(1895) Les confessions littéraires : le vers libre et les poètes. Figaro pp. 101-162
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(1895) Les confessions littéraires : le vers libre et les poètes. Figaro pp. 101-162

[Introduction]

— Mon poème sur le Rhône ? répondit Mistral à un de nos confrères venu l’interroger, j’y chanterai le peuple des bateliers qui descendent le Rhône de Lyon à la mer, aussi bien ceux qui sont sur les bateaux à vapeur que ceux qui dirigent les barques… L’ouvrage aura plusieurs chants et sera sans rimes.

———

Et voici que cette déclaration du chantre de Calendal et de Mireille cause une violente rumeur dans tout le clan poétique de France.

Les classiques s’émeuvent, et s’effarent un peu ils craignent l’influence de cette maîtrise qui se révolte.

Les Décadents, les Symbolistes buccinent de folles louanges Mistral vient à eux, disent-ils.

Des autres, ces clameurs : « Le Nord a conquis le Midi », « le Midi conquiert le Nord » !

Nous avons voulu connaître moins superficiellement l’opinion, les craintes et les espoirs de nos poètes, car l’évolution de Mistral est significative la littérature française est dans une période de transition. Il importe de savoir où l’on va. Mais qu’auparavant on nous permette deux mots de recherches historiques sur cette passionnante question du vers libre et de la rime.

De tous temps, de toute poésie, du rythme naquit la rime, et de tous temps aussi des novateurs hardis s’élevèrent contre elle. Tandis que le rythme est, au fond, un ensemble de sons en proportion avec nos organes, la rime reste simple conformité de sons dans les finales des mots, et bien qu’il puisse y avoir conception d’un système poétique sans rime, et qu’il ne puisse y en avoir sans rythme, insensiblement, même dans les versifications soumises à la métrique grecque, comme la latine par exemple, l’allitération aidant, des rapprochements de sons s’opèrent « date telum, fama malum » et, de par l’assonance se crée la rime.

De toute antiquité, la rime fut usitée chez les Orientaux ; mais si nous la trouvons dans le Cantique des cantiques, terminant des versets simplement rythmés, si les Arabes l’employaient dans leurs vers, rimés de trois à cinq pieds, plus lente fut l’évolution latine, et toute de décadence. Claudien ne s’en sert qu’en fin de strophes, destinées au chant, tandis que saint Augustin rime et numère ses syllabes, comme nous le faisons encore, et nous n’en voulons pour preuve que son poème contre les Donatistes, en vers de seize syllabes, coupés en deux hémistiches et terminés uniformément en e, avec ce vers pour refrain :

Omnes qui gaudetis de pace, modo verum judicate,

ce qui fut donc la première ballade. En France, de tous temps, il y eut dualisme et lutte, et si Robert Estienne appelle notre poésie « rythme françois », il rime déjà, lui et ses amis. Plus tard ne déclare-t-on pas que : « par le retour du même son, la rime fait pour le vers, ce que le vers fait pour le poème par le retour du même rythme », ce que Fénelon enragé verlibriste se refuse à accepter. Sans nous attarder aux brillantes tentatives du xviie et du xviiie  siècle, et tout en donnant cette opinion de Voltaire qui veut que « les vers soient tellement faits que le lecteur ne s’aperçoive pas qu’on a été occupé de la rime », rappelons que Fabre d’Olivet, au commencement de ce siècle, s’éleva contre les ennemis de la rime, déclarant que « tout le mal que l’on dit d’elle n’est vrai qu’entre les mains d’un homme sans génie ou qui plaint sa peine », ce qui n’empêchera pas Mistral de nous donner une merveilleuse épopée et quelques poètes contemporains de mener bataille contre la rime. Aussi, nous plaît-il de clore cette courte notice par un souvenir bien près de nous et déjà bien effacé au milieu de ces luttes, nous voulons dire l’apparition en 1887 du très curieux poème de H. Ed. Bailly intitulé Lumen, avec ce sous-titre Féerie chatoyante, tout entier dans la nouvelle manière et, pour cela même, devenu date en cette évolution littéraire.

———

Et maintenant que les poètes se défendent ou attaquent, jugent ou bataillent, s’attristent ou s’enthousiasment, respectueux nous les écouterons, ayant tenu cependant à nous adresser d’abord au Maître qui, cause de tout cet émoi, a bien voulu, en de loyales et claires explications, pour le Figaro, affirmer sa poétique nouvelle.

