(1818) Essai sur les institutions sociales « Préface » pp. 5-12
/ 2067
(1818) Essai sur les institutions sociales « Préface » pp. 5-12

Préface

Je réimprime l’Essai sur les Institutions sociales, tel qu’il a été publié en 1818 : seulement je prie le lecteur de vouloir bien se souvenir de la date. Bien des choses ont changé, et moi-même j’ai dû changer en présence des événements. J’aurais pu marquer, par des notes au bas des pages, ces changements divers et mutuels, pour expliquer les modifications survenues dans la pensée générale de tous les partis, et surtout pour en faire remarquer le progrès. J’ai préféré m’en rapporter à mes lecteurs. Au reste, même à mesure que j’imprimais la première édition, je sentais déjà cette rapidité du mouvement qui entraîne les hommes et les choses.

Néanmoins, il n’est pas inutile de le remarquer, toutes les grandes convictions sur lesquelles repose le livre sont demeurées intactes, et les problèmes fondamentaux obtiennent toujours, à mes yeux, les mêmes solutions. Sous ce rapport, l’Essai sur les Institutions sociales est encore aujourd’hui comme un Discours préliminaire de la Palingénésie.

Je réimprime, aussi sans y rien changer, le Vieillard et le jeune Homme, ouvrage qui parut un an après le premier. On dirait que celui-ci a été presque entièrement écrit sous l’inspiration du moment actuel, parce que la discussion, par un inconcevable malentendu, vient d’être ramenée sur le terrain de la restauration.

Ainsi les deux ouvrages qui composent ce volume sont loin d’avoir vieilli, malgré la multitude d’enseignements nouveaux que nous avons reçus depuis douze ans.

Deux articles, insérés, l’un dans le Journal des Débats, l’autre dans le Journal du Commerce, à la fin de 1818, marquent très bien, à mon avis, la situation des esprits, relativement à l’Essai sur les Institutions, lorsque le livre parut. M. Nodier, auteur du premier, s’était placé, sans hésitation, dans le point de vue où je m’étais placé moi-même. M. Lémontey, auteur du second, luttait avec une sorte de réserve contre des doctrines dont la source lui inspirait une vive antipathie, et dont il ne pouvait cependant ne pas admettre les directions, ou, comme on dit, les tendances. M. Nodier était, aussi bien que moi, un enfant de nos troubles ; M. Lémontey, un fils du dix-huitième siècle.

M. Nodier disait

« Pour juger une grande époque de destruction et de renouvellement, comme celle où nous vivons, il faudrait pouvoir se séparer tout à fait du passé et de l’avenir, ne conserver de l’un que des souvenirs sans passion, ne fonder sur l’autre que des espérances sans regrets… On sent partout, dans ce livre, l’inspiration qui a produit Antigone ; et je ne sais par quel mystère qui étonne et qui effraie, il rappelle le langage des fondateurs de la civilisation, comme si la nôtre était déjà détruite : il résulte de ce mélange d’éléments quelque chose qui accable la pensée, mais qui a un caractère monumental très instructif pour le siècle, si les livres remarquables sont les témoins de l’état de la société. Je ne connais rien du moins qui fasse mieux concevoir la succession inévitable de deux ordres de choses très divers qu’un ouvrage de la nature de celui-ci. C’est un chant d’Orphée dans l’école de Hobbes et de Montesquieu. »

M. Nodier disait plus loin :

« Il est évident qu’un genre de considérations si élevé ne sera jamais la théorie d’un parti, parce qu’il est trop supérieur pour cela aux idées ordinaires, aux passions communes des hommes. Ce n’est que dans les commencements des sociétés que l’enthousiasme a une puissance fondatrice, et qu’une âme inspirée entraîne le monde… »

M. Nodier, comme on vient de le voir, portait dans l’examen du livre un esprit troublé encore par les graves circonstances où nous nous trouvions, après en avoir épuisé de si terribles. On sent qu’il eût voulu adopter pleinement mes pensées d’avenir, mais qu’il n’osait pas trop se confier à l’espérance.

M. Lémontey, au contraire, né dans les temps qui ont immédiatement précédé la révolution, avait vu l’inquiétude et le malaise général des années, qui se sont écoulées depuis 1783 jusqu’en 1789 ; de plus, comme il était fort jeune à cette époque, il s’était accoutumé à penser que le dix-huitième siècle avait fondé des doctrines, établi des principes. Par conséquent il ne pouvait comprendre qu’il y eût antre chose à faire qu’à s’assurer dans la pleine jouissance de l’œuvre du dix-huitième siècle.

À la fin de son article, il me définissait le libéral à son insu, et le classique malgré lui.

Maintenant qu’il me soit permis de jeter un coup d’œil sur quelques détails, contenus dans les deux ouvrages, afin de donner une idée des notes qui auraient pu être faites, et dont j’ai cru devoir m’abstenir.

Page 87. Notre littérature doit subir le même sort que nos institutions. Ceci est resté vrai. M. Lémontey était effarouché de l’expression archéologie, appliquée (page 100) à notre littérature du siècle de Louis XIV. J’avouerai sans peine que j’ai été entraîné par le mouvement de la pensée, et que j’ai dépassé la vérité.

Page 95. L’émancipation de la Grèce est prévue, mais sans les horribles catastrophes qui ont éveillé toutes les généreuses sympathies des peuples avant d’éveiller celles des gouvernements. Il y aurait trop de choses à dire sur ce triste et glorieux sujet. Qu’il me suffise de constater que dans le temps tous les éléments de la résurrection de la Grèce existaient à fleur de terre. Et l’on voulut y voir plus tard une insurrection fomentée par les esprits inquiets de l’Europe !

