XIIe entretien
I
Nous nous sommes dit à la fin de notre dernier entretien : Qu’est-ce que Job ?
Personne n’en sait rien.
C’est aussi ce que se sont répondu Bossuet, La Harpe, le révérend docteur Lowth, auteur du cours moderne le plus érudit de la poésie sacrée, enfin M. Cahen lui-même, le dernier et le plus hébraïque des traducteurs de la Bible, dans ses recherches plus remarquables encore que son texte.
Non, personne ne sait qui fut ce premier, et, selon moi, ce plus sublime de tous les poètes ; personne ne connaît le véritable auteur de ce poème en quelque sorte surhumain. Ce poème n’a pas toujours fait partie de la Bible proprement dite ; il a été ensuite recueilli dans le livre sacré ; il lui est peut-être antérieur, et il en est indépendant. Le docteur Lowth, professeur de poésie sacrée à l’université d’Oxford, à qui nous devons deux volumes qui font autorité sur ces matières, réfute parfaitement bien l’opinion qui attribue le poème de Job à Moïse lui-même.
Ces opinions sont aussi celles du savant traducteur hébreu de la Bible, M. Cahen.
Quant à nous-même, voici franchement et hardiment ce que nous pensons de l’auteur et du poème. L’inconnu est le champ libre des conjectures ; Bossuet lui-même, le plus orthodoxe des commentateurs, ne se les interdit pas. Mais nos conjectures personnelles sur l’œuvre de Job ne sont pas, comme on pourrait le croire, de fantastiques excursions de l’imagination ; elles sont motivées et autorisées pour nous par une étude de trente ans des traditions, des histoires des monuments, des philosophies et des poésies de l’Orient primitif. Si nous ne donnons pas ces conjectures pour des vérités, nous les donnons du moins comme des vraisemblances aussi rapprochées de la vérité que l’ombre est rapprochée du corps. Nous prions nos lecteurs de les lire comme nous les leur donnons, c’est-à-dire comme une opinion personnelle, non à croire sur parole, mais à examiner.
L’étrangeté de ces opinions, au premier abord, nous commande cette précaution oratoire ; mais, quand on aura bien lu et relu avec nous ce merveilleux poème de Job, peut-être sera-t-on plus indulgent pour l’étrangeté et pour la hardiesse de nos conjectures sur l’origine de ce livre d’un caractère notablement antédiluvien.
II
Voici donc ce que nous pensons de Job.
D’abord on sait, par plusieurs passages de ces entretiens, que nous différons complétement d’idée avec les philosophes▶ modernes du progrès indéfini et continu de l’esprit humain.
Ces ◀philosophes▶, pour flatter très sincèrement leurs contemporains, leur postérité, et pour se flatter eux-mêmes, sont obligés de ne voir que ténèbres, ignorance, barbarie, dans les commencements de l’humanité. Ils ferment les yeux aux monuments sublimes ou divins de l’histoire de la sagesse, des théogonies, des poésies primitives ; ils tiennent tout cela pour non avenu.
Cette négation de tout le passé théologique, philosophique, poétique, architectural, historique même, de l’humanité antérieure à nous, leur est nécessaire ; car, sans cela, comment pourraient-ils se justifier à eux-mêmes cette progressivité indéfinie et continue de l’esprit humain, progressant de Brahma, de Job, de l’Égypte, de la Judée, de la Grèce et de Rome, jusqu’à Paris, au siècle de Louis XV, et au nôtre ? L’évidence les confondrait. On se demanderait, en lisant les ◀philosophes▶ de l’Inde, en lisant le poème de Job, en lisant les législations patriarcales de la Chine, en lisant la Bible, en lisant Homère, en lisant Platon, en lisant l’Évangile, en lisant Virgile ou Cicéron, en contemplant les Pyramides, les Palmyre, les Persépolis, les Parthénon, les Panthéon encore debout, en pâlissant d’admiration devant les marbres vivants de Phidias, on se demanderait où sont donc les traces de ce progrès indéfini et continu des facultés humaines.
Mais c’est égal : le système le veut ainsi ; il faut que le monde s’y prête ; il faut que l’homme antérieur à notre ère n’ait été qu’une informe ébauche lui-même de son Créateur, une espèce de brute ou de sauvage, perfectionné indéfiniment et continûment jusqu’à la perfection où ils se plaisent à le contempler en eux ou en nous, et progressant après nous jusqu’à une espèce de divinisation indéfinie aussi, dont les étoiles doivent nous dire quelque chose.
Nous ne croyons pas un mot de tout cela ; nous sommes convaincu que l’état sauvage est une maladie de l’humanité, et nullement son état originaire et normal.
Nous sommes convaincu qu’il y a eu avant nous une humanité primitive tout aussi bien douée, et, disons franchement notre pensée, qui est en cela la pensée des livres sacrés, de toutes les grandes races religieuses ou historiques du globe, qu’il y a eu une humanité mieux douée de lumière, de vérités divines, de facultés et de bonheur que nous.
Nous sommes convaincu (sans pouvoir le démontrer ni l’expliquer) qu’au lieu du progrès indéfini et continu il y a eu une déchéance, une éclipse de Dieu sur l’homme, un Éden perdu, comme disent ces livres sacrés partout.
Nous sommes convaincu que les progrès épars, souvent interrompus par des rechutes, mais très réels et très méritoires, qui ont eu lieu depuis cette mystérieuse dégradation de la première humanité, ne sont que des efforts généreux et saints pour reconquérir ce qui a été perdu, pour rentrer dans notre innocence, dans notre science et dans notre félicité primitive.
On voit combien il y a de distance entre nous et les ◀philosophes▶ actuels du progrès continu et indéfini.
Nous ne nous rencontrons que dans nos vœux communs pour la félicité et pour la sainteté de l’homme, et dans nos efforts pour le faire avancer d’un pas, eux vers un progrès indéfini et continu, nous vers un progrès réel, mais relatif.
Or, faut-il le dire ? Un de nos principaux arguments contre le progrès indéfini et continu de l’esprit humain, un de nos principaux monuments ou témoignages d’une condition intellectuelle et morale de l’homme primitif supérieure à notre condition présente, c’est précisément ce livre mystérieux de Job. Cuvier le géologue trouvait des mastodontes dans les couches antédiluviennes du globe ; Job est pour nous un mastodonte intellectuel et philosophique dans les couches antédiluviennes de l’esprit humain.
Il y a là-dedans une philosophie qui n’a aucune analogie, avant la renaissance évangélique, ni dans les philosophies indiennes, ni dans les philosophies chinoises, ni dans le peu que nous savons de la philosophie égyptienne, ni dans les philosophies païennes (excepté Platon et Épictète), ni même dans les philosophies rationnelles qu’on essaie de construire aujourd’hui avec des débris.
D’où pouvait venir dans l’esprit d’un pasteur arabe du désert de Hus une philosophie à la fois aussi hardie, aussi humaine, aussi divine, aussi révélée, aussi mystérieuse, aussi raisonnée, et aussi sublimement discutée, chantée et criée, que celle que nous allons lire dans ce poème écrit sur le sable avec un roseau trempé dans une larme d’homme ?… Dépouillez toutes vos bibliothèques plus récentes, et montrez-moi quelque chose d’égal à un de ces sanglots, à un de ces blasphèmes, à une de ces résignations.
Je vous en défie !
III
Eh bien ! puisque rien ne vient de rien, je me suis toujours demandé d’où avait donc coulé dans le sable du désert cette source souterraine et intarissable de vérité métaphysique, de philosophie, de théologie, d’éloquence et de poésie, dont ce poème de Job déborde, pour qui sait lire, sentir, comprendre et prier sur cette terre.
Nous ne craignons pas de le dire :
Cela ne peut venir que d’une tradition antique au-delà de toute antiquité connue, et d’une philosophie conservée et retrouvée de l’humanité primitive, philosophie remontant, de génération en génération, jusqu’à une génération première douée de communications plus lumineuses et plus directes avec l’auteur de toute lumière, Dieu.
En contradiction avec le système des ◀philosophes▶ du progrès continu et indéfini, il est certain que, plus on remonte de civilisation en civilisation, de livres en livres, de traditions religieuses en traditions religieuses, vers cette profondeur inconnue des temps qu’on appelle les temps antédiluviens, plus on entrevoit de lueurs divines ou de crépuscules d’aurore lumineuse dans l’esprit humain.
Que doit-on en conclure ? Qu’il y a eu, avant ce déluge général ou même partiel, attesté par toutes les traditions orientales, une époque de civilisation supérieure à ce qui fut après ce cataclysme de l’humanité ; que cette époque de civilisation antédiluvienne touchait de plus près elle-même à une autre époque encore supérieure en innocence, en science, en facultés, en félicités de l’homme ici-bas avant cette grande et mystérieuse déchéance, tradition universelle aussi, qui chassa l’humanité primitive de ce demi-ciel appelé l’Éden ou le jardin ; que des traditions de cette philosophie de l’Éden ou du jardin avaient survécu dans l’humanité déchue, et qu’enfin, après le second naufrage de l’humanité antédiluvienne, quelques grandes vérités et quelques grandes philosophies, restées dans la mémoire de quelques sages ou prophètes échappés à l’inondation universelle ou partielle, avaient surnagé, et inspiraient encore de temps en temps l’esprit de l’homme dans l’Orient, scène encore humide de la grande catastrophe.
Soit qu’on se rattache aux traditions indiennes, qui font échapper quelques naufragés sur l’Hymalaïa ; soit qu’on se rattache aux livres de la Chine, qui font réfugier un petit nombre de peuples sur les montagnes centrales ; soit qu’on se rattache aux monuments de l’Éthiopie ou de la haute Égypte, qui font creuser longtemps aux Troglodytes des cavernes dans les hauts lieux pour éviter une seconde inondation de la plaine ; soit qu’on se rattache aux récits bibliques, qui font naviguer Noé sur les eaux avec une élite de la famille humaine, il est impossible de nier les traditions orientales d’une grande submersion de cette partie du monde. Toutes ces traditions profanes ou sacrées s’accordent à constater qu’il échappa un petit nombre d’hommes au naufrage, et que ces naufragés abordèrent ici ou là, sur l’Hymalaïa, sur les montagnes centrales de la Chine, sur les rochers de l’Éthiopie, sur les cimes de l’Arménie ou sur le mont Ararat, et devinrent la souche de la troisième humanité.
