(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes d’Amérique » pp. 95-110
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes d’Amérique » pp. 95-110

Les Femmes d’Amérique

Bellegarrigue, Les Femmes d’Amérique.

Si le nom, assez peu connu, du reste, de Bellegarrigue, n’était pas au front de ce petit livre, on pourrait se demander par qui une pareille… chose a été écrite. Est-ce par Harpagon ? Est-ce par Turcaret ? Est-ce par Diogène ? Car le livre semble porter la marque de ces trois charmantes individualités. Les femmes dont il y est question, les Femmes d’Amérique 13, n’y sont guères qu’un exemple à l’appui d’une incroyable théorie qu’y formule l’auteur, et que la contemplation de la société américaine lui a inspirée. Si, comme on devait naturellement le croire d’après son titre, ce livre sur les femmes d’Amérique n’avait été que de l’observation consciencieuse et exacte, nous n’avons jamais assez aimé, dans les lointains où elle nous apparaît, la société américaine, pour nous irriter contre un daguerréotype impassible et cruel, qui nous montre les femmes de New-York ou de Philadelphie dans leur effroyable réalité. Mais le livre en question a bien d’autres prétentions, vraiment ! L’auteur n’y fait pas seulement le peintre, mais le philosophe, et quel philosophe ! À propos de femmes, il y joue pesamment aux axiomes sociaux, cette fossette des petits garçons philosophiques, et il nous déballe tout un système de morale, monstrueux et bouffon à la fois ; car, dans ce système de comédie, les usuriers à soixante pour cent seraient des saints Vincent de Paul. Comme vous le voyez, c’est assez nouveau… et pour nous autres vieux Européens, qui avons toujours pensé que la morale consistait dans l’abnégation, le désintéressement, le sacrifice, c’est assez impertinent aussi, comme vous allez voir !

Jusqu’ici, en effet, nous n’avions pas encore rencontré, parmi ces moralistes qui ont retourné l’âme humaine comme un gant, d’homme assez bronzé par les idées fausses et l’amour dépravé des énormités pour s’agenouiller publiquement et ventre à terre devant cette affreuse bête, — qui d’ailleurs est si bête, — et qui de temps immémorial s’appelle le Veau d’Or. Nous savions bien, et qui ne le sait ? que beaucoup de gens avaient en secret cette idolâtrie ; mais, quoique nous soyons assez disposés à faire la théorie de nos vices, il ne s’était encore trouvé personne pour faire la théorie de celui-là. L’amour effréné de l’argent a toujours été mis au ban de tous les mépris dans l’Histoire, et même dans l’opinion des nations robustes qui savaient le mieux le gagner. Disons-le à l’honneur de tout le monde, de ce côté-ci de l’hémisphère personne, même parmi ceux que l’or qu’ils remuent dans leurs mains puissantes devrait fasciner, n’aurait voulu penser tout haut que l’amour de l’argent et sa production fussent le dernier mot de la moralité humaine, l’idéal enfin de la perfection absolue pour les individus et pour les peuples. Un poète, il est vrai, Lord Byron, mais Lord Byron malade, spleenétique, agacé, mâchant du mastic et buvant du soda-water, a fait un jour l’éloge osé et peut-être ironique de l’avarice, la passion la plus intellectuelle, disait-il ; ce qui n’est pas une recommandation bien forte pour Bellegarrigue, lequel comprend, lui, l’amour de l’or sous des formes moins concrètes et moins immobiles. Mais à cela près de cette boutade d’un poète, d’un hypocondriaque sublime, plus capricieux qu’une femme et qu’une nuée, on n’avait pas vu un esprit sérieux et honnête, ayant réfléchi seulement deux minutes sur ce qui constitue la beauté ou la grandeur de la vie, proclamer « le tout-puissant écu » comme la religion philosophique (deux mots qui s’étranglent !) la seule éclairée, la seule vraie, la seule qui doive durer dans l’avenir. Une telle théorie de haute impudence manquait au Montfaucon intellectuel du xixe  siècle, où tant de théories pourrissent. Dorénavant, elle n’y manquera plus, et elle ajoutera la supériorité de son infection aux autres miasmes de ce charnier.

