(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 140-155
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 140-155

2. Rousseau, [Jean-Jacques] né à Geneve en 1712, mort près de Paris en 1778.

Malgré ses singularités, ses paradoxes ; ses erreurs, on ne peut lui disputer la gloire de l’éloquence & du génie, & d’être l’Ecrivain le plus mâle, le plus profond, le plus sublime de ce Siecle.

Jamais Auteur ne s’est mieux peint dans ses Ouvrages. Pour peu qu’on les lise avec attention, on y trouve à découvert le tableau de son ame & la trempe de son caractere. On y voit l’imagination la plus vive & la plus féconde, un esprit flexible pour prendre toutes ses formes, intrépide dans toutes ses idées, un cœur pétri de la liberté Républicaine, & sensible jusqu'à l’excès, une mémoire enrichie de tout ce que la lecture des Philosophes Grecs & Latins peut offrir de plus réfléchi & de plus étendu ; enfin une force de pensées, une vivacité de coloris, une profondeur de morale, une richesse d’expressions, une abondance, une rapidité de style, & par-dessus tout une misanthropie qu’on peut regarder comme le ressort principal qui a mis en jeu ses sentimens & ses idées.

Tout est prodige dans cet Auteur, soit du côté du bien, soit du côté du mal. Quoiqu’on ait beaucoup écrit contre lui, on ne s’est pas encore avisé de remonter jusqu'à la source de son mérite & de ses égaremens. Un homme aussi célebre méritoit bien d’être approfondi. Nous allons hasarder quelques conjectures, pour donner, s’il est possible, l’explication de ce phénomene moral & littéraire.

Il est d’abord à propos de remarquer qu’il n’est jamais sorti de sa plume rien de médiocre : premier trait qui le distingue de tous les autres Ecrivains.

La raison de cette supériorité n’est pas difficile à trouver ; elle est toute à sa gloire. Quoique né avec les plus grands talens, il a eu la sage précaution de ne se montrer au Public, que quand il s’est cru capable de l’étonner par ses premiers essais, & de nourrir son admiration par de nouvelles Productions aussi vigoureuses que les premieres. Semblable à ces Athletes qui s’exercent long-temps avant de paroître sur l’arene, il a laissé croître les forces de son génie, donné à sa raison le temps de mûrir & de se développer, exercé vraisemblablement sa plume, avant de mettre au grand jour les Ecrits sur lesquels il fondoit sa réputation. C’est ainsi qu’on peut prétendre à des succès solides. Trop heureux, si, en choisissant mieux ses sujets, il se fût défié de la manie des paradoxes ; s’il ne se fût pas trop piqué d’une adresse ambidextre qui a égaré son jugement en tant d’occasions, & lui a inspiré trop de confiance pour justifier tous les systêmes qu’il lui a plu d’imaginer.

La trempe de son caractere a vraisemblablement beaucoup influé sur la nature de ses opinions. Pétri de la plus vive sensibilité, emporté par un tempérament plein de bile & de feu, aigri par les contradictions, les circonstances de sa vie ont été la source de sa misanthropie, & cette misanthropie est devenue, à son tour, le véhicule de ses talens,

En adoptant ces réflexions, il ne sera pas impossible d’expliquer pourquoi, avec des lumieres si supérieures, cet Ecrivain a avancé avec tant de sécurité tous les paradoxes qui se sont trouvés d’accord avec les dispositions de son humeur & la tournure de ses idées ; pourquoi le pour & le contre sont traités, dans ses Ecrits, avec la même force. Il semble s’être dit à lui-même : « J'ai des connoissances, de la facilité ; mon ame s’enflamme avec promptitude, & mon esprit se plie aisément à tout ; mon imagination abonde en ressources, & les argumens se présentent en foule pour appuyer toutes mes conceptions ; je puis donc m’écarter des routes ordinaires. La gloire est médiocre à ne prouver que ce qui est vrai ; laissons agir la Nature, cédons aux impressions même momentanées, & soyons singulier, pour devenir célebre ».

