’a eu d’autre objet que de remplir fidèlement la volonté de Poe, qui l’a nommé son exécuteur testamentaire, quoiqu’il se fût, dans les derniers temps, querellé avec lui. Je les ai bien connus tous deux, Poe et lui ; et je sais avec quel soin Griswold s’est efforcé, dans sa biographie, de dire tout ce qu’il pouvait à l’avantage de son ancien ami. Mais il s’est cru tenu par sa conscience à exposer toujours les faits tels qu’ils étaient, et par là il s’est attiré cette averse d’injures ».

Griswold était, on le voit, un excellent homme, qui plaçait seulement le respect de la vérité avant le respect de l’amitié, et avant celui de la mort. Ses intentions étaient si pures qu’il a légué, en mourant, à son fils, pour en témoigner, tous les documents qu’il avait eus en main et dont il avait tiré sa biographie. Et ce sont ces documents que vient de publier, sur la demande du fils de Griswold, la Century de New-York, en trois grands articles abondamment pourvus de notes et de commentaires. Ou plutôt, comme on pense bien, ce n’est pas l’ensemble de ces documents, mais uniquement ceux d’entre eux qui, dans l’esprit de M. William Griswold, pouvaient servir à justifier son père. Nous avons devant nous les pièces d’un procès, et non pas, malheureusement, d’une biographie.

Mais telles qu’elles sont, ces pièces offrent assez d’intérêt pour mériter d’être examinées. Un biographe américain de Poe, M. Georges Woodberry, qui s’est chargé de les présenter aux lecteurs de la Century, les déclare « amplement suffisantes pour établir la vérité parfaite et la parfaite bonne foi de Griswold ». Et il ajoute « qu’on n’aurait pas eu de peine à en faire un usage plus fâcheux encore pour la mémoire de Poe ». Essayons donc à notre tour de les interroger, non point certes pour chercher de nouvelles accusations contre Poe, ni moins encore pour chercher de nouvelles preuves de l’innocence de son trop fameux biographe, mais parce que nous ne pourrons manquer d’y trouver des renseignements précieux sur la vie et le caractère de l’un des plus remarquables écrivains de notre temps, et peut-être du plus étrange de tous.

L’occasion eût été bonne, sans doute, pour rappeler aux lecteurs français la grandeur, la variété, la singularité de son génie. Je crains que les traductions même de Baudelaire, si parfaites qu’elles soient, n’en donnent pas assez l’idée. Trop de part y est réservée à des contes simplement ingénieux, comme le Scarabée d’Or ou la Lettre volée, ou à d’autres simplement bizarres, comme la plupart de ceux du second volume. Les plus beaux contes de Poe, ceux qui doivent leur beauté à la force d’expression des images et à la prodigieuse, à la surnaturelle harmonie du style, ne peuvent guère, malheureusement, être appréciés que dans le texte anglais. Peut-être sont-ils plus difficiles à traduire encore que les Poèmes, dont M. Mallarmé nous a donné naguère une traduction excellente, reproduisant à merveille la couleur, le rythme et jusqu’à la mélodie de ces vers, les plus magnifiques, à mon gré, de tous ceux qui existent dans la langue anglaise. Ce sont des chefs-d’œuvre d’émotion et de musique : à eux seuls, ils suffiraient pour la gloire d’un écrivain. Mais dans l’œuvre de Poe, ils ne tiennent qu’une petite place ; et le même homme qui les a composés a inauguré en outre une dizaine au moins de genres littéraires tout autres, dont chacun a été ensuite largement exploité. C’est lui qui, avec son Hans Pfaal, a ouvert la voie au roman scientifique, et au roman judiciaire avec le Drame de la rue Morgue, et au roman spirite avec les histoires de Bedloe et de M. Waldemar, sans compter le roman métaphysique et le roman poétique : car je ne vois rien qui ait précédé Morella, Ligeïa, Éléonore, et il est trop facile de voir ce qui les a suivies. Et cet homme d’un génie si divers est mort à 37 ans, d’ivrognerie et de misère, dans un hôpital de Baltimore, après s’être fatigué pendant vingt ans à rédiger des notices bibliographiques, à corriger des épreuves, et à surveiller des mises en pages, dans d’obscures revues où il était employé.

Étrange, mystérieuse, déconcertante figure ! Et d’autant plus j’ai hâte d’aborder l’analyse de ces pièces léguées à Griswold, et qui ont amené celui-ci à porter sur son ami un si dur jugement.

II

J’ai lu et relu ces pièces avec une attention extrême. Et je dois dire tout d’abord qu’il m’a été impossible d’y découvrir une seule ligne qui justifiât, si peu que ce fût, la dureté du jugement de Griswold ; de telle sorte que j’en suis à me demander si c’est moi qui ne sait point lire, ou si vraiment Griswold, et ses compatriotes à sa suite, se font de la probité et de l’honneur une idée assez étroite pour en exclure un homme simplement parce qu’il est pauvre, malade, et toujours en peine de gagner sa vie ! Car il n’y a pas jusqu’à l’ivrognerie de Poe qui ne se trouve expliquée, et en quelque mesure excusée, dans plusieurs des pièces de ce dossier. Tous les amis du poète sont unanimes à dire qu’il a lutté contre sa passion jusqu’au bout avec un courage touchant, qu’à de nombreuses reprises il est parvenu à la dominer, souvent pour de très longues périodes, qu’il en aurait assurément triomphé tout à fait dans une condition de vie plus heureuse et plus calme, et que, d’ailleurs, quelques gouttes de vin ou d’alcool suffisaient pour le griser. Le vrai malheur de Poe n’est pas d’avoir été un ivrogne : plusieurs de ses confrères anglais et américains l’ont été plus que lui, et sans que personne ait eu l’idée, après leur mort, de s’en indigner. Mais il avait le tort impardonnable de s’enivrer au cabaret, au lieu de s’enfermer dans son cabinet, ainsi que doit le faire un gentleman, pour boire son whiskey et pour rouler sous la table. C’est par là qu’il s’est attiré de son vivant la défaveur de ses chefs, et après sa mort le mépris de ses biographes ; par là, et par la négligence de sa mise, et par ses fréquents besoins d’argent, et par sa facilité à lier conversation avec des gens de peu. Mais ne voit-on pas que tout cela dérive de la même cause, de cette funeste habitude de s’enivrer en public ?

Je ne crois pas, en tout cas, que l’on puisse trouver dans les pièces publiées par la Century un seul vrai grief autre que celui-là. Et je ne crois pas qu’on puisse lire ces pièces sans pardonner au poète jusqu’à ce grief-là, tant est profonde la douleur qu’il en a, et sincère son désir de se corriger. Le malheureux ! Il n’était question que de son vice dans toutes les lettres qu’on lui écrivait : on l’adjurait de s’en guérir, on le félicitait de s’en être guéri, on répondait à des demandes de services ou à des demandes de conseils par des sermons sur la tempérance !

Et je ne puis assez dire combien, malgré son vice, Edgar Poe se montre sympathique et touchant, tout au long de ces trois articles. Un homme excellent, d’une âme noble et droite, laborieux, modeste, profondément attaché à ses affections, subissant avec une résignation admirable la fatalité de malheur qui pesait sur lui : tel nous le voyons dans sa correspondance, d’où il aurait été facile, suivant M. Woodberry, « de tirer un parti beaucoup plus fâcheux encore pour sa mémoire que celui qu’en a tiré Griswold ». Et le ne puis assez dire, non plus, combien il s’y montre naturel et simple, combien éloigné de la perversité satanique qu’il a plu à Baudelaire de lui attribuer. C’est par le génie seul, on le sent bien, qu’il différait de ses confrères de la presse américaine ; mais à ce point de vue spécial il en différait beaucoup, et c’est encore une des conclusions qui ressortent le plus clairement d’une lecture impartiale du dossier Griswold. Jusqu’à la fin, le génie de Poe s’est développé et a vécu dans une solitude tragique, sans que personne se soit trouvé pour en deviner la grandeur. Non pas que les protecteurs aient manqué au jeune poète : mais on pourra voir, par quelques fragments que je vais traduire, comment ces excellentes gens l’appréciaient, l’idée qu’ils se faisaient de son talent, les objections et les conseils qu’ils lui adressaient. Et ce n’était point les premiers venus, mais les plus aimés, les plus renommés des écrivains américains. « Y a-t-il beaucoup d’artistes, demande à ce propos M. Woodberry, qui aient reçu en aussi grande abondance, de tous les côtés, des éloges, des encouragements, et une cordiale bienvenue ? »

III

En 1833, un journal de Baltimore, le Visiteur du Dimanche, avait ouvert un concours, offrant un prix à l’auteur du meilleur conte, et un autre à l’auteur du meilleur poème qu’on lui enverrait. Poe, âgé de vingt ans, envoya à ce concours un conte et un poème : il obtint les deux prix. Et c’est à cette circonstance qu’il dut de faire la connaissance d’un des plus fameux écrivains d’alors, Kennedy, qui avait été l’un des juges du concours.

La publication de la Century s’ouvre précisément car une lettre de Poe à Kennedy, datée de novembre 1834 : « Cher monsieur, j’ai une faveur à solliciter de vous dont je n’ose point vous parler de vive voix. Depuis que je vous ai vu, ma situation matérielle a complètement changé. La mort de mon protecteur, M. Jon. Allan, en me privant de la pension annuelle que je recevais de lui, m’a réduit à la misère. Cet homme, excellent m’avait adopté depuis l’âge de deux ans (mes parents étant morts) et me traitait avec l’affection d’un père. Mais dans les derniers temps un second mariage qu’il a fait, et aussi, je dois l’avouer, toute sorte de folies que j’ai faites ont fini par nous brouiller. Et me voici seul, sans amis, sans métier pour me faire vivre. Peut-être, par votre entremise, la maison Carey et Lea se déciderait-elle à publier mon volume et à m’avancer une petite somme en manière d’acompte ? » Hélas, les éditeurs se refusent à rien donner pour le volume, « non point qu’ils le jugent sans mérite, mais parce que les recueils de contes, même bien écrits, trouvent difficilement acheteur ».

Le 15 mars 1835, nouvelle lettre de Poe : « Cher monsieur, je vous envoie ci-jointe une annonce de journal sur laquelle je me permets, très anxieusement, d’appeler votre attention. Il s’agit d’une place vacante de professeur dans une école publique. Un emploi de ce genre me serait infiniment précieux dans ma situation présente. Ai-je quelque chance de l’obtenir ? » Non, il ne paraît pas que Poe ait eu non plus cette chance-là. Il obtint en revanche une recommandation de Kennedy pour un journaliste de Richmond, White, qui venait de fonder le Southern Litterary Messenger, et qui le chargea d’abord d’écrire pour cette revue des comptes rendus de livres nouveaux. Mais bientôt White confia presque entièrement à Poe la rédaction de sa revue. Les lettres qui viennent ensuite nous font voir le jeune poète tout occupé à corriger des épreuves, à solliciter des articles, à préparer des sommaires pour de prochaines livraisons.

Le 29 septembre, White lui écrit la curieuse lettre qu’on va lire : « Mon cher Edgar, je crois que vous êtes sincère dans toutes vos promesses. Mais je crains qu’en vous retrouvant dans la rue de nouveau, vous vous laissiez aller de nouveau à votre penchant maudit ! Combien j’ai de regret à devoir me séparer de vous, personne sur la terre ne pourrait le comprendre. J’étais attaché à vous : je le suis encore, et volontiers je vous rappellerais, si je n’avais peur de voir bientôt revenir l’heure de la séparation… Vous avez de belles qualités, Edgar, vous devriez les respecter et vous respecter vous-même ! Séparez-vous à jamais de la bouteille et des compagnons de bouteille ! Si vous voulez revenir à Richmond, et continuer à travailler avec moi, qu’il soit entendu que tous nos engagements seront rompus dès la première fois que vous vous enivrerez. Boire avant le déjeuner est absolument désastreux : quiconque le fait n’est plus en état de fournir de bon travail dans la journée. Votre ami fidèle, White. »

Poe jura de ne plus boire, et revint à Richmond. Le 22 janvier 1836 il écrivait à Kennedy : « Cher monsieur, je ne vous ai pas marqué réception de votre dernière lettre, mais elle n’a pas été sans influence sur moi. Toujours depuis lors j’ai courageusement lutté contre l’ennemi : je suis maintenant parfaitement tranquille et heureux. Et jamais je n’oublierai à qui je dois ma guérison. M. White est très généreux, tout le monde ici m’accueille à bras ouverts, les éditeurs m’envoient tous les livres qui paraissent. Quel contraste avec la condition d’absolu désespoir où vous m’avez trouvé et dont vous m’avez tiré ! » L’excellent Kennedy est d’ailleurs infatigable dans son zèle pot son jeune ami. Il lui propose d’écrire « des farces, dans le genre des vaudevilles français » ! Il le met en garde contre « son goût pour l’extravagance dans les idées et le style ». Il l’engage à « être gai, à se lever tôt, à travailler à des heures régulières ». Et pendant deux ans Poe continue à remplir consciencieusement sa tâche : en deux ans, grâce à lui, la revue de White devient la plus estimée et la plus renommée des revues américaines. Le 17 janvier 1837, White le presse d’achever son Gordon Pym, et s’excuse de n’avoir pas sous la main l’argent qu’il lui doit. En juin 1837, tout est rompu de nouveau, définitivement cette fois, entre Poe et son directeur. Ce qui n’empêche point Poe de parler de White, dans une des dernières lettres qu’il ait écrites, douze ans plus tard, comme d’un caractère. Et White, lui aussi, paraît avoir gardé pour son ancien collaborateur une sincère estime. Le 12 septembre 1839, le romancier américain James Heath écrivait à Poe : « J’ai vu White : il m’a déclaré que la nouvelle de votre succès et de votre bonheur lui faisait un extrême plaisir. Quant à moi, j’ai eu une joie sincère à comprendre que votre raison vous avait enfin mis à même de triompher d’une attirante et dangereuse passion, qui souvent anéantit les plus sages et les meilleurs d’entre nous. Dans le domaine de la critique, en particulier, je vous prédis un brillant avenir. »

Cette lettre m’amène à signaler une nombreuse série de lettres du même genre adressées à Poe par les auteurs ses confrères, dont il a toujours recherché les avis avec une sollicitude vraiment bien touchante. Croirait-on que des critiques américains sont allés jusqu’à lui reprocher cette innocente manie ? Ils l’ont accusé d’avoir importuné les grands hommes de son temps, de les avoir mis en demeure de le louer. Comme si les réponses de tous ces grands hommes ne traduisaient pas assez clairement le bonheur qu’ils éprouvaient à se voir ainsi consultés ! Quelques-unes sont si longues que M. Woodberry doit renoncer à les publier en entier. Et quelle abondance de conseils, d’observations de détail, de petites corrections !

Voici, par exemple, une lettre de Beverly Tucker : « M. Poe est jeune : me permettra-t-il de lui servir de guide dans le chemin du succès ? Je voudrais l’aider à écarter les obstacles qui ont jusqu’ici entravé ses progrès. Si je n’ai rien dit du Manuscrit trouvé dans une bouteille, c’est que ce conte a déjà été, à mon avis, trop loué. M. Poe m’avait habitué à attendre de lui quelque chose de plus littéraire que la simple impression physique de l’horreur. J’espérais que l’auteur de Morella, à bord du Vaisseau-Fantôme, aurait réussi à forcer le silence des matelots fantômes, et à obtenir d’eux l’émouvant récit des causes de l’enchantement qui pesait sur eux. Ne pourrait-il pas nous envoyer bientôt une seconde bouteille, où nous trouverions enfin l’histoire du mystérieux vaisseau ? Ne pourrait-il pas, en manière d’épisode, imaginer qu’il est à bord du vaisseau maudit, et qu’il intercepte les lettres écrites par les matelots à leurs amis restés à terre ? »

Et Edgar Poe remercie Tucker de ses conseils, le prie respectueusement de continuer à l’éclairer. Et Tucker continue. Dans le même temps, une autre célébrité, Paulding, annonce à Poe que la maison Harpers refuse de publier, ses contes « à cause d’une certaine obscurité dans leur application, qui empêcherait la moyenne des lecteurs d’en comprendre le sens » ; et ce Paulding ajoute : « Je voudrais que M. Poe appliquât son humour et ses connaissances à des sujets de satire plus familiers : aux vices et aux travers de nos compatriotes d’à présent. »

Et non seulement Poe est enchanté de la part d’éloges que contiennent ces lettres, mais les objections qu’or, lui fait l’émeuvent profondément ; et ce sont alors des lettres pour se justifier, ou pour promettre de se corriger. À Cooke, qui lui avait écrit à propos de Ligeia, il répond : « Cher monsieur, j’ai eu de votre lettre plus de bonheur que je ne saurais vous dire. Vous avez lu jusqu’au fond de mon esprit comme dans un livre, et je n’ai encore trouvé personne qui l’eût fait. Willis en a entrevu un coin, Tucker en a deviné la moitié, mais vos idées sont l’écho direct des miennes… Au sujet de Ligeia vous avez raison. La perception graduelle de la résurrection de Ligeia dans la personne de Rowena était un sujet bien plus haut et plus émouvant que celui que j’ai traité. Et j’ai eu l’idée de ce sujet, et je l’aurais traité si déjà dans Morella je n’avais traité un sujet analogue. De sorte que j’ai dû me borner à faire deviner à mon héros, dans une sorte de demi-conscience, que c’était Ligeia qui était devant lui. Il y a cependant un point où j’ai failli. J’aurais dû montrer que la volonté échoue fatalement à réaliser son vouloir : une nouvelle défaillance se serait produite, et Ligeia aurait décidément disparu pour céder la place de nouveau, dans la tombe, à lady Rowena… Mais il faudra bien que mon conte reste maintenant tel qu’il est. Il me suffit que vous l’ayez jugé compréhensible. Et pour la foule, peu m’importe son avis ! J’avoue même que, cette fois, je serais assez fâché d’être compris d’elle. Je vous enverrai dès que je pourrai un autre de mes contes, William Wilson. Ce n’est pas le dernier que j’aie écrit, mais c’est peut-être le meilleur. »

Dans une autre lettre au même Cooke, écrite sept ans plus tard, en 1846, Poe revient encore sur le sujet de ses contes : « Merci pour vos compliments. Si j’étais aujourd’hui d’une humeur plus sérieuse, je vous dirais franchement combien vos paroles ont fait frémir mes nerfs, non point à cause de vos éloges, mais parce que je sentais que vous me compreniez. Vous avez raison dans ce que vous dites de mon Dupin et de la façon dont il coupe les cheveux en quatre : tout cela n’est que pour l’effet. Ces contes de ratiocination ne doivent leur popularité qu’à la nouveauté du genre. Je ne prétends pas qu’ils manquent d’ingéniosité, mais on les croit plus ingénieux qu’ils ne sont, sur la foi de l’air de méthode qu’on y trouve. Dans l’Assassinat de la rue Morgue, par exemple, je n’ai pas eu grand mérite à débrouiller un écheveau que j’avais moi-même emmêlé d’avance… La dernière édition d’un choix de mes contes a été faite par le lecteur de la maison Putnam, Duyckinck. C’est un homme qui a précisément, ou croit avoir, le goût de ratiociner, et en conséquence il n’a presque rien reproduit dans le volume que de ces contes analytiques. Aussi le volume ne donne-t-il aucune idée de mon tour d’esprit. En écrivant mes contes l’un après l’autre, souvent à de longs intervalles, j’ai constamment gardé devant mes yeux l’idée de leur suite et de l’unité de mon œuvre. Et je pense que si l’on en publiait une édition complète, c’est surtout la diversité et la variété qui en seraient les traits caractéristiques. Peut-être vais-je vous surprendre, mais je vous avouerai qu’au fond, il n’y a pas un de mes contes qui me paraisse meilleur qu’un autre. Ce sont seulement les genres qui ont des valeurs différentes ; et comme le genre le plus élevé est celui de l’imagination la plus haute, on peut dire en ces sens que Ligeia est le meilleur de mes contes. Je l’ai d’ailleurs beaucoup amélioré depuis que vous l’avez lu. »

On peut juger par ces deux lettres de l’importance considérable, et peut-être excessive, qu’attachait Edgar Poe au moindre mot d’éloge ou d’encouragement. Sa correspondance nous le montre s’adressant ainsi tour à tour à tous les écrivains de son pays, à Anthon, à Washington Irving, à Longfellow, à Hawthorne. Seul ce dernier avait de quoi le comprendre : lui aussi était un poète, un admirable musicien des mots, avec une âme toute pleine de visions tragiques. Et, de fait, entre tant de longues lettres parfaitement inutiles, dans toute cette correspondance de Poe, seul un billet de Hawthorne aurait valu d’être conservé. « Cher monsieur, écrivait à l’auteur de Ligeia l’auteur de la Lettre rouge, j’ai lu avec un grand intérêt les notes que vous avez consacrées à mes ouvrages : je vous sais gré d’en avoir parlé sérieusement. Je n’ai souci de rien que de la vérité, et je préférerai toujours un avis sincère, si dur qu’il puisse être, à des compliments hypocrites. Je dois vous avouer pourtant que je vous admire plutôt comme auteur de contes que comme critique des contes de vos confrères. Et quand même je devrais être en complet désaccord avec vous sur tous les points, rien ne m’empêcherait de proclamer toujours la force et l’originalité de votre génie de conteur. Nathaniel Hawthorne. »

IV

Lettres et billets, compliments et critiques, Poe conservait précieusement tout cela. Il rêvait d’être compris ; toute sa vie, il s’est vainement obstiné à la poursuite de ce rêve. Et ce sont ces documents qu’il a légués à Griswold, les considérant sans doute comme les meilleurs témoignages de son mérite littéraire.

Il a poursuivi encore, toute sa vie, deux autres rêves. Condamné à rédiger, à diriger des revues pour le compte d’autrui, il voulait avoir enfin une revue qui lui appartînt ; et l’on n’imagine pas combien ce désir lui tenait au cœur, combien il a tenté de démarches pour le réaliser. Et il rêvait aussi d’obtenir un emploi régulier et fixe, qui lui permît d’échapper à l’incertitude du lendemain, de se sentir un peu libre et tranquille, après tant d’années d’une écrasante besogne, et de s’occuper enfin à loisir de ses projets artistiques. De toute son âme il aspirait à l’indépendance et au repos ; et il est mort sans les avoir connus.

 

Voici enfin une lettre écrite par Edgar Poe quelques jours avant sa mort. C’est une de celles, sans doute, que M. William Griswold considère comme les plus importantes pour la justification de son père ; et l’on devine que M. Woodberry y voit, lui aussi, la marque d’une dépravation sans excuse. Cette lettre est adressée à Mrs Clemm, la belle-mère du poète, l’admirable et sainte femme qui, après la mort de sa fille, s’était constituée tout à la fois la confidente, la nourrice, et la domestique de son gendre. Et celui-ci, en revanche, lui avait voué une très profonde et très respectueuse affection, dont témoigne suffisamment le magnifique sonnet traduit par Baudelaire en tête du premier volume des Histoires extraordinaires.

Au moment où il lui écrivait la lettre qu’on va lire, Poe se trouvait à Richmond ; il y était venu pour donner une série de conférences et de lectures publiques de ses œuvres, mais aussi, comme on verra, pour faire sa cour à une jeune femme, Mrs Shelton, qu’il avait eu l’idée de demander en mariage. Il paraît avoir eu pour cette dame une sincère amitié ; mais son cœur appartenait tout entier à une autre. Celle qu’il aimait, la dame que dans sa lettre il appellera Annie, était mariée ; et c’est sans doute pour l’oublier que Poe avait projeté de se marier à Mrs Shelton ; mais les efforts qu’il faisait pour l’oublier n’aboutissaient qu’à la lui rendre plus chère.

« Chacun m’assure ici, écrit Poe à Mrs Clemm, que si je donne une seconde lecture, en mettant les billets a cinquante cents, je gagnerai au moins cent dollars. Jamais je n’ai été accueilli avec autant d’enthousiasme. Les journaux n’ont rien fait que me louer, avant et depuis ma lecture. Je vous envoie ci-joint un des articles, le seul où se soit glissé un mot de désapprobation : il a été écrit par Daniel, l’homme avec qui j’ai eu cette querelle, l’année passée. J’ai reçu un grand nombre d’invitations, mais dont j’ai dû décliner la plupart, faute d’avoir un habit. Aujourd’hui ma sœur Rose et moi passerons la soirée chez Mrs Shelton. Hier soir je suis allé chez les Potiaux, la soirée précédente chez Strobia, où j’ai vu ma chère amie Élisa Lambert, la sœur du général Lambert. Elle était souffrante, dans sa chambre à coucher ; mais elle a insisté pour nous voir, et nous sommes restés avec elle jusqu’à près d’une heure du matin. En un mot je n’ai reçu que des marques de bonté depuis mon arrivée ici, et j’aurais été absolument heureux sans mon affreuse anxiété à votre sujet. Depuis qu’ils ont appris mon projet de mariage, les Mackenzie m’encombrent de leurs attentions. Et maintenant, ma chère précieuse Muddy, dès que je saurai quelque chose de précis, je vous en préviendrai aussitôt. Mrs Shelton parle d’aller voir notre maison de Fordham, mais je me demande si cela sera possible. Peut-être vaudrait-il mieux que vous vinssiez ici, laissant toutes choses là-bas. Écrivez de suite, et donnez-moi votre avis, car vous savez mieux, toujours, ce qu’il convient de faire. Serons-nous plus heureux à Richmond ou à Lowell ? Car il faut, voyez-vous, il faut absolument que je sois quelque part où je puisse voir Annie… Thompson me presse d’écrire pour son Messager ; mais j’ai trop d’anxiété, je ne puis rien écrire. M. Loud, le mari de Mrs Loud, la femme poète de Philadelphie, est venu me voir l’autre jour et m’a offert cent dollars pour éditer les poèmes de sa femme. J’ai naturellement accepté. Toute l’affaire ne me demandera pas plus de trois jours de travail. Il faut que j’aie fini pour Noël… Je crois, en y réfléchissant, Muddy, chère Muddy, qu’il vaudrait mieux que vous vinssiez immédiatement ici. Vous savez que nous pourrions très bien payer ce que nous devons à Fordham, et continuer à y demeurer : l’endroit est beau, mais j’ai besoin de vivre près d’Annie… Dans votre réponse ne me dites rien d’elle : je ne pourrais supporter d’en entendre parler en ce moment, sauf si vous aviez à m’apprendre que son mari est mort ! J’ai déjà acheté l’anneau de mariage, et je finirai bien par me procurer un habit. »

Voilà cette lettre, qui paraît avoir scandalisé les biographes américains d’Edgar Poe. Et le me demande ce qu’ils peuvent y avoir trouvé de si révoltant, si ce n’est peut-être le spectacle de ce fiancé qui n’a pas d’habit noir pour aller dans le monde. Ne sent-on pas, au contraire, dans l’accent fiévreux et irrésolu de cette lettre, quelque chose comme le reflet d’une dernière crise morale, du dernier effort de résistance d’une âme passionnée contre la cruelle destinée qui pesait sur elle ? Ce dernier effort a d’ailleurs échoué, comme les autres. Le mariage projeté n’a jamais eu lieu : ce n’était encore qu’un vain rêve, le souvenir d’Annie était trop profond au cœur du poète pour que rien d’autre que la mort pût l’en délivrer. Et au lieu du mariage projeté c’est la mort qui est venue. Quelques jours après avoir écrit cette lettre, Poe quittait Richmond, arrivait à Baltimore, sa ville natale. Et le lendemain de son arrivée, à l’aube, des passants le ramassaient dans la rue, devant la porte d’une taverne, se débattant sous un terrible accès de delirium tremens. On ne put trouver sur lui aucun papier, de sorte que ceux qui assistèrent à ses derniers moments ne surent point même son nom. Et ainsi mourut, à trente-sept ans, seul, comme il avait vécu, et inconnu de ceux qui l’entouraient, ce pauvre poète. Du moins il garda l’espoir, jusqu’au bout, que son ami Griswold prendrait soin de sa mémoire.

V. Walt Whitman5

Les États-Unis d’Amérique ne possèdent plus désormais que deux poètes ; encore ne les possèdent-ils qu’en partage avec la France, car ces deux poètes sont M. Stuart Merrill et M. Francis Vielé-Griffin.

Parmi les auteurs américains vivants qui font des vers et qui écrivent en anglais, ni M. Olivier Wendell Holmes, malgré sa ressemblance physique avec M. Renan, ni le vieux quaker Whittier, malgré son âge et la pureté de ses intentions, ni Mmes Ella Dietz, Emma Lazarus, Ada Isaacs et Zadel Gustafson, malgré le grand nombre de leurs vers, personne n’est en vérité un poète. Il manque à leurs plus belles compositions ce mystérieux élément d’éternité qui seul distingue la poésie de la simple littérature.

Ce n’était guère non plus un poète, ce James Russell Lowell dont ses compatriotes ont pleuré la mort, l’année passée, avec une imposante solennité. Celui-là pourtant, à défaut de l’émotion et du souffle, était un très spirituel pamphlétaire, et, dans le dialecte spécial où il écrivait, un très habile versificateur.

Mais c’était en revanche tout à fait un poète, Walt Whitman, le magnifique et noble vieillard qui vient de mourir le 25 mars dernier, après quatre mois d’agonie.

I

Lorsque, dans quelques années, nous serons enfin débarrassés du xixe  siècle, les critiques chargés de procéder à sa liquidation seront stupéfaits d’avoir à constater l’énorme influence de Walt Whitman sur notre mouvement littéraire contemporain. Car il leur faudra bien reconnaître que, de toutes les innovations tentées depuis vingt-cinq ans dans notre littérature, et de celles qui touchent la forme, et de celles qui touchent les idées et les sentiments, il n’y en a pas une qui ne se trouve indiquée, réalisée, peut-être même exagérée, dans le premier volume des poèmes de Walt Whitman, les Brins d’herbe, publié en 1855.

Ces innovations, Dieu me garde de prétendre à les énumérer toutes ; mais voici, je crois, les principales :

D’abord, le naturalisme. Et jamais un naturalisme n’a été plus radical que celui de Walt Whitman. Son œuvre est, d’un bout à l’autre, un grand hymne à la nature. La sainteté de la nature, c’est toute sa philosophie : elle le conduit à aimer et à célébrer tout ce qui est naturel, mais par-dessus tout, peut-être, les mystères naturels de la fécondation et de la reproduction. Auprès des poèmes qu’il consacre à ces sujets, les peintures de M. Zola font l’effet de craintives périphrases. Les curieux pourront trouver traduit un de ces poèmes dans l’ancienne collection de la Vogue ; de tous les morceaux de Walt Whitman qui ont été traduits en français, c’est celui qui leur donnera la meilleure idée de l’élévation et du lyrisme du poète américain. Mais ils y verront aussi combien ce poète s’inquiétait peu de nos scrupules de réserve et de pudeur, jugeant toute chose sacrée qui est naturelle, ainsi qu’il sied à un naturaliste.

Nos poètes s’essaient, depuis tantôt dix ans, à libérer le vers : jamais pourtant ils n’oseront pousser cette libération au point où l’a d’emblée poussée Walt Whitman. Il n’y a dans les Brins d’herbe ni rimes, ni assonances, ni retours de rythmes, ni rien enfin qui fasse croire, à vue d’œil, que ce sont des vers, sinon le fréquent passage à la ligne, et l’emploi de majuscules au début de chaque ligne ; encore n’est-il pas exact de dire de chaque ligne, car il y a de ces vers qui, venant après d’autres de deux mots, s’étendent sur cinq ou six lignes, sans qu’on puisse, à vue d’œil, deviner pourquoi.

Après le vers libre, nous avons eu le culte et la culture du moi. Ce sont encore deux choses que Walt Whitman a bien connues, et dès 1855. Ses poèmes, quand ils n’ont pas pour sujet la démocratie américaine, ont pour sujet Walt Whitman. On en compterait une cinquantaine qui sont tout consacrés à la description minutieuse, non seulement de l’âme, mais du corps même de l’auteur ; et souvent celui-ci, sans doute par crainte d’abuser du je, le remplace par son nom Walt Whitman en toutes lettres, parfois reproduisant sa signature autographiée au milieu du texte imprimé. À toutes les phases de la culture de son moi il a pris soin d’intéresser ses lecteurs ; il poussait jusqu’à la manie le goût de l’autobiographie. Et pour ce qui est du culte de son moi, il l’a pratiqué sans ombre de fausse modestie, accompagnant de nouvelles photographies chacune des nouvelles éditions de ses œuvres, exaltant sa santé, sa beauté, sa virilité : tel, en un mot, qu’on ne saurait proposer à nos jeunes gens un plus enviable modèle de psychothérapeute.

Mais on ne saurait aussi leur proposer un plus enviable modèle de compagnon de la vie nouvelle. Quand il ne se chante pas lui-même, Whitman chante la démocratie américaine, y rattachant la civilisation, la science, les derniers progrès de l’industrie. Il s’attendrit sans cesse ; et de préférence il s’attendrit sur les chemins de fer, les expositions, le suffrage universel, le phonographe. La Tour Eiffel, s’il avait eu le bonheur de l’apercevoir, l’aurait exalté davantage encore qu’elle n’exalte M. Henri Bérenger. Et comme à M. Bérenger, comme à ses maîtres et à ses confrères, la vue du monde moderne inspirait à Walt Whitman une morale toute d’action et de compassion. De penser qu’un jour le télégraphe et le vélocipède pénétreraient jusque chez les Caraïbes, ce fut toujours son idée la plus chère. Il le disait encore, en décembre dernier, à un ami qui l’était allé voir, et qui s’étonnait de le trouver si joyeux et si plein d’espérance, dans le misérable taudis où il agonisait.

Et si même on soutient que le trait dominant de notre littérature depuis vingt-cinq ans est la recherche de la nouveauté, sur ce point-là encore Walt Whitman nous a tous devancés. Non seulement il a pratiqué le vers libre avec une liberté extraordinaire, non seulement il a introduit dans sa poésie son nom autographié et la description de son corps, mais à chacun de ses livres il a donné une forme bizarre, entremêlant les poèmes et les dissertations politiques, imprimant au bas de ses vers, à la place où nous mettons les notes, une série d’anas, de réflexions morales et de souvenirs personnels. Il n’y a jamais eu un poète dont il fût-plus facile de rire. Aussi les Américains n’y ont-ils pas manqué, les Anglais surtout ; et c’est un plaisir de voir de délicats esthètes se réconcilier pour un instant avec la vie en s’esclaffant sur des poèmes tels que celui-ci :

Que vois-tu, Walt Whitman ?
Qui est-ce là, que tu salues, et qui l’un après l’autre te saluent ?
Je vois une grande merveille ronde roulant dans l’air.
Je vois à sa surface des petites fermes, des hameaux, des cimetières, des prisons, des factoreries, des palais, des huttes de barbares, des tentes de nomades.
Je vois d’un côté la partie dans l’ombre, où les dormeurs dorment, et de l’autre côté la partie éclairée du Soleil.
Je vois les curieux changements, silencieux, de la lumière et de l’ombre.
Je vois des pays éloignés aussi réels et aussi proches pour leurs habitants que mon pays l’est pour moi.
Je vois d’abondantes eaux.
Je vois des pics de montagnes, je vois la rangée des sierras des Andes et des Alleghanys.
Je vois clairement les Himalayas, les Chian-Shahs, les Allais, les Ghauts.
Je vois les sommets géants d’Elbrouz, de Kazbec, de Bazardjusi.
Je vois les montagnes Rocheuses et le pic des Vents,
Je vois les Alpes Styriennes et les Alpes de Karnac.
Je vois les océans supérieurs et les inférieurs, l’Atlantique et le Pacifique, la mer Mexicaine, la mer Brésilienne et la mer du Pérou.
Les eaux japonaises, celles de l’Hindoustan, la mer de Chine et le golfe de Guinée.
L’étendue de la Baltique, de la Caspienne, de la Bothienne, les rivages bretons et la Baie de Biscaye.
La Méditerranée au soleil, de l’une à l’autre de ses îles.. Les mers intérieures de l’Amérique du Nord, dont les eaux ont le goût frais.
La mer Blanche et la mer autour du Groenland6.
……………………………………………………

Ainsi Walt Whitman a pratiqué dès 1855 toutes les innovations qui ont été tentées depuis lors dans notre littérature. Les critiques du xxe  siècle seront forcés de le constater : et ils ne manqueront pas d’en conclure que Walt Whitman a été l’inspirateur de notre mouvement littéraire contemporain.

Mais les critiques du xxe  siècle auront là une excellente occasion de se tromper. Car malgré que les poèmes de Walt Whitman datent de 1855, et qu’ils présentent déjà, en apparence, tous les caractères que présentent les œuvres de nos écrivains d’aujourd’hui, la vérité est qu’ils n’ont exercé sur le mouvement littéraire contemporain aucune influence, ou à peu près.

D’abord, parce que personne d’entre nous ne les a connus, ou à peu près. Les journaux américains ont dit, au lendemain de la mort de Whitman, que son nom était plus célèbre en France qu’en Amérique. Ils se sont figuré, apparemment, qu’être connu de M. Gabriel Sarrazin équivalait à être connu de la France tout entière. Hélas ! il n’en est rien !

Il y a bien eu chez nous, en outre de M. Sarrazin, deux ou trois jeunes gens pour apprécier Walt Whitman : ainsi M. Desjardins, qui en a si noblement parlé ; ainsi M. Vielé-Griffin, qui a eu naguère l’idée de le traduire7 ; ainsi Jules Laforgue, un des plus délicieux esprits de notre âge, qui ne se fatiguait pas de lire les Brins d’herbe aux dernières années de sa courte vie. Mais sur ceux-là même l’œuvre du poète américain n’a exercé aucune influence, ne pouvait en exercer aucune.

Car malgré la ressemblance apparente des sentiments, des idées, et de la forme, il n’y a au fond rien de commun entre la poésie de Walt Whitman et notre littérature contemporaine. On a pu voir au Salon de la Rose-Croix, on peut voir à l’Exposition des Indépendants des peintures représentant les mêmes sujets que représentaient les peintures de Giotto, et avec des procédés du même genre. Ces peintures sont pourtant absolument différentes des peintures de Giotto. Et un abîme peut-être plus profond encore sépare l’œuvre de Whitman de l’œuvre de nos jeunes écrivains d’à présent.

