Voltaire et le président de Brosses, ou Une intrigue académique au XVIIIe siècle.
Je suppose, pour ne pas être injuste, qu’on a présent à l’esprit Le Siècle de Louis XIV, l’Histoire de Charles XII, ce qu’il y a d’inspiration chevaleresque dans la tragédie de Tancrède, l’Épître à Horace, Les Tu et les Vous, Le Mondain, Les Systèmes, les jolies stances : Si vous voulez que j’aime encore… ; je suppose qu’on a relu, il n’y a pas longtemps, bon nombre de ces jugements littéraires exquis et naturels, rapides et définitifs, qui sont partout semés dans la correspondance de Voltaire et dans toutes ses œuvres, et, bien assuré alors qu’il ne saurait y avoir d’incertitude sur l’admiration si due au plus vif esprit et au plus merveilleux talent, je serai moins embarrassé à parler de l’homme et à le montrer dans ses misères.
Voltaire revenait de Berlin où il était allé étourdiment se mettre dans l’antre du lion ; l’aventure de Francfort était faite pour le rendre méfiant, en même temps que l’éclat de cette brouille avec Frédéric le faisait paraître à tous plus dangereux encore. Il était fort indécis sur le choix d’une retraite ; on le voit successivement à Strasbourg (août 1783), à Colmar, à l’abbaye de Senones, à Plombières dans les Vosges, puis derechef à Colmar ; il tâtait de loin, sur son compte, l’opinion de Paris, et, en attendant, il cherchait un pays de frontière pour s’y asseoir en liberté. Une année se passa ainsi dans l’observation et dans l’inquiétude : il avait soixante ans. Il se rendit à Lyon, en novembre 1754, pour y conférer avec son ami le maréchal de Richelieu ; le froid accueil qu’il y reçut de l’archevêque, le cardinal de Tencin, oncle pourtant de son ami d’Argentai, lui fit sentir à quel point il était compromis en cour de France, C’est alors qu’il prit le parti de se rendre incontinent en Suisse avec sa nièce. Il s’établit d’abord à Lausanne, puis aux Délices aux portes de Genève. Ces premières années de séjour en Suisse sont marquées par beaucoup de joie, de gaieté ; Voltaire sent qu’il est redevenu libre ; il se mêle à la vie du pays, et y fait accepter la sienne ; il fait jouer chez lui la comédie, la tragédie, et trouve sous sa main des acteurs de société, et point du tout mauvais, pour les principaux rôles de ses pièces. En même temps il se remet en correspondance étroite avec ses amis de Paris, et se lie plus particulièrement avec d’Alembert, avec lequel il engage un commerce de lettres qui ne cessera plus. Cette correspondance de Voltaire avec d’Alembert est essentielle pour avoir la clef de sa vie ; il faut la lire à part et dans toute sa suite, telle qu’elle a été donnée dans les anciennes éditions, et non pas telle qu’elle a été publiée dans l’édition Beuchot où elle est fondue dans la Correspondance générale. La vie de Voltaire est une comédie : la correspondance avec d’Alembert nous en fait voir les coulisses et le fond ; le reste n’est plus ou moins que de l’avant-scène.
Voltaire, à peine assis en Suisse, envoie à d’Alembert
des articles pour l’Encyclopédie, qui se poursuivait jusque-là
avec concert et sans trop d’obstacles. Il lui donne d’excellents conseils
littéraires sur la méthode à suivre dans une semblable entreprise, mais il ne
tarde pas à y mêler des conseils plus généraux et d’un autre ordre ; par
exemple : « Pendant la guerre des parlements et des évêques, les gens
raisonnables ont beau jeu, et vous aurez le loisir de farcir l’Encyclopédie de vérités qu’on n’eût pas osé dire il y a vingt
ans ; quand les pédants se battent, les philosophes▶ triomphent. »
Les tracasseries commencent. D’Alembert, qui a fait l’article Genève dans l’Encyclopédie et qui a révoqué en doute
la foi sincère en Jésus-Christ des ministres protestants, soulève l’opinion à
Genève, et Voltaire, qui est sur les lieux, s’en ressent. Il écrit pourtant, à
d’Alembert : « Ne vous rétractez jamais, et ne paraissez pas céder à ces
misérables en renonçant à l’Encyclopédie. »
D’Alembert, en effet, est dégoûté, et l’entreprise commence à rencontrer à Paris
une opposition sérieuse. Ici Voltaire, tandis qu’il mène en Suisse une vie de
grand seigneur et d’homme en apparence tout occupé des seuls plaisirs de
l’esprit, se montre, dans ses lettres à d’Alembert, l’organisateur ardent de
tout ce qui est du ressort et de l’intérêt de la cause commune. À chaque
instant, c’est le fervent zélateur, le grand maître ou le général en chef qui
harangue ses lieutenants, desquels d’Alembert est là-bas le premier :
Je ne conçois pas comment tous ceux qui travaillent (à l’Encyclopédie) ne s’assemblent pas et ne déclarent pas qu’ils renonceront à tout si on ne les soutient… Faites un corps, messieurs ; un corps est toujours respectable… Ameutez-vous, et vous serez les maîtres.
