(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Henri Heine »
/ 2067
(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Henri Heine »

Henri Heine

I15

La maison Lévy a commencé par les deux volumes : De l’Allemagne, la publication des œuvres complètes de Henri Heine, si impatiemment désirée de tous ceux qui, dans ce temps de prose, ont le courage et l’esprit d’aimer la poésie. On se rappelle l’impression animée et profonde que fit autrefois cet ouvrage sur l’Allemagne, qui continuait, en le persiflant, le livre de madame de Staël. Tout en était nouveau, ardent de jeunesse et de génie, enivrant, enivré, audacieux d’une immense audace, cette herbe si rare que les honnêtes moutons de Dindenaut ne broutent pas, mais qu’ils aiment assez à voir brouter. Après des années, c’est par cet ouvrage sur son pays, sur l’Allemagne, que Henri Heine, mûri par la réflexion et par la souffrance, nous introduit à ses œuvres complètes, à l’ensemble de ses pensées, et voilà que nous trouvons, mêlés à un talent suprême, de telles modifications, de tels changements dans le fond même des choses et de l’intelligence, que la Critique — cette jaugeuse des forces spirituelles, qui met la main sur la tête et le cœur des hommes à travers les œuvres, — est obligée de s’y arrêter.

Et, en effet, c’est une conversion de la pensée de son auteur, ou une transformation, — comme on voudra, — que ce livre de Heine, repris en sous-œuvre, diminué par un côté, augmenté par l’autre, démenti par un troisième, et portant la trace, l’enrichissante trace de tous les atterrissements et de toutes les alluvions de la vie ! C’est un jalon, planté magnifiquement et avec une franchise d’une noblesse plus haute que le talent, à nos yeux, dans un champ où, pour sa récompense et pour sa gloire, Heine trouvé le genre d’inspiration qui convient le mieux à son génie, — à son génie qu’il a pris jusqu’ici à contre-sens de sa nature, comme bien des poètes, du reste, ces enfants gâtés et terribles, si souvent inconscients de leurs facultés et capricieux comme la puissance !

Lui seul peut-être pouvait s’y tromper à ce point et nous faire illusion encore. Lui seul, en sa qualité de grand poète, pouvait renverser ses facultés sans les briser, — comme cette Hérodiade du portail de la cathédrale de Rouen, qui danse sur la tête et qui n’en paraît aux yeux d’Hérode qu’une plus grande danseuse ! Henri Heine est un génie éminemment tendre, nuancé des plus ravissantes et (dans le sens religieux) des plus divines mélancolies, chez qui le sourire et même le rire trempent dans les larmes, et les larmes se rosent de sang… C’est une âme d’une si grande puissance de rêverie et d’un désir si amoureux du bonheur, que l’on peut dire qu’elle est faite pour le Paradis tel que les chrétiens le conçoivent, comme les fleurs sont faites pour habiter l’air et la lumière. C’est une nature moderne, une de ces natures de nos derniers temps, malades, tant elles sont spirituelles ! (Car c’est encore Heine qui a dit le premier que tous les grands spirituels étaient malades, qu’ils avaient tous au flanc — plus ou moins — la plaie éternelle.) C’est enfin un de ces sublimes Ennuyés de la vie, un de ces Antées de la jouissance humaine qui ont touché et mordu cette poussière, et, à cause de cela, doivent un jour remonter vers Dieu ! Oui ! voilà certainement, pour qui le connaît bien, Henri Heine tel qu’il a été dès sa jeunesse, tel qu’il est de constitution et d’essence, malgré lui-même, malgré l’Allemagne, malgré les Universités, malgré Hegel, malgré tous les milieux qu’il a traversés et qui l’ont dominé, quoiqu’ils lui fussent très inférieurs. Et cependant ce tendre génie, ce rêveur épris jusqu’à l’angoisse de toutes les béatitudes, ce poète aussi intimement religieux de tempérament que Klopstock, nous l’avons vu, pendant vingt ans, navrant spectacle ! siffler dans la clef forée et rouillée de Voltaire, avec des lèvres lumineuses, plus dignes que celles d’Alain Chartier de recevoir le baiser des reines ! Cet Hamlet de la poésie douloureuse du xixe  siècle a eu le cœur d’abandonner sa pâle Ophélie, qui n’était malade et un peu folle que d’amour, pour une folle complète, la Philosophie athée des universités allemandes, pour l’affreux squelette vide de la logique d’Hegel le Fossoyeur ! Au lieu de rester ce qu’il était, un délicieux poète, d’une puissante suavité, un filleul des fées, une voix mystérieuse planant sur le monde comme la voix de la symphonie pastorale de Beethoven, il n’a plus été que l’écho d’inspirations grotesquement hideuses, un carbonaro germanique à tu et à toi avec les carbonari de tous les pays, un jacobin de littérature, par désespoir de n’être pas un jacobin politique, un vulgaire étudiant à béret rouge, en attendant que le béret fût un bonnet de même couleur !