Mistral

Monsieur, on vous a dit que je travaillais à un poème sans rimes. C’est vrai. Mais mon système n’est pas ce que vous entendez, je crois, par « vers libre ». Mon poème sera composé de vers de la même étendue, vers de dix syllabes et à finale féminine, coupés par deux césures, l’une à la quatrième, l’autre à la sixième, comme ces vers de la « Divine Comédie » :

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Nel mezzo del cammin di nostra vita
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Mi rincontrai per una silva oscura.
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La rime est donc remplacée dans ma nouvelle manière par le rythme, de plus je me fais une loi d’éviter les assonances des fins de vers ; et mes finales, toutes dissonantes sur la gamme a, e, i, o, u, produisent une mélodie qui n’est pas sans agrément.

Mon système est par conséquent aussi difficultueux — peut-être plus — que celui qui procède par rimes. Notez bien que je ne suis pas un adversaire de l’ancienne prosodie, que j’ai pratiquée dans toutes mes œuvres et si j’avais à recommencer ma carrière de poète, c’est tout bonnement avec celle-là que je recommencerais.

Mais lorsqu’on a pondu vingt ou trente mille vers, on finit par s’apercevoir que les mêmes rimes vous rivent plus ou moins aux mêmes images et aux mêmes idées, ce n’est donc que pour affranchir l’inspiration de ce penchant que je me suis décidé à essayer des vers sans rime.

Quant à la dislocation de l’ancien vers français, telle que d’aucuns l’ont mise en œuvre, je vous avoue très humblement qu’elle me rend assez pénible la lecture ou audition de leurs poésies, si belles qu’elles soient. Chaque langue, chaque race a ses traditions naturelles, en art comme en littérature, il est dangereux d’en sortir, si l’on tient à être compris, et surtout à être goûté.

Pour ce qui est de mon vers sans rime, quoiqu’il n’ait guère été d’usage en Provence et en France, j’ai cru pouvoir l’y acclimater, par les exemples que j’en vois dans les autres langues latines catalan, espagnol, italien, où ce genre de vers est assez usité, particulièrement pour la poésie du théâtre.

Voilà, monsieur, tout ce que je puis répondre pour le moment à votre interrogation.

Recevez, etc.

F. Mistral.

Mais déjà, lorsque nous parvint cette lettre où le superbe aède expose si clairement sa nouvelle théorie poétique, nous avions commencé notre enquête auprès des maîtres du vers, auprès des chefs des différentes écoles, et partout, académiques, romantiques, indépendants, modernistes, tous préoccupés de l’œuvre nouvelle, cherchaient à défendre, à expliquer, commenter ou combattre la révolutionnaire attitude du chantre provençal.

Et voici donc, volontairement mêlées, pour ne point nous astreindre aux puérilités de palmarès, les savantes consultations reçues.

Remy de Gourmont

C’est d’abord une lettre-notice du très délicat écrivain qui, en ses livres « Sixtine », « Lilith », « Le Latin Mystique », rappelle les purs imagiers de Sienne :

1º Sur l’évolution de Mistral (poème le Rhône, en vers mesurés, mais non rimés et sans assonances).

Si, par vers mesurés, on entend ici le vers blanc syllabique, la tentative ne sera ni neuve ni intéressante s’il s’agit d’une restauration du vers métrique, latin, avec dactyles et spondées, le « grand félibre », comme vous dites, aura sans doute pris beaucoup de peine pour un résultat nul. Les langues romanes : français, italien, provençal, etc., ne peuvent se plier logiquement à la métrique ; les brèves et les longues de leurs mots sont des longues et des brèves accidentelles, de position et non de principe longue dans tel groupe de mots, la même syllabe du même mot sera brève en tel autre groupe. L’accent se déplace selon l’intonation, selon même la signification oratoire de la phrase. En un mot, dans les langues romanes, filles du latin, il n’y a plus de quantité. Carducci a écrit des vers italiens métriques ; récemment, M. Louis Dumur a publié tout un volume de vers métriques français ; c’est ingénieux, c’est curieux, mais arbitraire et, je crois, vain. Voici, de M. Dumur, un vers hexapode ïambique :

L’ennui détient ma tête lasse et monotone…

deux tétrapodes ïambiques :

Délace de mon cou tes bras,
Tes poses molles, fille impure….

un tétrapode anapestique :

J’ai pleuré de le voir disparaître si vite…

Ce dernier vers semble certainement fait de quatre anapestes, mais anapestes de position et non de quantité ; c’est, à la vérité, un alexandrin racinien, et rien de plus.