La Perse, l’Arabie et la Bible leur donnent le nom de patriarches.
Ils avaient sauvé quelques troupeaux ; ils devinrent pasteurs en Arabie. En Chine, ils descendirent des montagnes à mesure que les eaux se retiraient des plaines ; ils creusèrent des canaux pour en faciliter l’écoulement ; ils défrichèrent ces marais et devinrent laboureurs. Dans la Mésopotamie, ils bâtirent des Babylone, des Babel, des villes, des édifices refuges contre les eaux ; en Éthiopie et dans la haute Égypte, des catacombes immenses et élevées dans le flanc des rochers, propres à contenir des populations entières. On ne peut les visiter encore aujourd’hui sans étonnement ; la grandeur de l’épouvante explique seule la grandeur de l’œuvre.
Mais ces survivants de l’époque antédiluvienne n’avaient pas seulement sauvé leur vie ; ils avaient sauvé aussi leur intelligence et leur mémoire ; ils avaient transmis aux patriarches leurs premiers descendants, soit aux fils de Noé, si l’on admet la version biblique, soit aux fils des races indiennes, éthiopiennes, chinoises, si l’on admet les traditions de ces peuples de l’extrême Orient, ils avaient transmis quelques vestiges des vérités, de la révélation, de la philosophie, de la théologie que l’humanité antédiluvienne possédait depuis sa sortie de ce qu’on appelle Éden ; crépuscule du soir après un jour éclatant.
Job, selon moi, était évidemment un de ces fils de la famille patriarcale et pastorale de l’Idumée, plus imbu que ses contemporains des traditions et des vérités de souvenir de la race primitive, et parlant aux hommes, on ne sait combien d’années après le déluge, la langue philosophique, théologique et poétique que nos premiers ancêtres avaient comprise et parlée avant le cataclysme physique et moral de l’humanité. Je ne puis m’expliquer autrement cette fulguration de lumière, de divinité, de science, de sagesse, et même de langage, dans une si complète obscurité de la terre ! Job est pour moi un Platon de cette philosophie tronquée, mais surhumaine, que j’appellerai la philosophie antédiluvienne.
Qu’on en pense ce qu’on voudra, c’est mon idée ; il m’est impossible d’en avoir une autre en trouvant ce diamant si divinement taillé dans ce sable sans traces du désert de Hus. Et cette idée, elle n’est pas en moi d’aujourd’hui, car voici ce que j’écrivais sur Job à une autre époque et dans une étude moins approfondie que celle-ci.
IV
J’ai lu aujourd’hui le livre entier de Job. Ce n’est pas la voix d’un homme, c’est la voix d’un temps. L’accent vient du plus profond des siècles. On dit qu’à l’époque où l’homme s’exprimait ainsi le monde était dans son enfance ; cependant tout indique, dans cette épopée de l’âme, dans ce drame de pensées, dans cette philosophie lyrique, dans ce gémissement élégiaque, la sagesse et la mélancolie des jours avancés. Pendant combien d’années ou de siècles ne fallait-il pas que l’humanité eût accumulé, remué, scruté ses pensées en elle-même, pour arriver à de telles conclusions métaphysiques sur les misères de sa destinée et sur les mystères de la Providence divine ! Quoi ! du premier coup, du premier vagissement de son âme, l’homme aurait parlé à la fois comme homme et comme Dieu ! Ce premier cri du cœur humain, qui éclate de colère, de douleur, de plénitude ; ce premier rugissement de la fibre du lion torturé dans le cœur humain par le sort aurait surpassé tout ce que l’art le plus exercé de la pensée et du style a pu enfanter jusqu’à nos jours ! Où donc Job aurait-il pris sa science de la nature, son expérience des choses humaines, sa lassitude de la vie, son suicide du désespoir, si ce n’était dans le trésor de nos misères et de nos larmes déjà accumulé depuis de longs siècles dans l’abîme d’un temps déjà vieux ?
Si quelque livre a peint spécialement la poésie du vieillard, le découragement, l’amertume, l’ironie, le reproche, la plainte, l’impiété, le silence, la prostration, puis la résignation, cette impuissance qui se change forcément en vertu, puis la consolation qui relève par la piété divine l’esprit abattu, c’est bien évidemment ce livre de Job, ce dialogue avec soi-même, avec ses amis, avec Dieu, ce Platon lyrique du désert.
On ne sait ni précisément en quel lieu, ni surtout en quel temps ce poème ou cette histoire a jailli d’une fibre d’homme. On a dit que c’était peut-être Moïse ; mais Moïse, d’après la Bible elle-même, n’était ni éloquent, ni poète ; il était surtout homme d’État, historien, législateur. Job a la langue du plus grand poète qui ait jamais articulé la parole humaine. C’est l’éloquence et la poésie fondues d’un seul jet et indivisibles dans tous les cris de l’homme. Il raconte, il discute, il écoute, il répond, il s’irrite, il interpelle, il apostrophe, il invective, il gronde, il éclate, il chante, il pleure, il se moque, il implore, il réfléchit, il se juge, il se repent, il s’apaise, il adore, il plane sur les ailes de son religieux enthousiasme au-dessus de ses propres déchirements ; du fond de son désespoir il justifie Dieu contre lui-même ; il dit : « C’est bien ! » C’est le Prométhée de la parole, élevé au ciel tout criant et tout saignant dans les serres mêmes du vautour qui lui ronge le cœur ! C’est la victime devenue juge par l’impersonnalité sublime de la raison, célébrant son propre supplice et jetant comme le Brutus des Romains les gouttes de son sang vers le ciel, non comme une insulte, mais comme une libation au Dieu juste !
Job n’est plus l’homme ; c’est l’humanité ! Une race qui peut sentir, penser et s’exprimer avec cet accent, est vraiment digne d’échanger sa parole avec la parole surnaturelle et de converser avec son Créateur.
Voici les notes retrouvées sur les marges de la Bible de famille. Je me borne à les copier.
V
Aujourd’hui je continue, j’analyse et je cite :
« Il y avait un homme dans la terre de Hus ; il s’appelait Job. C’était un homme juste. » Ici tableau patriarcal et pastoral de la richesse, de la considération, du bonheur domestique de cet homme puissant et heureux. Puis, en quelques strophes rapides comme l’écroulement d’une maison ou d’une tente qui s’abîme coup sur coup sur Job, ses bergers et ses troupeaux sont enlevés par les ennemis de sa race ; la foudre tombe et brûle ses récoltes ; les Chaldéens tuent ses chamelles ; le Simoun, le vent du désert, renverse sa tente sur ses fils et ses filles et les étouffe sous ses débris pendant un festin. Il déchire ses habits, il se rase la tête en signe de deuil ; mais il n’accuse pas le Maître du bien et du mal ; il se prosterne et il adore.
« “Nu je suis sorti du sein de ma mère la terre, dit-il, nu j’y rentrerai. Dieu m’a donné, Dieu m’a repris. Que sa volonté soit faite, et que son nom soit toujours loué ! ” »
Voilà le sage, voilà l’homme de raison et de piété ! L’homme d’argile, de chair et de sang, ne tarde pas à reparaître. Ce n’est pas au moment du coup qu’on sent la douleur, c’est au contrecoup : il faut du temps à tout, même au supplice. Celui de Job s’aggrave ; il tombe malade et languit sur sa litière comme un animal immonde, objet de dégoût même pour sa femme. « Mourez donc ! » lui dit-elle. Mais son pieux stoïcisme survit encore à cet outrage.
« Vous êtes des insensés », dit-il ; « pourquoi mourir ? Si nous avons reçu le bien de la main de Dieu, pourquoi n’en recevrions-nous pas avec le même respect les maux ? »
Mais ses amis, instruits au loin de sa ruine et de ses plaies, arrivent plutôt pour contempler ce grand débris de la fortune que pour le consoler et le relever. Ils se rangent à la manière des Arabes en cercle autour de lui, et, frappés d’horreur à la vue de ses plaies, ils restent sept jours et sept nuits sans rompre le morne silence de leur visite. Apparemment que leur présence, leur silence, leur physionomie sont pour Job un miroir dans lequel ses propres misères se réfléchissent et lui paraissent plus terribles à contempler qu’en lui-même. Il n’y résiste plus, il éclate en un premier gémissement qui semble emporter les digues de son âme. Ce n’est encore que de la douleur. Nous avons traduit nous-même ces premières larmes de Job en vers bien affaiblis d’accent et bien indignes du modèle ; mais il faut considérer, indépendamment de la distance de temps, la faiblesse de l’écrivain surajoutée à la faiblesse de la langue.
Ah ! périsse à jamais le jour qui m’a vu naître !Ah ! périsse à jamais la nuit qui m’a conçu,Et le sein qui m’a donné l’être,Et les genoux qui m’ont reçu !Que du nombre des jours Dieu pour jamais l’efface !Que, toujours obscurci des ombres du trépas,Ce jour parmi les jours ne trouve plus sa place !Qu’il soit comme s’il n’était pas !
Maintenant dans l’oubli je dormirais encore,Et j’achèverais mon sommeilDans cette longue nuit qui n’aura point d’aurore,Avec ces conquérants que la terre dévore,Avec le fruit conçu qui meurt avant d’éclore,Et qui n’a pas vu le soleil.
Mes jours déclinent comme l’ombre ;Je voudrais les précipiter.Ô mon Dieu ! retranchez le nombreDes soleils que je dois compter !L’aspect de ma longue infortuneÉloigne, repousse, importuneMes frères lassés de mes maux.En vain je m’adresse à leur foule :Leur pitié m’échappe, et s’écouleComme l’onde au flanc des coteaux.
Ainsi qu’un nuage qui passeMon printemps s’est évanoui ;Mes yeux ne verront plus la traceDe tous ces biens dont j’ai joui.Par le souffle de la colère,Hélas ! arraché de la terre,Je vais d’où l’on ne revient pas.Mes vallons, ma propre demeure,Et cet œil même qui me pleure,Ne reverront jamais mes pas !
L’homme vit un jour sur la terreEntre la mort et la douleur ;Rassasié de sa misère,Il tombe enfin comme la fleur.Il tombe ! Au moins par la roséeDes fleurs la racine arroséePeut-elle un moment refleurir ;Mais l’homme, hélas ! après la vie,C’est un lac dont l’eau s’est enfuie ;On le cherche ; il vient de tarir.
