L’abbé Gratry
De la Connaissance de Dieu.
Le livre dont nous allons parler a été annoncé quand il parut comme une bonne nouvelle philosophique. Le temps qui s’est écoulé depuis cette époque n’a pas diminué la joie d’avoir signalé l’un des premiers un ouvrage qui frappe et tient presque en échec (on le dirait, du moins, à leur silence,) les esprits le plus connus pour s’occuper des hautes spéculations de la pensée. Aux termes presque désespérés où nous en sommes avec la philosophie, c’était une bonne nouvelle, en effet, que la venue d’un vigoureux esprit qui la relevât, cette agonisante, du grabat d’erreurs et de misères sur lequel elle expire, et lui fit faire ce pas en avant dont la trace doit rester, comme un sillon glorieux, sur le chemin du xixe siècle !
Car telle était la question qu’alors s’adressait l’espérance. Comment y répond-elle aujourd’hui ?… Le livre de l’abbé Gratry, ce traité de la Connaissance de Dieu d’un homme qui ne débute ni dans la science, ni dans la vie, et qui s’est préparé à dire sa pensée par une étude et une méditation inconnues aux hommes de ce temps, cet ouvrage, si largement tracé, et qui n’est pourtant que la façade du vaste système que l’auteur est près de démasquer comme on démasque, pan par pan, quelque majestueux édifice, peut-on le considérer, tout à la fois, comme une révélation et comme une promesse ? Après l’avoir lu, nous est-il permis d’augurer que nous allons avoir une philosophie ? Allons-nous sortir de cet entrepôt de marchandises étrangères, — écossaises ou allemandes, — qu’on nous donne depuis tant d’années pour la philosophie d’un pays qui avait de l’originalité autrefois et qui produisait par le cerveau presque aussi énergiquement que par le sol ?… Pour tout dire avec un seul mot : verrons-nous enfin se lever parmi nous, du milieu des têtes à discussion qui pullulent, la tête à conception qui manque toujours ?
En effet, une tête à grande conception métaphysique, voilà jusqu’ici ce qui a le moins illustré la France intellectuelle du xixe siècle. Loin de nous de la rabaisser ! Elle a eu de grands poètes, de grands artistes, des hommes politiques à la manière de Machiavel, comme furent Talleyrand et Fouché, des observateurs scientifiques de la force de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire, et par-dessus tout elle a eu Napoléon, un homme taillé comme un diamant de plusieurs côtés différents, et par tous jetant le feu et la lumière, — Napoléon, l’homme le plus étonnant dans le fait qui ait peut-être jamais existé ; — mais de métaphysicien égal à ces esprits supérieurs dans sa spécialité transcendante, il faut le dire, pour apprendre aux philosophes▶ à être modestes, le xixe siècle et la langue française n’en ont point encore. De Maistre lui-même ne le fut pas. Malgré l’intuition fulgurante de son génie, qui allait à fond en métaphysique comme la balle bien ajustée par un œil et un poignet fermes, De Maistre n’a rien construit. De Bonald, qui a beaucoup plus de structure dans ses œuvres et dans sa pensée, aurait peut-être été le métaphysicien de son époque, s’il n’avait pas étriqué un esprit fait pour tout embrasser dans les préoccupations de la politique et dans des aperçus trop fins qui rappellent bien souvent, avec un fond d’idées contraires, la manière grêle et brillantée de Montesquieu. Hormis ces deux intelligences, qui auraient pu laisser un système, vous avez des métaphysiciens d’aptitude, vous n’en avez pas de forte puissance.
