À mes amis canadiens
En 1923, Jacques Copeau me demanda d’exposer devant ses acteurs, ses élèves et son public, au Vieux Colombier, ma conception du théâtre, si proche de la sienne, il ne l’ignorait pas. Ces quatre causeries n’ont jamais été publiées en France. Le Canada en aura la primeur. Ce sera le moyen d’acquitter en partie ma dette envers ces Français d’outre-mer dont je n’oublierai pas l’accueil. Si ces pages stimulent chez eux le goût inné du beau et grand théâtre et leur prouvent que leurs frères s’y intéressent encore, qu’ils travaillent à le relever en esprit de foi et de poésie, je n’aurai pas perdu ma peine ni mon temps.
I. Conditions de l’art dramatique
J’entreprends d’exposer ici mes idées personnelles sur le théâtre. Personnelles, c’est beaucoup dire, ou, si l’on veut, trop peu. Je n’ai pas la prétention de découvrir du neuf. Quand je dis, idées personnelles, j’entends ce que j’ai pensé après d’autres, ce que la pensée des autres, de beaucoup d’autres, vers lesquels m’inclinaient le respect dû et mon goût propre, est devenue en moi à l’épreuve de l’expérience. Aucune pensée personnelle, à mon avis, n’a de valeur que si elle rejoint et reprend la pensée commune, la longue chaîne de pensées forgée et rivée par les maîtres depuis les origines d’une certaine tradition. Les maîtres, en tout temps, furent d’abord de bons élèves ; il ne nous semble pas que cette modestie ait jamais gêné leur audace et les ait empêchés d’innover dans leur art. Et sans doute, un bon élève ne fait pas forcément un maître ; mais plus sûrement qu’un mauvais.
Autre précaution oratoire : je parlerai du théâtre en auteur, en praticien. Le spirituel mis à part, mais non cependant détaché du reste, la principale occupation de ma vie consiste à écrire des pièces et à les faire jouer. Tout entier à mon art, j’ai réfléchi longuement sur mon art et je rassemble ici mes réflexions partiales. Au critique de profession qui, jugeant du dehors, peut voir ce que je ne vois pas, de me contredire ou de me reprendre. Je dis ce que je sais, ce que j’ai vu, et, parmi d’autres, certaines choses que le critique est peut-être moins bien placé pour savoir et voir. Nos points de vue se complèteront, si, d’aventure, ils ne s’opposent.
* *
Quel est l’art dramatique tel que les maîtres nous l’ont fait. Quel il est devenu. Quel il doit devenir et nous souhaitons qu’il devienne. Voilà les trois points principaux de notre exposé. Si nos idées et nos essais ne sont pas assez convaincants, puissent-ils tout au moins indiquer une direction où d’autres, mieux doués, s’engageront à notre suite.
I
Posons d’abord quelques principes. C’est faute de principes que tant de bonnes volontés, de talents, voire de génies, se dévoient, en un siècle où l’esprit propre, flatté par l’amour-propre, régit toutes les activités de l’homme et très spécialement les lettres et les arts. Si nous tenons en main une vérité que pour cent raisons nous estimons bonne, ne craignons pas de paraître pédants en lui faisant toute sa part. Le moyen le plus sûr de n’aboutir à rien consiste à flotter au départ entre plusieurs vérités équivoques.
Le théâtre étant dit un art, rappelons en deux mots que l’art peut être envisagé sous deux aspects, du reste inséparables, celui de l’absolu, celui du relatif. Le premier théorique ou, si l’on aime mieux, intellectuel est essentiel : un art qui ne tend pas vers l’absolu se nie. C’est que l’art naît, ne peut naître que dans l’esprit : l’idée, la conception avant tout. Mais toutes les définitions transcendantales qu’en proposent les philosophes ne feront pas qu’il ne soit aussi un métier ; et un métier n’a d’existence que dans la mesure où on le pratique. Si l’œuvre d’art ne sort pas de l’esprit pour prendre une forme sensible, elle demeure aux yeux de tous une simple velléité. On ne saurait juger de la conception que d’après l’exécution, du génie que sur son ouvrage. Nous avons tous rêvé d’admirables poèmes qui ne seront jamais parce qu’ils sont restés en nous. C’est le second aspect. L’absolu de la théorie une fois posé, la pratique, à son tour, pose ses conditions et elles sont inévitablement relatives, relatives à l’homme, à ses limites, à ses besoins, à ses moyens. Voici ce que nous enseigne l’École ? et j’entends celle d’Aristote, continuée par saint Thomas. Il ne me semble pas que dans l’ordre esthétique, pour m’en tenir à celui-ci, qui que ce soit en puisse repousser les conclusions d’ensemble. Elles ont été formulées dans un petit livre subtil et profond que tout artiste « conscient » devrait garder à son chevet, Art et Scolastique, de Jacques Maritain. Elles ont ceci de rassurant qu’elles coïncident avec les leçons de l’expérience, avec la sagesse des siècles et ce que l’on appelle tout simplement le sens commun.
« Tout art est gratuit… désintéressé comme tel… Dans la production même de l’œuvre, la vertu d’art ne vise qu’une chose : le bien de l’œuvre à faire, la beauté à faire resplendir dans la matière, la chose à créer selon ses lois propres, indépendamment de tout le reste. »
Mais, ceci dit, un art théoriquement pur va rencontrer quelque chose d’étranger à lui, peut-être d’opposé à lui, un instrument, une matière. L’art est dans l’artiste, l’artiste est dans l’homme. « S’il n’y a pas d’homme, il n’y a pas d’artiste »
et, par conséquent, pas d’art. L’homme qui veut créer se trouvera aux prises avec une double résistance :
celle de sa nature bornée qui ne saurait tout à fait obéir aux ordres de l’esprit ; celle de la matière brute qu’il informe : couleur, marbre, sons ou mots. Il devra transiger, il devra en rabattre — et, s’il passe outre, s’il veut contraindre l’instrument à pousser une note qui dépasse sa tessiture, s’il veut contraindre la matière à entrer dans une forme qui violente sa constitution, l’instrument, la matière se vengeront. Qu’il tende au maximum possible de gratuité et d’absolu, d’accord ! c’est son devoir d’état ; ce maximum est limité. Il n’y a au-delà que contradiction, difformité, cacophonie.
Dans une esthétique vraiment humaine, et, par conséquent, relative, il serait permis de classer les arts suivant le degré d’absolu qu’ils semblent capables d’atteindre et donc, selon la somme de contingences extérieures, dont par nature ils sont grevés. À quel degré de cette hiérarchie placerions-nous l’art dramatique ?
On s’est accoutumé, depuis Richard Wagner dont la suprême ambition fut de restituer le drame tel que l’avaient conçu et réalisé les tragiques grecs, à considérer le théâtre, dans sa forme la plus complète et la plus haute, comme le lieu quasi-sacré où devraient s’opérer la rencontre, le mariage, la fusion de tous les arts. Ce n’est pas moi qui contesterai à ce point de vue sa légitimité et sa grandeur. Une action où la plastique, la musique et la poésie, également et harmonieusement, concourraient à ravir les yeux et les oreilles en même temps que le cœur, voilà certes un maximum dont le théâtre, et seul le théâtre, est capable.
Mais tous les arts unis font-ils un plus grand art ? S’ils sont vraiment unis, sans doute.
Font-ils un art plus pur ? Sûrement non.
Chaque art participant à cette idéale synthèse pourra, sous une main experte, demander soutien, point d’élan, accroissement, exaltation aux autres arts. Le geste accentuera le mot. La musique prolongera la parole. Nulle part les moyens ne s’offriront aussi nombreux… — et je ne parle pas du principal qui est l’homme vivant, l’acteur, dans l’âme et dans la chair de qui l’œuvre sera directement sculptée. Mais plus la matière sera complexe, plus elle opposera de résistance à qui prétendra l’assouplir. À proportion des moyens augmenteront les servitudes. Il en résulte que « l’art dramatique total », en raison même de ses ressources, serait le plus mêlé et le plus contingent de tous les arts, celui qui traîne après lui le plus lourd passif, celui qui a le plus à compter avec la pratique.
Est-ce à dire qu’Eschyle et Sophocle n’ont pas su lever l’hypothèque et que leurs plus authentiques chefs-d’œuvre n’auront peut-être été que des « pis-aller » magistraux ? Toute une part de leurs réalisations nous échappe : la musique, la danse. Je m’enhardis cependant jusqu’à remarquer que chez leur émule Wagner l’équilibre entre les arts a été rompu au profit d’un seul : la musique a noyé le drame. Le juste accord se trouverait plutôt selon moi dans Gluck et dans Mozart, dans Debussy et dans Monteverde. Mais ceci n’est pas de notre ressort et mieux vaut écarter provisoirement la question du « drame total » confondue aujourd’hui avec celle du « drame lyrique ».
Sans renoncer à demander à la musique son concours allégeant ou aggravant suivant le cas, mais à titre d’accompagnement, de divertissement ou d’intermède, il reste que ce qui nous concerne est plus spécialement le drame littéraire dans la forme que nous ont transmise les siècles et tel qu’il est pratiqué de nos jours : je veux dire le drame parlé. Ceci ne va-t-il pas modifier les termes de notre problème ? Aucunement. Car il n’est pas d’art théâtral, si écrit, si abstrait, si intellectuel qu’il soit, qui ne participe des autres arts, qui ne s’adresse à l’esprit et au cœur sans passer par les yeux et par les oreilles, qui n’exige par conséquent du dramaturge outre le souci d’écriture qu’il partage avec l’essayiste, le poète, le romancier, un souci d’ordre musical (rythme, intonation) et un souci d’ordre plastique (mouvement, image). Nous retrouvons ici les mêmes contingences, les mêmes servitudes, la même « impureté ». Convenons-en sans honte. Et aussi bien, une saine dramaturgie commencera par le procès de la conception purement livresque du théâtre qui la stérilise depuis cent ans.
II
Si nous avons méconnu trop longtemps les principes premiers du drame, les excuses ne nous manquent pas. Où pouvions-nous les puiser chez les maîtres, sinon dans le livre ? Que nous resterait-il de leurs chefs-d’œuvre sans l’écrit qui les enregistre, qui leur permet de se transmettre à nous ? Les recevant sous la forme la moins concrète, nous sommes tentés de les considérer exactement sous le même angle que les chefs-d’œuvre de la poésie et du roman. Il s’agirait donc, en ce cas, d’un genre littéraire parmi d’autres ? il y aurait les comédies d’Aristophane et les tragédies de Sophocle comme il y a les Églogues de Virgile et les Dialogues de Platon ?
— Eh soit ! Créon répond à Antigone comme Tityre à Mélibée, comme Socrate à Alcibiade, un peu plus pathétiquement. À mesure que nous lirons, le drame bouillonnera et se dessinera dans notre tête et de cette lecture nous tirerons des lois bonnes pour la représentation dans notre tête, mais rien de plus. Représentation idéale, mais aussi éloignée de la véritable que le monde intérieur du monde extérieur. Ne nous figurons pas avoir assisté en esprit à l’authentique drame d’Eschyle ou de Shakespeare tel que Shakespeare et Eschyle l’avaient conçu.
Ni Eschyle, ni Shakespeare, ni Sophocle ni Calderon n’ont écrit leurs drames pour la lecture, mais pour la scène et une certaine scène, pour le public et un certain public, pour une réalisation immédiate et, avouons-le, passagère. À quelques siècles de distance, en dépit de la plus sûre tradition et des documents les moins contestables, nous n’imaginons même pas la façon dont la Champmeslé ou la Du Parc interprétait Racine. Les plus habiles reconstitutions qu’on nous propose sur la
scène ne sont, ne peuvent être que transpositions. Quel rapport, dites-moi, entre l’Antigone authentique du théâtre de Dionysos et l’Antigone académique de la Comédie-Française, même au temps où Mounet-Sully et Julia Bartet l’animaient de leur génie propre ? Le « dessin au crayon noir »
d’après Sophocle que nous présente Jean Cocteau en dépouillant le drame original de son vêtement lyrique ne transpose pas davantage. Ce que fut la vraie Antigone, nous ne le saurons donc jamais, ni la Passion de Gréban, ni Othello, ni Phèdre, ni le Misanthrope. Du dessein concerté de ceux qui les conçurent et les animèrent, il nous reste le texte, le squelette, l’épure, admirable sans doute, que le livre nous a transmis. Devenu matière classique, matière d’explication dans les manuels, dans les classes, et plaisir secret de quelques lettrés, le théâtre est entré dans la « littérature »… Or, si le théâtre a sa place, considéré dans ses plus hautes formes, parmi les genres littéraires et les genres littéraires supérieurs,
il est, je le répète, un genre littéraire à part et il déborde étrangement l’écrit. S’il ne le déborde, il n’est point, ayant perdu sa principale raison d’être, ou, si l’on veut, il n’est plus qu’à demi. Car, seul de son espèce ? avec l’éloquence peut-être ? il mène en fait deux existences, et dans le livre, et hors du livre. Il renoncerait plutôt à celle-là qu’à celle-ci et plutôt cesserait d’être littéraire que d’être scénique. Nous l’étudions sur des textes : eh bien ! le texte n’est pas tout.
Je ne conteste pas son importance. Il est le noyau, la cellule mère et rien ne peut le remplacer. « Au commencement était le Verbe… »
ce qui est vrai universellement. Lorsque la pensée y renonce, elle renonce à se définir ; et expulser la pensée du théâtre, c’est le vider de sa substance, c’est travailler à son abaissement. Mais, la chose accordée, il convient aussi d’affirmer que le drame a son verbe
propre qui n’est ni celui du poème, ni celui du roman ; s’il n’échappe à l’écrit, il est sans vie et sans vertu.
Le livre, écrin parfait des mots, suffit amplement au poème, tel en tout cas qu’on le conçoit actuellement, de moins en moins proféré et chanté ? et c’est peut-être un tort ? de plus en plus réservé au silence et à la joie intime du lecteur. Délectation et chant secrets, le concert a lieu au dedans. Certains iront jusqu’à prétendre qu’il peut se passer de public : cas extrême, cas monstrueux, la condition sine qua non de l’œuvre d’art étant d’être communicable. Sans nous aventurer si loin, disons qu’une fois fixé dans le livre, il a licence d’attendre ses lecteurs. Le poète écrira et imprimera sinon uniquement pour soi, du moins pour un lecteur éventuel, lointain ou proche. Chacun sait que Stendhal, qui n’était que romancier, situait son vrai public à un demi-siècle après lui. C’est que le dessein de l’écrivain pur passe presque tout entier dans le livre, soumis aux seules contingences de la grammaire, de la logique et, quant au poème, de la prosodie. La typographie plus ou moins soignée ne change rien à la valeur intrinsèque des mots, signes d’objets ou de pensées.
Le dramaturge qui ne considérerait le mot écrit que comme le poète ou le romancier, qui construirait et modèlerait pour le livre de belles formes palpitantes de vie, risquerait de créer des œuvres de musée, figées dans la lettre une fois pour toutes et sans impulsion vers le dehors. Sans doute, il est permis d’imaginer un genre qui serait « le théâtre dans un fauteuil » et nous en avons des exemples ; mais autant dire roman dialogué. Pis-aller, genre faux, auquel dut se résigner, on le sait, durant une grande partie de sa carrière, le dramaturge le plus authentique du xixe siècle, peut-être le seul, je veux dire Alfred de Musset. J’écarterai également le cas indéfendable de l’auteur dramatique qui polit des phrases et les livre au metteur en scène en lui disant : « Arrangez-vous. Les mots y sont, le reste vous regarde. » Les mots sont, mais ne sont pas encore. Il est à craindre que l’auteur qui lâche sa pièce aussitôt écrite et croit que le texte suffit n’ait pas mis dans son texte ce qu’exigeait de lui son art, n’ait pas chargé les mots de ce potentiel dramatique qui fait qu’ils sont mots de théâtre, verbe proféré et actif. Sinon, il serait plus curieux de les voir s’essayer à vivre.
Oui, le mot régit tout, au théâtre comme dans le livre ; c’est le délégué de l’esprit. Mais là, il doit passer par une bouche humaine, animer des êtres de chair, vivre et agir ; il dicte l’acte et il est l’acte (et non pas l’acte au sens thomiste : au sens mécaniste de mouvement). Avant d’atteindre et de soulever l’auditeur, il doit atteindre et soulever tout un appareil composite, indocile, rebelle : la scène d’un théâtre, matériel et personnel, avec ce qu’elle comporte de ressources — et de résistances aussi. Le dramaturge n’a rien fait quand il a fixé par la plume l’absolu toujours un peu relatif de son rêve, une compagnie idéale de personnages qui s’affrontent, s’aiment, se haïssent, vivent et meurent, selon son bon plaisir. Il doit à son art, il se doit de tracer un rêve réalisable, viable, jouable et, si l’on me permet de forger un très vilain mot, « extériorisable ». Il ne dit pas, je le répète : « Voici des mots, faites-en de la vie, des images, des gestes, du mouvement, de l’action ! » À ce compte, un scénario devrait suffire et nous aurions cet embryon de drame qu’est la Commedia dell’Arte. S’il n’a déjà mis dans ses mots les images, les gestes, le mouvement, l’action, la vie que requiert avant tout le drame, ce n’est que par un artifice qu’un autre les y mettra après coup. Non pas qu’il soit tenu à les calculer par avance avec une précision implacable qui ne laisse aucun champ à la fantaisie de l’acteur : cet excès figerait l’ouvrage. La vie qu’il lui infuse est un appel à la vie de l’acteur et pour prendre tout accent elle a besoin d’une autre vie : rien de plus, rien de moins. Le dramaturge propose implicitement à l’interprète toute une série de « possibles » entre lesquels celui-ci n’aura qu’à choisir. Le dramaturge indique, amorce ; à l’interprète d’achever, d’accomplir.
Mais une telle prévision suppose chez l’auteur la connaissance approfondie des moyens techniques et, s’il a le sens inné de la scène — il ne sera jamais dramaturge s’il ne l’a pas — il n’en devra pas moins le cultiver pratiquement avec modestie et constance. Le contact est indispensable. La scène du théâtre se propose à lui comme l’argile au modeleur, la pierre ou le bois au tailleur d’images. Peut-être sera-t-il tenté de monter lui-même sur le théâtre… S’il le peut, il le doit ; à ce point seulement toute sa fonction est remplie : il devient vraiment « maître d’œuvre ». Qui le serait, sinon celui qui la conçut ? Shakespeare ou Molière, auteur, régisseur et acteur, voilà l’auteur dramatique complet.
Ici, on me retourne mes propres paroles en répondant que voilà bien de l’embarras. Aux yeux de la postérité, c’est l’écrivain seul qui subsiste, puisque les conditions matérielles de l’art dramatique varient sans cesse avec l’époque. Mais précisément l’auteur dramatique n’écrit pas seulement pour la postérité et, selon moi, il n’aura chance de l’atteindre que s’il a d’abord écrit pour son temps. Je ne le dispense pas du souci d’être un bon auteur ; je veux. pourtant qu’il se résigne à épouser ce que son art comporte de plus transitoire, les seuls moyens à sa portée, essentiels et passagers. Je dis que c’est par eux qu’il réalisera le drame. Je dis que c’est en les utilisant, en acceptant leurs qualités et leurs défauts, leurs qualités et leurs limites qu’il fera une œuvre vivante, dramatiquement parlant. Je dis que si au bout d’un siècle… ou de dix siècles, il ne subsiste de son œuvre que les mots, à ce prix seulement les mots qu’il laissera conserveront un peu de la vertu active propre au drame et au drame seul. Car, si nous ne pouvons restituer aujourd’hui ni la vraie Antigone, ni le vrai Macbeth, ni même le vrai Polyeucte, ils nous émeuvent cependant encore, tout incomplets et transposés qu’on nous les donne, et autrement que l’Énéide ou la Divine Comédie, que Don Quichotte ou les Dialogues de Platon, d’une émotion spécifique. Conçus et exécutés dans l’abstrait, ils auraient leur beauté peut-être, mais une autre beauté. La vie profonde qu’ils recèlent et qui leur imprime encore son élan, vient de ce qu’en leur temps ils ont été conçus et réalisés dans la vie, de ce qu’ils ont été vécus sur une scène par des hommes de chair et d’os. Des mots écrits, s’ils furent vraiment écrits pour passer par la voix des hommes, par leur masque et par leurs membres, ne peuvent pas ne pas en garder la mémoire ou comme l’imprégnation. À cette condition, l’ouvrage sera ce qu’il veut être : un drame. Supprimez chez le dramaturge ce souci de réalisation immédiate, il perd sa véritable raison d’être : il n’a qu’à changer de métier.
Pour apprendre l’humilité, rien de tel que l’art dramatique. L’auteur y est essentiellement dépendant. Dépendant des possibilités de la scène, dépendant des possibilités de l’acteur. En règle avec le style, avec les lois de l’action dramatique (plastique, mouvement, progression) il fait encore appel au costumier, au décorateur, à l’électricien, au machiniste, au metteur en scène, s’il ne l’est lui-même, et, avant tout, aux interprètes. Il faudrait pouvoir insister ici sur le dommage que subit son art quand la difficile harmonie entre les moyens est rompue, et lorsque, par exemple, l’insuffisance de l’ouvrage, de la mainmise du poète incite tel ou tel, metteur en scène, décorateur, comédien, à travailler isolément, pour son propre compte. C’est une des raisons qui expliquent les malfaçons trop courantes, hélas ! dans notre théâtre contemporain… — Et aussi bien, l’ouvrage ne commence de vivre que lorsque, ces concours une fois assurés, l’esprit de l’œuvre ayant pénétré les acteurs et l’harmonie enfin réalisé, on frappe les trois coups… — Mais non ! et rien n’est fait encore ; il faudra compter avec le public.