Lorsque j’écrivais la page 108, M. de Maistre n’avait point encore accompli sa carrière. Dans les Prolégomènes de la Palingénésie, je reviens sur les écrits de cet illustre théosophe si peu apprécié par M. Lémontey.

Le portrait de Bossuet, qui termine le chapitre IV, faisait dire au même M. Lémontey : « Aux dimensions du tombeau qu’il lui élève, on voit bien qu’il a la pensée d’y coucher un géant. » M. de Maistre et M. de La Mennais n’ont pas cru que le géant fût couché dans son tombeau, eux qui ont employé toute leur puissance à combattre la Déclaration de 1682.

Que de progrès ont été faits depuis que la page 117 a été écrite ! J’ai prévenu que je n’avais fait aucun changement.

J’ai donc laissé subsister les pages 127 et 128, si mal consonantes avec l’ensemble même du livre. Il est évident qu’il manque ici une idée intermédiaire, une idée qui fait le fond de l’ouvrage suivant, à savoir l’égalité par le christianisme, c’est-à-dire le christianisme achevant son évolution dans la sphère civile. Ce que les anciens appelèrent l’isonomie, et la conquête successive du droit commun seront expliqués, surtout dans la Formule générale, objet du cinquième volume de la présente publication. Mais on comprend que ces choses ne peuvent être complètes que sous la loi chrétienne. Le passage de l’Évangile (page 128) est indûment cité, parce qu’il est isolé de toute une doctrine, celle qui sera manifestée plus tard dans les diverses parties de la Palingénésie sociale.

J’avais eu soin (page 131) de disculper l’ancien ordre de choses : il ne faudrait pas pour cela vouloir le ressusciter. Ce vouloir impuissant n’a déjà que trop produit d’inquiétudes. Les entretiens du Vieillard et du jeune Homme sont plus explicites sur ce sujet.

Page 140. La légitimité est mieux expliquée dans les mêmes entretiens. Au reste, personne n’ignore à présent les avantages de la légitimité opposée à l’usurpation. Pour plusieurs, elle repose sur l’utilité ; pour moi, son sanctuaire est placé bien plus haut.

Page 185. La liberté nécessaire au gouvernement est exprimée, je l’avoue, d’une manière trop absolue, et M. Lémontey avait bien quelque raison de s’en alarmer. Toutefois, pour ceci encore, je renvoie le lecteur aux entretiens suivants. Cette liberté, au reste, n’est que le libre arbitre dans une sphère plus élevée. À la fin du volume précédent on a pu voir que j’aspire à son triomphe sur l’ancienne fatalité. La pleine solution du problème n’est fournie que par le fait du gouvernement représentatif. Je suis obligé de renvoyer de nouveau à l’ouvrage qui complète celui-ci, de même que pour la grande question sur les dynasties, qui se présente également, sous toutes les formes, dans l’Orphée, dans l’Homme sans nom, et à la fin du volume précédent.

Page 247. Vico, que je ne connaissais point alors, n’a pas été arrêté par cet obstacle. J’aurai occasion de revenir sur cet état d’abrutissement de l’espèce humaine, posé par le philosophe napolitain, bien avant les rêveries du philosophe de Genève.

Page 291. La véritable épopée se fait elle-même ; c’est la limite idéale de l’horizon historique.

Page 320. La grande figure de l’exilé de Sainte-Hélène alors effrayait trop les imaginations, pour qu’elles ne cherchassent à se rassurer. Le temps de l’histoire est venu, et celui qui fut le dominateur du monde n’est plus ni un soldat heureux, ni un aventurier. Toutefois il est bon qu’il reste quelques expressions de toutes ces terreurs contemporaines.

Page 353. Cette première idée sur l’abolition de la peine de mort a reçu, depuis, bien d’autres développements.

Il en est de même de ce que j’avance sur la nécessité d’introduire l’étude des langues de l’Orient dans l’enseignement public ; je me borne à remarquer que je voulais restreindre, et non supprimer l’étude des langues nommées classiques.

Ce qui est dit quelque part des hôpitaux est plus explicite dans le Vieillard et le Jeune homme.

Le troisième entretien me rappelle, sur le repos du peuple, repos qui tient à sa confiance dans l’ordre fondé par la Charte, me rappelle, dis-je, la fin du premier volume.

Le quatrième entretien roule sur les élections. La théorie que je m’y permets prouve qu’alors il y avait place à la théorie dans l’examen d’une institution si jeune encore, et si peu éprouvée, qui d’ailleurs a reçu, depuis, bien des modifications.

Quoi qu’il en soit, ce dernier ouvrage fut attaqué à la fois par les deux opinions opposées : cela devait être. Aujourd’hui ces deux opinions, je le crois, ont fait des pas immenses l’une vers l’autre.

Encore un mot. Le contradicteur indiqué dans l’addition au chapitre X de l’Essai me contestait aussi le parallélisme et l’antagonisme des mœurs et des opinions. M. Lémontey me les contestait également, quoique sous d’autres rapports. Je me garderai bien de rentrer dans une telle discussion. Douze années de l’observation des choses ne me portent qu’à affirmer, je ne dis pas tous les détails, mais l’ensemble même de mes idées à cet égard.

Le même philosophe me contestait aussi la magistrature que la France est appelée à exercer sur l’Europe dans ces temps de rénovation. Voyez donc combien l’Italie aurait besoin que cette magistrature exerçât une pacifique influence ! Voyez comme l’Espagne aurait été mieux garantie du malheur par le principe de la Charte française que par la loi salique si rapidement et si facilement abolie ! Voyez le Portugal et les Pays-Bas !

Enfin il s’associait à toutes mes prévisions sur la poésie et sur la littérature : le mouvement actuel les confirme encore mieux que son suffrage, si important d’ailleurs.