(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »
/ 2067
(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »

Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau.

Suite et fin.

Je n’aime pas les portraits de convention ; le public les aime assez : il est toujours délicat de déranger un de ces portraits tels qu’il les a vus et tels qu’il les veut ; il semble qu’en y remettant les verrues et les taches, on ait dessein de le salir et de l’outrager. J’en ai fait l’épreuve à propos de Chateaubriand ; je la refais à propos de Béranger. Tranquillisez-vous, ne vous fâchez pas ! on ne prétend rien ôter que de faux, on ne veut y remettre que la vérité de la physionomie et l’entière ressemblance..

Remarquez que nous sommes entre deux feux, — entre deux types contraires. D’un côté, nous avons un Béranger bonhomme, sensible, indulgent et béat, toujours le verre en main et pleurnichant, bénissant le pauvre et la fille légère, trinquant avec le curé joufflu et le vieux sergent, présidant aux danses de la guinguette, de l’air d’un Franklin attendri : voilà un Béranger vulgaire et qui a été cher à beaucoup, qui l’est peut-être encore. J’ai vu une image coloriée qui le représentait dans cet esprit-là, sous l’emblème du mauvais goût le plus naïf : c’était une grosse face rubiconde de Béranger sortant du calice d’une fleur, et cette fleur était une pensée. Tel est le Béranger cher aux Prudhommes et aux Plumeretsde tous les temps, celui même qui est en horreur aux artistes, aux fantaisistes, à la fleur de la bohême ou des salons, aux amateurs du fin, aux lecteurs de Musset, aux aristocrates de race ou d’esprit, à Pontmartin comme à l’auteur de Madame Bovary, aux frères de Goncourt comme à M. Renan. Ne refaisons pas ce Béranger-là.

Et puis il y a le Béranger tout contraire et qu’on s’estfait en haine du premier : le faux bonhomme qui calculetout, qui ricane de tout, qui tire toujours à temps sonépingle du jeu ; un Béranger beaucoup trop malin, égoïstedans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il donne ; à quil’on refuse à la fois bonté de cœur, distinction et franchise dans le talent. Les premiers l’avaient fait si sottement bon que les seconds l’ont retourné et n’ont plus voulu voir en lui qu’un hypocrite.

Il faut en revenir au Béranger véritable, et pour cela se garder des commentateurs, et ne s’adresser qu’à l’homme. Mais voilà que de vrais amis se mettent encore entre l’homme et nous ; gens d’esprit mais de système, ils s’appliquent depuis sa mort à refaire la légende, à composer un Béranger tout d’une pièce, tout en perfection, en vertu ; en qui l’on croie aveuglément ; un saint bon pour des dévots et tout taillé pour un calendrier futur. — « Otez-nous, m’écrit à ce sujet quelqu’un qui l’a bien connu et qu’indigne cette prétention d’orthodoxie singulière en pareil cas, ôtez-nous ce Béranger cafard à sa manière, triste et bête, ennuyeux comme Grandisson ; rendez-nous ce malin, ce taquin, qui emportait la pièce et offensait tous ses amis, et se les attachait toutefois et leur restait fidèle ; cet homme capricieux, compliqué et faible aussi, plein des passions de la vie, timide par instants, ambitieux par éclairs, souvent redoutable, charmant presque toujours. Aux gens qui le croient trop fin, dites qu’il était sérieusement bon, élevé, fier, indépendant : aux gens qui le prennent sur l’écorce et le croient vulgaire, dites combien il était fin, délicat. Chateaubriand, la première fois qu’il le vit, disait qu’il lui avait trouvé « l’air fin et rustique » ; c’était cela. Lamartine a parlé quelque part de la grosse patte plébéienne de Béranger. Mais Lamartine n’a pas bien regardé ; il n’aura vu que le gant qui était gros : Béranger avait là-dessous la main petite, délicate, plus fine que celle de Lamartine. Au reste, qui s’est trompé sur La Fontaine a bien pu se tromper sur Béranger. » J’ai rendu, j’ai reproduit fidèlement l’impression de quelques sincères amis du poëte, et il était juste qu’elle se fît jour pour la première fois dans sa vivacité ; car en tout ce qu’on avait imprimé jusqu’ici sur Béranger, on n’en avait pas tenu compte. Il y a nombre de gens qui savent le goûter et l’admirer de la bonne manière et qui souffraient de la fausse ; ils étouffaient d’impatience, ils avaient besoin d’être vengés.