D’après ce principe établi par systême, ou suivi par instinct, tout est devenu problématique sous sa plume. De là ces raisonnemens en faveur & contre le duel : l’apologie du suicide & la condamnation de cette frénésie ; la facilité à pallier le crime de l’adultere, & les raisons les plus fortes pour en faire sentir l’horreur. De là tant de déclamations contre l’homme social, & tant de transports pour l’humanité ; ces sorties violentes contre les Philosophes, & cette manie à favoriser leurs sentimens. De là l’existence de Dieu attaquée par des sophismes, & les Athées confondus par des argumens invincibles : la Religion Chrétienne combattue par des objections captieuses, & célébrée par les plus sublimes éloges.

Nous ne finirions pas, si nous voulions entrer dans la discussion de toutes ces contrariétés, si capables de faire connoître combien l’homme est dupe de lui-même, quand il ne se laisse conduire que par ses lumieres, & combien la Philosophie est incertaine dans ses idées, quand elle s’écarte des bornes prescrites par l’Auteur de la Nature à l’esprit humain. Cette seule considération suffiroit pour forcer la raison à convenir qu’elle doit plier sous une autorité, & que le joug qui lui est imposé par la Foi est moins destiné à la gêner & à l’humilier, qu’à captiver son inquiétude & à prévenir ses écarts. En Religion, comme en Morale, tout est établi & calculé par une Providence sage, tandis que tout devient incertain & arbitraire dès que l’esprit n’a plus de frein. Le comble de l’illusion dans les Philosophes, est de se croire réservés à des découvertes pour le bonheur des hommes ; & le comble du crime est de nous ravir le bonheur présent, sous l’espoir de cette chimere.

L’Ouvrage par lequel Rousseau s’est annoncé, est le fameux Discours couronné à l’Académie de Dijon, où il soutient que les Lettres ont plus contribué à corrompre les mœurs qu’à les épurer. Personne n’ignore combien de réclamations cet Ouvrage excita dès qu’il fut répandu dans le Public. Les Adversaires de l’Auteur pouvoient avoir raison ; mais on ne prévoyoit pas alors que l’état actuel de notre Littérature viendroit à l’appui des sentimens du Citoyen de Geneve. S’il est faux que les Lettres, cultivées selon les regles & les précautions que le bien commun exige, soient capables de nuire à la Société, il est du moins très-certain qu’à en juger par les désordres qui regnent aujourd’hui parmi les Littérateurs, elles sont sujettes à de grands inconvéniens. Quelle idée avantageuse peut-on s’en former, quels fruits peut-on s’en promettre pour la culture de l’esprit & la perfection des mœurs, quand on voit les vrais principes attaqués, les regles méconnues, les bienséances violées, l’anarchie & la confusion établies sur les débris du goût & de la raison ; quand la Religion, la morale, les devoirs, la vertu, deviennent la proie d’une Philosophie extravagante qui outrage l’une, corrompt l’autre, prononce sur ceux-ci, & défigure celle-là au gré de ses caprices ou de ses intérêts ? Quelle estime pour les Littérateurs, à la vue des divisions qui les aigrissent & les déshonorent ! Est-ce en les voyant se déchirer, se calomnier, se décrier les uns les autres, intriguer dans les Sociétés, pour persécuter leurs rivaux ou prôner leurs admirateurs & leurs disciples ; employer, pour se faire une réputation, un temps & des soins qui seroient plus utilement consacrés à perfectionner leurs Ouvrages ; se révolter contre les Critiques, & négliger des avis utiles ; repaître leur vanité de suffrages mendiés, sans s’occuper à en mériter de plus justes & de plus solides ; substituer à l’élévation des sentimens qui devroient être leur partage, les bassesses de l’artifice & de la flatterie, pour donner des appuis à leur vanité ? Est-ce enfin au milieu d’une dégradation sensible & journaliere, qu’ils pourront prétendre au respect & à la gloire destinée à payer les travaux du génie & des talens ?