C’est que, pour être né au xxe  siècle, Whitman n’en est pas moins un primitif, quelque chose comme un poète des temps préhistoriques. La singularité de sa poésie n’est pas le résultat d’une réflexion théorique, ni d’un désir de réaction contre des tendances fatiguées : elle est l’expression spontanée de la singulière nature que lui ont faite son origine, son tempérament, et les circonstances de sa vie.

II

Walter Whitman est né le 31 mai 1819, à West-Hills, Long-Island, dans l’État de New-York. Son père était charpentier, mais avant lui tous ses ancêtres avaient, été laboureurs et fermiers, depuis le moment où Zacharie Whitman, en 1635, était venu d’Angleterre s’établir en Amérique. Zacharie Whitman était un quaker et tous ses descendants avaient été des quakers : ils n’avaient d’attention que pour la voix de l’Esprit divin, qui parlait en eux. Cette voix les rendait indifférents aux usages du monde : quand elle commandait, ils obéissaient ; et de ce qui se passait au dehors ils n’en voulaient rien savoir.

La mère du poète était d’origine hollandaise ; mais comme les Whitman, les Can Velsor, ses parents, vivaient depuis deux siècles dans l’État de New-York, occupés seulement du défrichement de leurs terres et de l’édification de leurs âmes. Par sa mère et par son père, Walt Whitman a été un campagnard, mieux fait pour le libre travail solitaire que pour la société, et plus attentif à sa voix intérieure qu’à tous les bruits du dehors.

Il était enfant encore lorsque ses parents vinrent se fixer à Brooklyn ; et c’est à Brooklyn que, jusqu’à treize ans, il est allé à l’école. Mais il n’avait pas, dès lors, si petit congé qu’il ne courût à son village natal : tout son cœur y était resté.

À treize ans il entra comme apprenti chez un imprimeur, après s’être sauvé d’une étude d’avoué où on l’avait placé. À seize ans, il se sauva de chez l’imprimeur, courut au pays où il était né. Il vécut deux ans çà et là, dans les bourgs et les villages de Long-Island, s’engageant pour quelques mois comme sous-maître dans de petites écoles d’enfants, puis se sauvant de nouveau. À vingt ans, il imprima et publia un journal hebdomadaire, le Long-Islander. Mais la vie à l’air libre était décidément trop dure : il se résigna à reprendre le chemin des villes.

Il vécut douze ans à New-York, ouvrier imprimeur et ouvrier journaliste. Il passa ces douze années dans la compagnie des mendiants, des vagabonds et des prostituées. Leur société était la seule où il se sentît à l’aise ; et son clair beau visage rustique, la douce franchise de ses manières, et le son tout féminin de sa voix lui donnaient sur ce monde de misérables un pouvoir de séduction extraordinaire. « Tous ses moments de liberté, il les dépensait dans les échoppes, les foires, les réunions populaires. Il connaissait à fond les hôpitaux, les dépôts de mendicité, les prisons, et tout ce qui s’y trouvait. Il s’attardait dans les quartiers de la ville où habitent les pires espèces ; il y connaissait chacun, et chacun le connaissait. » C’est un témoin de sa vie qui nous le raconte. Et son seul plaisir d’art était la musique : il se privait de dîner pour aller à l’Opéra.

Mais, après ces douze ans de travail régulier, il sentit que le séjour des villes lui était trop pesant. Pendant quatre ans il voyagea, parcourant tour à tour tous les États et les pays voisins. Il fit tous ces voyages à pied, se mêlant partout à la vie des gens du peuple ; il travaillait un mois dans une imprimerie, sur son passage, et quand il avait gagné quelques dollars il reprenait son chemin.

En 1851, il revint à Brooklyn, s’occupa de bâtir et de vendre des maisons. Mais de temps à autre il abandonnait tout travail, s’en allait courir par les routes, « afin, disait-il, de ne pas devenir trop riche ».

C’est dans ces courses vagabondes qu’il acheva la première série des Brins d’herbe, commencée pendant son grand voyage des années précédentes. Quand la série fut prête, il l’imprima lui-même, comme il a fait de presque tous ses livres, et la publia. Ce ne fut, d’un bout à l’autre des États-Unis, qu’une tempête de rire et de colère. Seul, Emerson ne se fâcha point. Il écrivit au débutant que ses Brins d’herbe « étaient l’œuvre la plus extraordinaire d’esprit et de sagesse que l’Amérique eût encore produite ». Whitman publia la lettre d’Emerson, il publia à droite et à gauche des appréciations enthousiastes de son livre, qu’il rédigea pour la plupart lui-même. Et ainsi il tira des Brins d’herbe assez d’argent pour reprendre sa vie errante et libre sur les grands chemins de son pays.

En 1862, Whitman apprend que son frère vient d’être grièvement blessé à la bataille de Fredericsbourg, en Virginie. Il court le rejoindre, le trouve convalescent. Mais à côté de son frère il voit d’autres blessés, des hommes de Brooklyn, des compatriotes. Il reste auprès d’eux pour les soigner. Et il en voit d’autres encore qui ne sont pas de Brooklyn, mais qui souffrent et qui l’appellent. De sorte que, pendant trois ans, il passe toutes ses journées dans les hôpitaux, travaillant la nuit à son métier d’imprimeur quand il ne trouve pas d’autre moyen de ramasser quelque argent pour secourir les malades. Mais ce n’est pas de ses cadeaux ni de ses soins que les malades avaient le plus besoin ; ils avaient besoin de sa présence au bord de leur lit, de son franc sourire qui les égayait, les encourageait à mourir. Lui qui aimait tant à raconter les moindres détails de sa vie, il n’a pas dit la vingtième partie de tout le bien qu’il a fait, des secours qu’il a distribués, des guérisons qu’il a hâtées, pendant ces trois années d’héroïque travail.

Encore n’est-ce pas d’héroïsme qu’on peut parler à son sujet, car il n’y avait pas l’ombre chez Whitman de cet effort, ni même de cette réflexion, qui donnent tant de mérite aux actions des héros. Il s’était décidé en une minute à courir à Fredericsbourg ; une fois là, il avait fait la seule chose qui lui semblait possible, il s’était mis tout entier au service des malheureux, avec la joyeuse inconscience d’un enfant. Il apportait aux blessés du tabac et de l’eau-de-vie. Il écrivait des lettres sous leur dictée. Il leur chantait des chansons et les émerveillait par ses tours de force. Comme autrefois parmi les vagabonds de New-York, il se sentait à l’aise parmi eux. Et il n’y en avait pas un qu’il ne connût son frère. Le livre où il a raconté ses impressions d’hôpital est aussi lumineux qu’est sombre le livre de la Maison des morts, de Dostoïewsky : mais tous deux sont animés du même esprit divin.

En 1864, Whitman, qui s’était obstiné à travailler de jour et de nuit, malgré sa fatigue et la chaleur intolérable de l’été, tout à coup se sentit malade. C’était la première fois de sa vie. Il dut quitter Washington : à peine avait-il passé quelques semaines dans le Nord qu’il y revint et reprit sa place au lit des malades.

Quelque temps avant la fin de la guerre, il fut atteint pour la seconde fois. Décidément, il avait fini de se bien porter. En reconnaissance de ses services, on lui donna un petit emploi au ministère de l’intérieur ; on le lui retira peu après, pour le punir d’avoir jadis publié un livre obscène, les Brins d’herbe. Mais des amis s’entremirent et lui procurèrent une place équivalente dans une autre administration. Il la garda jusqu’en 1873, où l’état de malaise dont il souffrait depuis longtemps se résolut enfin en une terrible attaque de paralysie. Depuis lors, Whitman eut la moitié de son corps insensible et comme morte, de ce beau corps dont la santé lui avait toujours causé tant de joie et de naïf orgueil.

À peine s’était-il un peu remis de l’accès de paralysie, qu’il apprit la mort de sa mère, de sa « chère, chère mère » ; il avait déjà perdu, un peu avant, sa sœur Martha. « C’étaient les deux meilleures et plus douces femmes que j’aie jamais vues et connues et que je compte jamais voir. » Il renonça à sa pension de 1 600 dollars, quitta Washington et vint s’enfermer à Camden, New-Jersey. C’est là qu’il a vécu ses dix-huit dernières années. Il était si pauvre que, plusieurs fois, on dut organiser des souscriptions pour lui venir en aide. Mais il avait peu de besoins, et s’amusait de tout. Un propriétaire de chemins de fer lui ayant donné, en 1879, un permis de circulation pour visiter la Californie, il fut plus heureux de cette excursion qu’il n’aurait été du plus gros héritage.

De temps à autre, il imprimait ou réimprimait ses livres. C’était encore une de ses joies. Aux lettres de remerciement les plus banales, il répondait avec une effusion de tout son cœur. La mention de son nom dans un journal le faisait pleurer de plaisir.

Dans la petite ville où il demeurait, personne ou à peu près ne savait son nom. Mais on l’aimait sans le connaître, on était joyeux de le voir, comme autrefois dans les faubourgs de New-York ou de Washington. Lui-même, dans ses promenades, saluait tous ceux qu’il rencontrait, petits et gros, noirs et blancs. À un ami qui s’en étonnait, il disait qu’en vieillissant il se sentait malgré lui regagné par la vieille coutume de Long-Island de parler à chacun sur les routes. Un ivrogne qu’il saluait se mit à l’interpeller : « Bonjour, papa ; comment allez-vous, papa ? » Les enfants jouaient avec lui comme avec un enfant. Il savait toute sorte d’histoires sur les gens du voisinage : « Ici, c’était la maison d’un invalide, avec deux nègres pour le soigner. Là demeurait une vieille fille qui avait dépensé toute sa fortune pour son installation et se trouvait maintenant sans ressources : mais c’était une personne d’un caractère remarquable. » Ses amis disaient que sa présence les réchauffait.

Il avait toujours été beau ; mais avec l’âge et malgré la paralysie de tout un côté de son corps, il était devenu d’une beauté surnaturelle. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais vu une figure plus noble et plus douce, avec une plus admirable expression d’humanité, que la figure de Walt Whitman dans ses derniers portraits. Ses traits s’étaient comme purifiés, sous la blanche poussée des cheveux et de la barbe.

« Je suis sûr, dit M. John Burroughs, que son visage était, dans sa vieillesse, le plus beau qu’il y ait eu jamais. Les lignes y étaient très simples, très libres et très fortes. De hauts sourcils arqués, un nez droit à arêtes claires, des yeux d’un bleu gris sous de fortes paupières, un front régulier, sans exagération d’aucune sorte, de grandes oreilles d’un dessin merveilleux, et cette soyeuse barbe blanche qui cachait sa bouche et son menton… Et quand je l’ai vu là dernière fois, en décembre 1891, malgré qu’il eût été de longs jours à deux pas de la mort, jamais auparavant je ne l’avais vu si beau. Il n’y avait pas dans ses traits un seul signe de décrépitude, comme d’ordinaire chez les vieillards. L’expression était pleine de pathétique, mais grande comme celle d’un dieu. Et je ne pouvais le croire si près de la mort, tant il semblait immortel. »

III

« Toute la culture de Whitman, dit encore M. Burroughs, toute son intelligence, tout son savoir, tout cela était fondu et dominé par son humanité, de sorte que l’impression qu’il produisait n’était pas celle d’un lettré ni d’un artiste, mais d’un homme, avec toute la fraîcheur, la force et la beauté de la nature humaine. »

Cette phrase contient, je crois, toute l’histoire du développement intérieur de Walt Whitman, et du progrès de son âme à travers les événements de sa vie. C’est elle aussi qui explique pourquoi les traits du vieux poète semblaient d’année en année rajeunir et se purifier, comme si d’année en année la nature s’y imprégnait plus avant.

Car la vie intérieure de Walt Whitman est une lente et graduelle reprise de la nature sur la civilisation. À peine l’école et le séjour des villes avaient-ils formé le jeune homme aux devoirs de la vie de son temps, que son vieux sang de quaker et de campagnard de nouveau s’était réveillé, le rappelant aux seuls goûts et aux seuls besoins des âmes primitives. Ainsi l’on rencontre parfois sur le Rhin, au plus épais d’une forêt, les ruines gothiques d’une chapelle : la nature a repris le terrain qu’on lui avait enlevé, les arbres ont poussé tout à l’entour des vieux murs, et les murs même ont fini par verdir sous la mousse et les herbes folles.

Mais pour être maintenant à demi cachées dans les branches, les délicates ogives n’en paraissent que plus délicates. Et de même il n’a pas été inutile à Walt Whitman d’avoir étudié dans les écoles et d’avoir habité les villes, et d’avoir connu les règles que les races civilisées avaient imposées à leur poésie. Mais la nature l’a repris avec tant de force qu’il lui a été impossible de rien retenir des conquêtes de la civilisation.

Comme à ses ancêtres les quakers, l’Esprit lui a parlé ; et il n’a plus désormais entendu d’autre voix. Lui-même le reconnaissait, quelques années avant sa mort : « Tout ce que l’Esprit m’avait ordonné, je l’ai accompli dans mes livres ; sans lui, je ne suis rien. »

Et l’Esprit lui ordonnait ce qu’il ordonnait à ses ancêtres, les fermiers de Long-Island : de s’épanouir librement au grand soleil de la vie. L’Esprit lui ordonnait de réconforter les malades, quand il les voyait souffrir ; il lui ordonnait de courir le long des routes quand il était las de travailler ; et il lui ordonnait de chanter ses émotions, quand elles s’élevaient trop fortes et trop sonores en lui.

Cet Esprit, c’était la nature primitive, le simple esprit de vie qui fait fleurir les fleurs et qui fait jouer les enfants. De sorte que la poésie de Walt Whitman est comme un monologue à haute voix ; elle est l’expression spontanée des mouvements un peu violents de son âme. Et ni sur les idées ni sur la forme, il n’a eu le loisir de réfléchir à son aise. J’imagine que, quoi qu’il en dise, il se serait résigné très volontiers à écrire des vers rythmés et rimés à la façon ordinaire, s’il avait pu imposer cette contrainte au débordement de ses émotions. Mais il ne le pouvait pas ; c’était la nature qui parlait en lui, la vieille nature d’avant les civilisations. Jamais il n’a été capable de se contenir, de modérer son souffle, de choisir parmi ses idées.

Il a été quelque chose comme ce merveilleux Siegfried qu’on voit, dans le drame de Wagner, pousser tout droit devant lui, joyeux et grave, robuste comme un homme et naïf comme un enfant, avec toutes les voix des oiseaux, tous les murmures des ruisseaux, et toute la grande musique des êtres et des choses lui bourdonnant aux oreilles. Il a eu de ce merveilleux Siegfried jusqu’aux enfantillages un peu grossiers. J’imagine qu’il a dû rire et gambader d’une joie parfaite, quand l’idée lui est venue d’imprimer sa signature au milieu d’un de ses poèmes.

Si l’on avait montré au jeune Siegfried un vélocipède, ou si on lui avait dit que les hommes, jadis esclaves, avaient été rendus à jamais égaux par le suffrage universel, tout de suite il aurait admiré ces deux produits de la civilisation. C’est par le même motif que peut s’expliquer toute la politique de Walt Whitman. Cet homme qui faisait à pied le tour des États-Unis devait nécessairement vénérer les chemins de fer. Dans les villes, où il ne demeurait qu’à contrecœur, à peine s’il avait pu voir de loin les inventions de la science moderne ; et il n’en était que plus à l’aise pour les vénérer.

La première chose qui, dans le monde, apparaît clairement à l’esprit de l’animal et de l’enfant, c’est leur moi. Il ne faut pas moins qu’une longue réflexion pour les amener à concevoir qu’ils ne sont pas le centre des choses. Walt Whitman tenait de trop près à la nature pour pouvoir jamais s’élever jusqu’à cette réflexion métaphysique. De là ce fréquent emploi qu’il a fait de son nom dans ses poèmes. Jamais il n’y eut un égoïsme plus naïf, ni plus innocent.

Ce n’était d’ailleurs qu’une apparence d’égoïsme. Car Walt Whitman avait encore ce trait commun avec les enfants de ne pas sentir nettement les limites de sa personnalité. Son imagination lui permettait de se croire tour à tour mille êtres différents, comme fait l’enfant qui écoute une histoire. De sorte que, lorsqu’il avait écrit Je ou Walt Whitman, ce n’était pas de lui seulement qu’il parlait. Son but était, en écrivant les Brins d’herbe — c’est lui qui le dit, — « de tracer l’image d’un microcosme type, de figurer un homme embrassant dans sa passionnée et idéale sympathie les joies, tristesses, appétits, vertus, péchés des hommes, des femmes et des enfants ; cet homme vivant, agissant, souffrant avec l’humanité entière ; et cet homme étant Walt Whitman ». Il dit ailleurs : « Je ne demande pas à un blessé comment il se trouve, c’est moi qui deviens le blessé. »

Et c’est par cette force extraordinaire de sympathie qu’il est un grand poète. Seul un être primitif, comme il était, un être non encore forcé par la civilisation à s’isoler en lui-même et à s’enfermer dans l’enceinte d’une personnalité bien définie, seul un tel être pouvait revêtir ainsi, sans l’ombre d’effort, les caractères les plus opposés. Dans les Brins d’herbe, il est tour à tour : l’esclave poursuivi, et alors il ressent la morsure des chiens ; le vieil artilleur, et il raconte le bombardement de son fort ; le marin d’autrefois, et il décrit les combats où il a pris part. « Il n’y a pas un révolté qui marche vers la geôle, les mains attachées, disait-il, sans que je sois attaché avec lui, en marche vers la geôle avec lui. »

Il est, par ce merveilleux pouvoir d’évocation, l’égal des Dickens, des Michelet, des maîtres les plus hauts. Son pouvoir d’évocation n’est point, comme le leur, réfléchi, ordonné, sagement contenu. Il s’éploie en liberté, mais c’est le même pouvoir, et inspiré du même esprit tout chrétien, toujours préférant au plaisir avec les grands la souffrance avec les petits.

À lui seul, ce pouvoir d’évocation aurait suffi, pour faire de Whitman un poète. Mais la vérité est qu’il s’accompagnait chez lui de maintes autres qualités poétiques : d’un souffle par exemple si fort et si emporté, que plusieurs pièces des Brins d’herbe rappellent, à ce point de vue, les plus glorieux poèmes de Victor Hugo.

Bien davantage encore que la poésie de Victor Hugo, la poésie de Whitman est un flux d’images. Et les images du poète américain sont loin d’avoir toujours le relief, la sensuelle beauté des images de Hugo ; mais il en est aussi de plus fraîches et de plus naïves, qui soudain arrêtent l’œil au passage, comme de petites fleurs rouges sur le bord d’un fleuve.

Et il n’y a pas jusqu’à la musique des vers de Whitman qui ne soit d’un poète. Son rythme est si fantaisiste, que trop souvent il manque à nous toucher ; mais il lui est toujours dicté par une voix intérieure admirablement musicale, et souvent nous en sentons l’harmonie. Plusieurs des petites pièces des Brins d’herbe sont d’exquises chansons, comme je n’en connais pas de plus mélodiques dans la poésie anglaise. Je voudrais pouvoir citer, mais décidément, et malgré qu’ils n’en aient pas l’air, les vers de Whitman sont encore trop des vers pour être traduits.

IV

Aussi bien, je n’ai pas eu l’intention de faire ici une étude critique de l’œuvre de Whitman. J’ai seulement essayé de dire quel singulier personnage a été ce poète, et comment son œuvre me paraît devoir rester incompréhensible à celui qui la juge comme l’œuvre d’un contemporain.

Le grand malheur, pour la poésie de Whitman, est que, si belle et si originale qu’elle soit, elle ne peut, en vérité, être appréciée de personne à la façon qu’il faudrait. Il n’y a personne dans notre temps qui puisse sentir sans effort cet art d’un tout autre temps. Ceux qui admirent les chemins de fer, aujourd’hui, ne les admirent pas avec cette ardeur de naïf enthousiasme ; et ceux qui sont capables d’admirer comme faisait Whitman, ceux-là ne se sentent plus en état d’admirer les chemins de fer. Et comme il est nécessaire à la grandeur d’un poète qu’il y ait pour le goûter des âmes pareilles à la sienne, le génie de Whitman risque fort d’être bientôt dédaigné.

Jamais, d’ailleurs, ce magnifique poète n’a été aimé que par des âmes très différentes de la sienne. Ce sont précisément les poètes les plus éloignés de lui, les plus raffinés et les plus retenus, lord Tennyson, M. William Morris, ce sont eux qui ont le plus hautement affirmé la grandeur de son œuvre. Pour les médiocres, au contraire, pour Lowell, pour Matthew Arnold, sa poésie n’a été qu’une occasion à rire ou à s’indigner. M. Swinburne, d’abord, l’avait jugée admirable ; il a fini par la trouver grotesque. Et quant aux littérateurs et journalistes de New-York, ils ont été unanimes naguère pour refuser au vieux Walt Whitman l’entrée de leur club.

Leur refus n’a pas chagriné outre mesure le noble vieillard. Les témoignages de sympathie le touchaient profondément, mais les railleries et les injures ne l’émouvaient pas. Son ingénu pouvoir d’évocation et d’illusion l’a préservé jusqu’au bout du triste contact de la réalité. La maison où il est mort était si sale et si misérable qu’à peine si les visiteurs pouvaient y rester un moment. Jamais n’y pénétrait un rayon de soleil ; et la fumée d’un poêle contribuait encore à empester l’air. Mais pas un moment Walt Whitman ne s’est aperçu de l’affreux état de ce qui l’entourait. Il parlait avec attendrissement de son bonheur à vivre ses dernières journées dans sa propre maison : « Vous ne sauriez croire comme je suis à l’aise ici, disait-il, comme on prend soin de moi et comme tout le monde est plein d’obligeance. » Son âme vagabondait au plein soleil des routes, comme elle avait toujours fait, et continuait à s’émouvoir du spectacle de l’universelle bonté. Et c’est ainsi qu’il est mort, avec son enfantin sourire dans ses yeux, reconnaissant aux hommes et aux choses des joyeuses illusions qu’il en avait retirées.

III. Walter Pater et James Anthony Froude

I. La renaissance du roman historique en Angleterre

Il semble bien que le roman historique soit à jamais démodé. Les critiques et, chose plus grave, le public ont admis l’impossibilité, pour le romancier, de rendre la vie aux mœurs comme aux caractères des époques passées ; et c’est à peine si l’on trouve, de loin en loin, un auteur de roman-feuilleton qui consente à reprendre les traditions des Dumas et des Féval.

Pourtant ce genre autrefois si aimé a conservé des partisans, et il ne se passe guère d’année sans que l’on entende s’élever, en France ou à l’étranger, de chaudes protestations contre sa disgrâce. Il reste même encore des esprits chagrins pour prétendre que, loin d’être impossible, la forme historique est la plus précieuse de toutes les formes du roman, celle qui comporte la plus grosse part de vérité, ou, tout au moins, d’objectivité. Suivant eux, le passé est plus facile à bien connaître que le présent. Pour qu’un écrivain parvienne à nous donner l’image vivante d’une époque, il faut que lui-même l’aperçoive d’ensemble, dans un plein relief, avec l’enchaînement des causes et des conséquences : comment le pourra-t-il, si l’époque n’est pas achevée, s’il s’y trouve personnellement mêlé, s’il est condamné à ne l’observer qu’au travers de ses sentiments, de ses intérêts particuliers ? C’est parce que nous tournons avec la terre que nous ne sentons pas la terre tourner ; nous ne comprenons pas le mécanisme intérieur de notre société contemporaine parce que nous sommes nous-mêmes un de ses rouages. Et il en est des époques comme des œuvres d’art : nous aimons davantage les œuvres d’aujourd’hui, faites pour nous par des hommes semblables à nous ; mais nous comprenons, nous jugeons mieux les œuvres du passé, pouvant les voir dans une perspective suffisante.

Nos romanciers ont préféré nous décrire les mœurs et les caractères de leur temps. Ils ont essayé d’abord de nous en offrir une description objective ; et ils l’ont pu aussi longtemps qu’ils Ont cherché leurs sujets très loin d’eux, dans les classes sociales dont eux-mêmes ne faisaient point partie. Mais dès qu’ils ont abordé le monde qui semblait leur être le plus familier, ils ont involontairement substitué leurs sentiments personnels à ceux de leurs héros. On nous a donné bien des romans de l’homme de lettres depuis trente ans : il n’en est guère que nous ayons retenu. Et voici déjà que la plupart des romans nouveaux deviennent de simples confidences, des autobiographies de l’auteur, toutes choses peut-être curieuses, n’ayant pas à coup sûr l’objectivité que l’on exigeait naguère d’une œuvre d’art parfaite.

Répliquerez-vous à ces apologistes du roman historique que l’objectivité dont ils parlent n’est peut-être point si nécessaire, et que peut-être il suffit à un écrivain de bien sentir la vie de son temps pour être en état de la rendre ? Ils auront, pour vous confondre, une foule de considérations d’esthétique générale, où il serait trop long de les suivre. Mais si vous leur faites observer que, pendant les cinquante ans de son triomphe, le roman historique n’a point produit de chef-d’œuvre, que ni les ouvrages de Walter Scott ni Notre-Dame de Paris ou les Trois Mousquetaires n’ont réussi à présenter une image vivante du passé, et que cet argument suffirait à prouver l’impuissance du genre, ils vous répondront que votre argument prouve tout au plus l’impuissance des auteurs que vous avez cité, et non pas du genre lui-même.

Et nul doute que, sur ce point, ils n’aient entièrement raison. Le roman historique a priori n’a rien d’impossible ; il peut être d’un exercice plus malaisé que le roman de mœurs contemporaines, exiger chez l’auteur et les lecteurs plus d’attention ou de savoir : mais nous ne voyons pas de motif général qui empêche un écrivain de parvenir à restituer une époque ancienne, non plus que le public d’y prendre plaisir. Et si tous les romanciers, jusqu’ici, ont échoué à faire revivre le passé, et les Walter Scott, et les Alexandre Dumas, et les Alfred de Vigny, et les Flaubert, c’est qu’ils ont tous manqué, par quelque point essentiel, aux règles du roman historique.

Car il est certain, d’abord, que pour nous suggérer l’illusion de la vie, un roman doit être conforme à ce que nous savons par ailleurs des conditions de la vie. Un romancier qui aborde l’histoire doit avant tout la respecter, sous peine de se heurter, dans l’esprit des lecteurs, à des notions préconcues qui empêcheront qu’on le croie.

Il faut encore qu’il ne se contente pas de prendre dans l’histoire les actes et les attitudes de ses personnages. Aux différentes époques correspondent des façons différentes de sentir, de penser, de vouloir ; et les âmes des temps que l’on fait revivre doivent être restituées au même degré que l’ensemble des circonstances extérieures. Animer des personnages d’autrefois de sentiments et de pensées modernes, comme ont fait Walter Scott et tous ses successeurs, n’est pas moins déraisonnable que de vouloir échapper à ce défaut, comme a fait Flaubert, en créant des personnages d’autrefois qui n’ont ni sentiments ni pensées.

Ajoutons que, parmi les époques de l’histoire, il en est qui se prêtent mieux que d’autres à de telles restitutions psychologiques. Suivant que notre vie se modifie, nous devenons plus ou moins capables de comprendre l’une ou l’autre des civilisations antérieures. La Grèce antique, par exemple, ou même le xviie  siècle français, nous sont en ce moment plus difficiles à reconstituer que la décadence romaine ou les dernières années du xviie  siècle : et déjà nous n’avons plus à nous représenter la vie des esprits de la Renaissance la même facilité qu’auraient pu avoir les générations précédentes. De là, pour l’audacieux qui reviendrait au roman historique, une sorte de choix à faire entre les époques. Il se peut que nous comprenions mieux le passé que le présent : mais certes les phases du passé que nous comprenons le mieux sont celles qui ont avec le présent le plus d’analogie.

Et si ce ne sont point les règles absolues du genre, ce sont du moins celles que semblent s’être proposées deux écrivains, M. Shorthouse et M. Pater, qui tous deux ont essayé de faire renaître en Angleterre le roman historique.

I

L’entreprise, en vérité, leur était plus facile dans leur pays qu’elle ne le serait chez nous. Car outre qu’en Angleterre il en est des genres et des réputations comme des coupes d’habits, qui ne se démodent jamais tout à fait, les Anglais n’ont pas cessé d’avoir, pour le roman historique, Je respect qu’ils ont naturellement pour toutes les choses instructives. Walter Scott, si dédaigné du public français, est resté dans sa patrie infiniment plus populaire qu’on ne serait porté à le supposer. Malgré la fâcheuse insuffisance de ses caractères, il a mis à ses peintures de mœurs une juste observation plastique et un sentiment d’amour-propre national qui longtemps encore lui vaudront l’admiration de ses compatriotes. Après lui, les romans d’Ainsworth, de Charles Kingsley, le Barnabé Rudge et les Deux Cités de Dickens, ont maintenu, sans grand éclat d’ailleurs, le genre qu’il avait créé. On peut même dire que, bien avant MM. Shorthouse et Pater, deux écrivains anglais ont essayé de perfectionner le roman historique en animant leurs personnages d’émotions et de pensées appropriées à l’époque où ils les faisaient vivre : lord Bulwer Lytton, dans le Dernier des barons (au moins en ce qui concerne les figures de Hastings et du roi Édouard IV) et Thackeray dans Henry Esmond.

 

C’est précisément sur le modèle d’Henry Esmond que M. Shorthouse semble avoir construit son histoire de John Inglesant. Comme le livre de Thackeray, son livre est une façon de chronique, la simple biographie d’un personnage qui assiste à de grands événements plutôt qu’il n’y prend part lui-même. Mais cette ressemblance est tout extérieure : on ne tarde pas à s’apercevoir que, pour avoir restitué très scrupuleusement les mœurs qu’il a décrites, M. Shorthouse s’est toujours préoccupé davantage du caractère même de son héros, et que les événements qui ont eu pour lui le plus d’intérêt sont ceux qui se passaient dans l’âme de John Inglesant.

Ces événements, d’ailleurs, ne pouvaient manquer d’être intéressants. John Inglesant est, en effet, le représentant d’une des périodes les plus singulières de la civilisation anglaise, de la période de trouble intellectuel et moral qui a précédé la révolution de 1648. Sous le vent d’influences contraires, les esprits d’élite se sentaient alors ballottés en tous sens, attirés tour à tour vers des idéals différents. Le conflit du tempérament anglais primitif, toujours rude et sanguin, et des finesses mondaines ; le conflit des tendances positives et des hautes aspirations poétiques ; le conflit de l’esprit protestant, qui s’exagérait jusqu’au puritanisme, et de l’esprit catholique, revenu à la mode avec Henriette de France ; autant de points par où l’âme d’un jeune Cavalier de 1640 s’impose à notre curiosité.

Il est en revanche assez fâcheux que l’auteur de John Inglesant ait cru devoir, dans la seconde partie de son roman, s’étendre sur la peinture des mœurs italiennes du xviie  siècle, à travers lesquelles il a promené son héros. L’Italie de ce temps était trop différente de l’Angleterre pour que sa description ne constituât pas un sujet nouveau, et un sujet où l’imagination d’un Anglais risquait bien de se trouver gênée. Peut-être aussi l’infériorité de cette seconde partie vient-elle de ce que M. Shorthouse s’est de bonne heure senti fatigué de son effort de psychologie : car si le premier volume de John Inglesant nous offre une curieuse restitution d’une âme d’autrefois, le mérite paraît en être à la conscience érudite de l’écrivain bien plus qu’à son génie naturel, et rien ne prouve que cette conscience ne se soit pas essoufflée avant le terme de l’ouvrage. Voici d’ailleurs, autant que peut en faire juger une rapide analyse, l’histoire des aventures morales de John Inglesant.

Vers la fin de juin 1537, un jeune gentilhomme anglais d’origine flamande, Richard Inglesant, fut chargé par le comte d’Essex d’expulser de leur couvent de Westacre, dans le Wiltshire, des moines catholiques qui refusaient de se rallier à l’Église établie. Il remplit fidèlement sa mission ; mais lui-même avait toujours gardé des sentiments catholiques, et l’héroïsme des religieux eut encore pour effet de lui rendre plus chère la foi persécutée : ce qui ne l’empêcha point d’accepter le don que lui fit Essex de l’ancien couvent de Westacre, non plus que de se conformer toujours à toutes les pratiques protestantes, comme il convenait à un courtisan. Son fils Richard, son petit-fils Eustace suivirent son exemple. Ce dernier pourtant avait épousé une dame catholique ; et c’est d’elle que sont nés, à Westacre, en 1622, deux enfants jumeaux, Eustace et John.

La mère mourut des suites de ses couches ; le père emmena à Londres Eustace, considéré comme l’aîné ; et John resta seul dans le vieux prieuré, où il eut d’abord pour toute instruction une infinité d’histoires mystérieuses ou tragiques, des légendes de miracles, des contes de revenants. Plus tard, le curé de la chapelle lui enseigna le catéchisme et la grammaire latine : mais toujours c’étaient les anciens domestiques et les paysans du village qui restaient ses maîtres préférés. Il avait onze ans lorsque son père le mit en pension chez le vicaire d’Ashley, un professeur très renommé dans le pays, helléniste éminent, mais aussi platonicien, rose-croix, très épris d’alchimie et d’astrologie. Tout de suite le vicaire découvrit chez son élève un esprit docile, curieux, porté au romanesque. Il l’imprégna des symboles et des allégories de son platonisme ; et lorsque, après trois ans, l’enfant le quitta, il lui donna les plus précieux conseils pour sa vie à venir : « Ne parlez point, lui dit-il, de la lumière du Christ qui est en vous, mais gardez-la dans votre cœur : écoutez ce que disent les hommes, mais n’en suivez aucun. Si vous allez à la cour, attachez-vous, quoi qu’il arrive, au parti du Roi et de l’Église ; rappelez-vous l’exemple que vous a donné Socrate dans Criton ».

À Westacre, John trouva son père en compagnie de son frère Eustace et d’un gentilhomme inconnu, qui lui fut désigné comme devant rester auprès de lui pour continuer son éducation. John Inglesant se sentit dès lors attiré, par une sorte de fascination, vers ce nouveau maître. Celui-ci le prit tendrement sur ses genoux, lui fit expliquer des passages de Platon, enfin l’envoya jouer, en disant à son père : « Voilà bien en vérité le sol le plus favorable pour nous que nous puissions trouver dans tout le royaume ! » Un sol excellent, en effet, et qui ne manquerait pas de porter les fruits qu’on attendait de lui : car l’enfant était dès lors choisi pour un rôle politique important. La tendresse conjugale de Charles Ier avait fortifié l’espoir des catholiques ; on considérait comme possible de ramener à la religion romaine, par une adroite diplomatie, plusieurs hauts dignitaires de l’église établie, et d’accord avec un jésuite ami de la reine, le père de John avait formé le projet d’utiliser à ce rôle d’agent docile du parti catholique la fine et souple nature de son fils cadet. Le nouveau maître qu’on lui donnait, c’était ce jésuite, le père Saint-Clare ; et cet homme d’un génie supérieur entreprit dès le début un système d’éducation approprié à ses fins.

Il montra à son élève le côté pratique et positif de tout ce que le vicaire d’Ashley lui avait appris à considérer seulement du point de vue idéal. Il l’habitua à voir la contrepartie de toute vérité de raison. Il ne détruisit pas son culte pour Platon, mais il lui prouva que les méthodes socratiques ne sauraient avoir de prise sur les masses, et qu’il fallait leur substituer dans la vie d’autres moyens de persuasion. Et pour prendre plus entièrement possession de son esprit, il résolut enfin de ne pas le laisser se convertir au catholicisme. L’enfant témoignait de singulières capacités d’enthousiasme ; converti, il risquait de renoncer au monde de l’action, et c’en était fait de son rôle d’agent médiateur. Aussi le père Saint-Glare ne lui laissa-t-il voir de la religion romaine que sa beauté extérieure : il l’anima envers elle d’une passion tout esthétique, lui conseillant, pour le reste, de demeurer fidèle à l’église établie, comme avait fait son père.

Un an de cette éducation suffit pour mettre l’élève au point où le voulait son maître. Le jésuite se croyait désormais sûr d’Inglesant, et avait même cessé de s’occuper de lui, lorsque survint un hasard qui faillit tout compromettre. Dans un petit livre mystique qui lui était tombé sous la main, le Cœur brûlant, ou la Vie de sainte Thérèse, le jeune homme trouva de tels arguments en faveur de la vie contemplative qu’il sentit renaître son aversion naturelle pour l’action et les plaisirs du monde. La crise qui suivit fut des plus douloureuses ; et comme le père Saint-Clare était retenu à Londres auprès de la reine, Inglesant résolut d’aller consulter son ancien professeur, le vicaire d’Ashley. Il le trouva retiré parmi ses livres, très las et un peu dégoûté, tout adonné désormais à ses études grecques. Il n’obtint de lui que des citations de textes anciens, et s’en retourna à Westacre plus incertain qu’il n’était venu. En route, il rencontra un gentilhomme du voisinage, qui, après s’être plaint de l’excès de zèle catholique de sa femme et de ses humeurs, lui lit l’éloge d’un vieux clergyman, sans rival pour les directions de conscience : à coup sûr, il devait être catholique dans le cœur, et si pieux qu’un ange venait le visiter pendant ses prières. Inglesant ne manqua pas d’aller chez ce clergyman : mais celui-là n’avait à lui offrir que des brochures sur des questions de rituel ; il était d’ailleurs très attaché à l’église établie, dont la hiérarchie le comblait d’admiration ; et, sans nier précisément les visites de l’ange, il n’aimait pas à y insister.

Inglesant avait connu dans sa première enfance un maître d’école dont l’air doux et bon l’avait frappé. Il l’alla voir, fut très bien accueilli ; le vieillard lui expliqua la nécessité d’avoir le cœur pur, et comment l’infinie providence de Dieu se manifestait dans le moindre brin d’herbe.

Le jeune homme jugea inutile de continuer ses recherches ; il se résolut désormais à garder enfermés en lui ses sentiments les plus profonds. Cependant son irrésolution restait extrême, et il fût enchanté lorsque le jésuite lui déclara qu’il était temps d’abandonner les rêves pour commencer sa vie politique. Aussi bien la situation devenait grave ; contre l’église établie elle-même se dressait un ennemi terrible, le puritanisme, et c’était l’église établie et la royauté qu’il s’agissait de sauver.