Lamennais, à qui l’esprit de parti a élevé un catafalque, mais qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, finir par juger, Lamennais se présente entre deux théories dont l’une est morte et l’autre n’a jamais vécu. C’est de l’histoire maintenant. La théorie de la certitude, malgré le style qui fit un instant sa fortune, la théorie de la certitude, qui est le principe un peu brutal du nombre introduit en philosophie, a péri sous le nombre des attaques, — et nous ajouterons sous leur raison, car le nombre ne nous suffit pas. Et quant à l’Esquisse d’une philosophie, ce syncrétisme éblouissant, mais confus, cette mosaïque où tout se trouve, excepté la vérité, le nom célèbre de son auteur n’en put cacher sous son éclat les nombreuses erreurs et les faiblesses. Ballanche, qu’on peut citer sans trop descendre quand on parle de Lamennais, Ballanche, qui a de si grandes parties d’artiste, n’est pas plus, au fond, un ◀philosophe▶, qu’un somnambule, fût-il très lucide, n’est un observateur. Royer-Collard, Jouffroy, mort de philosophie trompée, Maine de Biran lui-même, ne sont guère que de beaux esprits. Seul après Lamennais, Cousin a prétention de système. Il a créé l’éclectisme, mais cet éclectisme, insuffisant, ne l’abandonne-t-il pas pour un spiritualisme moins compromis, la seconde tente de ce Thabor qui n’en verra pas de troisième, malgré cette promesse fallacieuse d’une théodicée que Lerminier, le meilleur critique en ces matières, et l’uomo di sasso de Cousin, ne manque jamais l’occasion de lui rappeler de sa plume la plus cruellement respectueuse ?…
Assurément, quand on parcourt l’inventaire d’hommes et de choses que nous venons de traverser d’un regard, et qui forme la philosophie française au xixe siècle, il faut bien avouer qu’un ◀philosophe▶ un peu carré de base n’a pas besoin de l’être beaucoup du sommet pour se faire à bon marché une très belle gloire, à plus forte raison quand il a les facultés de grande volée que l’abbé Gratry a montrées en ces deux volumes qui ne sont, nous le répétons, que les prodromes d’un système intégral arrêté et creusé depuis de longues années dans la pensée de son auteur. Or, comme ce système nous ne l’entrevoyons encore qu’à la lumière de ces prodromes, nous ne pouvons dire exactement à quelle hauteur de monument il s’élèvera, et quelle place définitive il assignera au nouveau ◀philosophe▶ de cet Oratoire dont le nom fut illustré déjà par Malebranche ; mais ce que nous savons, c’est que la tendance en est profondément rénovatrice, — historique deux fois, d’abord parce qu’elle nous fait sortir de l’abstraction intellectuelle pour entrer en pleine réalité humaine, et ensuite parce qu’elle reprend la tradition de méthode qui a été la vraie force de la philosophie, depuis Aristote jusqu’à saint Thomas d’Aquin, et depuis saint Thomas d’Aquin jusqu’à Leibnitz.
Tels sont les mérites généraux qui apparaissent tout d’abord dans un livre où l’on en trouvera beaucoup d’autres plus particuliers et plus profonds. L’abbé Gratry, en sa qualité de métaphysicien, a mis la main sur la grande blessure de la métaphysique moderne, qui perd son sang, son âme et sa vie, dans des abstractions qu’on prend pour elle. Assurément, la féconde et véritable métaphysique n’est point dans l’étude acharnée de l’abstraction, et si elle y était réellement, comme on a l’air de le croire en Europe depuis Bacon et surtout depuis Descartes, qu’on le sache bien ! elle y périrait. L’analyse expérimentale de l’un et le procédé psychologique de l’autre, employés tous deux avec la rage de ces fanatiques à froid d’allemands, n’ont-ils pas produit ce que nous voyons à cette heure : une philosophie sans entrailles, sans réalité, toute sortie des notions logiques et des idéalités de l’esprit, — la philosophie de Hegel, enfin ? Et quand nous avons cité Hegel, nous avons cité en un seul, qui les vaut tous, les autres jaugeurs d’idéalités, tous les Ixions de cette nuée vide ! Hegel, qui ne le sait ? est le dernier mot de l’abstraction, de son néant et de ses ténèbres. Après Hegel, il n’y a pas dans le puits de l’abîme une marche de plus à descendre. L’abbé Gratry, que la force intellectuelle du prêtre préserverait de cette philosophie d’inanité quand son ferme esprit ne l’en préserverait pas naturellement, l’abbé Gratry, qui a éprouvé en lisant Hegel quelque chose de la sublime angoisse des beaux enfants du Songe de Jean-Paul, quand la voix du jugement leur crie : « Il n’y a pas de Christ ! Vous n’avez pas de père ! »