J’ai dit qu’à la mort de Montesquieu l’armée des gens de lettres n’était pas encore debout ni enrégimentée : c’est à la mettre sur pied que travaille ardemment Voltaire.
Voltaire jeune a été seul, sans partisans, sans appui ; ce souvenir de sa vie si
souvent brisée et agitée lui a fait sentir l’importance d’avoir à soi un parti
et une armée ; il les voudrait organiser de loin sans trop aller au feu de sa
personne ; il y pousse d’Alembert et ses amis. L’Encyclopédie,
qui rallie les gens de lettres, lui paraît une excellente occasion ; quand
l’existence de cette grosse machine est menacée, il ne parle que de mettre,
tous, l’épée à la main et de faire « un bataillon carré »
pour la
défendre. En attendant, il mène large et joyeuse vie dans ses maisons de
campagne aux bords du lac ; il donne à dîner à ces mêmes ministres de Genève
dont d’Alembert a blessé la susceptibilité et la conscience : « Ce n’est
pas tout de se moquer d’eux, écrit-il, il faut encore être poli. Moquez-vous
de tout, et soyez gai. »
D’Alembert, d’un autre côté, moins pétulant mais plus fixe, jouant sec et serré,
retient Voltaire et le maintient ; souvent excité par lui, il l’excite à son
tour s’il le voit faiblir, et le remonte ; il l’irrite par ses petites passions
et fomente avec soin ses colères ; il lui recommande nommément ses victimes.
Toute cette correspondance est laide ; elle sent la secte et le complot, la
confrérie et la société secrète ; de quelque point de vue qu’on l’envisage, elle
ne fait point honneur à des hommes qui érigent le mensonge en principe, et qui
partent du mépris de leurs semblables comme de la première condition pour les
éclairer : « Éclairez et méprisez le genre
humain ! »
Triste mot d’ordre, et c’est le leur.
— « Marchez toujours en ricanant, mes frères, dans
le chemin de la vérité ! »
C’est le refrain perpétuel.
Mais Voltaire, qui y a été pris plus d’une fois, pense
à se mettre en garde. Sa maison des Délices est bien voisine
de Genève, et il ne serait pas glorieux pour lui qu’après avoir été sous la
griffe d’un roi à Berlin, il retombât sous celle d’une petite république et de
ses bourgeois souverains : « J’ai une maison dans le voisinage, qui me
coûte plus de cent mille francs aujourd’hui, écrit-il en janvier 1757 ; on
n’a point démoli ma maison. »
Cela prouve du moins que l’idée qu’on
pût lui faire quelque mauvais parti lui était venue. C’est alors qu’il songe à
s’assurer plus d’un gîte et à tenir le pays en plus d’un endroit : il acquiert
la terre de. Ferney (octobre 1758) ; et, dans le même temps, il s’adresse au
président de Brosses pour lui proposer d’acheter de lui, sous une forme ou sous
une autre, sa terre de Tourney, qui est à l’extrême frontière de la
Franche-Comté, et qui lui donnait un pied en France. Il lui fait la proposition
comme voisin et par manière de fantaisie :
Vous n’êtes pas homme à faire valoir votre terre de Tourney ; votre fermier Chouet en est dégoûté, et demande à résilier son bail. Voulez-vous me vendre votre terre à vie ? Je suis vieux et malade ; je sais bien que je fais un mauvais marché ; mais ce marché vous sera utile et me sera agréable. Voici quelles seraient les conditions que ma fantaisie, qui m’a toujours conduit, soumet à votre prudence.
Et il propose un petit contrat tout engageant et tout idéal. Le
président répond à ses propositions point par point, avec exactitude et
précision, en homme d’affaires et en y mêlant de l’homme d’esprit ; il touche
très bien l’endroit délicat, et qui fait désirer à Voltaire de n’être pas tout
entier à la merci de Genève : « Il faut être chez soi… Il ne faut pas
être chez les autres… Vous ne sauriez croire combien cette république me
fait aimer les monarchies. »
À la réponse précise et catégorique du
président, Voltaire semble oublier ce qu’il a proposé
lui-même ; il recule, il hésite, et substitue comme par négligence d’autres
propositions aux premières. Il ajoute pourtant :
Je persiste toujours dans le dessein d’avoir des possessions en France, en Suisse, à Genève, et même en Savoie. On dit, je ne sais où, qu’on ne peut servir deux maîtres ; j’en veux avoir quatre pour n’en avoir point du tout, et pour jouir pleinement du plus bel apanage de la nature humaine, qu’on nomme liberté.
Quand, après quelques débats, le marché fut conclu et que Voltaire eut acheté à vie le château et la terre de Tourney avec les droits seigneuriaux et les privilèges, il revient plus d’une fois sur cette idée que son indépendance est désormais complète et assurée. Thieriot venait de le féliciter d’avoir joint Ferney aux Délices, et d’avoir pied en deux endroits :
Vous vous trompez, lui répond joyeusement Voltaire, j’ai quatre pattes au lieu de deux : un pied à Lausanne, dans une très belle maison, pour l’hiver ; un pied aux Délices, près de Genève, où la bonne compagnie vient me voir : voilà pour les pieds de devant. Ceux de derrière sont à Ferney et dans le comté de Tourney, que j’ai acheté par bail emphytéotique du président de Brosses.