Et qu’on ne s’imagine pas qu’ici le dégoût exagère ! Nous n’exagérons pas. L’écu, le tout-puissant écu, dans ce siècle de religions diverses poussées en pleine terre de folies, doit s’établir comme la religion définitive de la Raison et du Progrès, et Bellegarrigue est le Guèbre prosterné de ce soleil nouveau : la pièce de cent sous. Toute la philosophie sociale de ce formidable penseur, qui a pour la pauvre Europe l’insolence d’un homme repu pour un affamé, et qui nous revient d’Amérique enrichi du moins d’une pacotille d’idées générales et d’observations individuelles, — marchandises mêlées dont nous voulons vous montrer les échantillons ; — toute la philosophie sociale de Bellegarrigue, comme il le dit lui-même en un langage digne des mendiants de Callot, consiste « dans la recherche de la monnaie » (textuel). Rien de plus, mais c’est tout à ses yeux. Si, pour lui, l’Américain est le plus grand des peuples, le peuple modèle, que tous les autres devraient imiter, c’est qu’il recherche exclusivement « la monnaie », et que toute la vie des hommes et des femmes pivote sur ce « tout-puissant écu », le seul axe du monde moral ! Encore une fois, il faut citer, pour qu’on nous croie : « La première femme, — dit dogmatiquement Bellegarrigue, page 88 de son volume, — la première femme qui échangea son célibat contre espèces a bien mérité de l’humanité ; car elle a proclamé le grand principe de la paix publique et de la prospérité universelle. » Certes ! voilà une grandeur de mérite dont, malgré la bonne opinion qu’elles peuvent avoir d’elles, ne se doutent pas les gracieuses personnes qui visent, dans tout pays, à un mariage d’intérêt, et font la traite innocente de leur propre chair, comme si elles avaient des lettres de naturalité américaine dans leur poche ! Eh bien, selon Bellegarrigue, c’est le mérite incontestable de toutes les Américaines, sans aucune exception ! Les ayant étudiées tout en les admirant, il nous en donne le délicieux camée suivant, qui a l’inflexibilité et la plénitude d’une définition :

« Les Américaines — dit Bellegarrigue, page 8, — sont des femmes vivant en contemplation d’elles-mêmes, dédaignant les hommes et adorant la monnaie (toujours la monnaie). » Et pour être mieux compris, pour mieux faire briller le diamant de sa découverte psychologique, le foudroyant moraliste ajoute à la page 9, après avoir froncé son terrible front de penseur : « La sensibilité étant inhérente au cœur humain, les Américaines ne l’ont détournée des objets auxquels l’appliquent ordinairement les femmes d’Europe que pour se l’approprier, ce qui revient à dire (bien obligé, nous avions entendu !) qu’au lieu d’aimer extérieurement, elles concentrent leur affection dans elles-mêmes et se l’adjugent exclusivement, s’habituant, en femmes bien avisées et rigoureusement justes, à ne voir dans l’homme qu’un élément de rentes. » Nous ne savons pas si le portrait est ressemblant, mais élément de rentes est bien joli ! et nous pouvons toujours admirer ce coup de pinceau. Seulement, si peu Américain que nous soyons, nous ne voudrions pas outrager les femmes d’Amérique d’un pareil éloge.

En supposant que Bellegarrigue ne le couvre pas de l’obscurité de son nom, il serait curieux de savoir comment un tel éloge serait accepté par les femmes auxquelles on l’adresse, et par les hommes qui, d’ordinaire, les font respecter. Ces hommes eux-mêmes l’accepteront-ils pour leur propre compte ?… Souffriront-ils patiemment qu’on les pose dans le monde et dans les sentiments de leurs femmes comme de simples éléments de rentes, eux si vite cabrés autrefois pour une observation de mistress Trollope ou une plaisanterie de Charles Dickens ? Et s’ils le souffrent, ils sont donc devenus d’un bien excellent caractère ? Quant à nous autres Européens, nous leur serions encore inférieurs en ceci… Vieilles momies qui avons du cœur, et qui voulons que nos femmes en aient, nous n’accepterions pas l’insolent éloge offert à l’Amérique. À part le fond des choses, qui, selon nos ridicules et chers préjugés, déshonore une nation dont on ose les dire, nous ne voudrions pas, même pour la forme, du panégyrique de Bellegarrigue, fût-il une flatterie ! Nous ne voudrions pas sentir, même de loin, la caresse de cette affreuse amabilité !