III
L’art dramatique ce n’est ni un auteur qui écrit dans un coin sa pièce, ni même une compagnie de comédiens exercés qui la font vivre sur la scène ; c’est aussi un public qui doit la recevoir. C’est un auteur, des acteurs, un public. En vain essaiera-ton de faire abstraction d’un quelconque de ces trois termes : ils sont liés1.
On conçoit un tableau que le peintre peindrait pour soi. On conçoit un poème que le poète se réciterait du matin jusqu’au soir et qu’il tairait aux autres hommes. On conçoit un roman qui ne serait pas lu et dormirait dans son carton. Mais on ne conçoit pas une œuvre dramatique écrite, étudiée, montée, réalisée enfin, qui se déroulerait devant des fauteuils vides, ou, du moins, quand la chose arrive, c’est bien contre le gré des interprètes et de l’auteur : elle n’a pas sa fin en elle-même. Je remarquais plus haut l’étrange liberté vis-à-vis du public du romancier et du poète. On l’a poussée de notre temps jusqu’au mépris. Et il est vrai qu’aller au-devant du public, flatter ses préjugés et ses faiblesses n’est pas le bon moyen pour un auteur d’approfondir et de perfectionner son art. Mais autre chose est de mépriser ce public, de le décourager, de lui rabattre sur le nez la porte et de refuser le contact. Celui qui écrit et imprime souhaite d’être lu, sinon il écrirait peut-être encore pour fixer ses idées, son rêve, mais n’imprimerait pas. Tout art est social par essence. Mais, je l’ai dit aussi, celui qui fait des livres est absolument libre d’attendre son public. Il viendra ou ne viendra pas ; il viendra nombreux ou restreint ; il viendra aujourd’hui, demain, ou dans dix ans, ou dans un siècle. Cela importe peu. Le poème, le roman, l’essai repose imprimé dans le livre ; il est et ne sera pas davantage le jour où il aura dix, vingt mille, cent mille lecteurs. Le lecteur éventuel n’a sur lui aucune influence ; ni après ni avant, il ne saurait le modifier (je mets à part la littérature commerciale) : c’est lui, lecteur, qui recevra seul son empreinte, plus ou moins profonde, plus tôt ou plus tard. Certes, un auteur humain, comme étaient nos classiques, montrera envers le public quelques égards élémentaires et corrects, par le respect de la grammaire, de la syntaxe, de la logique et l’emploi d’un langage non trop distant du langage commun. Mais comme il sait qu’un livre se relit, qu’on en prend d’abord ce qu’on veut, qu’on le quitte, qu’on y revient, qu’on le referme et qu’on le rouvre, si sa pensée naît difficile ou son style elliptique, il les maintiendra tels qu’ils sont. Au lecteur d’insister : tant pis s’il n’est pas digne de comprendre ! Ni un poème n’est nécessairement populaire, ni un roman, ni un essai.
Il en va tout autrement d’un ouvrage dramatique. C’est comme un livre qu’on lirait en commun et que l’on ne peut pas fermer et rouvrir à sa fantaisie, dont les pages tournent implacablement du premier chapitre au dernier. Quand un mot est dit, il est dit, on ne saurait prier l’acteur de le redire. Certes, ce serait là une source de comique inépuisable : devant un drame un peu obscur, on verrait un à un tous les spectateurs se lever, réclamant qui un fragment de la première scène, qui de la seconde, qui du monologue du trois dont on n’a pas bien saisi la portée. Alors les plus intelligents et ceux qui voudraient le paraître protesteraient par des « chut ! » indignés. Altercations, tumulte, pugilat : le drame se transporterait dans la salle ; celui de scène en resterait là. ? Mais ne plaisantons pas. Qu’il ait payé ou non sa place, le spectateur tient à comprendre, et dans l’instant, les mots que profère l’acteur. D’où la nécessité d’une intelligibilité exemplaire. Au théâtre un chat est un chat ; c’est le temple même de l’évidence. Malheur au dramaturge qui s’exprimerait en lapon devant des spectateurs français ! Voici déjà une première servitude qu’il acceptera de gré ou de force : même choisi, soigné, savant, gonflé de sens et débordant d’images, le langage qu’il emploiera devra être commun à tous.
J’en vois une seconde dont l’exigence n’a pas moins de rigueur. Dépassant la lettre et le mot, il s’agira de réaliser dans l’objet dont ils sont le revêtement une luminosité plus profonde. Qu’importe que le mot soit précis, la phrase normalement construite et l’enchaînement des raisons parfaitement logique et clair, si l’idée qu’on expose ou le sentiment qu’on exprime ne correspond à rien dans la pensée et le cœur du public et n’éveille pas même en lui l’écho atténué de ce sentiment et de cette idée ! À plus forte raison s’ils provoquent de sa part une réaction toute contraire. Cela peut arriver ; cela arrive fréquemment. Ce qui fera pleurer les uns fera rire les autres, ou bien l’inverse, et, dans une salle ainsi partagée, il y aura deux pièces : la pièce gaie, la pièce triste. Laquelle est la vraie, dites-moi ? Celle qu’aura voulue l’auteur ? Dans ce cas, qu’il la garde ! C’est qu’il l’a mal voulue, c’est qu’il s’est adressé chez ses semblables à des sentiments et à des idées qui ne sont pas également partagés par eux tous. « Pardon ! pourra-t-on m’objecter ; êtes-vous sûr que deux hommes pris dans la masse aient en eux un seul sentiment ou une seule idée d’une complète similitude ? » Bien sûr que non dans le détail. Dans l’ensemble, je réponds : oui. Car il est certaines « valeurs » intellectuelles et morales sur lesquelles s’accorde le plus grand nombre dans une société digne de ce nom : le bien et le mal, le vrai et le faux (je ne dis pas le beau et le laid qui sont des « valeurs » esthétiques, sujettes comme telles à variations dans les mieux faites des sociétés ; réservons, s’il vous plaît, la question esthétique pure). L’accord sur le bien, l’accord sur le vrai, voilà le minimum de communion que l’homme qui écrit pour le théâtre doit songer à réaliser entre son œuvre et son public. À cette condition seulement il suscitera l’émotion, recueillera l’adhésion qu’il a voulues. La pièce n’est et n’est vraiment, ne vit et ne vit vraiment, toutes nuances mises à part, que lorsqu’elle vit dans l’être du public comme elle vit sur le théâtre et dans l’être du dramaturge, et dans l’instant, au moment même du contact. C’est ce qui fait dire à Jacques Copeau dans une formule saisissante que je ne me lasse pas de reproduire :
« Il n’y aura de théâtre nouveau (entendez de théâtre en réaction contre le faux théâtre d’aujourd’hui et conforme à la tradition) que le jour où l’homme de la salle pourra murmurer les paroles de l’homme de la scène, en même temps que lui et du même cœur que lui. »
Oui, le jour où l’auteur et le spectateur, j’ajouterai l’acteur, trait d’union entre l’un et l’autre, établis fortement sur le même terrain intellectuel et moral, ne feront à eux deux ou à eux trois qu’un homme. Il leur faut à tout prix un terrain de communion. Ils le trouveront aisément dans une société bien faite, je veux dire centrée, cohérente et unanime à reconnaître un certain bien pour le bien et un certain vrai pour le vrai.
Mais si la société est mal faite, ce qui arrive ? s’il n’y a pas de société ? Eh bien ! il n’y aura pas de théâtre, ou fragmentaire, balbutiant, hétéroclite, saisonnier. On ne s’entendra pas, on ne communiquera pas, on ne communiera pas. La pièce n’aura plus qu’à rentrer dans le livre ; elle attendra des temps meilleurs.
Elle ne saurait bien longtemps les attendre : car, au théâtre, une réalisation trop différée altère même la conception. Si l’auteur n’a en main ou à portée de la main quand il crée, tous les éléments de son
œuvre, la matière verbale, la matière technique et la matière humaine, son art, sa troupe et son public, la rectitude de son « activité créatrice »
, comme dit Maritain, sera irrémédiablement faussée. Il n’est pas un, mais deux, mais trois et non seulement il lui importe que plusieurs parlent en son nom, mais encore que tous lui répondent.
À l’opposé d’une certaine école qui a considéré la scène comme une chambre où il se passe quelque chose et dont on abattrait une cloison, je l’imagine plus humainement comme un tréteau établi au milieu du peuple, un lieu d’échange perpétuel. Un auteur dramatique devra étudier pratiquement les conditions de cet échange, en dégager les lois et d’abord s’assurer qu’il est un échange possible et s’il ne parle pas lui-même une autre langue que celle du public.
Ainsi l’art dramatique suppose, en principe et en fait, des mœurs, une société, et, au plus noble sens du mot, un peuple. Ce n’est pas un art fermé, ni un art à longue échéance, mais un art ouvert, immédiat. Plaignons l’auteur qui sent en lui tout ce qu’il faut pour créer l’œuvre qui le hante et qui ne trouve, hors de lui, rien pour l’y aider. Ce serait miracle s’il la créait viable dans le présent pour l’avenir. On cite le cas de chefs-d’œuvre qui, momentanément, pour des raisons particulières, ont échoué du vivant de l’auteur, bien qu’ils fussent d’accord avec leur temps sur les principes essentiels ; leur fortune sur le théâtre n’a été qu’un peu différée. On n’en cite aucun de quelque envergure qui, méconnu, rebuté par son temps, ait suscité l’émotion d’un peuple des siècles après sa naissance. Ceux qui survivent ou revivent, je l’ai dit, c’est qu’ils ont vécu.
Telles sont les conditions essentielles du drame. Il dépend de son siècle qu’il soit ou ne soit pas. Le talent, le génie ne sauraient y suffire : il faut encore le bonheur.
* *
On entend bien que cet exposé de principes appelle quantité de retouches et de nuances. Il est des cas d’espèce dont nous ne pouvons pas faire état et sur lesquels nous reviendrons. L’important est que la question soit posée sur un terrain solide. De l’essentiel je ne rabattrai rien. Quoi qu’on en ait, quoi qu’on en dise, le dramaturge-né qui pourra être par ailleurs un grand poète ou un créateur de figures égal aux plus grands romanciers, qui, disposant d’un jeu plus complexe et plus vaste, saura joindre dans son art même des beautés que la poésie et le roman ne reçoivent que séparées, et telles qui ne sont ni de l’une, ni de l’autre, qui animera tout un monde et le rendra visible, sonore, en action — de ce fait même travaille dans le relatif et à une œuvre en partie périssable. En vain, pour en sauvegarder la pureté, aura-t-il décidé de se retirer dans sa tour. S’il n’en redescend pas, son œuvre ne sera pas un drame. Le dramaturge est prisonnier des contingences du théâtre et de la société ; le caractère de son art est essentiellement social.
Ce point acquis, nous esquisserons son destin changeant à travers la suite des siècles et, soumis de tout temps à ces dures nécessités, ce qu’il peut espérer aujourd’hui — et demain.
II. Des origines à l’âge classique
J’ai exposé dans ma précédente causerie les raisons qui font de l’art dramatique un genre tout à fait à part parmi les genres littéraires, le plus vaste et le plus complexe, mais le plus contingent et le plus asservi, le plus grand, le moins pur. Il n’a qu’un pied dans l’absolu de l’art ; pour se réaliser, il quitte la littérature.
Il lui faut un auteur, des acteurs, un public. Une pièce naît dans le temps, à un certain moment du temps, pour ce temps et non pour un autre. Elle peut, elle doit même avoir l’ambition de durer, mais son existence future dépend de la vigueur de son existence présente. Étant par nature action, si l’auteur n’a pas fait l’épreuve de ses vertus actives à la scène et sur le public, elle demeure virtuelle et rien de plus que l’idée d’un tableau ou d’une statue par rapport à la statue et au tableau.
L’art dramatique est un art d’échange ; l’art dramatique est un art social. Il l’est si bien, de par ses origines, que nous le voyons naître d’une religion. Religio : ce qui relie, le lien le plus fort d’une société.
I
La tragédie d’Eschyle fait partie du culte. À date fixe, devant tout un peuple assemblé pour lequel les Dieux sont vraiment des Dieux, les héros des héros, qui ont fondé, gardé et qui protègent la cité, on représente leurs hauts-faits connus de tous, les crimes et les malheurs des ancêtres courbés sous la loi du Destin, les fastes même de l’histoire locale.
C’est Prométhée qui se lamente, lié à son rocher et le foie déchiré par son vautour. C’est l’épopée de la destruction de Troie. C’est l’enchaînement horrible et fatal des conséquences du festin d’Atrée, jusqu’à la folie d’Oreste et l’intercession des Dieux. C’est même la récente victoire sur les Perses dont le peuple n’a pas perdu le souvenir.
Aucun de ces sujets qui ne soit populaire, mêlé à la substance intime de chacun. Les poètes tragiques ont été conviés à célébrer le plus dignement qu’il se peut la pensée commune, la foi commune, et les plus dignes présentent leur ouvrage au peuple qui donnera la couronne au meilleur — entendez à celui qui aura suscité en lui l’émotion qu’il attend de Prométhée, d’Œdipe, d’Agamemnon, d’Oreste réincarnés pour un jour devant lui.
La comédie naîtra. Elle sera tout d’abord politique. Elle fera allusion avec une franchise scandaleuse aux événements quotidiens. Elle mettra en scène, sous des noms d’emprunt ou sous leur véritable nom, les hommes publics les plus en vue. Et ce n’est que plus tard, avec Ménandre en Grèce, avec Plaute et Térence à Rome qu’elle prendra des types plus généraux, l’Avare, le Fanfaron, la Proxénète. Mais le contact n’est pas rompu. Plaute parlera au peuple son langage. Héritier direct des farceurs de place publique, il dresse encore parmi la foule son tréteau. Si Ménandre et Térence dans le domaine de la comédie, comme Euripide dans celui de la tragédie, tendent déjà vers un art plus fermé, plus spécialement destiné aux délicats, le fait est qu’ils donneront au drame original le coup de grâce : il a cessé d’être après eux. Sénèque le tragique lira ses pièces à un auditoire choisi : seront-elles jamais représentées ? Privé de ses adjuvants naturels, l’acteur et le public, le théâtre fera long feu : il est rentré dans la littérature et ne l’enrichit pas beaucoup.
La courbe de l’art dramatique, du haut Moyen-Âge à nos jours, n’est certes pas moins éloquente. C’est encore du culte qu’il naît, de la liturgie catholique. Le centre du culte, la Messe, est déjà par essence un drame. Pour les fidèles, c’est le drame des drames et un drame réel auquel le Fils de Dieu participe en personne chaque matin. Pour honorer, illustrer et magnifier cette réalité profonde, on ne déploiera jamais trop de pompe extérieure. Chaque geste de l’officiant, des diacres, des acolytes est réglé et signifiant. Les hymnes chantées dans le chœur trouveront un écho dans toute l’assemblée, et l’assemblée y répondra. Le théâtre proprement dit ne fit qu’amplifier la mise en scène liturgique. Afin de rendre l’enseignement de la Parole plus direct et la réalité secrète plus sensible, les clercs s’avisèrent un jour de personnifier devant l’autel les Vertus Théologales et Cardinales, d’y faire défiler en somptueuses dalmatiques Moïse, Isaïe et tous les prophètes qui annoncèrent la venue du Christ, puis de dramatiser les Paraboles : celle des Vierges Sages et des Vierges Folles, avec leurs lampes pleines et leurs lampes vides, devant la porte où va passer l’Époux. Ce fut bientôt la vie même du Fils de Dieu, puis la vie de la Sainte Vierge et ses miracles, puis les miracles de nos Saints. Mais déjà, quittant le sanctuaire, le spectacle s’établissait sous le porche. Sur des tréteaux multiples, brillamment décorés, on pouvait voir représentés la Terre, le Ciel et l’Enfer, tout l’univers temporel et spirituel, la triple Église selon le dogme catholique. Et soyez certains que les spectateurs, même les tièdes, même les indignes, adhéraient à la fiction avec autant de foi, de certitude qu’à la réalité qu’elle représentait. Par son ampleur comme par sa portée, par l’unanimité qu’il rencontrait ou suscitait dans le peuple présent aux fêtes, c’était bien le drame total.
Ainsi naquirent les Mystères et les Miracles. Vous savez qu’ils étaient familiers, populaires, accessibles à tous, mêlés parfois de farce et que même ils dégénérèrent en bouffonneries irrespectueuses qui nécessitèrent plus tard l’intervention du bras séculier. Le genre n’en fleurit pas moins durant trois siècles. Le Corneille de Polyeucte s’y trouve en germe et, pour une part, le Molière du Médecin malgré lui. Il exprimait toute entière la vie de la société française, avec sa bonne humeur native, son bon sens, ses vertus et ses vices, ses qualités et ses travers — avec aussi sa foi. Si, par la suite, la part de l’homme devint prépondérante dans le Miracle, toujours à la conclusion intervenait le saint qu’on voulait honorer, en particulier Notre-Dame.
Le théâtre profane qui naissait dans le même temps en divers lieux sous la forme de jeux et de farces n’adoptait pas un autre ton. Toujours social et toujours populaire dans un accord préétabli entre l’ouvrage et le public sur certaines « valeurs » morales qu’aucun auteur ne se serait jamais permis de mettre sens dessus dessous. Le premier venu pouvait y entrer — et chacun y trouvait son compte ; car la poésie était de la fête et parfois la musique aussi. N’oublions pas de rappeler que les interprètes de tous ces jeux étaient pris dans la foule et ne se distinguaient pas d’elle ; ils se rassemblaient dans des Confréries où les baladins n’entraient pas.
Est-ce à dire que, théâtre type et art dramatique total, le Mystère du Moyen-Âge, des primitifs comme Rutebeuf aux « flamboyants » comme Gréban, nous proposât une forme accomplie, un exemple parfait, la règle d’or du genre ? Il faut bien avouer que non. Même en comptant le Miracle de Théophile au premier temps et la grande Passion de Gréban et de Jean Michel aux derniers, je ne vois pas qu’il nous ait laissé de chefs-d’œuvre. Des morceaux de chefs-d’œuvre : il n’eut pas le temps de mûrir. Sans doute la part du spectacle y dut être considérable, dont nous ne pouvons pas nous faire la moindre idée aujourd’hui. Les défilés, les chants, les intermèdes de toute sorte devaient mettre en valeur le trésor de scènes charmantes, vivantes, savoureuses qui nous ravissent encore aujourd’hui. Mais ils ne pouvaient masquer des défauts qui, sensibles à la lecture, devaient s’accuser à la scène : redites sans fin, détails inutiles, prolixité, piétinement sur place, absence de choix évidente entre les éléments secondaires et principaux. Nous n’avons pas affaire à une œuvre réglée, construite, mais à une succession de tableaux souvent disparates, plus ou moins habilement reliés entre eux, sans préparation ou trop préparés, sans progression aucune, sans crise et résolution de la crise, sans graduation des effets. Aussi bien, ces Mystères duraient quelquefois plusieurs jours, ce qui modifiait étrangement l’optique à laquelle nous sommes accoutumés depuis les Grecs. Mais chaque journée même ne formait pas un tout solide, subsistant, comme chaque drame de la Trilogie. Il manqua aux auteurs dramatiques du Moyen-Âge, avec une langue plus mûre, un métier dramatique suffisamment évolué : ils ne nous ont laissé qu’un embryon de drame. Mais, le génie et surtout le talent aidant (ils ne manquaient pas de génie), l’idée de réfléchir sur leur métier obsédant les meilleurs de nos ouvriers de théâtre, l’étude des chefs-d’œuvre antiques que la Renaissance allait découvrir leur proposant des exemples, des lois, rien ne s’opposait à ce qu’un art encore dans l’enfance, mais élevé dans les plus saines conditions, au milieu d’une société, sauf exception, unanime entrât à son tour dans l’âge viril. Un peu disparate, mais authentique, il avait fait la somme de tous les éléments de la vraie tradition française. Il était chrétien, il était humain, il était bonhomme et chevaleresque, il savait prier et pleurer, il savait rire, à l’unisson non pas seulement de son temps, mais du peuple français tel qu’il a survécu en nous, dès que l’on gratte l’enveloppe, chez nos paysans, chez nos artisans, chez nos bourgeois et qu’on découvrirait, en grattant plus fort, chez nos intellectuels : n’avons-nous pas Charles Péguy ? Il était au ton de la France. Jamais si riche matière nationale ne s’offrit à aucun auteur.