Une légère ivresse le prend, à se voir si savamment et si politiquement arrondi, et à cheval, comme un baron émancipé, sur tant de frontières ; c’est pour le coup qu’il bondit et fait des gambades :
Si vous allez dans le pays du pape, écrit-il à d’Alembert, passez par chez nous. Vous verrez que les prédicants de Genève respectent les tours de Ferney, les fossés de Tourney, et même les jardins des Délices. — Écrivez-moi par la poste, et mettez hardiment : À Voltaire, gentilhomme ordinaire du Roi, au château de Ferney, par Genève ; car c’est à Ferney que je vais demeurer quelques semaines. Nous avons Tourney pour jouer la comédie, et les Délices sont la troisième corde à notre arc. Il faut toujours que les ◀philosophes▶ aient deux ou trois trous sous terre, contre les chiens qui courent après eux.
En faisant son marché avec le président de Brosses, Voltaire a
stipulé expressément qu’il jouirait de tous les droits seigneuriaux de Tourney ;
on le voit en ce temps signer quelques-unes de ses lettres : Voltaire, comte de Tourney. Il a deux curés à ses ordres, et il en
jouit : « J’ai deux curés dont je suis assez content. Je ruine l’un, je
fais l’aumône à l’autre. »
Et encore : « Mes curés reçoivent
mes ordres, et les prédicants genevois n’osent me regarder en
face. »
Une furieuse tempête s’élève à Paris contre les
encyclopédistes ; d’Alembert quitte décidément l’entreprise ; Palissot va mettre
sur la scène les ◀philosophes▶ ; mais Voltaire qui, dès son entrée en possession,
a fait bâtir un petit théâtre à Tourney, et qui y fait jouer la comédie pour
narguer Genève et Rousseau, s’écrie dans son exaltation et son triomphe :
« Si quelqu’un est en souci de savoir ce que je fais dans mes
chaumières, et s’il me dit : Que fais-tu là, maraud ? je
lui réponds : Je règne ; et j’ajoute que je plains les
esclaves. »
Le zèle du ◀philosophe▶ disparaît ici et se confond dans
l’orgueil du riche. Voltaire a le bonheur insolent.
Ce moment est décisif dans la vie de Voltaire, et signale en effet son véritable avènement à la monarchie littéraire universelle : il règne et régnera durant les vingt années qui lui restent encore à vivre ; mais nous n’avons aujourd’hui qu’à le suivre dans sa relation avec le président de Brosses avec qui il est entré en affaires d’intérêts.
La correspondance de tous deux, publiée par M. Foisset en 1836, a produit sous
les yeux du lecteur toutes les pièces du procès. J’ai dit qu’après quelques
débats sur les termes du marché, Voltaire acheta du président
la terre et le château de Tourney sa vie durant ; il avait de
grands projets d’abattre, de reconstruire et d’embellir, et il s’y fait aussitôt
avec sa vivacité naturelle, en commençant comme de juste par le théâtre. Il
avait été stipulé que Voltaire userait de tout en bon usufruitier, et comme
ferait un bon père de famille, ménageant les arbres qui étaient sur pied, et se
modérant lui-même dans ses devis, dans ses plans d’embellissements et d’avenues.
Je fais grâce des pièces authentiques que chacun peut lire, et je ne vais qu’à
l’esprit des choses. Il faut convenir que cette vente viagère, qui se faisait
sous forme extérieure de bail à vie, prêtait à bien des chicanes, du moment
qu’on en voulait faire ; c’était un bail bien enchevêtré. À peine entré en
possession, Voltaire commence, sous tous les prétextes, à recourir au Président
et à le harceler : il est curieux de voir, dans cette suite de lettres, comme
les intérêts de l’humanité et du genre humain interviennent et sont toujours
invoqués à côté des intérêts particuliers les plus minces. Le curé de Moëns,
paroisse voisine de Ferney, a soutenu un procès à Dijon contre les pauvres de sa
paroisse, qui se croyaient en possession de je ne sais quelle dîme (bien que,
d’après l’ancien droit, une communauté d’habitants fût incapable de posséder une
dîme) ; Voltaire prend feu, il fait appel au président : « Ayez
compassion des malheureux, vous n’êtes pas prêtre. Voyez, au nom de
l’humanité, ce qu’on peut faire pour les idiots de Ferney. Instruisez-moi,
je vous en conjure. »
Les idiots de Ferney,
c’est-à-dire les paroissiens ; notez cette perpétuelle et cruelle méthode de
mépriser ceux qu’on prétend servir, et de substituer l’insolente satisfaction de
l’orgueil en lieu et place de l’humaine charité. À côté de cela, Voltaire n’a
garde d’oublier quatre mille petits ceps de Bourgogne que le Président doit lui
envoyer, et s’il peut même, au lieu
de quatre mille
auxquels il a droit, en tirer cinq mille, il n’en sera pas fâché : « Pour
Dieu ! quatre mille ceps, et plutôt cinq mille ! vous gagnerez le centuple.