En effet, son admiration a des manières tellement ingénieuses de se traduire et de s’affirmer, que très souvent on se demande, en le lisant, si l’homme qui a écrit de telles pages, qui brûle un encens de ce fumet pour la plus grande gloire des dames américaines, s’entend lui-même, ou s’il ne serait pas plutôt un mystificateur de premier ordre, un ironique profond, un Masque-de-Fer d’ironie, comme on a prétendu que l’avait été Machiavel-le-Sphinx quand il écrivit la tactique de la Tyrannie. Mais cette hauteur de raillerie impénétrable et glacée ne tenterait qu’un esprit grandiose, et, il faut bien l’avouer, la vulgarité abaissée de l’expression, le style, enfin, cette voix qui trahit un homme quand il aurait tous les déguisements autour de sa pensée, attestent assez haut que Bellegarrigue est sérieux, qu’il est naïf dans sa dégradante apothéose. Il est de bonne foi comme un peintre qui verrait et peindrait les objets à la renverse, et qui soutiendrait qu’ils sont d’aplomb et à leur place ; car c’est ainsi que, dans tout le cours de son livre, il ne manque pas de procéder.

Voyez plutôt ! les preuves abondent. Dès le début de ce livre inouï, l’auteur, pour honorer les Américaines, se met tranquillement à les comparer à ces misérables prostituées de France, dont la lâcheté de nos mœurs a cru voiler élégamment l’ignominie en les appelant des lorettes : « Ce type, chez nous (la lorette), — dit-il, aux pages 8 et 9, — n’est que le modèle d’une catégorie féminine. Il n’exprime qu’une classe et ne représente qu’un parti, parti brillant, à la vérité, plein d’audace et affranchi de préjugés, mais auquel le sexe, en général, ne veut pas être assimilé. Moins scrupuleuses, les Américaines ont accepté le type à titre universel, et c’est pour cela que j’en fais ici une propriété nationale de cet excentrique pays… » Et il ajoute, pour l’apaisement d’un scrupule : « Je ne veux pas dire que les Américaines répugnent au mariage et, occupant le côté officieux de la vie civile, se livrent par profession à l’exploitation de l’homme et changent en rapports de contrebande les relations légitimes des sexes… mais j’avoue que le divorce, sous le régime duquel elles vivent, peut, aux yeux de bien des gens, ressembler aux inconstances des Américaines de Paris… » Et, de fait, il a raison ; elles ont le divorce, les Américaines d’Amérique ! Le divorce, que Bellegarrigue, dans son style mécanique, appelle un mariage à soupape, pour l’opposer au mariage en cul-de-sac, ainsi qu’il nomme ignoblement la sainte indissolubilité du mariage contracté, en vue des enfants, pour l’éternité, devant Dieu.

Et ce n’est que le début, cela, de toutes les admirations étranges dont le livre est plein, de ces admirations qui, pour nous, Européens, semblent s’exclure ou se suicider. Être des lorettes du mariage à soupape ou du concubinage légalisé, voilà, pour Bellegarrigue, l’honneur des femmes américaines. Voici pour les hommes, à présent ! La gloire et la force du peuple américain, c’est la bâtardise : « La transplantation des races européennes — dit-il, l’anti-Européen, — a eu pour premier effet sinon de dissoudre entièrement, au moins d’affaiblir le principe de la famille. » Et plus bas, devenant plus explicite, il ajoute : « Le passage de l’Européen outre-mer a toujours eu pour cause une protestation contre l’autorité paternelle, une déclaration d’indépendance individuelle, une sorte d’assimilation à l’état de bâtardise. » Et le singulier penseur, qui lit l’histoire les yeux retournés, non seulement ne voit pas les conséquences éloignées du vice originel de l’Amérique, mais, lui qui parle tant de réalité, il ne voit pas même les réalités présentes ; car, à l’heure qu’il est, tout le monde sait, sans avoir eu besoin d’aller en Amérique, que le peuple américain est un peu gêné en ce moment par son heureuse bâtardise ; que la question de l’indigénat est une des plus grosses questions qui aient jamais été agitées dans les États de l’Union, et que cette question n’est pas autre chose que la nécessité — sous peine de dissolution complète — de se faire une espèce de légitimité contre l’envahissement croissant de toutes les bâtardises de l’Europe, contre le flot montant des immondices qu’elle rejette ! Les Américains, que Bellegarrigue a des manières très particulières à lui d’adorer, ne pensent donc pas, sur ce qui fait leur force et leur gloire, comme leur audacieux et compromettant panégyriste. Il est douteux aussi — du moins, nous le croyons, — qu’ils admettent sans un modeste embarras la conclusion, logiquement très bonne, mais historiquement suspecte, que Bellegarrigue sait tirer de cette absence de la famille aux États-Unis : « L’autorité paternelle — dit-il — ayant abdiqué en Amérique, sinon en totalité, du moins en grande partie, il est arrivé que la famille n’y existe pas… et que l’extrême civilisation autorise les mœurs à ressaisir la simplicité de l’état sauvage. »