S’il s’agit du vers blanc, ce que je dirai de la rime s’y appliquera ;

2º Sur l’introduction de la rime dans les vers français.

Les plus anciens vers français, de la langue d’oïl, sont rimés deux par deux à rimes plates, tout comme ceux de Pour la Couronne ; mais la rime y est telle qu’il faut l’appeler assonance ; mots rimant ensemble dans la Vie de saint Léger (xe  siècle) : volontiers et moustier, entrat et trovat, mel et el, odit et vit, etc. Dans le système de l’assonance, la rime vraie n’est qu’un hasard ; dès le xiie  siècle, elle est assez fréquente : dei et tornei, parpens et tens, conseil et soleil, triforie et ivorie,

Les rocs sont de crisoprase
Color de feu ont qui embrase…

Cela est tiré du Roman de Thèbes, lequel est rimé avec beaucoup de soin. Le passage de l’assonance à la rime fut insensible on peut toutefois remarquer que la poésie latine incline vers la rime riche en même temps que la poésie française, dans la deuxième moitié du xiie  siècle au xiiie , Rutebeuf rime comme Théodore de Banville ;

3º La décadence de la rime.

Le culte de la rime riche s’est maintenu jusqu’à l’époque classique ; les poetae minores du xviie  siècle ; les Théophile, les Saint-Amant, les Le Moine, les Saint-Louis (tous et d’autres excellents poètes et de métier) aimaient la rime, aimant le manuel de leur art ; Corneille, Racine, Molière, La Fontaine riment comme d’honnêtes rentiers ; au xviiie  siècle, les poètes — les menuisiers qui déshonoraient ce nom — riment comme des pauvres ; Victor Hugo enfin restaura la rime, tout simplement en enrichissant le dictionnaire poétique d’un nombre infini de mots méprisés. Depuis le romantisme, la langue s’est peu enrichie et les rimes se sont usées : on les retrouve toujours les mêmes — les mêmes avec une certitude décourageante. De récents poètes, Henri de Régnier, Albert Samain, Adolphe Retté n’ont cherché à renouveler un peu la rime qu’en se privant de certains mots trop connus et trop frustes. Mais si ce n’est une tentative vers l’assonance pure et simple, aucune réforme sérieuse n’a été inaugurée. Il faudrait faire comprendre au poète que la rime est faite pour l’oreille et non pour l’œil. Mer et aimer rimaient du temps de Ronsard, ils ne riment plus ; mère et amer riment parfaitement et de [la] façon la plus riche — car, et surtout à la fin des mots (ceci est absolu), il n’y a plus de muettes en français. De cette règle, les poètes peuvent induire que le nombre de leurs rimes possibles vient d’être doublé ; ils doivent donc rimer — et plus richement que jamais — car leur fortune s’est accrue. J’estime néanmoins que l’assonance est légitime, surtout en des sujets que l’on veut un peu vagues, vaporeux, transparents à peine comme de matinales brumes ; la rime affirme, l’assonance doute ! Le maniement de l’assonance est difficile.

4º S’il vaut mieux rimer ou non.

Il n’y a pas de vers français sans rime ou sans assonance. Le vers latin lui-même parvenu à sa perfection à la fin du xiie  siècle, dans les Cantilènes d’Adam de Saint-Victor, requiert la rime, et riche ; une précédente école, celle de Notker, se contentait de l’assonance.

Le vers sans rimes — pourquoi pas le rosier sans roses ?

R. de Gourmont.

P.-S. — Tout ce qui est dit du français est applicable aux autres langues romanes — excepté le roumain, tout imbu de slave.