Vieille, triste et presque ridicule histoire ! Elle a beau se renouveler chaque jour, elle n’est pas pour cela plus compréhensible… Pourquoi le Génie ne se juge-t-il pas ? pourquoi ne sait-il pas s’employer dans toute la largeur de son étoffe ?… Le Génie voit tout, excepté lui, et c’est ainsi qu’il préfère tant de choses inférieures à son trésor, pour lui seul invisible. Dans son temps, Milton, l’Homère anglais, fut le scribe de ce grossier brasseur qui brassa si bien l’Angleterre ! Byron se fit dandy. Heine, lui, s’est fait jacobin, voltairien, hégélien, radical, philosophe. C’est philosophe qu’il s’est préféré. Comme ce jeune Jérusalem dont il nous parle quelque part, et sans lequel (j’en demande bien pardon à Goethe !) le pistolet de Werther aurait probablement raté, il s’est tiré ce coup de pistolet dans la tête, mais la balle de la philosophie était si creuse qu’elle ne l’a pas tué, Dieu merci ! et que nous avons encore de beaux fragments de ce grand poète, qui s’est manqué, en recommençant trente-six fois. Ah ! certes ! il fallait qu’il eût, comme on dit, la poésie bien furieusement chevillée dans l’âme, pour que l’effroyable philosophie à laquelle il s’est livré ne l’en ait pas arrachée ; car, de toutes les philosophies, il s’est donné à la plus aride, à la plus horrible, à la plus vaine ! à celle qui devait le plus épouvanter et dégoûter tous ses instincts. Il n’a pas cherché le corsage de la femme dans la syrène ; les écailles de la bête lui ont suffi. Il y a des philosophies qui sont presque, des poésies sans rhythme, il y a des métaphysiques qui ont un côté idéal, grandiose, religieux, et ce n’est pas pour rien sans doute qu’on parle des ailes d’or de la pensée de Platon. Oui ! il y a toujours eu de ces philosophies dans le monde ; il y en avait, même en Allemagne, du temps de la jeunesse de Heine. Schelling existait, — un grand poète en métaphysique ! — un panthéiste aussi comme les autres, mais un panthéiste auquel les Imaginations puissantes sont tentées de tout pardonner. C’est lui, Schelling, qui écrivait, tout philosophe qu’il fût, cette réserve sublime : « Il est impossible de se tirer de l’explication du monde sans la chute. L’univers n’est pas issu de l’absolu, comme un fleuve sort de sa source ou comme une plante de son germe ; il s’en est détaché et tombé… » Et il symbolisa son idée par l’enlèvement de Proserpine. C’est lui qui disait encore : « Tel que l’éclair sort d’une nuée sombre et éclate par sa propre force, éclate du sein de Dieu une Affirmation infinie… » Certes ! puisque Henri Heine voulait désaltérer un esprit, divinement souffrant, qui n’aurait dû boire que ses larmes, dans les eaux troubles et courantes de ces philosophies qui passent si vite en Allemagne et tout à coup y tarissent, on peut se demander pourquoi il n’est pas allé à M. de Schelling, attiré par la sympathie des grandes facultés fraternelles ? Comme ce doux Hylas, aimé d’Hercule, dont il avait alors spirituellement la beauté vierge, s’il eût été entraîné au sein du torrent amer, il fût tombé au moins dans une onde que le soleil aurait tiédie, et la Nature, glorifiée par Schelling, l’aurait reçu dans ses bras de déesse, comme les nymphes y reçurent Hylas. Mais non ! ce n’est point à M. de Schelling qu’il est allé, ce n’est pas vers les flots fascinants d’une rayonnante philosophie qu’il a incliné son amphore !

Par un contraste inexplicable, il a choisi Hegel, le triste Hegel et son monstrueux prosaïsme, — Hegel l’antipoète, l’antechrist de toute poésie, qui a osé écrire que « la nature n’est rien en soi, qu’il n’y a rien de réel en elle que le mouvement de l’idée », et qui, répliquant à Kant préoccupé d’un soleil central pour les étoiles que l’astronomie devait un jour découvrir, ne craignit pas de répondre : « Il n’y a point de raison dans les rapports des étoiles entre elles ; elles appartiennent à la répulsion formelle. Figurations brillantes qui ne sont pas plus admirables qu’une éruption cutanée ou que la multitude des mouches ! » Voilà, le croira-t-on ? le philosophe et la philosophie auxquels le poète a suspendu sa liane amoureuse. Phénomène qui touche à la dépravation ! Ce n’est pas même l’amour de la mort ; car la mort peut tenter un poète, la mort est quelque chose encore de la vie : elle en est l’image silencieuse, immobile et glacée, et un grand poète peut vouloir être le Pygmalion de cette Galathée funèbre. Mais la philosophie de Hegel n’est pas même la mort de la vie : elle en est la négation, l’absence, le néant, l’impossibilité ! En vérité, on ne le répétera jamais assez : qu’était donc Heine à l’origine pour avoir résisté vingt-cinq ans à la philosophie hégélienne, pour être resté si longtemps dans les bras de cette Goule du Néant et n’y avoir pas été dévoré jusqu’à la dernière fibre, — la fibre harmonieuse de ce cœur de poète qui sait chanter sous la morsure de tous les vautours de la vie ? Ce qu’il était ? Il était vraiment de race immortelle ! Selon nous, c’est incontestablement le premier poète allemand depuis la mort de Goethe ; c’est le premier poète européen depuis Byron. Seulement, lorsque la Critique a dit cela, elle n’a pas tout dit ; elle n’est pas consolée. Elle sait qu’elle a un deuil à porter… La Critique, — qui voit le ravage fait par les idées fausses et les négations infécondes dans une de ces merveilleuses organisations, une de ces lyres humaines accordées pour vibrer sous l’Affirmation infinie, comme dit M. de Schelling, — la Critique a le droit de demander compte à Heine des dons exquis d’originalité profonde et souveraine qu’il a sacrifiés à des idées, des théories et des passions parfaitement indignes de son génie. Elle a le droit de dire au polémiste, au journaliste, à l’hégélien, à l’athée qui met son athéisme sur l’oreille avec une crânerie de si mauvais ton : « Qu’as-tu fait du poète ? » au radical, qui s’est roulé dans l’ivresse de son capiteux libéralisme à travers tous les escaliers de la démagogie : « Qu’as-tu fait de l’aristocrate d’esprit, de facultés, de naissance intellectuelle que tu étais ?… » Elle a le droit de reprocher à Heine le gaspillage de son trésor et l’aveuglement des préoccupations volontaires sous lesquelles il a abaissé tellement sa pensée, que, même ôtée de dessous ces jougs, elle pourrait bien en porter la marque éternelle.