Je ne veux que le bien de la chose ; ce sera votre fils qui en boira le vin
avec vous. »
Ces gentillesses, entremêlées de tiraillements et de méfiances sur les avantages du marché, sont perpétuelles. Le président le rassure du mieux qu’il peut :
Nous avons traité en gentilshommes et en gens du monde, non en procureurs ni en gens de chicane. De votre côté, vous êtes incapable d’user de ceci autrement qu’en galant homme, comme vous feriez de votre propre bien patrimonial, en bon propriétaire et bon père de famille. Ainsi, fiez-vous à moi, je me fie à vous ; que les deux mots soient dits pour jamais entre nous.
Mais les choses ne vont point ainsi. Voltaire ne se laisse point tranquilliser, et il n’est point d’humeur à laisser les autres tranquilles :
Je lis et je relis votre contrat, et plus je le relis, plus je vois que vous m’avez dicté la loi en vainqueur ; mais j’en suis fort aise ; j’aime à embellir les lieux que j’habite, et je fais à la fois votre bien et mon plaisir. J’ai déjà ordonné qu’on jetât à bas la moitié du château, et qu’on changeât l’autre.
Il veut, au château, des fossés grands et réguliers, des ponts
tournants ; il abat sans pitié les vieux arbres : « Vos arbres de Dodone
seront mieux employés à ces embellissements qu’à chauffer la ville de
Genève. »
Cependant les gens d’affaires qui sont sur les lieux, le
notaire M. Girod (grand-oncle de M. Girod de l’Ain), avertissent le président.
Celui-ci ne se presse pas ; on est convenu de faire un inventaire et une
reconnaissance de la terre. Au moment où les gens d’affaires vont commencer
cette reconnaissance, Voltaire coupe court et l’élude. Il propose au président
d’acheter tout de
bon sa terre, non plus à vie, mais
à perpétuité ; tant que ce nouveau projet, qui n’est qu’un leurre, est sur le
tapis, la reconnaissance ne se fait pas, et il gagne du temps pour changer
l’état des lieux avant qu’on ait constaté le point de départ. Cette ruse de
tactique est très sensible quand on lit la suite des pièces.
Si on ne lisait qu’une ou deux de ces lettres et sans y faire grande attention, on pourrait dire que cette mobilité de Voltaire est très naturelle à un homme d’esprit et d’imagination comme lui, qu’il n’est pas maître de la retenir, et qu’il n’y faut voir qu’une erreur de ses nerfs. Mais, à y regarder de plus près, on distingue très bien que c’est une inquiétude à la fois nerveuse et intéressée qui le possède ; il sait à merveille pourquoi il fait tous ces maniements et remaniements au contrat ; il a l’air de citer comme textuels des articles qu’il sait ne point exister et que de parti pris il altère. Il plaide, il chicane, il crie tout d’abord, le tout pour ne point payer aux gens du Domaine le demi-droit de mutation.
Il en écrit au président, il le somme d’agir comme si le président était convenu avec lui de le faire exempter du payement de ce demi-droit (qui n’avait rien de commun avec l’exemption d’impôt foncier et les autres franchises maintenues à la terre de Tourney). Voltaire, qui ne veut point payer, affecte de tout confondre, et il remue ciel et terre plutôt que de céder :
Il faut se remuer, se trémousser, agir, parler et l’emporter (Voilà bien sa devise). J’ai embelli Tourney, j’ai amélioré la terre ; mais je brûlerai tout, si on me vole le moindre de mes droits. Je suis Suisse, je n’entends point raison quand on me vexe. J’ai de quoi vivre sans Tourney, et j’aime mieux y laisser croître des ronces que d’y être persécuté.
Le voilà redevenu Suisse quand il s’agit de ne point payer à Tourney, tandis qu’à Genève il reste seigneur et comte de Tourney, et recevant les honneurs comme tel.
Ces honneurs sont une grande affaire. Le jour où Voltaire a fait son entrée seigneuriale en son château de Tourney, il était en habit de gala, avec ses deux nièces (Mme de Fontaine et Mme Denis), toutes en diamants ; le curé l’avait harangué, le fermier lui avait offert un repas splendide, les sujets avaient fait des décharges de mousqueterie, et tiré boîtes, canons, grenades ; on avait emprunté pour cela l’artillerie de Genève et l’homme pour la servir. Les filles avaient apporté des oranges dans des corbeilles garnies de rubans. Tout cela est bien, le cas est beau et triomphant ; mais si, à quelques mois de là, le seigneur haut-justicier se trouve responsable des frais pour une affaire criminelle supportée par un des sujets dans un petit endroit appelé La Perrière, sur le territoire de Genève, Voltaire prétendra que ce lieu de La Perrière ne relève point de la terre de Tourney, et que le délit qu’y a pu commettre son sujet, et très mauvais sujet, ne le concerne en rien. Il travaillera à dépouiller sa terre d’un droit plutôt que de payer ce qui est la conséquence de ce droit. Il faut voir, ces jours-là, comme il a renoncé philosophiquement à tout privilège du seigneur :
Plus je connais cette terre, et plus je vois qu’il ne faut songer qu’au rural et très peu au seigneurial. Mon occupation est d’améliorer tout ; et je ne songe à faire pendre personne. Un honneur qui ne produit rien est un bien pauvre honneur au pied du mont Jura… Voilà une belle ambition d’être seigneur du trou de Jeannot-Lapin !