avait déjà, dans son Étude sur la sophistique contemporaine, repoussé et condamné éloquemment toute cette philosophie dont la vanité ne saurait diminuer l’horreur… Il ne pouvait donc, dans son nouvel ouvrage, invoquer ou rappeler les procédés qui y conduisent. Il devait sortir des mortes données de
l’abstraction pour entrer dans la vie, et il y est entré dans ce traité de la Connaissance de Dieu, où se cachent sous les plus éclatantes questions d’une théodicée, les arêtes d’une méthode profonde ; il y est entré en observateur qui ne scinde pas l’homme et son esprit pour mieux le connaître, qui ne le mutile pas pour l’étudier : « Je ne puis m’empêcher d’affirmer — dit-il à la page 122 de son second volume : — que l’idée d’être bien déployée, si l’on sait mettre de côté l’habitude que nous avons de tout restreindre, de tout abstraire, de placer, même dans l’être, la négation, qui n’est faite que pour le néant, et de n’oser jamais pleinement soutenir l’universelle affirmation, l’idée d’être est identique à celle de force, d’intelligence, de volonté, de liberté, d’amour. Ôtez quelques-unes de ces choses, vous tuez celui qui est. Ne le comprend-on pas ?… Et vous lui ôtez si bien l’être qu’alors vous dites : Il n’y a pas de Dieu ! Vous le dites et devez le dire. Il n’y a plus d’être au-dessus de nous ; il n’y en a plus qu’au-dessous. Nous sommes supérieurs à ce Dieu détruit, d’une supériorité incomparable, puisque nous connaissons, voulons, aimons. Il n’y a plus d’être absolu. »
Aussi, cela posé une fois pour toutes, l’abbé Gratry, avec la magnifique souplesse et la magnifique étendue de l’instrument logique dont il dispose, force-t-il la pensée philosophique à s’établir dans le terre-plein de l’humanité et de l’histoire, et, sous peine de se détruire elle-même, à n’en plus sortir.
Rien de plus simple, diront quelques esprits, mais les vers d’Athalie sont aussi fort simples, et dans les arts comme en métaphysique, ce qui perd tout, c’est le compliqué. Pour nous, vu le temps où nous sommes et les singulières dominations de la pensée contemporaine, nous dirons que jamais peut-être meilleur service ne fut rendu à la cause de la vérité. D’autres esprits, non moins nombreux, estimeront, nous n’en doutons pas, que reporter la philosophie dans l’histoire, que l’arracher à l’abstraction, c’est diminuer d’autant la philosophie, et l’orgueil mis sur la croix à son tour poussera son grand cri… Mais tant mieux ! Il n’en restera pas moins acquis comme un enseignement qui vient à temps, que cette faiseuse de découvertes, la métaphysique du xixe siècle, représentée par une intelligence très digne d’elle, est arrivée à confesser tout simplement au nom de la science ce que la philosophie moderne regardait de fort haut, c’est-à-dire la vieille induction tirée des facultés de l’homme aux attributs de Dieu, et le grand raisonnement, mêlé de raison et de foi, des causes finales. Deux solutions attardées, disait-on, mais qui, cependant, malgré le débordement toujours croissant de nos lumières, n’ont pas été vaincues et remplacées par des solutions supérieures. Et que disons-nous ? Ce n’est là qu’un exemple encore, et le livre de l’abbé Gratry les renferme tous. N’est-il pas la confession la plus complète des certitudes ou des croyances de l’humanité ? Et n’est-ce pas le plus frappant caractère de ce nouveau traité de la Connaissance de Dieu, que d’avoir creusé dans l’être et de n’y avoir vu jamais que ce qu’il y a dans la croyance universelle du monde, dans le sens traditionnel du genre humain, affermi et illuminé par la Révélation chrétienne, sans que la philosophie y puisse trouver un iota de plus !