Mes jours fondent comme la neigeAu souffle du courroux divin ;Mon espérance, qu’il abrège,S’enfuit comme l’eau de ma main.Ouvrez-moi mon dernier asile ;Là, j’ai dans l’ombre un lit tranquille,Lit préparé pour mes douleurs.Ô tombeau, vous êtes mon père !Et je dis aux vers de la terre :Vous êtes ma mère et mes sœurs.
Mais les jours heureux de l’impieNe s’éclipsent pas au matin ;Tranquille, il prolonge sa vieAvec le sang de l’orphelin.Il étend au loin ses racines ;Comme un troupeau sur les collinesSa famille couvre Ségor :Puis dans un riche mausoléeIl est couché dans la vallée,Et l’on dirait qu’il vit encor.
C’est le secret de Dieu : je me tais et j’adore.C’est sa main qui traça les sentiers de l’aurore,Qui pesa l’Océan, qui suspendit les cieux ;Pour lui l’abîme est nu, l’enfer même est sans voiles.Il a fondé la terre et semé les étoiles ;Et qui suis-je à ses yeux ?
Les amis de Job, provoqués par ce long sanglot du patient, lui donnent quelques-unes de ces consolations qui sont des reproches et qui humilient l’homme malheureux, au lieu de pleurer avec lui.
Job sent l’outrage sous la feinte pitié. Il commence à se revendiquer avec un sentiment un peu orgueilleux de son innocence, et de la disproportion entre ses fautes, s’il en a commises, et son châtiment. On sent les premières représailles de l’homme contre Dieu. « Oui », dit-il, « j’ai péché peut-être ; mais plût à Dieu que les fautes qui m’ont attiré la colère de mon juge fussent pesées dans une juste balance avec ce que je souffre ! Le poids de mes infortunes surpasserait celui des sables de la mer ! Voilà pourquoi mes paroles sont grosses de gémissements. Croyez-vous donc que je me plaigne pour le plaisir de me plaindre ? Est-ce que l’âne du désert rugit de privation au milieu de l’herbe des collines ? Est-ce que le taureau mugit de faim quand il a les pieds plongés jusqu’aux genoux dans l’épaisseur des pâturages ? Ah ! pourquoi Dieu ne m’accorde-t-il pas ce que je souhaite ? Mais, puisqu’il a commencé à me briser, qu’il achève ! Qu’il étende sa main, et qu’il m’arrache comme l’herbe ! »
Sa patience lui échappe, et il le sent. « Suis-je donc de pierre ? » s’écrie-t-il, « et ma chair est-elle donc d’airain ? »
Il reproche à son tour en images sublimes leur dureté de cœur et leur commisération accusatrice à ses faux amis : « Vous ai-je priés de venir ? »
Il s’attendrit de nouveau sur son propre supplice ; il amollit son discours ; il a pitié de lui-même, il essaye d’apitoyer ses accusateurs.
Ils répliquent par des banalités de sagesse vulgaire qui leur donnent la supériorité facile de l’homme heureux sur le misérable. Le dialogue s’anime et s’irrite. « Tu parles comme la tempête »
, lui disent-ils. Job lui-même essaye de se modérer et de parler leur langage, afin qu’on ne puisse pas le prendre par ses paroles. Sa philosophie est irréprochable, mais elle est froide. On comprend qu’il ne dit pas le dernier mot, qu’il dissimule le dernier cri, qu’il comprime son cœur entre ses mains. Il soupire une élégie touchante sur les misères et les instabilités humaines.
« L’homme né de la femme vit un petit nombre de jours et il est rassasié de peines. Il surgit comme la fleur de l’herbe et il est foulé aux pieds ; il fuit comme l’eau, il glisse comme l’ombre. Est-il digne de vous, Seigneur, de regarder ce je ne sais quoi qu’on appelle un homme, et de vous mesurer avec lui dans un jugement entre lui et vous ? Retirez-vous au moins un peu de moi jusqu’à ce que mon heure vienne comme l’heure où le mercenaire reçoit son salaire ! Hélas ! l’arbre qu’on a coupé n’est pas encore sans espérance ; il peut reverdir, il peut végéter de nouveau ; lors même que ses racines auraient été desséchées sous la poussière, l’humidité de l’eau lui rendrait la sève, et ses feuilles renaîtront comme au jour où il fut planté. Mais quand l’homme est mort et dissous, où est l’homme ? Il est comme l’eau écoulée d’un lac, comme le fleuve tari ; il ne revient plus. L’homme une fois mort, pensez-vous qu’il revive ? »
On sent à cette interrogation terrible le doute suprême qui commence à blasphémer, l’immortalité qui échappe, l’athéisme qui rôde autour du désespoir. Les amis interrompent et crient à l’impiété, au scandale. Ils gourmandent sévèrement le blasphémateur. Job ne les écoute plus qu’avec ce mépris que l’excès de la souffrance donne comme la dernière supériorité de l’homme sur le malheur.
« Et moi aussi j’ai déjà entendu souvent ces
paroles ! »
leur dit-il. « Allez, vos consolations me pèsent ! Et moi aussi je pourrais parler comme vous si vous étiez à ma place et moi à la vôtre ! »
La fureur l’emporte. « Terre ! ne couvre pas mon sang, n’étouffe pas mon cri ! » Il veut prendre Dieu corps à corps. « Pourquoi l’homme ne peut-il pas entrer en jugement avec Dieu comme avec son égal ? » s’écrie-t-il. « Pourquoi donc les impies vivent-ils dans l’opulence ? Leurs troupeaux sont multipliés ; leurs petits enfants sortent de leurs tentes comme un troupeau, et leurs enfants se réjouissent en voyant leurs jeux. Parmi les hommes, les uns meurent pleins de jours, riches et heureux, les autres dans l’amertume de leur âme, sans avoir goûté aucun bien ; et cependant tous dorment ensuite également dans la poussière, et les vers rampent également sur leurs cadavres ! »
Le délire monte. Il oppose à ses amis la prospérité du méchant ; il n’ose en conclure, mais il laisse conclure l’indifférence ou l’iniquité de Dieu, par conséquent l’athéisme. Sa satire sanglante contre l’humanité s’élève jusqu’au Créateur de l’humanité, complice de ce qu’il ne punit pas en ce monde.
Mais, tout à coup, comme pour se faire pardonner par Dieu et par ses amis ces blasphèmes, il change de note, et il exhale l’hymne le plus inspiré et le plus majestueux que la bouche de l’homme ait jamais balbutié au Tout-Puissant.
« Eh quoi ! » dit-il, « qui prétendez-vous donc gourmander ? Est-ce Celui qui vous a donné la vie et la parole ? Devant la pensée, les ténèbres de la mort palpitent, la mer frémit avec tous les habitants de ses abîmes. Il fait porter et il étend la voûte des cieux sur le vide, il fait flotter la terre sur le néant. Il condense les eaux dans les nuées, et les nuées soutiennent leur propre poids, etc. »
Puis, comme se repentant aussi d’avoir trop dégradé l’homme, il entonne l’hymne de ses grandeurs, il les énumère dans ses innombrables industries, dont l’énumération à cette époque atteste que le travail humain avait déjà transformé le globe. Il divinise l’intelligence ou ce qu’il appelle la sagesse de l’homme.
« Il est un lieu où se forme l’argent ; il est une retraite où se trouve l’or.
« Le fer est tiré du sein de la terre, l’airain est arraché à la pierre.
« L’homme recule les confins des ténèbres ; il a découvert jusqu’à ces pierres ténébreuses qui avoisinent les ombres de la mort.
« Il creuse dans les montagnes des vallées qui n’ont jamais porté l’empreinte de ses pas ; il s’enfonce dans les entrailles de la terre.
« Cette terre, où s’élèvent les moissons, est déchirée intérieurement par un incendie.
« Là croît le saphir ; là se forme l’or.
« Aucun oiseau n’a connu ces sentiers ; l’œil du vautour ne les a pas aperçus.
« Ils sont ignorés des bêtes sauvages ; les lions n’y pénètrent jamais.
« L’homme brise les rochers, renverse les montagnes jusqu’à leurs racines.
« Il ouvre un passage aux fleuves à travers la pierre et découvre leurs trésors les plus cachés.
« Il arrête leur cours et montre leur profondeur à la lumière.
« Mais où trouver la sagesse ? où est le séjour de l’intelligence ?
« L’homme ignore son prix ; elle n’habite pas la terre des vivants.
« L’abîme dit : Elle n’est pas en moi ; et la mer : Je ne la connais pas.
« On ne l’achète pas au poids de l’or, on ne l’obtient pas pour l’argent le plus pur.
« L’or d’Ophir n’en égale pas le prix ; elle surpasse l’onyx et le saphir.
« Le cristal, l’émeraude ne sont rien auprès d’elle, ni les ornements les plus beaux.
« Le corail et le béril s’effacent à sa présence ; elle l’emporte sur les perles de la mer.
« On ne la compare pas à la topaze d’Éthiopie ; on ne l’échange pas pour les tissus les plus précieux.
« D’où vient donc la sagesse ? où est le séjour de l’intelligence ?
« Elle est cachée aux yeux des mortels, elle est inconnue aux oiseaux de l’air.
« L’enfer et la mort ont dit : Nous en avons ouï parler.
« Dieu connaît ses voies, et seul il sait où elle habite,
« Lui qui voit jusqu’aux extrémités de la terre, qui contemple tout ce qui est sous les cieux.
« Quand il pesait la force des vents et qu’il mesurait les eaux de l’abîme,
« Quand il donnait des lois à la pluie et qu’il marquait leur route à la foudre et aux tempêtes,
« Alors il vit la sagesse, alors il la montra ; il la renfermait en lui, il en sondait les profondeurs.