Après si savante analyse on ne sera pas fâché d’en voir la très attrayante synthèse dans ces vers que M. de Gourmont veut bien extraire pour nous de Hiéroglyphes :

LE LAC SACRÉ (fragment)

Les vagues gémissaient comme des femmes blessées,
Le lac sacré râlait sous la haine du ciel
Et l’invisible chœur des amours trépassées
Aboyait à la mort et broyait de ses ailes
Les vagues gémissant comme des femmes blessées.
Ô lac sacré, témoin de tant d’anniversaires
Et des chuchotements de tant d’âmes royales,
Toi qui vis, surgissant des dalles funéraires,
Tant de fantômes blancs étendre leurs mains pâles
Vers le témoin sacré de tant d’anniversaires.
…………………………………………………………
Austin de Croze.

François Coppée

Que pouvait bien penser de toute cette révolution le plus doux des académiciens, celui qui sut noblement se complaire parmi les humbles, à qui enfin il sera beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup aimé !…

Dans le cabinet de travail popularisé par les photographies « Nos Contemporains chez eux » , Roger-Milès, Remacle et quelques artistes devisent avec le poète, nous parlons de l’évolution de Mistral.

— Si on lui eût annoncé pareille chose, ce pauvre Banville en serait mort d’apoplexie ! s’exclame gaîment François Coppée. Ah ! nous sommes à une époque de transition, on est las de suivre toujours la même voie, on veut du nouveau ; peut-être de cette juvénile fermentation sortira-t-il quelque chose de bon… Malheureusement, il est trop de mode de s’occuper des étrangers et non de nous ; je ne dis pas cela pour Mistral que j’aime beaucoup, qui est vraiment un grand et noble fils de France et dont la langue est le trait d’union entre le latin et la nôtre. Quant à son évolution, je la crois raisonnable, car, en somme, le provençal me semble très pauvre de rimes, toujours des voyelles ! tandis qu’il possède l’accent tonique, lequel nous n’avons pas. D’ailleurs, je suis convaincu que le chantre divin des Magnanarelles nous donnera, quelque forme qu’il emploie, un merveilleux poème.

— Et que pensez-vous, mon cher maître, de la nouvelle et libre formule poétique ?

— Mon Dieu ! je ne nie pas l’importance, la bonne foi, les heureuses trouvailles des jeunes littérateurs ; toutes leurs recherches sont intéressantes, mais. voyons ! s’attaquer à la Poésie et en faire d’informe prose !… Allons ! la Poésie est le résultat tout particulier de sensations, d’impressions, de mouvements d’âme, c’est donc du convenu ; est-ce l’élévation des idées qui fait la Poésie ? regardez la prose de Chateaubriand ! Reconnaissez-le : la seule cadence, le heurt savant des rimes constituent la Poésie… Et puis, enfin, je trouve outrecuidant de jeter par-dessus bord une forme que nous avons mis douze siècles à acquérir ; lisez la Chanson, monorime et mnémotechnique, de Roland, lisez les fabliaux, du moyen âge, voyez la Poésie grandir jusqu’au sublime Corneille !… La rime amène la banalité des sons et des images ? Pour le provençal peut-être, pas pour le français ; voyez ce Dictionnaire de rimes, là, ouvrez-le et considérez quelle liste infinie d’exquises sonorités !…

L’académicien, dans cette boutade, ne le cédait-il pas au gavroche ? Car, s’il nous faut oublier la Grève des forgerons et le Pater, n’y a-t-il pas tels vers dans les Intimités, dans Pour la Couronne, dont il est difficile de croire que la rime fut extraite d’un Quitard ou d’un Napoléon Landais ?

Georges Rodenbach

Le subtil, l’émotionnant poète du Voyage dans les yeux, de Bruges-la-Morte et du Voile, chante aussi la gloire de Mistral et nous envoie ce petit bleu, aimablement accompagné d’un petit poème inédit :

Cher Monsieur,

Mistral a lui-même expliqué que, si son poème sera écrit en vers sans rimes, c’est qu’il se trouve exposé à retomber dans les mêmes, après trente mille vers publiés ! La raison ne pourrait être invoquée que par lui. En tout cas, quelque forme qu’il adopte, son Rhône sera encore une grande œuvre, parce qu’il est une âme de grand poète.

