Wallon28
I
Le livre intitulé tout simplement Monsieur Cousin 29 a déjà paru dans une revue. Le plomb dispersé de quelques articles cinglants est, en se ramassant, devenu la balle mortelle d’un livre, — une balle d’argent ou d’or, qui n’en tue pas moins comme la balle de Robin-des-Bois, et même plus sûrement, car elle est mâchée… L’auteur de ce livre, qui aurait dû en fierté délicate se nommer, puisque son livre était une attaque, — (il s’est nommé dans la revue où son travail parut pour la première fois, mais ceux qui maintenant liront le livre n’auront peut-être pas lu la revue), — pourquoi tairions-nous son nom, nous ? — Wallon a fait de Cousin un de ces éloges à outrance, meurtriers et cruels, dont un homme ne se relève pas. Il le frappe en le caressant, et le meilleur coup qu’il lui porte est encore, je crois, sa caresse.
Jamais, en effet, Cousin n’a été loué ainsi et par une plume plus experte en philosophie, plus réfléchie, plus sachant ce qu’elle dit et ce qu’elle veut dire, de netteté plus mordante. Jamais, dans ce temps de l’éloge facile et prostitué, on n’a mieux réalisé l’expression familière « En veux-tu ? en voilà ! » que Wallon ! Ah ! il n’y va pas de main morte ; mais aussi c’est pour faire mourir… Procédé de guerre nouveau et redoutable ! Cela est vraiment affreux ! Il n’y a pas que l’amour-propre de Cousin qui sera dupe de ce livre. Nous l’avons bien été, nous, jusqu’aux dernières pages de ce volume, qui finit par nous dire son mot… à bout portant ! Quand nous avons vu une main purement et fermement catholique comme celle de Wallon, dont nous connaissons le courage, écrire un livre biographique sur le célèbre fondateur de l’éclectisme moderne et y camper cette insolente épigraphe qui le montre au doigt : Esto vir ! nous avons cru à une démolition, comme disent les journaux en leur style de maçon, — ces maçons de la publicité !
Quel n’a donc pas été notre étonnement tout d’abord en lisant sur Cousin le panégyrique le plus somptueux, et non seulement le panégyrique de son talent, mais encore de sa personne, et même, le croira-t-on ? de sa personne physique. Car Wallon le trouve beau. Il nous donne Cousin comme le plus bel esprit, le plus bel orateur, la plus belle imagination, le plus beau style et la plus belle figure de ce temps. Il en fait tour à tour le plus grand poète et le plus pathétique vulgarisateur de choses abstraites qui ait jamais existé Cette faculté d’assimilation, ou d’imprégnation, qui est à un degré si déplorable dans Cousin, — et qui le transforme tour à tour en éponge qui boit tout ou en cuvette dans laquelle on mêle tout, idées et systèmes, — cette faculté d’être un Grec, deux Écossais, trois Allemands à la fois, et de ne pouvoir parvenir à être un homme, exalte l’admiration effrayante de Wallon et lui inspire ces incroyables arabesques de louanges et ces perfides lacs d’amour de l’éloge qu’il trace autour de son nom… C’est là ce qui lui fait verser sur cette grande tête, dévouée aux… flatteries, assez de couronnes pour l’accabler. Il l’étouffe sous des roses amoncelées, comme si c’était cent pieds de fumier !
Or, en voici la meurtrissure, voici le pli de toutes ces roses. Après lui avoir accordé — trop accordé — les dons étincelants de la verve, de l’expression, de l’improvisation inouïe et de la patience qui cherche l’idéal, plus étonnante encore, Wallon, ce malin terrible, refuse à Cousin la seule chose à laquelle Cousin ait prétendu toute sa vie, — il lui refuse d’être philosophe▶.
