(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre IV. De la pluralité des temps »
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(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre IV. De la pluralité des temps »

Chapitre IV.
De la pluralité des temps

Les Temps multiples et ralentis de la théorie de la Relativité : comment ils sont compatibles avec un Temps unique et universel. — La simultanéité « savante », dislocable en succession : comment elle est compatible avec la simultanéité « intuitive » et naturelle. — Examen des paradoxes relatifs au temps. L’hypothèse du voyageur enfermé dans un boulet. Le schéma de Minkowski. — Confusion qui est à l’origine de tous les paradoxes.

 

Arrivons donc enfin au Temps d’Einstein, et reprenons tout ce que nous avions dit en supposant d’abord un éther immobile. Voici la Terre en mouvement sur son orbite. Le dispositif Michelson-Morley est là. On fait l’expérience ; on la recommence à diverses époques de l’année et par conséquent pour des vitesses variables de notre planète. Toujours le rayon de lumière se comporte comme si la Terre était immobile. Tel est le fait. Où est l’explication ?

Mais d’abord, que parle-t-on des vitesses de notre planète ? La Terre serait-elle donc, absolument parlant, en mouvement à travers l’espace ? Évidemment non ; nous sommes dans l’hypothèse de la Relativité et il n’y a plus de mouvement absolu. Quand vous parlez de l’orbite décrite par la Terre, vous vous placez à un point de vue arbitrairement choisi, celui des habitants du Soleil (d’un Soleil devenu habitable) Il vous plaît d’adopter ce système de référence. Mais pourquoi le rayon de lumière lancé contre les miroirs de l’appareil Michelson-Morley tiendrait-il compte de votre fantaisie ? Si tout ce qui se produit effectivement est le déplacement réciproque de la Terre et du Soleil, nous pouvons prendre pour système de référence le Soleil ou la Terre ou n’importe quel autre observatoire. Choisissons la Terre. Le problème s’évanouit pour elle. Il n’y a plus à se demander pourquoi les franges d’interférence conservent le même aspect, pourquoi le même résultat s’observe à n’importe quel moment de l’année. C’est tout bonnement que la Terre est immobile.

Il est vrai que le problème reparaît alors à nos yeux pour les habitants du Soleil, par exemple. Je dis « à nos yeux », car pour un physicien solaire la question ne concernera plus le Soleil : c’est maintenant la Terre qui se meut. Bref, chacun des deux physiciens posera encore le problème pour le système qui n’est pas le sien.

Chacun d’eux va donc se trouver par rapport à l’autre dans la situation où Pierre était tout à l’heure vis-à-vis de Paul. Pierre stationnait dans l’éther immobile ; il habitait un système privilégié S. Il voyait Paul, entraîné dans le mouvement du système mobile S′, faire la même expérience que lui et trouver la même vitesse que lui à la lumière, alors que cette vitesse eût dû être diminuée de celle du système mobile. Le fait s’expliquait par le ralentissement du temps, les contractions de longueur et les ruptures de simultanéité que le mouvement provoquait dans S′. Maintenant, plus de mouvement absolu, et par conséquent plus de repos absolu : des deux systèmes, qui sont en état de déplacement réciproque, chacun sera immobilisé tour à tour par le décret qui l’érigera en système de référence. Mais, pendant tout le temps qu’on maintiendra cette convention, on pourra répéter du système immobilisé ce qu’on disait tout à l’heure du système réellement stationnaire, et du système mobilisé ce qui s’appliquait au système mobile traversant réellement l’éther. Pour fixer les idées, appelons encore S et S′ les deux systèmes qui se déplacent l’un par rapport à l’autre. Et, pour simplifier les choses, supposons l’univers entier réduit à ces deux systèmes. Si S est le système de référence, le physicien placé en S, considérant que son confrère en S′ trouve la même vitesse que lui à la lumière, interprétera le résultat comme nous le faisions plus haut. Il dira : « Le système se déplace avec une vitesse v par rapport à moi, immobile. Or, l’expérience Michelson-Morley donne là-bas le même résultat qu’ici. C’est donc que, par suite du mouvement, une contraction se produit dans le sens du déplacement du système ; une longueur l devient

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. À cette contraction des longueurs, est d’ailleurs liée une dilatation du temps : là où une horloge de S′ compte un nombre de secondes t′, il s’en est réellement écoulé
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Enfin, lorsque les horloges de S′, échelonnées le long de la direction de son mouvement et séparées les unes des autres par des distances l, indiquent la même heure, je vois que les signaux allant et venant entre deux horloges consécutives ne font pas le même trajet à l’aller et au retour, comme le croirait un physicien intérieur au système S′ et ignorant de son mouvement : là où ces horloges marquent pour lui une simultanéité, elles indiquent en réalité des moments successifs séparés par
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secondes de ses horloges, et par conséquent par
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secondes des miennes. » Tel serait le raisonnement du physicien en S. Et, construisant une représentation mathématique intégrale de l’univers, il n’utiliserait les mesures d’espace et de temps prises par son confrère du système S′ qu’après leur avoir fait subir la transformation de Lorentz.

Mais le physicien du système S′ procéderait exactement de même. Se décrétant immobile, il répéterait de S tout ce que son confrère placé en S aurait dit de S′. Dans la représentation mathématique qu’il construirait de l’univers, il tiendrait pour exactes et définitives les mesures qu’il aurait prises lui-même à l’intérieur de son système, mais il corrigerait selon les formules de Lorentz toutes celles qui auraient été prises par le physicien attaché au système S.

Ainsi seraient obtenues deux — représentations mathématiques de l’univers, totalement différentes l’une de l’autre si l’on considère les nombres qui y figurent, identiques si l’on tient compte des relations qu’elles indiquent par eux entre les phénomènes, — relations que nous appelons les lois de la nature. Cette différence est d’ailleurs la condition même de cette identité. Quand on prend diverses photographies d’un objet en tournant autour de lui, la variabilité des détails ne fait que traduire l’invariabilité des relations que les détails ont entre eux, c’est-à-dire la permanence de l’objet.

Nous voici alors ramenés à des Temps multiples, à des simultanéités qui seraient des successions et à des successions qui seraient des simultanéités, à des longueurs qu’il faudrait compter différemment selon qu’elles sont censées en repos ou en mouvement. Mais cette fois nous sommes devant la forme définitive de la théorie de la Relativité. Nous devons nous demander dans quel sens les mots sont pris.

Considérons d’abord la pluralité des Temps, et reprenons nos deux systèmes S et S′. Le physicien placé en S adopte son système comme système de référence. Voilà donc S en repos et S′ en mouvement. À l’intérieur de son système, censé immobile, notre physicien institue l’expérience Michelson-Morley. Pour l’objet restreint que nous poursuivons en ce moment, il sera utile de couper l’expérience en deux et de n’en retenir, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’une moitié. Nous supposerons donc que le physicien s’occupe uniquement du trajet de la lumière dans la direction OB perpendiculaire à celle du mouvement réciproque des deux systèmes. Sur une horloge placée au point O, il lit le temps t qu’a mis le rayon à aller de O en B et à revenir de B en O. De quel temps s’agit-il ?

Évidemment d’un temps réel, au sens que nous donnions plus haut à cette expression. Entre le départ et le retour du rayon la conscience du physicien a vécu une certaine durée : le mouvement des aiguilles de l’horloge est un flux contemporain de ce flux intérieur et qui sert à le mesurer. Aucun doute, aucune difficulté. Un temps vécu et compté par une conscience est réel par définition.

Regardons alors un second physicien placé en S′. Il se juge immobile, ayant coutume de prendre son propre système pour système de référence. Le voici qui fait l’expérience Michelson-Morley ou plutôt, lui aussi, la moitié de l’expérience. Sur une horloge placée en O′ il note le temps que met le rayon de lumière à aller de O′ à B′ et à en revenir. Quel est donc ce temps qu’il compte ? Évidemment le temps qu’il vit. Le mouvement de son horloge est contemporain du flux de sa conscience. C’est encore un temps réel par définition.

Ainsi, le temps vécu et compté par le premier physicien dans son système, et le temps vécu et compté par le second dans le sien, sont l’un et l’autre des temps réels.

Sont-ils, l’un et l’autre, un seul et même Temps ? Sont-ce des Temps différents ? Nous allons démontrer qu’il s’agit du même Temps dans les deux cas.

En effet, dans quelque sens qu’on entende les ralentissements ou accélérations de temps et par conséquent les Temps multiples dont il est question dans la théorie de la Relativité, un point est certain : ces ralentissements et ces accélérations tiennent uniquement aux mouvements des systèmes que l’on considère et ne dépendent que de la vitesse dont on suppose chaque système animé. Nous ne changerons donc rien à n’importe quel Temps, réel ou fictif, du système S′ si nous supposons que ce système est un duplicata du système S, car le contenu du système, la nature des événements qui s’y déroulent, n’entrent pas en ligne de compte : seule importe la vitesse de translation du système. Mais si S′ est un double de S, il est évident que le Temps vécu et noté par le second physicien pendant son expérience dans le système S′, jugé par lui immobile, est identique au Temps vécu et noté par le premier dans le système S également censé immobile, puisque S et S′, une fois immobilisés, sont interchangeables. Donc, le Temps vécu et compté dans le système, le Temps intérieur et immanent au système, le Temps réel enfin, est le même pour S et pour S′.

Mais alors, que sont les Temps multiples, à vitesses d’écoulement inégales, que la théorie de la Relativité trouve aux divers systèmes selon la vitesse dont ces systèmes sont animés ?

Revenons à nos deux systèmes S et S′. Si nous considérons le Temps que le physicien Pierre, situé en S, attribue au système S′, nous voyons que ce Temps est en effet plus lent que le Temps compté par Pierre dans son propre système. Ce temps-là n’est donc pas vécu par Pierre. Mais nous savons qu’il ne l’est pas non plus par Paul. Il ne l’est donc ni par Pierre ni par Paul. À plus forte raison ne l’est-il pas par d’autres. Mais ce n’est pas assez dire. Si le Temps attribué par Pierre au système de Paul n’est vécu ni par Pierre ni par Paul ni par qui que ce soit, est-il du moins conçu par Pierre comme vécu ou pouvant être vécu par Paul, ou plus généralement par quelqu’un, ou plus généralement encore par quelque chose ? À y regarder de près, on verra qu’il n’en est rien. Sans doute Pierre colle sur ce Temps une étiquette au nom de Paul ; mais s’il se représentait Paul conscient, vivant sa propre durée et la mesurant, par là même il verrait Paul prendre son propre système pour système de référence, et se placer alors dans ce Temps unique, intérieur à chaque système, dont nous venons de parler : par là même aussi, d’ailleurs, Pierre ferait provisoirement abandon de son système de référence, et par conséquent de son existence comme physicien, et par conséquent aussi de sa conscience ; Pierre ne se verrait plus lui-même que comme une vision de Paul. Mais quand Pierre attribue au système de Paul un Temps ralenti, il n’envisage plus dans Paul un physicien, ni même un être conscient, ni même un être : il vide de son intérieur conscient et vivant l’image visuelle de Paul, ne retenant du personnage que son enveloppe extérieure (elle seule en effet intéresse la physique) : alors, les nombres par lesquels Paul eût noté les intervalles de temps de son système s’il eût été conscient, Pierre les multiplie par

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pour les faire entrer dans une représentation mathématique de l’univers prise de son point de vue à lui, et non plus de celui de Paul. Ainsi, en résumé, tandis que le temps attribué par Pierre à son propre système est le temps par lui vécu, le temps que Pierre attribue au système de Paul n’est ni le temps vécu par Pierre, ni le temps vécu par Paul, ni un temps que Pierre conçoive comme vécu ou pouvant être vécu par Paul vivant et conscient. Qu’est-il donc, sinon une simple expression mathématique destinée à marquer que c’est le système de Pierre, et non pas le système de Paul, qui est pris pour système de référence ?

