Lamennais
Œuvres posthumes de Lamennais : La Correspondance.
I
Cette Correspondance n’a que deux volumes et l’on voudrait qu’elle en eût cent. L’intérêt qu’elle inspire est très grand. Pour les curieux de nature humaine, pour les moralistes, pour ceux que la vie et son impatientant mystère préoccupent plus que les babioles menteuses de l’art d’écrire, les correspondances sont les vrais livres et le style qu’elles ont est vraiment l’homme, comme le disait Buffon un peu trop du style en général, Buffon qui, par parenthèse, n’aurait pas su écrire une lettre. Il en eût fait un livre à coup sûr. La Correspondance de Lamennais, publiée par son exécuteur testamentaire, M. Forgues, n’est qu’un fragment d’un tout que nous n’aurons peut-être jamais. D’autres lettres — en grand nombre probablement — sont restées et resteront inédites, pour des raisons et des scrupules que nous n’avons pas à juger.
M. Forgues a donné, lui, tout ce qu’il a pu de cette correspondance qui, malheureusement, s’arrête de 1839 à 1840, c’est-à-dire au curieux moment où Lamennais, âgé de plus de cinquante ans et cessant d’être ce qu’il avait été jusque-là, venait de publier ces Paroles d’un croyant que, dans la cécité de son illusion, il croyait un livre exclusivement politique, et qui firent l’effet, quand elles parurent, d’une torche dans un champ de blé. Condamné à Rome alors, mais, comme tous les hérétiques qui commencent, faisant la distinction de l’Église et de la cour de Rome, il affirmait, à ce moment encore, son respect pour l’Église, se vouant seulement à un silence absolu, à un silence de trappiste sur les choses religieuses, comme il le dit dans deux ou trois lettres de la présente collection. Tel était le Lamennais de 1839, dont le reniement depuis fut si complet et si sonore et ne laissa rien à désirer à ses amis et à ses ennemis. Telle était la nuance dans laquelle il s’enfermait et voulait rester, écrit-il à cette date, quand tout à coup les lettres manquent et la Correspondance finit.
Certainement, voilà qui est dommage ! La psychologie d’un tel homme eût été bonne à étudier et à connaître dans le détail des circonstances suprêmes où, selon nous, il naufragea et se perdit… S’il fut un apostat, — car nous ne pouvons changer, parce que sa cendre est chaude encore, ni la nature des choses ni le sens des mots, — nous voulons cependant bien convenir qu’il ne fut pas, du moins, un apostat vulgaire, et que ses motifs pour le devenir n’étaient pas ceux qu’on lui a prêtés. Qui s’est trompé une fois peut se tromper une seconde, et l’Opinion, la grosse Opinion publique, qui n’en fait jamais d’autres d’ailleurs, s’est assez longtemps méprise sur Lamennais, M. Forgues et cette Correspondance le prouvent suffisamment. L’un et l’autre ont parfaitement absous Lamennais des accusations d’orgueil, d’ambition, de haine et d’envie accumulées sur sa mémoire par ses contemporains, à qui ses actes et ses écrits avaient donné sur lui cette terrible barre.
Désormais, il ne restera rien de ce Lamennais factice, inventé par des ressentiments qui avaient, ce semble, le droit d’exister. Nous croyons qu’il n’en restera rien, mais, prenez garde ! il n’en restera pas moins l’apostat, et, quels que soient les motifs connus ou inconnus de l’apostasie, on n’effacera pas de l’histoire de Lamennais ce mot effroyable, entré de force dans son nom, ce simple mot qui ennuie beaucoup M. Forgues, on le voit bien, et qui sera plus longtemps qu’ils ne croient désagréable aux philosophes▶, même aux plus résolus et aux plus fendants. Ils auront beau prendre, en effet, leur aplomb et leurs airs vainqueurs en parlant de cette évolution philosophique, on sera toujours en droit de leur dire, comme à, M. Forgues, dont l’Introduction n’est qu’une longue plaidoirie : — Pourquoi toujours laver ce linge, s’il est si blanc ? Pourquoi toujours répéter comme Lady Macbeth, mais en frottant la main que l’on veut nous faire admirer : « Hé ! disparais donc, tache maudite ! » si réellement il n’y en a pas… Si Lamennais est grand pour avoir manqué à une parole d’honneur donnée à Dieu, devant son autel (la seule parole d’honneur à laquelle on puisse manquer, apparemment !), pourquoi le justifier et ne pas passer outre ?… En vérité, ce n’est pas fin.