« Et il a dit à l’homme : Craindre le Seigneur, voilà la sagesse ; fuir le mal, voilà l’intelligence. »
Par une réminiscence naturelle, un retour sur lui-même le ramène à la contemplation de sa jeunesse et de son bonheur, dont il fait un tableau embelli par le lointain et par le regret. « Et maintenant je suis le jouet et la risée des fils dont les pères mendiaient une place parmi les gardiens de mes troupeaux. »
Scandalisé de sa dégradation et perverti par sa misère, il s’enfle du souvenir de sa propre vertu. « Qu’on ose m’accuser ! » dit-il avec orgueil ; « que le Tout-Puissant me réponde ! »
« Ô Job ! arrête-toi ! »
s’écrient ses amis épouvantés de son blasphème ; mais leurs discours ne suffiraient pas à lui fermer les lèvres, quand le souverain interlocuteur, Dieu lui-même, sous la forme d’une inspiration sacrée et irrésistible, intervient dans le dialogue et écrase
tout, amis, ennemis, orgueil, murmure, doute, plainte, blasphème, et le poète lui-même, sous la majesté foudroyante de la parole intérieure qui gronde dans le sein de Job. Les hommes, en effet, n’ont plus de tels accents : Platon, Socrate, Cicéron sont pâles et énervés auprès de ce poète du désert et des vieux jours.
« Quel est celui qui obscurcit la sagesse par des discours insensés ?
« Ceins tes reins comme un guerrier ; je t’interrogerai : réponds-moi.
« Où étais-tu quand je jetais les fondements de la terre ? Dis-le-moi, si tu as l’intelligence.
« Qui en a établi les mesures ? le sais-tu ? qui a étendu le cordeau sur elle ?
« Sur quoi ses bases sont-elles affermies ? qui en a posé la pierre angulaire,
« Lorsque tous les astres du matin me louaient et que tous les fils de Dieu étaient ravis de joie ?
« Qui a renfermé la mer en ses digues, quand elle rompait ses liens comme l’enfant qui sort du sein de sa mère,
« Lorsque je l’enveloppai des nuées comme d’un vêtement, et que je l’entourai des ténèbres comme des langes de l’enfance ?
« Je lui ai marqué ses limites, je lui ai opposé des portes et des barrières ;
« Et j’ai dit : Tu viendras jusque-là, et tu n’iras pas plus loin. Ici tu briseras l’orgueil de tes flots.
« Est-ce toi qui depuis tes jours commandes à l’étoile du matin, qui montres à l’aurore le lieu où elle se lève ?
« Qui éclaires les extrémités de l’univers et dissipes les impies par la lumière ?
« La terre, comme une molle argile, prend une face nouvelle ; elle se pare d’un nouveau vêtement.
« Ôteras-tu la lumière aux méchants ? briseras-tu leurs bras déjà levés ?
« As-tu pénétré dans la profondeur des mers ? as-tu marché dans le sein de l’abîme ?
« Les portes de la mort se sont-elles ouvertes devant toi ? as-tu vu l’entrée des ténèbres ?
« As-tu considéré l’étendue de la terre ? Parle ! Dis-moi si tu sais
« Quel est le sentier de la lumière et le lieu des ténèbres,
« En sorte que tu puisses les conduire à leur terme et comprendre la voix de leur demeure ?
« Sans doute tu savais que tu devais naître, tu connaissais le nombre de tes jours ?
« Es-tu entré dans les réservoirs de la neige ? As-tu vu les trésors de la grêle,
« Que j’ai préparés pour le temps de la désolation, pour le jour de la guerre et du combat ?
« Par quelle voie se répand la lumière ? par quel chemin l’Aquilon fond-il sur la terre ?
« Qui a ouvert un passage aux torrents des nuées ? qui a tracé les sillons de la foudre ?
« Qui verse la pluie sur les champs arides, sur le désert où nul mortel n’habite,
« Pour désaltérer les terres désolées et y faire germer l’herbe de la prairie ?
« Qui a créé la pluie ? qui a formé les gouttes de la rosée ?
« D’où est sortie la glace ? et les frimas du ciel, qui les produit ?
« Les eaux se durcissent comme la pierre, et la surface de l’abîme s’affermit.
« Pourras-tu rapprocher les Pléiades, ou disperser les étoiles d’Orion ?
« Appelleras-tu en leur temps des signes dans les cieux, l’Ourse et sa brillante race ?
« Connais-tu l’ordre du ciel et son influence sur la terre ?
« Élèveras-tu ta voix jusqu’aux nuées ? et des torrents d’eaux descendront-ils sur toi ?
« Enverras-tu la foudre, et elle ira ? et, revenant, te dira-t-elle : Me voici ?
« Qui a prescrit des lois à sa marche irrégulière ? qui donne l’intelligence à des météores ?
« Qui peut compter les nuées et faire descendre les eaux du ciel
« Quand la terre est durcie comme l’airain et que ses glèbes ne peuvent se diviser ?
« Est-ce toi qui présentes sa pâture à la lionne et qui rassasies les lionceaux,
« Lorsque, couchés dans leurs antres, ils épient leur proie du fond de leurs tanières ?
« Est-ce toi qui prépares au corbeau sa nourriture, quand ses petits errent çà et là, et que, pressés par la faim, ils crient vers le Seigneur ?
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« Est-ce toi qui as donné au paon son plumage, au héron son aigrette, à l’autruche ses ailes ?
« Elle abandonne sur la terre ses œufs que le sable doit réchauffer ;
« Elle oublie qu’ils seront peut-être foulés aux pieds ou brisés par les animaux.
« Insensible pour ses petits, comme s’ils n’étaient pas les siens, elle ne craint pas de voir son enfantement inutile ;
« Car Dieu l’a privée de la sagesse et ne lui a pas donné l’intelligence.
« Mais, lorsqu’il en est temps, quand elle élève ses ailes, elle se rit du cheval et du cavalier.
« Est-ce toi qui as donné la force au cheval, qui as hérissé son cou d’une crinière mouvante ?
« Le feras-tu bondir comme la sauterelle ? Son souffle répand la terreur ;
« Il creuse du pied la terre, il s’élance avec orgueil, il court au-devant des armes.
« Il se rit de la peur, il affronte le glaive.
« Sur lui le bruit du carquois retentit, la flamme de la lance et du javelot étincelle.
« Il bouillonne, il frémit, il dévore la terre.
« A-t-il entendu la trompette, il dit : Allons ! et de loin il respire le combat, la voix tonnante des chefs et le fracas des armes.
« Est-ce à ton ordre que l’épervier s’élance dans les airs et qu’il étend ses ailes vers le midi ?
« À ta voix l’aigle s’élèvera-t-il jusqu’aux nues ? et placera-t-il son nid sur le sommet des rochers inaccessibles ?
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Alors Job, répondant au Seigneur, dit :
« Que puis-je répondre au Seigneur, moi, faible créature ? J’adore et je me tais.
« Je n’ai que trop parlé ; je ne dirai plus rien ; je ne veux pas ajouter à ma faute. »
Alors le Seigneur parla encore à Job du milieu d’un tourbillon :
« Ceins tes reins comme un guerrier ; je t’interrogerai : réponds-moi.
« Oseras-tu anéantir ma justice, et me condamneras-tu pour te justifier ?
« Ton bras est-il comme celui de Dieu, et ta voix tonne-t-elle comme ma voix ?
« Environne-toi de grandeur et de magnificence, revêts-toi de gloire et de majesté.
« Répands les flots de ta colère sur l’orgueilleux ; qu’un seul de tes regards renverse le superbe.
« Jette les yeux sur les impies, et qu’ils soient confondus ; foule-les aux pieds dans le lieu de leur gloire.
« Cache-les dans la poussière, défigure leurs corps dans le sépulcre.
« J’avouerai alors que ton bras a le pouvoir de sauver.
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« Vois Léviathan (la baleine), sa force et la merveilleuse structure de son corps.
« Qui le dépouillera de l’armure qui le couvre ? qui lui donnera un double frein ?
« Qui ouvrira les portes de sa gueule ? La terreur habite autour de ses dents.
« Son dos est couvert d’écailles comme des boucliers étroitement scellés…
« Ses frémissements font jaillir la lumière, ses yeux brillent comme les rayons de l’aurore.
« Des flammes sortent de sa gueule, et des étincelles volent autour de lui.
« La fumée sort de ses narines comme d’un vase rempli d’eau bouillante.
« Son souffle est semblable à des charbons brûlants ; le feu sort de sa gueule.
« La force est dans son cou, et la terreur s’élance devant lui.
« Les muscles de sa chair sont tellement unis que rien ne peut les ébranler.
« Son cœur est dur comme le rocher, comme la meule qui écrase le grain.
« Quand il se lève, les forts sont dans la crainte ; dans leur terreur ils chancellent.
« En vain on l’attaque avec l’épée et la lance, les dards et les javelots ;
« Le fer est comme la paille légère ; l’airain n’est qu’un bois aride.
« Les flèches ne le mettent pas en fuite ; les pierres de la fronde sont pour lui comme l’herbe des champs.
« La massue est comme la paille légère ; il se rit de la lance.
« Il repose sur les cailloux les plus durs ; un lit de dards est pour lui comme le limon.
« Sous lui l’abîme bouillonne comme l’eau sur le brasier ; la mer s’élève en vapeurs comme l’encens d’un vase d’or.
« L’onde blanchit derrière lui comme la chevelure d’un vieillard.
« Nul sur la terre n’a sa puissance ; il a été créé pour ne rien craindre.
« Il envisage tout ce qu’il y a de superbe ; il est le roi de tous les enfants d’orgueil. »
Job, répondant alors au Seigneur, dit :
« Je sais que vous pouvez tout, et aucune pensée ne vous est cachée.
« Quel est ce mortel qui obscurcit la sagesse par des discours insensés ? Oui, j’ai voulu expliquer des merveilles que je ne comprenais pas, des prodiges qui surpassaient mon intelligence. Inspirez-moi, et j’oserai parler ! Laissez-moi vous interroger, et je comprendrai la sagesse !
« Mes oreilles avaient entendu parler de vous, mais maintenant les yeux de mon âme vous voient !
« Oui, je m’accuse, je m’anéantis moi-même. Je vais expier mon ignorance et mon audace dans la poussière et dans la cendre………
Ainsi tout rentre dans le silence, tout reprend sa place dans l’esprit du poète arabe, à la voix de Dieu dont sa propre parole est l’écho. La douleur crie, l’orgueil murmure, le désespoir doute, l’impiété argumente, le délire blasphème, l’amitié fausse ou impuissante raisonne, l’homme condamne et nie son Dieu ; Dieu nié, mais indestructible, se lève de lui-même et fait parler la conscience par sa propre voix ; la création tout entière se lève en témoignage, la toute-puissance visible atteste la justice invisible, l’homme se confond et rentre à la fois dans son néant et dans son immortelle espérance. Le poème, commencé par un récit, poursuivi comme un drame, dialogué comme une argumentation, chanté comme un hymne, pleuré comme une élégie, vociféré comme un blasphème, foudroyé par un éclat de lumière surnaturelle, finit par une adoration, comme tout doit finir entre l’homme et Dieu.