Ainsi, dans ce livre éminent, la métaphysique, à propos de la question de Dieu qui domine toutes les philosophies, fait la contre-épreuve de l’histoire, et le ◀philosophe▶ arrive par son chemin couvert, par la route interne de la réflexion, à la conclusion extérieure des faits mystérieux qui gouvernent le monde. Mais ce n’est pas tout, encore, que ce résultat inattendu. Historique par le but, comme on vient de voir, le traité de la Connaissance de Dieu est historique aussi par sa méthode. Comme Descartes, ivre de la sienne, il ne se vante pas de l’avoir inventée. Homme d’un grand sens et d’une érudition qu’il respecte trop pour la fouler aux pieds, l’abbé Gratry ne s’exagère pas les proportions de son mérite, parce qu’il n’a pas besoin de les exagérer.
Sa méthode, nous dit-il, est au fond de toutes les grandes philosophies, et il le prouve en nous donnant de chacune d’elles une empreinte chaude, lumineuse, éclairée à l’intérieur et rendue translucide, comme seuls en savent lever les maîtres. Rien de plus beau, pour le dire en passant, que cette galerie de théodicées qui s’appellent tour à tour Aristote, Platon, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Descartes, Pascal, Malebranche, Fénelon, Pétau, Thomassin, Bossuet et Leibnitz. Seulement, cette méthode, qui brille plus ou moins dans toutes les grandes philosophies du passé, et qui n’est, après tout, dit l’abbé Gratry quelque part, « que le haut emploi d’un procédé général de la raison »
, il l’a faite sienne à force de l’avoir précisée, affinée, et pour ainsi dire affilée, comme un instrument de découverte, une espèce de pince intellectuelle avec laquelle, quand il abordera plus tard les applications spéciales de la philosophie, il pourra mieux saisir la vérité.
Ici est le cœur même du livre de l’abbé Gratry. Ce livre est vaste, étoffé, opulent d’idées, varié d’aperçus. On y sent la circulation rythmique d’un esprit abondant et réglé. D’autres que nous, moins gênés par les limites de ce travail qui n’a qu’un but : donner l’envie de lire à ceux qui lisent encore les choses sérieuses, pourront s’appesantir sur tous ces détails, mais nous, moins heureux, nous devons aller exclusivement et de prime saut au point important et central, à la méthode, — la méthode qui, du reste, est l’axe de tout, pour qui sait voir, dans toutes les philosophies. En faisant précéder le système qui viendra plus tard par une théodicée, l’abbé Gratry a suivi la marche de la Nature et l’ordre des vérités prises en elles-mêmes. « À nos yeux, — écrit-il, et qui pourrait le contester ? — la Théodicée implique toute la Philosophie. Elle en présente l’ensemble, l’unité ; elle en renferme toutes les racines. Tout en sort. C’est donc le point de départ… »
Et il ajoute : « De plus, la Théodicée, qui est la partie la plus élevée, la plus profonde de la Philosophie, en est aussi la plus facile. Les idées d’infini, de perfection, sont les premières que la raison nous montre lorsqu’elle s’éveille, ce qui veut dire que la raison nous pousse à Dieu d’abord ! »
Or, comme dans toute théodicée il n’y a jamais qu’une démonstration, la démonstration de l’existence de Dieu, faite par autant de voies que l’esprit peut en inventer, et impliquant, quand elle est bien faite, non seulement la science de Dieu, mais la science de l’homme s’élevant à Dieu et le rencontrant à l’extrémité de tous les rayons de sa vie, il est évident que le moyen d’appréhender cette vérité première, de s’élever à Dieu, de l’approcher de nous, de nous le démontrer enfin, est toute l’originalité ou toute la vulgarité, toute la force ou toute la faiblesse du traité qui, en ce moment, nous occupe. Encore une fois, le livre est là, et c’est là qu’il faut le
chercher.