Je suis peintre, et j’ai à représenter deux personnages, Jean et Jacques, dont l’un est à mes côtés, tandis que l’autre est à deux ou trois cents mètres de moi. Je dessinerai le premier en grandeur naturelle, et je réduirai l’autre à la dimension d’un nain. Tel de mes confrères, qui sera près de Jacques et qui voudra également peindre les deux, fera l’inverse de ce que je fais ; il montrera Jean très petit et Jacques en grandeur naturelle. Nous aurons d’ailleurs raison l’un et l’autre. Mais, de ce que nous avons tous deux raison, a-t-on le droit de conclure que Jean et Jacques n’ont ni la taille normale ni celle d’un nain, ou qu’ils ont l’une et l’autre à la fois, ou que c’est comme on voudra ? Évidemment non. Taille et dimension sont des termes qui ont un sens précis quand il s’agit d’un modèle qui pose : c’est ce que nous percevons de la hauteur et de la largeur d’un personnage quand nous sommes à côté de lui, quand nous pouvons le toucher et porter le long de son corps une règle destinée à la mesure. Étant près de Jean, le mesurant si je veux et me proposant de le peindre en grandeur naturelle, je lui donne sa dimension réelle ; et, en représentant Jacques comme un nain, j’exprime simplement l’impossibilité où je suis de le toucher, — même, s’il est permis de parler ainsi, le degré de cette impossibilité : le degré d’impossibilité est justement ce qu’on appelle distance, et c’est de la distance que tient compte la perspective. De même, à l’intérieur du système où je suis, et que j’immobilise par la pensée en le prenant pour système de référence, je mesure directement un temps qui est le mien et celui de mon système ; c’est cette mesure que j’inscris dans ma représentation de l’univers pour tout ce qui concerne mon système. Mais, en immobilisant mon système, j’ai mobilisé les autres, et je les ai mobilisés diversement. Ils ont acquis des vitesses différentes. Plus leur vitesse est grande, plus elle est éloignée de mon immobilité. C’est cette plus ou moins grande distance de leur vitesse à ma vitesse nulle que j’exprime dans ma représentation mathématique des autres systèmes quand je leur compte des Temps plus ou moins lents, d’ailleurs tous plus lents que le mien, de même que c’est la plus ou moins grande distance entre Jacques et moi que j’exprime en réduisant plus ou moins sa taille. La multiplicité des Temps que j’obtiens ainsi n’empêche pas l’unité du temps réel ; elle la présupposerait plutôt, de même que la diminution de la taille avec la distance, sur une série de toiles où je représenterais Jacques plus ou moins éloigné, indiquerait que Jacques conserve la même grandeur.

Ainsi s’efface la forme paradoxale qui a été donnée à la théorie de la pluralité des Temps. « Supposez, a-t-on dit, un voyageur enfermé dans un projectile qui serait lancé de Terre avec une vitesse inférieure d’un vingt millième environ à celle de la lumière, qui rencontrerait une étoile et qui serait renvoyé à la Terre avec la même vitesse. Ayant vieilli de deux ans par exemple quand il sortira de son projectile, il trouvera que c’est de deux cents ans qu’a vieilli notre globe. » — En est-on bien sûr ? Regardons de plus près. Nous allons voir s’évanouir l’effet de mirage, car ce n’est pas autre chose.

Le boulet est parti d’un canon attaché à la Terre immobile. Appelons Pierre le personnage qui reste près du canon, la Terre étant alors notre système S. Le voyageur enfermé dans le boulet S′ devient ainsi notre personnage Paul. On s’est placé, disions-nous, dans l’hypothèse où Paul reviendrait après deux cents ans vécus par Pierre. On a donc considéré Pierre vivant et conscient : ce sont bien deux cents ans de son flux intérieur qui se sont écoulés pour Pierre entre le départ et le retour de Paul.

Passons alors à Paul. Nous voulons savoir combien de temps il a vécu. C’est donc à Paul vivant et conscient que nous devons nous adresser, et non pas à l’image de Paul représentée dans la conscience de Pierre. Mais Paul vivant et conscient prend évidemment pour système de référence son boulet : par là même il l’immobilise. Du moment que nous nous adressons à Paul, nous sommes avec lui, nous adoptons son point de vue. Mais alors, voilà le boulet arrêté : c’est le canon, avec la Terre y attachée, qui fuit à travers l’espace. Tout ce que nous disions de Pierre, il faut maintenant que nous le répétions de Paul : le mouvement étant réciproque, les deux personnages sont interchangeables. Si, tout à l’heure, regardant à l’intérieur de la conscience de Pierre, nous assistions à un certain flux, c’est exactement le même flux que nous allons constater dans la conscience de Paul. Si nous disions que le premier flux était de deux cents ans, c’est de deux cents ans que sera l’autre flux. Pierre et Paul, la Terre et le boulet, auront vécu la même durée et vieilli pareillement.

Où sont donc les deux années de temps ralenti qui devaient paresser mollement pour le boulet tandis que deux cents ans auraient à courir sur la Terre ? Notre analyse les aurait-elle volatilisées ? Que non pas ! nous allons les retrouver. Mais nous n’y pourrons plus rien loger, ni des êtres ni des choses ; et il faudra chercher un autre moyen de ne pas vieillir.

Nos deux personnages sont nous apparus en effet comme vivant un seul et même temps, deux cents ans, parce que nous nous placions et au point de vue de l’un et au point de vue de l’autre. Il le fallait, pour interpréter philosophiquement la thèse d’Einstein, qui est celle de la relativité radicale et par conséquent de la réciprocité parfaite du mouvement rectiligne et uniforme 25. Mais cette manière de procéder est propre au philosophe qui prend la thèse d’Einstein dans son intégralité et qui s’attache à la réalité — je veux dire à la chose perçue ou perceptible — que cette thèse évidemment exprime. Elle implique qu’à aucun moment on ne perdra de vue l’idée de réciprocité et que par conséquent on ira sans cesse de Pierre à Paul et de Paul à Pierre, les tenant pour interchangeables, les immobilisant tour à tour, ne les immobilisant d’ailleurs que pour un instant, grâce à une oscillation rapide de l’attention qui ne veut rien sacrifier de la thèse de la Relativité. Mais le physicien est bien obligé de procéder autrement, même s’il adhère sans réserve à la théorie d’Einstein. Il commencera, sans doute, par se mettre en règle avec elle. Il affirmera la réciprocité. Il posera qu’on a le choix entre le point de vue de Pierre et celui de Paul. Mais, cela dit, il choisira l’un des deux, car il ne peut pas rapporter les événements de l’univers, en même temps, à deux systèmes d’axes différents. S’il se met par la pensée à la place de Pierre, il comptera à Pierre le temps que Pierre se compte à lui-même, c’est-à-dire le temps réellement vécu par Pierre, et à Paul le temps que Pierre lui prête. S’il est avec Paul, il comptera à Paul le temps que Paul se compte, c’est-à-dire le temps que Paul vit effectivement, et à Pierre le temps que Paul lui attribue. Mais, encore une fois, il optera nécessairement pour Pierre ou pour Paul. Supposons qu’il choisisse Pierre. C’est bien alors deux ans, et deux ans seulement, qu’il devra compter à Paul.

En effet, Pierre et Paul ont affaire à la même physique. Ils observent les mêmes relations entre phénomènes, ils trouvent à la nature les mêmes lois. Mais le système de Pierre est immobile et celui de Paul en mouvement. Tant qu’il s’agit de phénomènes attachés en quelque sorte au système, c’est-à-dire définis par la physique de telle manière que le système soit censé les entraîner quand il est censé se mouvoir, les lois de ces phénomènes doivent évidemment être les mêmes pour Pierre et pour Paul : les phénomènes en mouvement, étant perçus par Paul qui est animé du même mouvement qu’eux, sont immobiles à ses yeux et lui apparaissent exactement comme apparaissent à Pierre les phénomènes analogues de son propre système. Mais les phénomènes électro-magnétiques se présentent de telle manière qu’on ne peut plus, quand le système où ils se produisent est censé se mouvoir, les considérer comme participant au mouvement du système. Et cependant les relations de ces phénomènes entre eux, leurs relations avec les phénomènes entraînés dans le mouvement du système, sont encore pour Paul ce qu’elles sont pour Pierre. Si la vitesse du boulet est bien celle que nous avons supposée, Pierre ne peut exprimer cette persistance des relations qu’en attribuant à Paul un Temps cent fois plus lent que le sien, comme on le voit d’après les équations de Lorentz. S’il comptait autrement, il n’inscrirait pas dans sa représentation mathématique du monde que Paul en mouvement trouve entre tous les phénomènes, — y compris les phénomènes électro-magnétiques, — les mêmes relations que Pierre en repos. Il pose bien ainsi, implicitement, que Paul référé pourrait devenir Paul référant, car pourquoi les relations se conservent-elles pour Paul, pourquoi doivent-elles être marquées par Pierre à Paul telles qu’elles apparaissent à Pierre, sinon parce que Paul se décréterait immobile du même droit que Pierre ? Mais c’est une simple conséquence de cette réciprocité qu’il note ainsi, et non pas la réciprocité même. Encore une fois, il s’est fait lui-même référant, et Paul n’est que référé. Dans ces conditions, le Temps de Paul est cent fois plus lent que celui de Pierre. Mais c’est du temps attribué, ce n’est pas du temps vécu. Le temps vécu par Paul serait le temps de Paul référant et non plus référé : ce serait exactement le temps que vient de se trouver Pierre.

Nous revenons donc toujours au même point : il y a un seul Temps réel, et les autres sont fictifs. Qu’est-ce en effet qu’un Temps réel, sinon un Temps vécu ou qui pourrait l’être ? Qu’est-ce qu’un Temps irréel, auxiliaire, fictif, sinon celui qui ne saurait être vécu effectivement par rien ni par personne ?

Mais on voit l’origine de la confusion. Nous la formulerions ainsi : l’hypothèse de la réciprocité ne peut se traduire mathématiquement que dans celle de la non-réciprocité, car traduire mathématiquement la liberté de choisir entre deux systèmes d’axes consiste à choisir effectivement l’un d’eux 26. La faculté qu’on avait de choisir ne peut pas se lire dans le choix qu’on a fait en vertu d’elle. Un système d’axes, par cela seul qu’il est adopté, devient un système privilégié. Dans l’usage mathématique qu’on en fait, il est indiscernable d’un système absolument immobile. Voilà pourquoi relativité unilatérale et relativité bilatérale s’équivalent mathématiquement, au moins dans le cas qui nous occupe. La différence n’existe ici que pour le philosophe ; elle ne se révèle que si l’on se demande quelle réalité, c’est-à-dire quelle chose perçue ou perceptible, les deux hypothèses impliquent. La plus ancienne, celle du système privilégié en état de repos absolu, aboutirait bien à poser des Temps multiples et réels. Pierre, réellement immobile, vivrait une certaine durée ; Paul, réellement en mouvement, vivrait une durée plus lente. Mais l’autre, celle de la réciprocité, implique que la durée plus lente doit être attribuée par Pierre à Paul ou par Paul à Pierre, selon que Pierre ou Paul est référant, selon que Paul ou Pierre est référé. Leurs situations sont identiques ; ils vivent un seul et même Temps, mais ils s’attribuent réciproquement un Temps différent de celui-là et ils expriment ainsi, selon les règles de la perspective, que la physique d’un observateur imaginaire en mouvement doit être la même que celle d’un observateur réel en repos. Donc, dans l’hypothèse de la réciprocité, on a au moins autant de raison que le sens commun de croire à un Temps unique : l’idée paradoxale de Temps multiples ne s’impose que dans l’hypothèse du système privilégié. Mais, encore une fois, on ne peut s’exprimer mathématiquement que dans l’hypothèse d’un système privilégié, même quand on a commencé par poser la réciprocité ; et le physicien, se sentant quitte envers l’hypothèse de la réciprocité une fois qu’il lui a rendu hommage en choisissant comme il le voulait son système de référence, l’abandonne au philosophe et s’exprimera désormais dans la langue du système privilégié. Sur la foi de cette physique, Paul entrera dans le boulet. Il s’apercevra en route que la philosophie avait raison 27.