Il manque à la Correspondance, telle qu’on l’a donnée, des branches importantes ; ce n’est pas la faute de l’éditeur. Tous Les amis intimes de Béranger (M. Lebrun, par exemple, et d’autres encore) n’ont pas voulu communiquer leurs lettres, et on le conçoit : il écrivait comme il parlait, sa plume était mauvaise langue ; il s’abandonnait sur tout le monde : jeter au public de tels paquets de confidences avant que le temps ait tout refroidi, c’est, en quelque sorte, se rendre soi-même responsable de ce qu’ils contiennent. Mais on en a bien assez pour se former dès à présent une juste et complète idée : la suite des lettres à M. Joseph Bernard, à Mme Cauchois-Lemaire, à M. Fortoul, à M. Trélat, etc., montre Béranger par bien des aspects.

Il avait réellement la philosophie familière et souriante ; il croyait qu’on pouvait rendre la sagesse accessible et facile, la vulgariser à l’usage du grand nombre : « Oh ! mon cher Bernard, il est bien temps que cettegrave matrone descende dans la rue, au risque de se crotter un peu. Le jour où elle placera sa chaire sur une borne, je croirai au salut du peuple. » Ce jour est bien éloigné, s’il doit jamais venir : la borne est bien souvent un écueil. Quoi qu’il en soit, en croyant un tel jour possible, Béranger se distinguait de tous les philosophes qui ne le sont que dans le cabinet et qui n’en sortent pas ; il allait infiniment plus loin qu’Horace et même que Montaigne, qui veulent bien de cette philosophie pratique pour eux et pour leurs intimes, mais qui ne visent guère au-delà. Le christianisme était chose vivante à ses yeux, et il lui semblait que 89 n’avait été qu’un fort coup de cloche pour séculariser décidément la charité. C’est ainsi qu’il l’entend, et il le confesse : « Je suis beaucoup plus chrétien qu’on ne le suppose, écrivait-il un jour à l’abbé de Pradt (un prélat très coulant, il est vrai) ; on ne me traiterait pas d’antichrétien, si on ne faisait du christianisme un moyen politique. »« Pour douter de ce que beaucoup de gens croient, disait-il encore, il n’en résulte pas que je ne croie à rien. » A vingt ans, il faisait maigre le vendredi saint, quoique le maigre l’incommodât ; non pas qu’il s’en tînt à la conclusion un peu vague du Vicaire savoyard, qui laisse la porte entr’ouverte à l’idée de révélation, mais il rendait hommage à la mort la plus touchante du meilleur d’entre les fils des hommes.

Béranger est déiste ; il l’est très sincèrement, et au degré où cette croyance influe sur la pratique. Je n’approuve en tout ceci ni ne réprouve, je définis. Une des pensées les plus fausses de M. de Bonald, qui en a eu quelquefois de plus vraies, c’est « qu’un déiste est un homme qui, dans sa courte vie, n'a pas eu le temps de devenir athée. » Il y a, au contraire, chez le déiste sincère et convaincu, une impossibilité, une incapacité profonde d’entrer dans la manière de voir de l’athée, ou, pour mieux dire, du pur naturiste. Voltaire, par exemple, n’a jamais pu entrer dans l’idée de d’Holbach ou de Diderot, d’une éternité des choses ; cela ne trouve aucune case dans son cerveau pour s’y loger ; il veut absolument quelqu’un qui, à l’origine, ait créé l’univers, et qui, de près ou de loin, continue d’y présider. Jean-Jacques Rousseau pensait de même, et avec moins d’inconséquence que Voltaire, lequel, dans le détail, se moquait sans cesse, et avait l’air de triompher de tous les désaccords, comme si la Providence n’était pas. Béranger croit en Dieu comme Rousseau, et avec plus de conséquence encore, car il est optimiste, ce qui va bien avecla foi en un Être supérieur et bon. A une personne qui avait pensé à lui le jour de sa naissance, il écrivait de Passy (28 août 1833) ce remerciement plein de sensibilité et d’une pieuse reconnaissance envers le Ciel :

« A l’instant où j’ai reçu votre aimable lettre, je réfléchissais à mon arrivée dans ce monde : il était trois heures, moment de ma naissance il y a cinquante-trois ans ; vous le voyez, votre lettre ne pouvait arriver mieux. Vous êtes peut-être le seul qui, avec moi, ait pensé à ce jour ; aussi vous dois-je bien des témoignages de gratitude pour une attention aussi bienveillante ; elle a accru le sentiment qui me fait remercier Dieu de m’avoir mis sur cette terre que tant d’autres ont eu le droit de maudire. Moi aussi, j’ai connu le malheur ; mais, regardant en arrière, je vois que je n’ai pas toujours été inutile à mes semblables, qu’il en est encore deux ou trois avec qui je partage le petit morceau de pain que je ne dois qu’à mon travail. Convenez-en, Monsieur, cela ne suffit-il pas pour faire aimer l’existence ? Ajoutez que les amis ne m’ont jamais manqué, et que ma raison, plus forte que ma santé, m’a aidé à diriger mon frêle esquif à travers flots et tempêtes, sans faire naufrage à mon honneur ni à mon indépendance. Aujourd’hui je me repose du voyage. Il y a bien encore pour moi des tracasseries à subir, quand ce ne serait qu’avec ma bourse toujours si mal garnie, toujours insuffisante, quelque privation que je m’impose ; car c’est par économie que je me suis retiré à Passy, dans une mansarde, sans bonne, et vivant à peu de frais… »