Mais cet éloge, une fois jeté en passant, des Américains, qui ne sont pas l’objet spécial du livre, l’auteur revient aux femmes d’Amérique ; car sans la femme, nous dit-il avec une galanterie vraiment philosophique, la masculinité ne serait pas ! et dans cette absence féconde et bienfaisante de la famille, il nous montre ce qui la remplace avec une si grande supériorité. Ce sont des maisons d’éducation gigantesques, où les élèves, en dehors des classes, jouissent d’une liberté illimitée. Le grand moraliste américain appelle cela : « Apprendre la vie ! Dans de pareils établissements, — ajoute-t-il, page 19, avec une délicatesse bien touchante, — les jeunes misses ont des chances pour ne pas s’ennuyer. D’autres diraient pour se corrompre ; mais ce dernier mot manque de sens moral en Amérique. »

Or, dans ces maisons où l’on ne s’ennuie pas, et que Bellegarrigue appelle des maisons d’éducation précisément parce que l’éducation — l’instruction du cœur — y est nulle, on traite le cerveau des jeunes filles comme un cerveau d’homme. On le bourre de toutes les connaissances positives qui mettent leur plomb sur les ailes fragiles de l’imagination et de la Rêverie, et c’est ainsi qu’on fait de ces jeunes filles les ravissants monstres d’orgueil et d’égoïsme matériel qui, à dix-huit ans, ne voient plus dans l’homme — dans l’homme, qu’on a la bêtise d’aimer en Europe, — autre chose « qu’un fait monnayé dont la valeur est nulle, s’il ne s’agit pas de la mettre en portefeuille (page 65). » Il est vrai que, pour le penseur vigoureux auquel nous avons affaire aujourd’hui, l’Orgueil est la plus haute des vertus, et l’Égoïsme matériel la plus haute des intelligences. Comme vous le voyez, de telles affirmations ressemblent à une gageure, et à une gageure qui n’a pas coûté de grandes entorses de cerveau au triste esprit qui l’a risquée ! Il a suffi de prendre le contrepied de tout ce qui est admis et salué comme la vérité dans le monde, depuis qu’il existe, et le tour qu’on voulait faire a été fait.

Nous pourrions multiplier les citations du livre, mais nous pensons que nous en avons dit suffisamment et que le lecteur en a assez, de cette pensée et de ce style. Bellegarrigue, qui, certes ! n’a rien de commun avec Alcibiade, semble, comme Alcibiade, avoir voulu couper la queue de son chien dans son petit livre à outrance sur les Femmes d’Amérique. Mais son chien se moque de lui ; sa queue frétille. Un vieux paradoxe n’est plus un paradoxe Bellegarrigue a raté l’originalité qu’il visait. On le connaît. On l’a déjà vu. C’est un homme foule. Il est vulgaire comme un passant, et un passant déjà passé, car son livre est de 1853. Et qui en a parlé ?… Personne. Le peintre des Femmes d’Amérique est tout simplement un homme qui a lu Rousseau, qui traduit l’Émile dans un français… américain… qui, la main sur le cœur, l’honnête homme ! affirme l’excellence de la nature humaine, qui pense que toute direction morale comme tout gouvernement politique est un abus, et que l’adoration de l’homme par l’homme, ou de la femme par la femme, et la satisfaction de tous les besoins, n’importe à quel prix ! est le seul but raisonnable de la vie. C’est un de ces esprits qui croient que le nombre fait la loi morale : « La vertu, — dit-il à la page 16, — la vertu se compose de tous les vices autorisés. » Un pareil homme est depuis longtemps usé sur toutes ses faces. Il porte les noms de tous les matérialistes du xviiie  siècle et de tous les panthéistes du xixe . Il s’appelle légion. Il a appliqué plus ou moins légèrement des idées faites à l’Amérique et à ses femmes, mais, lui qui parle de l’individualité, de sa grandeur et de ses droits, avec l’orgueil ivre de l’eau qu’il a troublée, on cherche en vain celle de son esprit… on ne la trouve pas !