Ce qui a contribué à entretenir l’illusion, c’est que la théorie de la Relativité restreinte déclare précisément chercher pour les choses une représentation indépendante du système de référence 28. Elle semble donc interdire au physicien de se placer à un point de vue déterminé. Mais il y a ici une importante distinction à faire. Sans doute le théoricien de la Relativité entend donner aux lois de la nature une expression qui conserve sa forme, à quelque système de référence qu’on rapporte les événements. Mais cela veut simplement dire que, se plaçant à un point de vue déterminé comme tout physicien, adoptant nécessairement un système de référence déterminé et notant ainsi des grandeurs déterminées, il établira entre ces grandeurs des relations qui devront se conserver, invariantes, entre les grandeurs nouvelles qu’on trouvera si l’on adopte un nouveau système de référence. C’est justement parce que sa méthode de recherche et ses procédés de notation l’assurent d’une équivalence entre toutes les représentations de l’univers prises de tous les points de vue qu’il a le droit absolu (mal assuré à l’ancienne physique) de s’en tenir à son point de vue personnel et de tout rapporter à son unique système de référence. Mais à ce système de référence il est bien obligé de s’attacher généralement 29. À ce système devra donc s’attacher aussi le philosophe quand il voudra distinguer le réel du fictif. Est réel ce qui est mesuré par le physicien réel, fictif ce qui est représenté dans la pensée du physicien réel comme mesuré par des physiciens fictifs. Mais nous reviendrons sur ce point dans le courant de notre travail. Pour le moment, indiquons une autre source d’illusion, moins apparente encore que la première.

Le physicien Pierre admet naturellement (ce n’est qu’une croyance, car on ne saurait le prouver) qu’il y a d’autres consciences que la sienne, répandues sur la surface de la Terre, concevables même en n’importe quel point de l’univers. Paul, Jean et Jacques auront donc beau être en mouvement par rapport à lui : il verra en eux des esprits qui pensent et sentent à sa manière. C’est qu’il est homme avant d’être physicien. Mais quand il tient Paul, Jean et Jacques pour des êtres semblables à lui, pourvus d’une conscience comme la sienne, il oublie réellement sa physique ou profite de l’autorisation qu’elle lui laisse de parler dans la vie courante comme le commun des mortels. En tant que physicien, il est intérieur au système où il prend ses mesures et auquel il rapporte toutes choses. Physiciens encore comme lui, et par conséquent conscients comme lui, seront à la rigueur des hommes attachés au même système : ils construisent en effet, avec les mêmes nombres, la même représentation du monde prise du même point de vue ; ils sont, eux aussi, référants. Mais les autres hommes ne seront plus que référés ; ils ne pourront maintenant être, pour le physicien, que des marionnettes vides. Que si Pierre leur concédait une âme, il perdrait aussitôt la sienne ; de référés ils seraient devenus référants ; ils seraient physiciens, et Pierre aurait à se faire marionnette à son tour. Ce va-et-vient de conscience ne commence d’ailleurs évidemment que lorsqu’on s’occupe de physique, car il faut bien alors choisir un système de référence. Hors de là, les hommes restent ce qu’ils sont, conscients les uns comme les autres. Il n’y a aucune raison pour qu’ils ne vivent plus alors la même durée et n’évoluent pas dans le même Temps. La pluralité des Temps se dessine au moment précis où il n’y a plus qu’un seul homme ou un seul groupe à vivre du temps. Ce Temps-là devient alors seul réel : c’est le Temps réel de tout à l’heure, mais accaparé par l’homme ou le groupe qui s’est érigé en physicien. Tous les autres hommes, devenus fantoches à partir de ce moment, évoluent désormais dans des Temps que le physicien se représente et qui ne sauraient plus être du Temps réel, n’étant pas vécus et ne pouvant pas l’être. Imaginaires, on en imaginera naturellement autant qu’on voudra.

Ce que nous allons ajouter maintenant semblera paradoxal, et pourtant c’est la simple vérité. L’idée d’un Temps réel commun aux deux systèmes, identique pour S et pour S′, s’impose dans l’hypothèse de la pluralité des Temps mathématiques avec plus de force que dans l’hypothèse communément admise d’un Temps mathématique un et universel. Car, dans toute hypothèse autre que celle de la Relativité, S et S′ ne sont pas strictement interchangeables : ils occupent des situations différentes par rapport à quelque système privilégié ; et, même si l’on a commencé par faire de l’un le duplicata de l’autre, on les voit aussitôt se différencier l’un de l’autre par le seul fait de ne pas entretenir la même relation avec le système central. On a beau alors leur attribuer le même Temps mathématique, comme on l’avait toujours fait jusqu’à Lorentz et Einstein, il est impossible de démontrer strictement que les observateurs placés respectivement dans ces deux systèmes vivent la même durée intérieure et que par conséquent les deux systèmes aient le même Temps réel ; il est même très difficile alors de définir avec précision cette identité de durée ; tout ce qu’on peut dire est qu’on ne voit aucune raison pour qu’un observateur se transportant de l’un à l’autre système ne réagisse pas psychologiquement de la même manière, ne vive pas la même durée intérieure, pour des portions supposées égales d’un même Temps mathématique universel. Argumentation sensée, à laquelle on n’a rien opposé de décisif, mais qui manque de rigueur et de précision. Au contraire, l’hypothèse de la Relativité consiste essentiellement à rejeter le système privilégié : S et S′ doivent donc être tenus, pendant qu’on les considère, pour strictement interchangeables si l’on a commencé par faire de l’un le duplicata de l’autre. Mais alors les deux personnages en S et S′ peuvent être amenés par notre pensée à coïncider ensemble, comme deux figures égales qu’on superposerait : ils devront coïncider, non seulement quant aux divers modes de la quantité, mais encore, si je puis m’exprimer ainsi, quant à la qualité, car leurs vies intérieures sont devenues indiscernables, tout comme ce qui se prête en eux à la mesure : les deux systèmes demeurent constamment ce qu’ils étaient au moment où on les a posés, des duplicata l’un de l’autre, alors qu’en dehors de l’hypothèse de la Relativité ils ne l’étaient plus tout à fait le moment d’après, quand on les abandonnait à leur sort. Mais nous n’insisterons pas sur ce point. Disons simplement que les deux observateurs en S et en S′ vivent exactement la même durée, et que les deux systèmes ont ainsi le même Temps réel.

En est-il ainsi encore de tous les systèmes de l’univers ? Nous avons attribué à S′ une vitesse quelconque : de tout système S″ nous pourrons donc répéter ce que nous avons dit de S′ ; l’observateur qu’on y attachera y vivra la même durée qu’en S. Tout au plus nous objectera-t-on que le déplacement réciproque de S″ et de S n’est pas le même que celui de S′ et de S, et que par conséquent, lorsque nous immobilisons S en système de référence dans le premier cas, nous ne faisons pas absolument la même chose que dans le second. La durée de l’observateur en S immobile, quand S′ est le système qu’on réfère à S, ne serait donc pas nécessairement la même que celle de ce même observateur, quand le système référé à S est S″ ; il y aurait, en quelque sorte, des intensités d’immobilité différentes, selon qu’aurait été plus ou moins grande la vitesse de déplacement réciproque des deux systèmes avant que l’un d’eux, érigé tout à coup en système de référence, fût immobilisé par l’esprit. Nous ne pensons pas que personne veuille aller aussi loin. Mais, même alors, on se placerait tout bonnement dans l’hypothèse qu’on fait d’ordinaire lorsqu’on promène un observateur imaginaire à travers le monde et qu’on se juge en droit de lui attribuer partout la même durée. On entend par là qu’on n’aperçoit aucune raison de croire le contraire : quand les apparences sont d’un certain côté, c’est à celui qui les déclare illusoires de prouver son dire. Or l’idée de poser une pluralité de Temps mathématiques n’était jamais venue à l’esprit avant la théorie de la Relativité ; c’est donc uniquement à celle-ci qu’on se référerait pour mettre en doute l’unité du Temps. Et nous venons de voir que dans le cas, seul tout à fait précis et clair, de deux systèmes S et S′ se déplaçant par rapport l’un à l’autre, la théorie de la Relativité aboutirait à affirmer plus rigoureusement qu’on ne le fait d’ordinaire l’unité du Temps réel. Elle permet de définir et presque de démontrer l’identité, au lieu de s’en tenir à l’assertion vague et simplement plausible dont on se contente généralement. Concluons de toute manière, en ce qui concerne l’universalité du Temps réel, que la théorie de la Relativité n’ébranle pas l’idée admise et tendrait plutôt à la consolider.

Passons alors au second point, la dislocation des simultanéités. Mais rappelons d’abord en deux mots ce que nous disions de la simultanéité intuitive, celle qu’on pourrait appeler réelle et vécue. Einstein l’admet nécessairement, puisque c’est par elle qu’il note l’heure d’un événement. On peut donner de la simultanéité les définitions les plus savantes, dire que c’est une identité entre les indications d’horloges réglées les unes sur les autres par un échange de signaux optiques, conclure de là que la simultanéité est relative au procédé de réglage. Il n’en est pas moins vrai que, si l’on compare des horloges, c’est pour déterminer l’heure des événements : or, la simultanéité d’un événement avec l’indication de l’horloge qui en donne l’heure ne dépend d’aucun réglage des événements sur les horloges ; elle est absolue 30. Si elle n’existait pas, si la simultanéité n’était que correspondance entre indications d’horloges, si elle n’était pas aussi, et avant tout, correspondance entre une indication d’horloge et un événement, on ne construirait pas d’horloges, ou personne n’en achèterait. Car on n’en achète que pour savoir l’heure qu’il est. Mais « savoir l’heure qu’il est », c’est noter la simultanéité d’un événement, d’un moment de notre vie ou du monde extérieur, avec une indication d’horloge ; ce n’est pas, en général, constater une simultanéité entre des indications d’horloges. Donc, impossible au théoricien de la Relativité de ne pas admettre la simultanéité intuitive 31. Dans le réglage même de deux horloges l’une sur l’autre par signaux optiques il use de cette simultanéité, et il en use trois fois, car il doit noter 1° le moment du départ du signal optique, 2° le moment de l’arrivée, 3° celui du retour. Maintenant, il est aisé de voir que l’autre simultanéité, celle qui dépend d’un réglage d’horloges effectué par un échange de signaux, ne s’appelle encore simultanéité que parce qu’on se croit capable de la convertir en simultanéité intuitive 32. Le personnage qui règle des horloges les unes sur les autres les prend nécessairement à l’intérieur de son système : ce système étant son système de référence, il le juge immobile. Pour lui, donc, les signaux échangés entre deux horloges éloignées l’une de l’autre font le même trajet à l’aller et au retour. S’il se plaçait en n’importe quel point équidistant des deux horloges, et s’il avait d’assez bons yeux, il saisirait dans une intuition instantanée les indications données par les deux horloges optiquement réglées l’une sur l’autre, et il les verrait marquer à ce moment la même heure. La simultanéité savante lui paraît donc toujours pouvoir se convertir pour lui en simultanéité intuitive, et c’est la raison pour laquelle il l’appelle simultanéité.

Ceci posé, considérons deux systèmes S et S′ en mouvement par rapport l’un à l’autre. Prenons d’abord S comme système de référence. Par là même nous l’immobilisons. Les horloges y ont été réglées, comme dans tout système, par un échange de signaux optiques. Comme pour tout réglage d’horloges, on a supposé alors que les signaux échangés faisaient le même trajet à l’aller et au retour. Mais ils le font effectivement, du moment que le système est immobile. Si l’on appelle Hm et Hn les points où sont les deux horloges, un observateur intérieur au système, choisissant n’importe quel point équidistant de Hm et de Hn, pourra, s’il a d’assez bons yeux, embrasser de là dans un acte unique de vision instantanée deux événements quelconques qui se passent respectivement aux points Hm et Hn quand ces deux horloges marquent la même heure. En particulier, il embrassera dans cette perception instantanée les deux indications concordantes des deux horloges, — indications qui sont, elles aussi, des événements. Toute simultanéité indiquée par des horloges pourra donc être convertie à l’intérieur du système en simultanéité intuitive.

