(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre V. Un livre de Renan et un livre sur Renan » pp. 53-59
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre V. Un livre de Renan et un livre sur Renan » pp. 53-59

Chapitre V.
Un livre de Renan et un livre sur Renan

I

« Feuilles détachées », dernières feuilles laissées par M. Renan, feuilles rattachées plutôt, sans lien notable, sinon certes sans raison. À la différence d’écrivains de souffle court, qui s’assurent l’illusion d’avoir produit des livres pour ce qu’ils font paginer à la suite des fantaisies étonnées de revivre, M. Renan a créé assez d’œuvres pour qu’on lui permette la joie de faire paraître, de temps en temps, un livre né sans peine, par les soins du seul éditeur. Et puis, son cas est unique, ou presque. De quel autre pourrait-on citer des articles de journaux, célèbres cinq ou dix ans après leur publication ?

Ce volume de mélange inclut : un supplément à la première partie, armoricaine, des Souvenirs de jeunesse ; les relations du Dîner celtique, avec les allocutions prononcées à d’autres diners : chez les Félibres, à Bréhat, etc. ; des discours d’Académie (Réponse à M. Claretie), de Sorbonne (sur la langue française), de cimetière (pour M. Havet), ou d’inauguration de statues (Brizeux, About, etc.) ; diverses chroniques sur d’illustres sujets ; enfin les articles sur la Tentation de saint Antoine, sur Amiel, l’Examen de conscience philosophique et la Préface, ces quatre morceaux diversement considérables.

On l’a déclarée exquise, cette préface, et, Le Temps la publiant, on s’est assez généralement dispensé de lire plus long.

Elle n’est que curieuse ; les idées essentielles qu’on y trouve rapidement formulées sont à d’autres pages du livre développées avec plus de suite et de consistance ; il est piquant de noter que M. Renan s’y assure pour la postérité une bibliographie bien faite, dont il donne la clef ; il met en garde contre les supercheries cléricales éventuelles.

L’Examen de conscience philosophique rassemble sur l’univers connaissable, sur les infinis possibles, sur l’amour, lien ombilical avec la nature, sur l’excellence logiquement nécessaire du monde, sur Dieu, — ce Dieu fuyant, improbable, discuté et finalement admis comme après ballottage, — des idées que par ses dialogues, ses essais, préfaces, etc., on savait déjà être celles de ce penseur. C’est à cette méditation qu’il suffirait presque de recourir pour retrouver la philosophie de M. Renan. Les philosophes n’en font guère cas, et dans l’histoire des philosophies petite sera sa place. Elle sera immense dans l’histoire de la pensée.

Renan est un penseur, non un philosophe, parce qu’il n’a pas la préoccupation systématisatrice et dogmatrice qui domine les cerveaux philosophiques. La pensée de M. Renan est celle d’un grand savant, très lettré, très réfléchi et très sain.

Certes, ce qui le caractérise n’est ni l’esprit anticlérical, ni l’esprit sceptique ou ironique, c’est l’esprit scientifique. Avant tout M. Renan est un savant, point seulement un penseur méditant sur la science. Celle-ci, pratiquée patiemment, a apporté une unité à sa vie, et une unité non limitée, car dans la science rien ne se perd, et, dans l’effort heureux, on a conscience de continuer, de couronner les efforts du passé, de capitaliser en même temps pour l’avenir. La science a libéré l’esprit de Renan de sa discipline d’enfance ; elle lui a appris à douter pour la vérité.

Ce doute scientifique n’est point pénible. C’est l’attente, avec la certitude escomptée que le résultat sera, dans le futur, réalisé, et que le travail minuscule d’aujourd’hui hâte sa réalisation. Consolante, même joyeuse, assurance. M. Renan est gai, se permet des récréations dans son labeur. Il ne comprend point le pessimisme, ni Amiel, qui est un raté pour lui. Trop réussi comme raté, disait Corbière, — trop réussi pour qu’il n’émeuve point un peu M. Renan, qui, d’ailleurs, se rassérène avec des solutions assez inquiétantes. « Qu’est-ce qui sauve ? — Eh, mon Dieu ! c’est ce qui donne à chacun son motif de vivre… au plus bas degré, la morphine et l’alcool. » Ibsen a dit le mensonge vital, moins allègrement. « Reste la douleur. L’homme peut toujours s’y soustraire. » En attendant, de la gaieté.

II

M. Gabriel Séailles, poursuivant ses travaux monographiques, après un premier volume sur le Vinci, publie un Ernest Renan, sous-intitulé, comme déjà le précédent tome : « Essai de biographie psychologique ». M. Séailles marque par la répétition invariée de cette étiquette qu’il entend faire figure originale d’historien. Et cette volonté d’une critique nouvelle semble louable assurément.