Jamais esprit ne s’est transformé plus habilement, et ne s’est retourné plus vite à vue d’œil selon son intérêt.
Et c’est toujours en homme lésé et dupé, en homme généreux et désintéressé, ne visant qu’au bien d’autrui et ne marchandant pas d’ailleurs son plaisir, que Voltaire fait des siennes dans cette terre de Tourney, et qu’il se passe tous ses dégâts et toutes ses lésines :
Je mets mon plaisir à rendre fertile un pays qui ne l’était guère, et je croirai, en mourant, n’avoir point de reproches à me faire de l’emploi de ma fortune… Je continue très certainement à faire le bien de la terre en agrandissant les prés aux dépens de quelques arbres… J’ai tout lieu de me flatter que vous ne me troublerez pas dans les services que je vous rends, à vous et votre famille.
Au moment le plus vif de la contestation, il poussera la
bouffonnerie et la parodie jusqu’à dire : « J’ai fait le bien pour
l’amour du bien même, et le ciel m’en récompensera ; je vivrai longtemps,
parce que j’aime la justice. »
On ne peut tout dire en détail, et il faut bien en venir à la plus grosse et à la misérable affaire qui fit la rupture. Lorsque Voltaire prit possession de Tourney (décembre 1758), il y avait des coupes de bois antérieurement faites et vendues par le président à un paysan du lieu, marchand de bois de son état, nommé Charlot Baudy. Un jour que Voltaire, causant avec le président, se plaignait de manquer de bois de chauffage, le président lui indiqua Charlot comme pouvant lui en procurer sur place, et il se chargea lui-même d’en parler à l’homme : de là livraison à Voltaire par ledit Charlot de quatorze moules de bois, mesure du pays. Le bois livré et brûlé, l’envie prit à Voltaire de ne le point payer au marchand et de supposer que le président le lui devait ou le lui avait donné en cadeau. Cette chétive affaire, qui vint couronner les autres, prit des proportions extrêmes par l’opiniâtreté de Voltaire et la mauvaise foi qu’il mit à défendre son dire. Mais, au moment où elle allait éclater et où déjà le président lui avait écrit une lettre polie et ferme, Voltaire, selon un procédé qui lui était habituel, se jeta dans une question plus générale, et qui semblait intéresser l’humanité :
Il ne s’agit plus ici, monsieur, écrivait-il de Ferney (30 janvier 1761), il ne s’agit plus de Charles Baudy et de quatre moules de bois (notez comme, sans en avoir l’air, il glisse quatre au lieu de quatorze), il est question du bien public, de la vengeance du sang répandu, de la ruine d’un homme que vous protégez, du crime d’un curé qui est le fléau de la province, et du sacrilège joint à l’assassinat…
Hélas ! ce mot de curé nous dit tout : ce n’était
qu’une autre passion chez Voltaire, qui venait à la traverse, et qui suspendait
un moment l’autre passion moins forte et moins emportée. Ce curé, qui était
toujours celui du village de Moëns, avait eu, il paraît, un tort grave, en
faisant bâtonner par des paysans apostés le fils d’un habitant notable, un soir
que le jeune homme sortait de chez une femme de mauvaise vie. Mais Voltaire ne
voulait pas seulement réparation et justice, il voulait du bruit ; dans une
lettre à d’Alembert de cette date, il nous dit le secret de son acharnement,
lorsqu’il écrit cette affreuse parole : « Je m’occupe à faire aller un
prêtre aux galères. »
Après avoir cherché assez inutilement à mettre
M. de Brosses en mouvement pour cette affaire qui flattait sa passion dominante
et sa haine, Voltaire revint à sa passion plus sourde, aux quatorze moules de
bois et à l’avarice. Et puis il avait été piqué. Dans la lettre très sage que le
président lui répondait sur l’affaire du curé de Moëns et sur le mauvais effet,
en pareil cas, des déclamations extra-judicielles, il y avait
un mot final qui se rapportait à ces malheureux fagots : « Je ne pense
pas, lui disait M. de Brosses, qu’on ait jamais ouï dire qu’on ait fait à
personne un présent de quatorze moules de bois, si ce n’est à un couvent de
Capucins. »
Voltaire comparé à un couvent de Capucins, au moment où
il
menaçait un prêtre des galères ! Il y avait de
quoi le faire damner et lui donner toute sa colère et toute sa rage.
Il entra alors dans un de ces accès violents auxquels il avait le malheur de
toujours céder. Il écrivit à tous ses amis du parlement de Bourgogne pour les
prendre comme arbitres entre le président et lui. Dans l’exposé qu’il leur
envoyait et où il mêlait des choses fort diverses, il dénaturait les faits, il
les falsifiait à son gré, et mentait hardiment selon la facilité détestable
qu’il en avait contractée. À l’entendre, c’était à son corps défendant qu’il
était amené à une telle querelle. Fi donc ! un écrivain comme lui descendre à
ces misères ! Et comme il était occupé, en ce temps, de son Commentaire sur Corneille : « Corneille, s’écriait-il, me
reproche de le quitter pour des fagots. »
Passant toutes les limites
dans son invective contre le président, il en venait aux menaces :
« Qu’il tremble ! il ne s’agit plus de le rendre ridicule, il s’agit
de le déshonorer. »
C’est ainsi qu’il s’apprêtait
à mettre en jeu contre son ennemi toutes les ressources d’un grand esprit
furibond et sans droiture.