Quelque temps après son arrivée à Londres, où le jésuite l’avait fait nommer page de la reine, Inglesant eut pour la première fois l’occasion de venir à Gidding, chez le célèbre Nicolas Ferrar. Cet homme d’une piété singulière avait transformé sa maison en une sorte de libre couvent, où lui et toute sa famille partageaient leurs journées entre la contemplation et le travail charitable. Le jeune page trouva, dans cette maison, un accueil qui le toucha beaucoup. Il admirait la ferveur des jeunes filles, nièces et pupilles de M. Ferrar, qui, tous les soirs, remplissaient de leurs chants la petite chapelle : « L’expression extatique de leurs beaux visages l’étonna ; mais surtout il ne pouvait détacher ses regards de l’une d’elles, qui était assise en face de lui, le capuchon un peu rejeté en arrière. Elle avait un air de résignation tranquille, avec des traits délicats, et de grands yeux très doux. » Il apprit bientôt qu’elle s’appelait Mary Collet, que ses parents étaient morts, et qu’elle s’était vouée de son plein gré à la vie religieuse ; plusieurs fois, les jours suivants, il eut occasion de l’entretenir, et d’apprécier les charmes de sa nature naïvement gaie, ignorante et insouciante de tous les plaisirs mondains. Lorsqu’il dut quitter Gidding pour rentrer à Londres, elle lui promit qu’elle ne l’oublierait pas, mais sans l’inviter à revenir, sans donner aucun signe de regret. Lui, cependant, s’en alla tout imprégné d’une joie profonde, comme s’il avait enfin trouvé la paix morale si longtemps cherchée.

Le souvenir des heureuses journées de Gidding eut même pour effet de raviver avec tant de force ses dispositions mystiques, que le jésuite dut le conduire chez le fameux Hobbes, « un homme de haute taille avec un grand front et des yeux pleins de malice », mais qui avait une façon un peu grossière de concilier le matérialisme avec la révélation.

Pourtant, si Inglesant fut choqué du sens terre à terre qu’il donnait à la doctrine de Platon, il n’en fut pas moins, cette fois encore, tiré de ses rêveries : « Comment sais-je, en vérité, si cette vie divine que j’ai en moi est autre chose qu’une simple opinion, ou seulement s’il y a une vie divine ? » C’est la première fois que ce doute lui venait : il résolut de se laisser vivre, pour n’y point penser.

Devenu page de Charles Ier, il le suivit en Écosse, revint assister au procès de Strafford, et fut chargé d’une mission auprès de Laud. Avant de rejoindre la cour à Oxford, où, dans l’attente des événements, elle menait une singulière existence de fêtes et d’intrigues, il voulut aller revoir ses amis de Gidding. C’est là qu’un hobereau puritain, qui sollicitait la main de Mary Collet, l’éclaira enfin sur lui-même : il comprit qu’il aimait la jeune fille, il le lui dit, assis auprès d’elle dans le vieux parloir. Il lui offrit de passer sa vie loin du monde, seul avec elle. « La lumière tombait en plein sur le visage de Mary, tandis qu’elle l’écoutait, les yeux fixés sur lui. Le parfum des fleurs remplissait la chambre, dans le calme silence du soir, que troublaient seulement de lointains murmures. Ses yeux, — ses étranges yeux qui l’avaient attiré la première fois dans la chapelle, — devenaient toujours plus grands et plus doux à mesure qu’elle le considérait, chargés d’une tendre affection qu’il ne leur avait jamais vue. Quelques secondes elle ne voulut pas parler, peut-être ne put pas, car les grands yeux étaient humides de larmes. Il aurait désiré vivre toujours ainsi, sans autre pensée que la vue de ces yeux brûlants. » Enfin, elle parla : elle lui dit qu’elle l’aimait, elle aussi, mais que leurs voies dans la vie étaient différentes ; elle sentait qu’il ne s’appartenait pas, et qu’il elle non plus il n’appartiendrait jamais tout entier. Inglesant fit de son mieux pour se distraire. Il eut à Oxford une foule d’aventures mondaines ; il rentra dans Londres pour assister aux derniers moments de Laud ; il combattit à Naseby sous les yeux du roi. Mais s’il ne pouvait renoncer à l’action non plus qu’au rêve, il continuait à se sentir incapable d’y éprouver du plaisir : c’est à Gidding seulement que l’ennui le quittait. Il était à Gidding lorsqu’il reçut un message du père Saint-Clare, l’avertissant que l’heure était enfin venue pour lui de servie la cause du roi et de l’Église. Le message était mystérieux, il hésita. Allait-il renoncer au bonheur, qu’il sentait si près de lui, pour se sacrifier à une cause où il ne pouvait parvenir à s’intéresser ? Cette fois, Mary Collet elle-même lui conseilla de ne point partir : peut-être avait-elle regret d’avoir repoussé son offre, peut-être craignait-elle que le jésuite ne le forçât à une action déloyale. Pourtant, elle s’aperçut bientôt que le jeune homme était à jamais entre les mains de son ancien maître, et dut se résigner à le laisser partir. Leurs adieux furent tristes. Inglesant était tourmenté de remords, ne comprenant pas l’instinct fatal qui le faisait agir. Sur le seuil, Mary lui tendit la main, puis elle se détourna et rentra dans la maison. Elle lui parut plus semblable à un ange qu’à un être humain ; pourquoi donc la vit-il s’éloigner sans un effort pour la retenir ?

La mission dont le chargea le père Saint-Clare était vraiment des plus scabreuses. Il s’agissait d’aller chercher en Irlande une armée catholique, avec une lettre du roi, mais une lettre que le roi se réservait de désavouer s’il y avait danger. Inglesant partit, ramena l’armée, et ne tarda pas à être accusé du double crime de trahison de faux. Il garda, sous les interrogatoires les plus pressants, une attitude courageuse ; malgré les tentations les plus cruelles, il tint le serment qu’il avait fait, prit sur lui la falsification de la lettre, et fut condamné à mort après un long emprisonnement. Il allait être exécuté lorsque l’influence du jésuite lui sauva la vie.

Au sortir de sa prison, il eut une joie très vive, que devait suivre bientôt le pire désespoir. Il rencontra son frère Eustace qui, peu de temps avant la Révolution, s’était marié, et qui se préparait maintenant à rejoindre sa femme dans le château qu’elle habitait. Au contact de ce frère toujours aimé, l’âme fatiguée de John retrouvait avec les souvenirs de l’enfance, les naïves tendresses enfantines. Mais Eustace était inquiet, troublé ; il hésitait à quitter Londres. Un Italien qu’il avait naguère mortellement offensé s’était introduit, en qualité de médecin, auprès de sa femme : les horoscopes consultés donnaient des présages sinistres. Pour se rassurer, les deux frères allèrent voir l’astrologue le plus fameux de Londres, un homme de fort belle mine, l’air sérieux et plein de dignité, vêtu de noir, avec une pèlerine de fourrure sur les épaules et la tête coiffée d’un bonnet carré. Invité par cet homme à lire l’avenir dans un cristal magique, John Inglesant frémit d’horreur en y discernant le cadavre de son frère, frappé d’un coup de poignard. Puis la vision s’effaça, et il s’éleva dans la chambre un vent si violent que l’astrologue, se tournant vers le jeune homme :

« En vérité, jeune seigneur, lui dit-il, il faut que vous soyez d’une nature singulière ; assez pur de cœur pour voir des choses qu’ont vainement désiré voir les hommes les plus saints, et pourtant si sauvage et si indocile que la perversité de vos intimes pensées irrite les bienheureux esprits. »

Le terrible présage du cristal était trop vrai. Quelques jours après, Eustace Inglesant mourut assassiné par l’Italien, et son frère, malade, affaibli de corps et d’esprit, se retrouva seul dans la vie. Il ne fut sauvé du suicide que par la résolution qu’il prit de venger, de sa main, le meurtre d’Eustace.

Il quitta l’Angleterre ; il vint en France, où la frivolité de la cour d’Henriette le choqua, acheva de le dégoûter de la politique. Dans un couvent de la rue des Terres-Fortes, il vit une dernière fois Mary Collet, forcée elle aussi à fuir l’Angleterre après la mort du roi. Il la vit mourir, toujours pleine d’amour pour lui, mais toujours calme et résignée, avec le doux éclat de ses grands yeux. À son tour, il voulut chercher dans un cloître l’oubli et le repos, en même temps que son âme indécise continuait à lui suggérer mille prétextés contraires. Enfin il décida d’attendre, pour abandonner le monde, qu’il eût vengé le meurtre de son frère. L’assassin s’était réfugié en Italie : il s’y rendit pour l’aller découvrir.

Il eut en Italie une existence assez accidentée. Il fut mêlé aux intrigues des petites cours, assista à l’élection d’un pape, et se vit de nouveau emprisonné peut avoir défendu Molinos, dont il aimait les doctrines sans pouvoir s’y rallier. Même il se maria ; mais son cœur en avait fini avec les fortes passions, et la mort de sa femme, quelque temps après, ne paraît pas l’avoir beaucoup affecté. Il était d’ailleurs devenu indifférent à une foule de choses : la musique seule l’intéressait vraiment. Son désir de vengeance tantôt l’agitait et tantôt, dès qu’une occasion semblait s’offrir, faiblissait en lui. Un jour il rencontra le meurtrier de son frère, mais il le laissa s’échapper, jugeant qu’il y aurait lâcheté à le tuer désarmé. Il le rencontra une seconde fois pendant la peste de Naples ; il le trouva infirme, misérable, et dans les angoisses du plus profond repentir.

L’épilogue du roman est d’un accent très gracieux. Un jeune musicien anglais écrit à son ami qu’il est allé à Oxford et qu’il y a fait de la musique avec le vieux John Inglesant, rentré dans sa patrie après la restauration de Charles II. « Au premier abord, dit-il, il me plut beaucoup : il portait des cheveux très longs, à la mode ancienne ; mais, pour tout le reste, il était vêtu à la mode d’aujourd’hui, avec un pourpoint de satin noir, une collerette et un jabot de malines. Son expression était noble, mais distraite ; ses traits pâles et un peu amincis, et son attitude me donna l’idée d’un homme qui avait vu le monde et en qui peu de choses désormais étaient capables d’exciter une attention extrême. Ses manières étaient d’ailleurs courtoises et polies, même à l’excès. »

Le concert eut lieu. Inglesant tint sa partie dans deux concertos ; après quoi, à la demande générale, il joua seul, sur son violon, une fugue suivant la manière italienne. Le témoin raconte enfin qu’il a eu un long entretien avec le vieux gentilhomme. Il lui avait demandé ce qu’il pensait de l’Église catholique et de ses différences avec l’Église établie : « Ceci est la querelle suprême, avait répondu Inglesant, car il ne s’y agit pas d’une dispute entre deux sectes ou deux royaumes, mais entre les deux parties de la nature humaine. » Et il avait continué sur ce ton, parlant plutôt pour lui-même, exposant les avantages des deux religions. Puis le soir était venu, et l’on s’était séparé.

II

Voici maintenant l’histoire de Marius l’épicurien, telle que nous la raconte, en deux gros volumes, M. Walter Pater.

Au temps où l’empereur Antonin, mourant, fit porter l’image de la Fortune chez son successeur Marc-Aurèle, il y avait, dans une maison de campagne de l’Étrurie, à demi ferme, à demi villa, un enfant qui gardait encore toutes les croyances de la « religion de Numa », et dont la petite âme semblait rendre une vie nouvelle à toutes les traditions du polythéisme romain, transmises par d’indifférentes générations de sceptiques. Orphelin de son père, élevé par une mère qui observait le deuil dans toute sa rigueur, Marius acquit de bonne heure un profond sérieux, un ferme sentiment de sa responsabilité, en même temps qu’un vif penchant au rêve et à la spéculation. Il suivait avec un intérêt recueilli les charmantes pratiques de la vieille foi nationale, qui remplissait l’univers, autour de lui, de présences sacrées. Et ainsi se passa son enfance, plus occupée à contempler qu’à agir, mais sans cesse réconfortée par d’assidus exercices corporels et par la vue d’une mer bordée de roses géantes, sous un air tout imprégné d’échos et de parfums. Dans une sorte de pèlerinage qu’il fit à un temple d’Esculape, il rencontra un jeune prêtre qui l’entretint longuement et lui conseilla de rester toujours tempéré en toutes choses, celles de l’âme et celles du corps, avec un cœur plein de paix pour le reste des hommes ; à ce prix, la vie entière lui paraîtrait aussi fraîche et pure que les couleurs d’une fresque. Puis les cérémonies commencèrent. L’enfant ne se fatiguait pas de leur simple poésie, qui l’attachait encore à cette religion soucieuse de la pure beauté.

Peu de temps après, il perdit sa mère. La mort lui apparut, et il eut des semaines de désespoir où se mêlaient un besoin d’affection féminine, une appréhension des destinées de l’âme, mille effrois devant la vie. L’école où il fut admis, à Pise, n’aurait pas eu grande influence sur sa nature renfermée et réfléchie, sans la connaissance qu’il y fit d’un jeune fils d’esclave, Flavien, et l’ardente amitié qui en résulta. Flavien était un esprit plein d’ambition et de vigueur, il prit sur l’âme plus indolente de son ami un empire absolu. Il lui fit connaître les joies de la dialectique, lui rait entre les mains le poème de Lucrèce, les pamphlets de Lucien, le Livre d’or d’Apulée. La foi enfantine de Marius s’effaçait peu à peu, ou plutôt elle se modifiait en lui, substituant à ses dogmes un cortège de gracieux symboles, pendant que la vie extérieure continuait à lui apparaître dans un harmonieux éloignement, comme une procession de blanches formes sur l’horizon bleu. Il vit mourir ; son jeune ami ? jusqu’au bout hautain et dédaigneux, tranquille dans la certitude du néant qui l’attendait. Et une fois de plus le problème de la mort se posa devant lui.

Il lut le livre mystérieux d’Héraclite. Il y apprit que tout s’écoulait, qu’il ne fallait pas s’attacher aux vaines apparences, mais qu’il y avait derrière elle un feu permanent, une éternelle énergie vivante. Cette doctrine lui ; plut comme une belle hypothèse, avec les touchantes rêveries qu’elle lui suggérait. L’optimisme désenchanté des Cyrénaïques l’encouragea à orner sa vie, sans S’inquiéter de sa valeur réelle. Mais toujours le charme qui lui venait de ces systèmes endormait son angoisse plutôt qu’il ne la guérissait.

Peu à peu se forma en lui une philosophie qu’il crut bien ne jamais quitter, un cyrénaïsme nouveau, donnant pour but à sa vie, non point, le plaisir ni l’ataraxie, mais la vie elle-même. Il résolut de s’assurer qu’il comprenait toute chose, dans le monde des apparences, et que rien ne passait inaperçu devant sa pensée. Il rêva un idéal d’existence où l’action, l’amour, et la souffrance même, auraient leur part, tout ce qui, parmi les sensations possibles, était noble et passionné.

Le voyage qu’il fit de Pise à Rome fut riche en belles impressions. Il marchait à pied, la tête couverte d’un large chapeau : son manteau gris était serré contre sa poitrine, mais relevé sur les deux épaules pour ne pas gêner les mouvements des bras. Derrière lui, ses domestiques conduisaient les mulets chargés de bagages, et souvent, lorsqu’il traversait les hameaux, les enfants venaient cheminer quelques pas avec lui, attirés par l’expression avenante de ses grands yeux noirs. La marche excitait son esprit à des images plastiques, il lui semblait que les recherches théoriques étaient vaines, et que l’objet de la vie devait être la traduction de l’univers sensible. Il décidait de vivre désormais dans le concret, d’éterniser, par un poème coloré et sonore, un moment de la durée. Mais la fatigue des derniers jours amena une réaction complète : il entra à Rome un peu honteux de lui-même, les idées confuses, diverti seulement par les étranges façons d’un compagnon rencontré en chemin. : Qu’avait-il, ce grave et silencieux Cornélius, pour ne pas saluer les temples des dieux, et qu’était-ce qui mettait dans tous ses mouvements un tel reflet de mystérieuses certitudes ? Rome se préparait à recevoir Marc-Aurèle ; l’ovation que lui avait votée le sénat semblait avoir ravivé la gaieté et la piété nationales. Marius s’avançait comme dans un rêve dans cette cité de temples, découvrant à chaque pas des dieux nouveaux qui le ravissaient. Et, le lendemain, il vit marcher le long des rues de la ville, en compagnie de son fils adoptif Lucius Vérus, un dieu vivant, l’empereur Marc-Aurèle. Il l’entendit prononcer au sénat un discours plein d’images simples et fortes sur la nécessité de l’énergie, la vanité des ambitions extérieures. « L’empereur était amplement drapé dans une toge très riche, mais de forme un peu démodée. Il tenait ses yeux obstinément baissés, des yeux gros et saillants, imprégnés d’une bienveillance dédaigneuse. Ses cheveux étaient restés noirs et épais. Son front dénotait l’homme qui, parmi l’aveuglement et la perplexité de tous, seul se faisait une idée claire sur l’ensemble des apparences. » Pourtant, il avait dans les plis de la bouche et dans les mains quelque chose d’émacié, d’ascétique, qui choqua Marius comme l’indice d’un manque de respect pour la beauté corporelle.

Quelque temps après, Marius, vêtu de sa toge de cérémonie et avec le lourd anneau d’or de l’ingenuus, fut admis auprès de l’empereur. Il vit la plus belle femme de l’empire et la plus mystérieuse, l’impératrice Faustine, assise auprès d’un brasier dont la lumière rougissait ses doigts effilés ; à ses côtés étaient son fils Commode et le vieux précepteur Fronton. Marc-Aurèle aussi était là, causant familièrement avec chacun des visiteurs ; et tout de suite Marius lui plut par la pureté de son regard : « Il convient, lui dit-il, de ressembler aux dieux plutôt que de les flatter. Assurez-vous que ceux dont vous vous approchez sont rendus plus heureux par votre présence. » La présence de l’empereur avait rendu le jeune homme plus heureux : comment donc expliquer qu’il ait trouvé bien autrement curieux son nouvel ami Cornélius ? « Celui-là était sévère et dur, mais il y avait autour de lui comme un parfum d’espérance, de fraîcheur et d’espérance, comme la lueur d’une aurore nouvelle. » Et Marius, dont l’esprit ne pouvait concevoir les choses que sous une forme sensible, se demandait de quel dogme intellectuel ce jeune Cornélius pouvait bien être le symbole.

Un discours de Fronton lui fit entrevoir un idéal de vie morale si haut et si large qu’il se sentit honteux de la petitesse du sien. Que manquait-il à son cyrénaïsme ? Il ne savait ; mais il avait perdu sa sérénité ancienne. À fréquenter Marc-Aurèle, il ne put que s’embarrasser davantage dans l’hésitation. Le stoïcisme lui paraissait trop froid, avec quelque chose de vieillot qui lui déplaisait, et cependant il voyait l’empereur y puiser une sainteté, une calme et poétique dignité qui l’émouvaient infiniment. Par instants, il apercevait un grand idéal, dans la nuit montante de sa pensée : il voulait le saisir et ne pouvait.

La certitude morale qu’il cherchait et qu’échouèrent à lui donner le platonisme mystique d’Apulée, aussi bien que le scepticisme de Lucien, il pensa les trouver enfin dans les croyances d’une dame chrétienne, Cæcilia, amie de Cornélius. La messe le séduisit par la grandeur de son symbolisme : le culte des morts lui-parut satisfaire à des sentiments qu’il avait toujours eus et que nulle philosophie n’avait su apprécier. Il éprouvait chaque jour plus vivement, auprès de cette jeune femme imposante et belle, l’impression de fraîche espérance que lui avait déjà donnée la vue de son ami. En même temps une charité nouvelle se découvrait à lui : le récit des martyrs lui révélait le bonheur du sacrifice. Le monde, qui lui avait semblé jadis peuplé de dieux, à présent se peuplait pour lui de voix douloureuses qui l’appelaient. Mais son âme païenne ne pouvait se résigner tout à fait à cette religion trop dédaigneuse du monde ; un séjour dans sa villa natale le rattacha même un instant aux illusions passées. Ce qui restait le plus clair en lui, c’était un besoin de tendresse, un triomphe du cœur sur l’esprit : peut-être aimait-il d’amour cette noble Cæcilia dont il revoyait sans cesse l’image douce et grave ?

Il rentrait à Rome avec Cornélius lorsque, à la suite d’un tremblement de terre imputé aux chrétiens, tous deux furent assaillis et arrêtés par les habitants d’un village. On savait que l’un d’eux seulement était chrétien ; mais Marius, sûr d’être délivré en arrivant à Rome, laissa partir son ami et resta aux mains des soldats. Les durs traitements de ces, hommes, le froid, la fatigue et la faim lui causèrent une fièvre mortelle. Son agonie fut d’ailleurs très calme, réconfortée par le souvenir de son courageux sacrifice. Il mourut avec la certitude que des sources d’espoir nouvelles rendraient la vie plus facile aux générations qui le suivraient. Abi, abi, anima christiana ! lui disaient en pleurant les saintes femmes qui l’avaient recueilli. Ses restes furent brûlés en secret : on célébra la mémoire sacrée de son martyre.

III

On m’a dit que M. Shorthouse, l’auteur de John Inglesant, était un négociant de Londres, employant aux lettres les heures de loisir que lui laissait sa profession ; et, en vérité, ses derniers romans, Sir Parcival, la Comtesse Ève trahissent, par un mélange assez gauche de symboles poétiques et d’aventures banales, l’inhabileté d’un homme que son art n’occupe point tout entier ; Pourtant John Inglesant est un ouvrage curieux. En outre du caractère du héros, dont nous avons essayé de donner une idée, il contient des portraits de personnages célèbres, des peintures de mœurs, toute une partie plus spécialement descriptive, traitée avec un extrême souci de l’exactitude historique. Les images ne sont ni très originales, ni très délicates, mais elles dénotent le plus souvent une remarquable justesse de vision, Les diverses théories dont il est fait mention sont exposées clairement, et toujours au seul point de vue de leur influence sur l’esprit d’Inglesant. Le style même rachète ce qu’il a d’un peu monotone par une allure générale douce et tranquille qui n’est pas sans charme.

Il est sûr cependant que, ni sous le rapport de l’érudition historique et philosophique, ni surtout sous celui de la beauté du style, John Inglesant ne saurait être mis en comparaison avec Marius l’Épicurien. L’auteur de ce dernier livre, M. Walter Pater, est un pur lettré. Ses Études sur la renaissance comptent à bon droit parmi les chefs-d’œuvre de la critique anglaise, encore que la fantaisie y tienne trop de place, et que leur charme soit dû à la fine poésie de la langue, bien davantage qu’à la force des idées. Un autre volume d’essais, les Portraits imaginaires, des analyses de tragédies grecques publiées dans le Macmillan’s Magazine, ont achevé de mettre en lumière un talent exquis, où la science et la rêverie s’unissent harmonieusement. Et c’est ce talent qu’on retrouve dans l’histoire de Marius. Si les dissertations générales y sont multipliées sans raison, au point défaire souvent oublier le minée fil du récit, le récit lui-même contient une foule de détails admirables : l’ovation de Marc-Aurèle, le pèlerinage de Marius au temple d’Esculape, son départ de Pise, son arrivée à Rome, les portraits de Fronton, de l’empereur, de Lucien, d’Apulée, du serf Flavien et du chrétien Cornélius. C’est Vraiment la résurrection d’une époque, et M. Pater a su y adapter avec une vraisemblance parfaite l’âme de son héros.

D’où vient donc que, si différents par le sujet comme par la qualité de l’exécution, le roman de M. Shorthouse et celui de M. Pater présentent entre eux une ressemblance si marquée, et d’où vient qu’il nous ait suffi de les réduire tous deux à leurs parties essentielles pour accuser encore ce qu’ils ont de commun ? Serait-ce simplement que tous deux, sous prétexte d’histoires, sont des romans philosophiques ? Mais un roman philosophique n’est pas celui où il est question de doctrines et de théories, c’est une œuvre où les événements sont ménagés en vue d’une conclusion générale : et il n’y a rien de pareil dans ces deux romans. John Inglesant ni Marius l’Épicurien n’aboutissent à aucune conclusion d’aucune sorte. Ce ne sont pas même des livres comme la Tentation de saint Antoine de Flaubert, où l’auteur a voulu résumer et opposer les divers systèmes : les systèmes nous y sont présentés constamment à travers l’âme du jeune cavalier anglais et du jeune martyr romain.

Mais si les systèmes ont des aspects différents, les deux âmes sont les mêmes, et en subissent toutes deux les mêmes effets. Toutes deux désirent une certitude plus complète, mais aussi plus esthétique que celle que leur offre leur temps ; toutes deux refusent de renoncer aux plaisirs de la vie, et toutes deux se sentent incapables d’en jouir. Avec un tempérament sensuel et un intime besoin d’affection, John Inglesant et Marius passent à côté de l’amour aussi bien que du bonheur : se sacrifiant à des causes où ils ne peuvent se convertir. Chose singulière, l’un et l’autre, tout au long de leur vie, ne semblent pas connaître les fortes souffrances ; le doute les inquiète plus qu’il ne les afflige. Lorsque vient le terme de leur existence, ils se trouvent satisfaits du rôle qu’ils ont joué, et cependant ce rôle nous apparaît assez mélancolique, nous laissant la désolante impression de nobles âmes restées inutiles.

Est-ce donc que M. Shorthouse et M. Pater ont, malgré toute leur science, prêté à des personnages anciens des sentiments modernes ? Nous croyons plutôt que leurs portraits sont fidèles, que Marius est un Romain du temps des Antonins, et Inglesant un Cavalier de 1648, mais que, sous l’effet de conditions pareilles, l’empire romain sous Marc-Aurèle et l’Angleterre du xviie  siècle ont produit les mêmes caractères, et des caractères qui, sous l’effet de conditions analogues, se retrouvent encore dans la société anglaise d’aujourd’hui.

Les Anglais prétendent volontiers que l’ancien peuple romain est celui qui se rapproche le plus d’eux : et il est sûr qu’il y a, de part et d’autre, le même sentiment de fierté nationale, le même respect des convenances extérieures et des traditions, le même goût d’une beauté toute plastique, la même impuissance à concevoir les choses en dehors de leur aspect sensible, le même tempérament énergique, violent, ennemi des expansions. Or il est arrivé, à des époques déterminées, que ces deux races ont été envahies de curiosités qui ne leur étaient point naturelles : elles ont senti le désir de rivaliser en finesse avec des races plus fines, en pure beauté idéale avec des races moins sensuelles. Que ces influences leur soient venues des sophistes grecs, ou de la Renaissance italienne et française, ou encore du romantisme et de la métaphysique allemande, il était naturel qu’elles agissent de façons semblables sur des natures semblables. Voilà pourquoi un Romain contemporain de Marc-Aurèle et un gentilhomme anglais contemporain de Charles Ier ont pu avoir les mêmes besoins et les mêmes déceptions : voilà pourquoi aussi il a été possible aujourd’hui à des romanciers anglais de les restituer et de nous les faire paraître vivants. Marius l’Épicurien et John Inglesant, qui ne se souvient de les avoir quelquefois rencontrés sous la tenue froide ment correcte d’un jeune élève de Cambridge ou d’Oxford ?

Ce n’est plus, il est vrai, la philosophie ou la religion qui inquiètent désormais ce pâle jeune homme8. Désintéressé de ces questions insolubles il se contente de remplir scrupuleusement ses devoirs extérieurs ; le plus souvent indifférent, quelquefois athée, trouvant malgré tout dans le blasphème la brutale saveur qu’y ont trouvée les contemporains de Marlowe ou de Shelley. Mais il a vu les peintures des primitifs italiens ; il a lu les harmonieuses rêveries de Keats, les imaginations colorées de M. Swinburne, les paradoxes idéalistes de M. Ruskin ; surtout il a connu Heine et ces poètes français qu’il aime sans bien les comprendre : Hugo, Gautier, Baudelaire. Il s’est alors senti plein de mépris pour ce qui est simple et naturel, pour ce qui convient le mieux à son solide esprit d’Anglais. Et il s’en va rêvant d’un idéal qui n’est point fait pour lui. Il s’essaie à une peinture plus intellectuelle et plus raffinée que celle des vieux Florentins, à une poésie subtile, pleine de délicats symboles et de pures images. Forcé de reconnaître que son art est factice, hétérogène, à jamais différent de ce qu’il le voudrait ; sans cesse mis en émoi par des idéals nouveaux qui s’offrent à lui du dehors, il se décourage, s’évertue en mille incertitudes. Non qu’il juge indigne de lui la fatigue d’agir : mais son tempérament porté à l’excès lui fait paraître méprisable tout ce qui n’est pas la perfection absolue, et la perfection qu’il conçoit est faite d’éléments incompatibles. Ainsi il vit, dédaignant l’amour ou bien le compliquant à l’excès, jaloux de tout éprouver et toujours ignorant les joies véritables. Il promène à travers le monde une curiosité nullement douloureuse, mais incapable d’être jamais satisfaite, tant il a, d’avance, pour toute chose, de scrupules et de dégoûts. Lui arrive-t-il de se sacrifier ? c’est par une façon d’orgueil, ou d’indifférence, ou de lassitude. Son âme est noble et ses intentions excellentes, mais il reste en somme inutile aux autres comme à lui-même : le tout pour ne s’être pas résigné à être ce qu’il est, le compatriote des Fielding et des Reynolds, des Caldecott et des Dickens.

Et, sans revenir sur la possibilité ou la valeur du roman historique, nous devons bien avouer que nul roman de mœurs modernes ne nous a donné de ce type singulier une image aussi distincte que l’histoire du Romain Marius et celle du Cavalier Inglesant.

Il. Deux morts : Pater et Froude

À quelques semaines d’intervalle, l’Angleterre a perdu deux de ses meilleurs écrivains, Walter Pater et James Anthony Froude. Le premier faisait métier de critique, l’autre d’historien ; mais tous deux étaient surtout des artistes. Dans la critique et dans l’histoire, ils ne voyaient qu’un prétexte au libre développement de leur fantaisie poétique. Et ainsi leurs œuvres nous paraissent aujourd’hui parentes : remarquables surtout, l’une et l’autre, pour leurs précieuses qualités d’imagination et de style.

I

Walter Pater, le fellow d’Oxford, le dilettante qui toujours avait vécu et travaillé à l’écart de la foule, a été honoré après sa mort à l’égal des maîtres les plus renommés. On a raconté sa vie, énuméré le détail de ses habitudes et de ses manières. Des controverses, même, se sont produites à son sujet : on a discuté les dates de certains de ses Essais, comme s’il se fût agi de graves événements historiques. Et ses confrères de la critique, et ses amis, et ses élèves, tous ont été d’accord pour glorifier la noblesse, l’élégance, l’exquise harmonie de son œuvre.

Son nom, désormais, est assuré de vivre. Longtemps connu des seuls lettrés, le voici presque populaire : il n’y a plus à craindre qu’il échappe aux futurs historiens de la littérature. Walter Pater a maintenant sa place à côté de Thomas de Quincey et de M. Ruskin, parmi les plus parfaits poètes de la prose anglaise. Et d’autant, moins j’aurai de scrupule à revenir sur lui, pour indiquer, d’après de sûrs témoignages, les traits principaux de sa vie et de son caractère.

Je ne re tiendrai cependant qu’une seule de toutes les études qu’on lui a consacrées, celle qu’a publiée M. Gosse dans la Contemporary Review 9. C’est la seule qui m’ait paru donner de Pater un portrait vivant, la seule encore où j’aie trouvé une juste appréciation de son talent. M. Edmund Gosse est d’ailleurs un de ceux qui ont le mieux connu Pater ; et plus que personne il avait chance d’en bien parler, étant lui-même, tout à la fois, un critique et un poète.

Il nous apprend d’abord que, pour être d’origine flamande, comme son homonyme le peintre J.-B. Pater, l’auteur de Marius l’Épicurien n’avait probablement avec lui aucun lien de parenté. Sa famille, en tout cas, avait émigré en Angleterre dès le temps de Guillaume d’Orange. Mais elle semble avoir gardé dans l’émigration un grand nombre de ses coutumes et traditions nationales : ainsi l’usage s’est prolongé durant deux siècles, chez les Pater, que les fils devinssent catholiques, tandis que les filles étaient élevées dans la religion anglicane.

Le père du critique, le médecin Richard Glode Pater, fut le premier qui rompit avec cet usage Il abjura le catholicisme et ne prit en échange aucune autre foi ; de telle sorte que ses enfants naquirent et furent élevés en dehors de toute Église. Et bien que, dès sa jeunesse, Pater ait montré un goût très vif pour la vie ecclésiastique, c’est dans ses dernières années seulement qu’il sentit vraiment s’éveiller en lui la curiosité des problèmes religieux. Il en fut, en revanche, très profondément remué. « Quand je le rencontrai pour la première fois, dit M. Gosse, c’était un païen, n’admettant d’autre guide que sa conscience personnelle. Mais d’année en année je le vis aspirer davantage au ferme soutien d’un dogme. Sa façon de parler, sa façon de vivre, devinrent de plus en plus théologiques ; et j’ai la conviction que s’il avait vécu quelques années encore il aurait pris les ordres, pour s’en aller demeurer dans une paroisse de province. »

Il était né à Shadwell, sur la Tamise, le 4 août 1839. À l’École du Roi, à Cantorbéry, où il fit ses premières études, ses maîtres furent surtout frappés de la lenteur de son esprit. Et, en effet, il garda toute sa vie cette lenteur singulière, qui sans doute lui venait de sa race. Il avait besoin de beaucoup de temps pour voir, et aussi pour comprendre. Mais ce qu’il avait vu, ce qu’il avait compris, se gravait désormais en lui avec une précision extraordinaire : à vingt ans d’intervalle, des paysages qu’il avait aimés restaient présents devant ses yeux. C’est de quoi, malheureusement, ses professeurs de collège ne pouvaient se douter : et il ne paraît point que Pater ait cessé jusqu’au bout d’être pour eux un élève médiocre. Il ne fut guère autre chose encore à Oxford, où il vint ensuite en qualité de boursier. À grand’ peine, après quatre ans de séjour, il obtint un diplôme du second degré. Ni lui-même ni personne autour de lui n’aurait alors supposé qu’il dût être bientôt l’une des gloires d’Oxford.

C’est pourtant ce qu’il fut : car son nom est lié pour toujours à celui d’Oxford. Non point qu’il se soit jamais montré un professeur brillant : à peine si sa timidité naturelle lui permettait d’enseigner. Mais c’est à Oxford qu’il a pour ainsi dire passé toute sa vie ; et d’année en année son influence s’y est fait sentir davantage. Il était un peu dans la vieille ville universitaire ce que devait être Fra Angelico dans son couvent de Florence. On désignait du doigt aux visiteurs les fenêtres de la chambre où il travaillait. On vantait la pureté de sa vie, son indifférence aux agitations du dehors ; on le vénérait de vivre là dans le silence et le recueillement, tout occupé à servir la cause sainte de l’art. Et combien de braves et solides jeunes gens qui, pour l’avoir seulement approché, se sont voués à la vaine poursuite d’un idéal chimérique !

C’est en 1864 que Pater, son diplôme enfin obtenu, fut nommé fellow au collège de Brasenose, un des plus importants de l’Université d’Oxford. Et ce n’est que deux ans après, en 1866, à vingt-sept ans, qu’il écrivit son premier Essai. Il prit pour sujet Coleridge, le célèbre poète et métaphysicien. Mais, chose singulière, c’est du métaphysicien seulement qu’il s’est occupé ; et pas une ligne, dans l’essai, ce rappelle le maître écrivain que fut Coleridge. Il paraît d’ailleurs certain que les questions littéraires et artistiques n’avaient encore, à ce moment, aucun intérêt pour Pater. La métaphysique et la logique l’absorbaient tout entier. Son Essai sur Coleridge n’est même rien de plus qu’une froide et correcte dissertation de collège, le travail d’un consciencieux étudiant de philosophie. Aucune trace, dans le style ni dans les images, du délicieux poète des œuvres suivantes.

Le sens de la poésie et le goût de l’art lui vinrent par l’intermédiaire de Goethe, qu’il eut, quelque temps après, l’occasion d’étudier. Son âme naturellement religieuse apprit de ce maître à chercher dans la beauté l’absolu dont elle avait soif. Et lorsque, en 1867, le jeune philosophe publia dans la Westminster Review son essai sur Winkelmann, tous les lettrés eurent l’impression d’un nouveau génie qui s’était levé parmi eux.

Aussi M. John Morley, qui, la même année, prenait la direction de la Fortnightly Review, s’empressa-t-il d’engager Pater parmi ses collaborateurs réguliers. Et Pater en effet collabora régulièrement à la Fortnightly Review, — régulièrement, mais à sa manière, c’est-à-dire avec sa lenteur de travail habituelle, par il lui fallait un an, ou à peu près, pour écrire un article d’une vingtaine de pages.

En 1873, il recueillit ses Essais en un volume qu’il intitula : Études sur l’histoire de la Renaissance. C’est le plus connu de ses ouvrages, et peut-être est-il supérieur en effet, pour la simplicité du sujet et la nouveauté des idées, à l’ouvrage qui suivit, Marius l’Épicurien. Mais il semble bien que ce roman philosophique ait eu pour Pater l’intérêt d’une autobiographie ; et l’on sent vraiment que tout son cœur s’est exprimé dans ces phrases si douces et si pures, pareilles à un chant léger qu’on entendrait en rêvant. Ces phrases lui demandèrent, en tout cas, douze ans de travail : car c’est seulement en 1885 que parut Marius. Dans l’intervalle, Pater avait voyagé sur le continent, visitant l’Allemagne, l’Italie, mais surtout la France, qu’il aimait comme sa vraie patrie. Tous les étés il explorait quelque coin d’une de nos provinces, se fatiguant à ces explorations jusqu’à en être malade. Dans une lettre qu’il écrivait d’Azay-le-Rideau, en 1877, il disait à M. Gosse : « Je trouve toujours un extrême plaisir à compléter ma connaissance de ces petites villes françaises, et toujours j’en reviens un peu las, mais avec l’esprit aimablement rempli du souvenir de vitraux, d’anciennes tapisseries, et de fraîches fleurs sauvages. »

Mais le centre de sa vie était toujours à Oxford. Dans ses dernières années, il y fit une série de conférences sur Platon et le Platonisme ; et il eut même, quelque temps, à diriger son collège en qualité de doyen. Mais tout office public l’épouvantait, et il n’aspirait qu’au repos. Quelques courts Essais, un roman qui ne fut jamais publié en volume, quatre ou cinq contes philosophiques : c’est, avec ses conférences sur Platon et ses deux grands ouvrages, tout le bagage littéraire qu’il a laissé derrière lui. Jusqu’au bout cependant il a travaillé, s’épuisant et se torturant à la recherche de ses phrases comme jamais peut-être aucun autre écrivain. « Il lui fallait tant d’efforts pour mettre une phrase sur pied, rapporte M. Gosse, que sans son extraordinaire courage il aurait certainement renoncé à la littérature. Je me rappelle la peine qu’il eut à écrire le premier chapitre de Marius : une vraie peine, car la fatigue le rendait malade, avec des accès de fièvre, une insomnie persistante, un sentiment de dépression incroyable. Plus tard, à la vérité, le travail lui était devenu un peu plus facile. Il me disait il y a un an que, s’il pouvait vivre quelques années encore, il espérait bien apprendre à aimer d’écrire ». Hélas ! ce bonheur ne devait pas lui être donné. Souffrant de rhumatismes, il s’était, acharné à finir un essai sur Pascal. Le vent d’une fenêtre ouverte l’avait glacé, et une pleurésie s’était déclarée. Encore aurait-il pu guérir, avec un peu de soin ; mais son article le tourmentait : il se remit au travail, tout grelottant de fièvre, essaya vainement d’achever une phrase, se releva, et tomba mort sur l’escalier de sa maison. Il était âgé de cinquante-quatre ans.

