(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Platon, et Aristote. » pp. 33-41
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Platon, et Aristote. » pp. 33-41

Platon, et Aristote.

Ces deux philosophes remplirent la Grèce du bruit de leurs divisions. Il en résulta la secte académique & la secte péripatéticienne. Platon fut le chef de la première ; Aristote, celui de la seconde. Les académiciens & les péripatéticiens étoient ennemis jurés les uns des autres. Ils se chargeoient d’anathêmes, selon l’usage de toutes les sectes rivales.

Aristote avoit étudié sous le divin Platon. Mais, le moyen que le disciple & le maître s’accordassent pour la doctrine ! Ils avoient l’un & l’autre des goûts & des talens très-opposés. Représentons-nous, dans Platon, un homme simple, modeste, frugal, de mœurs austères, bon ami, citoyen zélé ; mais très-mauvais politique ; aimant le bien, & voulant le procurer aux hommes ; parlant toujours d’eux, & les connoissant peu ; aussi chimérique dans ses idées, que notre vertueux abbé de Saint-Pierre, ou le célèbre misanthrope Génevois. Aristote, au contraire, n’avoit rien de l’austérité d’un philosophe. Il étoit ouvert, enjoué, séduisant dans la conversation, fougueux & volage dans ses plaisirs, magnifique dans ses habits. On le peint encore né fier, moqueur & dédaigneux. Il allioit le goût d’une étude profonde à celui de la dissipation. L’amour du luxe le jetta dans de si grandes dépenses, étant jeune, qu’il consuma tout son bien.

Quant à la différence des talens de ces deux philosophes, il faut lire dans le père Rapin leur ingénieux parallèle : « L’esprit de Platon est plus poli, & celui d’Aristote est plus vaste & plus profond. Platon a l’imagination vive, abondante, fertile en inventions, en idées, en expressions, en figures ; donnant mille tours différens, mille couleurs nouvelles, & toutes agréables, à chaque chose : mais, après tout, ce n’est souvent que de l’imagination. Aristote est dur & sec en tout ce qu’il dit ; mais ce sont des raisons que ce qu’il dit, quoiqu’il le dise sèchement : sa diction, toute pure qu’elle est. a je ne sçais quoi d’austère ; & ses obscurités naturelles ou affectées dégoûtent & fatiguent les lecteurs. Platon est délicat dans tout ce qu’il pense & dans tout ce qu’il dit : Aristote ne l’est point du tout, pour être plus naturel. Son stile est simple & uni, mais serré & nerveux : celui de Platon est grand & élevé, mais lâche & diffus : celui-ci dit toujours plus qu’il n’en faut dire ; celui-là n’en dit jamais assez, & laisse à penser toujours plus qu’il n’en dit : l’un surprend l’esprit, & l’éblouit par un caractère eclatant & fleuri ; l’autre l’éclaire & l’instruit par une méthode juste & solide….. Platon donne de l’esprit, par la fécondité du sien ; & Aristote donne du jugement & de la raison, par l’impression du bon-sens qui paroît dans tout ce qu’il dit. Enfin, Platon ne pense le plus souvent qu’à bien dire, & Aristote ne pense qu’à bien penser ».

On a surnommé Platon l’Homère des philosophes. Il tient véritablement d’Homère, dans les sujets élevés qu’il traite : dans ceux où il se déride, où l’amour l’inspire, c’est un autre Anacréon : témoin ces vers passionnés qu’il fit pour Agathon, & que Fontenelle a rendus dans ses dialogues :

Lorsqu’Agathis, par un baiser de flamme,
Consent à me payer des maux que j’ai sentis,
Sur mes lèvres soudain je sens voler mon ame
Qui veut passer sur celles d’Agathis.

Aristote fut précepteur d’Alexandre. Quelle gloire pour l’un & l’autre Philippe, en parlant de son fils, écrivoit au philosophe : « Je rends moins grace aux dieux de me l’avoir donné, que de l’avoir fait naître pendant votre vie. » Paroles bien remarquables, ainsi que celles d’Alexandre, qui sont l’expression de la reconnoissance la plus vive : « Je dois le jour à mon père : mais, je dois à mon précepteur l’art de me conduire. Si je règne avec quelque gloire, je lui en ai toute l’obligation. »

L’opposition de caractère & de génie, entre Aristote & Platon, produisit bientôt les effets qu’on devoit en attendre. Ces deux grandes lumières de la Grèce cherchèrent à s’obscurcir mutuellement. Les liens de la reconnoissance & des devoirs furent rompus : le disciple éclata contre le maître. Aristote ne voulut plus se conduire que par lui-même, par ses principes & ses idées. Il soutint des opinions diamétralement opposées à celles de son maître.

Platon en conçut un dépit mortel. Il se plaignit de l’audace du jeune homme ; le traita d’ingrat & de rebèle, d’orgueilleux, de téméraire & d’insensé ; plaisanta beaucoup sur toute sa personne, sur ses discours & ses habits recherchés, ses goûts frivoles & ses prétentions sans nombre. Aristote, de son côté, n’épargna pas son antagoniste. Il ne songea qu’à se venger de ses discours, qu’à l’irriter, qu’à le faire donner dans quelque piège.