En effet, et pour ne pas toucher à la question morale qui, pourtant, double toutes autres questions littérairement, et au point de vue du talent seul, Heine a frappé et diminué le sien avec les opinions qu’il a fait régner sur sa vie. Le livre De l’Allemagne l’atteste. Oui ! même ce livre remanié, modifié, changé. Essai de critique, écrit par un poète, on y chercherait en vain la fermeté de jugement et la profondeur d’aperçu qui doivent, avant tout, distinguer un livre d’appréciation philosophique ou littéraire. On n’y rencontre rien de pareil. C’est un livre éblouissant d’épigrammes et de sensations, — mais, puisqu’il s’agissait d’être historien et même juge dans ce coup d’œil jeté sur l’Allemagne, il fallait autre chose, on en conviendra, que des épigrammes au phosphore, pour faire oublier le livre de madame de Staël !

D’ailleurs, dans ce livre : De l’Allemagne, comme dans la tête de l’auteur, il résulte du mélange de poésie très vraie et de philosophie très fausse qui s’y combinent, je ne sais quoi d’hermaphrodite et de bâtard qui n’est ni la poésie qu’on pouvait espérer, ni la philosophie qu’on devait attendre. Deux négations valent une affirmation en grammaire, mais, métaphysiquement parlant, une affirmation et une négation combinées ne peuvent guère donner pour résultat que du scepticisme, et effectivement, sous les girandoles allumées de la brillante imagination de Heine et sous les sensations très vives qu’il exprime, on n’a conscience que d’un scepticisme de poète qui s’agite dans l’image et ne creuse pas jusqu’à l’idée. Le livre en question n’est qu’une suite de boutades et de coups de boutoir contre l’état politique de l’Allemagne, ses gouvernements, le catholicisme, etc., etc. ; mais la boutade la plus piquante, le coup de boutoir le mieux appliqué, ne valent pas la pleine main, douce et forte, d’une conviction réfléchie. Heine n’est ni réfléchi, ni convaincu. Il a pour cela trop de vif argent dans les veines.

C’est par amour de la boutade et de la polémique que Heine, le plus naturellement romantique des poètes allemands, se moque perpétuellement de la poésie romantique. Il manque à sa mère… Et ce n’est pas tout ! ce svelte archer, ce Robin Hood des forêts de la Germanie, a toujours une flèche empoisonnée de plaisanterie française pour le noble cœur du Moyen Âge… Ceci est parricide à Heine ; car il est du Moyen Âge comme il est chrétien, malgré son horreur affectée pour le Christianisme et son Dieu saignant, comme il l’appelle, — horreur inconcevable dans un homme dont le cœur aussi a saigné ! Nous pourrions citer bien d’autres contradictions qui font du livre de Heine un modèle d’inconsistance dans le fond des choses, et qui altèrent jusqu’à sa forme de grand artiste. Si supérieure qu’elle puisse être, en réalité, cette forme non plus n’a pas échappé à la double influence qui lutte dans le poète, — la spontanéité et le parti pris.

L’ironie, la plaisanterie française, l’esprit voltairien qu’on lui a trop dit qu’il avait, et qu’il a imité au point de nous étonner, nous autres Français, ont été les idoles étrangères auxquelles il a sacrifié la candeur naïve et nationale de son génie. Comme Lord Byron, le Byron du Childe-Harold, qui échangea la sublime rêverie de son front contre le rire gastralgique et nerveux de Juan et de Beppo, l’auteur de l’Allemagne a voulu rire aussi de ce rire funeste. Il ne s’est pas rappelé les paroles si étrangement sérieuses de Vico : « Les esprits vigoureux ne rient point, parce qu’ils considèrent fortement une chose et ne s’en laissent point détourner. Les bêtes non plus, parce qu’elles ne font aussi attention qu’à une seule chose, et quand une autre les en détourne, elles s’y tournent tout entières… Mais les rieurs ne considérant les choses qu’avec légèreté et s’en laissant détourner facilement, pour nous montrer que ces gens-là sont intermédiaires entre l’homme et la bête, on a imaginé les satyres rieurs… » Classification profonde ! Seulement, qui l’eût pensé jamais ? c’est pour ce rire de satyre rieur — signe d’infirmité intellectuelle — que Henri Heine, l’un des plus grands poètes de ce temps, a été infidèle au génie de la poésie et des larmes ! Était-ce bien la peine, en vérité ?…