Et nous avons dit : légèrement. Comment, eux, les Américains, diront-ils ?… Leur nouvel historienne nous fait point l’effet d’un cerveau de taille à inventer un monde ; mais on dirait pourtant qu’il a ce genre d’invention qui s’appelle hâblerie dans le vocabulaire des voyageurs. C’est peut-être là un faux semblant ; mais, si les faits qu’il rapporte sont tous vrais, il en ébranle un peu la vérité par les conclusions qu’il en tire. Qu’on nous permette encore cette dernière citation ! « L’orgueil de l’Américain, cette vertu suprême, est si grand qu’il n’est plus vulnérable ni à la louange ni à l’injure… » — (Et ; par parenthèse, tant mieux pour Bellegarrigue ! si on lit son livre en Amérique.) — Or, pour montrer à quel point cet orgueil est stoïquement invulnérable, il nous raconte une éloquente anecdote, dans laquelle il ne casse pas la cuisse d’Épictète, mais crache un jour par inadvertance sur un Américain qui passait, et qui ne se retourna même pas. « J’admirai — dit-il — dans ce simple détail, dans cette indifférence profonde, toute la superbe résumée de ce grand peuple. » Et, cependant, malgré l’anecdote, que nous acceptons parce que nous sommes trop Européen pour ne pas être poli, ce grand peuple, indifférent et superbe, n’est pas si bien encore pétrifié par l’orgueil qu’il ne pratique le terrible duel au fusil et qu’il ne se boxe dans ses assemblées législatives, ou ne s’y tire des coups de pistolet à bout portant !

Mais qu’importe, du reste ? Nous n’avons nullement à défendre l’Amérique contre l’étrange fanatisme de son peintre… Qu’ils s’arrangent entre eux ! Seulement, nous ne craignons pas d’affirmer que si les choses, les hommes, et particulièrement les femmes, sont en Amérique ce que Bellegarrigue les représente, c’est le plus abominable pays qui ait jamais existé. Nous savions bien, comme tout le monde, que c’est le pays de la matière, du travail, du négoce, de l’industrie, une forge d’enragés Cyclopes, mais nous savions aussi que dans sa limaille de fer et sa poussière de charbon il poussait de temps en temps un écrivain, un poète, un rêveur, une jeune fille qui n’était pas miss Martineau. Aujourd’hui, s’il faut s’en rapporter à ce voyageur, qui traite familièrement les poètes de détraqués, il n’est plus rien de tout cela, ou, si cette terre du Progrès, de la Raison positive et de l’Argent, s’oublie encore à produire de ces choses misérables et charmantes, si elle a encore de ces distractions, tout fait espérer que sous peu le progrès l’emportera, et qu’elle marchera à l’accomplissement de la seule mission qu’il y ait pour l’humanité sur la terre : « Faire des écus et les employer à en faire d’autres, pour que la femme, cette lorette du concubinage légalisé, les dépense ! » Telle est, selon Bellegarrigue, la destination de l’homme fait à l’image de Dieu. En Europe, ceci s’appellerait du cynisme. Nous avons parlé de Diogène, mais que disions-nous ? Diogène est un spiritualiste ; il n’avait pas pour la matière et ses jouissances les goûts hardis de Bellegarrigue, dont l’unique mesure intellectuelle et morale est l’argent, et dont l’épouvantable théorie nous donnerait le droit de le mépriser lui-même s’il n’est pas, à cette heure, riche comme un nabab.

Quant aux Américains, que depuis longtemps les philosophes de l’École radicale s’obstinent à regarder comme le peuple de l’avenir qui doit renouveler tous les autres, s’ils sont peints ressemblants dans ce livre scandaleux, écrit à leur gloire, l’Europe peut être bien tranquille. Elle peut ne pas rougir d’elle-même en les regardant, et affronter la rivalité. Ce n’est pas avec de tel sang qu’on rajeunira ses vieilles veines Des penseurs malappris, confondant la vitalité morale d’un peuple avec la nouveauté de ses institutions politiques, nous parlent sans cesse de la jeunesse des Américains, comme s’ils n’étaient pas aussi vieux que nous, — comme si la décrépitude européenne ils ne l’avaient pas emportée, ces fils de vieillards, en quittant le sol de leurs pères ! Est-ce que, d’ailleurs, leur foi en l’argent, leur amour de l’argent, pour lequel on les exalte, n’est pas une passion de vieillard ? Est-ce enfin avec ce matérialisme effréné qu’on peut ranimer des peuples, mourants — comme meurent toujours les peuples ! — de Matérialisme ?

« Quand le colossal et terrible matérialisme romain se fut développé dans l’empire, — dit un écrivain qui n’est pas suspect, Henri Heine, — il y eut une réaction nécessaire et bienfaisante du dogme chrétien. » Et le Spiritualisme sauva le monde ! Que si les Américains, malgré leur activité et leur énorme génie industriel, ne sont pourtant que les matérialistes immondes, les insolents et orgueilleux gagneurs d’argent de Bellegarrigue, ils ne sont ni ne valent les Barbares ; car les Barbares étaient, eux ! vraiment des peuples jeunes, chez lesquels ce qui sauve les peuples en les régénérant, la Spiritualité, débordait !