« Il avait, dit M. Gosse, une grande douceur naturelle, et l’humeur la plus égale. Je ne sais guère qu’un seul sujet qui fût capable de l’irriter ; c’était le souvenir d’un acte de vandalisme jadis commis à Oxford, et dont il avait été quelque peu responsable. Le collège de Brasenose possédait un groupe en bronze, Caïn et Abel, qui était une œuvre authentique de Jean de Bologne. Un beau jour, ce groupe cessa de plaire, et les autorités du collège le vendirent au poids du bronze, sans que Pater levât le doigt pour empêcher cette profanation. Et dans les dernières années de sa vie c’était un sûr moyen, pour l’agiter, de lui demander “s’il n’y avait pas eu jadis à Brasenose un groupe par Jean de Bologne ?” Si enfoncé qu’il fut dans sa rêverie, aussitôt il se redressait, et répliquait d’un ton aigre : “C’était une œuvre absolument sans intérêt, absolument, je vous prie de me croire !” »

Je ne résiste pas au désir de citer encore l’anecdote suivante : « Un jour, dans un examen, Pater fut chargé de lire les dissertations anglaises des candidats. Quand le jury se réunit pour recueillir les notes, on s’aperçut que Pater n’en avait donné à personne. — “En effet, déclara-t-il, il n’y a pas une de ces copies qui m’ait frappé !” Il fallait bien cependant les classer, et un des collègues de Pater se mit à lui lire les noms des divers candidats. Mais à chaque nom il secouait la tête. — “Non, murmurait-il, je ne me rappelle pas !” — Enfin le lecteur cita le nom d’un candidat appelé Sanctuary : et l’on vit le visage de Pater s’éclairer tout à coup : — “Oui, dit-il, celui-là je me le rappelle ; son nom m’a ravi !” »

Mais je me suis déjà trop attardé sur ce doux rêveur qui, plus que personne, a toujours aimé à se cacher du monde. C’était un homme d’un autre temps. Il avouait à ses amis qu’il ignorait complètement l’œuvre de la plupart de ses contemporains, de M. R. L. Stevenson, par exemple, ou de M. Rudyard Kipling. Je ne crois pas qu’il ait exprimé jamais une opinion politique. M. Gladstone, sans doute, n’était pour lui qu’un médiocre commentateur d’Homère, et un théologien plus brillant que sérieux.

II

Tout autre nous apparaît la figure de James Anthony Froude. Celui-là était de son temps : peut-être même en était-il davantage qu’il ne convient à un historien. Et M. Gladstone n’était pas pour lui un scoliaste ni un théologien, mais l’incarnation la plus parfaite de la sottise et de la déloyauté politiques. Il le haïssait de tout son cœur, depuis vingt ans, mêlant cette haine à toutes ses pensées.

Il savait haïr ; peut-être était-ce son maître Carlyle qui le lui avait appris. Mais je serais fort en peine, après cela, de dire quelle sorte d’homme il était. Au contraire de Pater, qui a toute sa vie refusé de s’ouvrir, toute sa vie il s’est ouvert, révélant au premier venu les plus intimes secrets de son âme. Et cela ne l’a pas empêché de rester pour tous un être mystérieux, au point que ses meilleurs amis ont porté sur lui, au lendemain de sa mort, les jugements les plus opposés.

Sur un seul point tout le monde est d’accord : sur l’incomparable agrément de son style, sur l’aisance, la verve, l’éclat de ses récits. Froude n’était pas, comme Pater, un musicien, mais plutôt un peintre. Son imagination lui rendait présentes toutes les scènes qu’il avait à décrire ;

et un merveilleux instinct naturel lui faisait trouver aussitôt, pour traduire ses visions, les phrases les plus imprévues et les plus vivantes. Bien plus justement que Carlyle, c’est lui qu’on pourrait comparer à Michelet. Mais il fut un Michelet anglais : ses visions et ses phrases ne lui furent point dictées par de généreuses passions humanitaires, mais par un singulier mélange de colère et de moquerie qu’il garda toujours au fond de son âme.

J’ai dit qu’il savait haïr. Chacun de ses livres est une œuvre de haine. Il haïssait M. Gladstone, il haïssait Marie Stuart, il a poursuivi d’une haine acharnée l’église catholique, et c’est même le seul trait qui constitue l’unité de son œuvre d’historien. Mais en même temps qu’il haïssait, il raillait. Et peut-être ne fut-il jamais qu’un admirable mystificateur. Chacun de ses livres, en tout cas, est un paradoxe : depuis l’histoire d’Henri VIII où il exalte sans restriction ce Barbe-Bleue anglais, jusqu’à sa biographie de Disraeli, où il a hautement félicité cet homme d’État d’avoir été un fourbe, et d’avoir fait servir la politique à son intérêt personnel. On sait de quelle indiscrète façon il a raconté la vie de Carlyle, qui lui avait confié en mourant le soin de raconter sa vie. Personnage vraiment singulier, et tel que seule en peut produire de semblables la patrie de Théodore Hook, de Thomas de Quincey, de ces pince-sans-rire extraordinaires ! Avec cela, un parfait honnête homme, aimable et dévoué, de relations très sûres, portant les honneurs et les dignités, avec le sérieux qui convient.

Mais ses compatriotes devinaient, sous cette gravité, une secrète ironie qui les mettait mal à l’aise. Aussi Froude, universellement lu et admiré, n’était-il pas aimé. Il n’a pas eu à sa mort, comme Walter Pater, un universel tribut d’éloges : les journaux l’ont enterré sur un ton aigre-doux ; et je ne vois pas que les revues se soient beaucoup hâtées de célébrer sa mémoire.

J’ai trouvé cependant, dans la National Review, de curieux souvenirs d’un Australien, M. Patchett Martin, qui a connu Froude assez intimement durant les dernières années de sa vie.

Froude fut le premier homme célèbre que rencontrât M. Martin, en arrivant à Londres. Il fit à l’écrivain australien l’accueil le plus affectueux, se mit aussitôt à le traiter en ami. Il lui parla de l’Australie, qu’il tenait, naturellement, pour le plus beau pays du monde. Et puis il lui parla de M. Gladstone. Il tira d’un carton une image où le Grand Vieillard était représenté sous l’aspect d’une Idole d’Orient, une hache à la main, et considérant avec un sourire béat la foule de ses admirateurs prosternés devant lui. Cette image avait le don de le fasciner. Il se délecta de sa vue, l’approcha de la fenêtre pour n’en perdre aucun détail… « Ce Gladstone, dit-il ensuite, est, comme vous savez, le plus grand de nos orateurs. Jamais encore le monde n’a vu une pareille machine pour forger des phrases ambiguës et pour les exprimer d’un ton assuré et mielleux. Sous plusieurs rapports, croyez-moi, l’homme le plus remarquable de tous les temps. S’il n’était point cela, pensez-vous qu’il continuerait à gouverner, en présence de faits tels que ceux-ci ? » Et Froude désignait du doigt, à l’arrière-plan de l’image, des scènes de pillage, d’assassinat, toutes les horreurs de la guerre civile.

C’est par haine de M. Gladstone qu’il en était venu à admirer Disraeli. « Dizzy, disait-il, est l’imposteur qui trompe en pleine connaissance de cause ; Gladstone est l’imposteur inconscient. Le premier, incontestablement, vaut encore mieux que le second. »

Annonçant à M. Martin qu’il travaillait à une biographie de Disraeli, il ajoutait : « Il n’y a plus désormais rien à l’ordre du jour sinon la décomposition, intellectuelle, morale, sociale et politique. Peut-être en résultera-t-il quelque bien pour l’avenir. Mais en attendant ce n’est point une chose belle à voir : et le soi-disant progrès me dégoûte par-dessus tout. Seul de tous les hommes d’État, lord Beaconsfield me paraît avoir compris ce qui se passait ; et c’est là ce qui m’intéresse à lui. »

À mesure qu’il avançait dans son travail, d’ailleurs, la figure de Disraeli le séduisait davantage. Sans doute il aimait à reconnaître en lui le prince des mystificateurs. Il ne tarissait point sur son compte. Prenant un ton de voix solennel et tragique, le ton de voix que prenait Disraeli dans les grandes circonstances, il lisait à M. Martin des passages de ses discours : « Sous l’influence de cet homme néfaste (M. Gladstone), nous avons légalisé la confiscation, détruit les églises, ébranlé la propriété jusque dans ses fondements. » Un trait surtout le ravissait : le discours prononcé par Disraeli, à Oxford, en présence de l’évêque Wilberforce et de tout le personnel ecclésiastique de l’Université ; discours en effet mémorable, où Disraeli affirmait le plus sérieusement du monde qu’il était « du parti des anges ».

L’article de M. Martin est rempli d’anecdotes de ce genre. Aucune d’elles, à proprement parler, n’a une importance bien vive ; mais il me semble qu’elles éclairent mieux que toute explication ce côté bizarre et quelque peu inquiétant du caractère du grand historien.

Une longue série de lettres de Froude, publiée dans le Blackwood’s Magazine, nous le fait voir sous un aspect plus sérieux. Ces lettres, s’étendant sur une période de trente-quatre ans, de 1860 à 1894, ont été écrites par Froude à un de ses amis d’Écosse, M. John Skelton. Avec son désintéressement et son obligeance ordinaires, l’historien avait accepté, en 1860, de diriger une revue, le Fraser’s Magazine, dont le directeur, son ami, venait de mourir. Il continua de la diriger jusqu’en 1870, sans aucun profit personnel, et simplement pour permettre au père de son ami de la revendre sans trop de perte. M. Skelton se trouvait, en 1860, parmi les collaborateurs de la revue. Ainsi se forma, entre Froude et lui, une liaison qui depuis lors ne devait plus finir.

Les premières lettres ne traitent guère que du Fraser’s Magazine, et, quelquefois, de Marie Stuart, dont Froude s’occupait alors à raconter la vie. Il la considérait, suivant son expression, comme « quelque chose d’intermédiaire entre Rachel et une panthère sauvage ». Et peu à peu la reine d’Écosse prend le pas sur tous les autres sujets. Froude ne parle plus que d’elle : évidemment il est tout à son histoire, et cette histoire le passionne, comme toutes celles qu’il a racontées. Il n’a pas assez d’épithètes railleuses ou méprisantes pour la reine papiste ; il la hait, mais avec une sollicitude passionnée qui ressemble par moments à de la tendresse. Il projette de passer l’été en Écosse pour la suivre aux lieux où elle a vécu, pour s’asseoir sur les pierres où elle s’est assise. « Son histoire, dit-il, devient plus sauvage et plus grande à mesure que j’y pénètre davantage ; mais comme dans toutes les régions sauvages, les chemins y sont détestables, et le voyage plein de dangers. »

On ne saurait imaginer, d’ailleurs, un historien plus consciencieux. Pour pénétrer plus à fond dans l’histoire de Marie Stuart, il se rend en Espagne, explore toutes les archives du royaume. De retour en Angleterre il rêve de découvrir d’autres sources encore, interroge les paysans écossais, se fait chanter les vieilles ballades populaires. Ce qui n’a point empêché tous les historiens ses confrères de l’accuser d’inexactitude ; et même le plus célèbre d’entre eux, Freeman, de l’accuser d’inexactitude volontaire et préméditée.

Le récit de cette longue lutte de Freeman et de Froude formerait, à lui seul, un curieux chapitre d’histoire et de psychologie littéraires. C’était aux prises le bon sens le plus lourd et la malice la plus aiguisée. Freeman injuriait ; Froude répliquait le plus galamment du monde, signalant seulement à son adversaire telle ou telle erreur qu’il venait de commettre. Le plus souvent même il ne répliquait pas : et c’est alors que Freeman devenait enragé.

Dans ses lettres à M. Skelton, à peine si Froude relève en passant les accusations de ses contradicteurs. « Je suis, dit-il, comme un homme attaché à un poteau et à qui des ânes viennent donner des coups de pied. La vérité est qu’en douze volumes, j’ai laissé passer cinq erreurs ; et chacun de ces malheureux en commet au moins douze pour découvrir une des miennes. »

Cinq erreurs, sur douze volumes, ce n’était, guère, en effet ; mais peut-être Froude, en affirmant cela, commettait-il une erreur de plus. Passionné comme il l’était pour les documents authentiques, avec un génie de recherche et de découverte qui faisait de lui le mieux informé des historiens anglais, il avait, à un degré vraiment incroyable, l’instinct de l’inexactitude.

Au retour d’un voyage en Australie, il décrivait en ces termes la ville d’Adélaïde : « Sept milles plus loin, nous vîmes au-dessous de nous, dans un vallon qu’une rivière encerclait, une ville de cent cinquante mille habitants, où personne n’a jamais connu, ni jamais ne connaîtra un seul moment d’inquiétude au sujet du retour régulier de ses rois repas quotidiens. » Or il se trouve qu’Adélaïde n’est point située dans un vallon, mais sur une colline ; que nulle rivière ne la baigne ni ne coule aux environs ; que sa population, au moment où la visita Froude, s’élevait tout au plus à soixante-quinze mille âmes, et que, à ce moment même, les habitants d’Adélaïde souffraient d’une terrible disette.

De la ville de Port-d’Espagne, qu’il venait de voir, il écrivait : « Les rues y sont larges et ombragées de grands arbres ; chaque maison est entourée d’un jardin où poussent des caféiers. Les pluies sont d’une abondance extrême, et font déborder presque journellement les gouttières qui longent les trottoirs. » Or, les rues de Port-d’Espagne sont au contraire très étroites ; on n’y trouve pas d’arbres ; les maisons n’y ont pas de jardins ; et dans toute la ville c’est à peine si l’on trouverait un seul caféier.

Mais, chose singulière, ces erreurs de détail s’accompagnent chez Froude d’une netteté et d’une justesse d’impression admirables. De l’aveu même de ses adversaires, ses descriptions des pays qu’il a visités sont les plus vraies qui soient, celles qui donnent de ces pays l’image la plus conforme à la réalité. Et il en est de même pour ses peintures historiques. Pleines d’erreurs de détail, elles sont, dans l’ensemble, d’une vérité saisissante : vérité naturellement toute relative, car aucun historien n’a jamais si hautement affirmé, ni mis si fortement en lumière, l’impossibilité d’une histoire restituant le passé tel qu’il a été. « Le passé, disait-il, est à jamais passé. C’est pure chimère de vouloir appliquer aux faits historiques la méthode des sciences expérimentales, qui elle-même, d’ailleurs, n’aboutit guère qu’à une vérité incomplète et provisoire. Mous ne saurions avoir la prétention d’atteindre les faits tels qu’ils sont. Nous devons d’abord les faire passer par notre tempérament personnel, qui ne peut manquer de les modifier au passage. Les grandes lignes seules nous sont données du dehors. Tout le reste, c’est nous qui l’ajoutons, suivant le tour de nos sympathies, l’étendue de nos connaissances, et la théorie générale que nous nous faisons des choses. »

Voilà une méfiance de l’histoire qu’on ne s’attendait pas à trouver dans un historien ! Elle se montre à chaque instant dans les lettres de Froude, mêlée, comme je l’ai dit, à toutes les fièvres d’une curiosité toujours en éveil. Froude a dépensé sa vie à la recherche d’une vérité que dès le début il jugeait introuvable.

Et sa curiosité allait au présent aussi bien qu’au passé, à la littérature et aux arts aussi bien qu’à la politique. Les poètes contemporains tiennent autant de place dans ses lettres que Marie Stuart et Disraeli. Tour à tour il parle à M. Skelton de Browning, qu’il « n’a jamais trouvé le loisir de comprendre » ; de M. Swinburne, dont les premiers poèmes lui paraissent très beaux ; de Matthew Arnold, qui « se sachant plus fort dans la critique que dans la poésie, s’intéresse surtout au succès de ses vers » ; de Tennyson, de M. William Morris. Mais par-dessus tout il parle de M. Gladstone. « Je n’aime pas du tout Beaconsfield, mais je l’aime encore mieux que Gladstone. » C’est sur cette profession de foi que se termine la série des lettres de Froude publiées dans le Blackwood’s Magazine.

IV. La Philosophie de M. Balfour

Les Anglais ont toujours eu à un très haut degré le goût des discussions théoriques ; et rien ne leur plaît davantage qu’une belle controverse, longuement poursuivie à grand renfort d’objections, de réponses, et de contre-réponses. Le « livre de l’année », the book of the year, celui que tout le monde est tenu d’avoir lu, ce n’est point chez eux, comme d’ordinaire chez nous, un roman, mais plutôt quelque gros traité de morale ou de théologie, à moins encore que ce ne soit un roman philosophique du genre de ceux de Mrs Humphry Ward, où chaque personnage semble avoir été créé surtout pour réfuter, ou pour énoncer, ou pour Symboliser une idée. Mais je ne crois pas que même le fameux Robert Elsmere ait produit en son temps une impression aussi forte, soulevé d’aussi vifs et bruyants débats, que le nouvel ouvrage de M. A. J. Balfour, les Fondements de la Croyance. Depuis le moment où il a paru, journaux et revues n’ont cessé de s’en occuper ; déjà M. Huxley, M. Wallace, M. Spencer, le Révérend Martineau, l’archidoyen Farrar, déjà les principaux savants, philosophes et théologiens anglais sont intervenus dans la discussion. Et l’année finira avant qu’on ait fini de s’émouvoir de ce livre de métaphysique, où il n’est question que des premiers principes et de la cause première.

I

Cette émotion tient sans doute, en grande partie, à la personne même de M. Balfour. Comme le dit M. Stead dans la Review of Reviews : « M. Balfour ne peut manquer de jouer un jour dans l’histoire d’Angleterre un rôle pour le moins aussi important que celui de M. Gladstone. Lui seul, en tout cas, est de taille à le jouer. Les préventions et les antipathies qu’il avait d’abord suscitées sont désormais apaisées ; et ses adversaires politiques eux-mêmes doivent reconnaître en lui le leader le plus habile qu’ait eu la Chambre des Communes, depuis le temps de sir Robert Peel. L’adresse de ses reparties, sa souplesse et son égalité d’humeur dans le maniement des hommes, sa probité et son désintéressement, toutes ces précieuses vertus lui ont valu autant de respect dans le parti opposé que d’affection dans le sien. Il a apporté aux mesquines discussions parlementaires quelque chose de l’âme chevaleresque des anciens paladins. » Et M. Stead ajoute : « Ainsi nous savions déjà que M. Balfour était un politicien habile, un orateur brillant, un administrateur sagace ; et nous savions encore qu’il était un de nos meilleurs essayistes. Mais rien de ce qu’il nous avait fait voir jusqu’ici ne nous avait préparés à l’extraordinaire ensemble de qualités littéraires que nous avons trouvé dans ses Fondements de la Croyance, à cet éclat de style, à cette hardiesse de pensée, cette sérénité noble et sage, à cette verve mordante, ni surtout à cette habileté vraiment géniale dans le choix des exemples, qui projette sur les questions les plus abstruses de la métaphysique un clair rayon de vie et de poésie. »

Peut-être M. Stead va-t-il un peu loin dans l’éloge. Et peut-être aurait-il été moins étonné de voir réunies dans ces Fondements de la Croyance tant de belles qualités littéraires, s’il avait pris la peine de lire, ou de relire, les ouvrages précédents de M. Balfour, son essai sur la Religion de l’Humanité, son Apologie du doute en matière de philosophie. Il y aurait retrouvé les mêmes qualités, employées à défendre des idées semblables. Et il y aurait retrouvé le même défaut, un défaut que M. Balfour partage d’ailleurs avec la plupart des théoriciens anglais : raisonneur subtil, adroit dans l’attaque et prompt à la riposte, se mouvant en outre dans les questions générales avec une aisance et une souplesse remarquables, M. Balfour ne sait pas composer. Il donne, en vérité, à son argumentation toutes les apparences d’un plan rigoureux, multipliant les titres et les sous-titres, s’arrêtant vingt fois pour résumer ce qu’il a déjà établi et indiquer ce qui lui reste à établir encore, mais avec tout cela jamais nous ne parvenons à saisir clairement l’ordre total de ses idées, ni à comprendre pourquoi, ayant commencé de traiter un sujet, il s’interrompt pour y revenir quelques chapitres plus loin.

Mais tous ces écrits philosophiques de M. Balfour nous prouvent, en revanche, combien il y a dans l’esprit anglais de goût et d’aptitude pour les raisonnements abstraits, combien ce peuple de positivistes est aussi un peuple d’idéologues et de métaphysiciens. M. Stead nous avertit bien que M. Balfour est Écossais, que, par son tempérament philosophique comme par sa naissance, il est le compatriote de John Knox et de David Hume. Mais Écossais ou Anglais, ses livres nous font voir en lui un métaphysicien de race, passionnément épris de pure dialectique. Et il n’est point seul de son espèce, dans son pays. Lui-même se charge de nous apprendre qu’il existe en Angleterre toute une école de métaphysiciens, développant jusqu’à leurs conséquences extrêmes l’idéalisme de Fichte et le panthéisme de Schelling. Aussi bien sommes-nous trop portés à croire, sur la foi des traducteurs, que M. Spencer et les empiristes représentent à eux seuls toute la philosophie anglaise d’aujourd’hui ; tandis qu’il n’y a pas de pays en Europe où le culte de l’Absolu se soit plus fidèlement gardé. Les dissertations hégéliennes du professeur Caird, les paradoxes idéalistes de M. T. H. Green, Apparence et Réalité de M. Bradley, maints autres ouvrages de métaphysique transcendante trouvent autant de lecteurs dans le public anglais que les écrits de l’école évolutionniste ; et le nouveau livre de M. Balfour va sans doute en trouver davantage.

C’est que, indépendamment de sa haute portée littéraire et philosophique, ce livre a encore eu la fortune de venir à son heure. Il est apparu au public anglais comme le signal définitif d’une réaction, que depuis quelque temps déjà l’on pouvait pressentir, contre les prétentions exagérées de la science, et l’abus de ce qu’on pourrait nommer l’intellectualisme. On sait qu’une réaction analogue, s’est récemment produite chez nous, comme elle ne peut manquer, j’imagine, de se produire tôt ou tard dans l’Europe entière. Mais elle ne peut manquer non plus de prendre, dans chaque pays, des caractères différents. En Angleterre, elle a commencé par une série de protestations, au nom du bon Sens et de l’esprit pratique, contre la théorie du progrès. Des écrivains sortis de camps les plus opposés, — M. Pearson, M. F. Harrison, M. Benjamin Kidd, — ont tour à tour mis en garde leurs compatriotes contre des interprétations par trop optimistes de la doctrine de l’évolution ; ils ont essayé de prouver que les soi-disant progrès de notre civilisation aboutissaient en fin de compte à une diminution du bonheur dans l’humanité ; que sans cesse la vie devenait moins sure et plus difficile : que l’énergie, la spontanéité, la force de création, le sentiment esthétique, allaient toujours faiblissant.

Et bientôt à ces premiers symptômes d’autres se joignirent. On vit les chefs mêmes du mouvement empiriste s’arrêter dans le développement de leur doctrine, et faire en quelque sorte pénitence publique. On vit M. Huxley, dans ses Conférences d’Oxford de 1893, se séparer nettement de M. Spencer et de son école, pour considérer l’homme non plus comme le dernier produit de l’évolution cosmique, mais comme une force morale indépendante, capable d’enrayer et de diriger cette évolution. Puis ce fut un autre naturaliste, Georges J. Romanes, abjurant avant de mourir son ancienne foi dans la valeur absolue de la raison et de l’expérience scientifique. Il avait publié en 1879 un petit traité anonyme : Naïf examen du Théisme, où il déclarait expressément que « la volonté libre était une absurdité » et que « l’hypothèse d’une Providence était superflue ». Mais peu à peu sa conception de la vie s’était modifiée ; et ses Pensées sur la Religion, publiées, au lendemain de sa mort, par les soins d’un ami, contiennent la rétractation la plus formelle de son rationalisme d’autrefois. Romanes y reconnaît l’impossibilité pour la science d’atteindre à la réalité objective, et la nécessité pour l’esprit de suppléer par la foi aux lacunes de la science. Et la foi qu’il recommande n’est, point le simple déisme, mais la foi chrétienne, cette religion de l’Évangile « dont la divinité se prouve tout ensemble par l’histoire de son développement et par la sublimité de ses préceptes moraux. »

Ce sont les mêmes idées que soutient M. Balfour dans ses Fondements de la Croyance, mais avec une éloquence, une vigueur de logique, une autorité infiniment supérieures. Sur quoi il a beau répéter, à mainte reprise, que son intention n’est point de détruire, mais de fonder ; qu’il cherche seulement à concilier la science avec la foi et la raison avec l’autorité : on aperçoit tout de suite que la portée de son livre est avant tout critique, et on lui sait gré de déclarer la guerre, comme il fait, aux prétentions excessives de la science et de la raison. De là vient le grand succès de son livre ; et de la aussi la violence des attaques qu’il a eues à subir, dans les journaux et les revues, de la part des principaux représentants de l’esprit scientifique. Mais, outre que la violence de ces attaques est, jusqu’à présent, ce que j’y ai trouvé de plus remarquable, je ne puis songer à les analyser avant d’avoir brièvement indiqué le sujet et les arguments essentiels du livre même qui en est l’objet.

II

Les Fondements de la Croyance, notes pouvant servir d’introduction à l’étude de la Théologie : tel est le titre complet du livre de M. Balfour. Et l’auteur prend encore la précaution de nous expliquer, dans un avant-propos, que ce n’est pas à la théologie même, mais à « l’étude de la théologie » qu’il s’est proposé de nous préparer. Ce qu’il a voulu, en d’autres termes, c’est simplement rechercher si l’étude de la théologie est ou n’est pas, a priori, tout à fait déraisonnable ; si un homme de bon sens peut ou ne peut pas aborder l’étude d’une science qui repose sur l’autorité d’une révélation surnaturelle, et qui admet pour point de départ toute une série de mystères. Cela revient à se demander si l’univers où nous vivons contient en lui-même son explication, si la raison et la science suffisent à tous les besoins de la vie morale et pratique de l’humanité : car s’il en est ainsi, on comprend que toute théologie soit absolument superflue.

Or une grande école aujourd’hui l’affirme ; et c’est à elle que s’en prend M. Balfour, dès les premiers chapitres de son livre. « C’est, dit-il, une école qui m’est infiniment moins sympathique que celle des idéalistes, mais qui, sous des appellations diverses, compte un nombre formidable d’adeptes, et qui seule, en fin de compte, profite de tous les dommages que peut subir la théologie. Agnosticisme, positivisme, empirisme, tous ces mots ont été employés pour désigner la doctrine de cette école : et à tous ces mots je demanderai la permission de substituer celui de naturalisme. Au reste, le nom importe peu : et la doctrine de cette école est aisée à définir. C’est une doctrine suivant laquelle nous pouvons connaître les phénomènes et leurs lois, mais rien d’autre. Qu’il y ait ou non quelque chose d’autre, c’est ce que jamais nous ne pourrons savoir. Et quelle que puisse être la réalité du monde (à supposer que ce mot ne fût pas vide de sens), le monde que nous pouvons connaître, le seul qui existe pour nous, est le monde que nous révèle la perception, et qui forme la matière des sciences naturelles. »

Et M. Balfour, dans l’examen qu’il veut faire de ce naturalisme, commence par l’étude de ses conséquences pratiques, dont la première est, suivant lui, d’enlever toute valeur à la loi morale. « Kant, nous le savons, comparait la loi morale à la voûte étoilée du ciel, et les déclarait toutes deux également sublimes. La doctrine naturaliste la comparerait plutôt à ces organes de défense et d’abri que la nature a disposés sur le dos de certains insectes, et les déclarerait l’une et les autres également ingénieux. Mais comment espérer que la loi morale conserve son prestige aux yeux d’hommes si bien renseignés sur sa généalogie ? » Si nos sentiments moraux résultent simplement de l’évolution, s’ils ne sont que le résidu héréditaire de nécessités anciennes, tout homme raisonnable doit les tenir pour tels, et s’en affranchir dans la mesure du possible. Et si l’homme n’est pas libre, si tous ses actes sont déterminés, c’est l’idée du devoir moral qui perd alors toute signification.

Impuissant à fonder une morale, le naturalisme l’est encore à justifier la présence en nous des sentiments esthétiques. Notre raison même, si l’on admettait cette doctrine, ne serait rien de plus qu’un instrument de défense pratique, dans la lutte pour vivre. Si la raison, en effet, s’est constituée en nous, comme nos autres facultés, sous l’effet de l’évolution, la prétention qu’elle a de connaître et de comprendre est parfaitement insensée…

Mais je crains bien d’enlever à ces premiers chapitres, en les résumant comme je fais, la part principale de leur intérêt. Ce sont, de tout le livre de M. Balfour, ceux qu’on a le plus admirés : mais ils me paraissent valoir surtout par l’agrément du style, par la verve sans cesse renouvelée des images, par cet air de raillerie et de détachement qui constitue le ton particulier de M. Balfour dans la discussion philosophique, Le chapitre qui traite de l’esthétique, en particulier, contient des digressions sur l’histoire de la musique, et sur l’éducation musicale du public anglais, qui mériteraient à elles seules ; de tirer hors de pair le livre où elles se trouvent. Mais elles ne s’y trouvent vraiment que par manière de hors-d’œuvre : et il faut bien reconnaître que, pour le fond des idées, M. Balfour ne dit rien, dans ces premiers chapitres, qu’on n’ait dit déjà maintes fois avant lui. Les objections qu’il tire, contre le naturalisme, de ses conséquences pratiques, sont les mêmes qu’en tiraient déjà, au collège, nos professeurs de philosophie.

Aussi bien M. Balfour est-il trop métaphysicien pour juger d’un système sur ses conséquences pratiques ; et il nous le fait bien voir aux chapitres suivants. Ce n’est plus cette fois aux conséquences du naturalisme qu’il s’en prend, mais à son principe même. En quelques pages d’une originalité et d’une pénétration singulières, il s’efforce de démontrer l’inanité radicale d’une doctrine qui ne veut reposer que sur l’expérience scientifique. Non seulement toute expérience vraiment « scientifique » est à jamais impossible ; non seulement il est certain que nos sens nous trompent, et que toute science fondée sur eux se condamne à n’être qu’erreur ; mais il n’y a point de trace dans la nature de cette soi-disant fixité que la science prétend y avoir trouvée. « Bien loin d’affirmer, si on la réduit à elle-même, l’existence d’un monde, où toutes choses petites et grandes se reproduisent toujours suivant un ordre invariable, notre expérience quotidienne nous affirme absolument le contraire. Certes il y a des régions de l’expérience où cette régularité nous apparaît ; ainsi le jour succède toujours à la nuit, l’automne à l’été ; mais même dans les faits de cet ordre, personne ne serait en droit de conclure de son expérience personnelle à une succession constante et invariable. Et quand nous en venons à des phénomènes plus complexes, ce n’est plus la régularité, c’est l’irrégularité de la nature qui nous frappe, dans notre expérience. Jamais en tout cas cette expérience ne nous permettrait de découvrir, sous la succession des phénomènes, la présence d’une loi… Et si nous croyons fermement à l’existence de lois dans le monde, ce n’est point à cause de notre expérience, mais en quelque sorte malgré elle, et parce que nous apportons à l’interprétation de notre expérience une croyance préconçue dans la loi de causalité. »

L’idéalisme transcendantal, qui n’admet d’autre réalité que le moi, s’accorderait bien mieux que le naturalisme avec la raison et même avec l’expérience. Mais d’autre part il est impossible, à force même d’être conséquent : car, lorsqu’il a affirmé que le moi est l’unique réalité, et que le non-moi n’est que son reflet, il n’a plus ensuite qu’à se taire. Et pour ne plus se poser que dans le domaine de l’apparence, le problème de la relation du moi avec le non-moi, le problème de notre devoir et de notre destinée n’en réclame pas moins une solution.

Il ne faut pas songer enfin à doubler l’empirisme d’un soi-disant rationalisme, qui complèterait les résultats de l’expérience par les résultats du sens commun et de la raison. Et M. Balfour raille, à ce propos, l’ingénuité des théologiens qui prétendent concilier la religion avec la science, en faisant commencer l’une, simplement, au point où l’autre s’arrête : car si l’on attribue aux résultats de l’expérience scientifique une valeur absolue, le premier de ces résultats doit être de condamner toute théologie. « Au théologien qui lui proposerait une religion naturelle pour compléter sa connaissance de l’univers, le naturaliste conséquent répondrait qu’il n’a nul besoin de rien de pareil : que d’arguer de l’existence de causes dans le monde à l’existence d’une cause première hors du monde est un procédé logique extrêmement suspect, moins suspect encore, toutefois, que celui qui consisterait à arguer du caractère de ce monde à la bonté de son auteur ; mais que, au surplus, ce sont là des sujets dénués d’intérêt, attendu que le Dieu ainsi inféré a terminé son unique tâche le jour où il a mis en mouvement sa vaste machine de causes et d’effets. Mais si ensuite le théologien offrait au naturaliste une religion révélée, le naturaliste devrait lui répondre que la valeur d’une révélation ne se prouve point par des arguments historiques, que l’expérience ne permet d’admettre ni l’origine surnaturelle d’une révélation ni la réalité des miracles qui l’affirment, et qu’enfin ce sont là des fables pour amuser les enfants. »

M. Balfour en vient alors à ce qui fait l’objet principal de son livre. Il essaie d’établir que ce n’est pas seulement l’expérience et la science, mais la raison elle-même qui échouent à nous fournir une explication satisfaisante de l’univers où nous vivons. Le long chapitre qu’il consacre à l’analyse de la raison est incontestablement le meilleur de tout l’ouvrage : et je regrette de ne pouvoir y insister comme je le voudrais. Non seulement, d’après M. Balfour, la raison n’a aucun droit à tenir dans la vie de l’esprit le rôle qu’elle prétend y tenir, mais il est faux que son rôle y soit vraiment essentiel. L’autorité, que la raison se pique de remplacer, c’est l’autorité qui est au fond de notre pensée comme de nos actions. « Nous ne devons pas oublier que c’est à l’autorité, et non pas à la raison, que nous devons toutes nos idées religieuses, morales et politiques ; que c’est elle qui nous fournit les prémisses du raisonnement scientifique ; que c’est elle qui dirige l’humanité dans sa vie sociale. Et si je ne craignais d’effaroucher mon lecteur par une expression un peu paradoxale, j’ajouterais que la qualité par laquelle nous nous élevons le plus au-dessus de la brute, ce n’est point notre aptitude à convaincre ou à être convaincus par l’exercice de la raison, mais plutôt notre aptitude à subir l’influence de l’autorité et à la faire subir. » Et quant au rôle de la raison, voici, d’après M. Balfour, en quoi il consiste « J’ai lu quelque part que, dans la machine à vapeur, telle qu’elle était à l’origine, il y avait un homme spécialement chargé d’ouvrir la soupape par où la vapeur entrait dans le cylindre. Il était tenu de tirer un cordon, à des intervalles déterminés. Et j’ai l’idée que, jusqu’au jour où son emploi fut décidément supprimé, cet homme devait en être très fier, et se considérer comme la partie la plus importante de la machine, simplement parce qu’il en était la seule partie rationnelle. » Nous ressemblons tous à cet ouvrier. Nous sommes fiers de notre raison, et nous croyons ingénument qu’elle dirige toute notre vie ; tandis qu’en réalité la part de notre raison personnelle dans notre vie se réduit à fort peu de chose. Parmi toutes nos idées, en est-il une seule qui nous vienne directement de nous-mêmes, que nous ayons acquise, développée, contrôlée, sans le secours d’une autorité étrangère ?