L’infidélité cessera-t-elle ? L’auteur de l’Allemagne reviendra-t-il à la vérité de sa nature naïve et profonde, à cette inspiration primitive et pure qu’il a travestie avec puissance, mais enfin qu’il a travestie ?… Richard — comme dit Shakespeare — redeviendra-t-il lui-même ?… Et quelle meilleure raison de le croire et de l’espérer que de le voir fouler aux pieds avec un mépris presque joyeux toutes les idées, les opinions et les passions de sa jeunesse ?… Nous l’annonçons avec bonheur, Henri Heine en a fini avec l’hégélien, l’athée, la philosophie ! avec tout ce qu’il fut pendant si longtemps ! Un fragment, tour à tour charmant et superbe, et qu’il intitule les Aveux d’un poète, ferme comme d’un jugement définitif ces deux volumes sur l’Allemagne et date avec éclat une ère nouvelle dans la pensée de Henri Heine. Jamais moquerie d’un sens plus profond et d’une grâce plus humoristique n’a fait plus amusante main basse sur cette philosophie si populaire en Allemagne qui tue Dieu au profit de l’homme, et fait de Nabuchodonosor, avant l’herbe, la seule réelle divinité.

« C’est à la fin du mois de Février 1848 — dit inimitablement Heine — que ma divinité fut ébranlée. Les événements de ces folles journées, où l’on vit les élus du crétinisme portés en triomphe et la sagesse aux abois, furent si inouïs, si fabuleux, qu’ils renversèrent les choses et les idées. Si j’avais été un homme sensé, mon intelligence aurait succombé, mais fou comme j’étais, le contraire eut lieu, et, chose curieuse ! ce fut dans un temps de démence générale que je revins à la raison. Comme beaucoup d’autres dieux déconfits par la révolution de Février, je dus abdiquer ma divinité et je redescendis à l’état de simple mortel. C’était, en effet, ce que j’avais de mieux à faire. Je rentrai dans le bercail de la foi et je reconnus volontiers la toute-puissance de l’Être suprême, qui règle seul les destinées du monde et à qui j’ai confié aussi l’administration de mes propres affaires, fort embrouillées alors que je les gérais moi-même.

« J’ai à présent moins de souci en me reposant sur la providence de mon intendant céleste, et je puise dans cette croyance les plus grandes consolations… Ce n’est plus moi qui ferai désormais la propagande de l’athéisme. Outre ma décadence financière, je ne jouis pas d’une santé brillante. Je suis même affecté d’une indisposition, à la vérité très légère, au dire des médecins, mais qui me retient déjà depuis plus de six ans au lit. Dans une telle position, c’est pour moi un grand soulagement d’avoir quelqu’un dans le ciel à qui je puisse adresser mes gémissements pendant la nuit, après que ma femme est couchée. Quelle terrible chose que d’être malade et seul !… Qu’ils sont donc sots et cruels les philosophes athées, ces dialecticiens cruels et bien portants, qui s’évertuent à enlever aux hommes souffrants leur consolation divine, le SEUL calmant qui leur reste. On a dit que l’humanité est malade, que le monde est un grand hôpital. Ce sera encore plus effroyable quand on devra dire que le monde est un grand Hôtel-Dieu sans Dieu. »

Telles sont les paroles de Heine. Pour être cru sur une conversion qui doit agir jusque dans le plus intime de son talent comme de sa pensée, nous avons voulu les citer. Touchantes en plus d’un endroit, il s’y mêle encore cependant un peu du satyre rieur de Vico, un peu de Scarron purifié, ennobli, idéalisé. Mais voici mieux ! Voici la voix grave, pleine et résolue d’un homme dont la conscience se lève :

« Il reste toujours à l’honnête homme (dit Heine) le droit imprescriptible d’avouer ses erreurs, et c’est de ce droit que j’userai ici sans crainte ni jactance. Je confesse donc ouvertement et franchement que tout ce qui a rapport dans ce livre (De l’Allemagne) à la grande question divine est aussi faux qu’irréfléchi. Aussi irréfléchi que faux est le jugement que j’avais répété, d’après mes maîtres des différentes écoles philosophiques, que le déisme, détruit en théorie par la logique, ne subsiste plus que piteusement dans le domaine d’une foi agonisante. Non ! il n’est pas vrai que la Critique de la raison par Kant, qui a anéanti les preuves de l’existence de Dieu telles que nous les connaissions depuis Anselme de Cantorbéry, ait anéanti en même temps l’idée même de l’existence de Dieu. Non ! le déisme vit ; il vit de sa vie la plus véritable, la plus éternelle. Il n’a pas expiré, il n’a pas le moins du monde été frappé à mort par la nouvelle philosophie allemande. Dans les toiles d’araignées de la dialectique berlinoise, une mouche même ne trouverait pas la mort, et d’autant moins un Dieu ! »