Une lettre qu’il écrivit dans ce train d’idées au président, lui valut une réponse qui restera mémorable dans l’histoire de sa vie, et qu’il faut mettre à côté de la noble lettre que le grand Haller lui adressa un jour pour faire cesser les manèges et les intrigues où il essayait de l’immiscer :
Souvenez-vous, monsieur, lui disait de Brosses, des avis prudents que je vous ai ci-devant donnés en conversation, lorsqu’en me racontât les traverses de votre vie, vous ajoutâtes que vous étiez d’un caractère naturellement insolent. Je vous ai donné mon amitié ; une marque que je ne l’ai pas retirée, c’est l’avertissement que je vous donne encore de ne jamais écrire dans vos moments d’aliénation d’esprit, pour n’avoir pas à rougir dans votre bon sens de ce que vous avez fait pendant le délire.
Et après un exposé de l’état vrai de leurs relations premières :
Il faut être prophète pour savoir si un marché à vie est bon ou mauvais : ceci dépend de l’événement. Je désire, en vérité, de très bon cœur, que votre jouissance soit longue, et que vous puissiez continuer encore trente ans à illustrer votre siècle : car, malgré vos faiblesses, vous resterez toujours un très grand homme… dans vos écrits. Je voudrais seulement que vous missiez dans votre cœur le demi-quart de la morale et de la philosophie qu’ils contiennent.
Sur la demande d’arbitrage, le président déclare qu’il n’y a pas lieu : Voltaire doit les quatorze moules de bois au marchand qui les lui a livrés, et, s’il ne les paye, ledit marchand et paysan le fera assigner, voilà tout :
De vous à moi il n’y a rien, et, faute d’affaires, point d’arbitrage. C’est le sentiment de M. le premier président, de M. de Ruffoy, et de nos autres amis communs que vous citez, et qui ne peuvent s’empêcher de lever les épaules en voyant un homme si riche et si illustre se tourmenter à tel excès pour ne pas payer à un paysan 280 livres pour du bois de chauffage qu’il a fourni. Voulez-vous faire ici le second tome de l’histoire de M. de Gauffecourt, à qui vous ne vouliez pas payer une chaise de poste que vous aviez achetée de lui ? En vérité, je gémis pour l’humanité de voir un si grand génie avec un cœur si petit, sans cesse tiraillé par des misères de jalousie ou de lésine. C’est vous-même qui empoisonnez une vie si bien faite d’ailleurs pour être heureuse. Lisez souvent la lettre de M. Haller, elle est très sage.
Voltaire avait insinué que le président comptait sur son crédit pour l’en accabler lui, ou un jour sa nièce et héritière, devant les tribunaux ; à quoi le président répond comme un homme accoutumé à siéger sur les fleurs de lis :
C’est très hors de propos que vous insistez sur le crédit que vous dites que j’ai dans les tribunaux. Je ne sais ce que c’est que le crédit en pareil cas, et encore moins ce que c’est que d’en faire usage. Il ne convient pas de parler ainsi : soyez assez sage à l’avenir pour ne rien dire de pareil à un magistrat.
Toute cette réponse de M. de Brosses fut écrite en marge même de la lettre insolente de Voltaire auquel il renvoya le tout, et avec ce dernier mot pour compliment :
Tenez-vous pour dit de ne m’écrire plus ni sur cette matière, ni surtout de ce ton. — Je vous fais, monsieur, le souhait de Perse : Mens sana in corpore sano 20.
Pour en finir avec les impressions que fait naître cette affaire, je dirai que peut-être, à certains moments, le président fut un peu strict, et se montra plus juste que généreux. Il me semble que, dans ses lettres à Voltaire, et quand il est question des chances plus ou moins favorables du marché à vie, il revient un peu trop fréquemment sur l’éventualité, toujours désagréable, de la mort. Mais quant au fond et à l’exactitude du procédé, on ne saurait rien lui contester ; et, dans son insistance finale, il fut poussé lui-même à bout par les importunités incessantes et le jeu hypocrite de son adversaire. — J’ajouterai qu’après la mort de tous deux, Mme Denis, alors Mme Duvivier, héritière de Voltaire, dut payer au fils de M. de Brosses une somme de quarante mille francs environ, après estimation faite par les experts des diverses dégradations et détériorations qu’avait subies la propriété ; ce qui prouve que Voltaire n’avait pas ménagé l’usufruit.
Tout cet éclat passé et non oublié, Voltaire reste donc propriétaire à vie et
usufruitier de Tourney, mais il s’en dégoûte bientôt et n’est plus et ne veut
plus être que le patriarche de Ferney. Des années s’écoulent ; on est en 1770 ;
il meurt coup sur coup quantité d’académiciens, Moncrif, le président Hénault,
l’abbé Alary ; Mairan lui-même est bien malade et va les suivre. Les candidats
abondent. Le président de Brosses a l’idée
bien
naturelle de se présenter pour remplacer le président Hénault ; mais ici il
retrouve Voltaire. On lui avait dit dans le temps de sa querelle :
« Prenez garde ! c’est un homme dangereux ! »
À quoi il avait
répondu :
Et à cause de cela faut-il donc le laisser être méchant impunément ? Ce sont, au contraire, ces sortes de gens-là qu’il faut châtier. Je ne le crains pas ; je n’ai pas fait le Pompignan. On l’admire, parce qu’il fait d’excellents vers. Sans doute il les fait excellents ; mais ce sont ses vers qu’il faut admirer. Je les admire aussi, mais je mépriserai sa personne s’il la rend méprisable.