Ce chapitre sert de conclusion à la partie critique du livre de M. Balfour ; et nous assistons dans les chapitres suivants à un essai de reconstruction positive. Car M. Balfour estime que l’esprit humain ne saurait se passer d’un système philosophique, d’une doctrine d’ensemble touchant les origines et la fin des choses. Mais le système idéal doit donner une satisfaction égale à tous les besoins naturels de l’esprit, puisque aussi bien toutes nos croyances, d’où qu’elles nous viennent, ont pour nous une égale valeur. « L’erreur des systèmes naturalistes, fondés sur la science et la raison, a été d’admettre a priori et comme une vérité manifeste, que les croyances scientifiques et rationnelles étaient non seulement différentes de nos autres croyances, mais leur étaient encore supérieures ; qu’elles seules étaient dignes d’être prises en considération, au détriment, par exemple, de nos croyances esthétiques et morales ; que les lois scientifiques étaient les seules vraies, les méthodes scientifiques les seules efficaces. »

Il s’agit donc de créer un système capable de donner satisfaction à tous nos besoins et à toutes nos croyances. Et d’abord ce système aura d’autant plus de chance d’être parfait qu’il craindra moins de s’élever au-dessus de l’apparence sensible et de l’expérience ordinaire. C’est par la hardiesse de leurs généralisations que Leibniz, Kant, Hegel, aujourd’hui encore, nous paraissent si grands. « Et la chose est vraie, même en ce qui touche Spinoza. Les philosophes, en vérité, ne peuvent guère trouver leur compte dans sa méthode ni dans ses conclusions. Ils ont vite fini d’admirer la soi-disant rigueur mathématique de ses déductions ; et sa théorie de la nature, une nature si différente de celle des sciences physiques, que nous n’avons guère de surprise à la voir identifiée avec Dieu ; et son Dieu, un Dieu si différent de celui de la théologie que nous trouvons tout naturel de le voir confondu avec la nature ; et sa liberté, qui est en même temps une nécessité ; et sa volonté, qui n’est autre chose que l’intelligence ; et son amour, dont il fait une adhésion raisonnée ; et son univers, d’où il a banni tout ce qui pouvait le rendre vivant. Depuis deux cents ans qu’il a été publié, son livre n’a point converti deux cents personnes. Et pourtant il continue à intéresser, à passionner le monde. Pourquoi ? non pas à coup sûr pour la valeur de ses affirmations, ni pour ce qu’il peut avoir d’hérétique et d’antireligieux. Ne serait-ce point plutôt parce que, en dépit du caractère positif de sa théorie, Spinoza nous apparaît doué d’une imagination religieuse, qui perce jusqu’à nous à travers la sécheresse de ses théorèmes, qui lui permet de chercher la vérité au plus loin possible de l’expérience habituelle, qui finit même par lui inspirer pour sa Substance, inactive, impersonnelle, immorale, un sentiment qui ressemble fort à l’amour de Dieu ? »

On pourrait s’étonner, après cela, que la première condition d’un système idéal ne soit point dans son accord avec la réalité. Mais c’est que la réalité, à y bien réfléchir, est un mot vide de sens. Non seulement, il nous est impossible d’atteindre directement la véritable nature des choses, mais il n’y a pas une notion si simple ni si positive qui n’apparaisse aux divers esprits sous des aspects différents. « À entendre certaines personnes, on croirait que la partie éclairée de l’humanité, — c’est-à-dire ces personnes elles-mêmes et celles qui ont le bonheur d’être de leur avis, — jouissent d’une connaissance précise de la réalité. Et cependant, à l’exception des vérités mathématiques, il n’y a absolument rien au monde que nous puissions nous flatter de connaître ni de comprendre tout à fait. Ni dans nos idées sur nous-mêmes, ni dans nos idées sur autrui, ni dans nos idées sur la matière, ni dans nos idées sur Dieu, il n’y en a une seule qui soit autre chose qu’une croyance, et une croyance approximative, sujette à l’erreur par tous les côtés ». Et la force des grandes croyances de l’humanité leur vient précisément de ce qu’elles sont inexplicables. Voyez, par exemple, la supériorité des premiers dogmes chrétiens sur ceux que la scolastique a essayé d’y joindre. Voyez combien toute tentative d’explication de ces dogmes chrétiens a eu pour effet de les rendre moins forts. Qu’il s’agisse de faits particuliers, ou de lois morales, ou de mystères religieux, toute croyance est d’autant plus solide qu’elle échappe davantage à l’explication. À cette seule condition, elle peut valoir pour tous les temps et pour tous les esprits.

C’est d’ailleurs ce que les philosophes ont toujours compris ; et il n’y en a aucun qui, dans son système, n’ait réservé une part à l’inexplicable. M. Spencer lui-même la lui a réservée : mais il a ensuite gâté son système en attribuant à la science une portée que ses prémisses ne permettaient point de lui attribuer « Personne n’est tenu à explorer les principes premiers ; mais ceux qui l’ont spontanément entrepris n’ont pas le droit ensuite de reculer devant leurs conclusions. Et si parmi ces conclusions on a trouvé la nécessité d’un certain scepticisme à l’égard de la science, on n’améliore pas la situation, mais, au contraire, on l’empire, en feignant ensuite de l’avoir oublié, M. Spencer nous affirme que douter de la science, “c’est comme si l’on refusait d’admettre que le soleil éclaire”. Or, il résulte des principes mêmes de M. Spencer que le soleil n’éclaire pas. Car de dire qu’il éclaire, c’est supposer la compréhension de notions telles que la matière, le temps, l’espace, la force, que M. Spencer déclare incompréhensibles ; et M. Spencer nous apprend, en outre, que “ce que nous appelons les propriétés de la matière ne sont rien que des agents extérieurs, à jamais inconnus et inconnaissables”. De telle sorte que, ou bien le soleil est une affection subjective, auquel cas on ne saurait dire qu’il éclaire, ou bien il est inconnu et inconnaissable, auquel cas le plus sage serait de n’en point parler. »

Il ne reste donc qu’à chercher un système assez complet pour donner satisfaction à tous les besoins de notre âme, et assez général pour pouvoir être admis de tous les esprits. Ce système parfait, c’est, d’après M. Balfour, le déisme, sous la forme particulière de la doctrine chrétienne. Lui seul répond à nos sentiments esthétiques, religieux et moraux ; et lui seul, par surcroît, légitime notre science et notre raison, dans les limites où celles-ci peuvent avoir leur emploi.

III

Tel est, dans ses lignes principales, cet ouvrage de M. Balfour ; et il ne me reste plus maintenant qu’à signaler brièvement quelques-uns des articles que lui a consacrés la critique anglaise. Aucun de ces articles, à dire vrai, ne mériterait d’être signalé pour la profondeur ni la nouveauté des vues qu’il contient : à peine si dans quelques-uns j’ai trouvé la trace d’un effort pour apprécier, d’une façon désintéressée, l’ensemble de la thèse si éloquemment soutenue par M. Balfour. Mais, à défaut d’une réelle valeur philosophique, ces articles m’ont, paru offrir un intérêt d’un autre ordre : ils constituent un précieux document psychologique, attestant une fois de plus combien il est désormais difficile à un honnête homme de parler librement et de se faire entendre.

Car parmi les nombreux écrivains de tout genre qui ont répondu à M. Balfour, dans les revues anglaises, personne ou à peu près ne s’est même avisé que peut-être M. Balfour, avait sérieusement réfléchi aux questions qu’il traitait, ni que ces questions étaient sérieuses, et méritaient qu’on y réfléchît. Chacun a seulement vu dans son livre le point particulier qui le touchait personnellement, et ne lui a répondu que sur ce seul point. Les uns ont relevé telle phrase, les autres telle autre : et plusieurs se sont contentés de répondre un peu au hasard, sur la simple présomption qu’on les avait attaqués. Ainsi la plupart de ces soi-disant réponses sont plutôt quelque chose comme des protestations. Les savants ont protesté au nom de la science, les théologiens au nom de la théologie, les métaphysiciens au nom de la métaphysique. Mais je ne vois presque personne qui ait essayé de comprendre, et de prêter d’abord à l’auteur l’attention qu’il sollicitait.

Voici, par exemple, M. Robertson, directeur de la Free Review. M. Robertson fait profession d’athéisme en philosophie, de radicalisme en politique : le livre de M. Balfour ne pouvait donc lui plaire. « Le plan de M. Balfour, dit-il, est de maintenir en politique les lignes les plus négatives, et de rejeter comme chimérique tout espoir de progrès ; tandis qu’en religion il s’ingénie à découvrir des prétextes pour conserver les croyances les plus chimériques et pour repousser toute critique négative. Ce qu’il appelle l’inspiration n’est chez lui qu’un instinct spontané d’opposition à tous les mouvements de la pensée qui menacent les privilèges de sa caste ; mais quiconque a considéré le développement de sa vie devine aussitôt que sa tactique religieuse est aussi calculée que sa tactique parlementaire. Il serait intéressant de demander une bonne fois à M. Balfour si lui-même croit sincèrement à la religion qu’il nous vante. »

Voici M. Huxley, le père de l’agnosticisme. Il a vu que M. Balfour confondait les agnostiques avec les positivistes et les empiristes, sous la désignation collective de naturalistes. Et il proteste contre cette confusion ; après quoi il cherché querelle à M. Balfour sur d’autres termes mal employés ; après quoi il lui reproche de ne rien entendre aux sciences naturelles. Le tout entremêlé de considérations personnelles et de plaisanteries dont la plus drôle consiste à dire que « le prisonnier du Vatican réalise l’idéal du parfait prisonnier, tel que peut le concevoir la philanthropie moderne, car il vit entouré du confort et du luxe les plus raffinés. »

Voici M. W. Wallace, professeur de philosophie à l’Université d’Oxford. Celui-là ne pardonne pas à M. Balfour d’avoir empiété sur son domaine, et, n’étant point métaphysicien, d’avoir osé parler de métaphysique. Et il faut voir sur quel ton supérieur il le lui reproche. « M. Balfour, dit-il, habite apparemment un milieu psychologique qui lui défend de se mettre au courant des problèmes qu’il traité. Il a la bonté de nous dire que par certains termes il entend certaines idées : c’est sans doute qu’il se figure le monde spéculatif comme un désert, où chacun est libre de s’installer à sa guise. » — « Je ne suivrai pas M. Balfour, dit-il encore, dans le chapitre qu’il a consacré à l’idéalisme transcendantal. Il l’a lui-même fait imprimer en petits caractères, donnant à entendre par là que ce chapitre ne saurait convenir à la moyenne des lecteurs. Et si les observations de M. Balfour sont d’une lecture difficile, que serait-ce de celles d’un homme dont les yeux ont fini par s’acclimater aux ténèbres de la caverne de l’Idéalisme ? »

Laissons donc M. Wallace dans sa caverne. Mais voici que se lève contre M. Balfour un nouvel adversaire, un prêtre, un théologien, le principal Fairbairn. Il reproche à M. Balfour d’avoir voulu fonder la croyance sur le scepticisme, et d’avoir nui aux intérêts de la théologie, qu’il se proposait de servir. « Je le comparerais, dit-il, à l’aveugle Samson se sacrifiant soi-même pour pouvoir en même temps ensevelir ses ennemis sous les ruines du temple. » Car M. Fairbairn n’admet pas que les vérités de la religion soient inexplicables ; ou plutôt il n’admet pas qu’on dise si haut qu’elles le sont, considérant le doute comme un mal contagieux, et qui aurait vite fait de passer du domaine de la science à celui de la foi.

Le Révérend Martineau, qui est unitarien, regrette que M. Balfour ait attaché la même importance au dogme de l’Incarnation qu’à celui de la Rédemption. M. G. W. Steevens, dans la New Review, lui reproche d’avoir admis la foi en Dieu comme une croyance nécessaire. Mais je n’en finirais pas à vouloir signaler toutes ces réponses, dont aucune, comme on voit, n’atteint la thèse de M. Balfour dans ce qu’elle a d’essentiel. Elles prouvent seulement, par leur nombre même, et leur diversité, l’importance d’un ouvrage qu’elles affectent, pour la plupart, de ne pas prendre au sérieux, mais qui, avec tout cela, ne peut manquer, suivant l’expression de l’archidoyen Farrar, « de valoir à son auteur la reconnaissance de toute personne sincèrement soucieuse des véritables intérêts de l’humanité ».

V. Écrivains russes

I. Une correspondance d’Ivan Tourguenef

« L’âme d’autrui, disait Tourguenef, est une forêt profonde. » L’âme de Tourguenef était, elle aussi, une forêt profonde ; mais, par un étrange phénomène psychologique, personne ne semble s’en être avisé avant la mort de ce grand écrivain. Les plus intimes amis de Tourguenef, aussi longtemps qu’il a vécu, n’ont rien vu en lui qu’une façon de bon géant, très intelligent, très instruit, d’une obligeance infatigable, et joignant à la faculté de savoir parler la faculté plus rare de savoir écouter. Son âme leur serait apparue plutôt comme un grand jardin où chacun pouvait entrer et se promener à son aise. Mais à peine était-il mort que derrière le clair jardin on a vu la forêt, une de ces noires et mystérieuses forêts des pays du Nord, où c’est peine perdue de vouloir pénétrer. On s’est aperçu que cet homme si simple était infiniment compliqué, que ce que l’on prenait chez lui pour de la confiance n’était que pure politesse, et que, tout en se livrant à ses amis, il n’arrêtait pas de les mépriser.

Telle est du moins l’opinion que paraissent se faire aujourd’hui, sur Ivan Tourguenef, ceux qui l’ont connu à Paris ; et vous les entendrez s’indigner, à cette occasion, de l’hypocrisie, de la duplicité slaves ; tout cela, simplement, parce qu’il a plu à je ne sais quel reporter de publier, après la mort de Tourguenef, de soi-disant conversations qu’il aurait eues avec lui ! Mémorable exemple de l’importance des potins dans la littérature ! Car ce n’est pas seulement sur la mémoire de Tourguenef, c’est aussi sur ses romans et ses contes qu’est retombé le poids de ces révélations posthumes plus ou moins fantaisistes. Scandalisés d’apprendre qu’il ne les avait pas admirés aussi profondément qu’ils l’avaient supposé, ses amis ont fait le silence autour de son nom. Et le public s’est éloigné de lui, et ceux mêmes qui le lisent encore gardent à son endroit une invincible méfiance. Ce Slave, qui a passé sa vie à se moquer de ses amis, rien ne prouve qu’il ne l’ait point passée, pareillement, à se moquer de ses lecteurs !

Toujours est-il que, dans la récente distribution de gloire qui s’est faite chez nous aux grands écrivains de sa race, Tourguenef, à peu près seul, semble avoir perdu ce que les autres gagnaient. Et cependant, c’était l’un des plus grands. Et nous avions de son œuvre des traductions excellentes, écrites, pour la plupart, sous sa direction. Et son œuvre elle-même semblait faite pour nous. De toutes celles des écrivains russes, elle était à la fois la plus russe et la plus française : car on eût dit que Tourguenef voyait mieux sa patrie à mesure qu’il s’accoutumait davantage à la voir de loin ; et à mesure qu’il la voyait mieux, il mettait plus de clarté, plus de précision, plus d’élégance à nous la décrire. Aucun de ses compatriotes n’a créé des types aussi essentiellement russes ; aucun non plus ne s’est autant rapproché, pour la composition et le style, du vieil idéal classique de l’esprit français. Et avec tout cela, personne, ou à peu près, ne s’avise plus présentement, de le lire.

Ses compatriotes, heureusement, lui sont restés plus fidèles. Ils ne se fatiguent point de le lire et de l’admirer. Mais on dirait, qu’eux aussi, tout en l’admirant, se déshabituent de l’aimer. Voici qu’ils parlent de lui, dans leurs journaux et leurs revues, avec un mélange de respect et de sévérité. Ils ne lui reprochent plus, comme jadis, d’être un occidental et de mépriser son pays : ils voient trop combien toute sa vie il est resté Russe, passionnément attaché à sa terre natale, n’ayant de sympathie et de sollicitude que pour les destinées de sa race. Mais ils lui reprochent d’avoir été égoïste, vaniteux, d’avoir eu ainsi mille petits travers d’homme de lettres qui ne doivent pas être plus rares, pourtant, à Saint-Pétersbourg qu’à Paris. Peut-être eux-mêmes ne savent-ils pas, au fond, ce qu’ils ont à lui reprocher. Mais il est incontestable que Tourguenef a depuis quelque temps en Russie ce que nous appelons une mauvaise presse ; et je crois bien qu’en Russie comme chez nous, c’est à des souvenirs d’amis, à des médisances de confrères, à toute sorte d’indiscrétions posthumes, qu’il doit d’être jugé avec tant de rigueur.

Le pauvre grand romancier n’a eu cependant qu’un seul tort, le plus excusable de tous et le plus touchant : il a trop voulu être aimé. Toujours, depuis ses années de jeunesse, un impérieux instinct l’a poussé à se gagner partout des amis. L’admiration ne lui suffisait pas : il avait besoin d’une affection plus proche et plus tendre. De là, durant la première partie de sa vie, son empressement auprès des hommes célèbres de son pays et du nôtre ; de là, plus tard, ses infatigables avances aux jeunes écrivains. C’est tout cela qu’on lui reproche aujourd’hui ; on l’accuse d’avoir été hypocrite et servile, tandis qu’il a simplement cherché toute sa vie à se sentir aimé. Et si vraiment il lui est arrivé de médire de personnes qu’il paraissait aimer, c’est encore, j’en suis sûr, parce qu’il avait besoin, à tout prix, d’amitiés nouvelles. Il avait cet étrange et fâcheux privilège, de pouvoir juger librement, impartialement, avec un sang-froid inaltérable, les hommes et les choses qui, par ailleurs, lui étaient les plus chers. Son esprit restait indépendant de son cœur ; et l’ardeur de sa sympathie ne mettait pas de limite à sa clairvoyance. C’est ce qui lui a permis de donner aux personnages de ses contes une vie si intense et si singulière : il les aimait d’autant plus qu’il était plus frappé de leurs vices et de leurs ridicules ; de telle sorte qu’il pouvait nous les faire aimer sans nous rien cacher de ce qu’ils étaient. Mais dans la vie privée, cette clairvoyance ne pouvait manquer d’avoir des suites funestes, chez un homme, surtout, aussi passionnément tourmenté du désir de plaire.

Ce n’est point le manque, mais plutôt l’excès d’abandon qui fut la grande faute d’Ivan Tourguenef. Il s’est vraiment trop livré, et à trop de gens. Il a trop oublié que ses amis n’avaient point, comme lui, le pouvoir d’aimer à la fois et de mépriser. Mais du moins, s’il a trop voulu être aimé, il n’a été ni un menteur, ni un hypocrite. Son, âme était, comme toutes les âmes, une forêt profonde ; mais c’était une belle forêt, toute plantée de grands arbres où chantaient les oiseaux. Et qu’importe, après cela, si, parmi les arbres, quelques folles herbes poussaient, pêle-mêle avec les buissons et les fleurs sauvages ?

 

Je ne veux point d’autre preuve de la parfaite loyauté de l’âme de Tourguenef que les quarante-deux lettres écrites par lui, de 1852 à 1857, à Serge Timoféevitch Aksakof et à ses fils, et qui ont été récemment publiées dans le Messager d’Europe. Lorsque fut annoncée en Russie la publication de cette correspondance, chacun s’attendit à y trouver de nouveaux traits de malice, des observations satiriques sur les hommes et les choses, des doléances et des récriminations. Et je ne puis assez dire combien on fut déçu. Les lettres de Tourguenef débordent uniquement de bonté, de sympathie, de sollicitude passionnée pour son pays et pour ses amis. C’est en cela, surtout, que consiste leur intérêt : car ce sont de vraies lettres, la plupart très courtes, et écrites manifestement sans la moindre prétention littéraire. Mais Tourguenef y parle de lui-même avec tant de franchise, et de ses amis avec tant d’amitié, il est si simple, si cordial, si désintéressé, que tous ceux qui admirent son génie trouveraient dans ces lettres à l’admirer davantage. Serge Aksakof était, comme Tourguenef, tout ensemble un chasseur et un écrivain. Il écrivait des romans, des études critiques, des souvenirs, il dirigeait une revue ; et, dans les intervalles de ses travaux littéraires, il chassait. Il aimait aussi la pêche ; c’était un premier point sur lequel il ne se rencontrait pas avec Tourguenef. Un autre point les séparait, l’opposition de leurs vues sur la destinée de la Russie. Aksakof était un ardent slavophile, ennemi de toute introduction en Russie de mœurs et d’idées de notre Occident. Tourguenef, au contraire, avait toujours aimé l’Occident, et toujours avait rêvé pour son pays une constitution libérale dans le genre des nôtres. Mais, pour ne point penser de la même façon, Tourguenef et Aksakof n’en étaient pas moins d’excellents amis. À chaque page de sa correspondance Tourguenef donne de nouveaux témoignages de son respect pour l’expérience, littéraire et cynégétique, de son correspondant. Il n’écrit pas un conte qu’il ne lui soumette, et il ne fait pas une battue dont il ne lui détaille le produit. Car ce n’est point par fantaisie d’homme de lettres qu’il a intitulé son premier livre : les Mémoires d’un chasseur ; durant tout son séjour en Russie il a été un vrai chasseur, plus préoccupé de ses fusils et de ses chiens que du succès de ses livres.

Le succès de ses livres, d’ailleurs, ne paraît pas, à cette époque, l’avoir préoccupé beaucoup. Mais ses lettres nous font voir avec quel soin, quelle patience, quel acharnement, il mettait au point chacun de ses ouvrages. Je comprends qu’il se soit attaché à Flaubert dès qu’il l’a connu : tous deux entendaient de la même façon le travail littéraire. Il y a, dans les lettres à Aksakof, des titres de romans en préparation qui reviennent pendant des années ; tantôt Tourguenef annonce qu’il est tout près de la fin, tantôt il se plaint d’avoir tout à refaire.

Je ne puis songer, malheureusement, à traduire en entier aucune de ces lettres. Elles sont trop remplies de détails personnels ; traduites séparément, elles risqueraient d’ennuyer. En voici du moins quelques passages, choisis çà et là, et qui se rapportent plus spécialement à des questions littéraires.

La plupart des lettres de 1852 et de 1858 sont écrites de la terre de Spaskoïe, dans le gouvernement d’Orel. C’était le domaine de Tourguenef, et celui-ci y demeurait par force, y ayant été relégué en 1852, après un mois de prison à Saint-Pétersbourg, pour avoir publié, à propos de Gogol, un article de revue un peu trop libéral. Tourguenef avait alors trente-quatre ans ; il venait de faire paraître ses Mémoires d’un chasseur, et s’inquiétait fort d’avoir sur ce livre l’opinion d’Aksakof et de ses deux fils.

L’opinion des Aksakof sur les Mémoires d’un chasseur ne semble pas avoir été extrêmement favorable. Tourguenef écrit à l’un d’eux, le 16 octobre 1852 ; « Merci de toute mon âme, mon cher Constantin Sergueivitch, pour votre bonne lettre. Je vous dirai tout franchement que je partage la plupart de vos idées sur mon livre : et ne croyez pas que je veuille vous faire montre de ma modestie : non, ce que vous m’écrivez, il y a longtemps déjà que je l’ai pensé. — Alors, me demanderez-vous, pourquoi avez-vous publié ces malheureux Mémoires ? — Je les ai publiés pour m’en débarrasser, pour m’alléger de cette vieille manière. Maintenant je suis libre. Aurai-je seulement la force d’aller de l’avant ? Voilà ce que je ne sais pas. La simplicité, le calme, la clarté et la précision des lignes, la conscience littéraire, tout cela n’est encore pour moi qu’un lointain idéal. Et c’est faute de sentir en moi les seules qualités qui désormais me plaisent, c’est faute de me sentir assez fort, que je ne me mets pas à ce nouveau roman, dont le sujet et les personnages s’agitent depuis longtemps dans ma tête. Et, d’autre part, je me demande si c’est bien la peine de se donner tant de fatigues, de faire tant d’efforts, de se nourrir de tant d’illusions » !

Le 16 janvier 1853, Tourguenef discute à son tour un article, nouvelle ment paru, de ce même Constantin Aksakof : « Nous nous conduisons avec l’Occident, dit-il, comme Vaska Bouslaïef, dans la chanson, avec la tête de mort : nous le repoussons du pied, et nous-mêmes… Vous rappelez-vous ? Vaska est monté sur la colline, et en arrivant là il s’est cassé le cou. Peut-être ferions-nous bien d’avoir un peu d’égard pour cette tête de mort. »

En 1854, Tourguenef est enfin rappelé de son exil. Il s’installe à Saint-Pétersbourg, et tout de suite il s’occupe de découvrir et de protéger de jeunes écrivains. Le 30 mai il annonce à Aksakof, comme un grand bonheur, la prochaine publication de la seconde partie des Souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeunesse, du comte Léon Tolstoï. Sans cesse, depuis lors, il sera question, dans ses lettres, du jeune Tolstoï : « Avez-vous lu, dans le Contemporain, l’article de Tolstoï sur Sébastopol ? écrit-il le 3 août 1855 ; je l’ai lu à table, j’ai crié Hourrah ! et j’ai bu un verre de champagne à la santé de l’auteur. » Puis, quelques mois après : « Tolstoï vient d’écrire une nouvelle : La Tourmente de neige. Vous la lirez dans le numéro de mars du Contemporain, C’est un vrai chef-d’œuvre ! »

Le 7 août 1854, Tourguenef annonce à son ami qu’il a reçu une traduction française des Mémoires d’un chasseur. Cette traduction se vend-elle encore ? Je ne saurais le dire, mais ce serait grand dommage qu’on ne la trouvât plus. Je n’en connais pas de plus extraordinaire. Le traducteur ne nomme pas même, sur le titre du livre, l’auteur qu’il traduit. Et je ne m’étonne pas que Tourguenef, se voyant traité de la sorte, en ait été d’abord un peu épouvanté. « Le diable sait, dit-il, ce que ce M. Ch… a fait de mon livre ! Il a ajouté des pages entières, il en a coupé d’autres, il a tout changé. À un endroit, par exemple, je dis : Je me suis enfui. Eh bien savez-vous comment cela est traduit dans le livre français ? Écoutez  : Je m’enfuis d’une course folle, effarée, échevelée, comme si j’eusse eu à mes trousses toute une légion de couleuvres commandées par des sorcières. Et tout est dans ce genre. »

Le 3 août 1855, Tourguenef promet à Aksakof de lui soumettre bientôt le manuscrit de son nouveau roman, Dimitri Roudine : « Dieu sait ce que vous allez en penser ! Aucun de mes livres ne m’a encore donné tant de peine et de souci. Et je suis loin d’avoir terminé ! Mais je me dis que, puisque nos pères les Pouchkine et les Gogol se sont fatigués à refaire dix fois leurs ouvrages, c’est donc une loi divine pour nous autres, les petits, de les imiter. Trop souvent il m’est arrivé de vouloir rédiger à la hâte ce que j’avais en tête, et il en est résulté une œuvre manquée ; mais désormais je me suis juré de ne plus recommencer » !

Enfin, dans les derniers mois de 1856, voici Tourguenef échappé de Russie. Il demeure à Paris, 206, rue de Rivoli. Et il dit bien qu’il s’y ennuie, mais on sent que déjà il projette de s’y installer tout à fait. « J’ai l’intention, dit-il, de faire ici la connaissance des écrivains français. Non pas que j’aie pour aucun d’eux une vive sympathie, ni que j’attende aucun profit de leur connaissance. Non, c’est pure curiosité, ou peut-être encore désir de m’instruire. Je vais essayer de voir beaucoup de choses et de gens, et de les bien voir, sans parti pris et sans prévention. »

Deux mois plus tard, en janvier 1857, Tourguenef est déjà devenu à moitié Parisien. « Mon cher et bon Serge Timofeévitch, écrit-il à Aksakof, ne mettez pas mon long silence sur le compte de la vie que je mène ici. Ce n’est pas le tourbillon de la vie parisienne qui m’a empêché de vous répondre plus tôt, mais simplement ma paresse. Paris, avec tout son éclat, peut bien faire tourner la tête à un jeune homme, ou encore à un vieillard ; mais je ne suis pas un vieillard, bien qu’il y ait Dieu sait combien d’années que je ne suis plus un jeune homme. Comme je vous l’avais annoncé, je me suis lié avec un grand nombre des écrivains d’ici, non pas avec les vieilles gloires, il n’y a rien à en tirer, — mais avec les jeunes, ceux qui vont de l’avant. Je dois vous avouer que tout cela est assez petit, prosaïque, vide et sans talent. Une agitation stérile, une complète inintelligence de tout ce qui n’est pas français, l’absence de toute foi et de toute conviction même en matière d’art, voilà tout ce que j’ai trouvé, de quelque côté que je me sois adressé. Les meilleurs d’entre eux sentent cela eux-mêmes ; mais ils se bornent à gémir et à murmurer. Nulle critique : une basse flagornerie pour tout et pour tous. Chacun reste assis dans son coin, travaille dans son petit genre, et encense son voisin pour en être encensé. Au milieu de ce petit tumulte, résonnent par instants, les voix défraîchies de Hugo, de Lamartine et de George Sand. Balzac est en train de devenir une idole : l’école nouvelle des réalistes se prosterne devant lui, comme elle se prosterne aussi devant l’accidentel, qu’elle prend pour le réel et le vrai ».

On pourra trouver bien sévère ce premier jugement de Tourguenef sur nos écrivains. Mais il ne faut pas oublier que c’est là un premier jugement, et que la différence était trop grande entre les mœurs littéraires de Moscou et celles de Paris pour qu’un auteur russe pût passer des unes aux autres sans un peu de surprise. Il ne faut pas oublier non plus que Tourguenef s’adressait à de fougueux slavophiles, qui ne lui auraient point pardonné une sympathie trop avouée pour les choses de l’Occident.

Ces quelques lignes sur Paris sont d’ailleurs les seules où il se soit départi de son indulgence ordinaire. Elles prouvent combien, sous son apparence de cosmopolite, le caractère slave était resté fort et tenace en lui. C’est, je crois, de tous les caractères, celui qui résiste le plus aux influences du dehors. J’ai connu des Anglais qui, à force de vivre éloignés de leur pays, avaient cessé d’être Anglais ; mais à travers toutes les éducations, sous tous les cieux, les Slaves conservent intact le tempérament de leur race. Les mots, les idées, la vie, gardent pour eux une signification spéciale.

Et je ne serais point surpris que Tourguenef se soit obstiné jusqu’au bout dans cette façon sévère de juger l’esprit français. L’éducation profondément russe qu’il avait reçue s’était jointe encore à son instinct naturel pour faire de lui, à jamais, l’opposé d’un cosmopolite. Élevé au Gymnase, puis à l’Université de Moscou, il y avait été accoutumé à considérer la Russie comme un monde séparé du reste du monde, un monde supérieur, et qui avait seul l’avenir pour lui. Il y avait été accoutumé aussi à regarder comme le premier devoir de tout écrivain de contribuer à la gloire et au bonheur de la patrie ; de sorte que toujours ensuite il a vu dans la littérature, non pas un simple jeu artistique, mais un moyen d’action politique et morale. Et puis il avait été nourri, par ses maîtres, de cette philosophie allemande de Schelling et de Hegel qui n’avait point manqué de lui donner, pour la vie, le goût des idées générales et des vastes systèmes. Comment aurait-il pu, ainsi préparé, juger avec plus d’indulgence des mœurs et des habitudes littéraires si nouvelles pour lui ? En Russie, il se faisait de la France mille rêves enchantés ; mais il lui suffisait de se retrouver à Paris pour qu’aussitôt toute son âme de Russe se rouvrit en lui.

II. Un bon socialiste

C’est le comte Léon Tolstoï qui est un bon socialiste. Il a d’ailleurs depuis longtemps l’habitude de bien faire tout ce qu’il fait.

On a raconté que dans sa jeunesse il s’était montré un étudiant assez peu traitable, fier de sa naissance, plein de mépris pour ses professeurs et la plupart de ses condisciples. On a même ; dit qu’il avait gardé au régiment cette humeur réservée et hautaine, comme d’un prince parmi des manants. Mais la porte de l’Orgueil vaut mieux, je crois, pour conduire à la sagesse que celle de l’Humilité : et il est sûr, en tout cas, que le comte Tolstoï a été un bon officier.

Pendant le siège de Sébastopol, il s’est offert à aller seul défendre un poste où il avait toutes chances d’être tué. Il a omis de noter cet épisode dans ses Souvenirs de Sébastopol ; il s’y occupe seulement, de rabaisser le courage militaire aux proportions d’un sentiment machinal et pour ainsi dire physique. Mais d’autres nous ont attesté son courage et son application, et l’estime que lui accordaient ses chefs. L’auteur de Guerre et Paix, au surplus, ne peut manquer d’avoir pris au sérieux son métier de soldat. Ses portraits de ce temps le font voir sanglé dans son uniforme, avec un pâle visage aux pommettes saillantes et de grands yeux un peu durs.

Il fut plus tard un bon écrivain. Aujourd’hui que s’est retiré le flot qui nous avait apporté d’un même coup la littérature russe tout entière, il nous est plus facile de comprendre comment, parmi tant d’œuvres curieuses ou touchantes, seuls les romans du comte Tolstoï sont des œuvres grandes, avec la profondeur, la variété, la sûreté classiques. J’ai vu naguère une photographie où le comte Tolstoï était représenté en compagnie des principaux écrivains de son pays. Il y avait là, je crois, Tourguenef, Goncharof, Alexis Tolstoï ; mais, en vérité, je ne puis dire qui il y avait, car le comte Tolstoï dominait tous les autres, debout, élégant et robuste, avec une singulière tristesse dans ses yeux à demi-fermés.

Un beau jour, il s’est senti atteint du mépris de la littérature. Il a interrompu un roman commencé, il s’est juré de ne jamais plus écrire pour l’amusement du monde. Et en cela encore, je ne puis m’empêcher de penser qu’il a bien fait. Car assez d’hommes travaillent sans répit à amuser le monde, qui n’ont point senti l’atteinte du mépris de la littérature, ou tout au moins de la leur ; et quand ceux-là manqueraient, l’humanité a produit assez d’œuvres depuis Homère pour suffire à l’amusement du monde pendant les siècles des siècles.

On nous a fort mal renseignés sur ce qu’est devenu le comte Tolstoï pendant les années qui suivirent. Ce n’est pas qu’on se soit fait faute de nous en parler. On nous a dit qu’il s’habillait en moujik et occupait ses journées à fabriquer des souliers ; mais on nous a dit aussi que cela n’était pas vrai, et qu’il demeurait à Moscou, oisif et vêtu de beau drap comme vous et moi. On nous l’a montré distribuant sa fortune aux pauvres, mais aussi gardant sa fortune pour lui, sans même refuser de l’accroître du produit de ses livres.

Ses derniers livres non plus n’étaient pas pour nous bien renseigner. Les doctrines y étaient confuses, chimériques, embarrassées encore d’un christianisme matérialiste dont nous ne voyions pas la portée. Si bien que nous avons fini par nous fatiguer de cet apôtre sans mission. Il fournissait sans cesse à M. Halpérine de nouvelles occasions de consulter nos célébrités nationales sur les trois problèmes du vin, de l’amour et du tabac ; mais nous nous imaginions qu’à cela se bornait toute sa charité. Et parce qu’il s’était juré de ne plus amuser le monde, nous estimions que ce n’était pas une raison pour se mettre, comme il faisait, à l’ennuyer indéfiniment.

Mais depuis quelques mois la situation a changé. Le comte Tolstoï a trouvé sa mission, ou plutôt il a trouvé cette fois une mission si grande que l’Europe entière n’a pu s’empêcher de le voir à l’œuvre.

 

Aux premières nouvelles de la famine, le comte Tolstoï a quitté sa maison avec ses deux filles et trois de ses fils. Il s’est rendu dans les districts où le fléau sévissait, et voici trois mois qu’il n’en est pas sorti. Habillé en moujik pour de bon, avec, sous sa pelisse, une blouse nouée à la ceinture, les pieds chaussés de grosses bottes et les mains couvertes de moufles, voici trois mois qu’il court de village en village, construisant partout des baraques de bois où il fait transporter des vêtements et des vivres. Il installe des fourneaux, prépare lui-même du thé, de la soupe aux choux. Après quoi il appelle tous les habitants du village : il les répartit en trois classes, les enfants et les femmes, les vieillards, les hommes valides ; et à tour de rôle, il leur distribue les rations. Puis, quand il a fini, il charge un de ses enfants, ou bien une femme du village, de continuer tous les jours comme on lui a vu faire ; et il va au village voisin. Songez que c’est l’hiver, un hiver de Russie ; et, par des routes de boue et de neige, voyez-le marcher seul sous la nuit tombante, ce vieillard de soixante-cinq ans !

À lui seul il nourrit un peuple. C’est qu’il fait des miracles. Il a d’abord converti sa femme qui, l’été dernier, se plaignait encore à miss Hapgood des excentricités de son mari, et qui maintenant, installée à Moscou, n’a plus d’idée que pour recueillir des secours. — « Je me trouvais chez la comtesse, écrit un journaliste russe, le jour où a paru dans la Gazette son appel à la charité publique. J’ai vu des gens de toute condition entrer dans la maison, s’incliner devant les images saintes, déposer des billets de banque sur la table et s’en aller sans rien dire. Tout de suite là table s’est couverte de billets. On a recueilli plusieurs milliers de roubles dans cette première journée. »

Les roubles arrivent toujours. Ils arrivent de tous les coins de la Russie, ils arrivent aussi d’Amérique et d’Angleterre. Le comte Tolstoï a beau dire aux Anglais qu’ils ont des affamés chez eux et qu’ils devraient l’imiter dans leur pays au lieu de lui envoyer l’argent. Les Anglais trouvent plus commode de lui envoyer de l’argent, et les roubles arrivent toujours.

Ainsi le comte Tolstoï poursuit son œuvre. Le froid et la fatigue ne sont pas les seuls dangers qu’il ait à craindre. Toutes les menues autorités du pays, les popes et les fonctionnaires, sont indignées de sa conduite. Les popes l’accusent de distribuer aux moujiks l’athéisme et la libre pensée, sous les espèces du pain noir et de la soupe aux choux. Les fonctionnaires l’accusent de se passer d’eux. La Gazette de Moscou réclame contré lui les peines les plus sévères parce qu’il a parlé de constituer une Société privée pour répandre les secours. Mais les menaces ne l’intimident pas, et il poursuit son œuvre.

 

Son œuvre de nourricier, son œuvre aussi de prédicateur. Ce n’est pas qu’il fasse payer aux moujiks le pain qu’il leur donne en les forçant à écouter ses professions de foi. Il ne leur dit rien, il se contente de les nourrir, comme il sied à un bon socialiste. Mais, sous l’effet des circonstances, sa doctrine sociale s’est précisée ; ses idées sont devenues plus pratiques au contact de l’action, et les articles qu’il publie depuis trois mois dans la Niediela, la Gazette russe et le Daily Telegraph contiennent un système complet de morale socialiste, dont à peine on pouvait saisir des fragments épars dans Ma Religion, et la Sonate à Kreutzer.

Voici, autant qu’il m’a semblé, les trois points essentiels de ce système :

1° L’idéal social n’est pas, comme le croient les socialistes, de multiplier les lois, mais de supprimer les lois. Les lois sont la grande cause du mal dans l’humanité. Elles produisent les fonctionnaires, qui sont une espèce fâcheuse. Elles produisent surtout l’habitude de compter sur elles, tandis qu’il n’y a de bonheur solide que celui qu’on se fait à soi-même. Et en attendant qu’on puisse supprimer les lois, il faut que chacun essaie de s’en passer dans la mesure du possible. L’assistance légale, l’organisation légale du travail, par exemple, demeurent stériles lorsqu’elles ne sont pas funestes ;

2° Les lois agissent sur les hommes par le dehors, en réglant leur conduite extérieure. Or, une telle action est vaine, car il n’y a que le dedans qui importe, c’est-à-dire l’âme, ses désirs et ses sentiments. Avant de donner à l’humanité une nouvelle condition sociale, il faut refondre l’âme humaine, la débarrasser peu à peu de tous ceux de ses besoins qui ne peuvent pas être satisfaits. La révolution sociale doit être avant tout une affaire d’éducation ;

3° Enfin le but à poursuivre n’est pas l’élévation des petits, mais l’abaissement des grands. Pour que l’humanité soit heureuse, les lettrés doivent oublier la science, et les riches renoncer à leur fortune : à cela doit tendre la future éducation sociale. Car ce n’est point de l’intelligence ni de la richesse que vient le vrai plaisir : le moment est prochain où l’intelligence et la richesse apparaîtront comme des sources de malheur. Il faut que l’humanité arrive à comprendre que ce n’est point de savoir ni de posséder qui peut la rendre heureuse, mais bien de ne désirer que ce qu’on peut atteindre sans mécontenter son voisin. Pareillement Pascal a dit : « Abêtissez-vous », et Jésus-Christ : « Heureux les pauvres d’esprit ! »

Tel est, dans ses grandes lignes, le socialisme du comte Tolstoï : c’est, comme on le voit, un socialisme anarchiste exactement opposé au collectivisme de Karl Marx et des socialistes allemands. Et ceux-ci ne manquent pas à se divertir d’une doctrine aussi chimérique, aussi peu en accord avec l’esprit de la science.