Il rappelle d’autres tracasseries encore, de petits ennuis qui ne manquent jamais, — le gros ennui du moment, les forts détachés, ces fameuses bastilles tant discutées qui se construisaient alors et qui lui gâtaient ses promenades favorites du bois de Boulogne :

« Vous voyez, Monsieur, disait-il en terminant, qu’il y a toujours de petites contrariétés dans ce bas monde ; mais aussi il y a quelque philosophie, et je crois en avoir une part suffisante. Et puis, l’espérance n’est-elle pas là ? Elle me peint l’avenir de la France et de l’humanité en beau. Je suis celui qui console encore ; car tous mes vieux amis sont bien découragés : seul, j’entrevois un ciel pur, et je le montre du doigt à ceux qui gémissent. »

Il est là tout entier, par ce côté qui dépasse Horace, et qui nous le montre dans l’exercice de sa philosophie modérée et moyenne légèrement christianisée. Il est encore tout entier dans cette lettre à un jeune homme triste, souffrant, entravé dans ses goûts, et à qui il dit pour le consoler :

« Ne vous laissez pas aller aux longues et secrètes douleurs : Dieu le défend à notre nature… J’ai connu tout cela, Monsieur, voilà pourquoi je me permets de vous en parler. Et moi aussi j’ai été malade, j’ai été profondément triste, et, de plus, j’étais bien pauvre et je n’avais pas reçu d’éducation. Mais je faisais des vers, mais j’avais des amours ; surtout (voulez-vous que je vous le dise ?) j’avais confiance en Dieu. Cette confiance ne m’a jamais abandonné, et j’espère qu’elle sera mon oreiller de mort. Ah ! Monsieur, si cette confianceest en vous, cramponnez-vous après elle. Vous voyez, elle a sauvé un pauvre chansonnier, fort mauvais sujet au dire de nos dévots de place… Moi, j’avais le déisme dans le cœur, et j’ai vécu. Vivez aussi mon cher enfant. Pour cela, il ne faut que vouloir à votre âge ; continuez de chanter ; votre voix n’est pas celle de tout le monde… »

Et comme il s’agit de vers, et que c’est à un rimeur qu’il a affaire, il ajoute, en appuyant sur la corde sensible :

« Le bien que je vous ai dit de vos vers, ceux-ci viennent le confirmer. J’y voudrais un peu plus de travail. S’attacher à son œuvre, l’achever, la parfaire, c’est aussi un moyen de s’attacher à la vie. Presque tous les bons ouvriers vivent longtemps : c’est qu’ils accomplissent une loi de la Providence. »

Ne soyez pas de cette religion-là, je le conçois ; trouvez que c’est trop ou trop peu, je le comprends également ; mais ne dites pas, en lisant de telles-pages, que ce n’est ni sincère ni senti et que vous n’y voyez que patelinage.

Et cette page encore (car aux incrédules il faut des preuves), ce début de lettre à Mme Cauchois-Lemaire, pour un autre anniversaire de naissance, le jour où il a ses 54 ans, un bel âge assurément :

« J’ai à dîner, ce triste jour, quelques vieux amis, les seuls qui vous pardonnent de vieillir, parce qu’eux-mêmes ne sont plus jeunes. Hélas ! le nombre n’en est pas grand. En marchant dans cette vie, dont le sentier semble si étroit, on s’éparpille, l’un à droite, l’autre à gauche, et il y a encore assez d’espace pour que beaucoup se perdent tout à fait, sans compter ceux qui succombent en route. Pour qui vit dans notre monde, il est bon d’être homme du monde, de ne s’attacher nulle part et à aucun ; sinon, l’on court risque de rester seul, quelle que soit la réputation acquise, petite lumière attachée au chapeau, mais qui ne suffit pas pour rallier les amis. Voilà le risque que je cours, bien qu’aujourd’hui les voisins ne s’en aperçoivent pas encore. Déjà, moi qui vois clair, je vois diminuer le nombre des élus du cœur, et je prévois les jours de solitude absolue ; mais qu’y faire ? Je ne me ferai pas homme du monde pour cela ; il y aurait duperie de ma part avec un cœur resté jeune. Je m’enfoncerai chaque jour un peu plus dans la retraite ; peut-être au fond y a-t-il quelque divinité consolatrice qui m’attend pour m’aider à finir et me donner le baiser d’adieu » ;

C’est bien cette même nuance habituelle de mélancolie avec espérance toujours, une allée voilée et sombre, avec un pan de ciel bleu au fond. De tels passages de lettres ne sont autres que d’excellentes chansons en prose, étendues et développées, et avec je ne sais quoi de plus naturel.