Cette lecture laisse dans l’âme le long retentissement de l’airain sonore suspendu entre le ciel et la terre, sur lequel le marteau divin aurait frappé la gamme entière des grandeurs, des petitesses, des peines d’esprit, des misères de corps, des félicités, des tristesses, des espérances, des doutes, des murmures, des blasphèmes, des désespoirs, des consolations humaines, retentissement dont les vibrations, répandues dans l’air immobile longtemps après le coup, se confondent à jamais avec la respiration et avec la pensée. C’est une page déchirée de quelque poème surhumain, écrite par quelque géant de la pensée à l’époque où tout était gigantesque dans le monde. C’est une pierre de Baalbeck, dont on se demande, en la mesurant, quelle main d’homme a pu remuer de telles masses de pierre et de telles masses d’idées… Mystère !
VI
Voilà ce que je pensais de Job avant l’heure où une étude plus sérieuse, plus philosophique et plus développée, devait redoubler mon étonnement et mon enthousiasme pour ce drame unique.
Je dis unique, et les commentaires du docteur Lowth ne me feront pas revenir sur cette expression. Comment, en effet, mettre, comme il le fait, en parallèle avec ce drame, ceux de Sophocle ou d’Eschyle que le docteur Lowth semble même préférer au drame de Job comme une œuvre d’art ?
Il y regrette ce qu’Aristote appelle la fable d’un drame, c’est-à-dire le mécanisme presque puéril qui excite la curiosité du spectateur ou du lecteur par l’artifice des situations dans lesquelles le poète place ses personnages.
Mais le chef-d’œuvre du drame de Job, selon nous, c’est précisément de n’avoir point de fable. Quoi ! est-ce que cette sublime et foudroyante vérité de la situation de l’homme qui doute et de Dieu qui apparaît dans ses œuvres, de l’homme qui murmure et de Dieu qui console, de l’homme qui blasphème et de Dieu qui foudroie, enfin de l’homme qui se résigne et de Dieu qui pardonne ;
Est-ce que cette situation, qui est celle de l’humanité tout entière depuis le commencement des siècles jusqu’au dernier jour du globe, n’est pas la fable des fables, le drame des drames, l’intérêt des intérêts, la curiosité des curiosités ?
N’est-ce pas la fable de Dieu lui-même, la fable qu’il a conçue, qu’il a ourdie, qu’il a variée pendant des milliers de jours sur des myriades de créatures ?
Est-ce que Dieu, dans cette fable, n’est pas un aussi grand poète, un aussi grand dramatiste que l’Eschyle ou le Sophocle de ce commentateur ?
Est-ce que l’homme n’est pas un personnage aussi intéressant que l’Œdipe roi ?
Est-ce qu’il y a une scène et un dialogue au monde comparables, en majesté tragique, en intérêt personnel, en pathétique universel, à cette scène et à ce dialogue entre le Créateur et sa créature ?
Est-ce que ce n’est pas là cette Divine Comédie dont Dante a donné le titre à son poème du Ciel, du Purgatoire et de l’Enfer, mais poème et drame que Job avait réalisés bien avant lui ?
Est-ce que cette exclamation tragique de l’Œdipe roi, dans Sophocle : « Ô Cithéron, Cithéron ! pourquoi m’as-tu reçu dans ton sein ? pourquoi, misérable que je suis, n’ai-je pas trouvé la mort ? »
est-ce que cette exclamation désespérée du poète grec peut être mise en parallèle avec ce flux blasphématoire du cœur de Job, quand il s’écrie, dans une apostrophe aussi intarissable que les douleurs de l’humanité :
« Périsse le jour où il a été dit : Un homme a été conçu ! » etc., etc. ?
Est-ce que rien, dans Œdipe, est égal, en amertume et en souvenir de sa grandeur et de sa félicité passées, qui remontent de son cœur comme des bourreaux successifs, chargés de lui renouveler, par la comparaison, le sentiment de ses humiliations présentes ?
« Quand je m’avançais vers la porte de la ville, on me dressait un trône au milieu des chefs du peuple.
« Les jeunes gens me voyaient et se retiraient par déférence ; les vieillards se tenaient debout devant moi.
« Les orateurs suspendaient leur discours et se mettaient le doigt sur la bouche !
« Les principaux du peuple retenaient leurs paroles, et leur langue adhérait à leur palais ! »
VII
Les souvenirs même de sa vertu se tournaient comme des œuvres ingrates contre lui.
« L’oreille qui m’écoutait alors me béatifiait, et l’œil qui me voyait me rendait hommage ;
« Parce que je secourais l’indigent qui n’a que sa voix pour crier sa faim, et de ce que je servais de père à l’orphelin qui n’avait point de tuteur ;
« De ce que celui qui allait périr, secouru par moi, se répandait en bénédictions, et de ce que le cœur désolé des veuves trouvait consolation dans ma pitié.
« J’étais revêtu d’une incorruptible justice, et je me décorais de mon équité et de mon impartialité comme d’une robe et comme d’un diadème de roi.
« J’étais l’œil de l’aveugle et le pied du boiteux !
« J’étais le père des nécessiteux, et, quand la cause que j’avais à juger m’était obscure, je ne négligeais aucune peine pour la bien connaître. »
VIII
Et le monde tout entier, tel qu’il est, avec ses injustices, ses reproches, ses impatiences contre l’infortune qui se plaint, et même contre celle qui se tait, n’apparaît-il pas dans toute sa vérité par la voix des amis faux ou durs de l’homme juste, abattu devant eux dans la poussière ?
« Jusques à quand parleras-tu ainsi ? lui disent-ils ; et les paroles sortiront-elles de ta bouche comme un vent qui souffle des quatre points de l’horizon ?
« Crois-tu que l’homme qui parle toujours sera justifié par sa parole ?
« Nous regardes-tu comme des brutes ?
« Ne faudrait-il pas que la terre devienne déserte pour s’affliger de tes revers ? que les rochers se meuvent d’indignation et changent de place à cause de toi ? »
IX
Mais, si la scène et le drame surpassent en intérêt toutes les scènes et tous les drames de l’antiquité, que dirons-nous des passions, et dans quel drame en trouverons-nous de si pathétiques et de si pathétiquement exprimées, depuis les larmes jusqu’à la colère ? Quel poète a donc chanté, ou gémi, ou crié ainsi ?
« L’homme né de la femme vit très peu de temps, et ce petit espace de temps est comblé de beaucoup de misères.
« Il éclot comme une fleur et il est foulé comme elle au pied ; il s’évanouit comme l’ombre, et il n’y a rien en lui de permanent !
« Et c’est sur un pareil néant que vos yeux, Seigneur, daigneraient s’arrêter ! et c’est avec un pareil atome que vous daigneriez entrer en jugement !
« Ah ! retirez-vous seulement un peu de lui pour qu’il respire un moment, jusqu’à ce que vienne la fin tant désirée de sa journée, semblable à la journée du mercenaire !…
« Oh ! amis cruels », reprend-il tout à coup en se détournant de Dieu vers l’homme, « jusques à quand me persécuterez-vous comme Dieu de vos discours, et vous complairez-vous à vous repaître de ma chair et de mon sang ? »
Puis de ce mouvement de colère il retombe, comme retombe la nature, dans une langueur de tristesse ; et il se rappelle les rêves de félicité qu’il faisait dans sa jeunesse.
« Et je me disais : Je mourrai dans mon petit nid comme le passereau, et mes jours seront, avant ma mort, aussi nombreux et aussi féconds que les rameaux du palmier.
« Ma racine s’étend le long des eaux courantes, et la rosée ne s’évapore pas sur mes branches ! »
Quant au langage qu’il prête à Dieu et quant à l’énergie de son pinceau dans les descriptions lyriques qui parsèment le drame ; tout cela est à la hauteur du Créateur et de la création. Ainsi, scène, passion, style, tout est surhumain, et cependant la philosophie dépasse encore la scène, la description, la passion, le drame.
Quelle est donc cette philosophie ?
C’est tout l’homme, c’est-à-dire c’est la soumission intelligente et raisonnée à la suprême volonté, qui n’est la suprême puissance que parce qu’elle est en même temps la suprême sagesse et la suprême bonté.
Écoutons, soit dans la bouche du jeune Élihu, le moins âgé et par conséquent le moins endurci de ses amis, soit dans la bouche de Job lui-même, après son accès de blasphème, cette admirable philosophie antédiluvienne, devenue la philosophie du désert de Hus, philosophie que l’homme n’aurait jamais inventée si elle ne lui eût été révélée d’en haut par ses communications plus intimes et plus directes avec la sagesse divine dans cette enfance de l’humanité, non encore déchue à l’époque où Dieu lui-même, comme un père et comme une mère (selon l’expression sanscrite), faisait dans un Éden quelconque l’éducation de sa créature.
X
Après que Job a épuisé toute sa colère et défié Dieu lui-même de le convaincre d’une seule faute dont le châtiment puisse justifier son malheur, ce jeune Élihu se lève avec la modestie touchante qui convient à ses années.
« Je suis plus jeune que vous », dit-il aux deux interlocuteurs de Job, « et vous avez sur moi l’autorité des jours avancés.
« C’est pourquoi, la tête inclinée devant vous, j’ai craint de proférer jusqu’ici devant vous ma pensée ;
« Car j’espérais que l’âge, qui a le droit d’être prolixe de paroles, parlerait à ma place, et que le grand nombre des années multipliait et enseignait la vraie philosophie (la sagesse).
« Mais, hélas ! je le vois, l’esprit de l’homme n’est que du vent, et c’est la seule inspiration de Dieu qui donne l’intelligence………
« Je dirai donc à regret : Écoutez-moi à mon tour ; je vous manifesterai ma philosophie………
« Car je vois qu’aucun de vous n’est capable de discuter avec Job et de le confondre.