Considérons alors le système S′. Pour un observateur intérieur au système, il est clair que la même chose va se passer. Cet observateur prend S′ pour système de référence. Il le rend donc immobile. Les signaux optiques au moyen desquels il règle ses horloges les unes sur les autres font alors le même trajet à l’aller et au retour. Donc, quand deux de ses horloges indiquent la même heure, la simultanéité qu’elles marquent pourrait être vécue et devenir intuitive.

Ainsi, rien d’artificiel ni de conventionnel dans la simultanéité, qu’on la prenne dans l’un ou dans l’autre des deux systèmes.

Mais voyons maintenant comment l’un des deux observateurs, celui qui est en S, juge ce qui se passe en S′. Pour lui, S′ se meut et par conséquent les signaux optiques échangés entre deux horloges de ce système ne font pas, comme le croirait un observateur attaché au système, le même trajet à l’aller et au retour (sauf naturellement dans le cas particulier où les deux horloges occupent un même plan perpendiculaire à la direction du mouvement). Donc, à ses yeux, le réglage des deux horloges s’est opéré de telle manière qu’elles donnent la même indication là où il n’y a pas simultanéité, mais succession. Seulement, remarquons qu’il adopte ainsi une définition toute conventionnelle de la succession, et par conséquent aussi de la simultanéité. Il convient d’appeler successives les indications concordantes d’horloges qui auront été réglées l’une sur l’autre dans les conditions où il aperçoit le système S′ — je veux dire réglées de telle manière qu’un observateur extérieur au système n’attribue pas le même trajet au signal optique pour l’aller et pour le retour. Pourquoi ne définit-il pas la simultanéité par la concordance d’indication entre des horloges réglées de telle sorte que le trajet d’aller et de retour soit le même pour des observateurs intérieurs au système ? On répond que chacune des deux définitions est valable pour chacun des deux observateurs, et que c’est justement la raison pour laquelle les mêmes événements du système S′ peuvent être dits simultanés ou successifs, selon qu’on les envisage du point de vue de S′ ou du point de vue de S. Mais il est aisé de voir que l’une des deux définitions est purement conventionnelle, tandis que l’autre ne l’est pas.

Pour nous en rendre compte, nous allons revenir à une hypothèse que nous avons déjà faite. Nous supposerons que S′ est un duplicata du système S, que les deux systèmes sont identiques, qu’ils déroulent au-dedans d’eux la même histoire. Ils sont en état de déplacement réciproque, parfaitement interchangeables ; mais l’un d’eux est adopté comme système de référence et, à partir de ce moment, censé immobile : ce sera S. L’hypothèse que S′ est un duplicata de S ne porte aucune atteinte à la généralité de notre démonstration, puisque la dislocation alléguée de la simultanéité en succession, et en succession plus ou moins lente selon que le déplacement du système est plus ou moins rapide, ne dépend que de la vitesse du système, nullement de son contenu. Ceci posé, il est clair que si des événements A, B, C, D du système S sont simultanés pour l’observateur en S, les événements identiques A′, B′, C′, D′ du système S′ seront simultanés aussi pour l’observateur en S′. Maintenant, les deux groupes A, B, C, D et A′, B′, C′, D′, dont chacun se compose d’événements simultanés les uns aux autres pour un observateur intérieur au système, seront-ils en outre simultanés entre eux, je veux dire perçus comme simultanés par une conscience suprême capable de sympathiser instantanément ou de communiquer télépathiquement avec les deux consciences en S et en S′ ? Il est évident que rien ne s’y oppose. Nous pouvons imaginer en effet, comme tout à l’heure, que le duplicata S′ se soit détaché à un certain moment de S et doive ensuite venir le retrouver. Nous avons démontré que les observateurs intérieurs aux deux systèmes auront vécu la même durée totale. Nous pouvons donc, dans l’un et l’autre système, diviser cette durée en un même nombre de tranches tel que chacune d’elles soit égale à la tranche correspondante de l’autre système. Si le moment M où se produisent les événements simultanés A, B, C, D se trouve être l’extrémité d’une des tranches (et l’on peut toujours s’arranger pour qu’il en soit ainsi), le moment M′ où les événements simultanés A′, B′, C′, D′ se produisent dans le système S′ sera l’extrémité de la tranche correspondante. Situé de la même manière que M à l’intérieur d’un intervalle de durée dont les extrémités coïncident avec celles de l’intervalle où se trouve M, il sera nécessairement simultané à M. Et dès lors les deux groupes d’événements simultanés A, B, C, D et A′, B′, C′, D′ seront bien simultanés entre eux. On peut donc continuer à imaginer, comme par le passé, des coupes instantanées d’un Temps unique et des simultanéités absolues d’événements.

Seulement, du point de vue de la physique, le raisonnement que nous venons de faire ne comptera pas. Le problème physique se pose en effet ainsi : S étant en repos et S′ en mouvement, comment des expériences sur la vitesse de la lumière, faites en S, donneront-elles le même résultat en S′ ? Et l’on sous-entend que le physicien du système S existe seul en tant que physicien : celui du système S′ est simplement imaginé. Imaginé par qui ? Nécessairement par le physicien du système S. Du moment qu’on a pris S pour système de référence, c’est de là, et de là seulement, qu’est désormais possible une vue scientifique du monde. Maintenir des observateurs conscients en S et en S′ tout à la fois serait autoriser les deux systèmes à s’ériger l’un et l’autre en système de référence, à se décréter ensemble immobiles : or ils ont été supposés en état de déplacement réciproque ; il faut donc que l’un des deux au moins se meuve. En celui qui se meut on laissera sans doute des hommes ; mais ils auront abdiqué momentanément leur conscience ou du moins leurs facultés d’observation ; ils ne conserveront, aux yeux de l’unique physicien, que l’aspect matériel de leur personne pendant tout le temps qu’il sera question de physique. Dès lors notre raisonnement s’écroule, car il impliquait l’existence d’hommes également réels, semblablement conscients, jouissant des mêmes droits dans le système S′ et dans le système S. Il ne peut plus être question que d’un seul homme ou d’un seul groupe d’hommes réels, conscients, physiciens : ceux du système de référence. Les autres seraient aussi bien des marionnettes vides ; ou bien alors ce ne seront que des physiciens virtuels, simplement représentés dans l’esprit du physicien en S. Comment celui-ci se les représentera-t-il ? Il les imaginera, comme tout à l’heure, expérimentant sur la vitesse de la lumière, mais non plus avec une horloge unique, non plus avec un miroir qui réfléchit le rayon lumineux sur lui-même et double le trajet : il y a maintenant un trajet simple, et deux horloges placées respectivement au point de départ et au point d’arrivée. Il devra alors expliquer comment ces physiciens imaginés trouveraient à la lumière la même vitesse que lui, physicien réel, si cette expérience toute théorique devenait pratiquement réalisable. Or, à ses yeux, la lumière se meut avec une vitesse moindre pour le système S′ (les conditions de l’expérience étant celles que nous avons indiquées plus haut) ; mais aussi, les horloges en S′ ayant été réglées de manière à marquer des simultanéités là où il aperçoit des successions, les choses vont s’arranger de telle sorte que l’expérience réelle en S et l’expérience simplement imaginée en S′ donneront le même nombre pour la vitesse de la lumière. C’est pourquoi notre observateur en S s’en tient à la définition de la simultanéité qui la fait dépendre du réglage des horloges. Cela n’empêche pas les deux systèmes, S′ aussi bien que S, d’avoir des simultanéités vécues, réelles, et qui ne se règlent pas sur des réglages d’horloges.

Il faut donc distinguer deux espèces de simultanéité, deux espèces de succession. La première est intérieure aux événements, elle fait partie de leur matérialité, elle vient d’eux. L’autre est simplement plaquée sur eux par un observateur extérieur au système. La première exprime quelque chose du système lui-même ; elle est absolue. La seconde est changeante, relative, fictive ; elle tient à la distance, variable dans l’échelle des vitesses, entre l’immobilité que ce système a pour lui-même et la mobilité qu’il présente par rapport à un autre : il y a incurvation apparente de la simultanéité en succession. La première simultanéité, la première succession, appartient à un ensemble de choses, la seconde à une image que s’en donne l’observateur dans des miroirs d’autant plus déformants que la vitesse attribuée au système est plus grande. L’incurvation de la simultanéité en succession est d’ailleurs juste ce qu’il faut pour que les lois physiques, en particulier celles de l’électromagnétisme, soient les mêmes pour l’observateur intérieur au système, situé en quelque sorte dans l’absolu, et pour l’observateur du dehors, dont la relation au système peut varier indéfiniment.

Je suis dans le système S′ supposé immobile. J’y note intuitivement des simultanéités entre deux événements O′ et A′ éloignés l’un de l’autre dans l’espace, m’étant placé à égale distance des deux. Maintenant, puisque le système est immobile, un rayon lumineux qui va et vient entre les points O′ et A′ fait le même trajet à l’aller et au retour : si donc j’opère le réglage de deux horloges placées respectivement en O′ et A′ dans l’hypothèse que les deux trajets d’aller et de retour P et Q sont égaux, je suis dans le vrai. J’ai ainsi deux moyens de reconnaître ici la simultanéité : l’un intuitif, en embrassant dans un acte de vision instantanée ce qui se passe en O′ et en A′, l’autre dérivé, en consultant les horloges ; et les deux résultats sont concordants. Je suppose maintenant que, rien n’étant changé à ce qui se passe dans le système, P n’apparaisse plus comme égal à Q. C’est ce qui arrive quand un observateur extérieur à S′ aperçoit ce système en mouvement. Toutes les anciennes simultanéités 33 vont-elles devenir des successions pour cet observateur ? Oui, par convention, si l’on convient de traduire toutes les relations temporelles entre tous les événements du système dans un langage tel qu’il faille en changer l’expression selon que P apparaîtra comme égal ou comme inégal à Q. C’est ce qu’on fait dans la théorie de la Relativité. Moi, physicien relativiste, après avoir été intérieur au système et avoir perçu P comme égal à Q, j’en sors : me plaçant dans une multitude indéfinie de systèmes supposés tour à tour immobiles et par rapport auxquels S′ se trouverait alors animé de vitesses croissantes, je vois croître l’inégalité entre P et Q. Je dis alors que les événements qui étaient tout à l’heure simultanés deviennent successifs, et que leur intervalle dans le temps est de plus en plus considérable. Mais il n’y a là qu’une convention, convention d’ailleurs nécessaire si je veux préserver l’intégrité des lois de la physique. Car il se trouve précisément que ces lois, si l’on y comprend celles de l’électro-magnétisme, ont été formulées dans l’hypothèse où l’on définirait simultanéité et succession physiques par l’égalité ou l’inégalité apparentes des trajets P et Q. En disant que succession et simultanéité dépendent du point de vue, on traduit cette hypothèse, on rappelle cette définition, on ne fait rien de plus. S’agit-il de succession et de simultanéité réelles ? C’est de la réalité, si l’on convient d’appeler représentative du réel toute convention une fois adoptée pour l’expression mathématique des faits physiques. Soit ; mais alors ne parlons plus de temps ; disons qu’il s’agit d’une succession et d’une simultanéité qui n’ont rien à voir avec la durée ; car, en vertu d’une convention antérieure et universellement acceptée, il n’y a pas de temps sans un avant et un après constatés ou constatables par une conscience qui compare l’un à l’autre, cette conscience ne fût-elle qu’une conscience infinitésimale coextensive à l’intervalle entre deux instants infiniment voisins. Si vous définissez la réalité par la convention mathématique, vous avez une réalité conventionnelle. Mais réalité réelle est celle qui est perçue ou qui pourrait l’être. Or, encore une fois, en dehors de ce double trajet PQ qui change d’aspect selon que l’observateur est en dedans ou en dehors du système, tout le perçu et tout le perceptible de S′ reste ce qu’il est. C’est dire que S′ peut être censé en repos ou en mouvement, peu importe : la simultanéité réelle y restera simultanéité ; et la succession, succession.