Il n’est donc que trop tristement démontré par l’expérience, que l’abus des connoissances littéraires est le plus dangereux de tous les maux qu’un Etat puisse éprouver. Depuis ces prétendues lumieres qu’on se vante de nous avoir communiquées, la Société est-elle devenue plus heureuse & mieux réglée ? La mauvaise foi, la perfidie, les haines, les mensonges, les calomnies, les atrocités, les crimes ont-ils disparu parmi nous ? Y a-t-on vu renaître la franchise, la droiture, la générosité, le bonheur, & la paix ; ou plutôt, malgré ces cris hypocrites d’humanité, de bienfaisance, les cœurs ne paroissent-ils pas s’être rétrécis, desséchés, & avoir perdu leur énergie ? Tout ce que nous avons gagné en devenant plus instruits, c’est d’avoir appris à être méchans avec art, & à conserver dans le mal une sorte de décence qui le rend plus épidémique & plus dangereux. S’il est vrai que les hommes aient été méchans dans tous les Siecles, on ne peut nier qu’ils n’aient plus de facilité à l’être dans les Siecles éclairés. Les ressources de l’esprit se tournent alors du côté de l’intérêt des passions. Plus un méchant a de lumieres, plus il est habile à mal faire avec impunité.

Le Discours sur l’inégalité des conditions parmi les hommes, ne le cede en rien au premier. Il annonce même une plus grande étendue de lumieres, plus de profondeur dans les pensées, une éloquence plus nerveuse ; mais il est aisé d’y reconnoître un Philosophe sombre, trop ardent à profiter de la dextérité de son esprit, pour invectiver la Nature humaine, trop ennemi de la Société, trop porté à n’en voir que les vices, & trop empirique dans les remedes qu’il propose. Tel est l’effet de la misanthropie ; elle égare dès qu’elle est abandonnée à elle-même. Rousseau a voulu paroître profond & sublime, & il a donné dans l’extravagance. Pascal étoit misanthrope comme lui ; mais guidé par la Religion, ses pensées ont le mérite de la profondeur & de la sublimité, joint à celui de la raison.

Quoique le Contrat social soit rempli d’erreurs, qu’il offre un systême de politique impraticable, l’Auteur y est toujours le même, c’est-à-dire, original, profond, lumineux, & éloquent en pure perte.

Les Lettres de la nouvelle Héloïse, considérées comme un Roman, n’ont presque rien de commun avec les regles qu’on doit observer dans ces sortes d’Ouvrages ; plan mal ordonné, intrigue vicieuse, développement pénible & trop lent, action foible & inégale, caracteres hors de nature, personnages dissertateurs, & par-là même ennuyeux. Considérées du côté de la morale, c’est un mélange d’idées singulieres, de vertu frénétique, de sentimens excessifs, de traits sublimes, de discussions pédantesques. Du côté du style, un tissu séduisant de tout ce que l’imagination a de plus brillant & de plus riche, de tout ce que le sentiment a de plus chaud & de plus énergique, de tout ce que l’expression a de plus mâle, de plus tendre, de plus pittoresque, & de plus élégant. C’est dans cet Ouvrage où l’Auteur s’est le plus souvent abandonné à sa manie d’exposer le pour & le contre, & de répandre de l’incertitude sur tous les principes.

L’Emile porte l’empreinte de la même tournure de génie ; ce sont les mêmes paradoxes, les mêmes erreurs, les mêmes beautés. Ce Traité d’éducation, le plus chimérique qu’un homme ait pu concevoir, est un assemblage continuel de sublime & de sublimités, de raison & d’extravagance, d’esprit & de puérilité, de Religion & d’impiété, de philanthropie & de causticité.

Il décele encore plus que les autres Ouvrages de J. J. Rousseau, un Auteur doué d’un génie fécond, mais versatil ; d’une imagination brillante, mais exaltée ; d’une ame sensible, mais trop sévere ; d’un esprit judicieux, mais bizarre. Les conseils utiles & les raisonnemens captieux, les observations intéressantes & les regles impraticables, le langage de la raison & les déclamations d’une Philosophie abusée, y marchent d’un pas égal, s’y jouent tour-à-tour de l’esprit du Lecteur, & le forcent à se demander à lui-même ce que l’Auteur a prétendu établir.