Quant à nous, qui ne croyons pas qu’une telle justification est possible, nous laisserons l’apostat à l’Histoire, qui saura bien comment le prendre et le traiter, et nous ne parlerons ici que du Lamennais découvert en lisant ses lettres. Ce n’est pas ici le Lamennais des Œuvres complètes et du bruit qu’il a fait, infamie ou gloire, c’est le Lamennais secret, intime, de la Correspondance, lequel, surgissant soudainement de ces documents imprévus, renverse le Lamennais connu, le Lamennais presque légendaire, tant il était consacré ! et qui, sans cette Correspondance, eût été traditionnel.
II
Et, en effet, est-il besoin de le rappeler et de le peindre une fois de plus comme on ne l’a que trop peint déjà ? Nous avons tous été plus ou moins dupes de ce talent de Lamennais, trop grand pour ne pas nous faire illusion ; car, ne nous y trompons pas ! tout grand talent est un prestige. Le Paradoxe du Comédien, de Diderot, ne s’applique pas qu’au comédien et à la comédie. Il s’applique aussi à cette autre comédie qui s’appelle l’art en littérature, et à cet autre comédien qu’on nomme l’écrivain. De bonne foi sur le fond des choses, mais par cela seul qu’il veut les exprimer de manière à plaire à l’esprit ou à le convaincre davantage, l’écrivain calcule ses effets pour ses livres comme le comédien pour la scène, — et ceux-là, parmi les écrivains, qui passent pour les plus inspirés, sont ceux dont le calcul est le plus rapide mais n’en est pas moins du calcul. Lamennais, le grand écrivain et le prêtre écrivain, a toujours porté à la distance de ses livrés le masque éclatant et sombre de son génie ; mais le visage vrai, le visage humain qu’il y avait dessous, qui l’avait vu et qui jamais s’en était douté ?
Tout le temps que Lamennais fut prêtre, ses écrits, qui rappelaient Bossuet et qui semblaient un écho de ses foudres, avaient la hauteur de la chaire chrétienne et la majesté d’un autel, et quand le prêtre eut déchiré sa robe, son génie noir et brillant, comme celui de ce rude Africain que l’on a comparé à un miroir d’ébène, ne parut que plus noir et plus sombre après l’extinction de l’auréole de foi qui l’avait illuminé cinquante ans. Alors, de Tertullien il passa au Dante… et même, ceux qui lui trouvaient dans ses écrits l’invective amère et la profondeur enflammée du grand citoyen de Florence, lui trouvaient aussi jusque dans sa physionomie physique le galbe sinistre de celui qui était revenu de l’Enfer.
À ces deux moments d’une vie rompue et qu’il jeta, comme une branche d’arbre cassée, de deux côtés si différents, Lamennais avait le masque colossal que le génie se compose lui-même et qui fait croire à la toute-puissance de la vie et de l’intensité dans ces sublimes infirmes, dans ces pauvres créatures souvent délicates et souffrantes, que ce soit Lamennais lui-même, Pascal ou Byron, et c’est ce masque oublié, délacé dans des lettres familières et faciles, où l’on respire même de son talent, qui permet de trouver, sous l’écrivain, l’homme. Oui ! c’est ce masque, que Byron a ôté avec Moore et que Pascal a gardé comme il a gardé son cilice, que voilà sur la table dans ces lettres de Lamennais.
Eh bien, le visage que l’on peut voir maintenant, le visage qu’il y avait sous ce masque altier, désolé, sourcilleux, dantesque, et que nous prenions pour la figure de Lamennais, était précisément le contraire de ce masque impérieux, amer et tragique ! L’auteur de l’Essai sur l’indifférence, ce logicien ardent, cet esprit péremptoire, ce polémiste formidable qui vivait sous cette visière baissée de son génie, était, le croira-t-on ?… mais la Correspondance est là… une malingre chose humaine, apte aux tendresses du cœur et enfermant sa vie entre deux ou trois amitiés d’hommes et de femmes, qui le consolèrent toujours de tout dans les afflictions de sa gloire. Quand il traduisit l’Imitation et qu’il y oubliait son génie, il allait tout uniment au courant pour lequel il était fait, il suivait la pente de son âme et de son instinct. Quoiqu’il ne fût pas moine, il comprenait profondément ce bonheur silencieux et monacal de la claire et tranquille cellule où l’on reste seul, « avec un petit livre, dans un petit coin »
, et tant qu’il le put, et eut égard aux nécessités que lui avaient créées son genre de talent et sa renommée, il réalisa toujours cette vie méditative et solitaire.