II
À ce moment, la Réforme religieuse scinda en deux la chrétienté et la Renaissance païenne, débouchant d’Italie, en profita pour s’installer chez nous. Elle nous apportait d’inappréciables trésors qui pouvaient s’ajouter aux nôtres, mais qui les étouffèrent pour un temps et, dès lors, l’esprit français s’acharna sur une matière sinon étrangère ? la tradition gréco-latine ne s’était jamais laissé interrompre et notre Moyen-Âge s’en était nourri ? en tout cas moins autochtone, non encore christianisée et francisée. De franciser et de christianiser cette matière, notre xviie
siècle se chargea. Surtout, l’idée de l’art, en mûrissant, remplit d’amour-propre l’artiste devenu maître d’un royaume où n’importe qui n’entrait pas ; il cessa d’être un artisan comme les autres et, comme l’avoue du Bellay, se défia de plus en plus
« du jugement du rude populaire »
lequel n’est jamais décisif, mais sait, à l’occasion, redresser les erreurs, modérer les excès de notre sens individuel. Si le livre ne souffrit pas de ce coup d’état d’une élite, le théâtre tel qu’il se formait ne pouvait, hélas ! qu’en mourir. C’est tout au moins l’une des causes de sa mort. En plein seizième siècle, on proposa au bon peuple français une pâle copie de la tragédie hellénique.
Je ne récrimine pas ; on ne récrimine pas devant les faits. Et d’autant moins que le siècle suivant trouva dans ce trésor nouveau, dans cette attitude nouvelle, la matière et les moyens de chefs-d’œuvre du plus haut prix. Je me borne à regretter que ce bouleversement religieux et social ait arrêté l’élan d’un art dramatique proprement français qui n’avait plus qu’à se perfectionner au point de vue technique et esthétique pour atteindre le but qu’il se proposait. La résurrection du théâtre hellénique entreprise par la Pléiade n’aboutit qu’à un morne échec : Jodelle n’était pas de taille. Quelques écrivains protestants, le plus remarquable est Louis des Masures, donnèrent l’esquisse éloquente d’une forme d’art issue du mystère : ce fut la tragédie biblique ; elle ne pouvait s’imposer. Cependant l’esprit de chevalerie, ravivé par l’exemple des Espagnols, se survivait pour quelque temps chez les précurseurs de Corneille. Mais c’est en Espagne et en Angleterre que l’effort médiéval sur le plan du théâtre devait reprendre élan et porter ses plus nobles fruits. Le plus grand dramaturge du Moyen-Âge, c’est Shakespeare.
Je sais ce qu’à travers l’humanisme des renaissants, les Élizabéthains doivent à l’antique. On a cité parmi leurs sources les Essais de Montaigne et le Plutarque d’Amyot. Il ne faudrait pas oublier Sénèque ; ils n’ont connu les Grecs que par ses sombres et libres transcriptions ; il leur a fait bonne mesure d’horreur. Mais, sous le vernis du xvie , on découvre chez eux l’homme du Moyen-Âge, chrétien, galant, rude, un peu débridé. Leur œuvre s’en ressent. À quelques exceptions près, elle est encore populaire et conforme à l’esprit du peuple au milieu duquel elle naît. Souvenons-nous que la Réforme, au temps d’Henry VIII et d’Élisabeth, n’entama en aucun point la substance même du dogme, sinon en celui qui concerne la suprématie du siège de Pierre ; ce fut plutôt un schisme : suscitée par la politique, elle demeura politique. Avant l’offensive des Puritains et des sectes nombreuses qui se partagèrent plus tard la chrétienté d’Angleterre, celle-ci ne changea pas d’esprit ; elle conserva tous les rites du catholicisme romain. Shakespeare composa ses drames pour elle, la plupart de ses drames tout au moins. Comme ses ancêtres médiévaux et les nôtres, il estimait tout naturel de mêler la farce à la tragédie. Ses plus grandes œuvres sont pleines d’intermèdes comiques, de saillies burlesques, d’obscénités, par quoi il retenait l’attention des débardeurs de la Tamise, quitte aussitôt après à ravir les plus délicats par le débordement d’une ineffable poésie. À part l’énigmatique Hamlet au fond duquel il est permis, du reste, de chercher moins de choses qu’il n’y en a, tous ses drames parfaitement clairs se tiennent sur un plan moral — je ne dis pas moralisant — qui est le plan chrétien et même catholique. On n’a pas l’exemple chez lui d’un criminel qui ne soit châtié, d’une courtisane que ses débordements rachètent, d’une action mauvaise qu’il nous fasse passer pour bonne : un peuple qui croit au mal et au bien peut parfaitement s’entendre avec lui. Enfin, à la manière aussi du théâtre médiéval, il conçoit le drame comme une succession de scènes nous transportant en divers lieux. Mais son génie plus mûr rejette l’inutile : toutes auront leur raison d’être et d’autant plus que le conflit sera plus grave, le pathétique plus tendu. À ce sujet, il garde dans ses comédies une liberté souveraine. Mais, s’il ne repousse pas les actions secondaires, il les tient à leur plan ; jamais l’accessoire chez lui ne fera tort au principal. Non que le mécanisme de l’action ait déjà la rigueur que nous admirons chez Racine. Il compose dans la succession, mais il compose ; avec des moyens différents, il tend vers l’ordre, un ordre qu’il réalise presque toujours. Transposez son art en langage et en esprit français, voici sans doute ce que fût devenu notre théâtre, s’il avait pu suivre sa ligne, sans brutale interruption : déjà affaire de lettres, mais toujours pâture du peuple, ouvert dans tous les sens, à tous.
On en peut dire autant du grand drame espagnol, tel que l’ont fait Tirso de Molina, Lope de Vega, Calderon. L’Espagne, plus âprement religieuse, rebelle aux nouveautés de la Réforme et au mouvement païen renaissant, l’a voulu et créé plus proprement religieux et catholique. Ce catholicisme transpyrénéen n’est pas toujours exactement le nôtre ; il nous surprendra quelquefois. La doctrine, par exemple, qui se dégage de la Dévotion à la Croix, du Damné par manque de foi, du Truand Béatifié ferait chez nous un peu scandale, bien que nombre de nos mystères l’illustrent explicitement : le bandit racheté par un acte de foi, le saint damné pour un moment de doute. Autres lieux, autres mœurs. Le théâtre espagnol n’a pas été écrit pour nous. Mais il répond au tempérament ibérique ; je n’en connais pas de plus autochtone, de moins influencé par l’étranger, et, quand il atteint à l’universel, il garde tout le suc de sa sève nationale, témoin ce chef-d’œuvre, La Vie est un Songe que nous avons pu applaudir au théâtre de l’Atelier. Il fait place au comique aussi et le libère dans des comédies d’une richesse d’intrigue où Corneille a beaucoup puisé. Mais sous la forme spéciale et strictement confessionnelle des Autos Sacramentales que portaient de grands chars sur les places les jours de fêtes, il plonge encore plus avant dans la vie du peuple, dans le catholicisme dont il est issu. À la fois mystique et sanglant, si différent que soit son caractère original de celui de nos vieux mystères, il est bâti sur les mêmes principes, inséparable de sa terre et de sa foi.
III
À quel point s’en distinguera notre art dramatique classique, dans les cas même où il s’inspirera de lui, dans le Cid, dans le Menteur, dans le Don Juan de Molière ! Cet art, si cher à notre cœur, allons-nous l’opposer à tout ce qui le précède ? Est-ce déjà ici que commence le « théâtre clos » ?
Dans de remarquables études, notre ami René Salomé a précisé cette opposition. En face du théâtre essentiel et originel — national ou religieux et plus généralement populaire — il constatait l’existence prospère d’un théâtre fermé, réservé à l’élite, où ne saurait se hasarder le premier spectateur venu. Là, les lettrés pourront trouver plaisir de choix, plaisir à leur goût qui est raffiné, soit que l’analyse psychologique y marche sur des pointes d’aiguille, soit que la poésie ne s’y déploie que dans sa plus subtile expression, soit que le thème de l’ouvrage bouleverse les notions intellectuelles et morales courantes sur lesquelles les hommes sont à l’ordinaire d’accord. Ils s’y rendront en petit nombre — et plus nombreux si le snobisme y met la main — sans aucun préjugé moral, national, ni religieux, ni même simplement humain. C’est sur la rareté de l’art qui leur sera proposé en ce lieu qu’ils ont l’intention de s’entendre. Les voici devant un équilibriste qui doit les charmer par ses tours. Ne dites pas qu’ici les conditions sine qua non d’un art proprement dramatique ne seront pas réalisées ! Le terrain de communion, c’est le jeu intellectuel et l’innovation esthétique : le spectateur est prévenu ; il sait où il va. Elles le seraient plutôt à l’excès, à ce qu’il me semble… Mais je reviendrai sur ce point et je dois poursuivre mon exposé.
Il est vrai ? partiellement vrai ? que le théâtre au xviie siècle cesse tout à coup d’être populaire, au sens le plus large du mot, et qu’il devient presque exclusivement, au sens le plus étroit, théâtre de société. On verra les atténuations, d’une importance capitale, que j’apporterai par la suite à cette brutale affirmation. Et d’abord, tout au moins dans la tragédie, il réduit autant que possible la part faite au plaisir des yeux. La pompe et l’agrément scénique vont se réfugier dans les théâtres de musique, dans le ballet et l’opéra. La mesure dans laquelle les règles dites d’Aristote ont pu contribuer à cette épuration demeure sujette à discussion selon moi. La théorie n’est la plupart du temps posée que pour justifier après coup la pratique ou le courant secret qui porte en un certain sens les esprits. Le calvinisme, le jansénisme, puis le cartésianisme en seraient plutôt responsables. Mettons que la curiosité de plus en plus aiguë pour l’homme intérieur a guidé surtout nos classiques et qu’avant tout, il s’agissait pour eux de donner forme à un art encore indécis : ils s’attaquaient à sa substance intime.
Voici donc une scène nue ou presque nue, un décor fixe qui ne changera pas et Corneille lui-même renoncera bien vite au déplacement de l’action dans l’espace ; on va la limiter également dans le temps. On a compris qu’elle aura d’autant plus d’accent et de force tragique qu’elle sera plus resserrée, que l’essence du drame résidant dans le pathétique, il y aura donc intérêt à écarter tout ce qui distrait. Plus de repos, de diversion, de fantaisie et la poésie même rentrera dans le rang. On prendra les hommes en état de crise, dans la phase la plus aiguë de la crise qui sera exposée, exaspérée et résolue entre l’aube et le soir. Les Grecs n’ont pas été si loin. Ils n’avaient pas l’esprit aussi tourmenté de logique. Ils ont su éviter le casse-tête de l’intrigue, avec ses ressources et ses périls. On sait ce que ces règles étroites et solides, tout en prêtant une ossature au drame, risquaient d’engendrer d’artificiel, de conventionnel et de mécanique chez les successeurs immédiats et lointains des maîtres français. Grâce à elles pourtant, ceux-ci auront porté l’art dramatique à un point de rigueur, d’intensité et de perfection inconnu avant eux et qu’on peut dire insurpassable : Corneille dans Polyeucte, Racine dans Britannicus. Cette fois l’homme est seul ; il n’a le droit de s’exprimer devant son ami ou son ennemi que par des mots comptés qui seront chargés de tout dire. Si un crime a lieu, nous n’assisterons pas au crime : qu’importe ! nous le sentirons là. Ce qui doit nous intéresser, c’est moins ce que fait l’homme que ce qui se passe dans l’homme : voici fondé le drame intérieur. Pour être intérieur, il n’en est pourtant pas moins drame. Un sourire de Monime ou de Bérénice, un cri de Polyeucte ou de Phèdre, savamment préparés, ne nous bouleverseront pas moins que l’apparition de Lady Macbeth frottant en vain sa main sanglante. Je dis « nous », c’est-à-dire moi, l’« honnête homme » du xviie , homme de lettres, de robe ou de cour. Mais le peuple ? le plus grand nombre ?
Théâtre pour l’élite, entendu : pour elle d’abord. Théâtre de société, et d’une société choisie. C’est trop peu dire cependant. De la société tout court. Je ne dis pas qu’il ait été conçu pour elle ; mais il n’a pas été conçu contre elle. Elle y pouvait toute entière accéder.
Nos tragiques classiques, et à commencer par Racine, avaient un fonds humain trop riche et un cerveau trop bien équilibré pour songer en aucune sorte à s’affranchir des conditions universelles de leur art. S’ils n’offraient au public mêlé qui pouvait assister aux représentations de leurs ouvrages rien de ce qui prend l’homme par les sens, un spectacle brillant, des scènes de tuerie, des coups, du sang et des clameurs, ils faisaient parler à leurs personnages (mis à part quelques tours et quelques mots conventionnels, rançon de la mode du temps, le mot chaînes, le mot flamme dans l’expression des sentiments de l’amour) un langage poli, mais cependant clair et direct : il suffisait d’écouter pour entendre. Le peuple, quoiqu’on dise, n’est jamais insensible aux mots. Par surcroît, ils n’exprimaient aucun sentiment, aucune pensée qui ne fut tout à fait conforme au sens commun. Les héros païens qu’ils lui présentaient, quasi-inconnus du vulgaire, n’ignoraient pas les valeurs chrétiennes reçues sur lesquelles la masse vivait encore, et presque tout le reste de la société française, même les « libertins ». Car, c’est une chose à noter, bien que je ne sois pas le premier à le faire, dans ses moulages apparemment pris sur l’antique, Racine versait et coulait une matière psychologique élaborée par dix siècles chrétiens — et je ne parle pas de Corneille chez lequel l’esprit de chevalerie a toujours survécu aux formes du passé médiéval. Phèdre connaît la monstruosité de son amour et s’efforce de le faire taire ; Néron, obstiné dans son crime, sait parfaitement qu’il fait mal. Ce monde d’exaltés met encore le mal et le bien à leur juste place et il les reconnaît pour tels. De quoi le spectateur moyen se plaindrait-il ? — Enfin, et chez Racine encore, l’analyse la plus subtile conduit toujours le dramaturge à un de ces grands coups de synthèse tragique qui résument le personnage et le dressent vivant devant nous. Devant nous ? Cette fois, je veux dire « devant tout le monde ».
« Venez ici, Néron, j’ai deux mots à vous dire. »
Assemblez une foule immense : la foule entière frémira.
Mais je me hâte d’ajouter qu’avec Racine, nous arrivons au point extrême où le danger. de la littérature analytique cesse d’être une menace pour devenir une réalité. Un théâtre trop raffiné, trop littéraire tend nécessairement à s’éloigner de son objet. C’est grâce à son bon sens supérieur que le poète d’Andromaque demeure ouvert à tous. Certes il lui fallait ce détachement, ce repliement sur soi et sur l’élite, dans les conditions spéciales où se posait le problème de l’art tragique environ 1650, pour enfanter les quelques chefs-d’œuvre suprêmes que seul il pouvait nous donner. Mais, à s’entendre trop approuver par les « purs », seuls capables de discerner toutes les nuances d’un ouvrage par ailleurs simple et d’un abord aisé, on risque d’incliner au mépris du vulgaire, de ne plus écrire que pour les « purs » : c’est la loi de tous les cénacles ; nous touchons la frontière entre le théâtre et l’écrit.
Nous ne saurons jamais jusqu’où Racine eût poussé la dissociation des sentiments et, en conséquence, des personnages, si sa conversion, sa lassitude ou son dépit, n’eût interrompu son œuvre profane. Les deux sujets bibliques plus larges, plus sommaires qu’il accepta de traiter sur le tard lui imposèrent une esthétique plus directe, plus élémentaire, plus saine. Au fait, il n’eut pas de vieillesse ; on ne peut la juger sur eux. La vieillesse du grand Corneille, avec des éclairs de génie, nous offre un autre exemple du danger qu’il y a à raffiner par trop sur les moyens. Inquiet, peut-être jaloux des succès de son jeune émule, il cessa de peindre par masses et de dessiner à grands traits ; il cultiva de préférence ses défauts. De là cette préciosité, ces intrigues inextricables et ces tours elliptiques qui rendent la plupart de ses dernières tragédies à peu près illisibles et peut-être injouables, hélas ! Son public le lui fit bien voir. Mais la preuve la plus frappante de la crise de l’art dramatique classique au lendemain de son épanouissement, je la trouve dans le vrai continuateur de Racine, dans le merveilleux Marivaux.
Il fit le pas que son maître n’avait pas fait et qu’il se fut sans doute bien gardé de faire : il n’écrivit plus que pour lui. ? Notez que l’art de Marivaux m’enchante, sur le plan littéraire, sur le plan dramatique ; mais ces deux plans, il va les séparer. Ce qui l’intéresse avant tout, ce n’est pas tant le personnage que la rareté de ses sentiments. Voulant nous étonner et s’étonner lui-même de son ingéniosité, il coupe les cheveux en quatre, en huit, en seize, en trente-deux. Chez lui on ne se déclare qu’après s’être vingt fois dé-déclaré ; on ne s’aime qu’après s’être vingt fois désaimé ; on ne se donne que pour mieux se reprendre et ensuite mieux se donner ? et l’on finit même par ne plus savoir si l’on se donne ou se dé-donne. Les sentiments jouent leur jeu propre, un jeu subtil et transparent. Or, à travers ce fin réseau, le personnage divisé s’échappe, l’être de chair s’efface et se dissout. Et il ne reste plus sur la scène qu’un charmant causeur, rompu du reste à la gymnastique savante du Théâtre de la Foire, habile comme pas un aux cabrioles, aux virevoltes du tréteau, et c’est par quoi il tient encore par un fil à l’art dramatique. Mais la machine tourne à vide, elle n’entraîne plus que des mots. Je défie bien qui que ce soit de distinguer chez Marivaux, parmi tant d’amoureux et d’amoureuses en quête d’aventures, un seul ou une seule qu’il puisse nommer par son nom. Pas un Rodrigue et pas une Monime. Un pas de plus, l’art dramatique est au tombeau. Du moins, on ne jouera plus qu’aux chandelles devant un demi-quarteron d’invités choisis.
IV
C’est le théâtre clos, en puissance chez Jean Racine. La tradition du théâtre ouvert et qui ne tend aucunement à se fermer se perdrait-elle au moment où l’art dramatique atteint à la perfection ?
Non, un homme l’a maintenue, et si fortement, et si rudement que son art aujourd’hui touche encore le plus bas peuple, tout autant qu’il touche l’élite, peut-être plus. Cet homme est Molière et il faut proclamer à la louange de son siècle que, goûté par la foule, il fut soutenu par le roi. L’élite de ce temps n’était donc pas aussi séparée de la communauté nationale qu’on serait tenté de le croire d’après certains historiens ? Elle avait aussi de la bonne humeur ; elle entendait la saine plaisanterie. Elle n’était pas composée exclusivement de précieux.
Molière naît anti-précieux, anti-esthète. Molière naît peuple, artisan ou petit-bourgeois. C’est pourquoi il naît dramaturge. À cheval sur la cour et sur la ville, il garde par ses farces et même par ses comédies de caractère le contact avec le grand nombre : il prend sa servante à témoin. Boileau blâme « le sac où Scapin s’enveloppe »
: il faut lui donner tort. C’est par ce sac précisément que Molière affirme, confirme la grande tradition synthétique du vrai théâtre qui veut des objets définis, des personnages solides et campés en peu de traits et une action imagée. En face des excès possibles du drame purement intérieur, il pose les droits acquis, les droits antiques, les droits naturels et traditionnels, traditionnellement français de l’action extérieure, manifestée par les gestes comme par les mots.
Dans les gestes et dans les mots, qu’il fasse agir ou discourir ses personnages, son don premier, essentiel, qui est le don premier, essentiel du dramaturge, c’est le rythme. Je veux bien qu’il le doive — du moins en partie — aux farceurs italiens. Mais il l’a poussé à un point où imitation devient création, où le procédé devient poésie.
J’ouvre ici une parenthèse. Le Molière authentique, c’est, selon moi, le Molière de la prose. Non que je fasse fi de son œuvre en vers, ni de l’École des femmes, si jeune, ni du Misanthrope, si mûr, ni du Tartuffe, si âpre. Mais ils marquent chez lui un effort, presque une contrainte, par la littérature, qui n’étaient pas nécessairement dans la ligne de son destin. Je mets à part Amphitryon et sa part de Psyché, miracles de variété et d’aisance. Molière eut pu ne pas savoir rimer ; il n’en eut pas été mutilé dans son être même. Si le rythme donné de l’alexandrin ne contrarie pas toujours son rythme inné et personnel, son rythme en quelque sorte physiologique, il le modère, il l’atténue, il en polit les angles, l’arrondit, le rend moins tranchant moins convaincant et moins scénique. Même dans la tirade en vers la plus aisée, la plus brillante, la plus proche de cette merveille des merveilles qu’est une tirade du Menteur, il semble avoir endossé un habit qui n’est pas le sien, oui, un habit de confection qui prendra forme sur lui, à la longue. Seule une parfaite bonhomie sauvera ses gestes gauchis, un peu gênés aux entournures. Aussi écrira-t-il ses vers, par esprit de contradiction ou par humilité, plus prosaïques que sa prose. Si nous cherchons son rythme intime, il n’est pas là.
Prenons une scène au hasard, par exemple la première du Médecin malgré lui.
SGANARELLE
Non, je te dis que je n’en veux rien faire et que c’est à moi de parler et d’être le maître.
MARTINE
Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie et que je ne me suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines etc…
À propos de Corneille et de Racine, Péguy parlait du « départ en falaise »
, le souverain accent des premiers mots, abrupts, qui posent l’action et nous y font entrer dans la seconde :
Impatients désirs d’une illustre vengeance…
Ou bien :
Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle…
Ou bien encore :
Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel.