Il avait pourtant oublié ce qu’un honnête homme oublie si aisément, c’est que l’adversaire peut avoir recours au mensonge et à la calomnie. Voltaire ne s’en fit faute. D’Alembert et lui s’étaient de plus en plus ligués et confédérés durant ces neuf années. Voltaire avait réalisé son vœu :
Je voudrais que les ◀philosophes▶ pussent faire un corps d’initiés, et je mourrais content. — Ô Frères, soyez unis ! — Que les ◀philosophes véritables fassent une confrérie comme les francs-maçons, qu’ils s’assemblent, qu’ils se soutiennent, qu’ils soient fidèles à la confrérie, et alors je me fais brûler pour eux. — Non, mais je ferai brûler ou du moins exclure qui je voudrai. »
— Au premier vent qu’eut Voltaire de la candidature du président de Brosses, il écrivit à d’Alembert (10 décembre 1770) :
On dit que le président de Brosses se présente. Je sais qu’outre les Fétiches et les Terres australes, il a fait un livre sur les langues, dans lequel ce qu’il a pillé est assez bon, et ce qui est de lui détestable.
Je lui ai d’ailleurs envoyé une consultation de neuf avocats, qui tous concluaient que je pouvais l’arguer de dol à son propre parlement (faux). Il a eu un procédé bien vilain avec moi, et j’ai encore la lettre dans laquelle il m’écrit en mots couverts que, si je le poursuis, il pourra me dénoncer comme auteur d’ouvrages suspects que je n’ai certainement point faits (faux). Je puis produire ces belles choses à l’Académie, et je ne crois pas qu’un tel homme vous convienne.
D’Alembert, comme tout homme de parti,
sans examiner, sans discuter, entre dans la prévention de son chef et confrère.
Le plus grand crime aux yeux de toute confrérie et de tout parti est de ne pas
en être. Rester indépendant et faire bande à part
21, surtout quand on a été tout à côté,
cela équivaut presque, à dénoncer et à trahir. Le président de Brosses, qui
touchait par plus d’un point à l’école philosophique, n’avait pas fait alliance
avec elle, et s’était refusé même à entrer dans la ligue. Lorsqu’il avait publié
son mémoire sur le culte idolâtrique des Fétiches, Voltaire,
se hâtant d’y voir plus que le président n’avait prétendu y laisser paraître,
lui avait écrit : « Je trouve que les anti-fétichiers
devraient être unis comme l’étaient autrefois les initiés ; mais ils se
mangent les uns les autres. »
Le mot était jeté à propos d’une
affaire très secondaire et comme en courant ; on n’a l’air que de plaisanter,
et, en attendant, l’on tâte son monde. Le président n’avait pas donné dans
l’ouverture et avait fait la sourde oreille. C’était assez pour que les chefs de
l’ordre, ceux même qui n’avaient nul grief personnel contre lui, se crussent
dispensés à son égard, dans l’occasion, de tout procédé et de toute justice.
D’Alembert s’empresse d’avertir Voltaire que le président compte en effet
beaucoup de partisans dans l’Académie ; il s’agit donc à tout prix de les
détacher. Dans toutes les lettres de cette date, il n’est question entre eux que
du plat président, du président nasillonneur, du petit persécuteur nasillonneur, du fripon de président. On cherche qui on lui opposera avec
succès. On songe à un M. Marin, secrétaire général de la Librairie, et que
Beaumarchais a stigmatisé depuis
dans ses Mémoires ; on songe à l’abbé Delille, alors bien jeune, et qui
venait de traduire les Géorgiques : « Si vous ne le
prenez pas, dit Voltaire, ne pourriez-vous pas avoir quelque espèce de grand
seigneur ? »
Il s’agit non seulement d’écarter de Brosses, mais de
le dégoûter pour toujours. Voltaire fait jouer toutes ses
machines ; on essaie, en son nom, de ralentir et d’intimider le docte
Foncemagne, qui pousse le président. Voltaire écrit lettre sur lettre au
maréchal de Richelieu, qui le favorise également : « Vous ne le
connaissez point du tout, et moi je le connais pour m’avoir trompé, pour
m’avoir ennuyé, et pour m’avoir voulu dénoncer. »
Trouvant de la
résistance à son vœu d’exclusion, Voltaire autorise enfin d’Alembert à dire de
sa part tout ce qu’il voudra ; il lui donne carte blanche et procuration pour
fulminer au besoin, en son nom, tous les anathèmes : « Je passe le
Rubicon pour chasser le nasillonneur délateur et persécuteur ; et je déclare que je serai obligé de renoncer à ma place, si on
lui en donne une
. J’ai si peu de temps à vivre, que
je ne dois point craindre la guerre. »
J’abrège ces ignominies. L’excommunication eut son plein effet ; on nomma aux quatre places vacantes M. de Roquelaure, évêque de Senlis, l’historien Gaillard, le prince de Beauvau et l’abbé Arnaud. Le président de Brosses, pour n’avoir pas voulu faire cadeau à Voltaire des quatorze moules de bois livrés par Charlot Baudy, ne put jamais être de l’Académie française ; et (ce qui est plus grave) sa mémoire, a l’heure qu’il est, resterait encore entachée de ces odieuses imputations de dol, insinuées avec tant d’impudeur par Voltaire, si la correspondance mise au jour ne montrait nettement de quel côté est l’honnête homme, de quel côté le calomniateur et le menteur.