Il n’eut longtemps d’autre bonheur, ce lutteur qui paraissait infatigable, qu’à revenir à son coin de Bretagne, partageant son temps entre l’étude, la prière, la rêverie ; car ce terrible Lamennais, c’était un rêveur ! Cet amasseur de tempêtes autour de son nom était un écouteur de vent et un contemplateur de pluie. Comme Chateaubriand, son illustre compatriote, qui, lui aussi, changea d’opinion, mais qui garda sur Lamennais la supériorité de l’unité religieuse, il était de nature un rêveur et même il préserva toujours la naïveté de sa rêverie, quand Chateaubriand travaillait la sienne et coquettait avec elle. Ce roseau pensant de Pascal, qui n’avait pas besoin que la nature s’armât pour l’écraser quand il remuait, lui, l’univers, et qui, comme tous les roseaux, aimait le bord de l’eau, même la plus humble, ce fortuné de renommée qui s’appelait Félicité, le nom le plus mélancoliquement moqueur qui puisse être donné à un homme, ne fut jamais heureux et n’était rien de plus qu’une âme triste dans un corps malade.
Il l’a dit lui-même avec la simplicité qu’il aimait : « Il y a beaucoup de tristesse dans mon âme. Je suis né avec cela. »
Comme tous les tristes, il était né doux : « Bossuet — écrit-il — nous dit que la princesse Palatine fut douce avec la mort. Je voudrais que nous fussions doux avec la vie, mais cela, j’en conviens, est plus difficile. »
Et il le trouvait plus difficile parce qu’il était, comme beaucoup de doux, susceptible de grandes colères. Ses lettres en sont une flambée. La colère qui y monte comme une flamme, qui y saisit tout, qui y éclaire tout, — mais qui y décompose tout aussi quelquefois, — la colère, qui n’a pas encore cessé dans la plus grande partie de ces deux volumes d’être une sainte colère, est le caractère dominant de cette fulgurante Correspondance, qui fait penser au mot profond des Écritures, quand elles parlent de « la colère de l’Agneau »
. Resté un enfant dans la vie, comme, du reste, cette promptitude à la colère le prouve bien, car il n’y a d’hommes forts que les sangs-froids ou les sangs-froidis, — à qui le monde appartient, disait Machiavel, — resté un enfant, comme un poète de métaphysique, par l’esprit, et un prêtre par le cœur et les habitudes (les prêtres sont toujours des enfants quand ils sont descendus de l’autel), Lamennais n’avait pas grand goût pour la réalité qui le blessait souvent, qui le faisait bondir de souffrance, cette sauvage hermine de Bretagne, et il s’en détournait, se retirant violemment en lui-même, les yeux retournés en dedans et attachés sur une idée, — une idée qui fut la vérité pendant une moitié de sa vie et une erreur pendant l’autre moitié, — mais qui, dans tous les temps, a suffi aux ardeurs et aux aspirations de cette âme désintéressée !
Voilà ce qu’il fut, en effet : une âme désintéressée. Mais, avant ces lettres, de toutes les grandeurs auxquelles il aurait pu prétendre c’eût été la dernière peut-être qu’on eût pensé à lui accorder ! Le 24 mai 1826, écrivant à la comtesse de Seult, un de ces anges d’amitié comme il en passa plusieurs dans sa vie, il se définissait sans regret, sans amertume et même sans tristesse : « un homme pauvre, sans nom, sans place, sans position, à qui bien prenait de ne rien demander aux hommes et de ne vouloir absolument rien d’eux »
; et excepté le sans nom, car la gloire, à cette heure-là, faisait du sien le plus beau qu’il y eût alors en Europe, tout était vrai dans cette définition qu’il donna de lui-même et qui resta vraie, même quand il eut abandonné Dieu pour les hommes. Une âme désintéressée ! Voilà donc ce qu’il fut et continua d’être, ce grand ambitieux trompé et offensé dont on a dit qu’en lui tendant ses lacs de pourpre Rome pouvait le prendre, ce lion superbe ! Il faut voir, au contraire, dans la Correspondance, le peu d’effet que produisit sur lui la note trouvée dans les papiers de Léon XII, qui le désignait pour la plus prochaine promotion au cardinalat. Il n’en ressentit pas le moindre trouble, et ce n’est pas cette haute dignité qu’il regretta, mais ces pauvres biens de quatre sous qu’il n’eut pas davantage : l’indépendance et l’obscurité.