Une réserve : Qu’est-ce qu’une biographie, si ce n’est l’histoire d’une âme ? Qu’est-ce donc qu’une biographie qui ne serait pas psychologique ? M. Séailles veut-il dire qu’il ne se satisfera pas à rapprocher des anecdotes sur son héros ? On l’estime trop pour en douter. — Il veut, des œuvres et des manifestations de Renan, déduire son caractère. L’effort n’est pas nouveau, mais dans l’espèce il est involontairement dénué de sincérité. Je m’explique. Les historiens consciencieux s’avouent impuissants à savoir autre chose que des états de civilisation, des ensembles de mœurs. Ils renoncent à atteindre l’individu. Une biographie de Louis VI, par M. Untel (je pourrais mettre ici des noms respectables), n’est pas de l’histoire, parce que ne peut être scientifiquement établie. L’état des esprits sous Louis VI, comment sous son règne on vivait, on mangeait, on priait, cela est étudiable. — Mais, hors la certitude scientifique, il y a la probabilité. On peut cerner, au moins de loin, la vérité. Il y faut un esprit désintéressé. M. Séailles ne l’a pas apporté.

Son livre, plein d’intérêt d’ailleurs et de lyrisme, est un livre d’éreintement. Cela apparaît en cent pages. Je n’en donnerai qu’une preuve. Il ne se peut pas (je sais trop quel délicat est l’auteur) qu’il ne soit pas ravi du charme unique et clair de l’Eau de Jouvence, par exemple. Or il ne fait qu’en blaguer la philosophie. Est-ce assez ?

Il constate : Renan a posé son bonheur dans la science, comme dans la science toute assurance sociale. — Or la science a fait faillite, comme dit l’autre. Et Renan aussi a fait faillite : le scepticisme est la banqueroute du dogmatisme.

Pourquoi les choses apparaissent-elles autrement à des personnes non prévenues ? Elles reconnaissent un esprit intelligent et travailleur, un esprit probe qui ne veut pas se laisser imposer de vérité du dehors, soit un esprit cartésien : sur le doute provisoire, que bâtir ? Une philosophie a priori ? Pourquoi ? Pour recommencer une métaphysique, un Platon moins dégagé ? Est-ce que nous ne sommes pas au siècle où les laboratoires et les bibliothèques imposent des conquêtes ? Renan fera de la science. Il en fait, et M. Séailles est bien ménager des éloges à ses travaux. Les Origines du Christianisme, l’Histoire d’Israël, est-ce si peu, sans compter le reste ?

Le savant a droit à une retraite, c’est la philosophie. Quand il a fait ses découvertes ou ses livres durables, qu’il s’appelle Berthelot ou Renan, il a le droit de s’accouder et de songer. Renan — et Dieu sait que ce n’est ni paresse, ni inintelligence — a philosophé en sceptique, moralisé en dilettante. C’était son droit ; c’était son devoir, si sa conscience le lui dictait.

Là-dessus, son biographe regimbe. Pour deux raisons, qu’il désavouera.

1º M. Séailles s’estime un libre esprit, c’est tout de même un professeur de l’école, et même un des meilleurs maîtres excitateurs. Il s’est accoutumé à des philosophies-systèmes, où tout s’enchaîne de l’abord à l’issue. Les Allemands disent constructions. Notez que ce n’est pas la forme classique de la philosophie, c’en est la forme universitaire. Et alors la pensée libre de Renan, qui croit à beaucoup de vérités, lui semble nulle de par ses recherches variées et sa richesse même.

2º M. Séailles (malgré l’adresse de certaines parenthèses plutôt anticléricales) est un esprit empreint de religiosité. L’apostasie loyale de Renan, le succès de la Vie de Jésus parmi les pharmaciens de province l’ont choqué. La forme de sa biographie rappelle dès lors constamment celle des Études, si intéressantes, mais si partiales, publiées par les P. de la Société de Jésus. Et ce n’est pas sans tristesse qu’on voit M. Séailles complimenté par les petits jeunes du Bock Idéal et de l’Esprit nouveau, qui sont au juste des calotins.

Bref, l’ouvrage est inspiré et conduit par un parti pris, et, ce qui est plus pénible, un parti pris rétrograde. On sent que l’auteur a lu ses textes, pointant en marge tous les passages pouvant servir au dénigrement de Renan.

Le ton et le tour ont le charme d’une éloquence, familière d’abord, et qui s’enflamme aux objections qu’elle-même se pose. Une page de M. Séailles, c’est un duel d’un esprit généreux avec lui-même. Rien n’est plus « prenant ». Les esprits sans résistance seront heureux de se laisser prendre par lui.