Personne, en prose, n’en a usé comme Molière. On a remarqué le départ. L’accent y est, déjà le rythme. Deux phrases denses, carrées, symétriques, chacune commandant un geste, chacune campant un personnage, et en pleine action. Le mouvement est amorcé. Il se continuera dans ce « tempo », avec accélérations, ralentissements et reprises. Aux phrases de volume égal qui se répondent comme des vers, une longue à une longue, une brève à une brève, succéderont des espèces de stances où longue et brève alterneront :
MARTINE
J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras.
SGANARELLE
Mets-les à terre.
MARTINE
Qui me demandent à toute heure du pain
SGANARELLE
Donne-leur le fouet…
Et on remarquera le « presto » final, le plus brillant du théâtre comique, qui, une fois les coups de bâton appliqués, après une cascade d’adjectifs, conclut sur une phrase bien assise et d’un effet irrésistible, la certitude de l’accord parfait.
MARTINE
Ivrogne que tu es !
SGANARELLE
Je vous battrai.
MARTINE
Sac à vin !
SGANARELLE
Je vous rosserai
MARTINE
Infâme !
SGANARELLE
Je vous étrillerai.
MARTINE
Traître ! insolent ! trompeur ! lâche ! coquin ! pendard ! gueux ! bélître ! fripon ! maraud ! voleur !
SGANARELLE levant le bâton
Ah ! vous en voulez donc ! (Le bâton frappe)
MARTINE
Ah ! ah ! ah ! ah !…
SGANARELLE
Voici le vrai moyen de vous apaiser.
Est-ce là de la prose ? Appelez cela comme vous voudrez. Cela est du théâtre ; cela ne peut être que du théâtre. C’est en tout cas la prose que doit employer le théâtre, s’il veut être autre chose qu’une suite de conversations invertébrées comme il s’y résigne aujourd’hui : une prose directe, active, scandée et stylisée, suscitant, suivant, épousant une action visible, recevant d’elle et lui rendant impulsion. Elle n’aura pas en toutes occasions, le même mordant, la même hâte, la même frénésie rythmique. Mais dans un mouvement lent, dans un dialogue coupé de silence, elle obéira aux mêmes principes et obtiendra la même variété d’effets. Je ne connais pas d’exemple plus net, plus éloquent de ce que devrait être la pensée constructive du dramaturge. Il sera tenu d’ordonner non seulement des sentiments et des idées, mais des mots et des gestes, le mot lié au geste, le geste au mot.
Ainsi assurera-t-il, ainsi Molière assurait, ce contact étroit, continu, vivant, organique avec une foule. Par un enchaînement et une progression de mots précis qui forcent l’audition et s’impriment dans notre oreille avec autrement de force que le mou langage courant. Par un enchaînement et une progression de gestes qui forcent notre vue et qui s’impriment dans nos yeux. Enfin par un mouvement général aussi tonique qu’une danse, qui porte tout notre être vers le dénouement… Presque toutes les comédies en prose de Molière, même celles qui ne comportent pas de divertissement proprement dit, sont conçues comme des ballets, dans un sens à la fois plastique et dynamique. Elles semblent faites pour être dansées sur la musique du texte, une sorte d’improvisation libre et réglée où le mot et le bond naîtraient ensemble de concert. Devant ce concours de signes sensibles qui expriment en l’épousant la pensée secrète du dramaturge avec une clarté et une vigueur sans pareilles, pour refuser sa porte il faudrait être aveugle et sourd.
C’est ce qui fait que cet art de « farceur » est, par essence, populaire, d’autant qu’il émet des pensées conformes au bon sens moyen, et qu’il prête à ses personnages des réactions communes et prévues, dans le fil des mœurs courantes et de la morale de tous les jours. Là aussi il y a les bons et les mauvais, les sages et les fous, ou simplement les sots. Il y a, avant tout, la vie — la vie d’un temps et la vie de toujours. On est chez soi et entre soi : on se connaît, on se comprend.
Les conditions d’une si parfaite réussite faut-il encore les rappeler ? Le génie mis à part, qui ne suffit jamais tout seul, Molière a une scène et une compagnie ; Molière a un public. Pas un instant devant son écritoire, il ne sera tenté, comme Racine, d’écrire pour lui-même et quelques beaux esprits : sa troupe et son public l’attendent. — Il connaît sa troupe ; il l’a faite ; il sait de quoi elle est capable. Il ne tracera donc un mot qu’en fonction de l’intonation, de la mimique et du geste possibles. Il travaillera avec sécurité et avec fièvre, dans une matière qui vit. Avec fièvre ? bien sûr : une œuvre dramatique qui sent l’huile perd une grande partie de son pouvoir. Elle peut avoir été longtemps mûrie ; elle peut être, plus tard, patiemment polie : mais elle doit être écrite vivement. — Il connaît son public ; il sait qu’il réunit l’élite de la nation et la masse de la nation, l’homme de la cour et l’homme de la rue : il veut être entendu de tous. Il a étudié dans quelles conditions porte le mot, porte le geste ; dans quelles conditions de rythme, de volume, de style, et aussi par quels sentiments son œuvre peut atteindre à la fois l’élite et la foule. Il y a encore, grâce à Dieu, à côté des salons, une société au sens large du mot, dans la France du xviie — et il en fait partie. Il n’aura pas à forcer sa nature pour se mettre au ton de son temps.
Oui, avec le génie, il a la chance ; je disais plus haut : le bonheur. Le bonheur d’être praticien du théâtre et non d’abord littérateur, d’avoir un instrument technique à sa portée, à sa mesure. Le bonheur de se trouver d’accord avec son époque, avec le public qui sera le sien. Il y va de tout cœur, dans une entière certitude. Plus rien d’hybride dans son cas : l’écrivain et le « producteur » ne font qu’un. À aucun moment de sa carrière, « l’activité fabricatrice », comme disent les thomistes, ne gauchira. Il s’est fait une idée de l’art qui compose avec la matière. En lui collaborent secrètement avant de collaborer en plein feu, l’auteur, l’acteur et le public.
* *
Voici donc renouée, et surtout du fait de Molière, la tradition du « théâtre ouvert » qui fonde sur l’échange le plus vaste et le plus direct son ambition. J’ai cité le Menteur. Quelques comédies de Corneille, celles de Regnard — et sous un certain angle celles de Marivaux — plus tard celles de Beaumarchais, le tout relié par le Théâtre de la Foire, forment la chaîne continue de cette antique tradition. C’est à elle, nous le verrons, qu’il convient aujourd’hui de s’accrocher de préférence.
Mais un fait nouveau est intervenu : la fondation d’un « théâtre clos » à l’usage de l’élite, amorcée sinon accomplie par Racine. Nous aurons à compter avec ce précédent. En poursuivant notre exploration à travers le dernier siècle, nous verrons se former d’étranges hybrides entre ces deux conceptions. Ne vaudrait-il pas mieux les séparer ? La société se défait ; l’art dramatique la suivra dans son mouvement de déliquescence. Pour refaire l’art dramatique, faudra-t-il refaire la société ?
III. D’Hernani au Théâtre Libre
Le génie de Molière a du moins sauvé l’art comique de la réclusion où l’art tragique allait périr. Il poursuivra sa carrière avec des fortunes diverses, sans grand éclat — Beaumarchais est une exception. Tous les auteurs comiques qui naîtront — ils seront rares — devront au père de la comédie leur ton, leur style, leur métier. Je n’en vois que trois à citer au cours du xixe siècle : Labiche (mais oui, Labiche) Courteline et Georges Feydeau.
Mais que deviendra l’art tragique ?
I
La tragédie racinienne est morte de sa perfection. Elle se survit chez Voltaire. Elle donne un chef-d’œuvre, l’Iphigénie de Goethe, art de cabinet, et sans ouverture, à la mesure du petit théâtre clos de Weimar. On l’a si bien senti en France que le poncif racinien florissant au xviiie siècle, a cédé peu à peu le pas au poncif cornélien. C’est la dramaturgie cornélienne, plus extérieure, que les auteurs tragiques de la Révolution et de l’Empire vont rajeunir à la mode du temps. Mais avec eux, eh dépit de l’infusion de quelques gouttes de sang shakespearien, elle deviendra exclusivement oratoire. On guindera ses attitudes et on enflera ses discours. David vient de fonder son néo-classicisme ; c’est le maître du mode abstrait. Grand peintre de portraits, il a, pour ses allégories gréco-romaines, rompu avec les écoles vraiment classiques qui perpétuaient en Chardin le vieil art français, en Watteau, le grand art flamand. Ses médiocres émules au théâtre rompront tout commerce avec l’homme pour ne proposer au public que des héros glacés et, pour mieux dire, des vertus. L’impassible stoïcien remplace le chrétien faillible que sous des noms grecs et romains le xviie siècle évoquait. On croit qu’en idéalisant, à l’exemple incompris des Grecs, on obtient un art plus lisible et plus frappant : on le dessèche. On sacrifie le mouvement à la stature, le « dynamisme » à la fausse grandeur. Passe encore si ces nobles formes étaient remplies d’humanité : elles sont vides. Formalisme et déclamation. La tragédie a dit son dernier mot au grand public. Flattant les passions du jour — elle est bourrée d’allusions politiques — elle garde encore un semblant de vie. La tourmente passée, rien ne saurait la soutenir.
Le drame bourgeois réaliste est né, avec Diderot, La Chaussée, Sedaine : d’une lutte encore confuse, il sortira seul vainqueur ; c’est l’héritier présomptif et médiocre d’un art qu’il nie par sa médiocrité et dont il chassera pour un siècle la poésie.
Mais n’anticipons pas. On s’explique aisément, au lendemain du règne de David, le succès foudroyant du drame romantique. On est las des discours et des attitudes, d’entendre parler de choses qu’on ne voit pas et que les pseudo-classiques du temps sont impuissants à suggérer. On vient de découvrir le Shakespeare tout cru que Ducis accommodait aux sauces les plus émollientes. On exige des actes et du mouvement. Cet art direct qui est celui de Molière sur le plan comique et qu’on reconnaît en Shakespeare sur un autre plan, on tente de le transporter ou de le transposer dans le cadre de la tragédie en cinq actes. Mais ici les réformateurs se divisent. Il y aura les poètes et les autres, les littérateurs et les autres. L’ère démocratique commence et, comme le public, les auteurs tendent vers l’irréparable scission. Si les deux formes du drame romantique qui va être instauré ont des rapports profonds entre elles, elles ne se confondent pas.
Côté poésie et littérature, spécialement côté Hugo, la réforme prendra un caractère théorique. Attribuant aux règles seules le dessèchement de la tragédie, respectant par ailleurs la coupe traditionnelle, l’emploi continu de l’alexandrin, la mécanique de l’intrigue inventée par ses ennemis — le pire de ses ennemis, c’est Racine — Hugo va s’attaquer surtout au parti pris classique d’épurer l’action de tout ce qui n’est pas véhément et tragique. Il ne voit pas que le ton moyen chez Racine, comme certaine ironie chez Corneille, est d’espèce comique, que leurs héros, vraiment humains, ne demeurent pas guindés dans leur noblesse et dans leur pathétique d’un bout à l’autre de l’action, qu’ils savent nuancer leur désespoir et leur furie. Au lieu de la nuance, il utilise le contraste. De là l’esthétique de l’antithèse qui est bien la plus sotte qu’on puisse rêver. Certes, faisant image, l’antithèse force l’attention ; mais autre chose est d’en user en respectant la vraisemblance, autre chose d’en abuser au mépris du simple bon sens. Il ne suffit pas d’opposer entre eux les éléments extrêmes qui composent la vie, pour créer de la vie. On sait, du reste, que cette esthétique démente s’appuie sur une éthique de combat où se manifeste la volonté aveuglément révolutionnaire de bouleverser les valeurs morales sur lesquelles s’entend encore la majorité des Français. Chez Hugo, le criminel est toujours le meilleur des hommes, l’honnête homme le plus mauvais ; le valet a l’âme d’un grand seigneur et la prostituée l’abnégation d’une sainte. Ainsi le veut la vie… Non, la thèse d’un partisan aux idées courtes et sommaires. En croyant rompre avec l’artifice classique qui polarisait certains sentiments et sous-entendait tous les autres, qui émondait le personnage mais respectait sa vérité, Hugo invente un artifice bien plus grave, funeste à la vérité même. Ce défenseur du vrai, ce champion de l’homme, travaille en vase clos, sans contact, sans amour réel. Il était incapable de sortir de lui-même et de créer des personnages. Des images ? tant qu’on voudra, les plus neuves et les plus riches. Des êtres ? pas l’ombre d’un seul. Humainement parlant, je ne sais rien de plus abstrait que sa pensée sous le débordement magnifique de l’ornement.
De là devait sortir ce monstre qui se prétend shakespearien : une tragédie sans étoffe, assez bien agencée extérieurement, mais privée d’armature et vide d’âme, uniquement soutenue par le don des mots.
À y bien réfléchir, pouvait-on espérer du romantisme poétique un art dramatique quelconque, quand l’orientation du poète tendait à devenir de plus en plus égocentrique. Un romantique ne songe qu’à soi, ne pense que par soi et ne vit que pour soi. Il se propose à l’admiration du monde et se refuse à y entrer. Si bien que son théâtre ne comporte plus qu’un auteur ; l’acteur devient son double, son instrument passif et non le serviteur du personnage. Pourquoi même un acteur ? il n’y a plus de personnages. Y a-t-il au moins un public ?
Un public étendu s’est plu longtemps aux drames de Victor Hugo. Mais je crois qu’il y a maldonne. C’est le même qui, plus tard, applaudira les pièces de Rostand. Un public fouetté par les mots et qui prend les mots pour des choses, ébloui par les images et qui les prend pour des êtres. L’intrigue le captive, le verbe l’étourdit ; le jongleur ne lui laisse pas le temps de se reprendre. Théâtre clos ? Non pas : les hommes de goût et de réflexion s’en détacheront les premiers et il est jugé à cette heure. Théâtre populaire ? Si l’on veut, mais dans le plus mauvais sens du mot ; un théâtre où l’auteur ne collabore avec la foule qu’en la flattant, qu’en l’aveuglant et qu’en rusant avec sa bonne volonté. Avec d’autres moyens, et devant un autre public, il en sera ainsi du théâtre d’Henry Bataille. Un théâtre sophistiqué.
Mais en face d’Hugo, sans ses prétentions, en marge de ce qu’on nomme la littérature, le véritable drame romantique s’installe sur le « boulevard ». Ce boulevard sera le Boulevard du Crime. Le mélodrame, voilà le drame romantique essentiel, en ce qu’il a de plus justifié. On connaît ses défauts, l’antithèse n’en est pas exclue ; le ton grossièrement emphatique nous ferait bien rire aujourd’hui ; ses personnages ne nous semblent pas moins falots que Triboulet et Marion de Lorme ; ses entassements de cadavres feraient pâlir le plus sanglant des drames élizabéthains. Mais, du moins, il est franc ; il ne farde point ses mensonges ; s’il flatte le goût du public, c’est loyalement, par les faits. Tout pour l’action. Bien nouée, bien dénouée, évidente aux yeux des plus illettrés, elle fait bouger les acteurs, trembler les planches ; elle réalise, dans le drame, ce dynamisme que Molière obtient dans la farce et la comédie, et finit par prêter un semblant de réalité à des ombres ; elle agit dans l’instant sur les spectateurs. Un véritable créateur pourrait s’en emparer et lui donner la consécration humaine.
Le grand malheur, c’est qu’elle se suffit ; c’est que déplaçant le centre du drame et sa valeur active qui est malgré tout dans l’auteur en tant que créateur de personnages, elle le transporte dans l’acteur. Le mélodrame romantique, ce sera Frédéric Lemaître, et, quelques décades après, Sarah Bernhardt plutôt que leurs fournisseurs ordinaires, Auguste Maquet et Sardou : l’instrument se rend maître de l’ouvrier. Sainement populaire dans son principe, le genre s’avilit progressivement, à mesure qu’il spécule sur le talent éclatant de ses interprètes et sur des sentiments de plus en plus vulgaires, ceux de la midinette et du bellâtre de faubourg. Nous possédons des mélodrames adroits de Dumas père ; c’est tout : le maître qu’on attend ne viendra pas. Du moins, il faut marquer un point : l’action extérieure est réhabilitée ; elle a le droit de composer avec l’action intérieure comme dans Othello et le Roi Lear. Et voilà de quelle façon l’esthétique de Shakespeare s’installe en France.
Pendant ce temps, la comédie proprement dite qui dormait depuis Beaumarchais s’éveille sous les traits du vaudeville dont Eugène Scribe et ses émules assurent le règne durant cinquante ans et il n’y en a plus que pour l’intrigue, pour l’agencement ingénieux d’une action sans intérêt humain, teintée de sensiblerie et qui ne vaut que par l’adresse de celui qui tire les fils : l’école des combinaisons. Entre le vaudevilliste et le bâcleur de mélodrame, y a-t-il encore place pour un écrivain créateur ?
Certes ; mais en rompant avec la poésie qui est la règle d’or du théâtre depuis les Grecs : je préciserai plus loin ce que j’entends par la poésie au théâtre. Le drame bourgeois va faire ses preuves et assurer sa domination. Il y a pourtant une exception ; je dois d’abord lui rendre hommage.
Un homme s’est levé, un jeune homme, le plus humain des grands poètes romantiques, le moins embarrassé de théories — esthétiques et humanitaires —, le plus français. C’est Alfred de Musset.
Il a tout ce qu’il faut pour faire un dramaturge, j’entends tout ce qui ne dépend que de lui-même — et justement le dramaturge qu’il nous faut. Il parle une langue aisée et limpide ; le jargon romantique, il ne l’emploie que par « dandysme », et un peu « à la blague », avec parfois un sourire de coin. Il connaît les hommes et les aime. Son égocentrisme ? attitude ; il le réserve pour ses vers. Il porte dans le sang la plus aimable tradition française, mi-chrétienne, mi-galante, chevaleresque. Il goûte en Marivaux ce qu’il a de plus spontané. Enfin, s’il a quelque peu fréquenté chez les romantiques allemands, il n’en est pas toujours dupe. Il admire surtout Shakespeare, il le sent et il l’aime, et non en théoricien, mais en ami. Il est trop fin pour ne pas distinguer dans l’œuvre du grand dramaturge ce qui est humain et universel de ce qui est spécifiquement anglais, ce qui est transmissible, recevable au xixe siècle et en pays français de ce qui heurte notre goût. Il l’allégera, s’il le faut, le filtrera, le polira ; il lui appliquera un traitement non pas tout restrictif comme le bon Ducis au xviiie , mais subtil et vivifiant. En vérité, grâce à sa formation classique et à sa sympathie naturelle pour la nouveauté, il se tient au point juste où les deux traditions se croisent. D’une part celle du Moyen-Âge qui nous revient par l’étranger, spécialement par l’Angleterre ; de l’autre celle du xviie qu’il n’aurait pas le cœur de renier. Dans ces conditions, il écrira pour le théâtre. Mais comment sera-t-il reçu ?
Après quelques essais de théâtre en vers, plutôt poèmes dramatiques que drames et qui échouent brutalement ? ils sont, à mon sens, exécrables — il écrira en prose coup sur coup, Barberine, Fantasio, les Caprices de Marianne, On ne badine pas avec l’amour, le Chandelier, Lorenzaccio, j’en passe, une dizaine de pièces en trois ans (1833-1835). Les œuvres poussent les œuvres ; l’arbre est en pleine sève. Or, la première de ses pièces qui verra le feu de la rampe ne le verra qu’en 1847. Ce ne sera pas même une de celles que j’ai citées : il faudra que le pauvre auteur, restreignant ses ambitions, compose une comédie de salon à trois personnages, un petit chef-d’œuvre du reste — c’est un Caprice — pour qu’une scène s’ouvre devant lui. Alors, on se décidera à monter dans la même année (1848) Il ne faut jurer de rien, le Chandelier, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, et ce proverbe où il ne donne pas sa mesure, pour cette raison sans doute, n’aura attendu que trois ans. Ses autres pièces dormiront dans le livre : on les découvrira après sa mort.
Art trop fermé ? Non pas ; il est à la portée de tout le monde. Trop fragile ? Peut-être. Où et comment se serait-il fortifié. Il n’a pas connu le grand air qui fouette, le courant d’échange qui trempe et nourrit. On le dira trop libéré des conventions établies et par exemple de la coupe en actes ? Je puis l’accorder. Mais joué une fois, ayant éprouvé l’instrument dont il disposait, le jeune dramaturge aurait appris à s’en servir, à adapter aux habitudes du théâtre sa fantaisie irréfrénée. Nous ne savons pas si son art y aurait perdu ou gagné ; l’absence de contrainte lui aura permis d’entrevoir des possibilités nouvelles pour la scène : il n’a pas pu les expérimenter. Soumis à la commune loi, il eut serré davantage l’intrigue et réduit la part de la poésie : ces deux bienfaits ne l’auraient-ils pas appauvri ? Je pense, quant à moi, qu’il eut surmonté l’exigence et imposé la sienne peu à peu. Personne n’eut pu tarir en lui ce don du mouvement, cette divination du cœur humain et ce lyrisme actif qu’à un moindre degré il partageait avec Shakespeare, et la scène les eut servis. Mais faute d’instrument, il reste dramaturge en chambre ; il ne conçoit plus ses ouvrages que comme des rêves irréalisables ; pourquoi donc s’inquiéterait-il des moyens matériels de les réaliser ? il se donne la comédie « dans son fauteuil ».