« Mais je me sens plein de réponses, et l’inspiration qui m’oppresse soulève mes flancs.
« Je vais donc parler un peu et respirer un peu tour à tour ; j’ouvrirai mes lèvres, puis j’attendrai la réponse.
« Mais je ne prendrai pas le rôle de l’homme qui interpelle son Créateur, je n’égalerai pas l’homme à Dieu ;
« Car je ne sais pas même combien j’ai de moments à respirer, et si, après un court moment de vie, celui qui m’a fait ne me détruira pas ou ne m’enlèvera pas ailleurs. »
Puis, ménageant avec une touchante compassion la douleur et la vanité de Job :
« Cependant, ô Job ! » lui dit-il, « que mon inspiration ne t’écrase pas dans ta poudre et que mon éloquence ne t’humilie pas.
« Mes discours couleront de la simplicité de mon cœur, et mes pensées seront pures de toute intention de t’affliger.
« Mais Dieu m’a créé comme il t’a créé, et toi et moi nous avons été pétris du même limon. »
Entrant ensuite dans le cœur de sa réplique :
« Tu as dit : Je suis juste et sans péché, et il n’y a en moi aucune tache », etc………
« Je te répondrai par un seul mot : Dieu est plus grand que l’homme.
« Tu te plains de ce qu’il ne réplique pas à toutes tes paroles :
« Sache que Dieu ne parle qu’une fois, et qu’il ne répète pas deux fois ce qu’il a dit.
« Il parle aux hommes dans des entretiens nocturnes, à l’heure où le sommeil se répand sur eux et qu’ils se couchent sur leur lit pour sommeiller.
« C’est dans ce silence et dans ce recueillement qu’il ouvre leurs oreilles à ses paroles, et qu’il leur enseigne ses lois dans la conscience,
« Afin de les détourner du mal qu’ils sont tentés de faire, et de leur déconseiller lorsqu’ils écoutent qui les égare.
« Il les adjure aussi souvent par la douleur dans leur lit, et il y dessèche leurs os par la maladie.
« Le goût du pain leur devient amer, et ils cessent de désirer leur nourriture.
« Leur substance se fond, et leurs os se dénudent de la chair qui les recouvrait.
« Mais s’il revient, en pensées, aux jours de son adolescence, il dira : J’ai péché !… et le Seigneur m’a rendu la vie !…
« Tu devais donc, ô Job ! dire au Seigneur : Je me suis égaré ; redressez-moi ! Si j’ai mal parlé, je n’ajouterai pas une parole à ma faute !
« Lève les yeux au ciel et regarde, et vois que les firmaments sont au-dessus de ta portée.
« Crois-moi, ne persévère pas dans le blasphème où le désespoir de tes misères t’a précipité. »
XI
Et Dieu lui-même, par la voix d’Élihu et par la voix intérieure de Job (on ne discerne pas bien ici l’intention du poète), Dieu adresse à Job cette foudroyante interpellation, ce défi divin d’égaler ou de comprendre ses œuvres, interpellation qui est l’hymne le plus sublime que la Toute-Puissance puisse s’adresser à elle-même !
Job, atterré et anéanti par cette énumération lyrique des œuvres de Dieu, cesse toute vaine discussion avec lui-même ou avec l’éloquence vivante de la création parlant en œuvres sous ses yeux.
« C’en est fait ! dit-il ; jusqu’à présent je n’avais entendu ta voix que par les oreilles, maintenant mes yeux te voient par tes œuvres !
« C’est pourquoi je me repens, et je vais expier dans la poussière et dans la cendre ce que j’ai dit.
« Je te vois dans tes ouvrages : je me repens et j’expie. »
Voilà toute la philosophie de Job, et, selon nous, toute la philosophie humaine.
La conclusion de ce chant sublime se résume ainsi, non en vain cliquetis de strophes, mais en sagesse et en sainteté. Le spectateur de ce drame humain-divin ne sort pas ému seulement, il sort converti et transformé, le dernier but de toute œuvre d’art ! Si l’art n’est pas le prophète de Dieu, qu’est il donc ? le comédien de l’homme ?
XII
Toute poésie qui ne se résume pas en philosophie n’est qu’un hochet, toute philosophie qui ne se transforme pas en sainteté n’est qu’un sophisme. Examinons la philosophie de ce poème, et voyons si, après tant et tant de siècles de réflexions, de discussions, de prétendus progrès dans la voie de Dieu, nous avons fait un seul pas de plus dans cette philosophie évidemment innée, révélée ou inspirée à l’homme des anciens jours, et que nous appelions au commencement de cet entretien la tradition antédiluvienne ou la philosophie du Jardin (de l’Éden). Pour nous en rendre bien compte, résumons-nous, en nous-même, notre propre philosophie naturelle, abstraction faite de ce que nos croyances, nos dogmes, nos cultes divers peuvent y ajouter de symboles de vérités ou de ténèbres.
Quant à moi, voici la mienne. Vous verrez, en rentrant un moment dans vos consciences, si cette philosophie est plus ou moins conforme à la vôtre, et si elle n’est pas surtout parfaitement conforme à la philosophie du ◀philosophe▶ du désert, Job !
Ma philosophie personnelle
XIII
Ce que je vais faire ici est très hardi : c’est pour ainsi dire la confession générale, non de ma vie, mais de mon âme. Mais à quoi sert la parole écrite, si ce n’est à révéler sa pensée ? À quoi sert d’avoir vécu, si ce n’est à recueillir une philosophie pour ce monde et pour l’autre ? Je dis donc comme Job : Je parlerai !
Mon âme est, comme la vôtre, une mystérieuse trinité, composée de trois facultés distinctes et évidemment immatérielles, l’intelligence, le sentiment et la conscience.
L’intelligence comprend et pense.
Le sentiment aime ou abhorre.
La conscience juge et gouverne.
L’intelligence seule est une faculté froide, qui, semblable au regard de notre œil matériel, voit le feu sans s’embraser. Il n’y a point de mérite dans l’intelligence seule ; il n’y a qu’un don : elle n’est pas libre de voir ou de ne pas voir, elle est pour ainsi dire fatale ; elle est un miroir, elle réfléchit forcément la création que Dieu lui présente à regarder. L’intelligence est de sa nature immobile ; elle resterait pendant l’éternité tout entière à contempler l’infini sans faire un mouvement, si une autre faculté ne lui imprimait pas ce mouvement ou cette activité.
Le sentiment est une faculté motrice de l’âme. Par son attrait instinctif et forcé vers le beau, par son aversion également instinctive et forcée du laid, elle imprime une impulsion en tout sens à l’âme ; elle la contraint à haïr ou à aimer, à rechercher ou à fuir ; elle lui donne ces impulsions sublimes sans lesquelles l’âme n’aurait ni sentiment de sa vie, ni action sur elle-même, que nous appelons les passions. Sans la victoire de l’âme sur ses passions, ou sans sa défaite, l’âme serait privée de ce qui fait sa principale grandeur : la moralité.
La conscience est une faculté innée, chargée par le Créateur de juger et de gouverner l’âme. C’est de cet équilibre entre l’intelligence et le sentiment, équilibre rompu sans cesse par la passion, rétabli sans cesse par la conscience, que résulte la moralité ou l’immoralité, la force ou la faiblesse, le crime ou la vertu, en d’autres termes le mérite ou le péché de l’âme.
XIV
Qu’est-ce qui dit tout cela en vous ? me demande-t-on.
C’est l’intelligence.
Et que vous dit de plus cette intelligence sur sa propre existence ? sur le monde intérieur et sur le monde extérieur dont elle est enveloppée ? sur l’Auteur de cet univers physique et moral ? sur sa nature ? sur ses desseins ? sur ses lois ? sur le passé, le présent et l’avenir de tous ces êtres, dont vous êtes vous-même un grain d’être, un atome imperceptible et fugitif, mais un atome pensant, sentant et jugeant ?
Ce qu’elle me dit, le voici : c’est à peu près, en moins magnifique langue, ce qu’elle disait à notre ancêtre Job.
Rien ne vient de rien ; or, voilà des univers de quoi remplir des milliers de firmaments, des millions de regards et des millions de pensées comme la mienne ; donc il y a un premier être abîme et source de tout. Il n’y a pas à discuter sur cette existence, mère des existences ; il n’y a qu’à ouvrir les yeux et à étendre la main, ou à respirer : vous voyez, vous touchez, vous respirer par tous vos sens matériels ce qu’on appelle un Dieu, c’est-à-dire une cause, et votre sens intellectuel le conclut avec la même certitude que vos sens matériels le perçoivent.
XV
Que conclut de plus mon intelligence en se repliant sur soi-même ?
Elle conclut, parce qu’elle le sent, que l’homme est à la fois, pendant la durée de sa forme humaine, pensée et corps, esprit et matière, composé momentané, mystérieux et douloureux de deux natures ; que ces deux natures se répugnent, se tiraillent et s’efforcent sans cesse de rompre violemment le lien forcé qui les unit, parce que l’une, la matière, tend sans cesse à la dissolution et à la mort, l’autre, la pensée, tend sans cesse à l’affranchissement et à la vie.
Voilà, dans l’âme, le rôle de l’intelligence pure : elle voit, elle pense, elle apprécie sa situation, mais elle est impassible. Si l’âme n’avait que cette faculté de comprendre, elle ne souffrirait pas, elle ne s’agiterait pas, elle n’agoniserait pas dans sa peine, elle ne se tourmenterait pas dans sa prison mortelle ; elle verrait et elle comprendrait ; ou, si elle avait une douleur, elle n’en aurait du moins qu’une, la douleur de ne pas pouvoir comprendre Dieu ; car, excepté Dieu, elle se sent capable de tout scruter, de tout pénétrer, de tout embrasser, de tout comprendre dans l’ordre matériel et dans l’ordre moral des créations.
Mais comprendre Dieu, elle ne le peut pas ; Dieu, c’est-à-dire une cause qui n’a pas eu de cause, et qui s’engendre de soi-même. Cela dépasse la portée de l’intelligence des hommes, des anges, et vraisemblablement de tous les êtres créés dans les règles logiques de l’intelligence. L’effet sans cause, ou Dieu, est absurde, et, si cet être sans cause n’était pas nécessaire, on pourrait le nier ; mais, comme il est nécessaire et évident, il faut le reconnaître, et reconnaître, par le même acte de foi et d’humilité, que notre sublime intelligence n’est cependant pas infinie, et que, toute vaste qu’elle soit, cette intelligence a une borne, et que cette borne est Dieu.