En philosophie, il n’existe pas ! C’est un zéro barré que ce grand homme. Sur ce point, Wallon est formel. La philosophie est l’amour sincère et la recherche acharnée de la vérité, et Cousin, le professeur, l’homme à effet, le théâtral, qui a trouvé sa véritable voie en devenant, après 1830, un homme politique, n’a pas et n’a jamais eu l’indépendance vis-à-vis des autres et de lui-même, la force d’impersonnalité et l’amour désintéressé du vrai qui constituent le ◀philosophe▶. De nature, il ne l’est point. Et il y a plus, aux yeux de Wallon : de fonction il ne peut pas l’être. Tout enseignement a sa tyrannie. « Le professeur de philosophie — dit Wallon à la page 8 de son livre — est l’opposé d’un ◀philosophe▶. Il ne doute pas ; il enseigne et disserte quand il faudrait méditer… Tandis que pour n’être jamais pris au dépourvu il affirme souvent ce qu’il ignore, le véritable ◀philosophe▶ nie même ce qu’il sait. Qu’on se figure Descartes ou Spinosa pédagogues !… Avec leurs formes scolastique, leur rêverie perpétuelle, leur dogmatisme intrépide, que sont les Allemands eux-mêmes ? J’entends ceux qui ont enseigné : Kant et Hegel, Fichte et Schilling ? Des cuistres profonds. » Or, Cousin est le plus capable, le plus éclatant, le mieux doué de tous les professeurs de philosophie ; c’est donc le roi… des cuistres profonds, comme dit ce brutal Wallon, et même (rassurons-nous !) comme Cousin l’a un jour dit avec abandon de lui-même : « Labitte ! n’oublions jamais que nous sommes des cuistres ! » est un mot célèbre auquel nous obéirons tous. Qu’il soit tranquille ! nous ne l’oublierons pas.
Tel est le fond de la pensée de Wallon sur Cousin, et la manière dont il la présente. Il s’est donné pour but de déshonorer le fondateur de l’éclectisme comme ◀philosophe▶ en l’honorant comme écrivain, comme orateur, comme… — il faut bien dire la chose puisqu’elle est, — comme le plus prestigieux comédien intellectuel qui se soit joué des comédies à soi-même, et, pour le déshonorer mieux, il l’honore trop. Pour qu’il tombe de plus haut et qu’il se brise mieux, il l’élève ; puis, quand il l’a mis au plus haut de ses facultés exagérées, il le précipite dans cette conclusion (page 129) : « Il est le modèle achevé, pour ainsi dire idéal, de ces riches et pauvres natures, communes à toutes les époques, mais qu’il était donné à notre xixe siècle de mettre en pleine lumière… qui sont à la fois sincères et fausses, aptes et inaptes à tout, font le bien avec ardeur, le mal avec passion, aiment l’idée pour l’idée, l’art pour l’art, et, sublimes égoïstes, se prêtent toujours pour ne se donner jamais. Aujourd’hui qu’elles sont connues, elles font horreur, et la postérité n’aura pas assez d’invectives contre elles… Assumant en elles toutes les contradictions, elles éveillent en nous tous les sentiments contradictoires, la confiance et le doute, l’amour et la haine, l’estime et le mépris. »
Et le mépris ! Le mot y est. C’est un mot suprême. Il n’y a donc pas plus bas pour y tomber. Nous avons textuellement rapporté les paroles de Wallon, de cet ennemi dangereux… Dangereux, ma foi ! comme un ami, un de ces bons amis dont l’Espagnol disait : « Défendez-moi toujours contre mes amis ; quant à mes ennemis, je m’en charge ! » Nous avons décrit la manœuvre de cette polémique contre un homme, et, quoique nous reconnaissions que Wallon ait eu raison de nier dans Cousin la bonne foi intégrale, l’impersonnalité, la solidité, la découverte, c’est-à-dire tout le génie philosophique d’un seul coup, nous n’aimons pas, nous l’avouerons, cette méthode, qui surfait un homme par tous les côtés pour l’affamer et le tuer par le côté qui est toute la prétention de sa vie. Et c’est le surfaire que nous n’admettons pas. Cela est plus spirituel ainsi, nous le savons bien. Cela paraît modéré, qui est la politesse à laquelle les lâches d’esprit sont le plus sensibles. Cela est plus fin et cela entre plus avant.. Mais nous eussions préféré la franchise. Selon nous, il ne fallait pas prendre tant de peine pour refaire le lit à l’amour-propre blessé qui sait bien lécher ses blessures et qui n’a pas besoin que qui les lui fait les lui panse. Puisque, dit Wallon en finissant, « Cousin n’est qu’un enfant de Paris, mais un enfant… sublime », il ne fallait pas écrire à la tête de son ouvrage : Esto vir ! mais Esto puer ! et ne pas ajouter : sublime, car le mot d’enfant sublime, c’est le mot d’un poète sur un poète, et non pas d’un ◀philosophe▶ sur un ◀philosophe. En l’écrivant, Wallon, qui reproche à Cousin de n’être qu’un poète, n’a été aussi qu’un poète… comme Cousin !