Notez que ces calomnies secrètes et dites à l’oreille
de tant de gens n’empêchèrent pas, cinq ans après, Voltaire renouant avec
M. de Brosses, devenu alors premier président du parlement de Bourgogne, de lui
écrire au sujet de quelque affaire qu’il lui recommandait (novembre 1776) :
« Pour moi, à l’âge où je suis, je n’ai d’autre intérêt que celui de
mourir dans vos bonnes grâces. »
Littérairement, de Brosses eut une fois à juger Voltaire ; c’est à la fin de sa
Vie de Salluste, et il le fit avec équité, sans qu’on y
puisse découvrir trace de ressentiment. Parlant des écrivains latins qui
imitèrent le style de Salluste et forcèrent sa manière, il fait un retour sur
les écrivains modernes qui se piquent aussi d’imiter les deux plus beaux esprits
du siècle (Fontenelle et Voltaire), et qui veulent prendre notamment à ce
dernier « le ton philosophique, la manière brillante, rapide,
superficielle, le style tranchant, découpé, heurté ; les idées mises en
antithèses et si souvent étonnées de se trouver ensemble. Mais celui-ci,
s’empresse-t-il d’ajouter de Voltaire, le plus grand coloriste qui fut
jamais, le plus agréable et le plus séduisant, a sa manière propre qui
n’appartient qu’à lui, qu’il a seul la magie de faire passer, quoiqu’il
emploie toujours la même à tant de sujets divers lorsqu’ils en demanderaient
une autre. C’est un original unique, qui produit un grand nombre de faibles
copistes »
. Si de Brosses accorde beaucoup trop à Voltaire quand il
l’appelle le plus grand coloriste du monde, il touche très juste en observant
qu’il applique indifféremment la même manière à tous les ordres de sujets.
Voltaire, en effet, n’a qu’une prose : que ce soit une histoire, un roman, une
lettre qu’il écrive, il y porte le même ton.
Il faut une morale à tout ; il en faut surtout à un point d’étude qui est si
affligeant et qui a pour résultat d’étaler à nu les laideurs et les vices de
l’âme, associables
avec les plus beaux dons de
l’esprit. Ma morale serait donc (et je ne sais si, en la dégageant, je ne songe
pas involontairement à quelques-uns des beaux esprits d’un temps plus voisin, à
quelques-uns des héritiers mêmes de Voltaire), ma morale, c’est qu’en ayant tous
nos défauts, le pire de tous encore est de ne pas être sincère, véridique, et de
se rompre à mentir. « Le mensonge n’est un vice que quand il fait du mal,
écrivait Voltaire à Thieriot ; c’est une très grande vertu quand il fait du
bien. »
Il ne songeait, en écrivant ainsi, qu’à désavouer son Enfant prodigue et à tâcher que l’ouvrage ne passât point pour
être de lui : « Si vous avez mis Sauveau du secret, ajoutait-il,
mettez-le du mensonge. Mentez, mes amis, mentez, je vous le rendrai dans
l’occasion. »
Quand on joue ainsi de bonne heure et si gaiement avec
le mensonge, il nous devient un instrument trop facile dans toutes nos
passions ; la calomnie n’est qu’un mensonge de plus ; c’est une arme qui tente ;
tout menteur l’a dans le fourreau, et on ne résiste pas à s’en servir, surtout
quand l’ennemi n’en saura rien. Nous nous flattons de valoir beaucoup mieux à
cet égard que les chefs de l’école encyclopédique ; je crains fort pourtant que
dans toutes les coalitions et confédérations d’école, de secte et de parti, les
hommes ne se ressemblent aujourd’hui comme alors, et qu’ils ne se permettent, à
leur manière et dans leur mesure, autant qu’ils le peuvent et autant qu’ils
l’osent, ce que se refusaient si peu Voltaire et d’Alembert. Être sincère et de
bonne foi, fût-ce dans notre erreur, ce serait déjà avoir beaucoup fait pour
éviter le mal et pour conserver l’honnête homme en nous. Quant à Voltaire, il
est impossible, lorsqu’on le connaît bien et qu’on l’a vu en ses divers accès,
de le prendre pour autre chose que pour un démon de grâce, d’esprit, et bien
souvent aussi (il faut le dire) de bon sens et de
raison, pour un élément aveugle et brillant, souvent lumineux, un météore qui
ne se conduit pas, plutôt que pour une personne humaine et morale. Je
comparerais encore de tels esprits à des arbres dont il faut savoir choisir et
savourer les fruits ; mais n’allez jamais vous asseoir sous leur ombre22.