L’Empereur Néron, et les trois plus grands poëtes de son siècle, Lucain, Perse & Juvénal.
Comment arrive-t-il que des princes, décriés par leur barbarie, soient touchés de l’amour des lettres ? Il est plus d’un exemple de cette contradiction du cœur humain. Je ne compte point Denys le tyran, que le démon des vers posséda toute sa vie ; qui briguoit d’en remporter le prix dans les jeux olympiques ; & chargeoit des lecteurs d’une poitrine forte & d’une voix admirable, d’y faire valoir ses poësies ; qui avoit dans son palais l’élite des gens de lettres comme autant de flatteurs à gages, employés à se récrier sur ses poëmes, à lui prostituer l’encens & des hommages ; qui ne trouva la vérité que dans la bouche d’un Philoxène, cet homme toujours le même malgré la crainte des supplices & la peine des carrières où il fut condamné. Je parle d’un tyran plus tyran encore que Denys, & plus amateur des vers & de la musique. Néron prétendoit avoir sur le Parnasse le même rang qu’il occupoit dans l’empire. Il vouloit qu’on le crût le plus grand poëte de son siècle. Personne n’a poussé plus loin la métromanie.
Quel est le genre dans lequel ne s’est point exercé cet empereur poëte ? Il aima surtout la tragédie & le poëme héroïque. A peine avoit-il fait quelques vers, qu’il les lisoit en public, & demandoit qu’on le couronnât. Malheur à quiconque entroit en lice avec lui, ou qui ne sçavoit point ménager l’amour-propre de ce tyran ! Lucain l’éprouva tout le premier.
Ce poëte naquit à Cordoue en Espagne, l’an 39 de Jésus-Christ. Sa Pharsale, ou la guerre de César & de Pompée, l’a immortalisé. Il avoit le génie grand, élevé, mais peu juste. Il abonde en pensées plus brillantes que solides. Son stile est toujours empoulé, & se sent du génie de sa nation. Pour rendre cet auteur, il ne falloit rien moins que l’imagination vive & fougueuse, d’un Brébeuf. Lucain avoit composé un poëme d’Orphée, dans le dessein de remporter le prix de poësie : mais Néron avoit la même prétention, & se hâta de lui faire défense de prononcer aucun nouveau poëme. Il en avoit fait un lui-même sur le sujet de Niobé, qu’il étoit impatient de rendre public. Lucain, ne voulant pas avoir inutilement travaillé, préférant sa gloire littéraire à tout, ne tient aucun compte de la défense : il récite son poëme ; on en reçoit les vers avec acclamation. L’auteur est couronné sur le théâtre de Pompée. Un succès si brillant indigne Néron, & dès-lors il médite de se défaire d’un rival redoutable. Mais il falloit un autre prétexte pour éclater. En attendant, il se contente de mortifier Lucain dans toutes les occasions.
Celui-ci, piqué d’une persécution injuste, craignant qu’elle n’augmentât, & qu’il n’y succombât enfin, crut ne pouvoir mieux faire que de prendre un parti violent. Il entra dans la conspiration de Pison contre l’empereur. C’en fut assez pour être précipité dans l’abysme qu’il s’étoit creusé lui-même. Au premier soupçon qu’on eut de cette conjuration, on arrêta Lucain. Ses ennemis prétendent que, pour échapper au supplice, il chargea sa mère, & rejetta sur elle tous les complots. Comment concilier cette horreur avec les sentimens élevés dont ses ouvrages sont remplis ? Mais cette action infâme ne le sauva point. Rien ne put fléchir Néron en sa faveur, ni lui faire oublier un vers* d’autant plus offensant pour ce prince, qu’il étoit louche, & qu’il avoit le regard affreux. Toute la grace que lui fit le tyran, fut de lui sauver l’infamie du supplice, en lui donnant le choix du genre de mort. C’est ce que porte une inscription** qu’on lit encore à Rome dans l’église de saint Paul. Lucain se fit ouvrir les veines dans un bain chaud.
L’exemple frappant des effets de la jalousie de Néron ne contint pas les autres poëtes. Ils ne voulurent point lui céder la préséance en fait de talent. Ils cherchèrent à venger la mort de leur illustre confrère. On accabla Néron d’une grêle de traits. Entre autres vers* satyriques, on répandit ceux-ci dans Rome.
On ne peut douter que NéronNe soit du sang d’Enée un digne rejetton.L’un enleva sa mère,L’autre enleva son père.
Perse sur-tout, entraîné par sa colère & par l’impulsion de son génie, exhala des torrens de bile. Avec quelle force & quelle vivacité il peint la cour de Néron ! Quel ridicule il jette sur ce prince ; sur son affectation à composer des vers emmiellés, doucereux, cadencés & chargés d’épithètes ; des vers forcés, ignobles & ridicules, sans génie, sans chaleur & sans force, & qui n’avoient que de l’enflure & de l’harmonie, tels que les suivans* :
On entend bourdonner les cornes tortueuses.Bacchantes, je vous vois errantes, furieuses.Pour arracher la tête au veau présomptueux,Et rendre le lynx souple à des rènes de lierre,Vous célébrez Bacchus, son audace guerrière ;L’Echo rend & répète au loin vos cris affreux.