Eh bien, nous l’y trouvons, superbe, puissant, et tel que désormais la philosophie spiritualiste en tiendra compte et mettra son honneur à se servir de la méthode qu’il nous révèle. Cette méthode tient toute, il est vrai, dans le vieux procédé de l’induction, le vis-à-vis du syllogisme dans le raisonnement, et ceci menace d’être fâcheux pour les novateurs, qui s’imaginent que l’esprit humain doit procéder comme un joujou à surprise ; mais pour nous, qui savons quelle mince chose c’est, au regard de Dieu, que l’invention permise aux hommes, nous ne nous étonnerons pas de la reprise en sous-œuvre d’un procédé qu’une intelligence véritablement philosophique a su presque métamorphoser, en le grandissant… L’induction, telle que l’entend l’abbé Gratry, n’est plus le simple procédé de la raison décrit dans tous les livres de psychologie par les anatomistes de la pensée, c’est, sous sa plume, une méthode souveraine et d’un emploi sûr, dont on n’a pas jusqu’ici soupçonné la force parce que la rapidité foudroyante de ce procédé naturel a empêché de l’observer et de le fixer par l’analyse. Dans l’exposition de sa théodicée, l’abbé Gratry décrit avec une netteté minutieuse cette méthode inductive, qui est une méthode aristocratique intellectuelle ; car, ainsi qu’on l’a très bien observé, si le syllogisme est fait pour tout le monde, l’induction n’appartient qu’à quelques-uns. La logique est une meneuse de buffles qui vous traîne, le bâton levé, de conséquence en conséquence. Mais l’élan dialectique est libre comme la pensée, et ne s’élève que sur les nobles ailes que lui avait données Platon.
Quant au parti que l’abbé Gratry a tiré de sa découverte, il faudrait, pour en bien juger, le suivre dans chaque partie de ce large traité où la pensée fait, à tout bout de champ, nappe de lumière. C’est appuyé sur sa méthode qu’il gravit les questions presque inaccessibles des attributs de Dieu, des deux degrés de l’intelligible divin, et celle des rapports, depuis longtemps confondus et troublés, de la raison et de la foi, et l’on reste étonné des résultats de clarté, de simplicité, d’évidence, auxquels il arrive sous l’influence de cette méthode, qu’il aurait moins découverte que précisée, si, en métaphysique, préciser n’était pas le plus souvent découvrir. Une chose qui nous paraît, du reste, encore plus considérable et plus nouvelle que la méthode inductive elle-même, que ce passage du fini à l’infini dont l’abbé Gratry décrit le mouvement dans l’intelligence avec une si rare précision, c’est la disposition morale de la volonté exigée pour que le mouvement de l’esprit s’opère aisément et s’accomplisse : « Le mouvement intellectuel vers l’infini, c’est-à-dire vers Dieu, est toujours vrai, — a dit l’auteur de la Connaissance de Dieu ; — il est toujours possible, dès que l’homme est doué de raison ; mais il ne s’exécute pas dans l’âme sans un mouvement de cœur correspondant. »
Et c’est ainsi que l’abîme entre l’homme moral et l’homme intellectuel est comblé, cet abîme que n’avait pas franchi l’audacieuse pensée de Kant ! et que l’unité de l’homme de la philosophie sort refaite de la poussière même de l’abstraction !