On a vu la jolie image sur la réputation, cette petite lanterne qu’on porte attachée au chapeau. Il y pense beaucoup, à sa réputation, à sa popularité, il s’en inquiète ; elle lui tenait au coeur, on le sait : mais toutes les réflexions que vous êtes prêt à faire en souriant, il les a faites avant vous ; il s’est dit à lui-même ses vérités, et plus gentiment que nous ne les lui dirions. Nous sommes avec lui à Fontainebleau (1835) ; il a quitté Passy où il était trop à portée des admirateurs et des ennuyeux : il n’avait qu’une peur en arrivant dans sa nouvelle retraite, c’était qu’on lui donnât une sérénade et qu’on lui fît quelque ovation. Ses amis de Paris l’en avaient menacé.

« Je mourais de peur en arrivant, écrit-il, et je me suis tenu caché. Mais je vois bien que messieurs les Parisiens se moquaient de moi ; personne n’a bougé, et tout ce que j’apprends du caractère des habitants me prouve que je n’ai pas à craindre de pareilles avances. Incessamment j’oserai donc montrer le bout de mon nez, tout gros qu’il est, sans redouter de faire la moindre sensation. Les hommes ne sont-ils pas bien singuliers ! ils se trémoussent tant et plus pour avoir de la réputation : leur arrive-t-elle, ils la regardent souvent comme un fardeau ; qu’ils lui survivent, ils la regretteront. »

Et revenant avec Mme Cauchois-Lemaire sur cette préoccupation de la renommée et du bruit :

« Vanité que tout cela ! s’écrie-t-il. Vanité même que la peur que j’avais éprouvée aux menaces de Mmc Mezzara ! Ah ! ma chère, d’après le silence dont mon arrivée ici a été saluée, silence qui serait un désappointement pour tant d’autres, vous pouvez juger comment on nourrit dans de petits cercles l’orgueil des hommes qui marquent plus ou moins. C’est parce qu’on se laisse aller à toutes les flatteries de bonne foi de ceux qui vous entourent, qu’on est toujours disposé à se croire plus qu’on n’est, à se supposer une valeur qu’on n’a pas. Il n’y a que la peur des ovations qui merévèle que, malgré tout mon bon sens, je suis, comme beaucoup dont je me moque, atteint de cette vanité ridicule qui vous fait penser que le monde entier a les yeux sur vous. »

Il obéissait, en quittant Paris, puis Passy, à des mobiles divers : l’économie d’abord, le dégoût que lui inspiraient les sottises des partis, à commencer par celui qui le revendiquait comme sien, la fatigue et l’ennui des visites ; tantôt il en avait besoin, et tantôt il les craignait. Il prétendait « qu’il y avait de l’ours au fond de tout cela. » Le fait est qu’il se retourna souvent dans son lit pendant ses vingt-cinq dernières années ; il changea beaucoup de place sans se fixer nulle part. Il y avait des temps où il disait : « La retraite est le but de mes désirs ; je veux terminer mes jours loin du bruit et d’une société qui finirait peut-être par me rendre misanthrope. Je tiens à conserver ma foi dans l’humanité. » Puis, à d’autres jours, la sociabilité dont il avait une si forte dose l’emportait sur son rassasiement des hommes ; il sentait le besoin du monde, des vieux amis ou même des jeunes visages nouveaux, et il se rapprochait, il revenait au gîte, à ce maudit Paris qu’on aime tant.

La dernière année de son séjour à Tours (1839) fut marquée par un incident moral singulier. Il y voyait beaucoup des dames anglaises, dont l’une, jeune, se mit à l’aimer ; et un jour il s’aperçut avec effroi que lui-même était pris, mais pris comme jamais il ne l’avait été, et comme on ne l’est qu’une fois dans la vie. Une fille d’Albion avait fait ce miracle. Il touchait à la soixantaine. « Il en est de l’amour comme de la petite vérole, qui tue d’ordinaire quand elle prend tard. » C’est Bussy-Rabutin qui le dit, et Béranger l’éprouva. Il faillit en mourir. Il pensa même, un moment, au suicide. Un seul ami, à qui il s’ouvrit de son état moral, accourut, lui chercha, en toute hâte, une retraite qu’il trouva aux environs de Paris (à Fontenay-sous-Bois) ; et là, pendant des mois, Béranger seul, caché sous le nom de M. Berger, s’arraisonna, prit son courage à deux mains, s’arracha le trait du cœur et pansa sa plaie en silence. Quand ses amis le revirent, rien n’y parut. Mais un sentiment tardif et profond, si imprévu et qui tranche sifort avec tout ce qu’on savait du chantre de Lisette, lui fait trop d’honneur pour que, si quelque témoignage, particulier en existe dans ses papiers ou dans ses lettres, on ne le produise pas un jour. Pourquoi donc reculer devant l’expression entière de la nature humaine dans sa vérité ? pourquoi l’affaiblir à dessein et presque en rougir ? Aurons-nous toujours l’idole, et jamais l’homme ?