Ceci est net et vaut rupture. Ceci est la transformation — comme nous l’avons avancé au commencement de ce chapitre — de l’auteur de l’Allemagne, la condamnation absolue — et il le reconnaît — de beaucoup de pages de son livre qu’il aurait voulu déchirer, et — nous ne craignons pas de le dire ! — c’est aussi l’espérance d’un pas de plus, d’un coup d’aile de plus vers la vérité. Le chemin qu’a fait Heine était bien plus long que celui qui lui reste à faire. Il y avait bien plus loin de l’athéisme de Hegel au déisme, à ce quelqu’un dans le ciel auquel on adresse ses gémissements pendant la nuit, que du déisme au Dieu compatissant de la croix ! Henri Heine brûle ce qu’il a adoré, mais il n’adore pas encore tout ce qu’il a brûlé. Nous voulons croire, même dans l’intérêt de son génie, qu’il l’adorera.

Nous voulons croire que comme cet autre glorieux grabataire, ce Milton de l’Histoire, qui a dit : « Dieu doit me regarder avec plus de tendresse et de pitié, parce que je ne puis voir que lui », Heine, le grand et charmant poète, reviendra à la source de cette lumière qui passe si bien, pour inonder une âme, à travers de pauvres yeux fermés. Dans ces Aveux d’un poète si familiers et si nobles, si élevés et si intimes, Heine, qui nous a dit tout, parce qu’il a le don du langage avec lequel on peut tout dire, nous parle de son mariage catholique à Saint-Sulpice et des vertus chrétiennes de la femme qu’il a épousée. On comprend qu’il en ait la douce influence sur le cœur. C’est ainsi que le fier Sicambre d’autrefois est devenu le doux Sicambre. Il a une Clotilde : il ne lui manque plus que saint Remi16.

II17

Pendant que nous parlions de Henri Heine18 avec le détail que mérite ce charmant génie, — cette rose à mille feuilles de facultés différentes, — qui fut poète, philosophe, historien et critique, encyclopédique comme Voltaire, triste et gai comme Sterne, et sceptique comme le xixe  siècle tout entier, l’éditeur Lévy publiait sous le titre : De tout un peu, un volume de plus qu’il ajoutait aux livres déjà publiés des Œuvres complètes.

Ce volume posthume n’est pas une chose nouvelle, un trésor gardé par un délicieux dragon-femme, comme l’ont été pendant de si longues années les manuscrits de Lord Byron. Les pièces qui composent le livre de Henri Heine ne sont pas absolument inédites. Ce sont des articles, dispersés ici et là, dans des journaux disparus, et qu’il a fallu aller repêcher avec une perche dans cette mer de papiers et d’oubli !… Comme nous tous, en effet, Henri Heine, malgré son génie, avait été obligé d’être journaliste, de traîner ce boulet de galérien qui déforme les plus belles jambes du talent. Il avait, lui aussi, subi cette nécessité des temps modernes, qui change le cerveau humain, au détriment du grand art littéraire, en une machine de production instantanée, et fait de l’esprit une espèce de locomotive lancée à toute vapeur sur les rails de tous les sujets. Henri Heine, avant et même après les Reisebilder, fit longtemps dans les journaux allemands ce qu’on appelle « de la correspondance », et quelquefois il y aborda la critique littéraire sous une forme moins subjective, mais plus générale et plus profonde. Ce sont les fragments retrouvés de ces correspondances et de ces articles, mêlés à quelques impressions d’un voyage dans les Pyrénées, qu’on a réunis et qu’on a eu raison de recueillir.

Il est des esprits dont tout intéresse, des imaginations dont les moindres miettes sont précieuses. Les miettes de Heine, si pulvérisées soient-elles, sont toujours de la poudre de diamant. Voici un cornet de cette poudre. Seulement, au milieu du cornet, vous trouverez deux diamants à plusieurs carats : c’est l’article sur le Don Quichotte et celui sur l’Histoire de la littérature allemande, par Menzel, que je recommande aux amateurs de critique littéraire non anatomique mais vivante, et qui s’essaient en ce genre dangereusement facile des comptes rendus dans les journaux.