II
Ce livre sur Jeanne d’Arc30 n’est pas une de ces nouveautés que l’année qui commence emporte avec elle ; c’est un livre qui doit rester, et auquel le talent et la science de son auteur donnent la solidité d’un monument. Ce qui est nouveau en lui, c’est la beauté de l’exécution que la maison Didot en a faite. Fidèle aux traditions qui la gouvernent, cette maison, historique elle-même, a voulu que le plus beau sujet historique qu’il y eût dans l’histoire de France fût traité avec une magistralité si grandiose et un ensemble si complet qu’après ce livre il n’y eût plus à revenir sur ce sujet, et que la matière en fût épuisée. Pour cela, elle a gropé à côté du récit de Wallon, composé sur les documents les plus authentiques du xve siècle, tout ce qui, dans les divers genres d’expression, pouvait ajouter à la version de l’historien et l’encadrer et le repousser avec le plus d’éclat. Dessins du temps et des époques qui ont suivi, gravures noires, gravures coloriées, portraits, éclaircissements sur la géographie et le costume de la guerre en 1430, théâtre des événements, histoire littéraire où l’on passe en revue les livres et les poèmes inspirés par Jeanne d’Arc, tout est là de ce qui se rattache à sa gloire, depuis le mystère du siège d’Orléans jusqu’au drame de Jules Barbier et de Gounod. C’est ainsi que tous les arts et même la musique font arabesque autour du livre majestueux qu’ils ornent et qu’ils parachèvent…
Il n’y a certainement rien de supérieur à l’encyclopédisme de cette publication, mais ce n’est pas là, pour nous, le plus grand mérite de l’ouvrage, qui est mieux que complet par les renseignements puisqu’il est vrai par l’aperçu… La vérité, qui est toujours le but de l’Histoire, est, dans l’histoire de Jeanne d’Arc, plus difficile à atteindre que dans une histoire moins sublime et moins merveilleuse… L’histoire de Jeanne d’Arc est plus qu’humaine. Elle rentre dans les choses divines, et les choses divines ont, dans ces derniers temps, été assez niées ou assez obscurcies pour qu’il y ait de la profondeur à les croire et du courage à les affirmer. C’est là ce qu’a fait Wallon. Le savant en lui n’a pas tremblé devant les fausses sciences de son époque, et c’est comme savant, c’est comme historien qui y a regardé avec l’oeil impartial et scrutateur de l’historien, qu’il a maintenu la donnée divine de l’inspiration surnaturelle de Jeanne d’Arc. En attendant les miracles de son tombeau, nécessaires à la canonisation dont Rome, dit-on, s’occupe en ce moment, Wallon a posé le miracle, visible et tangible, des apparitions de l’héroïque Mystique qui a sauvé la France, et c’est ainsi qu’il aidera pour sa part à cette canonisation désirée… C’est, je crois, la première fois qu’un membre de l’Académie des Inscriptions ose, sur le sujet le plus contesté et le plus en proie aux fascinantes explications des imaginations hostiles, confirmer nettement la réalité du surnaturalisme dans l’Histoire, quand la tendance générale et presque universelle est de l’en chasser. Diminuer les saints, — les saints canonisés, — les toucher avec des mains respectueuses, mais qui, nonobstant, les descendent, telle a été la tendance des écoles rationalistes, qui, au moins, voulaient éviter le scandale insolent des écoles incrédules. Wallon a mieux fait que cela. Il a fait rentrer l’histoire de France, de cette monarchie fondée par des évêques — disait Gibbon — et cultivée et civilisée par des saints, dans sa vérité historique, qui est catholique autant que politique et militaire. Il a (qu’on me permette le mot !) recatholicisé l’histoire de France, depuis si longtemps philosophique et impie. Exemple qui vient d’en haut, et qui, nous l’espérons, sera suivi !
A nos yeux, là est l’importance de cette Histoire de Jeanne d’Arc. Si elle n’avait été qu’un magnifique livre, nous n’en aurions point parlé avec l’accent que nous y mettons.