… Bientôt sa fougue tombe, lasse de créer dans le vide. Quand il monte sur le théâtre, c’est en qualité d’auteur de « proverbes » ; il n’a rempli qu’à demi son destin.
Il avait le génie ; mais il n’a pas eu le bonheur. Ses œuvres, telles qu’elles sont, témoignent d’un don merveilleux, absolument unique dans son siècle. Elles posent un jalon sur la piste nouvelle que suivra peut-être demain un art dramatique vraiment français. Art comique et tragique librement mêlé, glissant d’un plan à l’autre et ménager de l’antithèse, où la douleur fond dans la joie, le sourire dans les pleurs, où la vie se montre diverse, mais tissée dans la même soie, par le miracle d’une poésie qui unifie les sentiments sans les fausser. Là, les êtres vivent et s’écoutent vivre, mais pas assez pour suspendre la vie au profit de l’esprit et du jeu des mots. Du Shakespeare français où Watteau a posé son aile. C’est la première fois chez nous que l’action prend l’aspect d’un conte, d’un récit aéré et aérien, où tout n’est pas essentiel, mais où tout pourtant est utile. L’intrigue s’est relâchée au profit d’un enchaînement plus souple et plus capricieux ; les personnages secondaires acquièrent une vie propre sans faire tort aux principaux auxquels ils ne se bornent plus à donner à froid la réplique ; et l’action ainsi conduite, par scènes successives, à travers les temps et les lieux, trace une courbe moins tendue, mais frémissante et capable d’envol.
Écrivant pour n’être pas joué, Musset a peut-être abusé de ces franchises. Mais il ne tient qu’à nous de les remettre au point le jour où nous pourrons les éprouver. À tout le moins, il sut opposer en son temps au vaudeville ainsi qu’au mélodrame où l’intrigue maîtresse se substitue à l’action, conséquence éloignée de la technique racinienne déchue, une forme moins abstraite, moins intellectuelle, pleine de ressources imprévues où la vie et la poésie pourront jouer.
II
Ce n’est qu’un intermède. Un seul poète contre le réalisme envahissant. Il n’aura pas de descendants, sinon pour un instant, Banville. Une sorte de tragédie teintée de romantisme qu’on appelle « la pièce en vers » représentera seule au cours du siècle finissant, et abusivement à mon sens, la poésie. Genre faux ; et dans l’ensemble œuvres honnêtes et médiocres.
Le dramaturge-poète Musset écrivait en prose ; le plus poète de théâtre, c’est pourtant lui. Mais convient-il déjà de présenter ma pensée sur ce point ? Jusqu’à l’avènement du théâtre bourgeois, tous les dramaturges sont des poètes. Non pas parce qu’ils écrivent en vers — voyez Molière — mais parce qu’ils transposent la réalité sur un plan d’ordre, d’harmonie, de simplification, de sublimation, de beauté rythmique, de beauté plastique, j’ajouterai de gratuité qui la met en valeur et lui confère une noblesse qu’elle n’a pas à l’état brut. Dans la tragédie, dans la comédie. Chez les Grecs, chez les médiévaux, chez Shakespeare, chez Calderon, chez nos classiques. Pour toucher le public, on le dépayse ; avec un recul calculé dans le temps ou l’espace, on lui propose des exemples particuliers de la plus grande généralité humaine, mais selon l’esprit de son temps. La scène est un miroir où il se voit non dans son apparence passagère, mais dans son fonds permanent, éternel. Non photographié, mais non plus déformé : transfiguré, si j’ose dire. C’est tout l’opposé du naturalisme, et sans dommage pour le naturel ; car, celui-ci, on ne l’altère pas, mais on l’ordonne. Cette transposition nécessaire — souvenez-vous de la première scène du Médecin malgré lui — porte sur les mots, sur les gestes, sur les mouvements, sur les groupements, et par extension sur les couleurs, pour composer une fresque mouvante, image exacte de l’action entièrement suscitée par le texte écrit, inscrite dans ce texte même. Tel fut et tel est le théâtre ; telle fut à toutes les époques, sous tous les ciels, et telle doit être aujourd’hui ce que j’appelle la poésie de théâtre sans laquelle le théâtre ne sera plus ce qu’il a toujours été. Musset l’avait compris.
Le théâtre lui tourne le dos. Car voici « la pièce moderne » ; mi-partie drame, mi-partie comédie, on ne saurait lui donner un nom plus précis.
Issue, je le répète, des essais mort-nés de Diderot — mais qui a lu le Père Prodigue ? —, de la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée, elle expulse d’autorité la fiction et le passé, les héros de la légende et les héros de l’histoire, les créations de la fantaisie et l’héritage de la tradition. Il n’y a plus de bon à peindre que l’homme de la rue, tel qu’il se présente à nous tous les jours, avec ses habits, avec son parler, avec ses gestes ordinaires et sans aucune modification.
Voici, du moins, le but. On n’y parviendra pas du premier coup. Durant un siècle, on ne cessera pas d’y tendre.
Oh ! il n’est pas mauvais de s’appuyer sur la réalité. Aucun dramaturge n’y a manqué. Il n’est pas interdit d’observer les mœurs et les êtres. Croit-on que Molière s’en soit privé ? Mais peindre n’est pas reproduire. Tailler à même dans la vie, n’est-ce pas plutôt l’affaire du roman ? Le fait est là : le dramaturge bourgeois du siècle dernier a usurpé la place du romancier et transporté le roman au théâtre. Voyons donc ce qu’il en a fait.
S’il fallait dresser un bilan, je citerais quelques pièces d’Émile Augier, une œuvre maîtresse de Becque — non la Parisienne, tellement surfaite et déjà démodée, mais les Corbeaux — et presque tout le théâtre d’Ibsen, parmi quelques autres ouvrages, honorables sans doute, mais de moindre valeur. Réussites exceptionnelles d’un art qui ne transpose pas et qui ne peut pas transposer. La tragédie, de par sa nature, transpose ; elle a le masque, le cothurne, le style ; elle épanouit et grandit l’objet. La comédie n’échappe pas à la loi commune ; elle accuse et grossit les traits ; elle fait entrer dans un rythme le langage quotidien et le comportement naturel de l’individu. Tout de même la farce, et les divers composés de la farce, de la comédie, de la tragédie qui constituent le drame shakespearien. Et aussi le « miracle » et aussi le « mystère ». Rien de pareil dans la pièce bourgeoise. Disons qu’elle renonce au « style », dans tous les sens du mot. Le « style » est mensonge, tromperie, offense à la réalité. Le respecter, c’est accepter « l’informe », l’honorer, le diviniser comme seul moyen d’expression.
Les deux maîtres du genre seront Augier et Dumas fils.
La prise directe sur le réel, — oh ! une prise encore molle, timide, gênée par des conventions, — permettra à Émile Augier d’établir quelques caractères. Écrivain d’un autre âge, il a influencé le nôtre plus qu’aucun. Je connais telles œuvres récentes, honnêtes et solides, qui sont de l’Augier rajeuni. En vérité, il fonda l’esthétique moderne ; bien ingrat qui le renierait. Un véritable malfaiteur viendra lui disputer la place : Dumas fils justement. Augier se contentait de peindre, lui prêchera. Il introduira l’idéologie dans le cadre bourgeois ; il plaidera des causes en trois points. Le protagoniste de toutes ses pièces sera le personnage qui y participe le moins, le raisonneur, c’est-à-dire lui-même qui a toujours son mot à dire sur le mariage et sur le divorce, sur l’adultère et sur les enfants naturels. Inventeur de la « pièce à thèse », il aura une nombreuse postérité qui ne s’avouera pas toujours. Chose étrange, il reste vivant grâce au premier de ses succès, la Dame aux Camélias, fleur bourgeoise du romantisme.
Mais nous voici au seuil de la période contemporaine. Avant d’y pénétrer, demandons-nous où en est le public.
Cette période correspond à peu près à l’entre-deux guerres : 1870-1914. Elle nous a formés et nous en héritons. À dire vrai le public qu’elle nous lègue n’est plus exactement celui qu’elle a reçu. Mais l’évolution de celui-ci, amorcée depuis plus d’un siècle, dictée par les idéologues, encouragée par les institutions, accélérée par les débats et les fantaisies de la politique, s’est poursuivie sans interruption jusqu’à nous. D’aucuns diront que c’est une dégringolade. En tout cas, qu’il y ait progrès ou recul, ce qui était vrai du public en 1875, l’était encore en 1900 et à la veille de la dernière guerre — et le demeure au lendemain de celle-ci. Question de degré, rien de plus. Si la nation ne s’est pas dissoute — le travail de vingt siècles ne se défait pas en cent ans — la société s’est décomposée. De société proprement dite, il n’en est plus guère aujourd’hui. Ni la vie communale et provinciale, qui, en dépit des troubles et des guerres et fondée qu’elle était sur une religion, créa au Moyen-Âge certaine unité de culture, ni la vie nationale déjà centralisée qui, de Paris et de la Cour, rayonnait au xviie jusqu’aux plus lointaines provinces, ne subsistent chez nous pour étayer une idée commune de l’homme, de ses devoirs, de ses besoins et encore moins une idée commune de l’art. Tout le monde n’était pas lettré dans les siècles passés — quoiqu’on le fut plus qu’un vain peuple pense ; — tout le monde, du moins, participait de près ou de loin à la culture générale. On serait bien embarrassé de définir la culture générale de notre temps. Les modes de sentir, les modes de penser, se sont multipliés sous la double influence de l’individualisme et des échanges entre les nations. Dans les tombereaux d’imprimés — journaux, revues et livres, — qui se déversent tous les jours sur le pays, chacun choisit selon son goût ou, plus souvent, selon le goût que la publicité, la mode, l’esprit de parti, la critique lui imposent à son insu ; il en va de même pour les spectacles. La civilisation mécanique a augmenté considérablement la part du loisir dans la vie de l’homme, en conséquence la part du plaisir. Ce n’est plus seulement le cinéma hebdomadaire qu’on réclame, c’est le cinéma quotidien, tandis que les ondes de la radio coulent à robinet ouvert. Je ne vous présenterai pas de statistique, mais il est sûr qu’en aucun temps, un peuple, même le peuple romain décadent, ne disposa d’un si grand nombre de tréteaux, de porte-voix et de mascarades. Cela est anormal. Cela est désastreux. Mais cela est.
N’oublions pas que le théâtre, dans les siècles passés, fut toujours une exception. Lié au culte chez les Grecs, il s’ouvrait périodiquement à l’occasion des grandes fêtes du culte. De même au Moyen-Âge, pour Noël et pour Pâques, aux anniversaires des Saints patrons. Au xviie siècle, combien comptait-on de troupes à Paris ? Quant au théâtre des « farceurs » je crois que les foires Saint-Germain, Saint-Antoine ou autres n’avaient pas lieu tous les jours. Le mal que l’exploitation quotidienne d’un théâtre, à plus forte raison de vingt théâtres, a pu faire et fait encore au goût public, partant à l’art dramatique, renonçons à le mesurer. Multiplication et dispersion ; notre public ne se sent plus les coudes ; il ne participe plus à une réjouissance commune, religieuse, nationale ou même seulement locale. Le plaisir du spectacle, en devenant moins rare, perd son prix… et sa qualité. On en peut jouir plus souvent ; alors on lui demande moins ; les fabricants et les commerçants en profitent. Nous sommes entrés dans l’ère commerciale, industrielle du théâtre : les manieurs d’argent s’en emparent : ils l’entendent comme une affaire : il ne s’agira plus que de fournir au spectateur un minimum.
Qu’irait faire dans cette galère l’auteur qui considère encore l’art dramatique comme un art ? À quel peuple unanime s’adressera-t-il ? il n’y a déjà plus de peuple. À quel public ? il y a cent publics. Il n’aura pas même le choix, s’il veut être joué, entre un théâtre clos et un théâtre populaire. Depuis tantôt un siècle, le théâtre français n’est plus ni l’un, ni l’autre, ni pour l’élite, ni pour tous. L’état de communion préalable que je plaçais dans l’exposé de mes principes, à la base même de notre art et qui est, selon moi, nécessaire dans les deux cas (dans le théâtre clos, communion surtout esthétique ; dans le théâtre populaire, communion en profondeur) n’est plus réalisé d’avance. On ne sait plus à qui l’on a affaire. Même dans l’éventualité, rare d’ailleurs, où l’on croit avoir affaire à l’élite ou tout au moins à une élite, de combien s’en faut-il que ceux qui la composent soient d’accord entre eux sur l’essentiel. Le public de « répétition générale » est-il une élite ? Je ne le pense pas, soit dit sans offenser personne. À plus forte raison le « grand public », fût-il recruté dans la même classe. Il ne saurait s’entendre mieux sur la pièce qu’on lui présente que sur la morale et la politique. Et songez que le monde, le demi-monde, le quart de monde, la bourgeoisie, grande et petite, les intellectuels, les artistes et un certain appoint d’artisans, d’employés, composent ce qu’on appelle aujourd’hui « une belle salle ». Pas un qui acquiesce à la même chose, pas un qui ait la même raison d’applaudir.
Cet état de communion non assuré, non préétabli, il faudra que l’auteur le crée de toutes pièces. Mais le problème est trop complexe, il met en jeu trop d’imprévu. Sans un certain concours, une certaine chance, disons-le : un certain hasard, il n’y a rien de fait, mais rien ! De sorte que cette collaboration difficile tendra fatalement, chez celui qui veut le succès, à devenir concession. En ces cinquante dernières années, l’histoire de l’art dramatique se réduit essentiellement à la lutte de quelques auteurs résolus contre un public amorphe ; et le plus souvent, au bout, la défaite. À moins que l’auteur défaillant ne se rende, armes et bagages, et ne se décide à flatter les préférences avouées que ses prédécesseurs auront inculquées au public. En principe, le public n’a pas de préférences ; il se laisse prendre par où l’on veut le prendre, à condition qu’on le prépare à être pris. Les entrepreneurs de spectacles ne se feront pas faute de l’y préparer. S’ils désespèrent de toucher le public, en même temps, de la même manière au point sensible — esthétique, moral, intellectuel ou religieux — ils viseront plus bas, certains de l’atteindre à coup sûr dans sa sensualité élémentaire. Ils le caresseront, ils le chatouilleront, ils l’accoutumeront à attendre de leurs auteurs cette caresse. La communion discrète ou cynique sur le plan animal, l’appel à la bête qui est dans l’homme, tel sera bientôt le moyen honteux de faire l’unanimité. À quelques exceptions près et avec quelques nuances qui pourront être littéraires, qui pourront être dramatiques et qui comporteront une certaine dépense de talent, ainsi s’avilira à la fin du xixe siècle, en suivant la pente de sa nature, le théâtre bourgeois, le théâtre « de boulevard » qui représente, pour le grand public, le vrai théâtre, le seul théâtre. Théâtre spécial pour public spécial, car, parmi la foule moderne, il va polariser un certain monde qui donnera le ton et qu’on suivra.
À cet art dégradé il faudra bien une esthétique de façade. Le « naturalisme » la lui fournira.
* *
Mais, un moment ! J’ai anticipé sur les faits. Déjà André Antoine a fondé le Théâtre Libre, premier en date des théâtres à côté, de ces théâtres clos où va s’élaborer la notion du nouveau drame. Si son effort fut bienfaisant — nous dirons en quoi — il n’en a pas moins activé la décomposition dont je viens de tracer le sombre tableau, en aiguillant la production dramatique sur la voie du « naturalisme ». C’est à cause de lui que Porto-Riche, Bernstein, Bataille ont emboîté le pas à Henry Becque, sans sa puissance et son talent, et que, sous prétexte de vérité, tant d’auteurs se sont spécialisés dans le genre aujourd’hui le plus répandu : variations sur l’adultère. Mais tout d’abord, publions ses bienfaits.
III
Quand Antoine parut, il est absolument certain que l’instrument aux cordes détendues avait besoin d’aller chez le luthier. On avait trop vécu sur certaines conventions qui n’étaient pas toutes mauvaises, mais qui offensaient à la fois la liberté et la raison. On en était resté au dogme de la « pièce bien faite ». La « pièce bien faite », selon Racine, était devenue peu à peu la « pièce bien faite » selon Scribe, puis selon Victorien Sardou. Tous les auteurs se soumettaient au mécanisme consacré, et faute de matière, après la mort d’Émile Augier, les rouages tournaient à vide. En de si pauvres occasions, comment l’acteur eut-il montré de la vie et du naturel ?
C’est le naturel et la vie — mal entendus, peut-être, — qu’André Antoine entreprit de réacclimater sur le théâtre. On en était si loin qu’il outra d’abord sa leçon. J’ai fait allusion plus haut à cette conception de la scène considérée comme une chambre dont on a enlevé l’une des cloisons et où des hommes d’aujourd’hui, comme vous et moi, continuent à vivre leur vie, sans se soucier de savoir si un public entend et les voit. C’était exactement la sienne. À l’acteur romantique jouant pour le public, il prétendit opposer l’acteur réaliste qui joue pour lui tout seul. Les deux excès sont condamnables, mais le premier, à mon sens, beaucoup moins que le second ; car, en l’exagérant, il maintient la notion d’échange, tandis que le second la supprime complètement. La vérité se place entre les deux ; on cherchera un moyen terme. Mais, du même coup, l’acteur romantique supprimait la notion de réalité ; il n’était plus qu’acteur ; il débordait son personnage ; et d’autre part, l’acteur classique auquel Antoine s’en prenait aussi, exagérant une sage tradition, se servait de moyens tout faits pour rendre les sentiments de son rôle. Contre eux, l’acteur selon Antoine — et ce fut Antoine en personne — avait sur les deux points raison : il demandait des leçons à l’homme lui-même ; il tournait le dos à la salle, mais pour paraître plus humain. Ses défauts, ses lacunes furent celles de l’autodidacte qui, grisé de ses découvertes, leur fait un sort hors de proportion avec leur réelle valeur. Mais, restaurant la vérité du geste, de l’intonation — ce qui est capital — s’il ne donne pas à la scène l’esthétique nouvelle, vivante et pourtant concertée, qu’elle attendait, il sauva un bien précieux : le respect de l’homme dans le personnage et par suite l’être même de celui-ci, sans quoi il n’y a pas de drame.
Ce réalisme extérieur, considéré techniquement, risquait d’engendrer une minutie qui n’est pas de mise au théâtre et qui distrait du principal : c’est la couleur locale dans toute son horreur. Mais sur le plan même du drame, il aurait pu susciter chez le dramaturge un retour humain sur son art et la recherche depuis longtemps abandonnée d’un réalisme psychologique essentiel. Par le scrupule du dehors, il aurait pu nous ramener au souci du dedans et quelques-uns s’en avisèrent. Voilà exactement l’apport d’Antoine, sans compter les auteurs nombreux qu’il aura suscités ou découverts. En ce temps, c’est-à-dire entre 1880 et 1890, l’auteur et l’acteur avaient grand besoin d’être rappelés à la réalité de la vie. Il en aura eu le mérite. Ce n’est pas sa faute si le mouvement, tout empêtré dans le plus bas naturalisme, se banalisa sur le boulevard, au lieu de s’épurer et de pousser en profondeur, grâce à de véritables dramaturges.
Il ne s’en trouva qu’un, l’auteur des Corbeaux, mais peu fécond, doutant de soi, torturé, mal reçu en raison de son talent même. Celui-ci avait un sens qui ne pouvait que manquer à Antoine et à ses amis, le sens de l’ordre, de la concision, du style et c’est par là que son œuvre a duré. Parmi les autres, mais déjà sur un autre plan, je tiens à distinguer le noble François de Curel qui voyait grand, qui visait haut ; je reviendrai sur son cas par la suite. De bons ouvriers sans génie ; on les a déjà oubliés.
Antoine valait mieux que sa théorie. Au fond, toute nouveauté le tentait. N’oublions pas qu’il monta le Canard Sauvage et par là révéla Ibsen ; qu’il monta Boubouroche, type absolu de ce réalisme classique où revit l’esprit de Molière et que Courteline incarna. N’oublions pas, dans l’ordre de la mise en scène, ce qu’il fit pour Shakespeare au théâtre du boulevard de Strasbourg et à l’Odéon. Précédant celles de Firmin Gémier, ses évocations marquent une date. Mais ce qu’il conviendrait de souligner surtout, c’est la portée à la fois technique et morale de son effort initial. Pour changer le théâtre, il résolut avant tout de changer l’acteur. L’enseignement, par ailleurs plus complet, mais souvent mécanique du Conservatoire, avait codifié et monopolisé les moyens de jeu dont nous disposions. Il fallait les revivifier, au risque de créer un autre poncif plus vulgaire. Lorsque la vulgarité tombe, on peut trouver dessous le naturel ; c’est ce qui arriva. Le naturel n’est pas tout, je tiens à le répéter, mais c’est un bon point de départ dont ne saurait se passer l’artifice, la convention dramatique, pièce essentielle de notre art. De même je dirai que la « tranche de vie », grand cheval de bataille du « naturalisme », ce n’est pas le théâtre — oh ! tant s’en faut ! — mais le théâtre y peut tailler.