L’article sur le Don Quichotte est particulièrement recommandable. À la lettre, c’est une perfection. Il y a là un mouvement d’idées, des ingéniosités d’analogies, des groupements de faits à la Macaulay. Mais quelle imagination supérieure ! quelle suavité et parfois quelle énergie d’images ! Quand le poète, le véritable poète est le fond d’un homme, et que cet homme est assez richement doué pour avoir une spécialité en dehors de sa poésie, il est plus fort — et on le comprend bien ! — que quelque spécialiste que ce soit. C’est ce qui est arrivé à Henri Heine dans son splendide article sur le Don Quichotte. Ici, en sa qualité de poète, c’est-à-dire de voyant, il a vu et senti des choses qu’aucun critique n’avait jusqu’ici vues ou senties. Don Quichotte et Cervantes, le livre et l’homme, ont été également pénétrés. Dans l’article sur l’Histoire de la littérature allemande, par Menzel, qui finit par une si grande position faite à Goethe, et qui me plaît moins, de toute la différence qu’il y a pour moi entre Goethe et Cervantes, le critique, très jeune, du reste, quand il écrivit ce morceau, aie mérite de son article borné par son admiration exagérée de jeune homme pour Goethe, admiration qui s’amortit plus tard dans l’esprit devenu plus mâle de Henri Heine, lequel commença bien par toutes les idolâtries de son temps, mais fut plus fort qu’elles. Goethe, comme Hegel, ces deux idoles de l’Allemagne, ont pâli tous deux dans l’imagination et dans l’amour de Heine à mesure que son imagination s’est passionnée, à mesure qu’elle a plongé davantage dans les réalités et les intensités de la vie. Quant aux autres articles de ces miscellanées, piquants tous à des degrés différents, les plus piquants sont de beaucoup : le Grand Opéra en 1830 ; les Virtuoses des concerts : Berlioz, Liszt et Chopin ; la Première représentation des Huguenots, et le Duc de Nemours aux bains de Barège. Mais, tous, ils ont cette couleur inouïe, rose et triste, quoique rose, que Heine met partout et qui est son charme… De telles pages sont signées de cela qu’elles sont écrites. Heine s’y reconnaît à toute ligne, avec cette originale et moqueuse manière qui est la sienne. Dans les Virtuoses des concerts particulièrement, lui, ce virtuose de l’ironie, nous joue un air sur Véron, sur cet homme que, pendant un si grand nombre d’années, tous les gens d’esprit de France et de Navarre se renvoyèrent comme une balle du jeu de paume de la moquerie, et nous parierions bien que cet air, depuis longtemps exécuté pour la première fois, le bourgeois de Paris, qui doit tamponner ses oreilles avec du coton, selon l’usage de tous les bourgeois, l’entend cependant toujours, de ces jolies oreilles que nous connaissons. C’est inoubliable. Pour mon compte, je ne sais rien de plus exquis.

III19

La maladie même et les plus épouvantables douleurs n’ont pas éteint en Heine le feu sacré du talent et l’ont même grandi, en l’exaspérant… L’Esprit n’a jamais mieux prouvé chez personne qu’il était d’une nature immortelle. Chose sublime et presque incompréhensible, tant elle est le renversement des lois ordinaires qui régissent l’humanité et la vie ! Il faut remonter jusqu’aux Stigmatisées, — ces créatures surnaturelles qui sont aussi des torturées, — pour avoir une idée des souffrances de cet être à qui Dieu n’a mis d’autres stigmates que les stigmates lumineux du génie.

Éclatante réplique au fameux axiome : Mens sana in corpore sano, de l’École de Salerne, qui renvoie si fièrement à l’école cette École… Heine, à travers la sympathique pitié qu’il est impossible de ne pas sentir pour des maux si grands, inspire pourtant je ne sais quelle joie orgueilleuse à ceux-là qui croient à la spiritualité humaine et qui pensent que, dans la créature de Dieu, les organes ne doivent pas être les maîtres, mais les serviteurs. C’est Bonald, le grand Bonald, à présent dédaigné, mais qui un jour reprendra d’autorité, si le monde n’est pas irrémédiablement assotti, le respect immense qu’on lui doit ; c’est Bonald qui définissait superbement l’homme : « Une intelligence servie par des organes. » Eh bien, Henri Heine a montré plus superbement encore que Bonald lui-même ne l’avait dit, que l’intelligence pouvait se passer même des organes ! Il a montré que Reine trahie et abandonnée, elle pouvait, à elle seule, faire toute la besogne, et que la besogne était encore mieux faite, par ses royales mains, que par les mains de ses serviteurs.

C’est là un rare et magnifique spectacle ! Mais pour l’admirer comme il convient, il faut en comprendre la très profonde et très particulière beauté. Henri Heine, cette victime de la maladie, ne vous y méprenez pas ! n’est pas du tout un Stoïcien, — un de ces Stoïciens qui jouent aux petits Prométhées sous le bec de leurs vautours. Non ! Non ! Il ne tend pas ses muscles pour faire l’Hercule, et, comme Hercule, il ne se couche pas sur sa massue et dans sa peau de lion avec des airs de demi-dieu, certain de son apothéose, sur le bûcher qui le dévore. Au contraire ! Il est de la race du grand poète, impie au stoïcisme, qui disait : « Je les attends, les plus enragés stoïques, à leur première chute de cheval. » Ce n’est qu’un épicurien, sentant trop la douleur pour la nier, — mais un épicurien de la Pensée, un voluptueux de l’Idéal et de la Forme, ayant la sensibilité nerveuse de la femme et l’imagination des poètes qui s’ajoute à cette sensibilité terrible… Et, dans les livres où il parle de ses souffrances avec une expression tout à la fois délicieuse et cruelle, il ne songe pas une minute à se poser comme un résistant de force morale et de volonté héroïque… En ces livres, parfumés de douleur, il n’est que ce qu’il a été toute sa vie, dans ses livres de bonheur et de jeunesse, — c’est-à-dire bien moins une créature morale qu’une charmante créature intellectuelle, intellectuelle jusqu’au dernier soupir. Cher et adorable martyr ! supérieur peut-être aux martyrs de Dieu par la souffrance ; car les martyrs de Dieu ont l’extase qui les arrache à leurs bourreaux, en leur entr’ouvrant le ciel sur la tête, et qui peut miraculeusement changer leurs brasiers en des lits de roses, tandis que pour ces simples Déchirés de la vie à l’inspiration éternelle, des roses, de la masse de roses qui fleurissent dans leurs esprits et qu’ils sèment pour nous dans leurs œuvres, pas une seule ne tombe sur leur lit de douleur pour en atténuer la flamme, et il reste pour eux impitoyablement un lit de feu…