Qu’ils y prennent garde, cependant, car il me semble que l’anarchisme du comte Tolstoï se prépare à leur disputer l’avenir. Déjà même il a commencé de contrarier leurs progrès. Dans toute l’Europe il a détaché d’eux les âmes supérieures : il est en train de leur prendre l’élite des jeunes gens de leur parti. MM. Morris et Crane en Angleterre, M. Domela Niewenhuys en Hollande, MM. Wille et Hauptmann en Allemagne, tous ces hommes ont quitté déjà la doctrine de Marx. Encore l’Allemagne, la Belgique et le Nord de la France sont-ils les seuls pays capables de s’accommoder, pris en masse, d’un idéal collectiviste : le reste de l’Europe est d’instinct ennemi des lois, et tel il se retrouvera sans doute, au jour de la liquidation finale.

 

Ainsi le socialisme du comte Tolstoï a plus de chances qu’il n’en paraît avoir d’être le bon socialisme, c’est-à-dire le plus fort de tous. Réussira-t-il à réaliser son idéal ? Je continue à penser qu’à cela aucun socialisme ne réussira jamais. Le jour où notre bâtisse sociale s’effondrera, ce ne sera pas, comme dans les féeries, pour céder la place à un magnifique palais sorti de terre ; mais, comme il arrive aux bâtisses qui s’effondrent, pour écraser ses habitants.

Il n’en reste pas moins certain que le comte Tolstoï aura été un bon socialiste, un socialiste meilleur que M. Bebel lui-même, qui cependant parle, s’agite, prête serment sur serment et, en attendant la destruction du capital, arrondit d’année en année son petit capital privé. C’est le comte Tolstoï qui est un bon socialiste. Tel nous le reconnaissons dans ses portraits d’à présent. Avec sa longue barbe grise et ses cheveux bouclés, et ses grands yeux maintenant si doux sous la broussaille des sourcils, il ressemble à quelqu’un des vieux saints qu’on voit sculptés sur les portes des cathédrales. On le prendrait pour Jacques ou pour Mathieu, ou pour tel autre des compagnons de cet anarchiste fameux qui fut exécuté à Jérusalem, il y aura bientôt dix-neuf siècles, pour avoir trop ouvertement conseillé le mépris des lois.

III. Les derniers écrits philosophiques du comte Tolstoï

Depuis qu’il a renoncé à la littérature, l’activité littéraire du comte Léon Tolstoï est devenue prodigieuse. Elle en est arrivée à ce point que pas une semaine ne se passe sans que, sur un coin quelconque du globe, en Russie, ou en Angleterre, ou en France, nous voyions paraître un nouveau manifeste du plus fécond des moralistes. Mais en même temps que le plus fécond, il en est aussi le plus hardi, le plus libre, et le plus éloquent, de sorte qu’à mesure qu’il parle davantage il trouve davantage à se faire écouter.

Et il arrive malheureusement que, par un phénomène tout à fait extraordinaire, chacun de ses nouveaux écrits, destiné dans sa pensée à compléter les précédents, a plutôt pour effet de nous prouver que nous nous étions trompés sur leur vraie signification. Non pas que le comte Tolstoï se contredise d’un article à l’autre ; nous sentons tout de suite, au contraire, que l’explication nouvelle est la seule qui vaille, et que c’est nous qui, jusque-là, avions mal compris. Mais peut-être sommes-nous indéfiniment condamnés à mal comprendre l’ensemble d’une doctrine qui contient tant d’éléments divers, et que l’auteur s’obstine à nous présenter toujours par morceaux détachés. Je crains bien, par exemple que, avec nos habitudes de clarté et de simplicité, nous n’arrivions jamais à deviner par quelle série de nuances insensibles le comte Tolstoï met d’accord sa morale et sa théologie. Tantôt nous voyons en lui un moraliste utilitaire, qui nous recommande le renoncement et la charité pour les avantages pratiques que nous en devons retirer ; car il nous dit expressément que notre bonheur peut se réaliser dans ce monde, et que la seule preuve de la divinité de Jésus-Christ est dans l’excellence de ses préceptes moraux. Et nous découvrons ailleurs que le vrai fondement de la morale est dans la volonté de Dieu, et le vrai bien dans une aveugle obéissance à cette volonté surnaturelle. Il n’est pas douteux que, pour le comte Tolstoï, ces deux principes se concilient ; mais nous aimerions à saisir plus nettement le fil qui les rejoint.

Ce fil insaisissable, je l’ai vainement cherché encore dans un récent article de la Contemporary Review sur la religion et la morale. J’espérais que le comte Tolstoï allait enfin nous dire si c’est la morale du Christ qui prouve sa divinité ou si c’est sa divinité qui est la garantie de l’infaillibilité de sa morale. Mais le maître russe s’est borné une fois de plus à développer une seule de ces deux thèses, sans rien nous dire des liens qui la rattachent à l’autre. Il a défini, avec une admirable clarté, ce qu’il entendait par le mot de religion ; il a montré ensuite qu’une morale sans religion ne saurait être une vraie morale : mais nous continuons à ne pas savoir à qui, de la morale ou de la religion, revient le rôle principal dans la conduite de la vie.

Ce n’est pas que le comte Tolstoï se refuse à nous renseigner. Il n’y a pas une question morale dont il ne parle, dans son article : et l’on sent qu’il essaie de bien nous expliquer toute sa pensée. Mais il nous l’explique par fragments : chacune des idées qu’il développe l’intéresse si fort qu’il la traite comme si elle était seule ; et ainsi la suite des idées risque de nous échapper. Au moment d’être convaincus, nous nous rappelons d’autres articles où nous avions cru distinguer des conclusions différentes. Nous sommes surpris d’entendre traiter comme la plus importante et nécessaire de toutes choses la religion, tandis que, l’autre mois encore, le comte Tolstoï nous était apparu si éloigné de toute théologie, et si violent à l’occasion centre tous les représentants des religions établies. Et c’est à grand peine seulement que nous devinons que la contradiction n’est peut-être pas absolue, mais que le comte Tolstoï s’est seulement laissé entraîner à développer une pensée que nuancent et modifient dans son esprit une foule d’autres pensées voisines.

N’importe, il y a là un inconvénient réel ; et on ne peut s’empêcher de le déplorer, soit qu’on voie dans le comte Tolstoï un littérateur, le plus grand de son pays, ou qu’on le vénère comme le fondateur d’une doctrine morale nouvelle. Le comte Tolstoï écrit trop, il écrit trop vite, et trop au hasard des occasions. De si graves matières ne se laissent pas traiter aussi couramment. Il les traite avec le plus étonnant génie de franchise et de clarté ; mais à mesure qu’il éclaire l’une de ses idées, ce sont les idées précédentes qui redeviennent obscures. Peut-être même n’est-ce point sa faute, mais celle des sujets dont il nous entretient. J’ai toujours pensé que, si les philosophes avaient mis plus de clarté dans l’exposition de leurs systèmes, on aurait tout à fait cessé de pouvoir les comprendre, car les contradictions d’une page à l’autre seraient alors manifestement apparues. Le comte Tolstoï aura du moins cet avantage sur les autres philosophes que les diverses parties de sa doctrine peuvent être admises séparément : chrétiens et libres-penseurs, par exemple, s’accommoderont de sa morale, pour peu qu’ils aiment le repos, et ne soient pas enchaînés à la vie du monde par des liens trop forts. Et le comte Tolstoï a encore cet autre avantage sur les philosophes, qu’il n’est un philosophe que par occasion. L’abondance de ses articles théoriques aura beau obscurcir un moment pour nous l’ensemble de sa doctrine ; nous retrouverons cette doctrine plus claire, plus fraîche, plus émouvante que jamais, dans les romans et les contes où l’a jadis exprimée son auteur. Car telle est la force de l’art, que ceux mêmes qui le dédaignent ne peuvent agir sur nous que par lui.

IV. Le Théâtre russe

L’auteur de la Nymphomane, de la Bonne à tout faire, et des Demi-Castors, M. Oscar Méténier, qui a tant contribué, par ses romans et ses pièces, à nous faire connaître les mœurs françaises, s’est proposé, en outre, de nous renseigner sur les mœurs de nos amis les Russes. C’est, nous dit-il, dans cette intention qu’il a choisi, et traduit en collaboration avec M. Isaac Pavlovsky, trois pièces russes, la Puissance des Ténèbres, du comte Tolstoï, l’Orage et Vassilissa Melentieva d’Ostrovsky : trois pièces dont la réunion à l’en croire, nous offre le tableau complet du peuple russe, « la Puissance des Ténèbres mettant en scène les paysans, l’Orage, la bourgeoisie, et Vassilissa, drame historique, la cour et la haute société de l’ancienne Russie ».

Je n’insisterai pas sur la portée symbolique de la trilogie ainsi constituée pour nous par M. Méténier. Un écrivain russe qui aurait traduit la Closerie des Genêts, la Femme de Claude et Le Roi s’amuse éprouverait sans doute, lui aussi, l’orgueilleuse satisfaction d’avoir offert à ses compatriotes « le tableau complet du peuple français ». J’ai toujours observé, d’ailleurs, que pour grande que fût la vanité des auteurs, celle des traducteurs la dépassait encore. C’est chez les traducteurs que j’ai constaté, pour ma part, les phénomènes les plus singuliers et les plus touchants de la folie littéraire : j’ai vu de ces malheureux qui, de bonne foi, s’assignaient tout le mérite des ouvrages qu’ils avaient traduits ; ils se rengorgeaient sous l’éloge, et la moindre critique ulcérait leur cœur. Parmi les diverses espèces de dégénérés que nous sommes, aucune ne me paraît avoir plus de droit à l’attention de M. Nordau, qui est lui-même, au surplus, un traducteur distingué.

Voyez, par exemple, et sans chercher plus loin, le cas de M. Méténier. Romancier, dramaturge, aussi longtemps qu’il produit des œuvres originales, M. Méténier s’efface derrière elles, gardant la mesure la plus discrète dans l’estime qu’il témoigne de soi. Traducteur, c’est un tout autre homme. Il s’exalte sur les, pièces qu’il a traduites, il s’exalte sur lui-même. Pans une longue préface qu’il joint à ses traductions, et qui ressemble aux préfaces-manifestes du théâtre de M. Zola, il rappelle, avec des accents de hautaine mélancolie, la grandeur de son entreprise, sa patience, ses luttes, et l’injustice des hommes. Il nous remet devant les yeux tous les documents de la polémique qu’il eut jadis à soutenir contre M. Halpérine, qui avait traduit, lui aussi, la Puissance des Ténèbres. Il y a dans cette pièce un vieux paysan, qui, par une façon de tic, mêle à toutes ses phrases le mot taïé ; « mot parasite », comme l’appelle M. Méténier, mais qui, au lieu de « correspondre à notre mot français chose ou machin, signifierait plutôt c’est-à-dire, ou encore, ainsi. » Ce mot, M. Halpérine dans sa traduction l’avait transcrit tel qu’il était ; M. Méténier l’a remplacé par des mots français du même genre, faisant dire au vieil Akim tantôt oui, tantôt chose, et tantôt machin, suivant l’élégance du rythme. Il y avait là de quoi provoquer la guerre entre les deux traducteurs : M. Méténier y fut victorieux, et il ne nous épargne aucun des détails de sa victoire, depuis les articles de M. de Vogüé et de M. Bauer jusqu’à cette mémorable lettre de Mlle Tolstoï où MM. Méténier et Pavlovsky étaient appelés « Gracieux Seigneurs », et où la fille du maître, après avoir approuvé leur traduction, se déclarait en terminant prête à leur service : formules d’une politesse en effet bien piquante, mais dont on obtiendrait l’équivalent si l’on voulait simplement traduire de trop près dans une langue étrangère les mots cher monsieur et votre dévoué, que nous écrivons, sans même y prendre garde, au commencement et à la fin de nos lettres.

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MM. Méténier et Pavlovsky ont malheureusement appliqué aux trois pièces qu’ils ont traduites, et en particulier aux deux drames d’Ostrovsky, la même méthode de traduction qui leur avait si bien réussi pour la lettre de Mlle Tolstoï. La lettre avait cinq lignes, les pièces avaient, en moyenne, cinq actes chacune : c’était là une différence essentielle dont ces messieurs, peut-être, ne se sont pas rendu compte. Toujours est-il que dans les pièces comme dans la lettre ils ont traduit en quelque sorte mot pour mot, ne se faisant pas faute, au besoin, de russifier çà et là certaines phrases trop simples, de peur qu’on ne leur trouvât pas un air suffisamment exotique. Je sais qu’ils ont, en cela, simplement suivi l’exemple de tous les traducteurs leurs confrères, chez qui c’est une tradition, notamment, de mettre le mot icône lors même que le texte russe dit image, et le mot isba lorsqu’il y a en russe maison. Mais malgré cette constante introduction de mots russes, les autres traducteurs s’en étaient tenus, pour la plupart, à un mauvais français incorrect et banal, tandis que la langue de M. Méténier est une sorte de franco-russe assez soigneusement écrit, mais étrange, affecté, et qui ne tarde pas à devenir fatigant.

Non pas que je puisse reprocher à M. Méténier de n’avoir pas employé la bonne méthode de traduction ! J’ai moi-même très souvent eu l’occasion de traduire des œuvres étrangères, j’ai très consciencieusement essayé toutes les méthodes possibles ; mais la bonne méthode, j’avoue que jamais encore je n’ai su la trouver. Que l’on serre le texte de très près, ou qu’on le transcrive de très loin, on peut être assuré de mal traduire, et que la traduction, en tout cas, sera toute différente de l’original. Je crois que l’art de la traduction, comme tant d’autres, est désormais perdu : ici, comme partout, on a voulu trop bien faire, et on a simplement gâté le métier. Je ne connais pas une traduction publiée depuis vingt ans qui vaille, pour m’intéresser sans fatigue et sans gêne, les adaptations d’autrefois, ces libres transpositions d’une langue dans une autre, où il y avait des chapitres entiers tout à fait changés, où les noms étrangers étaient remplacés par des noms français équivalents, et aussi les calembours, et les chansonnettes. Combien je regrette que l’on n’ait point connu dès lors les grands romanciers russes ! Traduites ainsi, librement et sans souci d’exactitude) leurs œuvres auraient pris une place tout autre parmi nos livres familiers : tandis qu’on nous les a traduites trop bien, et qu’ainsi elles ne sont pour nous ni tout à fait russes, ni tout à fait françaises. Nous les en admirons davantage, comme il est de coutume pour ce qui nous vient du dehors ; mais nous avons moins d’aisance à les lire, et le plaisir qu’elles nous donnent se mêle toujours d’une gêne.

 

Et j’imagine que c’est précisément l’excessive exactitude de la traduction qui a empêché, dans nos théâtres, le succès des trois pièces russes traduites par M. Méténier. Au théâtre moins encore que dans un livre, nous nous accommodons d’une traduction : et je suis sûr que les pièces de Shakespeare, par exemple, auront toujours d’autant plus de succès qu’elles seront traduites de plus loin. M. Méténier, naturellement, attribue l’insuccès de ces trois pièces à des causes tout autres ; ou plutôt il nie leur insuccès, et il a raison en ce qui regarde la Puissance des Ténèbres, car tous ceux qui ont vu jouer ce drame, jadis, au théâtre Montparnasse, en ont gardé la profonde impression comme d’une œuvre venue non point simplement d’ailleurs, mais de plus haut. Aussi bien je ne parlerai pas de la Puissance des Ténèbres. Ce n’est pas un drame comme les autres, ni comme ceux de son pays, ni comme ceux de chez nous. Quoi qu’en dise M. Méténier, il ne nous renseigne ni sur les mœurs des paysans russes, ni sur les traditions du théâtre russe ; il nous renseigne seulement sur la nécessité de garder nos âmes droites et pures, et de résister à nos désirs, pour la plus grande commodité de notre vie dans ce monde. C’est une œuvre morale, religieuse si l’on veut ; et par là elle est si belle. Son succès n’a rien fait que de prouver la supériorité du génie sur toutes les adresses, et combien la vue d’une grande âme est plus émouvante pour nous que les artifices du métier dramatique.

Mais les deux pièces d’Ostrovsky, l’Orage et Vassilissa, je les ai vu jouer l’une et l’autre, et je dois reconnaître, à mon extrême regret, qu’elles m’ont paru, l’une et l’autre, ennuyer mortellement le public parisien. C’est qu’elles étaient trop bien traduites, et que leur étrangeté se montrait ainsi plus que leur beauté. Mais c’est aussi, je le crains, qu’elles étaient vraiment très ennuyeuses, avec toute leur beauté, qui est réelle et profonde, et que je sens mieux que personne. Leur beauté est tout intérieure, c’est une beauté en quelque sorte morale ; et autour d’elle on désirerait une pièce, et l’on ne trouve en fait de pièce que des conversations banales ou niaises, des intrigues d’une maladresse puérile. Il n’y a point même d’analyse des sentiments, comme dans nos tragédies ou dans les romans : les personnages expriment d’un bout à l’autre de la pièce les mêmes sentiments, et des sentiments en quelque sorte trop simples, rétrécis, figés, privés de toute vie.

Tel nous apparaît l’art d’Ostrovsky dans ces deux pièces, l’Orage et Vassilissa Melentieva ; tel il nous apparaîtrait dans toutes ses autres pièces si l’on s’avisait de les traduire en français Et cependant Ostrovsky est populaire en Russie autant que l’est chez nous M. Sardou ; sa gaucherie, qui nous choque si fort, là-bas ne choque personne ; et ses plaisanteries, qui nous font pitié, là-bas elles suffisent à égayer les foules. Et il n’y a point là de quoi s’étonner. Trois siècles d’art dramatique nous ont accoutumés à un métier plein d’artifices et de tours de force : et désormais il nous est impossible de prendre plaisir à des œuvres où il manque. Un voyageur qui revenait des Indes me disait que les tours de nos premiers prestidigitateurs lui semblaient de lourdes plaisanteries d’enfant, après ce qu’il avait vu là-bas ; mais à moi, qui n’ai rien vu de mieux, ces trucs me suffisent, et la vue d’un mouchoir qu’on escamote ou d’un lapin qu’on tire d’un chapeau reste toujours pour moi une des grandes consolations de la vie.

Ainsi Ostrovsky, avec ses maladresses, a de quoi plaire à ses compatriotes ; mais je suis sûr, en outre, qu’à nous aussi il a de quoi plaire, et que ses pièces, pour peu qu’on s’y habitue, peuvent devenir chez nous de précieuses sources d’émotions et de plaisir. C’est que ses personnages, effacés et simplifiés comme ils se montrent à nous, ont dans leurs yeux une étrange douceur triste et résignée, et que jamais dans aucun théâtre n’a été si clairement, si profondément exprimée la fatalité qui régit les sentiments et les actions des hommes. Lisez, à ce point de vue, son drame l’Orage. Vous y sentirez un souffle tragique violent et continu, un grand souffle de fatalité, qui finira par écraser sous son poids la malheureuse Catherine. Cette pauvre femme ne sait rien de ce qui se passe en elle ; elle n’a ni une pensée ni un désir précis ; elle se laissé pousser par ce vent de la destinée, et toutes ses paroles ont le charme touchant d’une petite plainte d’oiseau.

Et toujours, à côté de cette fatalité, en réponse à elle, un souffle d’indulgence et de pitié ! Personne de nous n’est maître de soi, personne ne sait ni ce qu’il est, ni pourquoi il fait ce qu’il fait. C’est sur cette conception de la vie que repose toute la littérature russe, depuis déjà Pouchkine et Gogol. Et voilà pourquoi toute cette littérature n’est qu’un grand cri de pitié. Puisque personne n’est responsable, comment pourrait-on punir, comment ne point tout pardonner ? Le théâtre d’Ostrovsky déborde ainsi d’une pitié sublime. Dans l’Orage, le mari trompé, Kabanof, n’a qu’une pensée en apprenant la faute de sa femme : il s’afflige du remords qu’elle en a, il se demande comment il pourra se faire pardonner d’en être l’occasion. Et ce Kabanof est une brute, un ivrogne : Ostrovsky, tout entier au personnage de Catherine, n’a point même songé à nous intéresser à lui. Mais ailleurs, dans À qui n’arrivent point péché et malheur ? dans Pauvreté n’est pas vice, la pitié, l’universelle indulgence, ont trouvé une expression d’une éloquence, d’une grandeur extraordinaires. Plus encore que les romans de Dostoïevsky et les derniers écrits de Tolstoï, tout le théâtre d’Ostrovsky est imprégné d’un ardent esprit évangélique. Je n’y ai point entendu un seul mot de haine ni de colère, mais seulement une plainte qui résonnera toujours dans mon cœur. Et voilà pourquoi je préfère Ostrovsky à Ibsen et à M. Hauptmann, qui lui sont bien supérieurs pour l’habileté et la largeur de la pensée. Ceux-là sont des auteurs dramatiques, des artistes, et ils trouvent au théâtre tout le succès qu’ils méritent. Mais Ostrovsky est un poète ; il ignore son métier, il n’a point d’idées, mais il sait aimer ceux qui souffrent, et sentir leur souffrance. La part qu’il s’est choisie me paraît la plus belle.

VI. Henri Ibsen

I. Une interview10

Il y a deux ou trois ans que j’ai vu, pour la première fois, le docteur Henri Ibsen. Je l’aperçus, un soir d’été, se promenant de long en large sur la place Max-Joseph, à Munich ; et malgré l’élégante correction de sa tenue, son haut chapeau bien lustré, sa redingote aux revers de soie et sa cravate blanche, il me fît l’effet d’un vieux lion du désert se promenant dans sa cage. Mon impression s’accentua encore lorsque, un quart d’heure après, à six heures et demie sonnant, je le vis entrer, la tête découverte, dans un café de la rue Maximilien, et jeter d’abord autour de la salle un regard dédaigneux et tranquille.

Il s’assit à une table voisine de la porte, retira lentement ses gants blancs, les disposa à portée de sa main, demanda un petit verre de cognac, une carafe d’eau frappée, et le Figaro. Puis il resta immobile, le coude appuyé sur la table, et je pus l’observer à mon aise.

Oui, c’était bien un vieux lion. Son épaisse chevelure en broussaille, ses épais sourcils, les deux touffes épaisses de ses favoris, encadraient son visage d’une blanche crinière dont les plus savants cosmétiques ne pouvaient parvenir à tempérer la rudesse. Il y avait aussi dans le port hautain de la tête, dans le geste décidé du bras, quelque chose d’énergique et de farouche qui me parut concorder avec l’âpre sauvagerie du génie de cet homme.

L’été dernier, un ami commun, M. Conrad, l’éminent promoteur du mouvement réaliste en Allemagne, voulut bien me présenter au vieux poète norvégien. C’est encore au café de la rue Maximilien que nous le rencontrâmes : il y vient tous les soirs, lorsque sonne la demie après six heures, et tous les soirs il y reste jusqu’à sept heures et demie, accoudé à la même place, immobile et silencieux, buvant à petites gorgées méthodiques un verre de cognac arrosé d’eau. Je reconnus aussitôt le vieux lion : ses cheveux, ses sourcils et sa barbe avaient pris encore un aspect plus farouche.

Mais lorsque je me fus assis près de lui, je découvris que, par un phénomène singulier, ses cheveux, ses sourcils et sa barbe avaient l’air d’être une crinière postiche, sous laquelle j’aperçus une petite figure rondelette et poupine, bien davantage pareille à une jolie pomme d’api qu’au museau d’un fauve. Les yeux eux-mêmes, sous les grosses lunettes dorées qui les couvraient, avaient une expression douce et presque enfantine.

Douce et enfantine était la voix d’Ibsen, et les choses qu’il nous dit en nous accueillant étaient aussi parfaitement enfantines et douces. Une heure durant, il nous permit de l’écouter ; il parlait lentement, scandant ses mots, avec une admirable netteté de prononciation.

Il nous dit combien il était heureux du succès obtenu, en France, par ses Revenants : il avait lu tous les comptes rendus, et quelques-uns, m’avoua-t-il, l’avaient fait pleurer de tendresse. Lui aussi, comme tous les écrivains allemands, il ne cesse point d’avoir les yeux tournés vers Paris ; là seulement est pour eux la vraie gloire, et j’ai bien senti que le sort réservé par les spectateurs de l’Odéon à sa pièce ancienne, Nora, passionnait davantage le docteur Ibsen que le succès à Copenhague de la pièce qu’il était en train d’écrire.

Ibsen me parla ensuite de la vie calme et heureuse qu’il avait trouvée à Munich ; il s’y plaisait mieux encore qu’à Rome, où il avait très longtemps demeuré. Il m’invita à venir le voir dans son appartement, au coin de la rue du Canal et de la rue Maximilien, maison Heurmeter, au second étage, m’avouant, au surplus, qu’il était pour l’instant fort occupé, et n’aimait guère les visites.

Comme je m’étonnais de sa facilité à parler l’allemand, il me dit qu’il était, de naissance, à demi allemand. Sa mère, sa grand’mère, son arrière-grand-mère étaient allemandes ; il y a aussi dans ses veines un peu de sang écossais. Pourtant le norvégien est la seule langue où il puisse écrire. Et, bientôt, nous en vînmes à l’histoire de ses drames, qui nous conduisit à l’histoire de sa vie littéraire.

J’appris ainsi qu’Ibsen avait été d’abord pharmacien, puis directeur de théâtre, et s’était montré dans ces deux métiers si parfaitement incapable, que le roi de Suède lui avait enfin donné une pension pour lui permettre de voyager, d’écrire des drames à sa fantaisie, et de ne plus s’embarrasser d’aucune profession régulière. Cette pension, Ibsen continue, depuis trente ans, à la recevoir. La représentation de ses pièces lui procure aussi un assez beau revenu, malgré que dans la plupart des villes allemandes, à Munich, par exemple, ses drames les plus caractéristiques, les Revenants, l’Ennemi du peuple, soient interdits par la censure.

Ne croyez pas au moins qu’Ibsen se soit plaint devant moi de cette interdiction. C’est un homme doux et respectueux, que jamais personne n’a entendu émettre un mot de blâme sur qui ou quoi que ce soit. Un de ses amis d’enfance me disait que, dès le collège, il lui avait connu cette habitude de réserve, de même que ce goût de la parfaite correction extérieure et de la régularité dans tous les actes de la vie. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une trace de colère ou de malveillance.

De son rival Biœrnson, qu’on me dit qu’il a toujours détesté, et qui est en passe de le remplacer dans l’admiration des Allemands et des Scandinaves, il ne cesse point de parler avec une déférence attendrie, comme il m’a parlé de Tolstoï, qu’il reconnaît toutefois n’avoir jamais bien compris. Les jeunes poètes qui lui envoient leurs ouvrages sont sûrs de trouver en lui un admirateur toujours prêt ; il ne manque pas à les complimenter de leur génie, dans de belles épitres d’une écriture soignée, aux lettres égales, l’écriture la plus méthodique, je crois, qu’ait eue jamais un poète.

 

Par quel hasard cet homme, d’ordinaire si réservé, et connu de ses amis comme tout à fait impénétrable, voulut-il bien, ce soir-là, nous fournir quelques détails sur la pièce qu’il était en train d’écrire ? Il était en humeur de confidence, et d’une loquacité si exceptionnelle que je vis la jolie petite servante du café en arrêt devant nous, considérant avec une surprise effarée cette débauche de paroles chez un homme quasi muet.

Encore les détails que nous donna le docteur Ibsen n’auraient-ils permis à personne de lui voler le sujet de son drame nouveau11. Il nous en expliqua seulement la tendance générale, le ton et l’allure. Il nous dit qu’il avait maintenant renoncé aux grands drames sociaux, agitant des problèmes à son gré trop vastes. Il voulait désormais réduire les sujets et élargir les cadres, faire entrer dans des intrigues d’apparence moins romanesque une plus grosse part d’analyse, de naturel, et de vérité.

Mais l’heure s’avançait, et nous primes congé. Et j’eus l’impression, en considérant une fois encore l’étrange figure du vieux poète, que son génie ressemblait de très près à son apparence extérieure.

 

Il y a d’abord, en effet, dans ses drames, quelque chose de farouche, de sauvage, qui ne manque pas d’émouvoir. On sent passer sur la scène un souffle de fatalité tragique, et l’impression de terreur qu’on éprouve occupe seule l’âme tout ; entière. Mais peu à peu, l’on s’aperçoit que cette impression est due, somme toute, à des moyens faciles, et a vite fait de s’atténuer. L’exemple de M. Maeterlinck ne prouve-t-il pas, au surplus, combien il est aisé de produire au théâtre des effets de terreur ? L’épouvante est peut-être, de tous les sentiments dramatiques, le plus violent, mais aussi celui qui s’use le plus vite. Et, de même, on ne tarde pas à ne plus sentir ce qu’il y a, dans les drames d’Ibsen, d’étrange et de mystérieux. On s’aperçoit bientôt que les personnages principaux gagneraient à expliquer davantage les motifs de leurs actes, qu’ainsi nous aurions moins l’idée, d’abord, de les trouver surprenants, mais qu’il nous serait ensuite plus commode de les comprendre et de les aimer.

Mais sous la fausse crinière on découvre, chez Ibsen, une charmante petite figure pleine de douceur enfantine ; et les grands problèmes qu’il a traités dans ses drames sont, aussi comme une fausse crinière qui cache des tableaux de mœurs et des caractères d’une adorable fraîcheur.

Peu à peu, à mesure qu’on fréquente davantage le théâtre d’Ibsen, on voit les personnages tragiques s’effacer, et monter, au contraire, les figures épisodiques, les jeunes filles, les servantes, les amis de pension, tout un monde qui fait songer à Dickens bien plus qu’à Shakespeare, mais qui s’agite là avec de petits gestes et de petites paroles d’une exquise vérité. Et c’est au profit de ce côté gracieux de son talent que nous a paru se diriger l’évolution présente du dramaturge norvégien.

Déjà, dans sa dernière pièce, la Femme de la Mer, les personnages accessoires avaient pris une importance considérable, et la scène ne désemplissait pas d’aimables jeunes filles, babillant et s’amusant de la vie. Ce n’était plus en vérité qu’une série de tableaux de genre. Et comme les caractères principaux étaient eux-mêmes maintenus dans une façon de demi-teinte l’ensemble de la pièce se trouvait ainsi former une comédie très ample et très variée, un gracieux tableau de la vie scandinave ; de telle sorte qu’au lieu de rugissements de lion, qui sonnaient toujours un peu faux, Ibsen nous y a fait entendre sa douce petite voix enfantine, telle que je l’ai entendue, l’été dernier, dans ce café de Munich, sous le regard étonné d’une jolie servante aux cheveux pâles.

II. Un auteur de charades

Nous l’avons enfin, cette Hedda Gabler si impatiemment attendue : et je ne crois pas qu’on nous ait offert depuis longtemps une œuvre aussi extraordinaire. Les jolis détails, les épisodes gracieux ou touchants y abondent, plus encore que dans les autres pièces de M. Ibsen : mais il est tout à fait impossible de deviner pourquoi les personnages principaux, d’un bout, à l’autre des quatre actes, parlent et agissent comme on les voit parler et agir.

Si du moins, comme dans certains romans de Dostoïewsky, on avait l’impression de se trouver en présence de fous ou d’épileptiques ! Mais les personnages d’Hedda Gabler n’ont pas même l’excuse de la folie. Leurs actions sont bizarres, leurs discours incohérents, et voilà tout : on dirait qu’ils ont l’expresse intention de nous déconcerter.

Comme la plupart des pièces de M. Ibsen, Hedda Gabler, dans son ensemble, me fait l’effet de ces charades qu’il était de mode d’improviser il y a quarante ans. Le premier tableau était combiné pour suggérer l’idée d’un fat, le second d’une natte, le troisième d’un isthme ; et à la fin du troisième tableau, il fallait deviner que le mot de la charade était fanatisme. Pareillement, le mot des Revenants était hérédité ; le mot de Maison de Poupée était hypocrisie sociale, le mot du Canard sauvage… mais ici il y avait déjà plusieurs solutions possibles.

Et Hedda Gabler a ceci de particulier, qu’elle est une charade sans mot, Les personnages y parlent et agissent comme s’ils étaient chargés de symboliser une théorie générale, et il se trouve en fin de compté qu’ils n’en symbolisent aucune.

C’est de quoi ont dû convenir tous les commentateurs attitrés de M. Ibsen. Récemment encore, l’introducteur du culte ibsénien en Angleterre, l’éminent critique M. Edmund Gosse, déclarait qu’Hedda Gabler n’avait décidément aucune signification théorique.

Et l’affirmation des commentateurs se renforce, sur ce point, de l’affirmation du maître lui-même, Dans un entretien que j’ai eu avec lui il y a un an, et où il a bien voulu se départir en ma faveur de sa réserve habituelle, M. Ibsen m’a répété qu’il avait cette fois renoncé à toute thèse générale : « J’ai cherché simplement à mettre aux prises dans une circonstance particulière certains caractères d’une personnalité très accusée », voilà ce que m’a dit le vieillard, ouvrant sur moi, à travers ses épaisses besicles, ses petits yeux ronds et brillants. Il a d’ailleurs fait par écrit la même déclaration, qu’on retrouvera en tête de la traduction française de son drame : « Hedda Gabler n’est pas une pièce à problème. »

Mais alors pourquoi les personnages s’y comportent-ils d’une façon si excentrique ? Pourquoi Hedda joue-t-elle toujours avec ses ; pistolets ? Pourquoi brûle-t-elle un manuscrit où se trouvait révélé l’Avenir de la Civilisation ? Et qu’est-ce que lui veulent au juste le génial Lœvborg et le malicieux Brack ? Dures questions ! Je crois cependant que le rappel de certaines circonstances de la vie et des ouvrages antérieurs de M. Ibsen pourrait aider à comprendre, ou, si l’on veut, à ne pas comprendre, cette pièce extraordinaire.

 

Il faut se rappeler d’abord que M. Ibsen est Norvégien, que toutes ses pièces ont leur scène en Norvège et sont écrites en norvégien. La Norvège est le pays où se sont le plus fortement développés les traits caractéristiques de l’esprit Scandinave ; et il n’y a pas un de ces traits qui soit aussi saisissant qu’une certaine façon de parler intermittente, bizarre, on dirait presque égarée. Tous les Norvégiens que j’ai rencontrés m’ont surpris par leur force de silence et par je ne sais quoi de vague, d’indéterminé dans leurs discours, qui toujours donnait l’envie d’y chercher un arrière-sens mystérieux. Le même trait se retrouve dans leur littérature : les personnages des nouvelles de M. Kielland, des romans de MM. Lie et Biœrnson, évitent volontiers de parler ; ils se bornent à émettre de temps à autre de courtes phrases qui frappent au premier abord par une apparence de concentration, tandis qu’on s’aperçoit bientôt que leur vague est sans malice, et provient simplement du vague des pensées qu’elles traduisent. Il y a comme un nuage bleu qui indéfiniment se déroule dans le cerveau de tout Norvégien : il enveloppe sa pensée et c’est lui qui donne à ses paroles ces contours indécis et flottants.

Ni l’âge, ni les voyages, ni l’influence d’une lointaine hérédité allemande et écossaise n’ont empêché M. Ibsen de rester, à ce point de vue, essentiellement norvégien. Souvent dans ses pièces nous prêtons un sens mystérieux et profond à des discours qui sont, en réalité, de simples façons de parler norvégiennes. Ce qui nous paraît chez lui de la concentration, ce que nous admirons faute de le comprendre, ce sont souvent des phrases toutes naturelles et sans prétention. Mais elles ont beau être composées de mots français, ce sont des phrases en norvégien. De là vient que leur sens nous échappe, et qu’elles nous semblent si belles.

 

Il faut se rappeler ensuite que, avant d’écrire Hedda Gabler, M. Ibsen s’est exercé pendant cinquante ans dans tous les genres, excepté dans le seul genre du drame réaliste où l’action et les caractères valent par eux-mêmes, en dehors de toute portée symbolique.

Fils de marins, tour à tour pharmacien, journaliste, directeur de théâtre, il a débuté dans sa carrière d’auteur dramatique par des pièces comme en écrivaient alors tous ses confrères scandinaves. Ses premières œuvres sont des drames historiques en vers, Catilina, les Prétendants à la Couronne, imités de Schiller et des dramaturges danois : ouvrages sans grande originalité, encore dépourvus de toute prétention au symbole, mais, par la nature même de leur genre, également dépourvus des qualités d’analyse et d’observation qui font les œuvres vivantes.

Puis le goût des thèses s’est emparé de lui, peu à peu. Son Brand et son Peer Gynt sont des mélodrames romantiques, comme ses ouvrages précédents, mais ce sont déjà des mélodrames à symboles, un peu dans le genre de Faust et de Manfred.

Et c’est seulement en 1877, à près de cinquante ans, que l’auteur de ces mélodrames a senti le désir d’exprimer des symboles plus effectifs, et de les faire ressortir d’un tableau des mœurs contemporaines. De 1877 datent les Soutiens de la Société, la meilleure des pièces de M. Ibsen, une comédie satirique où les caractères sont très nettement dessinés et ne souffrent pas trop de leur subordination à la thèse générale.

Depuis lors, M. Ibsen a continué dix ans de vouloir être un philosophe et un réformateur. Chacune de ses pièces, les Revenants, Maison de Poupée, le Canard sauvage, Rosmersholm, l’Ennemi du peuple, sont, suivant son expression, « des pièces à problème ». Mais M. Ibsen n’avait malheureusement ni le tempérament ni l’éducation d’un théoricien. Ses enthousiastes ne peuvent se mettre d’accord sur la détermination exacte du problème qui fait l’objet de quelques-unes de ses pièces. Si vague est sa doctrine qu’à peine on serait capable de dire s’il est socialiste, anarchiste, ou fataliste, ou simplement chrétien.