Quand vous laissiez S′ immobile et que vous vous placiez par conséquent à l’intérieur du système, la simultanéité savante, celle qu’on induit de la concordance entre horloges réglées optiquement l’une sur l’autre, coïncidait avec la simultanéité intuitive ou naturelle ; et c’est uniquement parce qu’elle vous servait à reconnaître cette simultanéité naturelle, parce qu’elle en était le signe, parce qu’elle était convertible en simultanéité intuitive, que vous l’appeliez simultanéité. Maintenant, S′ étant censé en mouvement, les deux genres de simultanéité ne coïncident plus ; tout ce qui était simultanéité naturelle demeure simultanéité naturelle ; mais, plus augmente la vitesse du système, plus croît l’inégalité entre les trajets P et Q, alors que c’était par leur égalité que se définissait la simultanéité savante. Que devriez-vous faire si vous aviez pitié du pauvre philosophe, condamné au tête-à-tête avec la réalité et ne connaissant qu’elle ? Vous donneriez à la simultanéité savante un autre nom, au moins quand vous parlez philosophie. Vous créeriez pour elle un mot, n’importe lequel, mais vous ne l’appelleriez pas simultanéité, car elle devait ce nom uniquement au fait que, dans S′ supposé immobile, elle se trouvait signaler la présence d’une simultanéité naturelle, intuitive, réelle, et l’on pourrait croire maintenant qu’elle désigne cette présence encore. Vous-même, d’ailleurs, vous continuez à admettre la légitimité de ce sens originel du mot, en même temps que sa primauté, car lorsque S′ vous paraît en mouvement, lorsque, parlant de la concordance entre horloges du système, vous semblez ne plus penser qu’à la simultanéité savante, vous faites continuellement intervenir l’autre, la vraie, par la seule constatation d’une « simultanéité » entre une indication d’horloge et un événement « voisin d’elle » (voisin pour vous, voisin pour un homme comme vous, mais immensément éloigné pour un microbe percevant et savant). Pourtant vous conservez le mot. Même, le long de ce mot commun aux deux cas et qui opère magiquement (la science n’agit-elle pas sur nous comme l’ancienne magie ?), vous pratiquez d’une simultanéité à l’autre, de la simultanéité naturelle à la simultanéité savante, une transfusion de réalité. Le passage de la fixité à la mobilité ayant dédoublé le sens du mot, vous glissez à l’intérieur de la seconde signification tout ce qu’il y avait de matérialité et de solidité dans la première. Je dirais qu’au lieu de prémunir le philosophe contre l’erreur vous voulez l’y attirer, si je ne savais l’avantage que vous avez, physicien, à employer le mot simultanéité dans les deux sens : vous rappelez ainsi que la simultanéité savante a commencé par être simultanéité naturelle, et peut toujours le redevenir si la pensée immobilise de nouveau le système.

Du point de vue que nous appelions celui de la relativité unilatérale, il y a un Temps absolu et une heure absolue, le Temps et l’heure de l’observateur situé dans le système privilégié S. Supposons encore une fois que S′, ayant d’abord coïncidé avec S, s’en soit ensuite détaché par voie de dédoublement. On peut dire que les horloges de S′, qui continuent à être accordées entre elles selon les mêmes procédés, par signaux optiques, marquent la même heure quand elles devraient marquer des heures différentes ; elles notent de la simultanéité dans des cas où il y a effectivement succession. Si donc nous nous plaçons dans l’hypothèse d’une relativité unilatérale, nous devrons admettre que les simultanéités de S se disloquent dans son duplicata S′ par le seul effet du mouvement qui fait sortir S′de S. À l’observateur en S′ elles paraissent se conserver, mais elles sont devenues des successions. Au contraire, dans la théorie d’Einstein, il n’y a pas de système privilégié ; la relativité est bilatérale ; tout est réciproque ; l’observateur en S est aussi bien dans le vrai quand il voit en S′ une succession que l’observateur en S′ quand il y voit une simultanéité. Mais aussi, il s’agit de successions et de simultanéités uniquement définies par l’aspect que prennent les deux trajets P et Q : l’observateur en S′ ne se trompe pas, puisque P est pour lui égal à Q ; l’observateur en S ne se trompe pas davantage, puisque le P et le Q du système S′ sont pour lui inégaux. Or, inconsciemment, après avoir accepté l’hypothèse de la relativité double, on revient à celle de la relativité simple, d’abord parce qu’elles s’équivalent mathématiquement, ensuite parce qu’il est très difficile de ne pas imaginer selon la seconde quand on pense selon la première. Alors on fera comme si, les deux trajets P et Q apparaissant inégaux quand l’observateur est extérieur à S′, l’observateur en S′ se trompait en qualifiant ces lignes d’égales, comme si les événements du système matériel S′ s’étaient disloqués réellement dans la dissociation des deux systèmes, alors que c’est simplement l’observateur extérieur à S′ qui les décrète disloqués en se réglant sur la définition posée par lui de la simultanéité. On oubliera que simultanéité et succession sont devenues alors conventionnelles, qu’elles retiennent uniquement de la simultanéité et de la succession primitives la propriété de correspondre à l’égalité ou à l’inégalité des deux trajets P et Q. Encore s’agissait-il alors d’égalité et d’inégalité constatées par un observateur intérieur au système, et par conséquent définitives, invariables.

Que la confusion entre les deux points de vue soit naturelle et même inévitable, on s’en convaincra sans peine en lisant certaines pages d’Einstein lui-même. Non pas qu’Einstein ait dû la commettre ; mais la distinction que vous venons de faire est de telle nature que le langage du physicien est à peine capable de l’exprimer. Elle n’a d’ailleurs pas d’importance pour le physicien, puisque les deux conceptions se traduisent de la même manière en termes mathématiques. Mais elle est capitale pour le philosophe, qui se représentera tout différemment le temps selon qu’il se placera dans une hypothèse ou dans l’autre. Les pages qu’Einstein a consacrées à la relativité de la simultanéité dans son livre sur La Théorie de la Relativité restreinte et généralisée sont instructives à cet égard. Citons l’essentiel de sa démonstration :

« Supposez qu’un train extrêmement long se déplace le long de la voie avec une vitesse v indiquée sur la figure 3. Les voyageurs de ce train préféreront considérer ce train comme système de référence ; ils rapportent tous les événements au train. Tout événement qui a lieu en un point de la voie a lieu aussi en un point déterminé du train. La définition de la simultanéité est la même par rapport au train que par rapport à la voie. Mais il se pose alors la question suivante : deux événements (par exemple deux éclairs A et B) simultanés par rapport à la voie sont-ils aussi simultanés par rapport au train ? Nous allons montrer tout de suite que la réponse est négative. En disant que les deux éclairs A et B sont simultanés par rapport à la voie, nous voulons dire ceci : les rayons lumineux issus des points A et B se rencontrent au milieu M de la distance AB comptée le long de la voie. Mais aux événements À et B correspondent aussi des points A et B sur le train. Supposons que M′ soit le milieu du vecteur AB sur le train en marche. Ce point M′ coïncide bien avec le point M à l’instant où se produisent les éclairs (instant compté par rapport à la voie), mais il se déplace ensuite vers la droite sur le dessin avec la vitesse v du train. Si un observateur placé dans le train en M′ n’était pas entraîné avec cette vitesse, il resterait constamment en M, et les rayons lumineux issus des points A et B l’atteindraient simultanément, c’est-à-dire que ces rayons se croiseraient juste sur lui. Mais en réalité il se déplace (par rapport à la voie) et va à la rencontre de la lumière qui lui vient de B, tandis qu’il fuit la lumière lui venant de A. L’observateur verra donc la première plus tôt que la seconde. Les observateurs qui prennent le chemin de fer comme système de référence arrivent à cette conclusion que l’éclair B a été antérieur à l’éclair A. Nous arrivons donc au fait capital suivant. Des événements simultanés par rapport à la voie ne le sont plus par rapport au train, et inversement (relativité de la simultanéité). Chaque système de référence a son temps propre ; une indication de temps n’a de sens que si l’on indique le système de comparaison utilisé pour la mesure du temps » 34.

Ce passage nous fait prendre sur le vif une équivoque qui a été cause de bien des malentendus. Si nous voulons la dissiper, nous commencerons par tracer une figure plus complète. (fig. 4). On remarquera qu’Einstein a indiqué par des flèches la direction du train. Nous indiquerons par d’autres flèches la direction — inverse — de la voie. Car nous ne devons pas oublier que le train et la voie sont en état de déplacement réciproque. Certes, Einstein ne l’oublie pas non plus quand il s’abstient de dessiner des flèches le long de la voie ; il indique par là qu’il choisit la voie comme système de référence. Mais le philosophe, qui veut savoir à quoi s’en tenir sur la nature du temps, qui se demande si la voie et le train ont ou n’ont pas le même Temps réel — c’est-à-dire le même temps vécu ou pouvant l’être — le philosophe devra constamment se rappeler qu’il n’a pas à choisir entre les deux systèmes : il mettra un observateur conscient dans l’un et dans l’autre et cherchera ce qu’est pour chacun d’eux le temps vécu. Dessinons donc des flèches additionnelles. Maintenant ajoutons deux lettres, A′ et B′, pour marquer les extrémités du train : en ne leur donnant pas des noms qui leur soient propres, en leur laissant les appellations A et B des points de la Terre avec lesquels elles coïncident, nous risquerions encore une fois d’oublier que la voie et le train bénéficient d’un régime de parfaite réciprocité et jouissent d’une égale indépendance. Enfin nous appellerons plus généralement M′ tout point de la ligne A′ B′ qui sera situé par rapport à B′ et à A′ comme M l’est par rapport à A et à B. Voilà pour la figure.

Lançons maintenant nos deux éclairs. Les points d’où ils partent n’appartiennent pas plus au sol qu’au train ; les ondes cheminent indépendamment du mouvement de la source.

Tout de suite apparaît alors que les deux systèmes sont interchangeables, et qu’il se passera en M′ exactement la même chose qu’au point correspondant M. Si M est le milieu de AB, et que ce soit en M qu’on perçoive une simultanéité sur la voie, c’est en M, milieu de B′ A′, qu’on percevra cette même simultanéité dans le train.

Donc, si l’on s’attache réellement au perçu, au vécu, si l’on interroge un observateur réel dans le train et un observateur réel sur la voie, on trouvera qu’on a affaire à un seul et même Temps : ce qui est simultanéité par rapport à la voie est simultanéité par rapport au train.

Mais, en marquant le double groupe de flèches, nous avons renoncé à adopter un système de référence ; nous nous sommes placé par la pensée, à la fois, sur la voie et dans le train ; nous avons refusé de devenir physicien. Nous ne cherchions pas, en effet, une représentation mathématique de l’univers : celle-ci doit naturellement être prise d’un point de vue et se conformer à des lois de perspective mathématique. Nous nous demandions ce qui est réel, c’est-à-dire observé et constaté effectivement.

Au contraire, pour le physicien, il y a ce qu’il constate lui-même, — ceci, il le note tel quel, — et il y a ensuite ce qu’il constate de la constatation éventuelle d’autrui : cela, il le transposera, il le ramènera à son point de vue, toute représentation physique de l’univers devant être rapportée à un système de référence. Mais la notation qu’il en fera alors ne correspondra plus à rien de perçu ou de perceptible ; ce ne sera donc plus du réel, ce sera du symbolique. Le physicien placé dans le train va donc se donner une vision mathématique de l’univers où tout sera converti de réalité perçue en représentation scientifiquement utilisable, à l’exception de ce qui concerne le train et les objets liés au train. Le physicien placé sur la voie se donnera une vision mathématique de l’univers où tout sera transposé de même, à l’exception de ce qui intéresse la voie et les objets solidaires de la voie. Les grandeurs qui figureront dans ces deux visions seront généralement différentes, mais dans l’une et dans l’autre certaines relations entre grandeurs, que nous appelons les lois de la nature, seront les mêmes, et cette identité traduira précisément le fait que les deux représentations sont celles d’une seule et même chose, d’un univers indépendant de notre représentation.