Oui ! rare et pathétique spectacle ! Cherchez combien de fois il a été donné dans l’histoire littéraire ? Un jour, Scarron le donna… Mais Scarron n’était pas un grand poète comme Henri Heine. Il ne fut qu’un bouffon à qui l’atrocité de la souffrance n’a jamais fait perdre l’opiniâtreté du rire. Scarron, qui tirait la langue à la Douleur, comme ces polissons de lazzaroni montrent leur derrière au Vésuve, a ri toute sa vie et n’a pleuré qu’une fois et une seule larme, qu’il a enchâssée, comme une perle, dans son épitaphe… Scarron, le rieur comme un satyre ou comme un singe, Scarron, le cynique cul-de-jatte, qui dansait sur sa jatte, ce clown de l’esprit dans un corps brûlé et fricassé par tous les moxas de l’incendie, n’existe plus dans la mémoire des hommes que par les souffrances qu’il a endurées en riant. On ne le lit plus. Sans la Douleur, l’immortalisante Douleur, il serait oublié… Mais Heine ne rit pas, lui. Il n’a pas le spasme du rire de Scarron. Il sourit, placide et résigné. Mais ses sourires, ce sont des merveilles d’expression et de pensée, qu’on ne lit pas sans attendrissement ou sans cette belle colère de Voltaire, qui disait : « Je donnerais toute une hécatombe de sots, pour épargner un rhume de cerveau à un homme d’esprit. » Et, certes ! ce n’est pas une hécatombe de sots que nous eussions sacrifiée pour racheter les douleurs de Henri Heine, mais ce serait, ma foi ! tous les sots de la création, si Dieu voulait bien nous les prendre…

Et par parenthèse, quel bon débarras cela nous ferait !

IV

Je viens d’écrire le nom de Voltaire. Voltaire surgit naturellement à la pensée dès qu’on parle de Henri Heine ; car, de tout le xixe  siècle, — si différent du xviiie , — Heine est l’esprit qui ressemble le plus à Voltaire.

Il le savait bien, du reste, et un jour il s’en est — modestement et trop modestement — vanté, dans ce dernier volume de la Correspondance. Il s’y appelle : « un pauvre rossignol allemand, qui a pris pour nid la perruque de M. de Voltaire ». C’est vrai, il eut le caprice de nicher là, ce rossignol dépaysé ! Mais il est plus que cela. Il ne reste pas, le rossignol, dans cette diablesse de perruque !… Il a d’autres nids plus poétiques et plus beaux que cette tignasse qui ne flambait que d’esprit, — mais qui en flambait comme une auréole ! Quand il est le chantre des Nixes et des Ondines, Heine, n’a-t-il pas le nid de l’Alcyon sur les eaux ? Et quand il écrit tant devers divins, qui ont la beauté des plus cruelles amertumes humaines, n’a-t-il pas encore, pour nids, son propre cœur saignant, et la nature radieuse et immortelle, à travers laquelle il va semant les gouttes de sang de ce cœur déchiré ? « Ô terre ! — disait le poète grec, — j’ai craché sur toi, et tu es toute empoisonnée ! » Nature et cœur, est-ce assez inconnu à Voltaire ? Ah ! Voltaire ! Auscultez-le ! Allez au fond ! Il n’était, après tout, qu’un Fontenelle à sa plus haute puissance, auquel une femme aurait pu très bien dire ce qu’une autre femme disait à Fontenelle, en lui frappant doucement sur la poitrine, un jour qu’il se vantait d’avoir un cœur : « Allons donc ! il n’y a ici que de la cervelle ! » Mais Heine, lui, a dans le génie autant de cœur que de cerveau, si même il n’en a davantage. Que de choses ironiques, moqueuses et charmantes, et malheureusement impies, écrites par Voltaire, auraient pu l’être par Henri Heine ! Mais aussi que de choses rêveuses ou pathétiques, adorables de sentiment et de peinture, écrites par Henri Heine et que Voltaire aurait été dans l’impossibilité absolue d’écrire. Il n’eût jamais écrit les Reisebilder. Heine, aux yeux de la plupart des hommes, ces grossiers ! est moins grand que Voltaire parce qu’il a fait moins de train dans le monde, mais ce train ne tenait qu’à l’heure qui sonnait sur la tête de Voltaire. Il tenait aux circonstances et aux passions d’un temps qui s’en allait en guerre, comme Marlborough, contre toutes les grandes et respectables choses établies, et qui ne connaissait pas la céleste rêverie que, depuis, nous avons appris à connaître… La gloire de Voltaire, c’est le bruit de toutes les ruines qu’il a faites. Henri Heine fut l’oiseau qui chante sur ces ruines, mais du haut du ciel ou du fond de son cœur amoureux et blessé, — ce qui est plus beau que le ciel ! L’Aigle du génie poétique l’enleva heureusement à la polémique pour laquelle, par ses facultés aiguës et vibrantes, il était fait, cet Apollon Sagittaire, qui aurait pu lancer ses flèches, toutes-puissantes et mortelles, à toutes les adorations bêtes de la libre pensée et de son époque, depuis Goethe, qu’il renia, jusqu’à Kant, qu’il traita de Robespierre, et Hegel dont il se moqua ; mais il aima mieux les retourner contre son cœur, ces flèches étincelantes, et jamais elles ne furent plus meurtrières ! Panthéiste enfin dépanthéisé, quand il faisait une bonne action, dans les dernières années de sa vie, il disait qu’il « mettait sa carte chez le bon Dieu », échappant ainsi par l’esprit même à cette impiété qui finit par dégoûter de l’esprit de Voltaire et qui l’a englouti et fait disparaître dans sa blasphématoire fétidité.