Et au contraire des personnages de second plan, toujours observés avec une finesse et une bonhomie charmantes, les personnages principaux de ces pièces n’ont pas de vie propre, toujours gênés dans leurs actes et leurs discours par le souci de la vague thèse dont on a chargé leurs épaules.

Voici enfin que M. Ibsen, après dix ans de ces vains efforts de moraliste, paraît s’être aperçu de leur vanité. Il a renoncé aux thèses, il a voulu écrire un drame où les personnages se contenteraient de vivre et d’agir par eux-mêmes. Par malheur, il était trop tard. Dans le genre nouveau qu’il abordait, l’auteur de Hedda Gabler a transporté ses habitudes anciennes. Les personnages de son dernier drame ne symbolisent plus rien du tout, mais le vent du symbole souffle toujours dans leurs cheveux, les empêchant de parler et de se comporter comme des personnes naturelles.

Peut-être est-ce là ce qui m’a rendu incompréhensible cette Hedda Gabler, où il y a des épisodes que j’ai tant aimés ! Et je crains bien que, malgré les explications des commentateurs, longtemps encore elle ne paraisse incompréhensible au public français.

Son succès, d’ailleurs, n’en sera pas diminué, ni la croissante réputation de M. Ibsen parmi nous. Car ce n’est pas les figures de second plan, si gracieuses et si délicates, qui ont attiré sur M. Ibsen, en Angleterre comme en France, l’attention des jeunes dilettantes cosmopolites : c’est l’obscurité des sujets, l’étrangeté du dialogue, et cette apparence sublime qu’on est en train d’attribuer maintenant, à tout ce qu’on se sent hors d’état de comprendre. Hedda Gabler nous arrive à point pour notre culte nouveau de la Beauté Incompréhensible.

VII. La littérature hollandaise contemporaine

I. Poètes et critiques

Parmi tous les littératures de notre temps, il n’y en a guère qui nous soit moins connue que la littérature hollandaise. Ce n’est pas qu’on ait manqué à nous en parler ; mais on nous a entretenus, en même temps, de tant d’autres littératures plus bruyantes, que nous avons fini par perdre un peu de vue l’existence de celle-là. À l’exception de Multatuli, je ne vois pas un seul auteur hollandais contemporain dont le nom soit familier au public français. Multatuli, cependant, outré qu’il est mort depuis près de dix ans, ne constitué pas à lui seul toute la littérature de son pays. Il n’y apparaît au contraire que comme une exception ; et les qualités dominantes de la littérature hollandaise d’aujourd’hui sont celles précisément dont il manque le plus : la clarté, la simplicité, une correction toute classique de la composition et du style. C’est par là, en effet, que cette littérature diffère absolument des autres littératures du Nord. On dirait que les traditions latines s’y sont conservées intactes à travers les siècles, ou que l’esprit des vieux humanistes bataves revit aujourd’hui au fond de l’âme de leurs descendants.

Aussi bien n’y a-t-il pas de pays en Europe où l’influence française soit demeurée plus forte. À cette heure comme il y a cent ans, ce sont nos écrivains qu’on lit, qu’on étudie, qu’on discute en Hollande ; les conférenciers français sont ceux qu’on y écoute le plus volontiers ; et jusque dans les plus petites villes, des comités de l’Alliance Française se sont formés, qui travaillent à maintenir et à propager la connaissance de notre langue.

Qu’on ne croie pas, au moins, que la littérature hollandaise s’en tienne à l’imitation de la littérature française ! Elle est au contraire très originale ou, pour mieux dire, très locale ; et c’est sans doute ce qui l’aura empêchée de se répandre hors de son pays. À ses précieuses vertus traditionnelles de clarté et de correction, elle joint une lenteur, un calme, une gravité, qui sont bien la marque de sa race, et que, personne, d’ailleurs, ne s’aviserait de lui reprocher. Mais il faut voir par exemple avec quel sérieux, dans les grandes revues d’Amsterdam, les critiques les plus autorisés analysent et commentent les inventions de nos symbolistes, poètes, dramaturges, ou peintres, — sans s’apercevoir du petit grain de plaisanterie qu’il y a toujours en elles, et qui en constitue pour nous le principal attrait.

La plaisanterie n’est point le fait des écrivains hollandais ; les plus fins de leurs humoristes risqueraient encore de nous paraître un peu lourds. Mais, à l’exception des genres comiques, je ne vois pas un genre qui n’ait trouvé en Hollande des représentants tout à fait remarquables. Et vraiment je suis étonné de ce qu’il y a de vie, de santé, et de force dans cette littérature ignorée. Mais si nous l’ignorons, ou du moins si nous ne la connaissons pas assez, elle s’adresse en revanche à des lecteurs d’autant plus fidèles qu’ils sont moins nombreux. Je n’ai pas rencontré un seul Hollandais instruit qui ne fût au courant du mouvement littéraire de son pays, et qui ne pût me renseigner en détail sur l’œuvre et le mérite de tel ou tel écrivain. Les livres de début des auteurs hollandais, pour peu qu’ils aient une valeur réelle, se vendent tout de suite à plusieurs éditions. Et ce doit être, j’imagine, pour ces jeunes gens un plaisir et un encouragement précieux, de sentir autour de soi une curiosité si active.

Sans compter qu’en dehors des Hollandais de Hollande il y a encore ceux des colonies, tout un public assez riche pour acheter des livres, et ayant assez de loisir pour les lire avec soin. Dans les provinces flamandes de la Belgique, aussi, les auteurs hollandais sont connus et aimés. Plusieurs des collaborateurs les plus remarquables des revues d’Amsterdam sont des Belges d’Anvers ou de Gand. Leur langue, à dire vrai, est un peu différente de celle de leurs confrères de Hollande : moins simple, moins aisée, témoignant comme d’un effort incessant à éviter toute expression d’origine française. Mais souvent ce travers est racheté par des qualités de mouvement et de passion qui ne se retrouvent pas au même degré dans l’œuvre des auteurs hollandais.

 

Toujours est-il que la littérature hollandaise m’apparaît aujourd’hui comme l’une des plus vivantes qu’il y ait en Europe. Lentement, tranquillement, elle poursuit sa route, sans se soucier de l’ignorance où nous la tenons. Et elle offre encore ce trait particulier, qu’elle est avant tout une littérature de poètes, que la poésie y occupe, ainsi qu’il convient, la première et la plus belle place. De tous les auteurs hollandais contemporains, les plus connus, les plus admirés sont en effet des poètes : et ce sont en effet les plus remarquables.

Ce sont aussi, malheureusement, les plus difficiles à faire connaître en dehors de leur pays. Ni M. Gorter, ni M. Kloos, ni M. Fritz van Eeden, ne peuvent espérer de voir jamais leurs poèmes appréciés chez nous. Mais je voudrais tout au moins dire quelques mots d’une jeune femme qui les dépasse encore en renommée, et qui est assurément, à l’heure présente, la figure la plus curieuse de toute la littérature hollandaise.

Elle s’appelait, jusqu’au printemps passé, Mlle Hélène Swarth, et c’est sous ce nom qu’elle a publié ses premiers recueils. Elle porte aujourd’hui un autre nom, ayant épousé M. Lapidoth, un critique d’art connu surtout pour ses études sur les peintres et graveurs français. Mais depuis de longues années déjà elle a senti, et traduit dans ses vers, la tragique puissance de l’amour. Toute son œuvre n’est, à dire vrai, qu’un chant d’amour, mais un chant magnifique, éclatant de passion, avec une incomparable richesse d’harmonies et de nuances. D’instinct et sans trace d’effort, Mme Swarth-Lapidoth est parvenue à un très haut degré de maîtrise poétique. Ses sonnets ont une pureté de lignes, une noblesse d’allures, une aisance et une élégance que leur envieraient les plus impeccables de nos parnassiens. Et sous cette forme toute classique, on sent battre un cœur de femme frémissant de passion. Mais on dirait que la passion, dès qu’elle pénètre dans ce cœur, y revêt aussitôt un somptueux appareil d’images poétiques ; et la plupart des sonnets de Mme Lapidoth ne sont ainsi que le développement suivi d’un symbole, exprimant un ordre déterminé de sentiments ou d’idées.

Voici, traduits aussi fidèlement que possible, deux de ces sonnets. Je les prends dans une série que vient de publier la plus considérable des revues hollandaises, le Gids, d’Amsterdam :

I

Je rêve dans les bras de ta douce compassion, — inconsciente et confiante comme un enfant qui dort sur le sein de sa mère, — oubliant que ta bouche a sucé le venin de la vie, — le venin du mensonge qui coule dans mes veines.

Ma foi naïve et pieuse s’agenouille devant toi ; mon amour te suit, frêle et doux comme un agneau ; — ma volonté se fond sous la chaleur de ton regard ; — et le calice de tes lèvres assoupit ma douleur.

C’est pourquoi je veux parer de guirlandes de lys — l’autel d’argent que je t’ai élevé dans la chapelle de mon cœur, — et y faire monter, blanche et odorante, la fumée de ma dévotion.

Je veux l’asperger de l’eau sainte qui jaillit de mes vers ; — et, levant mon cœur flamboyant dans mes mains tendues vers le ciel, le veux t’appeler Emmanuel, mon maître et mon Sauveur !

***

II

Rappelle-toi mes paroles dans cette heure sacrée : — « Pour toi c’est la floraison du printemps, pour moi depuis longtemps plus de fleurs printanières ! — La tempêta ne convient pas à la claire matinée. — Pourquoi vouloir t’unir à moi, qui ai subi de si cruelles tempêtes ?

« Déjà, tandis que toi, heureux de vivre, — tu mêlais la fraîcheur des roses au noir de tes cheveux, — déjà la douleur a mêlé des fils d’argent à mes tresses blondes. — Pourquoi me tenter ? Cette joie ne saurait être pour moi ! »

Mais le baiser de ta bouche, où se joignaient la caresse de ta voix — et la douce musique d’un tendre serment, étouffa mon doute ; — et transportée, éperdue, je tombai dans tes bras, et fus ta fiancée.

Lumière de ma vie, crépuscule consolateur, — je t’en supplie, n’oublie pas le sentiment qui m’a inspiré ces vers, — et laisse-moi ton amour, encore que toute joie m’ait fuie à jamais !

Mais il en est décidément des poètes hollandais comme de tous les poètes : le charme propre de leurs vers est intraduisible. On ne saurait imaginer combien, dans leur texte, ces deux sonnets de Mme Lapidoth ont de couleur et d’accent. C’est que leur beauté ne vient pas tant de l’émotion qu’ils expriment, ni des images, ni du rythme, que de l’admirable harmonie de tout cela, de la concordance parfaite des images avec les idées, et de la forme avec le fond.

 

La littérature hollandaise contemporaine est d’ailleurs si imprégnée de poésie, et le souci de la forme y joue un rôle si considérable, que les romans, tout aussi bien que les vers, perdraient une grande partie de leur charme à être traduits dans une autre langue. Je ne crois pas, notamment, qu’une traduction puisse nous faire apprécier à leur vraie valeur les romans de M. Louis Couperus, qui me paraît bien être, avec Mme Lapidoth, le plus remarquable des écrivains hollandais. Ni ses romans pessimistes Eline Vère et Fatalité, ni son roman poétique Extase, ni Majesté, son dernier livre, une façon de fantaisie à demi politique à demi lyrique, aucun de ces ouvrages ne saurait se passer, pour être compris, des artifices de style que l’auteur y a joints. Ce sont des œuvres tout hollandaises, avec des développements qui ne pourraient manquer de nous sembler par trop lents, et une minutie d’analyse qui aurait bien des chances de nous ennuyer. Mais M. Couperus n’en est pas moins un psychologue ingénieux, et un poète d’une inspiration tout à fait personnelle, intéressant surtout par son infatigable effort à renouveler, à rehausser sa manière.

À côté de lui M. Marcellus Emants, M. van Eeden, poète, romancier et médecin, le Flamand M. Cyriel Buysse, représentent en Hollande la littérature d’imagination. Et pour compléter cette nomenclature il faudrait citer encore deux auteurs dramatiques, M. Van Nouhuys, l’auteur du Poisson Rouge, et Mme de Vissenkerke, l’auteur du Lotus : car les Hollandais possèdent aussi un théâtre national. Je me rappelle avoir vu jouer naguère à Amsterdam un drame psychologique, qui égalait en noirceur les plus noires fantaisies du Théâtre-Libre. Mais je dois ajouter, pour être franc, que le jeu des acteurs hollandais ne m’a pas laissé un très bon souvenir.

J’ai cité tout à l’heure la revue : de Gids. C’est incontestablement la plus importante des revues de Hollande. Elle a jadis compté parmi ses collaborateurs Multatuli et son ami Busken-Huet, l’auteur du Pays de Rembrandt, poète et critique, un des esprits les plus libres et un des plus parfaits écrivains de toute la littérature hollandaise. Aujourd’hui Mme Swarth-Lapidoth, M. Couperus, y publient leurs œuvres ; et c’est là encore que j’ai appris à connaître les principaux critiques hollandais. L’un d’entre eux, M. G. C. Byvanck, n’était plus, d’ailleurs, un étranger pour moi. J’avais lu, il y a deux ans, traduit en français, un livre assez singulier, où il rendait compte d’une sorte de voyage d’exploration à travers la littérature et les brasseries françaises. J’y avais trouvé notés, avec une abondance de détails qui m’avait paru excessive, les entretiens familiers de M. Verlaine, de M. Richepin et du chansonnier Bruant et tout en admirant la bonne foi et la conscience de M. Byvanck, je m’étais un peu effaré de l’étrange idée qu’il allait donner de notre littérature à ses lecteurs hollandais. Mais, fort heureusement, je, vois que les compatriotes eux-mêmes de M. Byvanck n’ont pris son livre, comme il convenait, que pour une amusante fantaisie. D’autres critiques se chargent de rectifier et de compléter pour eux les renseignements de M. Byvanck sur notre mouvement littéraire : M. van Hall, notamment, qui publie dans le Gids d’excellents comptes rendus des nouveaux livres français, et M. A. G. van Hamel, le savant professeur de l’Université de Groningue, l’infatigable propagateur de l’Alliance Française en Hollande, et peut-être, parmi tous les critiques étrangers, celui qui connaît le plus à fond la langue et la littérature françaises. Ses études sur notre littérature du moyen-âge auraient au moins autant d’intérêt pour nous que pour le public hollandais à qui elles s’adressent. Ce sont des modèles de clarté et de précision ; mais le plus singulier est qu’on les dirait écrites à un point de vue tout français, tandis qu’il n’y a pas un critique anglais ou allemand qui, dans l’étude de nos mœurs où de notre littérature, ne témoigne d’une certaine incapacité à voir son sujet sous le même aspect où nous le voyons.

Ainsi nous n’avons pas à craindre que M. Byvanck fausse par trop sur notre compte le jugement de ses compatriotes. Et ceci me met plus à l’aise pour lui rendre justice, car il paraît lui aussi connaître assez bien tout le passé de la littérature française. Il paraît d’ailleurs tout connaître, et la variété des sujets qu’il traite est vraiment extraordinaire. Tour à tour, à deux mois d’intervalle, il publie dans le Gids de longues études sur Villon, sur le poète allemand Christian Wagner, sur la question de Lombok, sur saint Thomas d’Aquin et la philosophie de l’histoire, sur les drames symbolistes de M. Claudel, sur Leconte de Liste et Walter Pater, sans compter une revue mensuelle de la politique étrangère. Je ne crois pas que l’on puisse trouver beaucoup d’exemples d’une pareille diversité d’information : et M. Byvanck semble chaque fois se consacrer tout entier au sujet qu’il traité, soit qu’il parle de philologie, ou de botanique, ou d’économie politique et de législation internationale. Mais avec tout cela on s’aperçoit bientôt qu’il est surtout un fantaisiste, que le désir d’étonner ses compatriotes se joint chez lui au désir de les instruire, et que, pour nombreux que soient les objets de sa curiosité, il n’y en a pas un qu’il épuise à fond. Écrits dans un style compliqué et souvent obscur, ses articles abondent en paradoxes ingénieux et en vues subtiles ; mais tous donnent un peu la même impression que donnait son livre sur la littérature française : on devine qu’en plus des choses qu’il a notées, bien des choses restent encore qui lui ont échappé.

C’est aussi dans le Gids qu’ont paru les principaux travaux de M. Robert Fruin, le grand historien hollandais. Né à Rotterdam en 1823, professeur à l’Université de Leyde depuis près de quarante ans, M. Fruin ne s’est guère occupé, durant sa longue carrière, que de l’histoire de son pays : mais à l’étude de cette histoire il s’est voué avec un zèle, une conscience, une activité admirables. Ses compatriotes, qui le vénèrent en outre comme le doyen de leurs savants et de leurs écrivains, n’hésitent pas à faire de lui l’égal des premiers historiens de l’Europe ; et de fait, M. Fruin est le digne émule des Freeman et des Sybel, de ces chercheurs infatigables qui se piquent avant tout d’être exacts, et de nous montrer les faits de l’histoire tels qu’ils ont été. Peut-être même M. Fruin les dépasse-t-il tous par la sûreté de son érudition, comme aussi par la sécheresse et l’austérité de sa forme. Des faits, toujours des faits, et rien que des faits : il n’y a guère autre chose dans ses mémorables ouvrages sur les Préliminaires de la guerre d’Indépendance, sur Motley et l’histoire des Pays-Bas, sur Une ville de Hollande au moyen-âge. On ne saurait imaginer histoire plus savante, plus impartiale, ni plus complètement dépouillée de tout artifice d’imagination.

II. Les romanciers : M. Louis Couperus et M. Marcellus Emants

I

Avec Mme Lapidoth Swarth, dont j’ai eu déjà l’occasion de parler, M. Louis Couperus est incontestablement, aujourd’hui, le plus remarquable des écrivains hollandais. Il l’est pour ses précieuses qualités naturelles d’observation et de style, la richesse de sa fantaisie, la précision et l’éclat de ses images, mais davantage encore, peut-être, pour ce noble désir de bien faire qui l’a porté à s’essayer tour à tour dans les genres les plus différents, depuis les peintures naturalistes de sa Fatalité et la subtile psychologie de son Eline Vere jusqu’au poème philosophique, où il paraît s’être définitivement arrêté. Ses deux derniers livres, Majesté et la Paix du Monde, sont en effet de grands poèmes en prose plutôt que des romans ; ou plutôt le roman et la poésie y sont intimement confondus, un peu comme dans le Triomphe de la Mort et les Vierges aux Rochers de M. d’Annunzio. Et c’est en vérité un spectacle singulier de voir ces deux hommes de races opposées, ce Napolitain et ce Hollandais, marchant par des voies semblables à la poursuite d’un même idéal. Tous deux, après avoir d’abord suivi l’évolution du roman français, s’efforcent à présent de la dépasser ; et les voici qui essaient, l’un et l’autre, de substituer à la forme accoutumée du roman une forme littéraire nouvelle, plus libre, en quelque sorte, et plus vaste, admettant à la fois plus d’idée et plus de musique.

Mais tandis que, dans l’œuvre entière de M. d’Annunzio, l’amour reste toujours la passion dominante, et comme le centre autour duquel se groupent harmonieusement émotions et pensées, c’est à peine si l’amour joue un rôle dans les deux romans de M. Couperus. Les nobles âmes qu’il y met en scène sont, elles aussi, inquiètes et fiévreuses, des âmes malades, partagées entre leur désir d’agir et leur impuissance à agir, également incapables de renoncer à leurs rêves et de les réaliser. Mais leurs rêves ne se tournent point du côté de l’amour. Ce sont des âmes moins sensuelles et plus sentimentales. Indifférentes à toute considération de plaisir personnel, s’oubliant dans leur amour de l’humanité, la chimère du bonheur universel est la seule qui les tente. Elles veulent abolir la souffrance, assurer au monde le triomphe du bien. Chimère sublime : mais les déceptions qu’elle leur vaut leur sont d’autant plus cruelles. Car tout en n’ayant de goût que pour cette action bienfaisante, elles se rendent compte à chaque pas des obstacles que leur oppose la réalité ; et les plus forts de ces obstacles sont ceux qu’elles sentent au-dedans d’elles-mêmes, une irréparable faiblesse, une méfiance de soi, le conflit permanent de leurs aspirations instinctives et d’une réflexion trop aiguë..

Ainsi le cœur du jeune empereur Ottomar, le héros de la Paix du Monde, est déchiré des mêmes angoisses que celui de Georges Aurispa dans le beau roman de M. d’Annunzio. Et de même que celui-ci a toujours pris soin de nous présent ter ses amoureux comme de beaux jeunes hommes indépendants et riches, n’ayant d’autre affaire que d’aimer, de même M. Couperus s’est plu à incarner dans une âme de souverain le magnifique et stérile effort qu’il a entrepris de nous peindre. Disposant d’un pouvoir absolu et illimité, adoré de ses sujets, en paix avec les pays voisins, Ottomar semble n’avoir affaire, lui aussi, que de travailler à la réalisation de son noble rêve. Et ce rêve est chez lui naturel et légitime, le seul rêve qui soit digne d’un prince. Aussi n’avons-nous point de surprise à l’en voir si profondément imprégné ; et l’avortement final de ses tentatives a pour nous tout l’intérêt d’une catastrophe tragique.

On pourrait même pousser plus loin encore la comparaison des deux romanciers, et noter, par exemple, dans quelle large mesure ils s’inspirent l’un et l’autre de modèles étrangers. À chaque page de la Paix du Monde nous retrouvons des souvenirs d’œuvres antérieures, de la Guerre et la Paix, des Rois de M. Jules Lemaître, du beau roman de M. Élémir Bourges, l’Oiseau s’envole et la Fleur tombe, pour ne point parler d’Hamlet et des variations sans nombre qu’on en a tirées. Mais point davantage qu’aux romans de M. d’Annunzio, ces imitations n’ôtent rien à la Paix du Monde de ce qui constitue sa véritable originalité. Elles n’ont d’influence que sur l’accessoire de l’œuvre ; et sous elles le fond reste bien nouveau, entièrement propre à l’écrivain hollandais. Car ce fond de son œuvre, ce n’est pas la peinture d’une âme de souverain, mais d’une âme de rêveur enthousiaste et sceptique, s’épuisant à poursuivre un but qu’il sait qu’il n’atteindra jamais. Sa royauté n’est que pour donner un champ plus ample à cette vaine poursuite, et pour nous rendre plus saisissant l’échec fatal où elle aboutit. Et ainsi, tout en nous rappelant tant d’autres livres d’une beauté peut-être plus pure, le dernier roman de M. Couperus n’en est pas moins un beau livre.

Mais un beau livre hollandais : et c’est un point sur lequel je ne puis me défendre d’insister en passant. Car tandis que tous les autres pays de l’Europe ont adopté des façons communes de sentir et de penser, il semble en vérité que la Hollande soit seule demeurée obstinément fidèle à son vieux génie national. Sa littérature porte, aujourd’hui encore, un cachet si particulier, qu’avant de pouvoir l’apprécier un lecteur étranger doit d’abord, pour ainsi dire, se mettre au point, se familiariser avec ce qu’il y a dans la vie hollandaise de plus intime et de plus local. Je sais que, les compatriotes de M. Couperus lui ont longtemps reproché ses tendances au cosmopolitisme, l’usage qu’il faisait trop volontiers de mots, de tours de phrase français. Je sais en outre que lui-même a l’ambition de s’adresser à un public plus large que celui de sa patrie, et que personne peut-être ne fait plus d’efforts pour se tenir au courant des diverses littératures de l’Europe. Mais avec tout cela, ses romans gardent un caractère profondément hollandais ; et j’ai l’idée qu’à vouloir, par exemple, traduire en français cette Paix du Monde, on risquerait de lui faire perdre sa saveur. Jamais les lecteurs français ne s’accommoderaient de ces minutieuses peintures, de ces redites, de ces explications et préparations infinies, où se plaît un public épris du détail précis, un public d’esprits sérieux et solides, un peu lents eux-mêmes, et que les lenteurs ne risquent point d’ennuyer. Il faut à ce public une autre littérature qu’à nous : il la lui faut plus abondante et plus positive, d’une expression plus appuyée, sans rien de vague ni de sous-entendu. Mais il n’y a point en revanche de questions si hautes que ce public n’admette jusque dans le roman : et c’est ce qui a permis à M. Couperus de prendre pour sujet cette aventure d’un prince philosophe, n’ayant au cœur d’autre sentiment que son amour passionné de l’humanité.

Mais il est temps que j’en vienne à cette aventure elle-même, et que, faute de pouvoir traduire le roman de M. Couperus, j’essaie au moins d’en indiquer rapidement le sujet.

 

La Paix du Monde est la suite directe d’un autre roman, Majesté, dont la première édition a paru en 1894. L’auteur racontait dans ce roman l’enfance et la jeunesse du prince Ottomar, fils aîné de l’empereur des îles Lipari. Il le montrait partagé déjà entre ses aspirations et ses doutes, plein de nobles projets et ne pouvant point se décider à l’action. « J’ai toujours aimé le peuple, disait-il dans un grand entretien avec son père, et je ne puis penser qu’à le secourir. Mais j’y pense dans le vague, d’une façon tout abstraite. J’étends mon bras devant moi, sans savoir de quel côté je dois le tourner ; et je me désespère à n’étreindre jamais que le vide. » À la fin du roman, l’empereur Oscar était assassiné par un anarchiste, et Ottomar, après avoir un instant voulu renoncer au trône, acceptait, avec une résignation mêlée d’inquiétude, la lourde charge du pouvoir.

Nous le retrouvons, au prologue de la Paix du Monde, se promenant avec son fils, le petit Xaverius, dans le voisinage d’un de ses châteaux, Xaverius est un enfant souffreteux et débile, moins armé encore que son père pour la lutte de la vie ; mais déjà, lui aussi, inquiet, avide de vérité, préoccupé de mille questions au-dessus de son âge, Les médecins lui ont recommandé la marche, et c’est pour le faire marcher qu’Ottomar est sorti avec lui : ce qui ne l’empêche point de le prendre dans ses bras dès qu’il le voit un peu fatigué. Ils vont ainsi, tristement, parmi de radieux paysages, l’âme perdue dans leurs rêveries. Puis ils rentrent au château, et Ottomar remet l’enfant entre les mains de sa mère, la jeune impératrice Valérie, pour aller conférer dans son cabinet avec son chancelier et l’un de ses ministres.

L’idée lui est venue d’organiser dans la capitale de son empire, à Lipara, un congrès international de la paix où, en présence des délégués de tous les pays de l’Europe, il proposerait lui-même le désarmement général et la constitution d’un tribunal d’arbitrage. Il lui a semblé en effet que la guerre, et l’entretien des armées, qui en est la conséquence, comptaient parmi les sources principales du malheur des hommes : et il s’est dit qu’en prenant personnellement l’initiative de ce congrès de la paix, il aurait chance d’entraîner l’adhésion des autres États. Car l’empire de Lipari est un grand et puissant empire, et ce n’est pas sur le modèle des rois de Hollande, mais plutôt sur celui du tsar ou de l’empereur d’Allemagne que M. Couperus a conçu l’importance politique de son jeune héros.

Le congrès va donc s’ouvrir, et l’empereur veut en régler d’avance les détails avec ses deux conseillers. L’un deux, le chancelier Ezzera, est un politicien de l’ancienne école, fort ennuyé de voir son maître dans de si étranges aventures. Il l’exhorte du moins à ne pas assister en personne à ce congrès, où sa dignité impériale risque de se trouver compromise. Tout au contraire Wlenczi, l’autre ministre, parle avec enthousiasme du projet de congrès. Ayant avant tout pour principe de plaire au souverain, il commence un beau discours sur Fhorreus de la guerre, supplie Ottomar de venir lui-même présider les séances, et finit par esquisser tout un vaste plan d’organisation internationale, où le pape aurait le droit de trancher les conflits. Ce rhéteur parle si longtemps, et avec tant d’élégance, que l’empereur en l’écoutant, se sent repris de son doute. Il se demande si un tel congrès pourra vraiment produire quelque résultat : il songe qu’après tout son désir n’est pas de veiller au bonheur du monde entier, mais d’être un bon prince pour ses propres sujets. Qu’a-t-il fait pour eux ? Et n’est-ce pas un temps qu’il leur dérobe, celui qu’il emploie à ces grands projets internationaux ?

Un extrait de son journal intime, écrit quelques jours après, porte la trace des mêmes réflexions, Ottomar est épouvanté de sa faiblesse et de son isolement. Toujours hésiter, douter, passer de l’espérance à la désillusion ! Il envie le calme bonheur de sa femme, qui, d’instinct, par la seule grâce d’une nature droite et saine, s’acquitte si parfaitement de son rôle d’épouse, de mère et d’impératrice. N’est-ce pas elle qui est dans la vérité ? Et son cœur se serre à la pensée qu’il va devoir s’éloigner d’elle, quitter ce frêle enfant qui a tant besoin de son appui. Mais il ne peut se dérober à l’obligation qu’il s’est imposée. Et il part, il entre en triomphe dans sa capitale. Toutes les rues sont pavoisées sur son passage. Une foule, accourue des quatre coins de l’empire, le salue comme le bienfaiteur, le sauveur des peuples, le Prince de la Paix.

C’est en effet la mode, en Liparie et dans l’Europe entière, de se passionner pour l’idée de la paix universelle. Dans les cafés, dans les salons il n’est question que de paix, désarmement, d’arbitrage, et d’autres grands mots de même genre. Les séances du congrès ont un succès prodigieux, toute la presse s’en occupe, les discours les plus insignifiants sont reproduits, commentés, discutés, d’un bout à l’autre du monde. Mais surtout on admire le discours du jeune empereur : tandis qu’il a suffi à celui-ci d’entrer dans la salle des séances pour comprendre aussitôt, d’une façon désormais certaine et définitive, la parfaite inutilité de son entreprise. Des mots, rien que des mots ! Avec une résignation découragée, il subit le discours pompeux de Wlenczi, ceux des délégués des autres pays. Hélas ! quel bien pourra jamais résulter de ces vaines paroles ? Empêcheront-elles les hommes de souffrir, et de se haïr, et de s’entre-dévorer quand l’instinct fatal les y poussera ? Ce ne sont point des mesures générales, ni des congrès, ni des lois, qui peuvent assurer le bonheur de l’humanité. Mais alors que faire ? Se résigner, laisser les hommes à leur destinée, ou agir encore, tenter autre chose ?

Le congrès est clos. L’empereur revient au palais impérial, dans sa calèche, accompagné de deux aides de camp. À droite, à gauche, il salue, pour répondre aux acclamations de la foule, lorsqu’il aperçoit soudain, debout, devant le palais des Parlements, un homme qui se tient immobile, la tête couverte, les mains dans ses poches, et qui jette sur lui, au passage, un regard froid et dur. « Cela ne dura qu’une seconde ; mais il n’en fallut pas davantage à Ottomar pour lire dans ce regard la haine, une haine profonde, une haine qui s’adressait en même temps à sa personne et à ses idées, aux réalités existantes, et aux rêves qui voulaient se réaliser. C’était le salut de Melena, l’anarchiste, au Prince de la Paix. »

Quelques mois à peine se sont écoulés depuis la clôture du congrès lorsque des événements d’une gravité terrible achèvent brusquement de faire oublier aux habitants de Lipari, et à leur empereur lui-même, la noble chimère de la paix universelle. La colonie pénitentiaire de Xara se révolte contre ses chefs : l’insurrection se propage de proche en proche, à travers l’empire, et jusque dans Lipara, la capitale. Une insurrection, dont on ne peut ni indiquer la cause, ni prévoir la fin : fomentée, çà et là, par des prédications anarchistes, mais qui paraît n’être plutôt que la manifestation soudaine d’un besoin inconscient de révolte, caché jusque-là au fond de l’âme populaire. C’est un vent de folie et de cruauté qui souffle sur la foule, qui la pousse droit devant elle, hurlante et frémissante. On brûle les palais, on tue les généraux, et personne ne sait au juste ni ce qu’il veut ni ce qu’il fait, ni ce qui peut sortir de ce grand mouvement.

Surpris, atterré, l’empereur se voit dans la nécessité d’agir en souverain. Il proclame l’état de siège, fait arrêter les meneurs de la révolte, tient tête, dans son palais, à la meute furieuse. Un miracle le sauve et l’empire avec lui. L’anarchiste Melena, le voyant debout sur le balcon du palais, lève son revolver, le vise, et manque son coup. Et aussitôt une détente se produit dans la foule, un revirement brusque, inexplicable, aussi mystérieux que l’a été le début de l’insurrection. On se jette sur Melena, on le met en pièces, on acclame l’empereur, le bienfaiteur du peuple, le Prince de la Paix. Jamais d’ailleurs on n’a cessé de l’aimer : et l’on découvre à présent que ce n’était pas contre lui qu’on s’était révolté, mais contre ses ministres, qui trop longtemps l’avaient empêché d’entrer en contact avec ses sujets.

L’épilogue nous montre Ottomar malade, désespéré, honteux de lui-même et de l’humanité. Les médecins l’ont condamné au repos, et l’inaction le ronge, sans qu’il sache d’ailleurs le moins du monde dans quel sens il pourrait agir-. Enfin son nouveau chancelier lui conseille d’entreprendre, avec sa femme et son enfant, un grand voyage à travers son empire. Il s’informera des besoins du peuple, il étudiera sur place les réformes urgentes, mais surtout il se distraira, en se donnant l’illusion d’agir. C’est ce que son chancelier ne lui dit pas ; mais on devine que tous deux l’entendent bien ainsi. Et, en effet, l’empereur, peu à peu, revit. Il prend goût à l’action : de nouveaux rêves, de nouvelles chimères lui reviennent en tête.

Si du moins son fils, après lui, pouvait continuer son œuvre, d’une main plus ferme et plus sûre, s’il pouvait réussir à rendre l’humanité plus heureuse ! « Mon fils, lui dit-il aux dernières lignes de son journal, je t’impose là une charge très lourde. Je t’ai déjà imposé la charge de la vie, et voici maintenant, peut-être, que mon amour même va devenir une charge pour toi. S’il en est ainsi, pardonne-moi, Xaverius, pardonne-moi à cause de ce que tu liras dans ces feuilles jaunies, de ce que tu y liras de ma souffrance, et de mon remords, et de mon ignorance, et de mes recherches, et de mes espoirs, et, hélas ! de mon impuissance à rien trouver et à rien produire. Et maintenant viens près de moi, et dis-moi que tu m’aimes. Jette tes bras autour de mon cou, et dis-moi que tu m’aimes. Les enfants pardonnent si rarement à leurs parents que je me sens tout anxieux devant toi… Xaverius, Xaverius, quand tu liras ces feuilles, mon enfant, pardonne-moi ! »

Tel est, réduit à son sujet essentiel, ce curieux roman de M. Couperus. J’ai laissé de côté à dessein, dans mon analyse, deux aventures épisodiques, mais traitées avec une abondance de développement qui nuit, plus d’une fois, à l’unité, du récit. Le premier de ces épisodes est même tout à fait malheureux. C’est l’histoire d’une jeune et belle princesse secrètement mariée au nihiliste Melena, et qui flirte avec un parent de l’empereur, jusqu’au jour où son mari la tue d’un coup de revolver ; non point d’ailleurs par colère ni par jalousie, mais dans un accès de folie homicide. Histoire, comme l’on voit, romanesque et banale, et qui serait mieux à sa place dans un roman-feuilleton.

L’autre histoire, au contraire, est assez touchante. L’auteur en a fait une sorte de nouvelle indépendante du reste du roman, et intercalée entre les deux parties principales sous le titre d’Intermezzo ; mais on comprend aussitôt qu’elle n’est pas sans jouer son rôle dans l’ensemble de l’œuvre. Elle sert à nous rappeler que, pour si hautes que soient les aspirations des princes, et si amères les souffrances qu’elles leur causent, ni ces aspirations, ni ces souffrances ne les délivrent des tristesses ordinaires de la vie, et qu’il y a toujours en eux, sous le souverain, sous le philosophe, un homme pareil à chacun de nous. Et c’est encore, je crois, un des objets de cet Intermezzo d’accentuer la tendance pessimiste du roman, en nous montrant ce qui se cache de douleur et d’anxiété sous les apparences du bonheur le plus assuré. Cette jeune et belle impératrice Valérie, dont l’empereur, au prologue du livre, enviait la douce sérénité, elle porte, elle aussi, dans son cœur, une blessure ouverte et ; sanglante. Elle a aimé autrefois un prince qui l’aimait ; et c’est contre son gré, pour obéir à la raison d’État, qu’elle est devenue la femme d’Ottomar. Mais toujours, en secret, elle garde à son fiancé de jadis un tendre souvenir ; et lui, de son côté, vainement il a essayé de renoncer à elle. Et il s’est tué ; et une cantatrice célèbre, avec qui il s’était marié dans la vaine espérance d’oublier Valérie, une certaine Estelle Desvaux, vient donner des représentations à Lipara, au théâtre de la cour. C’est alors, autour de l’impératrice, tout un jeu d’intrigues, de démarches faites contre son gré pour interdire les représentations, des menaces de scandale : de sorte que la malheureuse, affolée, s’ouvre à son mari de son triste secret.

— Et maintenant, lui demande Ottomar, cette femme va chanter.

— Demain soir.

— Il vaut mieux, Valérie, que nous n’allions pas au théâtre, à cause de Xara.

— Oui, Ottomar, à cause de Xara.

Et tout à coup désespérée, sanglotant de toute son âme, elle se jette dans ses bras : « Ottomar, par pitié, secours-moi ! Je suis si faible ! Pardonne-moi, Ottpmar… Cela ne pouvait durer ainsi… Impossible de rien dire à personne, pas même à Sophie… À toi seul, n’est-ce pas ? à toi seul je puis parler… Ottomar… tiens…

Elle cherche sur sa poitrine, s’arrache du cou une chaîne avec un médaillon.

— Tiens, Ottomar, prends cela, jette, brûle cela ! C’est cela qui me rend si faible. Depuis des années, c’est cela qui m’enlève toute force ; depuis des années cela me ronge, comme si c’était du poison… »

Elle se laissa tomber à ses pieds, avec de terribles sanglots.., Et Ottomar vit dans le médaillon le portrait du prince Léopold.

