(1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre cinquième. Le peuple. — Chapitre V. Résumé. »
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(1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre cinquième. Le peuple. — Chapitre V. Résumé. »

Chapitre V.
Résumé.

I

Ils sont les successeurs et les exécuteurs de l’ancien régime, et, quand on regarde la façon dont celui-ci les a engendrés, couvés, nourris, intronisés, provoqués, on ne peut s’empêcher de considérer son histoire comme un long suicide : de même un homme qui, monté au sommet d’une immense échelle, couperait sous ses pieds l’échelle qui le soutient  En pareil cas, les bonnes intentions ne suffisent pas ; il ne sert à rien d’être libéral et même généreux, d’ébaucher des demi-réformes. Au contraire, par leurs qualités comme par leurs défauts, par leurs vertus comme par leurs vices, les privilégiés ont travaillé à leur chute, et leurs mérites ont contribué à leur ruine aussi bien que leurs torts  Fondateurs de la société, ayant jadis mérité leurs avantages par leurs services, ils ont gardé leur rang sans continuer leur emploi ; dans le gouvernement local comme dans le gouvernement central, leur place est une sinécure, et leurs privilèges sont devenus des abus. À leur tête, le roi, qui a fait la France en se dévouant à elle comme à sa chose propre, finit par user d’elle comme de sa chose propre ; l’argent public est son argent de poche, et des passions, des vanités, des faiblesses personnelles, des habitudes de luxe, des préoccupations de famille, des intrigues de maîtresse, des caprices d’épouse gouvernent un État de vingt-six millions d’hommes avec un arbitraire, une incurie, une prodigalité, une maladresse, un manque de suite qu’on excuserait à peine dans la conduite d’un domaine privé  Roi et privilégiés, ils n’excellent qu’en un point, le savoir-vivre, le bon goût, le bon ton, le talent de représenter et de recevoir, le don de causer avec grâce, finesse et gaieté, l’art de transformer la vie en une fête ingénieuse et brillante, comme si le monde était un salon d’oisifs délicats où il suffit d’être spirituel et aimable, tandis qu’il est un cirque où il faut être fort pour combattre, et un laboratoire où il faut travailler pour être utile  Par cette habitude, cette perfection et cet ascendant de la conversation polie, ils ont imprimé à l’esprit français la forme classique, qui, combinée avec le nouvel acquis scientifique, produit la philosophie du dix-huitième siècle, le discrédit de la tradition, la prétention de refondre toutes les institutions humaines d’après la raison seule, l’application des méthodes mathématiques à la politique et à la morale, le catéchisme des droits de l’homme, et tous les dogmes anarchiques et despotiques du Contrat social  Une fois que la chimère est née, ils la recueillent chez eux comme un passe-temps de salon ; ils jouent avec le monstre tout petit, encore innocent, enrubanné comme un mouton d’églogue ; ils n’imaginent pas qu’il puisse jamais devenir une bête enragée et formidable ; ils le nourrissent, ils le flattent, puis, de leur hôtel, ils le laissent descendre dans la rue  Là, chez une bourgeoisie que le gouvernement indispose en compromettant sa fortune, que les privilèges heurtent en comprimant ses ambitions, que l’inégalité blesse en froissant son amour-propre, la théorie révolutionnaire prend des accroissements rapides, une âpreté soudaine, et, au bout de quelques années, se trouve la maîtresse incontestée de l’opinion  À ce moment et sur son appel, surgit un autre colosse, un monstre aux millions de têtes, une brute effarouchée et aveugle, tout un peuple pressuré, exaspéré et subitement déchaîné contre le gouvernement dont les exactions le dépouillent, contre les privilégiés dont les droits l’affament, sans que, dans ces campagnes désertées par leurs patrons naturels, il se rencontre une autorité survivante, sans que, dans ces provinces pliées à la centralisation mécanique, il reste un groupe indépendant, sans que, dans cette société désagrégée par le despotisme, il puisse se former des centres d’initiative et de résistance, sans que, dans cette haute classe désarmée par son humanité même, il se trouve un politique exempt d’illusion et capable d’action, sans que tant de bonnes volontés et de belles intelligences puissent se défendre contre les deux ennemis de toute liberté et de tout ordre, contre la contagion du rêve démocratique qui trouble les meilleures têtes et contre les irruptions de la brutalité populacière qui pervertit les meilleures lois. À l’instant où s’ouvrent les États Généraux, le cours des idées et des événements est non seulement déterminé, mais encore visible. D’avance et à son insu, chaque génération porte en elle-même son avenir et son histoire ; à celle-ci, bien avant l’issue, on eût pu annoncer ses destinées, et, si les détails tombaient sous nos prévisions aussi bien que l’ensemble, on pourrait croire à la fiction suivante que Laharpe converti inventa à la fin du Directoire, en arrangeant ses souvenirs.