Tels sont, indiqués d’une main bien rapide, les points culminants d’un travail qui rétablit la tradition philosophique interrompue et jette la première arche du pont qui doit unir, par-dessus les eaux troubles du xviiie siècle, la philosophie du xviie siècle et la philosophie de notre temps. Il y a tant de théologie nécessaire dans les moindres notions de la plus simple philosophie, que parmi ceux qui ont réfléchi, personne ne s’étonnera que ce soit un prêtre qui ait pris l’initiative de ce rapprochement salutaire entre les doctrines de l’avenir et les doctrines du passé. L’ouvrage actuel de l’abbé Gratry atteste avec une irrésistible éloquence la dépendance de la philosophie de la grande donnée théologique, et le parti que la science purement rationnelle pourrait tirer de leur union. L’auteur de la Connaissance de Dieu fait très bien observer que le joug rejeté trop longtemps de la théologie n’en a pas moins laissé son empreinte sur toutes les idées des penseurs contemporains, même les plus impatients et les plus révoltés, et c’est ainsi, par exemple, que l’Esquisse d’une philosophie, par Lamennais, n’est qu’une fausse application du dogme de la Trinité, et que le système de Hegel n’en est qu’une interprétation absurde. Mais l’abbé Gratry montre encore mieux par son exemple quelle supériorité vivement tranchée l’habitude et la culture de la théologie chrétienne peuvent donner à l’esprit le plus robuste et le plus sain. Sa distinction si saisissante des attributs de Dieu en attributs métaphysiques et moraux correspondant au dogme de la Sainte-Trinité appartient, il est vrai, à saint Thomas d’Aquin, l’Aristote catholique, mais c’est qu’il n’est guère possible de ne pas se servir de la bêche laissée par ce grand homme, quand on veut défricher dans la pensée humaine et aller un peu plus loin que lui.
Le nouveau métaphysicien dont il est question ici a-t-il cette noble ambition et aura-t-il ce succès ? L’avenir le prouvera… Mais, pour nous, il est temps de nous résumer.
Le livre par lequel il débute dans l’invention philosophique est certainement un des plus substantiels que la philosophie ait produits. Nous en avons déterminé l’inspiration, la tendance, la pensée ; il faut ajouter que le style fait la plus brillante équation avec elles. Il n’a nulle part cette froideur de caverne qu’ont parfois les méditations philosophiques, et l’on ne s’en étonnera pas. Dans le système de l’abbé Gratry, l’homme moral double toujours l’homme métaphysique, et c’est l’homme moral qui a vivifié ce beau travail de sa chaleur presque rayonnante et qui l’a trempé dans les saintes tendresses de l’onction. Le ◀philosophe▶ n’a pas rongé le prêtre. C’est au contraire le prêtre que vous sentez dans le ◀philosophe▶, lorsque vous lisez le traité de l’abbé Gratry. Nous nous sommes demandé plus d’une fois — et toujours en vain — quelle objection on pourrait soulever contre les idées qu’il expose, s’il fallait critiquer, au nom de la philosophie, le livre qu’il a écrit pour elle. Qu’importent, du reste, de telles objections ! Pour nous, qui ne sommes pas ◀philosophe▶ et qui ne nous vantons que d’être chrétien, le mérite du Traité de la Connaissance de Dieu est bien au-dessus d’un mérite purement scientifique, et nous l’admirons principalement parce qu’il arrive de toutes parts aux conclusions du bon sens, de la tradition, de l’histoire.
Le procédé simple et puissant dont l’abbé Gratry a tiré un si bon parti et qu’il a élevé jusqu’à la rigueur d’une méthode, est le procédé de l’humanité tout entière pour aller à Dieu, — comme nous disons, nous, — pour passer du fini à l’infini, comme disent les ◀philosophes, — et soit que nous y allions sur les fortes ailes de la Méditation ou sur les humbles ailes de la Prière. C’est enfin la justification par la métaphysique du mot sublime de nos saints livres :
Il n’y a que ceux qui ont le cœur pur qui verront Dieu !
Voilà, pour nous le mérite pratique, et par conséquent le plus grand, du livre de l’abbé Gratry. N’est-il pas des esprits dont la misère est d’avoir besoin d’une tautologie pour comprendre, et qui n’entendraient rien aux mots les plus profonds dits par la religion aux hommes, si la philosophie ne venait les leur répéter ?