Il pâlit, abaissa un regard sur Valérie, toujours sanglotante à ses pieds. Oui, elle avait dit vrai : c’était en effet du poison. Et, brusquement, il brisa le médaillon, le jeta au loin.

Alors il se pencha vers sa femme, il la releva, la tint dans ses bras. Et il l’écoutait pleurer, debout devant la fenêtre, les yeux fixés sur son empire assoupi dans la nuit.

Xara, dont parle Ottomar, c’est la colonie pénitentiaire où vient d’éclater la révolution : et l’on voit aussitôt ce qu’il y a de profondément tragique dans la coïncidence de ces deux catastrophes, brisant du même coup les deux rêves les plus chers du jeune empereur.

II

Ce sombre pessimisme est d’ailleurs un trait commun à plusieurs écrivains hollandais. Il se retrouve, notamment, dans les nouvelles et les contes de M. Marcellus Emants, mais, hélas ! bien dépouillé de l’harmonieux appareil de faste et de poésie dont l’a revêtu l’auteur de la Paix du Monde. On ne saurait imaginer de récits plus prosaïques, je veux dire plus rigoureusement réalistes, et d’une minutie d’analyse plus impitoyable, que les deux histoires publiées récemment par M. Emants, l’une dans le Gids, l’autre dans la Tweemandeliiksch Tiidschrift. Ou plutôt ceux-là seuls d’entre nous peuvent se faire une idée de ce genre qui ont lu, et qui n’ont pas achevé d’oublier, les pénibles romans de Champfleury et de Duranty. Non pas au moins que j’accuse M. Emants de les avoir démarqués ! Mais on dirait que, d’instinct, il a repris leur manière, tant il apporte d’insistance à noter les détails les plus insignifiants, aussi bien dans les sentiments de ses personnages que dans le décor où il les fait vivre. Et je ne vois pas, après tout, ce qui empêcherait cette manière d’en valoir une autre il me semble même que les Malheurs d’Henriette Gérard, le roman de Duranty, si le style en était seulement un pieu plus varié, pourrait compter parmi les produits les plus honorables de l’école réaliste. Les nouvelles de M. Marcellus Emants, en tout cas, rachètent par plus d’une qualité de premier ordre ce qu’elles ont toujours d’un peu fatigant. L’analyse y est trop minutieuse, mais avec cela si exacte, si nette, qu’on ne se repent pas de l’avoir suivie. Et surtout ce sont des nouvelles d’un caractère profondément hollandais. On songe, en les lisant, à ces intérieurs de Pieter de Hooghe ou d’Isaïe Bourse, où il n’y a pas un meuble, un pli d’étoffe, un cadre sur le mur, qui ne soient traités avec le même soin que les mouvements des personnages et leur expression. Un charme se dégage, peu à peu, de cette réalité si honnêtement reproduite : et sous les longueurs et les redites, Sous la banalité de l’intrigue, sous des exagérations de pessimisme assez inutiles, c’est un charme semblable qu’on éprouve aux mélancoliques récits de M. Emants.

Pas davantage que les vieux peintres hollandais, M. Emants ne se met en frais d’invention pour le choix de ses sujets. On dirait même qu’il s’est choisi, une fois pour toutes, un sujet unique, un sujet d’ailleurs très simple, très touchant, et qui s’accommode à merveille de variations innombrables. Le thème constant de ses récits, c’est l’agonie de l’amour, la lente ou soudaine désaffection de deux cœurs, et les regrets, les remords, les désespoirs qui s’ensuivent. Tantôt, comme dans la nouvelle que vient de publier le Gids, une femme s’aperçoit avec épouvante qu’elle n’aime plus son mari : d’autres fois c’est le mari qui, après des années d’indifférence, sent renaître en lui l’ancienne tendresse, et qui s’avoue tristement qu’il est trop tard, que le fossé qu’il a lui-même creusé ne se comblera plus, et que le temps du bonheur est pour lui à jamais passé.

Mais nulle part M. Marcellus Emants n’a traité ce sujet avec autant d’émotion et de vérité que dans deux grandes nouvelles parues naguère en volume sous un titre commun, et évidemment destinées à se faire pendant. Dood, la mort, c’est ainsi qu’il les a appelées, et toutes deux nous font assister, en effet, avec une précision, une richesse de détails, une rigueur d’analyse des plus remarquables, à la mort de l’amour, et de la confiance, et de toute joie, dans l’âme de deux êtres jeunes et beaux, qui s’étaient donnés l’un à l’autre.

La première surtout de ces deux nouvelles est, je crois, l’une des œuvres les plus caractéristiques de la littérature hollandaise. Un officier, Van Harden, rentrant chez lui après des manœuvres, apprend à sa jeune femme qu’on fait courir des bruits de guerre. Et devant l’idée que peut-être son mari va partir, qu’il va peut-être mourir, la malheureuse ne retient plus un secret qui depuis longtemps déjà lui coûte à garder. Elle avoue à son mari qu’elle a aimé un autre homme, qu’elle a même été sur le point de s’en aller avec lui. Et, tendrement, humblement elle demande son pardon. C’est le point de départ du récit ; quelques lignes suffisent à M. Emants pour nous l’exposer : et alors commence un long monologue, trente pages de menues réflexions, énumérées avec toute leur suite. Tour à tour le mari se fâche, se résigne, se désespère, espère de nouveau. Mille souvenirs lui reviennent à l’esprit de paroles qu’il a dites et qu’il aurait dû ne pas dire ; mille projets surgissent devant lui, puis aussitôt se dissipent. Et quand, une heure après, il se retrouve auprès de sa femme, il comprend que quelque chose d’essentiel s’est brisé, en elle et en lui, que ce qui les faisait vivre jusque-là s’est brusquement écroulé : par sa faute, par leur faute à tous deux, ou plutôt par la seule faute de la destinée. Désormais ils resteront, sous le même toit, étrangers l’un à l’autre. Sous les apparences de la santé et de la vie, ils ne seront plus que deux morts… Mais aucun résumé ne saurait donner l’idée de ce genre, qui ne vaut que par l’abondance et la variété du détail ; et le crains que le charme des patientes analyses de M. Emants ne soit décidément trop hollandais pour pouvoir être jamais apprécié en dehors de son pays.

VIII. La Renaissance latine et les écrivains italiens12

Aux dernières pages de son éloquente étude sur les poèmes et les romans de M. Gabriel d’Annunzio, M. de Vogüé nous disait sa joie « de saluer en Italie un présage certain de la Renaissance latine. » Et il ajoutait, quelques lignes plus loin : « Je pense à la vieille nourrice, endormie sous ses claires étoiles le long des mers heureuses. Tous nous avons bu à son sein le meilleur de la vie de l’âme, le lait de la poésie, de l’art, de la musique. Sa mamelle paraissait tarie : si elle se gonfle à nouveau, si elle doit encore verser dans nos veinés le lait de sa beauté, réjouissons-nous, souhaitons renaissance et fécondité à la nourrice de nos premiers enchantements ! »

Aucune espérance ne saurait nous être plus chère, en effet, que celle d’un prochain renouveau du génie poétique latin ; et non seulement parce que l’Italie est la nourrice vénérée qui nous a fait boire à son sein « le meilleur de la vie de l’âme », mais un peu aussi, peut-être, parce que nous n’avons pas trouvé dans les littératures du Nord la satisfaction profonde et durable que nous en avions attendue. Il est d’ailleurs trop manifeste qu’un grand silence succède, dans ces littératures, à l’agitation fiévreuse des années passées. Les écrivains anglais s’en vont l’un après l’autre, sans laisser derrière eux personne qui puisse même prétendre à les remplacer. La Russie est devenue si pauvre de romanciers et de poètes que tous les jours on y entend reprocher au comte Tolstoï d’avoir, par l’excès de son génie, rendu la tâche impossible aux auteurs de talent. En Allemagne la jeune école réaliste s’est fatiguée avant d’avoir rien produit ; et il ne semble pas que les Scandinaves aient, encore de quoi nous étonner bien longtemps. Si quelque forme de beauté nouvelle doit nous venir du dehors, nous avons l’impression que seules les races méridionales pourront à présent nous l’offrir ; sans compter qu’elles seules nous paraissent avoir gardé en dépôt ces précieuses vertus classiques, la clarté, la mesure, la simplicité, dont le goût : renaît chez nous tous les jours plus vif. Et ne dirait-on pas que le succès des beaux romans de M. d’Annunzio a enfin décidément rompu le sortilège qui depuis tant d’années nous empêchait de nous intéresser aux littératures des pays latins ?

Mais ces romans, et tous les écrits de M. d’Annunzio, ne sont-ils que la manifestation imprévue d’une puissante individualité artistique, ou bien peut-on y voir en outre, comme le croit M. de Vogüé, « le présage certain » d’une nouvelle renaissance italienne ? C’est ce que l’on se demande, en ce moment, un peu à tous les coins de l’Europe. Les écrivains italiens, si longtemps dédaignés, sont devenus du jour au lendemain l’objet d’une curiosité universelle, et pas un mois ne se passe sans que les revues russes, les journaux littéraires allemands, où les séries anglaises, ne présentent à leurs lecteurs quelque nouveau compatriote de M. d’Annunzio. Évidemment il s’agit là d’une sorte d’expérience internationale : l’Europe entière veut savoir à quoi s’en tenir sur la Renaissance latine.

 

L’expérience, malheureusement, n’a point produit jusqu’ici de résultats décisifs ; et, chose singulière, il ne paraît pas que l’Italie elle-même sache à quoi s’en tenir sur un sujet qui pourtant la touche de si près. En Italie comme dans le reste de l’Europe, la Renaissance latine demeure encore à l’état d’hypothèse. Les uns l’admettent, d’autres la nient ; la plupart réservent leur jugement, attendant sans doute que la politique leur laisse un peu plus de loisirs pour s’occuper de questions littéraires.

Seul un jeune journaliste, romain, M. Ugo Ojetti, n’a pas eu la patience d’attendre si longtemps. Désolé d’une incertitude qui risquait de s’éterniser, il a résolu de découvrir tout de suite, et de faire savoir tout de suite à ses compatriotes, si vraiment le génie poétique italien était sur le point de se réveiller. Et il s’est rappelé, fort à propos, par quelle ingénieuse méthode un de ses confrères parisiens, M. Huret, avait naguère essayé de s’informer de l’état et des tendances de la littérature française. Cet habile homme était allé trouver chez eux, dans leur cabinet de travail, quelques-uns de nos écrivains, et, séance tenante, il leur avait demandé leurs avis sur les chances de durée du naturalisme ; et puis de l’ensemble de leurs réponses il avait fait un livre, où nous pourrions aujourd’hui encore chercher les renseignements les plus précieux sur l’évolution de notre littérature, si par malheur la plupart des écrivains consultés ne s’étaient amusés à parler de tout autre chose, au lieu de répondre à la question précise qui leur était proposée. Mais M. Ojetti a pensé sans doute que les écrivains italiens auraient plus de scrupule, ou peut-être s’est-il promis de les ramener, le cas échéant, à l’unique sujet qui l’intéressait. Et, suivant l’exemple de M. Huret, il s’est mis en route, « à la découverte », comme il nous le dit lui-même, des écrivains de son pays, fermement résolu à ne point leur laisser de repos avant d’avoir obtenu leur avis sur le plus ou moins de probabilité d’une prochaine renaissance de la littérature italienne.

L’exploration qu’il tentait devait, toutefois, lui être plus difficile qu’elle n’avait été à son précurseur français. C’est lui-même encore qui nous en fait l’aveu, dans la préface de son livre. « M. Huret, dit-il, n’a pas eu beaucoup de peine à mener à bien son enquête : sauf une ou deux exceptions, tous les écrivains qu’il a consultés habitaient Paris, et il lui a suffi d’aller de porte en porte les interroger. Tandis que j’ai dû, moi, quittant Rome, traversant ensuite Bologne et la Vénétie, remonter jusqu’aux frontières du royaume ; à Arsiero dans la province de Vicence, et à Campiglia Cervo, dans la vallée de Bielle ; puis, de Gênes, repassant par Rome, j’ai dû descendre jusqu’à Naples et dans les Abruzzes. Ce n’est pas sans raison que mes confrères de la presse comique romaine m’ont représenté errant dans des régions inconnues, accoutré de costumes exotiques, tantôt naviguant au long de fleuves mystérieux, et tantôt gravissant à pic des rocs escarpés : le tout par amour pour l’art et pour mon éditeur. » Et M. Ojetti déplore, à ce propos, le manque en Italie d’un centre qui, comme Paris, attire et réunisse à demeure tous les écrivains.

L’existence d’un tel centre aurait en effet épargné bien des fatigues au jeune reporter, encore que la plupart des régions qu’il lui a fallu explorer, à en juger par le tableau qu’il en fait, n’aient vraiment que le seul défaut d’être un peu loin de Rome ; car sur les frontières du nord et à l’extrême midi, à Arsiero et à Francavilla del Mare, à Bielle et dans les Abruzzes, le ton de ses descriptions atteste un émerveillement continu. Si les écrivains italiens avaient tous pris l’habitude de vivre dans une même ville, son enquête aurait duré moins longtemps ; mais combien, en échange de cet unique avantage, combien elle y aurait perdu de son intérêt et de sa variété ! Je ne parle pas seulement de ces peintures de contrées et de mœurs qui donnent par instants à l’enquête de M. Ojetti l’attrait supplémentaire d’un récit de voyages. Mais c’est l’aspect même des écrivains, leur caractère, ce sont leurs réponses qui auraient changé, si ces messieurs, au lieu de vivre chacun de son côté, s’étaient rassemblés dans un grand centre à la façon de Paris. Je ne dis pas qu’ils y seraient devenus moins intelligents, ni que leur talent s’y serait amoindri. Mais ils y auraient adopté, je crois, certaines habitudes communes de penser et de parler qui n’auraient point permis à M. Ojetti de nous tracer d’eux des portraits aussi vivants et aussi distincts. Et peut-être est-ce encore à l’absence d’un centre littéraire que les écrivains italiens doivent d’être restés plus indifférents aux questions de personnes, plus exclusivement attachés aux pures idées, que la plupart des écrivains français naguère consultés par M. Huret : je n’en ai guère rencontré, en tout cas, qui se divertissent expressément à médire de leurs confrères, ou qui confondissent les doctrines avec les personnes. Mais au fait il n’est nul besoin de comparer les auteurs italiens avec ceux des autres pays, pour, comprendre combien ils tirent d’avantages de leur isolement. Car l’Italie possède, en réalité, un « centre littéraire » ; ou plutôt elle en possède deux, dans la même ville, et c’est encore M. Ojetti qui s’est chargé de nous l’apprendre. Il nous fait voir tous les écrivains de Milan partagés en deux groupes ennemis, dont l’un tient ses assises au jardin Cova et l’autre au café Savini. Le premier groupe s’appelle les Intellectuels, le second les Vieux ; et quand on demande à quelqu’un des Vieux d’entrer au café des Intellectuels, « il répond un jamais ! tout scandalisé, avec la sainte horreur d’une vierge devant un péché capital ». Or, de tous les écrivains dont on nous donne les réponses, les Milanais sont les seuls qui aient répondu à la manière des interviewés de M. Huret. Au lieu de principes ils ont cité des noms ; infatigables, en outre, à médire de tous leurs confrères d’Italie, et de ceux de Milan en particulier.

Plaignons donc M. Ojetti d’avoir eu tant à voyager ; mais ne plaignons pas l’Italie de l’isolement où s’obstinent la plupart de ses écrivains. Cet isolement ne semble pas d’ailleurs les empêcher de se tenir au courant de ce qui survient de nouveau dans leur pays : et, peut-être même est-ce lui qui leur fournit le loisir de tout lire, et de s’intéresser à tout. Il ne les empêche point non plus, — si nous en jugeons par leurs réponses aux questions de M. Ojetti, — de raisonner de toutes choses avec beaucoup d’intelligence, d’esprit, et de liberté.

Mais je m’aperçois que je n’ai rien dit encore de la partie essentielle de ces réponses, destinées, on s’en souvient, à résoudre le problème de la renaissance latine. Hélas ! c’est qu’elles ne l’ont point résolu ; et l’enquête de M. Ojetti, considérée à ce point de vue, apparaît pour le moins aussi improductive que celle de M. Huret. L’auteur nous dit bien, dans sa préface, que la majorité de ses interlocuteurs s’est montrée favorable à l’hypothèse d’une renaissance : « Des vingt-sept écrivains que j’ai consultés, sept seulement m’ont fait une réponse tout à fait pessimiste : MM. Giosué Carducci, Cesare Cantu, Ruggero Bonghi, Paolo Lioy, Edmondo de Amicis, Giovanni Marradi et Arturo Graf. Les trois premiers, déjà vieux et en possession de tout leur renom, ne pouvaient manquer d’avoir horreur de la nouveauté. Les quatre autres sont des socialistes, qui subordonnent les questions littéraires à des considérations économiques. » Soit, et j’admets que ceux-là seuls aient clairement témoigné de leur pessimisme : mais combien d’autres se sont récusés, ou bien se sont bornés à faire sous-entendre, sans vouloir le dire trop expressément, que l’heure de la Renaissance latine leur semblait encore assez éloignée ! Voici, par exemple, un romancier, M. de Roberto, qui affirme que la littérature italienne n’a jusqu’à présent ni des sujets qu’elle puisse traiter, ni une langue dont elle puisse librement user. Voici un auteur dramatique, M. Ferdinando Martini, qui ne croit ni à l’avenir du théâtre, ni à celui de la poésie et qui tient les Fiancés de Manzoni pour le seul roman italien de quelque valeur. En fait d’optimistes, je ne vois guère, à dire vrai, que le groupe des amis de M. d’Annunzio, qui ont naturellement confiance dans le génie de leur ami, et puis encore deux ou trois jeunes gens, dont on devine bien que pour eux la Renaissance latine s’est manifestée surtout dans leurs propres ouvrages.

 

Ainsi l’enquête de M. Ojetti échoue à nous renseigner sur les chances d’avènement d’une Renaissance latine. La chose, au surplus, n’a rien de trop surprenant ; car il me semble que cette Renaissance, si elle se produit quelque jour, trouvera bien le moyen de s’affirmer par des œuvres, sans qu’il y ait besoin, pour la découvrir, d’aller interroger à leur domicile tous les écrivains du royaume. Et, en attendant, l’enquête de M. Ojetti n’aura pas été inutile : elle aura prouvé, faute de mieux, l’ardente vitalité de ces écrivains qui, aux quatre coins de l’Italie, s’efforcent de ressusciter le vieux génie national. Comme le disait à M. Ojetti l’éminent conservateur de la Pinacothèque de Bologne, M. Enrico Panzacchi, « peut-être la littérature italienne ne s’est-elle pas encore réveillée, mais tous les jours davantage nous souhaitons son réveil. Un sourd travail s’accomplit en nous sans interruption : c’est le génie de notre race qui reprend conscience de lui-même ».

On dirait en effet que, sous la diversité des opinions, un certain nombre de tendances communes commencent, à se faire jour dans la littérature italienne, préparant les voies à un art nouveau. La première, et la plus générale, est une profonde lassitude des formules naturalistes. On en a assez de l’observation pure, sans autre but que l’observation même. Roman réaliste, roman psychologique, ce sont désormais des genres dont on ne veut plus. Au théâtre et dans les livres, on demande que l’observation soit subordonnée à une idée supérieure ; et il n’y a pas jusqu’aux chefs de l’ancienne école réaliste qui ne cherchent maintenant à se justifier d’avoir placé la fin de l’art dans la simple peinture de la réalité. M. Verga déclare que le naturalisme n’est rien qu’une méthode, pouvant être employée à tel objet qu’on voudra. « Rien n’empêche, dit-il, de concevoir un roman mystique ayant une forme naturaliste. » Et M. Capuana va plus loin encore. Il avoue n’avoir plus de curiosité que pour les questions religieuses : « J’étais autrefois un athée, mais le suis devenu un croyant. J’ai reconnu le vide profond de la science, qui ne parvient pas même à satisfaire les besoins de l’esprit. Et la morale sans la religion n’est pas moins vaine que la science. »

Religion, mysticisme, voilà encore des mots qui reviennent sans cesse dans les interviews rapportées par M. Ojetti ; et l’on dirait qu’en même temps que du naturalisme littéraire, les écrivains italiens se sont aussi fatigués du naturalisme philosophique, qui prétendait expliquer l’univers par les seules lois de la science : « La science, dit Mme Matilde Serao, c’est elle qui a tari chez nous toute fantaisie artistique. Mais nous commençons enfin à sentir son insuffisance, et le moment est prochain où nous nous affranchirons de son joug. » C’est ce que disent encore, en d’autres termes, M. Enrico Panzacchi et M. Antonio Fogazzaro, un des poètes et un des romanciers les plus admirés de l’Italie. D’autres, en vérité, refusent de prendre au sérieux ce mouvement mystique ; mais ceux-là même reconnaissent la nécessité d’un retour à l’idéalisme ; et peut-être la sombre poésie qu’ils admirent dans les ouvrages de M. d’Annunzio est-elle moins éloignée qu’ils ne croient d’un certain idéal de mysticisme sensuel.

Mais ces ouvrages de M. d’Annunzio paraissent avoir eu surtout pour effet de raviver, en Italie le goût du style : et c’est à ce point de vue qu’on peut vraiment les considérer comme le « présage » d’une révolution littéraire. Non pas que les auteurs italiens se soient accoutumés du premier coup à la langue nouvelle que leur offrait M. d’Annunzio, si expressive et si ornée, pleine de rythmes hardis et de tournures imprévues. Mais il n’y en a pas un qui ne l’ait discutée, et qui ne se soit en même temps repris de curiosité pour les problèmes du langage et de l’expression. Sous les aspects les plus divers, le culte de la beauté formelle semble vouloir renaître dans la patrie de Pétrarque. Et c’est encore un des mérites du livre de M. Ojetti, de nous faire voir l’importance qu’attachent à présent les auteurs italiens à se constituer par tous les moyens une langue poétique définie, capable d’exprimer des pensées et des émotions nouvelles. Les uns veulent simplifier, d’autres compliquer ; mais tous sont d’accord pour reconnaître la nécessité d’avoir Un style, et de ramener dans la littérature un élément de beauté.

Il est donc indéniable qu’un grand changement s’opère, depuis quelques années, dans la littérature italienne ; et quand l’enquête de M. Ojetti n’aurait servi qu’à nous le prouver, nous devrions lui savoir bon gré de l’avoir entreprise. Mais elle nous vaut encore d’autres renseignements précieux. Elle nous fournit en particulier quelque chose comme la psychologie de l’écrivain italien, nous initiant à son mode de vie, au détail de ses préoccupations et de ses habitudes. Si la Renaissance latine doit vraiment se produire, nous saurons maintenant dans quel milieu elle se sera produite, en même temps que nous connaîtrons l’évolution intellectuelle et morale dont elle aura résulté. Voici, par exemple quelques petites scènes qui m’ont paru d’une couleur locale assez prononcée.

 

C’est d’abord le récit d’une visite faite par Mi Ojetti à Cesare Cantu en août 1894, quelques mois avant la mort du vieil historien.

« En arrivant à Milan, dit M. Ojetti, je m’informai de Cantu-auprès de mes confrères ; mais personne d’eux ne sut m’en rien dire. Seul un éditeur me demanda, le plus sérieusement du monde :

« — Cantu ? est-ce qu’il n’est pas mort ?

« Je finis pourtant, à force de patience, par découvrir l’adresse du vieillard, dans la via Morigi. Mais encore fallait-il pouvoir pénétrer chez lui. Deux jours de suite, une servante me répondit, sur sa porte, qu’il était au lit et ne pouvait recevoir personne. Je ne me décourageai pas, cependant, et le troisième jour enfin la parte s’ouvrit tout à fait.

« La servante me fit entrer d’abord dans une petite salle garnie d’un papier vert déteint, une salle sombre et froide, comme la cour, comme l’escalier, comme le reste de la maison, avec un air de vétusté qui me serra le cœur. Les murs étaient ornés de gravures anciennes, dont les cadres avaient en outre leurs rebords tout bourrés de cartes de visite. Je vis là des cartes de Terenzio Mamiani, de Vincenzo Gioberti, de Lamartine, de Rossini, de Victor Hugo : toutes portaient, à la suite du nom, quelques lignes manuscrites ; mais elles étaient là depuis si longtemps que beaucoup des autographes étaient devenus illisibles. La carte de Lamartine portait : “Je vous verrai dans l’après-midi…” Le reste se perdait dans le cadre. À gauche de l’entrée, sur une petite cheminée en marbre, une glace Empire.

« Enfin la servante revint me prendre, et me conduisit au cabinet de travail de Cantu, une grande chambre encombrée de meubles avec deux énormes fenêtres dormant sur un jardinet clos de murs. Dans un coin, derrière un bureau, je découvris le vieillard, enfoncé dans une dormeuse de cuir, et fixant sur moi des regards inquiets.

« Il avait un petit visage pâli et ridé, avec des cheveux d’un blanc jaune encore très touffus, des moustaches tombantes, un nez aquilin, et des lèvres minces et des yeux à demi fermés où errait à tout moment un singulier sourire mélangé d’ironie et de bienveillance. Il tenait sa main droite enfoncée dans l’ouverture de son veston couleur de cendres : l’autre main reposait sur la table, fatiguée, desséchée, osseuse, une main de bois.

« Je m’informai d’abord de sa santé,

« — Je vais bien, seulement je suis très vieux. Mais à quoi bon en parler ?

« — Et est-ce que vous écrivez ?

« — Écrire, je ne puis plus, — et il montrait sa main droite, — mais je puis encore dicter.

« Puis il reprit :

« — Mais, d’ailleurs, pourquoi écrirais-je ? Et vous, dites-moi, vous écrivez, sans doute ?

« Et sur ma réponse affirmative, je vis s’accentuer l’énigmatique sourire de ses yeux et de ses lèvres.

« — Eh bien ! moi, je n’écris plus ! Il y a quelques semaines, j’ai offert un travail à un éditeur de Milan : il me l’a refusé. À quoi bon écrire ! Votre temps ne veut plus de moi ! »

Tel se survivait à lui-même, dans la tristesse et l’obscurité de cette petite maison abandonnée, le plus grand peut-être des historiens de l’Italie, l’ami de Michelet et de Lamartine. Mais en regard de cette vieillesse lugubre de Cantu, voici une vieillesse tout autre, glorieuse et sereine : celle du poète Giosué Carducci. Il habite, aux portes de Bologne, une belle maison élégante et simple, tout entourée de jardins et de prés fleuris. Il vit seul, le plus souvent, ayant perdu sa femme, et marié ses trois filles : mais il a pour lui tenir compagnie des œuvres d’art amoureusement choisies, et une bibliothèque pleine d’éditions rares. Et puis sans cesse ce sont des amis, des admirateurs, jeunes ou vieux, qui viennent de tous les coins de l’Italie lui apporter leur hommage.

M. Ojetti l’a vu deux fois dans la même journée : d’abord chez lui, puis, le soir, dans un café de la place Galvani. « Quand j’entrai dans ce café, le vieux poète n’était pas encore arrivé : mais un de mes confrères me fit voir, au fond de la salle, tout un groupe de personnes qui l’attendaient comme moi. Je vis là notamment un vieillard à la barbe et aux cheveux en désordre, que l’on appelait le Troglodyte, un monsieur très élégant, qui se trouva être un marquis, trois ou quatre professeurs, et puis encore un petit jeune homme blond et rose avec un foulard autour du cou. Bientôt l’on apporta les valises de Carducci, qui partait ce soir-là pour passer l’été dans les Alpes. Et bientôt il arriva lui-même, en compagnie d’un de ses gendres. Il y eut un grand bruit de chaises : tout le groupe se leva pour aller à sa rencontre. Et quand on se fut rassis, le petit jeune homme blond et rose, au milieu d’un silence pieux, offrit au maître une longue canne, qui avait pour manche une corne de chamois. »

Devant cet auditoire recueilli, M. Carducci parla de son voyage, de ses projets de travaux, de l’histoire du Risorgimento, qu’il comptait bien terminer avant de mourir. « Il me parut plein encore de jeunesse et de santé, avec son épaisse chevelure grisonnante, et sa grande barbe à peine tachetée de blanc, que sans cesse il tourmentait en parlant, d’un geste machinal de ses mains nerveuses et fines. »

J’ai cité déjà quelques passages des réponses faites à M. Ojetti par MM. Verga et Capuana, les deux chefs de l’école naturaliste. Tous deux sont forcés de reconnaître que le naturalisme, tel qu’ils l’ont pratiqué jadis, ne va plus, et que le temps est venu d’une littérature nouvelle. Mais on ne saurait imaginer deux manières plus différentes de faire cet aveu. M. Verga, « un bel homme d’une cinquantaine d’années, élégant et solide », admet bien la nécessité de quelques réformes ; mais il n’entend pas qu’on lui reproche d’avoir fait fausse route, et fièrement il énumère les mérites de sa méthode, laquelle suivant lui, peut s’appliquer à tous les sujets, et revêtir les formes les plus opposées. La psychologie ? Mais le naturalisme lui fait sa part, comme au reste ; il se borne seulement à indiquer les effets des mouvements intérieurs, au lieu d’en analyser le détail à perte de vue. Les autres formules littéraires ? Mais aucune ne mérite même d’être prise au sérieux. Et là-dessus M. Verga passe en revue l’œuvre de ses confrères, avec une sévérité mêlée d’amertume.

Tout autre nous apparaît M. Capuana, « un petit homme chauve, rose, un peu obèse, avec une expression pleine de douceur ». Celui-là ne se plaint pas, ne récrimine pas ; il trouve que tout va pour le mieux, et que jamais la littérature italienne n’a été plus florissante. Les ouvrages du caractère le plus opposé, les tableaux de mœurs de M. de Roberto, les poèmes de M. d’Annunzio, les analyses psychologiques de M. Butti, tout lui semble également admirable. Et il reconnaît ensuite qu’au théâtre « le progrès est encore plus sensible que dans le roman ». Voilà un véritable optimiste ; et c’est encore ; de tous les écrivains que nous présente M. Ojetti, l’un des plus aimables, et des plus sensés. Après cela de quoi se plaindrait-il ? Ses livres se sont vendus, ses pièces ont réussi ; et il a en outre le bonheur de pouvoir librement travailler et rêver « au cœur de la vieille Rome, dans une vaste chambre pleine d’air et de lumière, avec autour de lui d’innombrables livres, tous pareillement vêtus de parchemin blanc ».

 

Veut-on connaître maintenant quelques auteurs dramatiques italiens ? Voici le plus célèbre de tous, M. Giuseppe Giacosa, l’auteur d’un drame que Mme Sarah Bernhardt a promené, il y a quelques années, à travers l’Amérique. M. Giacosa a accompagné dans cette tournée l’illustre tragédienne ; et sans doute il a gardé de son voyage un souvenir très vif, car lorsque M. Ojetti lui demanda son avis sur l’avenir de la littérature italienne : « Je me rappelle, lui répond-il, un discours prononcé par le président du Lotus Club, dans un banquet qui me fut offert à New-York. Après avoir parlé, en parfaite connaissance, de Fogazzaro et de Verga, l’éminent orateur crut pouvoir affirmer que si ces écrivains et maints autres, au lieu d’être Italiens, avaient été des Français, ou des Anglais, ou des Russes, le monde serait depuis longtemps déjà rempli de leurs noms. » M. Giacosa est aussi de ce sentiment ; mais il pense que l’heure est prochaine où la gloire des écrivains italiens pourra enfin se répandre sans entraves à tous les coins de l’univers. « Dès maintenant, dit-il, en France, en Allemagne, en Autriche, en Suède, pas un jour ne se passe sans qu’on représente nos drames sur les plus grands théâtres : hier encore, par exemple, le plus fameux acteur de l’Autriche m’annonçait qu’ils allait entreprendre une grande tournée italienne à travers l’Allemagne. Et je puis vous certifier à ce propos que notre influence sur la jeune école allemande est infiniment supérieure à celle des auteurs français. En France même, d’ailleurs, il n’y a pas un romancier ; qui n’ait subi en quelque manière l’influence de M. d’Annunzio ».

M. Giacosa, comme on le voit, se fait une haute idée de la littérature italienne, dont il se tient, très justement d’ailleurs, pour un des représentants principaux. Voici maintenant un de ses confrères, M. Marco Praga, auteur des Vierges et de l’Héritier. M. Ojetti l’a rencontré à Milan, au café Savini. « Il parle fort peu, et ses amis intimes m’ont dit qu’il n’aimait pas à parler d’art. C’est un grand jeune homme blond, mince, élégant ; avec cela un cycliste passionné. » Et comme M. Ojetti lui demande quels motifs l’ont poussé à écrire l’Héritier, une pièce du genre classique, tandis qu’il avait passé jusque-là pour un auteur modernissime, le jeune cycliste répond, de la façon la plus modernissime, qu’il a écrit l’Héritier parce qu’il avait besoin de douze mille francs. Il reconnaît d’ailleurs que c’est toujours uniquement pour avoir de quoi vivre qu’il écrit ses pièces. Et si le roman lui paraît un genre très inférieur au drame, c’est simplement parce qu’il est d’un usage beaucoup plus difficile, et ne produit pas autant d’effet sur le grand public. « Ce qui ne m’empêche pas, ajoute-t-il, d’avoir écrit un roman et d’en avoir un autre en préparation, Mais le plus gros de mes bénéfices me vient de mes drames. Aussi ne manquerai-je point d’en produire un tous les ans, jusqu’au jour où le public ne voudra plus de moi. »

J’ai pris ces passages un peu au hasard, dans l’intéressant volume de M. Ojetti. On y trouverait encore maints autres portraits comiques ou touchants : celui de M. Edmondo de Amicis, un littérateur fatigué de littérature et tout occupé désormais de questions sociales ; celui de Mme Matilde Serao, l’apôtre du mouvement néo-chrétien ; celui de M. Ferdinando Martini, qui mène de front la littérature et la politique, sans paraître du reste attacher plus d’importance à l’une qu’à l’autre. Mais j’ai hâte d’arriver à l’interview de M. d’Annunzio. M. Ojetti en a fait l’épilogue de son livre, « voulant, nous dit-il, terminer son pèlerinage par une visite au temple de sa foi ».

Ce temple, c’est la villa blanche et tranquille qu’habite M. d’Annunzio, à Francavilla, entre les collines et la mer. C’est surtout le cabinet de travail du jeune poète, une grande pièce tapissée de damas rouge, toute pleine de meubles rares et de bibelots précieux. Nous y voyons M. d’Annunzio assis près de sa table, « entouré de lexiques italiens, grecs et latins », tandis qu’un brasier répand dans la pièce des fumées d’encens. « J’ai encore devant les yeux, dit M. Ojetti, l’élégante figure de mon hôte, resté blond et frais et robuste comme à vingt ans. » Et de sa voix « précise et lente, scandant ses phrases lettre par lettre », M. d’Annunzio expose ses vues sur le présent et l’avenir de la littérature italienne :

« Jusqu’à ces dernières années, nos romanciers se sont complu à pratiquer les étroites théories du naturalisme, mettant tout leur soin à reproduire avec leurs particularités extérieures certains aspects de la vie bourgeoise ou rustique, telle qu’ils l’avaient observée chacun dans sa province natale. Mais c’était là une étude superficielle et grossière ; elle ne tarda pas à tourner au procédé ; et, malgré le talent de certains artistes, jamais prose ne fut plus pauvre, plus décolorée, plus hétéroclite, plus dépourvue de véritable italianité, que celle qui résulta de ce mouvement, avec ses interminables paysages d’une précision quasi géographique, et son abus fastidieux d’expressions soi-disant locales. Le cercle était trop étroit, et d’un ordre trop bas. Et bientôt les esprits plus inquiets ou plus subtils éprouvèrent le besoin d’en sortir : ils se jetèrent avec passion dans le courant spirituel qui agitait, troublait, fécondait l’Europe ; et ils firent bien. Mais il manquait, par malheur, à la plupart d’entre eux, l’éducation littéraire qui seule leur eût permis de produire des œuvres vivantes. Et c’est le grand défaut des écrivains italiens, que pas un d’entre eux ne possède un style. »

M. d’Annunzio définit ensuite sa conception du style, et l’idée qu’il se fait du futur roman italien. Ce roman, d’après lui, pourra trouver dans la science contemporaine une source précieuse de renseignements : « Car c’est une erreur puérile de croire que les facultés de l’artiste et celles du savant soient inconciliables. La science, elle aussi, est œuvre d’imagination et de poésie. Et quelle mine incomparable est pour l’artiste, par exemple, la pathologie mentale, l’étude des dégénérés, des idiots, des fous ! On a pu dire justement que la science avait rendu à l’art jusqu’à cet élément antique qui paraissait à jamais perdu : le merveilleux. »

M. d’Annunzio, on le voit, est plus indulgent pour la science que la plupart de ses confrères, et il ne lui resterait plus, après cela, qu’à nous présenter M. Lombroso comme le premier des écrivains italiens. À moins pourtant que M. Ojetti n’ait mai compris sa pensée : car je trouve précisément dans une revue italienne, Il Convito, une étude, d’ailleurs très ingénieuse et très belle, sur Giorgione et ses critiques, où l’auteur du Triomphe de la Mort apprécie en des termes tout autres le rôle de la science et ses prétentions :

« L’esprit scientifique, dit-il, a envahi les générations de la seconde moitié de notre siècle. Frappés des résultats merveilleux de la physique et du calcul, les hommes ont pu croire quelque temps qu’avec l’aide de l’une ou de l’autre il leur serait permis de pénétrer tous les mystères et de résoudre tous les problèmes. Mais voici qu’à cette exaltation orgueilleuse succède maintenant une sorte de découragement mêlé de méfiance. On se dit, et non sans raison : “Où est donc cette certitude que la science nous avait promise ?” » Si jamais certitude fut incomplète, privée d’un critérium solide, c’est bien celle des sciences naturelles. Et quant aux sciences dites exactes, les unes, — comme la géométrie, — reposent sur une base chancelante d’affirmations arbitraires ; les autres, — comme l’algèbre, — ne sont rien que des modes de raisonnement, et contiennent tout juste autant de certitude que la formule d’un syllogisme. Renonçons donc une bonne fois à la certitude ! Cet amour de la vérité, ce désir effréné de la vérité absolue, est non seulement puéril, mais irrévérencieux. Laissez à la vérité ses voiles, quand ce ne serait que par décence ; respectez la pudeur avec laquelle l’adorable nature se cache sous la trame variée de ses mystères ! »