Bilan de la réforme : certain naturel retrouvé et le style perdu, ou plus exactement sa perte consommée. Par quelle porte rentrera le style, partant la poésie, partant l’art dramatique de toujours ? C’est ce que nous verrons dans ma dernière causerie.
IV. Du Vieux-Colombier au Jeux pour le peuple fidèle
Nous serons bientôt parvenus au terme de cet exposé. Je ne vous le donne pas pour complet, ni en ce qui concerne le passé le plus lointain, ni en ce qui concerne le passé le plus récent. Pour le premier, on ne saurait m’en tenir rigueur : je n’ai pu faire état que de ce qu’il me proposait comme digne d’attention et comme matière d’exemple. Il est bien évident que le théâtre du xviie siècle, pour m’en tenir à lui, ce n’est pas Corneille, Racine et Molière tout seuls ; il n’est même pas sûr que leurs contemporains eussent le sentiment de leur prééminence. Cent autres comédies entourent, soutiennent et expliquent la comédie de Molière. Cent autres tragédies la tragédie cornélienne et racinienne. Mais, généralement, tous les auteurs comiques ou tragiques contemporains, travaillent dans leur partie sur une esthétique donnée et reconnue pour bonne, j’ajouterai même sur une éthique imposée à tous par les mœurs. Ce concours d’effort dans un même sens, sous un même climat, c’est ce qui fait un âge dramatique (ou poétique, ou pictural, ou musical) ; c’est ce qui permet les chefs-d’œuvre. Le chef-d’œuvre naît très rarement isolé aux époques qui possèdent une unité de culture — et ce sont les grandes époques, celles qui produisent les chefs-d’œuvre, sauf exception. Il était donc convenu entre nous qu’en parlant d’eux je sous-entendais tout le reste ; je ne pouvais faire autrement.
Le passé immédiat, en l’espèce, le xixe siècle, à plus forte raison le début du xxe , ne se laisse pas si facilement circonscrire. Le recul est insuffisant, les grandes lignes se dégagent à peine, le choix certain commence seulement à s’indiquer. Et la tâche devient d’autant plus malaisée qu’à cette époque où vécurent nos grands-parents, où nous commencions à vivre nous-mêmes, la multiplication des théâtres et des publics devait nécessairement entraîner une multiplication illimitée des auteurs, des pièces, des genres. Si j’ai décrié notre temps, croyez que je l’admire aussi. Jamais peut-être à aucune époque passée, même les plus fécondes, on ne fit dans l’art dramatique, comme d’ailleurs dans tous les arts, une aussi grande dépense de talent. Non, les œuvres ne manquent pas ; mais l’œuvre manque, ou, plus précisément, l’étroite parenté entre les œuvres, même incomplètes, même secondaires, même ratées, laquelle permet seule à une œuvre de naître et, naissant, de vivre et durer.
Cependant, n’exagérons rien. Qui sait si la postérité — qui les sauvera, j’en réponds — ne désignera pas comme représentatifs de l’art dramatique de leur époque, encore que celle-ci les ait parfois traités fort mal, les principales fantaisies de Musset pour la période romantique ; deux ou trois comédies bourgeoises d’Augier, le Faiseur de Balzac et quelques vaudevilles de Labiche dans l’entre-deux ; et, pour la période naturaliste, le chef-d’œuvre de Becque et, en marge, un bouquet de farces de Courteline et de Feydeau ? Qui sait si ces divers ouvrages ne prêteront pas à leur temps, aux yeux de l’avenir, une sorte d’unité factice que les manuels consacreront. Ce tour de passe-passe qui n’est pas neuf a toujours permis de s’y retrouver dans la masse des productions dont nous recevons l’héritage.
Mais le passé d’hier, que nous touchons encore de la main, comment le résumer, le caractériser sans injustice ? C’est un des devoirs du critique ; il se trompe souvent : il suffit de lire Sainte-Beuve pour s’en assurer, qui a méconnu tant de valeurs sûres, lui toujours infaillible dès qu’il jouit d’un certain recul. Mais s’il tient à aider son temps, à y voir clair, à se dégager de la confusion environnante, s’il veut encourager les producteurs dans la direction qu’il croit bonne, il doit assumer ce devoir, en dépit du risque à courir. Le devoir du producteur, qu’il écrive des pièces ou les porte à la scène, ne saurait être moins impérieux. S’il refuse de prendre une position ferme, un parti pris étroit et même violent, s’il veut demeurer équitable envers ses confrères, il se condamne à la stérilité. Je vous ai prévenu en commençant que je ne parlerais pas en critique mais en auteur, en producteur et même en entrepreneur de spectacles. Je donne donc mon exposé non seulement comme incomplet, mais comme résolument partial.
I
J’ai dit, un peu brièvement, où nous en étions quelques années avant la guerre. Chez les auteurs, l’hérésie du « naturalisme » a déjà porté tous ses fruits : le Théâtre Libre est partout ; il a ramené l’attention sur une certaine vraisemblance extérieure qui porta quelques-uns à un souci plus grand de la vérité intérieure. Mais les sujets restent très limités. Nos psychologues de théâtre — ou se disant tels — exploitent surtout l’adultère — qui n’est tout de même pas assez répandu pour prétendre représenter notre activité principale — et en conséquence le ménage à trois ; on ne s’arrêtera pas là. En regagnant un certain naturel, on a, je l’ai noté aussi, perdu toute notion du style. Il faut revenir sur ce point.
Le style qui est, en somme, la poésie propre au théâtre (vous savez comment je l’entends) s’est réfugié dans la poésie pure ; et la poésie pure de ce temps, la poésie dite symboliste, est bien la plus fermée, hormis quelques exceptions, qu’aucun temps ait jamais produite. Plus subjective encore que la poésie romantique, elle est conçue pour le plaisir secret, égoïste de son auteur. À peine si elle admet quelques initiés. Elle crée donc chez le poète les dispositions les moins favorables à inventer et à projeter au dehors des personnages distincts de lui, à échanger avec un peuple ses pensées. C’est pourtant des cénacles du symbolisme que vont sortir Maurice Maeterlinck, Paul Claudel, et aussi, pour notre malheur et notre honte, Henry Bataille. Je pourrais citer d’autres noms auprès des leurs ; mais qu’il s’agisse d’Émile Verhaeren, de Francis Vielé-Griffin, ou d’André Gide, nous avons affaire avec eux à des littérateurs surtout poètes, dramaturges par occasion : toutefois, leurs efforts ne seront pas perdus et ils profiteront aux dramaturges de carrière. La réaction idéaliste, pour ne pas dire poétique, est donc représentée surtout par les trois premiers, auxquels j’ajouterai Maurice de Faramond et, aux frontières du naturalisme, Curel. Je passe sur Hervieu et je mets à part Paul Bourget, plus romancier que dramaturge, ainsi que Rostand qui n’apporte rien, sinon un dernier lustre au drame picaresque selon Hugo. Il va de soi que des ouvrages conçus exclusivement pour le livre comme ceux de Villiers de l’Isle-Adam, d’Élémir Bourges, de Péladan ne sont pas de notre ressort.
En face du Théâtre Libre, le théâtre de l’Œuvre s’était fondé avec Lugné-Poë pour animateur et sa femme, Suzanne Després, une admirable comédienne. Champ de bataille de la poésie symboliste, celle-ci n’y remporta aucune victoire décisive. Elle y présenta des poèmes, comme la Gardienne d’Henri de Régnier, plus tard Un Jour de Francis Jammes, aussi peu faits pour le théâtre que poème peut l’être. On y joua peu Maeterlinck, très tard Claudel ; les auteurs étrangers y occupaient presque toute la place ; je reviendrai sur eux. Savez-vous quel est, à mon sens, le titre principal de l’Œuvre à la reconnaissance des amis de l’art dramatique ? La représentation d’Ubu Roi, dans un concert de cris d’oiseaux, de sifflets, de protestations et de rires ; car j’y étais présent. Le collégien Alfred Jarry, pour se moquer d’un professeur, avait sans le savoir composé un chef-d’œuvre, en brossant cette charge sombre et sommaire à la manière de Shakespeare et du théâtre Guignol. On en fit la satire épique du bourgeois, du bourgeois cupide et cruel improvisé meneur de peuples. Qu’on lui attribue le sens qu’on voudra, Ubu Roi de Jarry, c’est du théâtre « cent pour cent », comme nous dirions aujourd’hui, du théâtre pur, synthétique, poussant jusqu’au scandale l’usage avoué de la convention, créant, en marge du réel, une réalité avec des signes. Il convenait de saluer ici Alfred Jarry, le précurseur. Il ne fut pas suivi.
Cependant Maeterlinck inventait un frisson nouveau, en animant, hélas ! des ombres. C’est de lui que date, si je ne me trompe, ce théâtre d’atmosphère où le milieu dans lequel respirent et s’agitent les personnages, plus important qu’eux-mêmes, les dissout. Leurs sentiments, non plus « explicités » par la parole comme dans la tragédie classique, non plus, « implicités » par l’action comme dans le drame de Shakespeare… et de Jarry, ressortissent à l’inconscient. Un grand mystère plane alors sur le drame. Je n’exclus pas du drame, par principe, le mystère et l’inconscient, car tout y a sa place. Mais l’exploitation de ces deux éléments n’est-elle pas plutôt l’affaire de la musique que du verbe ? Aussi bien j’ai montré jadis, dans un chapitre de Nos Directions, comment le drame symboliste selon la formule de Maeterlinck, insuffisamment soutenu par des artifices tout littéraires, répétition de mots, balbutiements, ne se réalise complètement que dans sa forme musicale, lorsque Pelléas se confie au génie de Claude Debussy. Un art dramatique parlé, le seul qui présentement nous occupe, ne saurait se tenir si près des frontières de la musique sans être tenté d’y entrer. C’est son destin, peut-être son devoir. Que s’il n’y entre pas, il court le risque d’une hybridité qui le fausse, qui sera funeste à son être même, comme il advient dans le théâtre faisandé du faux poète Henry Bataille. Liquidons son cas sans tarder.
Un Bataille ne se distingue pas par le fond des dramaturges du boulevard. Il est sorti du Théâtre de l’Œuvre ; mais il s’est vite acclimaté au milieu où il devait faire sa carrière. Les sujets qu’il traite, les êtres qu’il peint, pourraient être peints ou traités par Henry Bernstein. J’aime infiniment mieux Bernstein, je vous l’avoue. Il est franc ; il se donne pour ce qu’il est ; il a fixé les lois d’une sorte de mélodrame réaliste, aussi sommaire que brutal, qui aura longtemps son public. Si chez lui la matière humaine est grossière, elle est traitée avec force et décision. Ses moyens sont directs et, ma foi, traditionnels : ils ne vous prennent pas de biais. Sa langue est banale, mais dépouillée ; pas la moindre prétention à la littérature dans son cas. Henry Bataille, parmi ses pairs du boulevard, réclame pour lui une place de choix ; il pose au poète, à l’artiste. Il faut avoir lu ses préfaces pour mesurer l’ambition de sa visée. Il veut porter sur le théâtre non l’image de quelques hommes, mais tout l’homme, non quelques aspects de la vie, mais toute la Vie — oui, la vie avec un grand V, c’est-à-dire : le drame et la poésie, le conscient et l’inconscient, tout le réel concret, tout le mystère — en un mot l’univers entier. D’aucuns diront que c’est une conception catholique. En effet, mais sans loi, sans dogme, c’est-à-dire : sans ordre, et il s’agirait de savoir dans quelles conditions et à quel point une scène munie de tous les perfectionnements techniques pourra jamais donner l’illusion du « microcosme » au spectateur de bonne volonté.
Tout n’est pas utopique dans ses ambitions. Il insiste sur la valeur du silence, de la musique.
« Tenez, vous êtes là, vous pianotez deux mesures de piano et personne ne peut savoir ce que je mets d’amour dans ces deux mesures… Comme c’est vous, cet air-là ! »
Il écrit encore :
« L’exclamation pure équivaut maintes fois à la phrase. Quant au pathétique du geste, du silence et du bruit, par quoi les remplacer ? »
Au fond, il laissera au spectateur le soin de deviner ce qu’il y a derrière un cri, un silence, un soupir, deux ou trois notes et il chargera le metteur en scène, le décorateur, l’électricien, le violon solo, l’orgue de Barbarie, le chanteur des rues dans la cour ou le piano à l’étage supérieur, d’exprimer ce qu’il n’a pas dit et ce qu’il était bien incapable de dire. Telle est pour lui la poésie. Notez qu’aucun de ces moyens ne déshonore un dramaturge, mais à condition qu’il n’en use qu’à bon escient. Il ne faudrait pas qu’il en profitât pour se dispenser de penser et de préciser sa pensée, d’écrire, de préciser ses mots. « L’école du silence » est fondée. Place au metteur en scène, seul maître du texte et du jeu ! « Sire le mot » est remis à sa place, toute accessoire ; ce n’est plus lui qui dessine le drame, qui le règle, qui le construit. Une esthétique comme celle de Bataille est proprement l’ennemie du dessin, par conséquent de l’art des maîtres. Le drame se fond dans une vapeur.
Comment, en décriant le mot, Bataille est tombé dans l’abus des mots, dans la fausse émotion, dans la fausse poésie, dans la pire littérature, c’est ce que ses ouvrages, avec des qualités certaines, nous prouvent surabondamment. Ses personnages baignent dans une sorte de sauce lyrique qui ne tarde pas à dissoudre ce qui leur reste de réalité. A-t-il été le précurseur de ce théâtre synthétique entrevu par Wagner à l’imitation des Grecs ? Il en était persuadé. Mais ce qu’il appelait synthèse était mélange, mixture, macédoine ; cela devait aboutir au néant.
À la réflexion, son esthétique sort directement de celle du Théâtre Libre qui tendait à reproduire exactement les apparences du réel. En l’étendant jusqu’aux sphères de l’invisible, elle ne la contredit pas, elle l’aggrave. L’une et l’autre oublient que le mot est le noyau germinateur. Devant être parlé, il doit d’autant plus être écrit, d’autant plus fort, plus strict, plus chargé de sens et de vie : il porte dans l’instant et il n’admet pas de délai. L’une et l’autre oublient que la vérité au théâtre s’inscrit dans une convention à laquelle n’échappe, en fait, que l’âme du comédien possédé par son personnage. Tout le reste y est faux semblant et, singulièrement, le décor. La forêt, la ville et la mer n’y seront jamais que de la toile peinte. Autre notion de l’espace, qui ne s’enferme pas entre quatre murs. Autre notion du temps, qui court moins vite à notre montre. Un langage de signes, voici ce que le théâtre requiert. À ce compte, il sera permis d’évoquer la plaine et la mer, la montagne et la ville, et même le ciel et l’enfer comme dans les mystères du Moyen-Âge, sans les représenter. Ou bien, enfermons-nous à tout jamais dans un salon bourgeois, un cabaret, une mansarde, exactement figurés, éclairés, meublés ; si nous avons du goût nous obtiendrons d’agréables tableaux de genre ; ils n’ajouteront rien au drame et ils ne l’exprimeront pas.
J’aurais voulu pouvoir m’étendre davantage sur l’œuvre dramatique de Paul Claudel. En lui aboutit, je l’ai dit, la réaction idéaliste ou plus exactement spirituelle dans le drame, plus sainement qu’en Bataille, plus fortement qu’en Maeterlinck. Dramaturge et grand dramaturge, il est d’abord écrivain — et grand écrivain. Il ne compte pas trop sur le silence, sur le décor et sur les projecteurs pour dire ce qu’il n’a pas dit, ou ce qu’il a dit sans le dire. Pas assez peut-être, et il en dit trop. Nous assistons ici au conflit le plus pathétique qui se soit produit chez un homme entre le dramaturge et l’écrivain : tour à tour ils se serviront et se desserviront l’un l’autre. Le tempérament lyrique est peut-être trop puissant chez Paul Claudel. Il a été encouragé, en outre, à tout l’excès possible par le milieu fermé où il a pris conscience de lui-même, par les maîtres qu’il s’est donnés, par la solitude où il a vécu. Son tempérament dramatique n’est pas moins riche et violent. Le débordement du lyrisme aidant, à l’avance bridé par les conditions actuelles du théâtre, peut-être s’est-il résigné à considérer le drame tel qu’il le concevait comme irréalisable au jour présent. C’est pourquoi il aurait laissé libre cours à ses mots et à ses images ; il a tout mis dans son texte, même le décor, la lumière, l’accompagnement musical, les bruits de scène. Convention géniale, mais qui outrepasse le but. Lorsque la phrase se dépouille, que les êtres, s’entrechoquant, échangent des répliques rapides, concises et profondes, n’est-ce pas malgré lui, sous la contrainte de l’action parvenue à son paroxysme ? Certaines scènes de l’Échange et de ses premiers drames en témoignent et ce n’est rien de moins que la réhabilitation du style dans le dialogue théâtral.
De la Ville à l’Otage on peut suivre aisément le mouvement ascensionnel du dramaturge qui, surmontant peu à peu son lyrisme, sans cependant y renoncer, cessant de le subir pour s’en nourrir, met enfin le pied sur la scène, y réclame accès, s’y implante ? et essaie de s’y imposer. Le second acte de l’Otage et l’Annonce faite à Marie, moins dépouillée pourtant, sont, à mon sens, les deux sommets de son œuvre dramatique : personne n’a rien écrit de notre temps qui les dépasse et même les égale, scéniquement parlant.
La vraie conception catholique du drame, avec le dogme, avec la foi, c’est celle de Claudel, fermement fondée, scellée, ordonnée. L’homme à sa place, Dieu à sa place, l’univers évoqué par les plus beaux accents et, sous la main de Dieu, les âmes qui s’affrontent. Telle est la substance d’une œuvre centrée sur le divin, construite par le dedans semblable à un énorme chêne tout feuillu, dont le moindre bourgeon reçoit la sève originelle. En dépit de son abondance, pas un soupçon de gratuité ; elle ne concède rien à l’ornement. En ce sens, on pourrait la dire classique.
On a douté longtemps de son pouvoir proprement dramatique. Quelle surprise heureuse à la première représentation de l’Annonce, assez médiocre cependant, de constater que ce style tendu, noué, devenait plus lisible à la scène que dans le livre, signe éclatant du verbe dramatique, justification du mot !
Pourtant, la lutte continue. Jusqu’à nouvel ordre, le grand Claudel dont l’art est fait pour d’immenses espaces, étouffera dans un théâtre de cénacle, à demi clos. Notre temps lui a refusé les moyens d’exercer son art ; son long exil ne lui a pas permis de le pétrir dans sa matière même : une scène, un public ; il s’est trop longtemps résigné à ne parler qu’à des initiés. C’est sa faute ; c’est notre faute. En un temps d’élites plus vastes, moins divisées entre elles et communiquant avec le grand nombre, et son lyrisme se fût développé moins librement, et sa pensée exprimée plus ouvertement, et l’épreuve de la scène lui eût plus tôt enseigné les lois de l’échange, et, en milieu catholique, à une époque catholique, il eût obtenu du public un unanime acquiescement.
Quelles que soient les variations de la mode, Claudel n’en restera pas moins Claudel — et il n’est pas au bout de sa carrière. Quand on le nomme, on ne peut songer qu’à Eschyle, qu’à Shakespeare, qu’à Calderon : quelques restrictions pèsent peu devant cette parenté magnifique. Moins français qu’européen, et moins européen qu’universel, il fait d’autant plus honneur à la France.
Et cependant, le « claudélisme » ne semble pas devoir fleurir sur la scène d’ici longtemps. D’un art qui n’appartient qu’à son auteur, nous pourrons prendre des leçons, non des exemples. Des leçons de noblesse, de plénitude, de concentration. Mais l’imiter serait folie. Comme tous les génies qui dépassent leur temps, Claudel demeurera un solitaire. Il a influencé le lyrisme français — et pas toujours, en bien ; le théâtre français, très peu ou de très loin. Contentons-nous d’exercer notre humble métier à son ombre.
II
Parler du mouvement « symboliste » au théâtre et ne pas mentionner les dramaturges scandinaves qui auront tant pesé sur lui serait impardonnable : Bjornson, Strindberg, surtout Ibsen. De celui-ci spécialement, le snobisme des « purs esthètes » s’empara ; mais on se trompa sur son compte. On le prit tour à tour pour un symboliste intégral et pour un auteur de pièces à thèse, alors qu’il est, tout simplement, un bon réaliste bourgeois qui use des symboles et ne fait pas fi des idées. Il fut joué à contre sens, dans un mouvement d’enterrement et sur un ton de psalmodie. Lui si vivant, si naturel, ne nous enseigna que l’ennui, la prédication morose et l’affectation de la profondeur. En vérité, il fut trahi et ne nous causa que du mal.