Une dispute réglée dans laquelle on feroit assaut d’esprit & d’érudition, & les spectateurs décideroient du mérite des combattans, étoit l’objet de l’ambition d’Aristote. Mais il ne lui étoit pas aisé de se donner cette satisfaction.

Platon avoit des disciples qui prenoient un vif intérêt à sa gloire, entr’autres, Xénocrate, Speusippe, Amiclas. Il avoit eu l’adresse de les vanter beaucoup ; de leur donner, dans toutes les occasions, la préférence sur Aristote, & de les rendre jaloux de lui. Toutes les fois qu’Aristote avoit cherché les moyens d’engager une affaire, ils l’avoient empêchée par attachement pour leur maître, dont ils craignoient de voir la réputation compromise.

Malheureusement, un jour que Platon se trouvoit dans son école sans aucun des trois, Aristote y vole. Une foule de gens apostés pour être témoins de la scène, entre avec lui. L’idole, dont on vouloit renverser les autels & confondre les oracles, se présente. C’étoit alors un vieillard respectable, auquel le poids des années avoit affoibli la mémoire. Le combat ne fut pas long. Quelques questions sophistiques, faites coup sur coup, embarrassèrent Platon. Il se vit enveloppé dans les pièges séduisans de la plus subtile dialectique, & proféra ces paroles qui tombent sur son ancien disciple : Il a rué contre nous, comme un poulain contre sa mère.

Depuis cette aventure humiliante, il ne donna plus de leçons en public. Aristote resta maître du champ de battaile. Il leva promptement une école, & ne fut occupé qu’à la rendre la plus fameuse de la Grèce.

Les trois disciples de Platon, instruits de ce qui s’étoit passé, reconnoissent leur imprudence de l’avoir laissé sans aucun d’eux, se la reprochent, & songent à la réparer. Xénocrate, le plus ardent de tous, va joindre Aristote, l’attaque à son tour, l’embarrasse dans la dispute, fait quitter la place à l’usurpateur, & rétablit Platon dans tous ses droits, dans cette école célèbre par la réputation du maître, par le nombre & les talens des disciples, la propreté singulière & les ornemens du lieu. En effet, les écoles de la Grèce étoient très-différentes des nôtres.

On avoit soin qu’elles fussent bien tenues, embellies de tableaux & de peintures emblématiques. On voyoit, dans l’endroit le plus apparent de l’académie, les trois Graces représentées avec leurs attributs, pour montrer qu’elles peuvent s’allier à la philosophie, & que l’utile ne doit paroître que sous les dehors de l’agrément.

Aristote ne se rebuta point, & ne fut que plus animé contre ceux qui s’opposoient à l’établissement de ses idées. Son ardeur passa dans l’ame de ses disciples. Ils firent tête à ceux de Platon. Jamais chefs ne furent mieux soutenus. Académiciens & péripatéticiens étoient continuellement aux mains. Le Lycée ne faisoit que retenir de cris confus. On y défendoit & combattoit tour à tour les mêmes opinions.

Voici quelle étoit la différence façon de penser des maîtres. Platon admettoit un dieu créateur, l’immortalité de l’ame, l’existence des démons, une autre vie heureuse ou malheureuse, selon nos bonnes ou mauvaises actions. Aristote rejettoit tous ces grands principes. Il faisoit le monde éternel, le Hasard maître de tout, l’ame matérielle, & croyoit la vertu pratiquée en pure perte.

Platon mourut. Aristote le regretta, lui fit ériger un autel, sur lequel furent gravés ces transports d’une ame pénétrée :

Aristote, excité par la reconnoissance,
Elève cet autel à son maître Platon,
Dont une cabale en démence
Blasphéme le glorieux nom.

Ce grand homme, pour survivre à son rival, ne fut pas plus heureux. Il vit ses derniers jours empoisonnés par un prêtre de Cérès qui l’accusa d’impiété. La crainte de la ciguë lui fit quitter Athènes. Il se retira secrettement à Chalcis, ville d’Eubée. On l’y poursuivit. S’empoisonna-t-il alors pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis ? Ou bien ce dialecticien si fameux, qu’on n’appelloit que l’esprit, l’intelligence, ne pouvant expliquer la cause du flux & reflux de l’Euripe, s’y précipita-t-il en disant : Puisque je ne puis comprendre l’Euripe, que l’Euripe donc me comprenne ? Voilà ce qu’on ignore. Après sa mort, il eut des autels & des temples dans Stagire, sa patrie, petite ville de Macédoine, à laquelle il avoit rendu les plus grands services. Sa mémoire doit être chère aux gens de lettres. Il aimoit l’étude avec tant de passion, que, pour y passer les nuits & s’empêcher de dormir, il étendoit hors du lit une main, dans laquelle il avoit une boule d’airain : la boule répondoit à un bassin, & le réveilloit au bruit qu’elle faisoit en tombant. On reproche à ce philosophe de s’être mêlé de quelques intrigues à la cour de Philippe & d’Alexandre.

L’Académie & le Lycée furent longtemps inconsolables de la perte de Platon & d’Aristote.