Oh sait que, jeune, il avait eu un fils naturel qu’il éleva, et auquel il était disposé à donner son nom, mais qui se montra peu digne de lui en tout, et qui alla mourir à l’île Bourbon. Ses lettres de reproches et de conseils à ce fils sont sensées, tendres et tout à fait paternelles. Par ces sentiments si divers Béranger paya son tribut complet à la nature.

Aussi, à l’un de ses jeunes amis qui se mariait (M. Édouard Charton) il avait le droit, en le félicitant d’adresser ces sérieuses et cordiales paroles où respire la vraie morale sociale :

« Vous voilà donc marié. C’est une situation que j’ai évitée par suite de la position où j’ai toujours vécu, n’ayant ni présent ni avenir de fortune quelconque. Vous êtes plus heureux ; et, quoi que vous ayez la bonté de me dire, vous n’avez plus besoin des avis de mon expérience : votre cœur est là, et vous savez il y a longtemps quels sont les devoirs de l’honnête homme. Vous avez désormais de grands engagements à remplir, mais vous en serez bien récompensé par la stabilité qu’ils vont donner à votre-vie et à vos pensées. Quand on a le bonheur des autres pour but, on cesse de flotter au hasard. C’est un lest qui maintient notre ballon dans la région la plus calme. On prétend qu’elle est la moins poétique ; moquez-vous de ceux qui mettent la poésie à toute sauce et quilaissent la morale et le bonheur pendus au croc. Vous voilà dans le vrai ; soyez heureux en faisant des heureux ; vous méritez un pareil sort : tous vos amis s’en féliciteront, et les vieux garçons comme moi, en voyant votre bonheur, regretteront de n’avoir pas su prendre la même route. »

Avec des faiblesses et de légers travers, on le voit donc foncièrement ami des hommes et philanthrope dans le juste sens du mot, bien plus que politique. Les trônes qui s’écroulent, les ministres qui tombent et se succèdent, l’intéressent moins que le courant profond de la société qui continue de couler sous toutes ces arches de pont. « Rattachons-nous, écrivait-il a M. Joseph Bernard, aux intérêts de l’humanité : c’est la politique des bonnes gens comme nous, et la seule vraie. »« Quant à ma philosophie, disait-il encore à M. Pelouze (le père du chimiste), vous la connaissez : je ne suis resté indifférent à rien de ce qui a intéressé mon pays et l’humanité. La science m’a toujours manqué : l’instinct du bon et du beau m’en a quelquefois tenu lieu, et, si je ne craignais d’être accusé de vanité, je dirais qu’il m’a fait, dans mes bons jours, aller en avant de la science. Est-ce là ce qu’on appelle de la philosophie ? » On avait voulu l’indisposer, sous prétexte de changement d’opinion, contre un de ses amis, alors ministre (M. Barthe), qu’il sollicitait souvent pour d’autres et qu’il trouvait toujours prêt à le servir ; il répondait à M. Joseph Bernard : « Mon cher ami, je ne peux pas être dur avec leshommes qui aiment leurs semblables, quels que soient les torts dont ces bons cœurs se rendent coupables. Je ne suis pas entêté de mes opinions politiques à ce point. »

Parmi ses correspondants illustres, deux surtout, par le contraste, appellent le regard : Lamennais, Chateaubriand. La correspondance avec Chateaubriand était déjà en partie connue ; elle est apprêtée, travaillée, et sent l’huile. Ils posent tous deux devant le public en s’écrivant. Ses lettres à Lamennais sont bien plus naturelles, et il s’y épanche avec plus de liberté. C’est un mélange de sages conseils et d’admiration sincère, un reste de vieux respect, égayé de beaucoup de sans-gêne et joint à la conscience qu’il a de sa supériorité pratique. Il se souvient toujours que ce digne homme a porté la soutane, ce que celui-ci oublie perpétuellement. Un jour, Lamennais veut louer Béranger dans un de ses livres, et il le fait sans restriction aucune : le passage est communiqué d’avance au poëte qui lui répond par ce petit avis, mêlé au remerciement :