Fut-il pour quelque chose dans le demi échec d’un dramaturge aujourd’hui oublié qui disparut trop tôt pour donner toute sa mesure, Maurice de Faramond ? Je le crains bien. Celui-ci inventa une sorte de réalisme synthétique, très proche du symbole, dont la Noblesse de la Terre est l’exemple le plus parfait. Quant au drame d’idées, seule forme acceptable de la « pièce à thèse » selon Dumas fils, elle ne réussit à vaincre ce qu’elle a en soi d’anti-dramatique que dans les œuvres souvent fortes de François de Curel, la Part du Lion, la Nouvelle Idole ; il convient de ne pas confondre ce noble artiste avec les médiocres « naturalistes » au milieu desquels il s’est révélé. Il serait trop long d’expliquer ici pourquoi la scène ne peut être un champ de bataille pour les idées, hormis dans la comédie satirique, si celles-ci n’ont pas été préalablement digérées par des personnages de chair et d’os qui les expriment en vivant. Maurice de Faramond et François de Curel auront réalisé plusieurs fois ce miracle. Leur descendance fut complètement indigne d’eux, et leur effort est encore à reprendre.
Trop de virtualités, trop de routes diverses, également praticables peut-il sembler. Une seule, une bonne, vaudrait mieux. L’art dramatique qui se cherche est condamné à la dispersion, en raison même d’une complexité qui pourrait porter le nom d’anarchie. Et cependant, à l’avant-veille de la guerre, après Antoine, après le symbolisme, on a le sentiment que toutes les formes en faveur auprès du grand public et auprès de l’élite, qu’elles aient été esquissées ou épuisées, marquent un temps d’arrêt dans leur développement. Je mets à part bien entendu les aimables divertissements parisiens qui font florès au Théâtre des Variétés et ne s’accordent aucune importance : la mousse de champagne de Flers et Caillavet, fils de Meilhac et Halévy, et l’ironie souvent charmante de Capus, de Donnay, ceux-ci plus près de la vérité dramatique que le faux psychologue Porto-Riche surnommé le Racine juif ; ils sauvent les notions de plaisir, d’élégance, et même de sensibilité poétique : lisez Amants. Ceux qui se prennent au sérieux, voire au tragique, Bernstein et Bataille sont toujours rois.
Un art se renouvelle généralement par sa technique. Or, dans le même temps, diverses tentatives curieuses d’élargissement et de libération se manifestent dans la mise en scène. Il suffit de citer les interprétations shakespeariennes d’Antoine et de Gémier chez nous, celles de Gordon Craig en Angleterre, d’Appia en Italie, de Max Reinhardt en Allemagne, les recherches décoratives de Jacques Rouché au Théâtre des Arts, les Ballets Russes de Serge de Diaghilev et, sur le plan classique, l’école de Stanislavski qui joint le style à la précision du réalisme. Certes, vingt ans plus tôt, Lugné-Poë avait fait appel — pour encadrer les poèmes symbolistes très peu scéniques qu’il montait à l’Œuvre, à des peintres nouveaux, Vuillard, Bonnard, Sérusier, Maurice Denis. Mais le problème n’était pas posé sur un terrain précis, solide ; car, il ne suffit pas de substituer au trompe-l’œil du décor d’opéra-comique des toiles de fond de fantaisie, si délicates et ravissantes qu’elles soient, pour mettre le drame en valeur. L’essentiel c’est le jeu, ce n’est pas le cadre, ou plus exactement le cadre au service du jeu, établi en fonction du jeu. Toutes les tentatives que j’ai énumérées tendaient à cette fin plus ou moins explicitement : utiliser avec plus de diversité et plus de liberté les trois dimensions de la scène pour assurer aux drames de Shakespeare une continuité conforme à leur architecture, une présentation modelée sur leur coupe, sur leur courbe mobile à travers l’espace et le temps. C’était faire la part trop belle à l’initiative du metteur en scène ; certains, du moins, en abusèrent. Qui sait pourtant si l’instrument, plus tôt assoupli, plus tôt affranchi, n’eût pas suscité chez les écrivains des vocations et chez les dramaturges des audaces propices à un renouveau ? Mais s’essayant sur des chefs-d’œuvre consacrés, les metteurs en scène devaient tomber dans une virtuosité inféconde, dans une sorte de cabotinage dont le privilège exclusif cessa d’appartenir au comédien. À celui-ci Antoine venait de rendre un grand service en lui intimant l’ordre de renoncer à se pousser au premier plan, de s’incorporer dans l’ensemble ; et il rétablissait ainsi la conception traditionnelle de « compagnie », de « troupe » sans toujours la réaliser.
C’est ici qu’intervient Copeau. Je n’ai pas à le présenter — vous le connaissez —, ni à le défendre — car nous sommes tous ses amis, ses admirateurs, ses disciples. La salle du Vieux-Colombier où nous voici rassemblés n’était encore en 1913 qu’une salle d’œuvre ou de patronage : l’Athénée Saint-Germain, où s’exerçaient de ridicules amateurs. Nous voyons ce qu’il en a fait. En somme il est reparti de la crèche, du dénuement total, de la plus authentique pauvreté. C’est ce qu’il fallait au théâtre
trop cossu, trop prodigue de ses moyens extérieurs. Sa tentative avait sur toutes celles qui l’avaient précédée, sur toutes celles qui devaient la suivre une supériorité indiscutable, celle de l’esprit. Jacques Copeau savait ce qu’il voulait faire, il en avait pesé les chances, concerté les moyens. Une évidence s’imposait à lui : la primauté essentielle de l’acteur, cheville ouvrière du drame, délégué vivant de l’auteur, instrument et incarnation de son dessein. Tout par l’acteur, tout pour l’acteur ; le reste est superfluité, mensonge. Il dépouilla de ses oripeaux le théâtre et, sur un fond de rideaux gris, demanda au jeu de tout dire, de tout exprimer, de tout suggérer. Par la suite, après la guerre, il devait adopter le dispositif fixe et transformable à volonté que vous avez devant les yeux, multiplier les plans sur lesquels se meuvent les personnages : proscenium, degrés, loggia. Ce faisant, il ne manquait pas au principe qu’il avait posé dès le premier jour : la mise en place, en mouvement et en valeur
des éléments humains du drame, selon un certain ordre rythmique et plastique dessinant l’action le plus lisiblement possible, le plus exactement et avec le plus de relief. « Un tréteau, deux bâtons et deux passions »
comme dit, je crois, Calderon ; définition essentielle et suffisante de l’art scénique qu’a prise à son compte Copeau.
On aimera ou l’on n’aimera pas un dépouillement si complet. On regrettera les toiles peintes et les planches de bois du théâtre à l’italienne ou l’on préférera les rideaux neutres et le solide plateau de ciment. Cela importe peu. Fiction pour fiction, la scène doit en choisir une : l’art dramatique feint toujours. Quelle sera la feinte, ou plutôt le signe le plus éloquent, le plus suggestif ? Voilà toute la question. Mais l’acteur, lui, n’est pas fictif ; c’est un homme comme tous les autres ; il insère la vie dans la convention : dans d’autres conditions économiques et sociales, il aurait pu être mendiant ou roi. Quand il s’avance sur la scène en haillons ou en manteau d’or, il doit se figurer que, les conditions remplies, il est devenu roi ou mendiant ; rien ne s’oppose à ce qu’il le paraisse et, s’il sent qu’il l’est, il le paraîtra. Entre le personnage conçu par l’auteur et celui que le comédien réalise, une identité complète est possible, à condition que celui-ci ait le moyen de pénétrer à fond son rôle, d’en exprimer et les dessous et les dehors, qu’il sache son métier et qu’il demeure un homme. Alors et alors seulement il sera le bon serviteur de l’ouvrage, le collaborateur fidèle du poète et l’ouvrage vivra vraiment. Ce qu’une pareille conception de l’acteur suppose d’entraînement, de probité et de culture, je ne le dirai pas. C’est l’origine de la Compagnie et de l’École du Vieux-Colombier.
Ainsi la mise en scène et le comédien vont retrouver leur sens premier, reprendre leur fonction essentielle et originelle. Rien de plus mais rien de moins que de servir la conception de l’auteur, de la rendre lisible et intelligible sur le théâtre, dans sa forme et son rythme, dans sa convention et sa réalité. Garder le naturel sans le banaliser ou l’avilir, comme l’école naturaliste ; sauver le style sans le gonfler ou le guinder, comme les fossiles du Conservatoire ; vivre en jouant et jouer en vivant : et voilà pour les interprètes. Assurer à ceux-ci un terrain de jeu praticable dans toute sa largeur, sa profondeur et sa hauteur, grâce à divers plans étagés qui leur permettront tour à tour de se grouper et de se fuir, de se diminuer et de se grandir, et de peupler la scène toute entière d’arabesques et de volumes — que les costumes rehausseront de couleurs choisies — selon l’exigence intime du drame ainsi projeté au dehors. Quelques éléments de décors significatifs, la lumière bien ménagée, une discrète intervention de la musique contribueront à l’atmosphère rayonnant du texte et du jeu.
Tels sont les éléments de la réforme scénique de Jacques Copeau. Il ne les a pas inventés, mais retrouvés dans la tradition et ranimés à notre usage. Tous les efforts qui ont suivi, hormis peut-être ceux de Georges Pitoëff et de Gaston Baty, lui sont redevables de leurs principes. Cette révolution poétique, classique, organique, Charles Dullin à l’Atelier, Louis Jouvet aux Champs-Élysées, Courville à la Petite Scène la continuent, la développent chaque jour ; aussi bien Dullin et Jouvet ont appris leur métier sur cette scène. Le Vieux-Colombier est notre père à tous.
Quel instrument pour un auteur ! Il peut servir aussi bien Musset que Molière, Marivaux que Shakespeare ; leurs chefs-d’œuvre, enfin décrassés, ont pris ici une nouvelle jeunesse devant nous, par la conformité de l’interprétation à leur génie. Il a servi André Gide (Saül), Jean Schlumberger (La Mort de Sparte), Jules Romains (Cromedeyre le Vieil), Roger Martin du Gard (Le Testament du Père Leleu), Georges Duhamel (L’Œuvre des Athlètes), et Mazaud, et Porché, et René Benjamin. J’aurais peut-être autrement conçu, je l’avoue, le Pauvre sous l’Escalier, si je n’avais modelé mon dessein sur les moyens qui m’étaient proposés ici où j’ai parachevé mon éducation dramatique. Il me paraît tout spécialement propre à susciter un art en opposition complète avec le réalisme inférieur qui depuis un siècle environ accapare la scène française. Un art libre mais concerté, véridique mais stylisé, solide mais mouvant, et qui ferait le pont entre Musset, Shakespeare et Molière. L’insistance qu’a mise Copeau à encadrer nos ouvrages par leurs chefs-d’œuvre, en dévoilant ses préférences, nous indique, indique aux jeunes auteurs une nouvelle voie, la reprise possible d’une tradition qui vient du plus lointain passé de France, bifurque et se sépare en Shakespeare et en Molière, se reforme enfin en Musset et dont au cours de ces leçons j’ai tâché de tracer la courbe. On nous donnait hier, à l’Atelier, l’Huon de Bordeaux d’Alexandre Arnoux ; cet ouvrage fort, exquis et divers nous montre ce qu’on peut attendre d’un retour à la vérité dramatique, en repartant du point où le réalisme bourgeois rompit tout à coup le contact.
III
Mais ne limitons pas le champ d’expérience qui s’ouvre aux jeunes dramaturges. Il s’en est révélé un certain nombre après la guerre. Je ne dresserai pas un palmarès. Mais il est certain que la scène depuis sa rénovation technique exerce un attrait plus actif sur les nouvelles générations d’écrivains.
Notez que j’ai dit : écrivains. N’oublions pas que la période précédente marquait une tendance très nette à séparer la littérature du drame, et à écarter de la scène les écrivains proprement dits, de la littérature les auteurs dramatiques. C’était une aberration. J’ai trop insisté devant vous sur l’union indispensable de l’écrit et du jeu pour plaider encore sa cause : si tout bon écrivain n’est pas un dramaturge, tout bon dramaturge est un bon écrivain. Mais on dirait que le divorce cesse. C’est que le subjectivisme est en baisse et par conséquent les cénacles où l’on travaille en vase clos, en dépit de certaines apparences superficielles. On sent partout le besoin de communion ; on adresse partout une sorte d’appel au public ; on s’efforce partout de sortir de soi, de peindre autrui et de communiquer avec autrui. L’échange ne sera pas facile ; car l’anarchie morale et intellectuelle n’a fait que croître et embellir. L’intention y est : tous les partis et même les plus avancés réclament un ordre quel qu’il soit, marxiste, républicain ou monarchiste ; ils réclament une société. Je ne dis pas que le théâtre puisse refaire la nôtre ; mais il peut concourir à sa réfection. C’est déjà un signe, un progrès que de voir des hommes de lettres, enfermés jusqu’ici dans leur tour d’ivoire, qui ne croient plus se diminuer en contribuant au divertissement du spectateur. Nous assistons à une réhabilitation du comique : Benjamin, Romains et Marcel Achard. Si l’on tente aussi de ressusciter les plus hautes formes du drame, on tend surtout vers la comédie et la farce ; le drame néo-shakespearien leur fait accueil. La littérature ose rire et ils essaient de faire rire. C’est un retour à la santé.
Le public rira-t-il ? Y a-t-il un public pour rire un peu du même rire — qui n’est pas celui du bas vaudeville auquel on l’a accoutumé ? Quand l’être humain n’est plus centré, il ne rit plus des mêmes choses, il ne pleure plus des mêmes choses. Mais un public nouveau peut naître. C’est pour lui qu’on travaille au Vieux-Colombier, à l’Atelier, à la Comédie des Champs-Élysées, à la Chimère, à la Petite Scène, même à la Comédie-Française où la mise en scène simplifiée, vraiment organique fait des progrès. Ce public neuf se recrute en partie parmi les gens qui n’allaient plus guère au théâtre, des lettrés, des artistes, des hommes de goût. En partie seulement ; ils ne suffiraient pas à remplir chaque soir même une salle minuscule. Imaginez pourtant qu’ils y soient seuls : nous aurons un théâtre clos, pour une élite. Est-ce la conclusion nécessaire de ces efforts ? Je ne le souhaite pas. Nous avons vu par l’exemple de Marivaux comment un théâtre trop raffiné s’anémie, se dissout, se vide de substance et rompt peu à peu avec son objet. Il perd le sens de la synthèse ; il ne maintient plus le juste équilibre entre ce qui est trop rare et ce qui est trop commun, il omet une part de l’homme ; il retourne au jeu subjectif. Il n’est donc pas mauvais qu’un public moyen et divers se mêle à l’élite dans les théâtres où s’élabore l’art dramatique de demain. Mais, de nouveau, la question se pose : Si l’auteur refuse de recourir et aux moyens sommaires qui font le succès d’un Bernstein, et aux procédés de mauvais aloi qui ont fait celui d’un Bataille, et aux gentillesses mondaines, et au sentimentalisme de faubourg, sur quoi s’entendra-t-on ?
Vous me direz qu’on pourra s’entendre sur l’homme. Oui, en principe : un auteur touchera la foule à proportion de l’humanité de son art. Il est certains sentiments généraux sur lesquels — en principe, je le répète, — les hommes devraient s’accorder, mais sur lesquels, en fait, ils s’accordent de moins en moins. L’accord, partant la réussite, ne pourront être que fortuits, sur un point vif qui momentanément polarisera et rassemblera une certaine catégorie de spectateurs : une idée qui est, comme on dit, « dans l’air », une allusion politique, ou un fait scandaleux… Et c’est à-quoi il faut se résigner, et c’est de quoi il faut se contenter. Le risque est grand et la vie faite à l’entreprise sera dure, car cette polarisation ne se réalisera pas à coup sûr. Les débouchés ne seront pas assez nombreux pour permettre à l’auteur qui a quelque chose dans le ventre de produire et de se produire aussi souvent qu’il le faudrait pour poursuivre au théâtre une carrière vraiment normale, celle d’un Shakespeare, celle d’un Molière dont les œuvres poussent les œuvres et naissent sur la scène presque en même temps que sur le papier. Le voici rejeté et isolé dans le cénacle : il aura le sort de Musset. L’instrument existe, c’est un grand point ; mais faute d’un public assuré et uni, il ne rendra pas ce qu’il devrait rendre. On attendra que le public se forme ; on attendra que renaisse une société.
Je connais pourtant un recours, un recours immédiat, mais dont la plupart de nos dramaturges seraient bien empêchés d’user. C’est le recours religieux. Il suppose une foi, une religion et la volonté ferme chez celui qui en est le bénéficiaire d’édifier sur elles son art. S’il ne s’agissait que de moi, je n’y ferais pas même allusion ici. Mais il y a encore beaucoup de catholiques en France, — et un fond catholique permanent. Il peut se trouver parmi eux des écrivains à vocation dramatique qui n’imaginent pas leur art complètement séparé de leur foi. Je leur propose un débouché. Je leur propose de se replacer dans les conditions quasi-idéales de la création dramatique. Je leur propose un instrument et un public. Ils ne renonceront pas pour autant à atteindre fortuitement les habitués des théâtres du siècle, ce public composite et incohérent qu’il n’est pas impossible de ramener à un état d’unanimité suffisante, de temps en temps, sur un sujet heureux. Ils courront leur chance comme tout le monde lorsque l’occasion s’en présentera. Je les invite, par ailleurs, à parler au « peuple fidèle » en se plaçant sur le terrain de la « fidélité » qui leur est commun à eux et à lui. Si l’art est la plus haute expression de l’homme, de quel droit en chasser les sentiments et les pensées par lesquels il s’élève à Dieu ? qui lui défend de les communiquer par le théâtre ? Le théâtre, nous l’avons vu, n’est-il pas né de la religion ? En résumant ; pour terminer ma conception religieuse du théâtre, mes recherches, mes résultats, c’est dans l’intérêt de ceux qui suivront et aussi de l’art dramatique. Je m’abuse peut-être, mais si utopie il y a, elle est fondée sur des principes-sains et fermes, entièrement conformes à l’axiome de Copeau que vous me permettrez de vous remettre en mémoire :
« Il n’y aura de théâtre nouveau que le jour où l’homme de la salle pourra murmurer les paroles de l’homme de la scène en même temps que lui et du même cœur que lui. »
En le posant, après une longue expérience, Copeau reconnaissait d’une façon formelle qu’il ne suffit pas pour s’entendre, d’auteur à spectateur, de partager la même conception de l’art.
À la suite d’un événement qui a bouleversé complètement ma vie, en m’incorporant au « peuple fidèle » dont j’avais déserté de bonne heure les rangs, j’ai songé à mettre mon art en accord avec ma croyance. Ou plutôt non : cela s’est fait sans moi. J’ai rencontré un sujet de drame chrétien, il m’a tenté et je l’ai traité de mon mieux, sans le moindre souci de sa réalisation à la scène, ni de l’accueil qu’il pourrait recevoir. C’est ainsi que sont nés, dans les gourbis du front, les Trois Miracles de Sainte Cécile, œuvre surtout lyrique et par conséquent personnelle qui pourrait donc à la rigueur se passer d’interprètes et de public. La guerre s’achevait ; le théâtre du Vieux-Colombier rouvrit ses portes : c’était l’instrument attendu dont j’avais éprouvé la valeur exceptionnelle, en y faisant jouer l’Eau de Vie, cinq ans plus tôt. C’est pour lui et non pour un autre que j’écrivis ma seconde pièce religieuse, le Pauvre sous l’Escalier. Mais la considération du public, d’aucun public, choisi ou populaire, ne me dirigea en la composant. J’allais courir le même risque qu’en présentant une pièce profane. Le Pauvre scandalisa, il émut. Rien de changé dans ma position. Or, mon grand ami, Maurice Denis, me conseilla un jour d’improviser, à temps perdu, une pièce pour « patronage » : la nullité et la bassesse des pièces qu’on y représentait l’indignait et le consternait ; un artiste ne pourrait-il en relever quelque peu le niveau. Pourquoi pas ? J’essayai et j’y mis tous mes soins ; j’ignorais le milieu et son répertoire ordinaire ; je m’efforçai uniquement d’être simple, sincère et direct. Ce fut la Farce du Pendu Dépendu qui développait un miracle de la Légende Dorée ; il essuya les plâtres d’un théâtre régulier récemment fondé à Montmartre, en face d’un public auquel il n’était en rien destiné, puis s’épanouit dans son vrai milieu avec une fortune inattendue. Le succès décida de ma nouvelle destinée et m’ouvrit tout à coup les yeux sur la vérité sommeillante que sans doute mille réflexions avaient élaborée en moi, celle sur laquelle précisément je viens d’établir devant vous tout l’édifice d’une dramaturgie : l’art dramatique ne peut vivre dans sa pureté et sa plénitude, que par un accord prévu et voulu entre l’auteur et le public. En somme, l’axiome futur de Copeau : « Il n’y aura de théâtre etc… » Oui, dans mon cas, la pratique aura devancé la théorie ; la théorie l’a confirmée et lui a donné le moyen de s’exercer sans regret ni remords. Découverte sans prix : l’état de communion expressément requis entre la salle et la scène existait encore quelque part ? pour un catholique du moins : dans cet humble et pauvre local que l’on appelle « patronage ». Quelle école d’humilité pour un auteur !