Que verra alors le physicien placé en M sur la voie ? Il constatera la simultanéité des deux éclairs. Notre physicien se saurait être aussi au point M′. Tout ce qu’il peut faire est de dire qu’il voit idéalement en M′ la constatation d’une non-simultanéité entre les deux éclairs. La représentation qu’il va construire du monde repose tout entière sur le fait que le système de référence adopté est lié à la Terre : donc le train se meut ; donc on ne peut mettre en M′ une constatation de la simultanéité des deux éclairs. À vrai dire, rien n’est constaté en M′, puisqu’il faudrait pour cela en M′ un physicien, et que l’unique physicien du monde est par hypothèse en M. Il n’y a plus en M′ qu’une certaine notation effectuée par l’observateur en M, notation qui est en effet celle d’une non-simultanéité. Ou, si l’on aime mieux, il y a en M′ un physicien simplement imaginé, n’existant que dans la pensée du physicien en M. Celui-ci écrira alors comme Einstein : « Ce qui est simultanéité par rapport à la voie ne l’est pas par rapport au train. » Et il en aura le droit, s’il ajoute : « du moment que la physique se construit du point de vue de la voie ». Il faudrait d’ailleurs ajouter encore : « Ce qui est simultanéité par rapport au train ne l’est pas par rapport à la voie, du moment que la physique se construit du point de vue du train. » Et enfin il faudrait dire : « Une philosophie qui se place et au point de vue de la voie et au point de vue du train, qui note alors comme simultanéité dans le train ce qu’elle note comme simultanéité sur la voie, n’est plus mi-partie dans la réalité perçue et mi-partie dans une construction scientifique ; elle est tout entière dans le réel, et elle ne fait d’ailleurs que s’approprier complètement l’idée d’Einstein, qui est celle de la réciprocité du mouvement. Mais cette idée, en tant que complète, est philosophique et non plus physique. Pour la traduire en langage de physicien, il faut se placer dans ce que nous avons appelé l’hypothèse de la relativité unilatérale. Et comme ce langage s’impose, on ne s’aperçoit pas qu’on a adopté pour un moment cette hypothèse. On parlera alors d’une multiplicité de Temps qui seraient tous sur le même plan, tous réels par conséquent si l’un d’eux est réel. Mais la vérité est que celui-ci diffère radicalement des autres. Il est réel, parce qu’il est réellement vécu par le physicien. Les autres, simplement pensés, sont des temps auxiliaires, mathématiques, symboliques. »

Mais l’équivoque est si difficile à dissiper qu’on ne saurait l’attaquer sur un trop grand nombre de points. Considérons donc (fig. 5), dans le système S′, sur une droite qui marque la direction de son mouvement, trois points M′, N′, P′ tels que N′ soit à une même distance l de M′ et de P′. Supposons un personnage en N′. En chacun des trois points M′, N′, P′ se déroule une série d’événements qui constitue l’histoire du lieu. À un moment déterminé le personnage perçoit en N′ un événement parfaitement déterminé. Mais les événements contemporains de celui-là, qui se passent en M′ et P′, sont-ils déterminés aussi ? Non, d’après la théorie de la Relativité. Selon que le système S′ a une vitesse ou une autre, ce ne sera pas le même événement en M′, ni le même événement en P′, qui sera contemporain de l’événement en N′. Si donc nous considérons le présent du personnage en N′, à un moment donné, comme constitué par tous les événements simultanés qui se produisent à ce moment en tous les points de son système, un fragment seulement en sera déterminé : ce sera l’événement qui s’accomplit au point N′ où le personnage se trouve. Le reste sera indéterminé. Les événements en M′ et P′, qui font aussi bien partie du présent de notre personnage, seront ceci ou cela selon qu’on attribuera au système S′ une vitesse ou une autre, selon qu’on le rapportera à tel ou tel système de référence. Appelons v sa vitesse. Nous savons que lorsque des horloges, réglées comme il le faut, marquent la même heure aux trois points, et par conséquent lorsqu’il y a simultanéité à l’intérieur du système S′, l’observateur placé dans le système de référence S voit l’horloge en M′ avancer et l’horloge en P′ retarder sur celle de N′, avance et retard étant de

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secondes du système S′. Donc, pour l’observateur extérieur au système, c’est du passé en M′, c’est de l’avenir en P′, qui entrent dans la contexture du présent de l’observateur en N′. Ce qui, en M′ et P′, fait partie du présent de l’observateur en N′, apparaît à cet observateur du dehors comme d’autant plus en arrière dans l’histoire passée du lieu M′, d’autant plus en avant dans l’histoire à venir du lieu P′, que la vitesse du système est plus considérable. Élevons alors sur la droite M′ P′, dans les deux directions opposées, les perpendiculaires M′ H′ et P′ K′, et supposons que tous les événements de l’histoire passée du lieu M′ soient échelonnés le long de M′ H′, tous ceux de l’histoire à venir du lieu P′ le long de P′ K′. Nous pourrons appeler ligne de simultanéité la droite, passant par le point N′, qui joint l’un à l’autre les événements E′ et F′ situés, pour l’observateur extérieur au système, dans le passé du lieu M′ et dans l’avenir du lieu P′ à une distance
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dans le temps (le nombre
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désignant des secondes du système S′ ). Cette ligne, on le voit, s’écarte d’autant plus de M′ N′ P′ que la vitesse du système est plus considérable.

Ici encore la théorie de la Relativité prend au premier abord un aspect paradoxal, qui frappe l’imagination. L’idée vient tout de suite à l’esprit que notre personnage en N′, si son regard pouvait franchir instantanément l’espace qui le sépare de P′, y apercevrait une partie de l’avenir de ce lieu, puisqu’elle est là, puisque c’est un moment de cet avenir qui est simultané au présent du personnage. Il prédirait ainsi à un habitant du lieu P′ les événements dont celui-ci sera témoin. Sans doute, se dit-on, cette vision instantanée à distance n’est pas possible en fait ; il n’y a pas de vitesse supérieure à celle de la lumière. Mais on peut se représenter par la pensée une instantanéité de vision, et cela suffit pour que l’intervalle

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de l’avenir du lieu P′ préexiste en droit au présent de ce lieu, y soit préformé et par conséquent prédéterminé. — Nous allons voir qu’il y a là un effet de mirage. Malheureusement, les théoriciens de la Relativité n’ont rien fait pour le dissiper. Ils se sont plu, au contraire, à le renforcer. Le moment n’est pas venu d’analyser la conception de l’Espace-Temps de Minkowski, adoptée par Einstein. Elle s’est traduite par un schéma fort ingénieux, où l’on risquerait, si l’on n’y prenait garde, de lire ce que nous venons d’indiquer, où d’ailleurs Minkowski lui-même et ses successeurs l’ont effectivement lu. Sans nous attacher encore à ce schéma (il appellerait tout un ensemble d’explications dont nous pouvons nous passer pour le moment), traduisons la pensée de Minkowski sur la figure plus simple que nous venons de tracer.

Si nous considérons notre ligne de simultanéité E′ N′ F′, nous voyons que, confondue d’abord avec M′ N′ P′, elle s’en écarte au fur et à mesure que la vitesse v du système S′ devient plus grande par rapport au système de référence S. Mais elle ne s’en écartera pas indéfiniment. Nous savons en effet qu’il n’y a pas de vitesse supérieure à celle de la lumière. Donc les longueurs M′ E′ et P′ F′, égales à

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, ne sauraient dépasser
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. Supposons-leur cette longueur. Nous aurons, nous dit-on, au-delà de E′ dans la direction E′ H′, une région de passé absolu, et au-delà de F′ dans la direction F′ K′ une région d’avenir absolu ; rien de ce passé ni de cet avenir ne peut faire partie du présent de l’observateur en N′. Mais, en revanche, aucun des moments de l’intervalle M′ E′ ni de l’intervalle P′ F′ n’est absolument antérieur ni absolument postérieur à ce qui se passe en N ; tous ces moments successifs du passé et de l’avenir seront contemporains de l’événement en N′, si l’on veut ; il suffira d’attribuer au système S′ la vitesse appropriée, c’est-à-dire de choisir en conséquence le système de référence. Tout ce qui s’est passé en M′ dans un intervalle écoulé
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, tout ce qui aura lieu en P′ dans un intervalle à s’écouler
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, peut entrer dans le présent, partiellement indéterminé, de l’observateur en N′ : c’est la vitesse du système qui choisira.

Que d’ailleurs l’observateur en N′, au cas où il aurait le don de vision instantanée à distance, apercevrait comme présent en P′ ce qui sera l’avenir de P′ pour l’observateur en P′ et pourrait, par télépathie également instantanée, faire savoir en P′ ce qui va y arriver, les théoriciens de la Relativité l’ont implicitement admis, puisqu’ils ont pris soin de nous rassurer sur les conséquences d’un tel état de choses 35. En fait, nous montrent-ils, jamais l’observateur en N′ n’utilisera cette immanence, à son présent, de ce qui est du passé en M′ pour l’observateur en M′ ou de ce qui est de l’avenir en P′ pour l’observateur en P′ ; jamais il n’en fera bénéficier ou pâtir les habitants de M′ et de P′ ; car aucun message ne peut se transmettre, aucune causalité s’exercer, avec une vitesse supérieure à celle de la lumière ; de sorte que le personnage situé en N′ ne saurait être averti d’un avenir de P′ qui fait pourtant partie de son présent, ni influer sur cet avenir en aucune manière : cet avenir a beau être là, inclus dans le présent du personnage en N′ ; il reste pour lui pratiquement inexistant.

Voyons s’il n’y aurait pas ici un effet de mirage. Nous allons revenir à une supposition que nous avons déjà faite. D’après la théorie de la Relativité, les relations temporelles entre événements qui se déroulent dans un système dépendent uniquement de la vitesse de ce système, et non pas de la nature de ces événements. Les relations resteront donc les mêmes si nous faisons de S′ un double de S, déroulant la même histoire que S et ayant commencé par coïncider avec lui. Cette hypothèse va faciliter beaucoup les choses, et elle ne nuira en rien à la généralité de la démonstration.

Donc, il y a dans le système S une ligne MNP dont la ligne M′ N′ P′ est sortie, par voie de dédoublement, au moment où S′ se détachait de S. Par hypothèse, un observateur placé en M′ et un observateur placé en M, étant en deux lieux correspondants de deux systèmes identiques, assistent chacun à la même histoire du lieu, au même défilé d’événements s’y accomplissant. De même pour les deux observateurs en N et N′, et pour ceux en P et P′, tant que chacun d’eux ne considère que le lieu où il est. Voilà sur quoi tout le monde est d’accord. Maintenant, nous allons nous occuper plus spécialement des deux observateurs en N et N′, puisque c’est de la simultanéité avec ce qui s’accomplit en ces milieux de ligne qu’il s’agit 36.

 

Pour l’observateur en N, ce qui en M et en P est simultané à son présent est parfaitement déterminé, car le système est immobile par hypothèse.

Quant à l’observateur en N′, ce qui en M′ et en P′ était simultané à son présent, quand son système S′ coïncidait avec S, était également déterminé : c’étaient les deux mêmes événements qui, en M et en P, étaient simultanés au présent de N.

Maintenant, S′ se déplace par rapport à S et prend par exemple des vitesses croissantes. Mais pour l’observateur en N′, intérieur à S′, ce système est immobile. Les deux systèmes S et S′ sont en état de réciprocité parfaite ; c’est pour la commodité de l’étude, c’est pour construire une physique, que nous avons immobilisé l’un ou l’autre en système de référence. Tout ce qu’un observateur réel, en chair et en os, observe en N, tout ce qu’il observerait instantanément, télépathiquement, en n’importe quel point éloigné de lui à l’intérieur de son système, un observateur réel, en chair et en os, placé en N′, l’apercevrait identiquement à l’intérieur de S′. Donc la partie de l’histoire des lieux M′ et P′ qui entre réellement dans le présent de l’observateur en N pour lui, celle qu’il apercevrait en M′ et P′ s’il avait le don de vision instantanée à distance, est déterminée et invariable, quelle que soit la vitesse de S′ aux yeux de l’observateur intérieur au système S. C’est la partie même que l’observateur en N apercevrait en M et en P.