La plume de Rousseau n’a pas dédaigné de s’exercer sur de petits sujets. Le Devin du Village est le chef-d’œuvre de sa Muse, & la plus simple, comme la plus intéressante Pastorale qui ait paru sur le Théatre de l’Opéra.

Sa Lettre contre la Musique Françoise, son Dictionnaire de Musique, quoiqu’il doive beaucoup à celui de l’Abbé Brossard, ses Lettres de la Montagne, celle à l’Archevêque de Paris, prouvent qu’il étoit en état de s’exercer supérieurement dans tous les genres, & d’embellir, par son éloquence, les matieres qui en paroissent le moins susceptibles.

Il a écrit encore contre les Spectacles, & ses argumens n’ont point été réfutés par ceux qui ont osé lui répondre. On ne pouvoit mieux faire sentir la suréminence de ses talens, qu’en plaçant à côté de sa Lettre la Réponse que M. d’Alembert y a faite. La nuance est trop sensible, pour qu’on ne s’en apperçoive pas. C’est transporter subitement le Lecteur d’un brasier ardent au milieu d’une glaciere. Il faut avouer que la Lettre de Rousseau est sans ordre, sans liaison, semée de digressions, quelquefois diffuse ; mais ce désordre est celui du génie, la lumiere & la chaleur s’annoncent par-tout. Son Adversaire, au contraire, plus méthodique à la vérité, mais froid & sans vigueur, ne lui oppose que de foibles raisonnemens, exprimés plus foiblement encore*.

Nous ne parlons pas des Ouvrages polémiques de M. Rousseau. Il est seulement à propos de remarquer que dans ses débats, soit littéraires, soit personnels, en montrant toujours autant de génie que de sensibilité, il ne s’est jamais écarté des regles de l’honnêteté & de la décence. Rien de plus injurieux, de plus grossier, de plus contraire à la dignité des Lettres, que tout ce qu’on a débité contre lui. Au milieu de toutes ces attaques, sa contenance a toujours été la même. Vraiment Philosophe à cet égard, il a constamment dédaigné d’employer des armes indignes de ses sentimens, de son mérite, & du Public. Aussi le Public, toujours équitable, lui a-t-il rendu justice. En le plaignant de ses erreurs, de ses illusions, de ses délires, en riant même de sa singularité, il a respecté la trempe de son ame & la noblesse de ses procédés. Il seroit en effet injuste de le confondre avec le commun des Esprits forts, s’il est vrai sur-tout qu’il ait été réellement dupe de ses idées. Mais que penser de ces Philosophes qui, aussi peu convaincus que zélés pour convaincre les autres, ne sacrifient qu’à l’orgueil de leurs prétentions & aux intérêts de leur existence, la simplicité de ceux qui les écoutent, la crédulité de ceux qui adoptent leurs principes, & la stupidité de ceux qui les réverent & les protégent ?

Personne n’a mieux démasqué leur charlatanisme, que le Citoyen de Geneve, qui les avoit pratiqués & s’étoit d’abord laissé séduire par leurs artifices. Ils ne lui ont jamais pardonné & ne lui pardonneront jamais d'avoir dit, dans un de ses Ouvrages : « Que font les Philosophes, si ce n’est de se donner à eux-mêmes beaucoup de louanges, qui, n’étant répétées par personne autre, ne prouvent pas grand’chose, à mon avis ? » Et d’avoir ajouté, avec autant de bon sens que de vérité : Fuyez ceux qui, sous prétexte d’expliquer la Nature, sement dans le cœur des hommes de désolantes doctrines, & dont le scepticisme apparent est une fois plus affirmatif & plus dogmatique, que le ton décidé de leurs Adversaires. Sous le hautain prétexte qu’eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, & prétendent nous donner, pour les vrais principes des choses, les inintelligibles systêmes qu’ils ont bâtis dans leur imagination. Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la derniere consolation de leur misere, aux Puissans & aux Riches le frein de leurs passions ; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l’espoir de la vertu, & se vantent encore d’être les bienfaiteurs du genre humain. Jamais, disent-ils, la vérité n’est nuisible aux hommes ; je le crois comme eux ; & c’est, à mon avis, une grande preuve que ce qu’ils enseignent n’est pas la vérité. »