II

« Il me semble, dit-il, que c’était hier, et c’était cependant au commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos confrères à l’Académie, grand seigneur et homme d’esprit. La compagnie était nombreuse et de tout état, gens de cour, gens de robe, gens de lettres, académiciens ; on avait fait grand’chère comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaieté de bonne compagnie cette sorte de liberté qui n’en gardait pas toujours le ton. On en était alors venu dans le monde au point où tout est permis pour faire rire. Chamfort nous avait lu ses contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté sans avoir même recours à l’éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion ; l’un citait une tirade de la Pucelle ; l’autre rapportait certains vers philosophiques de Diderot… Et d’applaudir… La conversation devient plus sérieuse ; on se répand en admiration sur la révolution qu’avait faite Voltaire, et l’on convient que c’était là le premier titre de sa gloire. « Il a donné le ton à son siècle, et s’est fait lire dans l’antichambre comme dans le salon. » Un des convives nous raconta, en pouffant de rire, qu’un coiffeur lui avait dit, tout en le poudrant : « Voyez-vous, monsieur, quoique je ne sois qu’un misérable carabin, je n’ai pas plus de religion qu’un autre »  On conclut que la révolution ne tardera pas à se consommer, qu’il faut absolument que la superstition et le fanatisme fassent place à la philosophie, et l’on en est à calculer la probabilité de l’époque et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la raison  Les plus vieux se plaignaient de ne pouvoir s’en flatter ; les jeunes se réjouissaient d’en avoir une espérance très vraisemblable, et l’on félicitait surtout l’Académie d’avoir préparé le grand œuvre et d’avoir été le chef-lieu, le centre, le mobile de la liberté de penser. « Un seul des convives n’avait point pris de part à toute la joie de cette conversation… C’était Cazotte, homme aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des illuminés. Il prend la parole et, du ton le plus sérieux : « Messieurs, dit-il, soyez satisfaits ; vous verrez tous cette grande révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète, je vous le répète, vous la verrez… Savez-vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour vous tous tant que vous êtes ici   Ah ! voyons, dit Condorcet avec son air et son rire sournois et niais, un philosophe n’est pas fâché de rencontrer un prophète. — Vous, monsieur de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d’un cachot, vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau, du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera à porter toujours sur vous ». Grand étonnement d’abord, puis l’on rit de plus belle. Qu’est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison ? « C’est précisément ce que je vous dis : c’est au nom de la philosophie, de l’humanité, de la liberté, c’est sous le règne de la raison qu’il vous arrivera de finir ainsi ; et ce sera bien le règne de la raison, car elle aura des temples, et même il n’y aura plus dans toute la France, en ce temps-là, que des temples de la raison… Vous, monsieur de Chamfort, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n’en mourrez que quelques mois après. Vous, monsieur Vicq-d’Azyr, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même, mais vous les ferez ouvrir six fois dans un jour, au milieu d’un accès de goutte, pour être plus sûr de votre fait, et vous mourrez dans la nuit. Vous, monsieur de Nicolaï, sur l’échafaud ; vous, monsieur Bailly, sur l’échafaud ; vous, monsieur de Malesherbes, sur l’échafaud ; … vous, monsieur Roucher, aussi sur l’échafaud  Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les Tartares   Point du tout ; je vous l’ai dit, vous serez alors gouvernés par la seule philosophie et par la seule raison. Ceux qui vous traiteront ainsi seront tous des philosophes, auront à tout moment à la bouche les phrases que vous débitez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes, citeront comme vous les vers de Diderot et de la Pucelle  Et quand tout cela n’arrivera-t-il   Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli  Voilà bien des miracles, dit Laharpe, et vous ne m’y mettez pour rien  Vous y serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire ; vous serez alors chrétien  Ah ! reprit Chamfort, je suis rassuré ; si nous ne devons mourir que quand Laharpe sera chrétien, nous sommes immortels  Pour ça, dit alors la duchesse de Gramont, nous sommes bien heureuses, nous autres femmes, de n’être pour rien dans les révolutions. Il est reçu qu’on ne s’en prend pas à nous et notre sexe…  Votre sexe, mesdames, ne vous en défendra pas cette fois… Vous serez traitées tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque… Vous, madame la duchesse, vous serez conduite à l’échafaud, vous et beaucoup d’autres dames avec vous, dans la charrette et les mains liées derrière le dos  Ah ! j’espère que dans ce cas-là j’aurai du moins un carrosse drapé de drap noir  Non, madame, de plus grandes dames que vous iront comme vous en charrette et les mains liées comme vous  De plus grandes dames ! Quoi ! les princesses du sang   De plus grandes dames encore…  On commençait à trouver que la plaisanterie était forte. Madame de Gramont, pour dissiper le nuage, n’insista pas sur cette dernière réponse et se contenta de dire de son ton le plus léger : Vous verrez qu’il ne me laissera seulement pas un confesseur  Non, madame, vous n’en aurez pas, ni vous, ni personne ; le dernier supplicié qui en aura un par grâce, sera… » Il s’arrêta un moment : « Eh bien, quel est donc l’heureux mortel qui aura cette prérogative   C’est la seule qui lui restera, et ce sera le roi de France. »