« A des louanges aussi flatteuses ne conviendrait-il pas d’ajouter : Il est fâcheux qu’en chantant pour le peuple, Béranger se soit d’abord trop laissé entraîner à la peinture de mœurs, que plus tard sans doute il eût voulu pouvoir corriger ? — Vous sentez, mon cher ami, que c’est une phrase à faire, dont je vous indique ici la substance, et que ce n’est pas d’un cœur bien contrit que je formule cet acte de pénitence. Mais je pense à vous, à votre position, mon noble apôtre, et je crois qu’après avoir écouté votre amitié pour moi, il faut, dans l’intérêt de la cause où vous avez pris un rôle si élevé, que vous fassiez la restriction que je vous demande… »

Il est piquant que ce soit le chansonnier qui se mette à la place du sublime inconséquent pour l’avertir : il adu tact pour deux. — C’est bien le même, au reste, qui répondit une fois à l’archevêque M. Sibour, dont le premier mot, en l’abordant, avait été : « J’ai lu toutes vos chansons. »« Oh ! pas toutes, Monseigneur ! »

Un jour, Lamennais, si souvent funèbre et lamentable, lui écrit : « Il y en a qui naissent avec une plaie au cœur. »

« En êtes-vous bien sûr ? lui répond en badinant le chansonnier. Je crois plutôt que, nous autres, qui venons au monde pour écrire, grands ou petits, philosophes ou chansonniers, nous naissons avec une écritoire dans la cervelle. Comme l’encre y abonde sans cesse, dès que nous laissons reposer notre plume, le noir liquide se répand et coule jusqu’au siège de nos affections. Alors nous voyons tout en noir, hommes et choses… Mais employons-nous l’encre de notre écritoire à noircir du papier, aussitôt notre esprit se rassérène ; notre imagination se purge, et, nos œuvres fussent-elles œuvres de misanthrope, notre humeur, charmée par le travail, ferme cette plaie dont vous vous plaignez. Oui, cher maître, il en est ainsi de nous autres écrivains. Employez donc votre encre pour qu’elle ne se répande pas sur tout votre être. Écrivez, écrivez… »

C’est, sous une autre forme, le conseil que se donnait également Nicole, et la recette qu’il avait trouvée pour se délivrer l’esprit quand il était obsédé de pensées qui lui ôtaient le sommeil : il se hâtait de les jeter sur le papier ; — et Gœthe, le grand poëte, disait aussi, dans une bien vivante image ; « Mettez au monde cet enfant qui vous tourmente, et il ne vous fera plus mal aux entrailles. »

Un autre jour, lisant avec admiration les trois volumes de Philosophie de Lamennais, et l’en louant à son tour et même à outrance, Béranger fait cependant une réserve sur un point bien important ; c’est à propos de l’espèce d’analyse que le philosophe a essayé de donner de l’idée de Dieu :

« Je me suis toujours élevé vers Dieu, lui dit Béranger, autant que mes ailes fangeuses me l’ont permis, mais toujours les yeux fermés, me contentant de dire : “Oh ! Oh !”comme la bonne femme de Fénelon. Croiriez-vous que je frémis presque lorsque je vois qu’on analyse la substance créatrice ? Je tremble quand je vois disséquer Dieu, si respectueux que soit l’opérateur. C’est que, moi, je crois comme les petits enfants, ce qui semble ne m’aller guère. J’en ai connu un qui avait un Jésus de cire ; sa bonne, en touchant à la statuette, la brisa. L’enfant se mit à pleurer en disant : “Je n’ai plus de bon Dieu, je vais mourir !” Bien que je sache que mon Dieu ne finira pas en poussière sous les yeux d’un puissant génie, toujours est-il que je suis tenté de crier au génie : “Croyez, et fermez les yeux !” »

Il me semble que ceci, dans l’ordre de la religion naturelle, ne le cède à rien et s’élève jusqu’à la grandeur. C’est une belle variante de ce mot des plus doctes et des plus humbles : O Altitudo !