L’ambitieux détruit dans le Lamennais officiel, l’homme de la rancune et de la vengeance croule du coup et disparaît. De même le haineux implacable ; car pourquoi aurait-il haï ? De même le pessimiste envenimé, qu’un critique s’acharna à voir en lui et qui n’y fut jamais. Pessimiste ! lui ! Lamennais ! Il ne l’était pas plus que M. de Lafayette. On n’est pas pessimiste pour dire du mal du règne de Louis-Philippe ! C’était un optimiste bien plutôt, comme le sont tous les entêtés d’espérance. Des vertus chrétiennes qu’il congédia, l’espérance était la seule qu’il eût retenue. C’est elle qui lui fit écrire ce mot d’avenir à la tête de son journal, le plus grand acte de sa vie, et ce fut elle encore qui le fit croire à l’avenir de l’humanité, avec l’obstination d’un utopiste de Bretagne. Après cela, voyez ce qui reste du Lamennais d’auparavant dans tous ces débris ! Et, d’ailleurs, nous ne sommes pas au bout des découvertes de la Correspondance. Sous le masque de lave de la plus impétueuse pensée auquel la réflexion ait jamais attaché ses rides et ses ombres, sous la fière moulure du lutteur le plus redoutable qui ait jamais terrassé l’ennemi, ce n’est pas tout que d’avoir trouvé une âme à laquelle nous ne pouvions guères nous attendre. Sous ce masque imposant, terrifiant, qui n’a jamais souri que comme Oreste, dans l’ironie de la fureur ou dans l’âpre joie du sarcasme, nous allons à présent montrer un esprit auquel certainement on devra moins s’attendre encore.
III
Et cet esprit-là, c’est l’esprit même, — comme on dit en France, — l’esprit, un don, le plus précieux des dons intellectuels, le plus beau diamant qui puisse fermer la couronne du génie et que le génie n’a pas toujours à l’agrafe de sa couronne. Lamennais, le dialecticien Lamennais, sérieux de la gravité du prêtre d’abord, et ensuite du ◀philosophe▶, est, sans contredit, puissant, éloquent, incisif dans ses œuvres ; mais dans le sens français et unique du mot, il faut bien le dire, il n’avait pas prouvé qu’il fût spirituel. Cette légèreté, qui est la plus meurtrière des forces, lui manquait ; cette goutte d’éther qui tue, il ne l’avait point, ou du moins on pouvait croire, d’après ses livres, qu’il ne l’avait pas. Hormis une phrase que nous avons trouvée, il y a quelques années, dans ses Pensées diverses, une phrase charmante sur les sots et dont nous lui avons su un gré infini, nous n’avions rien de Lamennais qui pût faire croire qu’il était spirituel comme de Maistre, par exemple, qui l’est, lui, comme s’il n’était pas Savoyard ! Eh bien, il se rencontre qu’il l’était pourtant ! Il se rencontre que le rêveur breton, que le théologien de La Chesnaie, tenait, par un côté de ses facultés, à la famille de Rivarol et de Voltaire. Sous sa soutane de petit abbé de village comme sous cette plate redingote de ◀philosophe qu’il endossa plus tard, il avait cette grâce de l’esprit qui triomphe de toutes les surfaces, il avait l’étincelle ! mais il l’a gardée pour ses lettres. Elles sont spirituelles, en effet, et elles doivent l’être énormément pour le paraître encore du sein des flammes de tant de colères ; car la colère éteint d’ordinaire l’esprit d’un homme en l’enflammant. La colère peut dilater la verve et emporter à l’éloquence, mais l’esprit s’allume à d’autres sources, et il n’y a que Lamennais peut-être, Lamennais, l’encoléré sublime, qui pût trouver le moyen de mêler aux torrents d’une imprécation presque biblique comme celle qui bouillonne dans ses lettres, cette pointe d’esprit aiguë et subtile qui se plante aux articulations de toutes choses et entre en brillant comme un glaive de cristal !