Ajoutons que les horloges de S′ marchent absolument pour l’observateur en N′ comme celles de S pour l’observateur en N, puisque S et S′ sont en état de déplacement réciproque et par conséquent interchangeables. Lorsque les horloges situées en M, N, P, et réglées optiquement les unes sur les autres, marquent la même heure et qu’il y a alors par définition, selon le relativisme, simultanéité entre les événements s’accomplissant en ces points, il en est de même des horloges correspondantes de S′ et il y a alors, par définition encore, simultanéité entre les événements qui s’accomplissent en M′, N′, P′, — événements qui sont respectivement identiques aux premiers.

Seulement, dès que j’ai immobilisé S en système de référence, voici ce qui se passe. Dans le système S devenu immobile, et dont on avait réglé les horloges optiquement, comme on le fait toujours, dans l’hypothèse de l’immobilité du système, la simultanéité est chose absolue ; je veux dire que, les horloges y ayant été réglées, par des observateurs nécessairement intérieurs au système, dans l’hypothèse que les signaux optiques entre deux points N et P faisaient le même trajet à l’aller et au retour, cette hypothèse devient définitive, est consolidée par le fait que S est choisi comme système de référence et définitivement immobilisé.

Mais, par là même, S′ se meut ; et l’observateur en S s’aperçoit alors que les signaux optiques entre les deux horloges en N′ et P′ (que l’observateur en S′ a supposés et suppose encore faire le même chemin à l’aller et au retour) font maintenant des trajets inégaux, — l’inégalité étant d’autant plus grande que la vitesse de S′ devient plus considérable. En vertu de sa définition, alors, (car nous supposons que l’observateur en S est relativiste), les horloges qui marquent la même heure dans le système S′ ne soulignent pas, à ses yeux, des événements contemporains. Ce sont bien des événements qui sont contemporains pour lui, dans son système à lui ; comme aussi ce sont bien des événements qui sont contemporains, pour l’observateur en N′, dans son propre système. Mais, à l’observateur en N, ils apparaissent comme successifs dans le système S′ ; ou plutôt ils lui apparaissent comme devant être notés par lui successifs, en raison de la définition qu’il a donnée de la simultanéité.

Alors, à mesure que croît la vitesse de S′, l’observateur en N rejette plus loin dans le passé du point M′ et projette plus loin dans l’avenir du point P′ — par les numéros qu’il leur marque — les événements, s’accomplissant en ces points, qui sont contemporains pour lui dans son propre système, et contemporains aussi pour un observateur situé dans le système S′. De ce dernier observateur, en chair et en os, il n’est d’ailleurs plus question ; il a été vidé subrepticement de son contenu, en tout cas de sa conscience ; d’observateur il est devenu simplement observé, puisque c’est l’observateur en N qui a été érigé en physicien constructeur de toute la science. Dès lors, je le répète, à mesure que v augmente, notre physicien note comme de plus en plus reculé dans le passé du lieu M′, comme de plus en plus avancé dans l’avenir du lieu P′, l’événement toujours le même qui, soit en M′ soit en P′, ferait partie du présent réellement conscient d’un observateur en N′ et par conséquent fait partie du sien. Il n’y a donc pas des événements divers du lieu P′, par exemple, qui entreraient tour à tour, pour des vitesses croissantes du système, dans le présent réel de l’observateur en N′. Mais le même événement du lieu P′, qui fait partie du présent de l’observateur en N′ dans l’hypothèse de l’immobilité du système, est noté par l’observateur en N comme appartenant à un avenir de plus en plus lointain de l’observateur en N′, à mesure que croît la vitesse du système S′ mis en mouvement. Si l’observateur en N ne notait pas ainsi, d’ailleurs, sa conception physique de l’univers deviendrait incohérente, car les mesures inscrites par lui pour les phénomènes qui s’accomplissent dans un système traduiraient des lois qu’il faudrait faire varier selon la vitesse du système : ainsi un système identique au sien, dont chaque point aurait identiquement la même histoire que le point correspondant du sien, ne serait pas régi par la même physique que la sienne (au moins en ce qui concerne l’électromagnétisme). Mais alors, en notant de cette manière, il ne fait qu’exprimer la nécessité où il se trouve, quand il suppose en mouvement sous le nom de S′ son système S immobile, d’incurver la simultanéité entre événements. C’est toujours la même simultanéité ; elle apparaîtrait telle à un observateur intérieur à S′. Mais, exprimée perspectivement du point N, elle doit être recourbée en forme de succession.

Il est donc bien inutile de nous rassurer, de nous dire que l’observateur en N′ peut sans doute tenir à l’intérieur de son présent une partie de l’avenir du lieu P′, mais qu’il ne saurait en prendre ni en donner connaissance, et que par conséquent cet avenir est pour lui comme s’il n’était pas. Nous sommes bien tranquilles : nous ne pourrions étoffer et ranimer notre observateur en N′ vidé de son contenu, refaire de lui un être conscient et surtout un physicien, sans que l’événement du lieu P′, que nous venons de classer dans le futur, redevînt le présent de ce lieu. Au fond, c’est lui-même que le physicien en N a besoin ici de rassurer, et c’est lui-même qu’il rassure. Il faut qu’il se démontre à lui-même qu’en numérotant comme il le fait l’événement du point P′, en le localisant dans l’avenir de ce point et dans le présent de l’observateur en N′, il ne satisfait pas seulement aux exigences de la science, il reste aussi bien d’accord avec l’expérience commune. Et il n’a pas de peine à se le démontrer, car du moment qu’il représente toutes choses selon les règles de perspective qu’il a adoptées, ce qui est cohérent dans la réalité continue à l’être dans la représentation. La même raison qui lui fait dire qu’il n’y a pas de vitesse supérieure à celle de la lumière, que la vitesse de la lumière est la même pour tous les observateurs, etc., l’oblige à classer dans l’avenir du lieu P′ un événement qui fait partie du présent de l’observateur en N′, qui fait d’ailleurs partie de son présent à lui, observateur en N, et qui appartient au présent du lieu P. Strictement parlant, il devrait s’exprimer ainsi : « Je place l’événement dans l’avenir du lieu P′, mais du moment que je le laisse à l’intérieur de l’intervalle de temps futur

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, que je ne le recule pas plus loin, je n’aurai jamais à me représenter le personnage en N′ comme capable d’apercevoir ce qui se passera en P′ et d’en instruire les habitants du lieu. » Mais sa manière de voir les choses lui fait dire : « L’observateur en N′ a beau posséder, dans son présent, quelque chose de l’avenir du lieu P′, il ne peut pas en prendre connaissance, ni l’influencer ou l’utiliser en aucune manière. » Il ne résultera de là, certes, aucune erreur physique ou mathématique ; mais grande serait l’illusion du philosophe qui prendrait au mot le physicien.

Il n’y a donc pas, en M′ et en P′, à côté d’événements que l’on consent à laisser dans le « passé absolu » ou dans l’« avenir absolu » pour l’observateur en N′, tout un ensemble d’événements qui, passés et futurs en ces deux points, entreraient dans son présent quand on attribuerait au système S′ la vitesse appropriée. Il y a, en chacun de ces points, un seul événement faisant partie du présent réel de l’observateur en N′, quelle que soit la vitesse du système : c’est celui même qui, en M et P, fait partie du présent de l’observateur en N. Mais cet événement sera noté par le physicien comme situé plus ou moins en arrière dans le passé de M′, plus ou moins en avant dans l’avenir de P′, selon la vitesse attribuée au système. C’est toujours, en M′ et en P′, le même couple d’événements qui forme avec un certain événement en N′ le présent de Paul situé en ce dernier point. Mais cette simultanéité de trois événements paraît incurvée en passé-présent-avenir quand elle est regardée, par Pierre se représentant Paul, dans le miroir du mouvement.

Toutefois l’illusion impliquée dans l’interprétation courante est si difficile à démasquer qu’il ne sera pas inutile de l’attaquer par un autre côté encore. Supposons de nouveau que le système S′, identique au système S, vienne de s’en détacher et qu’il ait acquis instantanément sa vitesse. Pierre et Paul étaient confondus au point N : les voici, à l’instant même, distincts en N et N′ qui coïncident encore. Imaginons maintenant que Pierre, à l’intérieur de son système S, ait le don de vision instantanée à n’importe quelle distance. Si le mouvement imprimé au système S′ rendait réellement simultané à ce qui se passe en N′ (et par conséquent à ce qui se passe en N, puisque la dissociation des deux systèmes s’effectue à l’instant même) un événement situé dans l’avenir du lieu P′, Pierre assisterait à un événement futur du lieu P, événement qui n’entrera dans le présent dudit Pierre que tout à l’heure : bref, par l’intermédiaire du système S′, il lirait dans l’avenir de son propre système S, non pas certes pour le point N où il se trouve, mais pour un point distant P. Et plus la vitesse brusquement acquise par le système S′ serait considérable, plus son regard plongerait loin dans l’avenir du point P. S’il avait des moyens de communication instantanée, il annoncerait à l’habitant du lieu P ce qui va se passer en ce point, l’ayant vu en P′. Mais pas du tout. Ce qu’il aperçoit en P′, dans l’avenir du lieu P′, c’est exactement ce qu’il aperçoit en P, dans le présent du lieu P. Plus grande est la vitesse du système S′, plus éloigné dans l’avenir du lieu P′ est ce qu’il aperçoit en P′, mais c’est encore et toujours le même présent du point P. La vision à distance, et dans l’avenir, ne lui apprend donc rien. Dans « l’intervalle de temps » entre le présent du lieu P et l’avenir, identique à ce présent, du lieu correspondant P′ il n’y a même de place pour quoi que ce soit : tout se passe comme si l’intervalle était nul. Et il est nul en effet : c’est du néant dilaté. Mais il prend l’aspect d’un intervalle par un phénomène d’optique mentale, analogue à celui qui écarte l’objet de lui-même, en quelque sorte, quand une pression sur le globe oculaire nous le fait voir double. Plus précisément, la vision que Pierre s’est donnée du système S′ n’est pas autre chose que celle du système S placé de travers dans le Temps. Cette « vision de travers » fait que la ligne de simultanéité qui passe par les points M, N, P du système S paraît de plus en plus oblique dans le système S′, duplicata de S, à mesure que la vitesse de S′ devient plus considérable : le duplicata de ce qui s’accomplit en M se trouve ainsi reculé dans le passé, le duplicata de ce qui s’accomplit en P se trouve ainsi avancé dans l’avenir ; mais il n’y a là, en somme, qu’un effet de torsion mentale. Maintenant, ce que nous disons du système S′, duplicata de S, serait vrai de n’importe quel autre système ayant même vitesse ; car, encore une fois, les relations temporelles des événements intérieurs à S′ sont affectées, d’après la théorie de la Relativité, par la plus ou moins grande vitesse du système, mais uniquement par sa vitesse. Supposons donc que S′ soit un système quelconque, et non plus le double de S. Si nous voulons trouver le sens exact de la théorie de la Relativité, nous devrons faire que S′ soit d’abord en repos avec S sans se confondre avec lui, puis se meuve. Nous trouverons que ce qui était simultanéité au repos reste simultanéité en mouvement, mais que cette simultanéité, aperçue du système S, est simplement placée de travers : la ligne de simultanéité entre les trois points M′, N′, P′ paraît avoir tourné d’un certain angle autour de N′, de sorte qu’une de ses extrémités s’attarderait dans le passé tandis que l’autre anticiperait sur l’avenir.