Communion sur le fond et non pas sur la forme. Mais c’est elle que nous cherchons ; avec le temps, la seconde la doublera. Si l’auteur parle une langue suffisamment claire, il ne peut pas ne pas être entendu. Car ici, quand il dit le vrai, ce vrai est vrai pour tout le monde ; quand il dit le faux, il en va de même ; et quand il dit le mal, et quand il dit le bien. Ce public très mêlé, — toute une paroisse — composé d’enfants et de femmes, d’artisans et de bourgeois, de primaires et d’intellectuels, dont l’opinion peut différer sur tout le reste, il n’en a qu’une sur la foi : la même conception du monde, naturel et surnaturel, de l’homme et de ses devoirs, de l’âme et de son destin, du dogme, des préceptes, de la réalité du Dieu fait homme, du Père et de l’Esprit. Je suis chrétien, romain ; cette conception est la mienne. Nous sommes face à face, sur le même plan, — et l’acteur bénévole aussi.
Peu avant de mourir, le traducteur des Tisserands, le drame de Gerhardt Hauptmann, avait fait un rêve semblable. « Il dénombrait avec enthousiasme les paroisses de France, chères à Péguy. »
Il songeait que chacune possède un patronage et chaque patronage une scène avec des acteurs. Imaginez une littérature dramatique digne de ce nom, populaire et chrétienne, prenant soudain — ou lentement, car il faudra compter avec des résistances, — la place occupée depuis des siècles par des insanités et des médiocrités sans nom. Quelle nouveauté !
Quel rayonnement ! quel bienfait !
Nous voici replacés dans la situation privilégiée du dramaturge chrétien au Moyen-Âge. À défaut de la foule immense qui se pressait aux représentations des Mystères sur les parvis, nous avons devant nous quelques centaines de personnes, image réduite mais exacte de la totale chrétienté, tous les âges, toutes les classes, tous les métiers et tous les degrés de culture, dans l’unité de la foi : religio.
Bienfait pour la foi, cela va sans dire. Bienfait pour la culture. Bienfait pour l’art dramatique lui-même qui cesse d’être le privilège du petit nombre et de se développer en vase clos ou à demi clos, ou de s’avilir devant le grand nombre en flattant ses plus bas instincts. Ici, il va falloir parler à tout le monde ; tout le monde n’entendra pas tout, mais tout le monde aura sa part. L’auteur est tenu d’en combler le chacun, le plus raffiné, le plus simple. Problème délicat sans doute ; mais il se posait tel devant Sophocle comme devant Gréban. Il n’est pas particulier à l’art dramatique chrétien : c’est le problème de l’art dramatique tout court, à un certain degré d’ampleur, de généralité et de conformité à sa nature. Je ne dis pas qu’on le résoudra tout de suite. En. milieu catholique, il peut être réalisé.
Les thèmes ? Ils ne manqueront pas. Hormis quelques fabliaux un peu crus, le trésor immense de nos aïeux, plein de gaîté, d’émotion, de foi, qui n’a pas été exploité, ni par le Moyen-Âge faute de maturité, ni par l’âge classique faute d’approbation, ni par le romantisme faute de conviction précise ; celui qu’aurait sauvé et mis en forme le Shakespeare français qui, dans d’autres conditions historiques, se serait levé au grand siècle pour réaliser le miracle du drame chrétien national : la France n’a pas encore le sien. Voilà peut-être l’occasion — unique — de faire repartir le jet du vieil arbre médiéval.
L’instrument ? Il est à former, mais nous savons sur quel modèle : Copeau nous l’a fourni. Les acteurs bénévoles n’auront pas la science ni la souplesse de ceux du Vieux-Colombier. Mais la principale vertu de l’âme — et cela compte pour guider le corps — que l’on s’efforce ici de rafraîchir ou de cultiver chez l’acteur, la sincérité, l’ingénuité, l’acteur de collège ou de patronage la trouvera en lui si nous l’aidons à la chercher. On obtiendra une autre espèce d’émotion et de jeu, sans virtuosité, mais peu importe ; elle aura son charme propre : j’ai pu le constater chez de très jeunes gens. D’où un registre neuf au service du dramaturge. La mise en scène moderne évoluant vers la simplicité et vers la nudité, il ne sera pas malaisé ici de faire quelque chose avec pas grand-chose : un peu de goût y suffira. On se référera aux leçons, aux exemples et aux principes de la réforme de Jacques Copeau.
Reste le public. Mais j’en ai tout dit. À quelques exceptions près, il sera enchanté que nous le délivrions des sottises dont il est abreuvé. Il s’éduquera et il s’étendra. Sa foi et son plaisir l’amèneront à son insu à une conception de l’art moins triviale et moins sommaire.
Il va de soi qu’il faudra accepter quelques restrictions dans l’évocation du mal. Question de sujet : les passions de l’amour ne sont pas les seules bonnes à peindre… Et l’art vit de contraintes. On saura s’en accommoder, puis s’en servir.
Tels sont les faits. Je ne vous entretiens pas de chimères. J’ai personnellement expérimenté tout cela. Ce qui est chimérique, jusqu’à nouvel ordre, c’est l’exploitation du théâtre de collège et de patronage par un nombre suffisant d’auteurs dramatiques sérieux, capables de se soumettre aux lois du genre sans dommage aucun pour leur art. C’est la création de confréries organisées qui joueraient sous les porches de nos églises, à l’occasion des grandes fêtes, pour le « peuple fidèle » enfin rassemblé. Mais si tous nos rêves ne sont pas encore passés dans la réalité, leur réalisation ne tardera plus guère. Je ne ferai pas le bilan de mes résultats personnels. Mais il ne se passe pas de semaine sans qu’un effort s’ajoute à l’autre, en France, en Belgique ou en Suisse, et j’y participe souvent. Je style des acteurs, j’improvise des mise en scène, j’observe mon public… En un mot, je fais mon métier. Il y a des obstacles : ils ne sont pas insurmontables. Il y a des déboires, des catastrophes ; mais à peine une fois sur dix ; et je pourrais citer telles représentations exemplaires qui ne seraient pas déplacées sur la scène où je parle en ce moment : celle de Sainte Cécile dans le canton obscur de Palaiseau, celle des Aventures de Gilles au Collège de Saint-Aspais à Melun, celle du Mort à cheval au patronage parisien de Saint-Roch, et même, récemment, en Flandre sur une scène de petite ville aménagée comme celle-ci ; enfin celle de Saint Maurice à l’abbaye de Saint-Maurice, dans le Valais, repris avec la même perfection au patronage de Saint-Roch encore et de Notre-Dame-de-Lorette.
Les faits nous prouvent jusqu’à l’évidence que nous n’avons pas perdu notre temps, que l’idée, en moins de trois ans, a fait un énorme chemin et que l’action l’a suivie. Je ne dis pas que mes pièces sont bonnes ; je dis que mon idée est bonne ; d’autres la reprendront et feront mieux. En attendant j’exerce mon métier dans des conditions que pourraient m’envier les plus favorisés de nos dramaturges. Ce que j’écris pour un public, j’en fais l’épreuve immédiate sur ce public. Sur quinze ouvrages composés depuis cinq ans, j’en ai ainsi éprouvé douze ; le treizième le sera dimanche2. Je n’ai aucune excuse si je ne produis rien de bon.
Mais c’est assez parler de moi. Sachez qu’on commence à me suivre. Je citerai Henri Brochet, auteur de charmantes moralités. D’autres, même, m’ont précédé dont j’ignorais les remarquables tentatives : retenez le nom de René Des Granges. On donnera d’ici peu à Auxerre, son Saint Germain pour la fête du saint. J’ai reçu moi-même commande d’un Mystère de Saint Bernard de Menthon qui sera joué près d’Annecy sur la terrasse du château où naquit le saint au xe siècle, cette fois en plein air. Un pas encore et nous dresserons nos tréteaux sur les parvis.
Le temps peut donc venir — et il n’est pas si lointain qu’on le pense — où un art fleurira d’accord avec son milieu, à l’occasion des grandes fêtes de l’Église. Voici trois ans, personne n’y songeait.
Il n’est pas impossible que dans d’autres milieux où l’on n’épouse pas comme nous la plus ancienne foi et la plus ancienne tradition de la France et où l’on place ailleurs pour elle l’espoir d’une prochaine ou lointaine unité, on essaie d’établir un art dramatique profane sur un vaste plan de communion. Mais quel que soit ce plan, quel qu’il puisse être, j’estime sa solidité et sa réalité indispensables au noble métier que nous exerçons. Un métier, je l’ai dit, qui possède dès à présent tous les moyens de se développer sur une scène. Il ne manque ni d’auteurs, ni de metteurs en scène, ni d’interprètes, mais, sauf exception, il lui manque encore un public.
Appendice.
« Quinze ans après »
Tout ce que j’énonçais en 1923 sur la scène du Vieux-Colombier, très peu de temps avant le départ de Copeau, demeure valable aujourd’hui. Je n’ai pas à renier un mot de mes principes, ni même, par bonheur, de mes « anticipations ».
Le réalisme bourgeois a suivi sa pente ; il occupe encore en maître la plupart des théâtres réguliers.
Le genre « parisien » est représenté par l’étonnant Sacha Guitry qui n’a pas, selon moi, utilisé au mieux les dons dont il était comblé. Il les a souvent gaspillés. Avec une autre sorte d’ambition, il aurait pu être, ma foi, le Molière… ou le Beaumarchais de la société mondaine. Il possédait la force et la vivacité du trait. La mode et le succès facile l’ont perdu.
Le phénomène le plus important de ces quinze dernières années a été le triomphe de la réforme de Copeau chez ses élèves. On sait que celui-ci quitta le Vieux-Colombier, emmenant avec lui son École de Comédien dans un petit village de Bourgogne, Pernand, célèbre désormais. Aidé par Mme Suzanne Bing, il prétendit reprendre à pied d’œuvre tout son effort, avec des éléments intacts, très jeunes filles et très jeunes gens non déformés par le Conservatoire. Il les initia au jeu pur et improvisé, à l’usage du masque, à l’usage du chœur, au style et à l’acrobatie. Les Copiaux — c’était leur nom — allaient de bourg en ville, de village en hameau, à travers la province et les provinces limitrophes : on les vit même à l’étranger, en Suisse et en Belgique. Paris les ignora ; on n’y parla plus guère de Copeau.
Cependant, les théâtres dits d’avant-garde issus du sien, la troupe de Dullin et celle de Jouvet, perpétuant ses leçons exemplaires, l’une avec plus de flamme, l’autre avec plus de minutie, rassemblaient un nombre croissant de spectateurs, toute une large élite, qui s’entendait au moins sur l’art. De sorte que l’Atelier de Dullin, l’Athénée de Jouvet, et aussi, parallèlement, les Mathurins de Pitoëff et le Théâtre Montparnasse où s’établit Gaston Baty, disposent aujourd’hui d’une clientèle égale à celle des théâtres de boulevard, mais plus choisie. À dire vrai, ils firent quelques concessions au « grand public » et tel de leurs auteurs, parti pour rénover la poésie de scène, composa peu à peu avec un demi-réalisme, un demi-parisianisme, défavorables à son ambition. Les plus intransigeants des Quatre, Pitoëff et Dullin, et à l’occasion les autres, durent se rabattre souvent sur les chefs-d’œuvre du passé : Molière, Shakespeare, Calderon, Balzac, Musset et Tchékhov. L’essentiel était acquis et s’imposait.
Or, il advint que Jacques Copeau, pour des raisons mystérieuses, se sépara de sa troupe et de son école. Ses comédiens fondèrent à Paris la Compagnie des Quinze qui reprit le Vieux-Colombier et se dispersa au bout de trois ans après quelques manifestations éclatantes. La doctrine intégrale de leur maître reçut par eux sa forme la plus décisive ; ils s’étaient adjoints un auteur, André Obey qui en épousa l’exigence. Personne n’oubliera Noé, le Viol de Lucrèce, Bataille de la Marne, conçus, dans une intimité profonde, par le poète et les acteurs, pétris directement dans la matière du théâtre. Grand succès, mais succès d’élite. Un peuple unanime manquait encore.
D’autres théâtres « à côté », à la suite de la Petite Scène qui poursuivait sa carrière, forçaient bientôt l’attention : le Rideau de Paris, le Rideau gris (de Marseille), la compagnie de fortune recrutée par Jean-Louis Barrault pour monter Numance de Cervantès et enfin le Théâtre des Quatre Saisons qui passe l’hiver à New-York et où le peintre André Barsacq, ancien collaborateur de Dullin et de la Compagnie des Quinze, donne actuellement sa mesure. Dirons-nous que leurs recherches, toujours intéressantes, sont très neuves ? Ensembles choraux, plastiques, gymniques, choix délicat des éléments décoratifs, liberté et précision du jeu, tout cela, sans exception, est dans la ligne de Copeau. Oui, il a créé l’instrument de ce théâtre poétique dont nous avons rêvé ; il ne s’agit plus que de s’en servir.
Voici deux ans, la Comédie-Française passait aux mains de M. Édouard Bourdet, auteur brillant de satires bourgeoises, et celui-ci confiait les soins de la scène à Copeau, Jouvet, Dullin et Baty. La réforme de Copeau avait pénétré dans le temple. Dans quelle mesure elle peut en changer les rites ; il est encore trop tôt pour le dire. Elle a, du moins, ramené le public.
Si nous recensons les auteurs dont les-ouvrages alimentent actuellement le répertoire de ces divers théâtres, nous devons convenir que, dans l’esprit de la réforme même, ils tendent à y rétablir cette notion de « poésie » dont j’ai parlé abondamment. Mettons à part les sombres drames réalistes d’un homme de très grand talent, Stève Passeur, l’œuvre intellectuelle en milieu bourgeois de Gabriel Marcel, pleine de ressources puissantes et le premier essai dramatique de François Mauriac, Asmodée, entièrement conforme — faut-il le regretter ? — à l’éthique et à l’esthétique de ses romans. Ces trois auteurs sont capables, sans aucun doute, d’ennoblir et de vivifier un genre (que, pour ma part, j’estime un genre faux : voir plus haut) qui garde encore les préférences du grand public. Les autres, ceux qui reviennent à la véritable tradition, nous aurons donné bien des espérances… et apporté quelques déceptions.
Les aînés d’abord. Paul Fort, grand poète, qui, en ressuscitant la chronique shakespearienne sur le plan de l’histoire de France, a trop peu souvent dépassé l’enluminure, l’imagerie. Saint-Georges de Bouhélier dont les intentions très hautes ont été desservies par une grave insuffisance de moyens. François Porché qui n’a qu’à demi réussi à rendre à la « pièce en vers » son plein souffle. Paul Demasy, auteur de la Tragédie d’Alexandre et de Milmort. Raynal qui a trop abusé de l’éloquence dans des œuvres austères et d’un bel envol. Jean Variot, si vivant : sa Belle de Haguenau est un chef-d’œuvre. Enfin Alexandre Arnoux, dont j’ai salué au passage le talent magique.
Mais voici Jean Cocteau, l’unique, virtuose, jongleur, magnétiseur et thaumaturge ; nous lui devons cette merveille : Orphée… et il s’abaisse jusqu’aux pires horreurs. Jean Sarment, Musset en herbe, qui n’a pas retrouvé le charme exquis du Pêcheur d’Ombres. Marcel Achard dont nous regretterons toujours la légère ironie native, teintée de rêve et nuancée d’esprit ; le Corsaire nous avait un peu raccommodés avec son art ; il en est à Adam, comédie de mœurs spéciales. Tout au contraire, Armand Salacrou a grandi : la Terre est ronde, évocation pittoresque de la Florence de Savonarole, a plus de plénitude que l’Inconnue d’Arras et, de poésie, tout autant. Autre révélation, André Josset ; son Élisabeth nous avait conquis ; mais il a fallu déchanter devant sa seconde pièce. Nous attendons beaucoup du benjamin des dramaturges, Jean Anouilh, fantaisiste subtil et joyeux du Bal des Voleurs.
Je n’oublie pas les comédies de René Benjamin, où la poésie de Paris sourit tendrement. Je n’oublie pas Jean Giraudoux qui en quelques années a annexé la scène à sa trop subtile littérature ; mais il me faudrait dix pages pour analyser son cas. Capable de grandeur aux moments où le pathétique l’emporte, il submerge le drame sous un torrent étincelant de paradoxes, de jeux de mots, de jeux d’esprit. Il aurait, selon quelques-uns, renouvelé la tragédie. Pour y réussir pleinement, je crains qu’il ne s’y soit pris à l’envers : c’est presque toujours lui qui parle et rarement ses personnages. Mais quelle poésie !…
Il reste, au premier plan, André Obey. Voici vraiment un art tragique, fait pour la scène et de grand ton, objectif, vivant, gonflé de lyrisme ; j’y ai fait allusion plus haut. Mais sans les Quinze aujourd’hui dispersés (leur animateur, Michel Saint-Denis a fondé une école de théâtre à Londres) que peut-il espérer ? il a perdu son instrument. Le seul de nos dramaturges-poètes (avec Claudel, bien entendu) qui ne s’est pas détourné de sa voie, a fait front à nos préjugés, a bravé l’insuccès et a réalisé au moins deux fois une ambition pure et grande.
Tout compte fait, la poésie de théâtre est en route. Elle touchera, tôt ou tard, au but
J’ai essayé, vous le savez, de la servir sur le plan catholique — sans renoncer pourtant à pousser mes expériences, de temps à autre, sur un plan non confessionnel, dans la féerie et dans la comédie3. Un an après avoir établi le bilan de notre art
dramatique pour le « peuple fidèle » dans ma « quatrième causerie », je fondais à Paris le groupe des Compagnons de Notre-Dame (1925-1930). Il s’agissait de proposer notre effort en exemple et aux scènes d’amateurs, et aux critiques, et au grand public. « Pour la foi, par l’art dramatique. Pour l’art dramatique en esprit de foi. »
Telle fut leur devise. Avec mes acteurs bénévoles, je montai vingt et un spectacles en six ans. Le dernier eut lieu à la Sainte-Chapelle : ce fut le Mystère du roi Saint Louis. Puis, je passai la main à mon ami et collaborateur Henri Brochet lequel fonda les Compagnons de Jeux, groupe de travail des Compagnons de Notre-Dame, organe actif de la revue Jeux, Tréteaux et Personnages. Brochet continua, et approfondit, mon effort. Avec le Chemin de Croix, le Noël sur la place, Ruth et Booz, Suzanne et les Vieillards il atteignit à la perfection4.
Or, dépassant le cadre du théâtre clos, notre art fut invité à se déployer en plein air, devant des foules, sur les places et les parvis, à l’occasion de fêtes religieuses, de grands pèlerinages, de congrès. C’est dire que notre première tentative — encore future en 1923 — sur les bords du lac d’Annecy (la Merveilleuse Histoire du Jeune Bernard de Menthon) demeura peu de temps sans suite. Nous ne les comptons plus aujourd’hui. À Chartres, à Tancrémont, à Liège, à Cordemoy, à Chaumont, à Paris, à Lourdes, à Reims, à Pontmain, à Québec, en dernier lieu à Saint-Laurent, notre chimère s’est réalisée. Les mouvements spécialisés, la J.E.C., la J.O.C., secondent notre mission. Grâce à l’emploi des chœurs parlés, nos « mystères)) tendent à rejoindre, sur le plan de la vérité, l’esthétique suprême de la tragédie hellénique. Parfois, tout le peuple assistant entre dans le chœur et des milliers de voix répondent aux protagonistes. Le « murmure » unanime souhaité par Copeau est devenu unanime clameur. Ainsi l’unité est refaite.
Je me garde de rien prédire pour demain. Ce que j’avais prédit hier est arrivé. Il manque encore des auteurs ; nous sommes peu nombreux5. Mais les moyens se trouvent à notre portée. Et le public attend. Le « peuple fidèle » du Canada, qui aura échappé à la division, a déjà fait écho au « peuple fidèle » de France qui aujourd’hui se sent les coudes et qui travaille avec nous patiemment au renouveau d’un grand art dramatique, expression de la chrétienté.
Je m’en voudrais de ne pas signaler, en finissant, les tentatives suscitées dans le milieu scout par l’initiative admirable de Léon Chancerel, disciple direct de Copeau. Ses Comédiens Routiers rendent à la jeunesse le goût de la poésie dans le jeu par leurs merveilleuses improvisations ; du divertissement profane, ils savent s’élever jusqu’à la « célébration », comme les Jécistes, comme les Jocistes, comme nous-mêmes. Et je terminerai ce recensement nécessairement incomplet, en saluant la mémoire du poète-dramaturge-musicien Claude Duboscq, qui nous laisse un chef-d’œuvre Colombe la Petite, œuvre inclassable, neuve en tout, passant du vers au chant et du chant à la danse, sans rompre la ligne du drame. Puissent des dramaturges indépendants s’en inspirer !
Ceci pour insister sur la diversité possible de l’art dramatique chrétien tel que nous le rêvons, non emprisonné dans une formule, mais susceptible d’exprimer notre foi en tragédies, en comédies, en farces, en mystères, en « célébrations », aussi vaste en un mot, dans le développement des formes, que l’art dramatique tout court entendu poétiquement. Tout l’homme, toute la terre, mais l’enfer et le ciel en plus. Voilà donc son royaume. Qui ne s’y sentirait à l’aise ? Comment, à son sujet, parler de diminution ?