On ferait un piquant recueil des traits et des mots qui fourmillent dans ces lettres de Lamennais. Lui, cette face chagrine dans ses œuvres, s’éclaire ici parfois d’un mépris joyeux que ne connurent ni Junius, ni Cobbett, les âpres pamphlétaires, moins âpres que lui cependant. Écoutez-le plaisanter pour la première fois : « L’ouragan révolutionnaire — dit-il — emportera tout comme une paille, et puisque cela doit passer, je suis tout disposé à dire : Passe ! Ce sera même assez drôle à voir s’en aller. Imaginez la Charte roulée en cornet et le cornet gonflé en ballon, tel ou tel enlevé dans les airs ! Ils veulent être Dieu, à la bonne heure ! Eh bien, on leur dira : Gloria in excelsis ! »
Un jour qu’il souffre davantage de ses maladies, — une vraie anarchie de santé ! — « Je crois — écrit-il en se ravisant — que j’ai une Charte en moi. »
Un autre jour, à propos des Gallicans qu’il n’aimait pas mieux que la Charte, il écrivait : « Ils en viendront à défendre la messe, par la raison qu’on la dit à Rome. »
Et à propos des grands seigneurs de la Restauration : « Ils ne voient plus dans le pommeau de l’épée de leurs ancêtres qu’une boule à scrutin. »
Dans une autre lettre : « Le mariage seul — dit-il — unit irrévocablement. Or, il n’existe plus de mariage en politique : les souverains et les nations vivent ensemble, voilà tout ! »
Ingénieux jusque dans l’énergie : « Cette pauvre société idiote — s’écrie-t-il en 1827 — qui s’en va à la Morgue, en passant par la Salpêtrière ! »
Et, dans toute la Correspondance, il ne cesse pas d’être de ce tour fringant, même quand il se trompe, car il se trompe parfois, et, par exemple, très souvent sur la monarchie. Il commençait à s’en détacher en 1827, et il croyait que tout le monde était comme lui : « Je ne vois qu’une chose dans le peuple, — écrivait-il à ses amis, — c’est l’indifférence pour tout ce qui rappelle la monarchie. Il ne tient qu’à la religion et à ses prêtres »
, ce qui pouvait être vrai pour la Bretagne, mais ce qui était radicalement faux pour la France.
Lamennais, en disant pareille chose, se mettait son clocher dans l’œil. Seulement, une fois qu’il l’y avait mis, l’aveuglé reprenait son bonheur d’expression : « La monarchie — écrivait-il alors — est condamnée. Le jugement est rendu. On n’attend plus que le bourreau. »
Et ailleurs, dans un ton moins froid et moins hautain, mais qui déshonorait davantage : « La monarchie ! — reprenait-il, — elle est immortelle, comme ce couteau de Jocrisse, qui avait usé cinq lames et trois manches. »
Lancé dans ce ton, il allait toujours. Cependant, quelquefois sa raillerie s’éteignait dans une ironie pleine de tristesse, et c’était cette tristesse qui empoisonnait la morsure : « C’est une houlette qu’il lui fallait — (à Charles X) — et il l’aura peut-être, mais il est triste, à son âge, de devenir berger. »
Certes ! quand on pense à la destinée et au caractère du vieux Roi auquel il souhaitait cette houlette, on peut se dire que la grâce de l’esprit n’a jamais été plus atrocement cruelle !
IV
L’espace nous manque pour citer davantage, autrement nous aurions pu multiplier à l’infini ces citations. Les lettres de Lamennais, spirituelles autant qu’éloquentes, ont dans leur forme détendue quelque chose qu’on n’avait pas vu encore sous la plume opulente, solennelle et passionnée, de leur auteur. D’autres critiques, lors de la publication de M. Forgues, ont cité des passages de la plus merveilleuse éloquence, il est vrai, mais qui étaient dans la donnée du talent connu et presque public de l’homme qui a écrit l’Essai en matière d’indifférence, les Paroles d’un croyant, la Révolution et l’Église, etc. ; ces passages, magnifiques comme expression, n’apprenaient rien de nouveau, ne modifiaient rien de ce qu’on sait sur la manière de Lamennais, et n’avaient le droit d’étonner personne. Ce que nous avons voulu, nous, simplement indiquer, c’est qu’il y avait dans ce livre posthume des qualités et un accent qu’on ne connaissait pas à Lamennais, et qui le faisait différer de lui-même, tout en y ajoutant… La Correspondance de Lamennais répondra, pour les réfuter, à deux idées communes : la première, que cet ardent tribun de l’Église d’abord et ensuite de la démocratie, traité dernièrement encore de pessimiste, de malade et de furieux, par quelqu’un qui se porte très bien probablement, eut une âme ambitieuse et ulcérée ; et la seconde, que l’esprit, cette chose svelte, retroussée, légère, n’entrait pour rien dans la composition de son talent surchargé, grandiose et pompeux.
Question humaine et littéraire maintenant résolue ! Quel que soit le jugement qu’on doive prononcer sur la conduite de Lamennais dans sa rupture avec l’Église, et ce jugement, nous pensons que l’Histoire le fera sévère, la Correspondance n’en entraînera pas moins ces deux erreurs contemporaines sur sa personne. On y verra, du moins, qu’il n’était pas, comme homme, le violent d’âme et de passion égoïste comme on l’avait fait, et que, comme talent, il n’était pas non plus uniquement le violent de couleurs, de mouvement et d’idées, dans lequel on a vu trop exclusivement son génie.