Il avait sur tout ce qui est argent une grande susceptibilité et une fierté naturelle qui ne transigea jamais. Quand une amie généreuse, mais imprudente, le sachant gêné, songea à une souscription nationale pour lui, en 1835, et commença même à faire courir des listes sans lui en parler, il fallut voir sa colère sincère. Ce n’est pas lui qui s’obstinerait à mendier ce qu’on lui dénie. Une fois, sous la Restauration, il eut besoin d’une souscription pour payer l’amende de 11,000 fr. à laquelle il avait été condamne (1829) :

« Au fait, disait-il, l’affaire a été beaucoup mieux que je ne croyais : mais Dieu nous préserve à tout jamais d’avoir besoin de nos chers concitoyens pour semblable chose ! Ah ! qu’il est ennuyeux de tendre ainsi la main !… Je crois que j’aurais mieux aimé six mois de plus en prison, même sous M. Mangin. »

Il est un côté de cette Correspondance que j’aurais désiré pouvoir exposer davantage : c’est celui de Béranger critique et littérateur. Quand je dis critique, entendons-nous bien : il y a différentes manières de l’être, et Béranger, d’une certaine manière, l’était peu ou ne l’était pas du tout. S’il s’agissait de juger d’œuvres nouvelles, inédites ou tout fraîchement imprimées, il n’avait pas, à mon sens, le jugement très sûr, le coup d’œil bien précis : il tâtonnait un peu, il ne devançait pas le public ; il prédisait souvent à côté. Les conseils qu’il donnait étaient un mélange de choses justes et insignifiantes, non décisives. Il s’en tirait par de jolis mots ; ainsi, à Cauchois-Lemaire, qui le consultait sur un écrit politique : « Je reviens à mon éternel reproche : il y a longueur selon moi. Mais je n’ose me fier à mon jugement, car je trouve des longueurs : à tout, — même à la vie, je crois. » Ainsi encore, à Latouche, auquel il reprochait sa paresse à publier : « Mon cher ami, il ne vous a manqué que de mourir de faim : cela a manqué à plus de gens qu’on ne pense. » Mais toutes ces jolies façons cachaient quelque incertitude ; et aussi l’amitié, la politesse le retenaient. En un mot, le critique essayeurchez lui était loin d’être des plus sûrs. Au contraire, le critique liseur, si je puis dire, celui qui, dans son fauteuil, reprenait pour la centième fois de vieux écrits et se mettait à penser tout haut en refermant le livre, c’est celui-là qu’il y avait plaisir à entendre et à faire causer : idées justes, idées fines ou hardies, boutades légères et inspirées, lui sortaient en foule à la fois. Une branche charmante de la Correspondance est celle qui s’adresse à Mlle Béga, la fille, je crois, d’une de ses anciennes hôtesses de Passy. Il s’était de bonne heure intéressé à cette petite Lilie (Pauline), et quand elle eut fait sa première communion et qu’elle commença à se préparer pour ses examens d’institutrice, il entama avec elle par lettres un petit Cours de rhétorique naturelle, qui est un modèle en ce genre. Il faut le voir en présence de cette intelligente enfant qui devient peu à peu une personne ; comme il s’y prend bonnement et gentiment pour lui donner une idée du style, de la manière d’écrire et de lire ! « Mettre des faits dans la mémoire, c’est se donner de l’expérience, c’est rivaliser avec le temps. » Il lui explique Phèdre, Britannicus, et en quoi l’une ou l’autre de ces pièces est supérieure. Il raisonne sur Racine, Corneille, Molière, La Fontaine, et Mme de Sévigné, en maître élémentaire consommé ci comme il y en a peu. Le mot souvent cité de Louis XIV à Mme de Sévigné, après une représentation d’Esther : « Il est vrai que Racine a bien de l’esprit », amène sous sa plume le commentaire que voici, à la portée de la jeune lectrice :

« Le mot esprit pouvait s’appliquer ainsi alors. A présent, quand on parle d’un grand poëte, on dit génie. C’est l’effet d’une langue qui marche et qui s’use en marchant. Les mots simples ne lui suffisent plus : elle enfle sa voix. Tu préfères Béranger à Lamartine, parce que tu connais l’un et non l’autre ; mais juge de la différence : en parlant de Lamartine, on vante son génie, et de moi on ne doit vanter que l’esprit. Pourquoi ? Parce que les œuvres de l’un ont une élévation qui manque à l’autre. »

Il y aurait trop à citer. Sur cet article de Béranger critique, j’ai déjà indiqué que je ne suis pas pour sa théorie utilitaire de l’art. « L’art sans application lui paraît un enfantillage. » C’est couper les ailes à la fantaisie et au grand art qui ne relève que de lui-même. Cependant, on se serait rapproché dans le détail, et on se serait entendu pour ce qui est de l’exécution littéraire ; car il est le premier à reconnaître que les idées les plus utiles, sans l’art qui les met en œuvre, sont comme non avenues :

« La perfection du style doit être recherchée de tous ceux qui se croient appelés à répandre des idées utiles. Le style, qui n’est que la forme appropriée au sujet par la réflexion et l’art, est le passe-port dont toute pensée a besoin pour courir, s’étendre et prendre gîte dans tous les cerveaux. Le négliger c’est ne pas aimer assez les idées qu’on veut faire adopter aux autres. »

On ne saurait mieux dire. — Tout ce qui a touché au romantisme, du temps des belles ardeurs, doit lui savoir gré de la manière dont il remet au pas une de ses plus vieilles connaissances, un classique maussade et saugrenu, à qui l’envie était venue un peu tard d’entrer en lice, satire ou comédie en main, et de pulvériser les modernes. Béranger conseille à ce M. Guernu (c’est son nom) de se tenir coi ; mais, en attendant, comme il le trousse !