Mais il est beau de ne s’arrêter que devant Dieu, il est beau d’être égal à tout, excepté à celui qui ne saurait avoir d’égal.
C’est le sort de l’âme considérée comme pure intelligence.
XVI
Mais si l’âme n’était qu’intelligence, elle serait sans activité, sans moralité, et par conséquent sans mérite. Sa seule activité serait de contempler, sa seule moralité serait de réverbérer les lueurs de Dieu en elle ; son seul mérite serait de faire un acte perpétuel, mais fatal et involontaire, de foi dans la création et dans le Créateur. Cela serait beau, mais cela ne serait pas saint, car la volonté seule est sainte ; autrement le miroir qui réfléchit la lumière aurait autant de vertu que le feu qui la produit.
Dieu a donc associé, dans l’âme, à la faculté de comprendre, la faculté de sentir, ou le sentiment. C’est par là que l’âme devient humaine, et, si j’ose le dire, sans qu’on se méprenne à mon expression matérielle, c’est-à-dire en contact par ses sensations avec la matière, si inférieure cependant à l’intelligence. C’est par là que cette âme souffre, qu’elle jouit, qu’elle hait, qu’elle aime, qu’elle répugne, qu’elle désire, en un mot qu’elle éprouve en elle le mystérieux contrecoup des passions, passions qui sont presque toutes des sensations matérielles communiquées à l’âme immatérielle et transformées en sentiments. Mais c’est par là aussi qu’elle éprouve la douleur toute intellectuelle de sa condition d’ici-bas et qu’elle prend l’horreur de cette existence, la passion d’en sortir, l’amour de la vraie vie, de la liberté, de l’immortalité, de l’éternité de Dieu enfin, jusqu’au désespoir, jusqu’au délire, jusqu’au suicide.
XVII
Mais puisque cette seconde faculté, le sentiment, imprime à l’âme, par les passions, par le plaisir et par la douleur, une activité organique qu’elle n’aurait pas eue si elle n’eût été qu’intelligence, il lui fallait, pour diriger et juger cette activité, une troisième faculté d’une nature supérieure à l’intelligence et au sentiment. Cette troisième faculté de l’âme, c’est la conscience.
Cette troisième faculté est celle qui achève véritablement notre âme, car elle lui donne ce que les deux autres facultés, l’intelligence et le sentiment, ne lui donnent pas : la moralité. De plus, cette faculté de la conscience est plus divine, en quelque sorte, en nous, que les deux autres, car elle est indépendante de nous. Elle est, pour ainsi dire, la justice de Dieu innée en nous, d’autant plus sainte qu’elle n’est pas libre. L’intelligence peut se tromper, le sentiment peut s’égarer ; la conscience ne peut fléchir ; c’est l’instinct absolu et incorruptible du juste et de l’injuste, du bien ou du mal, du crime ou de la vertu, instinct supérieur à nos passions mêmes et à nos fautes, et qui nous juge même en flagrant délit de nos faiblesses ou de nos iniquités.
C’est par elle que nous sentons si nous agissons selon Dieu ou selon l’homme ; c’est par elle que nous nous élevons à la vertu ; c’est par elle que nous mesurons nos chutes ; c’est par elle que nous disons ce mot sublime et réparateur de Job et de l’humanité : Je me repens ! c’est par elle enfin que nous nous condamnons nous-mêmes, comme Job, à expier volontairement le mal que nous avons fait et que nous avons pensé ; c’est par elle que nous anticipons sur la justice de Dieu, par cette expiation de corps et d’esprit que Job appelle pénitence.
Ce code de la conscience de l’humanité est tellement inné qu’il a été rédigé partout et de tout temps, par tous les législateurs sacrés et profanes, avec des formes différentes de mœurs, mais avec la même uniformité de volonté d’être juste et saint. Ouvrez les codes indiens, ouvrez les codes de la Chine, ouvrez les codes de la Perse, ouvrez les codes de la Grèce, ouvrez ceux de Bouddha, Zoroastre, Confucius, Pythagore, Socrate, Platon, Moïse, le dogme varie, les mœurs changent ; la conscience est innée et universelle.
XVIII
Voilà les idées que la philosophie spéculative me fait à moi-même sur la nature de mon âme. C’étaient à peu près celles de Job, ou de la philosophie antédiluvienne, transmise et comme filtrée traditionnellement depuis la grande aurore intellectuelle de l’humanité dans l’Éden.
Ces idées sont pour moi vraisemblables ; mais sont-elles vraies ? Qui oserait le dire ? Il y a si loin des pensées de Dieu à nos pensées ! Le point de vue universel et infini du Créateur doit être tellement différent du point de vue étroit, fini et ténébreux, de la créature, que, par cela seul qu’une pensée métaphysique paraît vérité pour l’homme, elle peut paraître erreur, petitesse et chimère à Dieu.
Mais nous ne pouvons raisonner et sentir qu’avec l’intelligence, le sentiment et la conscience que Dieu nous a donnés pour converser avec nous-même et avec lui.
XIX
Maintenant, pour la pratique, que pouvons-nous présumer philosophiquement dans ces ténèbres et dans ce lointain des volontés divines du Créateur sur l’âme humaine condamnée par lui à ce supplice et à cette demi-nuit de notre existence ?
Nous pouvons et nous devons conjecturer d’abord qu’il l’a voulu ainsi, puisque cela est ainsi, et que, puisqu’il l’a voulu ainsi, c’est que cela est nécessaire et parfait ; car rien que de nécessaire et de parfait ne peut émaner de la volonté et de la perfection suprêmes.
Une fois cette conviction acquise (et cela n’est pas discutable), nous pouvons faire philosophiquement les autres conjectures les plus vraisemblables et les plus saintes, pour nous expliquer, autant que possible, à nous-mêmes, cette inexplicable existence de brièveté de misères, de mort et de ténèbres, à laquelle Dieu nous a appelés à son heure sur ce point imperceptible de ses univers.
Quelles sont ces conjectures, selon la raison, selon la foi de tous les grands esprits, depuis Job jusqu’à nos jours, les plus vraisemblables et les plus saintes ? Les voici :
L’homme est une créature qui paraît déchue de sa perfection primitive par quelque grande catastrophe physique, ou par quelque grande faute morale qui n’a laissé subsister que des débris de la première humanité. Le péché est entré dans le monde, selon la tradition chrétienne ; avec le péché, la douleur et la mort. Peut-être aussi n’est-ce qu’une épreuve. Par la raison seule, nous n’en savons rien.
Dans les deux cas cette vie est un supplice ; il n’y faut pas chercher autre chose que la douleur.
Mais ce supplice est une réhabilitation après la mort, s’il est bien accepté ; nous en avons pour gage la justice de Dieu, une de ses perfections, qui ne mentent pas.
Pour que cette réhabilitation fût possible, il fallait que l’homme fût libre de mériter sa réhabilitation et son immortalité dans une autre vie.
Pour qu’il fût libre, il fallait qu’il y eût combat méritoire et à armes égales entre son intelligence et ses passions ; il fallait que sa conscience fût en lui-même le juge de la victoire ou de la défaite.
Pour que ce combat, dont l’immortalité est le prix, fût possible, il fallait qu’il y eût assez de ténèbres sur notre âme pour autoriser le doute, assez de lueurs pour éclairer la foi.
Sans ces ténèbres, l’évidence de Dieu aurait foudroyé l’âme de vérité et de vertu, contraint l’équilibre entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. N’existant plus dans l’homme, le péché aurait cessé d’être possible, et la sainteté aurait cessé d’être méritoire. L’homme n’aurait plus eu sa part d’action propre dans sa propre destinée ; en cessant d’être libre il aurait cessé d’être homme ; sa vertu forcée l’aurait dégradé de sa vertu volontaire. La volonté eût péri avec la liberté. Or, qu’est-ce que la création sans volonté ? C’est la matière.
Voilà, non pas sans doute le mot, mais l’ombre du mot divin de l’énigme de nos misères et de nos ténèbres dans notre condition humaine. Le mot est dur et lourd, mais il est divin. Le soulever depuis le berceau jusqu’à la tombe, c’est le fardeau et l’effort de l’homme. Un jour ce mystère nous sera révélé dans sa vérité et dans sa plénitude. Il nous est permis de le déplorer jusque-là, mais alors nous n’aurons qu’à le bénir et à l’adorer !
XX
Dans cette condition, non acceptée, mais forcée, que l’existence ténébreuse et misérable fait à l’homme, dans cette vie de supplice ou d’épreuve, l’homme n’a le choix qu’entre deux philosophies :
La philosophie de la révolte, comme celle du Satan biblique ou de Job au commencement de son dialogue avec Dieu : c’est le crime et la démence de la volonté de l’homme substituée à celle de Dieu.
Ou la philosophie de la résignation, de la foi, de l’acceptation, du repentir et de l’immortelle certitude. —
Scio quod Redemptor meus vivit.
— Je sais qu’il y a une justice et une réhabilitation dans le ciel ! C’est la philosophie de la raison, car Dieu, comme dit Élihu à Job, est plus grand que nous ; c’est la philosophie de la nécessité, car Dieu, comme ses œuvres le disent à Job, est plus fort que nous ; c’est la philosophie de la sainteté, car, comme dit l’Évangile, c’est la conformité de la misérable, fragile et perverse volonté de l’homme à la volonté parfaite, sainte et divine de Dieu ; c’est la divinisation de la volonté humaine, car notre volonté devient Dieu en s’assimilant contre elle-même à Dieu !
Toute autre philosophie ne sert qu’à verser un poison de plus dans ce calice humain déjà si amer et si salé de nos larmes.