Perse inséra par dérision ce morceau dans ses satyres. Les Romains, excédés du fréquent récit des poësies de leur prince, le reconnoissoient aisément à ces vers, de même qu’à cet autre, cité par Sénéque, dans le premier livre de ses questions naturelles** :
On voit briller le cou de l’oiseau de Cythère.
Ne pourroit-on pas reprocher à quelques-uns de nos poëtes une pareille affectation ? Ils ont voulu, ainsi que tous les romanciers, qu’il y eût des dans tous les noms de leurs héros & de leurs héroïnes.
Perse ose comparer Néron au roi Midas :
Auriculas asini
Mida rex habet.
Le roi Midas a des oreilles d’âne.
C’étoit irriter un tigre. Le philosophe▶ Cornutus, précepteur du poëte, sentit
le danger, & lui fit mettre
quis non
habet ?
C’est le même à qui Perse laissa sa bibliothèque
& vingt-cinq mille écus : mais le ◀philosophe▶ se contenta des livres,
& renvoya l’argent aux sœurs du poëte. Sur quoi le père Tarteron
s’écrie : « Combien, aujourd’hui de ◀philosophes auroient tout
retenu ! »
Les délateurs de Néron ne manquoient pas de l’instruire de ce qui se passoit dans Rome. Il n’ignora rien de ce déluge d’écrits répandus contre sa personne. La terreur étoit sur le Parnasse ; chacun y craignoit pour sa vie. Il sembloit qu’on dût y voir renouveller les prescriptions sanglantes des guerres civiles de Rome. Mais Néron prit sur lui de dissimuler. Ce monstre, qui souhaitait que le genre humain n’eût qu’une tête, pour avoir le plaisir de la couper, n’osa faire subir à Perse le sort de Lucain. Loin même, au rapport de Suétone, de rechercher l’origine des libèles distribués contre lui, il empêcha qu’on ne punît ceux qu’on soupçonnoit d’en être les auteurs. C’est qu’il imaginoit ramener plus aisément tous les poëtes par ce trait de modération, & s’en faire déclarer le chef.
Perse mourut à l’âge de trente ans : il étoit né à Volterre en Toscane. Autant ses satyres respirent le fiel & la haine, autant il étoit doux, enjoué, liant dans la société. Quoique libre dans la peinture qu’il fait des vices, il avoit des mœurs austères. On le trouve dur, inintelligible : mais est-ce sa faute ; si nous ne l’entendons pas ? Ecrivoit-il pour nous ? Il est moins obscur que serré. Plusieurs de ses traits sont uniques. Ses contemporains en sentoient tout le prix, eux qui en avoient la clef, & qui ne perdoient rien de la finesse des applications.
Outre Lucain & Perse, Juvénal s’éleva dans la suite contre le tyran prétendu bel-esprit. On connoît la passion de Néron pour les spectacles ; il montoit lui-même sur le théâtre, y représentoit en habit d’actrice, n’avoir d’affection que pour les comédiens & sur-tout pour un nommé Paris. Cet acteur disposoit, à la cour, de presque tous les emplois. Ses amis, ses parens, beaucoup de personnes de la lie du peuple, s’étoient avancés par son canal, & remplissoient les places les plus importantes. Cette multitude de gens parvenus excita la bile de Juvénal ; il se sentit emporté par les fougues de son caractère. Il fit des vers contre le comédien Paris. Comme Néron n’étoit plus, cette sortie contre lui & contre son gouvernement n’eut aucune suite. La faveur de Paris se soutint jusqu’au règne de Domitien. Le poëte, enhardi par l’impunité, déclama, écrivit encore, & toujours contre les comédiens dont le crédit & les airs de hauteur révoltoient la noblesse Romaine* :
Un histrion pourra ce que n’ont pu les grands !Vous mettrez-vous encore au rang de leurs cliens !Les honneurs sont vendus : on ne monte à leur faîte,Qu’autant qu’on est acteur, ou qu’on se dit poëte.
D’autres vers mordans causèrent son exil. A l’âge de quatre-vingt ans, il fut envoyé, par Domitien, dans le Pentapole, sur les frontières d’Egypte & de Lybie. On prétexta qu’on y avoit besoin de lui, pour commander la cavalerie. Notre poëte octogénaire & guerrier eut beaucoup à souffrir des fatigues inséparables de l’emploi dont on l’avoit revêtu par dérision : mais il survêcut à son persécuteur. Il revint à Rome, aussitôt après la mort de Domitien. Ce poëte y vivoit encore sous Nerva & sous Trajan. Si la force & la nouveauté des pensées, l’énergie & l’âpreté du stile, font l’écrivain satyrique, personne ne l’est plus que lui. Mais il n’entend point, comme Horace, la raillerie fine & délicate. On reproche à Juvénal d’être déclamateur, & de combattre le vice de manière à faire rougir la vertu.
Néron fit encore le tourment de quelques autres poëtes, mais peu connus. Quand il n’auroit point eu le cœur d’un monstre, sa métromanie seule pouvoit être un fléau pour ses peuples. On n’a que faire d’un roi poëte. Le titre de bel-esprit & d’auteur s’allie mal d’ordinaire avec les occupations du trône. Jacques I, roi d’Angleterre, surnommé le Pédant, fut méprisé de ses sujets. Il n’a été donné qu’à un seul prince d’écrire aussi bien qu’il gouverne, de mêler les lauriers de Mars à ceux d’Apollon.