« L’homme qui te parle ainsi, lui dit-il, n’a certes pas à se plaindre du public ; ce n’est pas un renard sans queue qui cherche à te dégoûter de celle que tu veux t’attacher au derrière pour faire courir les petits polissons après toi… Pardonne ces conseils à un vieil ami qui te parle avec expérience, et garde tes vers dans ton portefeuille. Ne cesse pas de te faire un amusement de la poésie pourtant. C’est un joujou qui sied aux vieux enfants, mais que le public brise dans leurs mains quand ils l’étourdissent avec, en courant les rues et les carrefours. »

Attrape ! es-tu content, monsieur Guernu ?

J’ai évité jusqu’ici, dans Béranger, le côté politique, comme étant le plus exploité et depuis longtemps rebattu. Il serait pourtant fort curieux, là-dessus, à écouter de près, et pour ceux qui le croyaient des leurs, c’était un ami terrible. Il se dédommageait de son inaction par des coups de langue ; il donnait de la griffe à droite, à gauche, en tous sens ; on ne pourrait citer sans blesser. Ce dont il convient de le louer résolument, c’est d’avoir mis toujours l’intérêt de la France au-dessus de son opinion individuelle :

« J’ai, disait-il à Lamennais, une conscience méticuleuse qui m’empêche d’être homme de parti, comme il faut l’être ; je ne suis qu’homme d’opinion. Encore même, sur ce point, y a-t-il à redire, car le patriotisme, sentiment qui ne vieillit pas en moi, me barre le chemin toutes les fois que je puis craindre que l’application de mes principes ne compromette les intérêts du pays. Ce n’est pas moi qui aurais le courage de m’écrier : Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! »

Cela le mena à sacrifier son idée de république chaque fois qu’il y vit le salut du pays intéressé. Éviter tout pas rétrograde, tout faux mouvement de retour en arrière et vers l’ancien régime, était sa grande préoccupation et son idée première dans chaque crise. « Je vis, me dit quelqu’un dont les paroles sont pour moi un témoignage, je vis Béranger quelques mois après l’Empire : Il était content ; il me dit « Ne voyez-vous pas que nous sommes à jamais délivrés du drapeau blanc ? Vous n’avez pas compris le péril de cette Fusion ! Ne voyez-vous pas ici le triomphe de la Révolution et la portée des événements ? »« Mais la liberté ajournée ? » — Il se mit à rire : « Bah ! Elle reviendra. »

Voilà l’homme. On l’a défini, ou plutôt il s’est défini lui-même (car je ne fais que rassembler les traits qu’il me fournit), plus patriote que libéral, plus démocrate que républicain, plus bonapartiste qu’impérialiste, plus évangélique que chrétien. — Ne le surfaisons pas, ne le travestissons pas, et ne jetons point non plus la pierre, pour dernier adieu, à l’un des gentils esprits de la France. Ce que j’ose affirmer, c’est que cette Correspondance, à qui daignera la lire d’un bout à l’autre et voudra bien ne pas trop s’appesantir sur le commencement ni sur la fin, paraîtra respirer dans son ensemble la bonté et la gaieté, et aussi bien souvent la grâce.

P.S. L’eau, comme on dit, va à la rivière. Depuis que j’ai publié mon premier article sur Béranger, il m’est venu des communications toutes bénévoles. Je dois en particulier à M. Possoz, ancien maire de Passy, la connaissance d’une suite de lettres à lui adressées par Béranger, moins encore à titre d’administré que d’ami. Il est trop tard pour que j’en profite ; mais je fais des vœux pour que des témoignages si précieux de confiance et de bienfaisance aillent s’ajouter à tout ce qu’on sait déjà, et achèvent de faire connaître l’homme qui, vivant d’économie et de privations, tenait presque toujours 100 francs pour les fins de mois à la disposition de son maire.

— « Cher et excellent Maire, lui écrivait-il un jour qu’il était un peu en retard (4 janvier 1846), je ne puis trouver un moment pour vous aller rendre mes devoirs de respectueux administré. Je prends donc le parti de vous envoyer mes vœux et ma petite cotisation, que vous auriez dû recevoir fin de décembre. Je tâcherai d’être plus exact, fin janvier et fin février. » — J’ai dit ce que c’était que cette petite cotisation.