Singulières analogies entre ces deux hommes et singulières différences ! Un jour, Henri Heine, dans sa floraison de jeunesse, écrivit, comme s’il eût senti les murmures en lui de cet horrible mal sous lequel il devait succomber, que « tout homme de génie était nécessairement malade et même que le génie n’était qu’à ce prix », et les gens qui se portaient bien trouvèrent la chose insolente et lui en firent la guerre. Voltaire était-il de son avis ? Mais, né malingre, il prétendit toujours qu’il était né mort et que sa vie n’était que le galvanisme de la volonté et des nerfs. Les nerfs, il en avait, certes ! autant que les chats et les tigres ! Les siens, à la moindre impression, se tordaient et résonnaient, comme ces cordes à violon sur lesquelles le Diable semblait jouer des sonates, plus enragées que ce fameux trille qu’il joua, un soir, sur le violon de Tartini ! La bile, dans ce réservoir de fiel toujours plein, qui servait de cœur à Voltaire, lui tombait dans le ventre et y versait ses âcretés brûlantes. Aussi passa-t-il quatre-vingts ans à se droguer, vivant de café, de médecines et de clystères, dont il parlait souvent, comme Scarron, et dont il tirait des effets d’une bonhomie ou d’une hypocrisie comique… Mais ces maux qui ne tuèrent pas Voltaire, tandis que Henri Heine est mort des siens, sont aussi différents des maux de Heine que sa pâle poésie est différente de la poésie du grand poète allemand, lequel reste supérieur à Voltaire autant par la beauté de son génie poétique que par la sincérité tragique de ses douleurs.

C’est de ces effrayantes douleurs que le dernier volume de la Correspondance nous entretient. En ces lettres, écrites de 1844 à 1855, le poète du Romancero et des Légendes devient le plus terrible des Nosographes. Dans ces lettres, il se regarde, se décrit, s’analyse, prend incessamment l’étiage de l’horrible maladie à laquelle il est en proie, qui grimpe le long de son épine dorsale et va tout à l’heure monter jusqu’au cerveau, et l’appréhender et l’éteindre brutalement, ce cerveau splendide !! En vain nous dit-il, entre deux morsures du mal sous lequel il a succombé, que « malgré ses souffrances, il est gai, et que les pensées joyeuses le hantent », je ne connais, moi, rien de plus navrant que ces lettres dans lesquelles l’enchanteur intellectuel qu’il était, en conversation aussi animé, aussi éclatant, aussi poète que dans ses livres, sent la paralysie lui infliger l’affreux mutisme de l’impuissance, et se peint tête à tête avec sa femme deux heures durant, sans pouvoir rien lui dire, lui qui l’adore ! et écrivant : « Quelle conversation allemande ! » avec un accent qui veut être gai et qui n’est qu’une mélancolie. Et, en effet, cloué qu’il fût par la douleur, crispé, raccourci par de hideuses crampes à la colonne vertébrale, presque aveugle, il était — est-ce un bonheur ou un malheur qu’il faut dire ? — amoureux, passionnément amoureux de sa jeune femme, et il constatait avec désespoir que ses lèvres, ses pauvres lèvres, frappées comme tout le reste de son corps, n’avaient plus — supplice épargné à Tantale ! — la sensibilité du baiser !… Ah ! ce dut être, cela, son angoisse suprême ! le plus amer regret de sa longue agonie !… Mais du moins ce fut là une douleur de poète, — et du poète qui avait chanté l’amour avec la poignante ironie des âmes oubliées ou trahies ! Ses ironies avaient été bien cruelles, mais la Destinée, qui est aussi une maîtresse en ironie, les lui payait toutes, en une fois.

Et quand on songe que de tels supplices sont mêlés, dans cette Correspondance, à d’ignobles questions d’argent, à des possibilités ou à des perspectives de misère pour la femme qu’il aime, quand il ne sera plus, à des débats honteux d’affaires et de famille, toute cette prose abjecte jetée à travers la poésie de ces nobles et grandioses souffrances, le cœur se soulève, il semble que toute cette Correspondance soit, par toutes ces basses horreurs, profanée !… Et pour la pardonner aux éditeurs, il faut penser qu’après tout c’est peut-être mieux comme cela, que le monde, si indifférent aux poètes, sache bien ce qu’un grand poète — l’un des plus grands de tous — a pu souffrir pour tout le bonheur qu’il nous a donné !