Je comprends, comme Job, que l’âme, irritée et indignée au commencement de son supplice, sans savoir pourquoi elle l’a mérité, appelle son Créateur en jugement devant l’éternelle équité révoltée en elle, et qu’elle lui dise :
« Maudit soit la nuit où un homme a été conçu. »
Le blasphème contre l’existence est un péché, mais c’est le plus noble des péchés, car c’est le plus courageux et le plus fier ; c’est le cri du supplicié interpellant et défiant son bourreau dans le supplice ; c’est le péché des braves, et non des lâches : il a sa grandeur au moins dans sa folie. Hélas ! hélas ! qui de nous ne l’a commis mille fois dans la vie, s’il a ces fibres fortes et sensibles auxquelles les tortures de la vie et de la mort font rendre des gémissements et des hurlements qui vont du suicide du corps jusqu’au blasphème, ce suicide de l’âme ? Quant à moi, j’avoue avec honte et douleur que c’est le crime qui m’a le plus tenté dans ma vie ; mais je dis depuis longtemps comme Job : J’ai péché et je me repens. Ce sont les deux mots de tout ce qui vit, de tout ce qui pense et de tout ce qui pèche ici-bas.
L’homme n’a qu’une véritable gloire : s’humilier ! L’humilité est le plus beau mot de Job et le plus saint mot de l’Évangile. Celui qui a inventé ce prosternement intérieur de l’âme a inventé le seul rapport de l’âme à Dieu.
XXI
Nous l’écrivions, il y a peu de jours, à propos d’un poète moderne qui a eu à la bouche les blasphèmes sublimes de Job, mais qui n’a pas eu sa plus sublime humilité ; nous le répétons aujourd’hui.
Quand on a vécu un certain nombre d’années sur cette terre et qu’on a sondé jusqu’au tuf le sol de cette vie, il n’y a que deux conclusions à tirer et deux partis extrêmes à prendre : le mépris de soi-même, de l’homme et du monde créé, ou le respect de l’œuvre divine et l’adoration de l’ouvrier divin ; en d’autres termes, le sarcasme, le suicide, ou la résignation et la prière. Et il ne faut pas croire que ce soient des âmes vulgaires que celles qui délibèrent un certain temps avec elles-mêmes avant de prendre le parti de l’espérance contre celui du désespoir, le parti de l’enthousiasme pieux contre le parti du rire amer, le parti de la vie morale contre le parti du suicide de l’âme. Non, ce sont souvent des âmes très grandes et très altérées du beau idéal que leur grandeur et leur altération mêmes précipitent dans ces impiétés d’esprit.
Plus un homme est doué par la nature d’une puissante faculté d’imaginer, de sentir, de penser, d’aimer, plus il est froissé, dans son intelligence et dans sa sensibilité, par ce milieu humain où rien n’est de ce qui devrait être, avant d’arriver par la mort à ce milieu divin où tout ce qui doit être sera. L’homme ainsi doué se sent une puissance de vie intérieure qui userait des milliers de corps et des milliers de siècles sans avoir émoussé seulement sa faculté d’être, et il se sent accouplé par on ne sait quelle loi à une pincée d’argile corruptible, façonnée en organes qui tombent en ruines après un petit nombre de levers et de couchers de soleil, malgré tous ses efforts pour les réparer sans cesse et pour leur donner un peu de cette immortalité qu’il sent en lui.
Le besoin de penser le dévore, et, chaque fois qu’il pense à ce qui est le plus digne d’être pensé, ses pensées, comme des aigles à qui l’oiseleur a laissé les ailes et crevé les yeux, vont se heurter, se briser, se confondre contre les limites de son horizon, le mystère, l’inconnu, l’inexplicable.
L’aspiration de la félicité le tourmente, et chacun des organes qui semblent avoir été créés pour lui demander et lui procurer du bonheur ne lui rapportent que des déceptions, des souffrances, des tortures de l’âme et du corps.
Il aime, et il voit périr ce qu’il aime sous ses baisers. Il voudrait aimer à jamais ce qu’il a aimé une fois, et sa vie n’est qu’un adieu souvent sans retour.
Si son sort est tolérable ou doux, la mort est là, à deux pas de lui, qui change sa félicité même en désespoir par le sentiment de sa brièveté.
Si son sort est rude et intolérable, il ne sent l’existence que par la douleur, et regrette le néant, où il dormait du moins sans rêve.
S’il cherche par la pensée, hors de lui et de ce monde visible, son repos dans un monde meilleur, il trouve même ce monde, son refuge, peuplé de terreurs et de supplices. Entre la superstition et l’athéisme, il marche, comme sur le tranchant de la lame, entre deux abîmes.
S’il se désintéresse de lui-même pour se dévouer, en vue de Dieu, à l’amélioration de sa race, au progrès de la raison et des institutions humaines, il a la dérision ou le martyre pour récompense ; il s’aperçoit que les hommes, formés, depuis le premier jour jusqu’au dernier, de la même fange, changent de forme sans changer de nature ; qu’on peut les pétrir différemment de limon, mais jamais transformer ce limon en bronze ; que le progrès indéfini sur cette terre est le rêve de l’argile qui veut être Dieu et qui ne sera jamais que poussière. Il est forcé, fût-il demi-dieu, fût-il Prométhée, fût-il plus qu’homme, de reconnaître en mourant son erreur, et de s’écrier à Dieu, comme le Christ sur sa croix : « Pourquoi m’avez-vous abandonné dans mon œuvre ? » Les hommes veulent être trompés, enchaînés, immolés ; ils divinisent leurs meurtriers, ils bafouent ou ils tuent leurs libérateurs. Cela est juste : le mensonge et la servitude aiment ce qui leur ressemble. Un véritable grand homme fait trop rougir son espèce ; il faut vite le retrancher du monde pour que sa vertu n’humilie pas le genre humain. La coupe de Socrate, le glaive de Caton, l’empire de César, c’est le monde !
En présence d’un tel monde et sous la loi historique immuable d’un tel destin, que reste-t-il à un homme de génie et de bonne volonté ? Il ne lui reste qu’à prendre ce monde au sérieux et à vivre avec résignation, ou bien à prendre ce monde en facétie et à dire :
Ô Jupiter ! tu fis en nous créantUne froide plaisanterie !
Quand on ne peut pas combattre corps à corps un destin plus fort que nous et qui nous raille d’un bout à l’autre de l’histoire, il y a encore un moyen de se venger de lui : c’est d’en rire ; c’est de se faire soi-même le bouffon de cette destinée, de se moquer des hommes et de soi, de prendre sa part de cette risée universelle qui éclate depuis le commencement du monde jusqu’à nous, derrière le rideau de la scène humaine, et de dire, comme Salomon (ce faux sage) le disait déjà de son temps : « Aimons, rions, buvons, amusons-nous ; tout le reste est vanité ! » Il y a un amer plaisir et un âpre orgueil à chanter ainsi son propre avilissement et sa propre honte. On se venge du sort qui nous a fait fange en se barbouillant soi-même de sa propre boue et en lui disant, ainsi défiguré : « Je te défie de me mépriser plus que je ne me méprise moi-même, mais toi aussi je te méprise. » Et le rire s’ennoblit ainsi en devenant imprécation et blasphème.
C’est là Cervantès, c’est là Arioste, c’est là Rabelais, c’est là Voltaire dans la Pucelle, c’est là Byron dans Don Juan. Ce sont là tous les ◀philosophes▶, tous les prosateurs, tous les poètes burlesques qui, profondément impressionnés de la misère morale de l’humanité, mais pas assez généreux pour la plaindre, ont pris le parti de la railler. On ne peut nier qu’il n’y ait une certaine grandeur aussi dans ces facéties et dans ces gambades de poésie sur un sépulcre : il y a la grandeur du blasphème ! C’est l’orgie des sceptiques, c’est la Danse des Morts de la poésie ; c’est le blasphème héroïque de Job traduit en gaulois, cette langue du rire !
Un peu de génie mène à ces ironies et à ces blasphèmes, beaucoup de génie en détourne. Un sceptique n’est jamais qu’un homme d’esprit qui n’a pas assez pensé. Il est resté en chemin au milieu de sa route. Quelquefois, cependant aussi, c’est un homme d’une profonde sensibilité, qui n’a pas eu la force de supporter sa douleur.
Certes, si les grands esprits, au lieu de s’arrêter à la surface, de se scandaliser de l’apparence ou de se décourager de la souffrance, avaient été plus logiques et plus courageux, ils n’auraient pas ri comme des fous dans leurs loges : ils auraient prié comme des sages ou combattu comme des héros ; ils ne se seraient pas faits les bouffons de leur espèce : ils se seraient faits ses consolateurs. Que leur en coûtait-il de se dire, comme Job :
Ce monde, œuvre évidente d’une puissance sans bornes, ne peut pas être en même temps l’œuvre d’une puissance folle. Dieu, le sérieux et la sainteté par essence, n’est pas un mauvais plaisant ; il n’a pas voué son œuvre au mépris de lui-même et des êtres émanés de lui, mais à l’admiration de lui-même et à l’adoration de ses créatures. Derrière cette apparente dérision des choses humaines il y a donc un divin mystère ; ce mystère, c’est la sagesse et la bonté de Dieu. L’adorer sans le comprendre encore, c’est notre devoir et notre vertu ! Si nous le comprenions, il n’y aurait plus de vertu, il y aurait évidence. Dieu veut être entrevu et non vu dans son œuvre ; c’est le demi-jour qui fait travailler le regard, c’est le mystère qui fait travailler la pensée. Ce monde n’est qu’un crépuscule, la pleine lumière n’est qu’au-delà du tombeau.
Ne rions donc pas de l’ouvrage de peur d’offenser l’ouvrier ; le rire ne comprend pas la nature, il la dégrade ; le rire ne console pas la souffrance, il l’attriste. Quand on adore, on est sérieux ; quand on console, on est attendri. Amuser le monde aux dépens du monde, ce n’est pas l’édifier, c’est le corrompre. Laissons-lui au moins la dignité de ses chaînes et l’orgueil de sa douleur, et, si nous ne respectons pas l’homme dans Dieu, respectons Dieu dans l’homme.
Voilà le langage d’un poète ou d’un ◀philosophe véritable ; voilà la philosophie de Job après qu’il a ravalé son orgueil avec ses blasphèmes et ses larmes, et qu’il a crié le grand mot : « Je m’humilie et je me repens ! »
Je m’humilie et je me repens ! Que ces deux mots soient aussi les nôtres, et ils nous conduiront au troisième mot, qui achève la trinité humaine : J’espère.
Ces trois mots sont la philosophie du monde, comme ils furent la philosophie du désert. Job les a dits avant nous, nous les redirons après lui.
Trouvez mieux !