 

Nous avons insisté sur le « ralentissement du temps » et la « dislocation de la simultanéité ». Reste la « contraction longitudinale ». Nous montrerons tout à l’heure comment elle n’est que la manifestation spatiale de ce double effet temporel. Mais dès maintenant nous pouvons en dire un mot. Soient en effet (fig. 6), dans le système mobile S′, deux points A′ et B′ qui viennent, pendant le trajet du système se poser sur deux points A et B du système immobile S, dont S′ est le duplicata. Lorsque ces deux coïncidences ont lieu, les horloges placées en A′ et B′, et réglées naturellement par des observateurs attachés à S′, marquent la même heure. L’observateur attaché à S, qui se dit qu’en pareil cas l’horloge en B′ retarde sur l’horloge en A′, en conclura que B′ n’est venu coïncider avec B qu’après le moment de la coïncidence de A′ avec A, et par conséquent que A′ B′ est plus court que AB. En réalité, il ne le « sait » que dans le sens que voici. Pour se conformer aux règles de perspective que nous énoncions tout à l’heure, il a dû attribuer à la coïncidence de B′ avec B un retard sur la coïncidence de A′ avec A, justement parce que les horloges en A′ et B′ marquaient la même heure pour les deux coïncidences. Dès lors, sous peine de contradiction, il faut qu’il marque à A′ B′ une longueur moindre que celle de AB. D’ailleurs l’observateur en S′ raisonnera symétriquement. Son système est pour lui immobile ; et par conséquent S se déplace pour lui dans la direction inverse de celle que S′ suivait tout à l’heure. L’horloge en A lui paraît donc retarder sur l’horloge en B. Et par suite la coïncidence de A avec A′ n’aura dû s’effectuer selon lui qu’après celle de B avec B′ si les horloges A et B marquaient la même heure lors des deux coïncidences. D’où résulte que AB doit être plus petit que A′ B′. Maintenant, AB et A′ B′ ont-ils ou n’ont-ils pas, réellement, la même grandeur ? Répétons encore une fois que nous appelons ici réel ce qui est perçu ou perceptible. Nous devons donc considérer l’observateur en S et l’observateur en S′, Pierre et Paul, et comparer leurs visions respectives des deux grandeurs. Or chacun d’eux, quand il voit au lieu d’être simplement vu, quand il est référant et non pas référé, immobilise son système. Chacun d’eux prend à l’état de repos la longueur qu’il considère. Les deux systèmes, en état réel de déplacement réciproque, étant interchangeables puisque S′ est un duplicata de S, la vision que l’observateur en S a de AB se trouve donc être identique, par hypothèse, à la vision que l’observateur en S′ a de A′ B′. Comment affirmer plus rigoureusement, plus absolument, l’égalité des deux longueurs AB et A′ B′ ? Égalité ne prend un sens absolu, supérieur à toute convention de mesure, que dans le cas où les deux termes comparés sont identiques ; et on les déclare identiques du moment qu’on les suppose interchangeables. Donc, dans la thèse de la Relativité restreinte, l’étendue ne peut pas plus se contracter réellement que le Temps se ralentir ou la simultanéité se disloquer effectivement. Mais, quand un système de référence a été adopté et par là même immobilisé, tout ce qui se passe dans les autres systèmes doit être exprimé perspectivement, selon la distance plus ou moins considérable qui existe, dans l’échelle des grandeurs, entre la vitesse du système référé et la vitesse, nulle par hypothèse, du système référant. Ne perdons pas de vue cette distinction. Si nous faisons surgir Jean et Jacques, tout vivants, du tableau où l’un occupe le premier plan et l’autre le dernier, gardons-nous de laisser à Jacques la taille d’un nain. Donnons-lui, comme à Jean, la dimension normale.

Pour tout résumer, nous n’avons qu’à reprendre notre hypothèse initiale du physicien attaché à la Terre, faisant et refaisant l’expérience Michelson-Morley. Mais nous le supposerons maintenant préoccupé surtout de ce que nous appelons réel, c’est-à-dire de ce qu’il perçoit ou pourrait percevoir. Il reste physicien, il ne perd pas de vue la nécessité d’obtenir une représentation mathématique cohérente de l’ensemble des choses. Mais il veut aider le philosophe dans sa tâche ; et jamais son regard ne se détache de la ligne mouvante de démarcation qui sépare le symbolique du réel, le conçu du perçu. Il parlera donc de « réalité » et d’« apparence », de « mesures vraies » et de « mesures fausses ». Bref, il n’adoptera pas le langage de la Relativité. Mais il acceptera la théorie. La traduction qu’il va nous donner de l’idée nouvelle en langage ancien nous fera mieux comprendre en quoi nous pouvons conserver, en quoi nous devons modifier, ce que nous avions précédemment admis.

Donc, faisant tourner son appareil de 90 degrés, à aucune époque de l’année il n’observe aucun déplacement des franges d’interférence. La vitesse de la lumière est ainsi la même dans toutes les directions, la même pour toute vitesse la de Terre. Comment expliquer le fait ?

« Le fait est tout expliqué, dira notre physicien. Il n’y a de difficulté, il ne se pose de problème que parce qu’on parle d’une Terre en mouvement. Mais en mouvement relativement à quoi ? Où est le point fixe dont elle se rapproche ou s’éloigne ? Ce point ne pourra avoir été qu’arbitrairement choisi. Je suis libre alors de décréter que la Terre sera ce point, et de la rapporter en quelque sorte à elle-même. La voilà immobile, et le problème s’évanouit.

« Pourtant j’ai un scrupule. Quelle ne serait pas ma confusion si le concept d’immobilité absolue prenait tout de même un sens, et s’il se révélait quelque part un point de repère définitivement fixe ? Sans même aller jusque-là, je n’ai qu’à regarder les astres ; je vois des corps en mouvement par rapport à la Terre. Le physicien attaché à quelqu’un de ces systèmes extra-terrestres, faisant le même raisonnement que moi, se considérera à son tour comme immobile et sera dans son droit : il aura donc vis-à-vis de moi les mêmes exigences que pourraient avoir les habitants d’un système absolument immobile. Et il me dira, comme ils auraient dit, que je me trompe, que je n’ai pas le droit d’expliquer par mon immobilité l’égale vitesse de propagation de la lumière dans toutes les directions, car je suis en mouvement.

« Mais voici alors de quoi me rassurer. Jamais un spectateur extra-terrestre ne me fera de reproche, jamais il ne me prendra en faute, parce que, considérant mes unités de mesure pour l’espace et le temps, observant le déplacement de mes instruments et la marche de mes horloges, il fera les constatations suivantes : 1° j’attribue sans doute la même vitesse que lui à la lumière, quoique je me meuve dans la direction du rayon lumineux et qu’il soit immobile ; mais c’est que mes unités de temps lui apparaissent alors comme plus longues que les siennes ; 2° je crois constater que la lumière se propage avec la même vitesse dans tous les sens, mais c’est que je mesure les distances avec une règle dont il voit la longueur varier avec l’orientation ; 3° je trouverais toujours la même vitesse à la lumière, même si j’arrivais à la mesurer entre deux points du trajet accompli sur la Terre en notant sur des horloges placées respectivement à ces deux endroits le temps mis à parcourir l’intervalle. Mais c’est que mes deux horloges ont été réglées par signaux optiques dans l’hypothèse que la Terre était immobile. Comme elle est en mouvement, l’une des deux horloges se trouve retarder d’autant plus sur l’autre que la vitesse de la Terre est plus considérable. Ce retard me fera toujours croire que le temps mis par la lumière à parcourir l’intervalle est celui qui correspond à une vitesse constamment la même. Donc, je suis à couvert. Mon critique trouvera mes conclusions justes, quoique, de son point de vue qui est maintenant seul légitime, mes prémisses soient devenues fausses. Tout au plus me reprochera-t-il de croire que j’ai constaté effectivement la constance de la vitesse de la lumière dans toutes les directions : selon lui, je n’affirme cette constance que parce que mes erreurs relatives à la mesure du temps et de l’espace se compensent de manière à donner un résultat semblable au sien. Naturellement, dans la représentation qu’il va construire de l’univers, il fera figurer mes longueurs de temps et d’espace telles qu’il vient de les compter, et non pas telles que je les avais comptées moi-même. Je serai censé avoir mal pris mes mesures, tout le long des opérations. Mais peu m’importe, puisque mon résutat est reconnu exact. D’ailleurs, si le spectateur simplement imaginé par moi devenait réel, il se trouverait devant la même difficulté, aurait le même scrupule, et se rassurerait de la même manière. Il dirait que, mobile ou immobile, avec des mesures vraies ou fausses, il obtient la même physique que moi et aboutit à des lois universelles. »

En d’autres termes encore : étant donné une expérience telle que celle de Michelson et Morley, les choses se passent comme si le théoricien de la Relativité pressait sur l’un des deux globes oculaires de l’expérimentateur et provoquait ainsi une diplopie d’un genre particulier : l’image d’abord aperçue, l’expérience d’abord instituée, se double d’une image fantasmatique où la durée se ralentit, où la simultanéité s’incurve en succession, et où, par là même, les longueurs se modifient. Cette diplopie artificiellement induite chez l’expérimentateur est faite pour le rassurer ou plutôt pour l’assurer contre le risque qu’il croit courir (qu’il courrait effectivement dans certains cas), en se prenant arbitrairement pour centre du monde, en rapportant toutes choses à son système personnel de référence, et en construisant pourtant une physique qu’il voudrait universellement valable : désormais il peut dormir tranquille ; il sait que les lois qu’il formule se vérifieront, quel que soit l’observatoire d’où l’on regardera la nature. Car l’image fantasmatique de son expérience, image qui lui montre comment cette expérience apparaîtrait, si le dispositif expérimental était en mouvement, à un observateur immobile pourvu d’un nouveau système de référence, est sans doute une déformation temporelle et spatiale de l’image première, mais une déformation qui laisse intactes les relations entre les parties de l’ossature, conserve telles quelles les articulations et fait que l’expérience continue à vérifier la même loi, ces articulations et relations étant précisément ce que nous appelons les lois de la nature.

Mais notre observateur terrestre ne devra jamais perdre de vue que, dans toute cette affaire, lui seul est réel, et l’autre observateur fantasmatique. Il évoquera d’ailleurs autant de ces fantômes qu’il voudra, autant qu’il y a de vitesses, une infinité. Tous lui apparaîtront comme construisant leur représentation de l’univers, modifiant les mesures qu’il a prises sur la Terre, obtenant par là même une physique identique à la sienne. Dès lors, il travaillera à sa physique en restant purement et simplement à l’observatoire qu’il a choisi, la Terre, et ne se préoccupera plus d’eux.

Il n’en était pas moins nécessaire que ces physiciens fantasmatiques fussent évoqués ; et la théorie de la Relativité, en fournissant au physicien réel le moyen de se trouver d’accord avec eux, aura fait faire à la science un grand pas en avant.

Nous venons de nous placer sur la Terre. Mais nous aurions aussi bien pu jeter notre dévolu sur n’importe quel autre point de l’univers. En chacun d’eux il y a un physicien réel traînant à sa suite une nuée de physiciens fantasmatiques, autant qu’il imaginera de vitesses. Voulons-nous alors démêler ce qui est réel ? Voulons-nous savoir qu’il y a un Temps unique ou des Temps multiples ? Nous n’avons pas à nous occuper des physiciens fantasmatiques, nous ne devons tenir compte que des physiciens réels. Nous nous demanderons s’ils perçoivent ou non le même Temps. Or, il est généralement difficile au philosophe d’affirmer avec certitude que deux personnes vivent le même rythme de durée. Il ne saurait même donner à cette affirmation un sens rigoureux et précis. Et pourtant il le peut dans l’hypothèse de la Relativité : l’affirmation prend ici un sens très net, et devient certaine, quand on compare entre eux deux systèmes en état de déplacement réciproque et uniforme ; les observateurs sont interchangeables. Cela n’est d’ailleurs tout à fait net et tout à fait certain que dans l’hypothèse de la Relativité. Partout ailleurs, deux systèmes, si ressemblants soient-ils, différeront d’ordinaire par quelque côté, puisqu’ils n’occuperont pas la même place vis-à-vis du système privilégié. Mais la suppression du système privilégié est l’essence même de la théorie de la Relativité. Donc cette théorie, bien loin d’exclure l’hypothèse d’un Temps unique, l’appelle et lui donne une intelligibilité supérieure.