C’est dire que le vers, libre ou non, avec ou sans rimes, dépend de celui qui l’emploie. Depuis Baïf, et de tout temps, on a fait des vers blancs, des vers libres, des vers traditionnels, avec ou sans talent. La question est donc indifférente. Ce qui le prouve c’est que, en ce moment, plusieurs poètes affirment leur beau talent en pratiquant les vers libres, tandis que d’autres se prouvent des poètes aussi modernes, en restant dans l’ancienne prosodie, aérée en tout cas. De même, en peinture, l’école du Pointillé, n’a pu disqualifier les autres façons, de peindre. Chacun, en réalité, crée la forme qui convient à son rêve. Et le plus important n’est pas d’être à la mode, mais à sa mode.

Agréez, etc.

Georges Rodenbach.

La nuit tombe ; le vent tiédit, édulcoré
Par la calme fraîcheur des pièces d’eau voisines ;
On sent dans l’air du lilas neuf et des glycines,
Tandis qu’un astre vieux, d’or détérioré,
Émerge, puis un autre un peu moins incolore ;
Or les jeunes étoiles ont aussi jailli ;
Alors, honteux du premier astre trop vieilli,
Voilà le ciel soudain qui le réincorpore.

Pour copie conforme :

Austin de Croze.

Sully Prudhomme

L’éminent académicien qui, avant M. de Heredia — et plus simplement peut-être — acquit une juste gloire en confectionnant d’adorables et doux petits sonnets, dont les vers faciles chantent dans toutes les mémoires, M. Sully Prudhomme voulut d’abord s’abstenir dans cette enquête ; mais ayant par la suite considéré comme un devoir de prendre parti dans cette lutte de l’Art contre la Mode, il voulut bien, toujours aimable, nous adresser cette intéressante lettre :

Monsieur et cher confrère,

J’ai en ce moment l’esprit fort éloigné des questions que votre gracieuse lettre me pose. Je suis tout à la confection d’un petit discours que je vais bientôt prononcer à la distribution des prix du lycée Condorcet. Je n’ai donc pas le loisir de vous répondre longuement. D’autre part, ce serait inutile, car j’ai eu déjà l’occasion de manifester mon opinion sur la crise littéraire qui vous occupe, dans une brochure intitulée Réflexions sur l’Art des vers, que j’ai publiée, il y a trois ans, chez Lemerre. Dans cet opuscule aride, je m’attache à distinguer avec netteté l’essence de la prose et celle des vers, parce que nos présents réformateurs me semblent faire de la prose sans le savoir, et j’explique de mon mieux la genèse de la versification française par la loi physiologique du moindre effort appliqué à l’acoustique du langage rythmé ; ce qui ne laisse aucune part à l’arbitraire, dans la constitution du vers.

Mon point de vue, humblement scientifique, n’a pas été admis sans doute par les récentes écoles de poésie, car elles n’ont pas même daigné discuter mes principes. Elles voient les choses de plus haut ; de mon côté, je ne peux les suivre, de sorte que nous ne nous sommes pas rencontrés. Je considère comme stériles toutes les discussions des artistes entre eux, parce qu’ils se dispensent de définir et de préciser ; ce ne sont que des échanges de protestations naïves. Je me suis donc retiré du débat, et je n’y rentrerais que si mes assertions étaient attaquées par des moyens de convaincre purement rationnels, les seuls dont je reconnaisse l’efficacité en matière de technique. Mais je ne le souhaite nullement, l’argument décisif par excellence est, à mes yeux, la production d’une œuvre qui force l’admiration de ceux qui ont donné des gages suffisants de compétence pour les apprécier. Je salue le talent de plusieurs novateurs admirablement doués, et j’espère que, après avoir fait l’épreuve consciencieuse des perfectionnements proposés, ils reviendront à la facture naturelle du vers français, je veux dire à celle qui s’est organisée peu à peu, à la longue, non par le caprice et l’oreille, mais par la sélection qu’elle a faite spontanément, dans le discours, des formes qui distinguent les vers de la prose.

Quant à la tentative de Mistral, je me récuse, je ne suis pas en état de la juger, car j’ignore le provençal ; je ne sais pas quelles ressources le vocabulaire de cette langue offre au rimeur pour éviter la monotonie. Je me borne à dire que, s’il s’agissait de la versification française, je regarderais cette tentative comme une désertion.

Je n’ai en portefeuille aucune poésie inédite achevée ; j’ai donné la dernière aux étudiants pour un album.

Je le regrette vivement.

Veuillez agréer, monsieur et cher confrère, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

Sully Prudhomme.

Comme on le voit, c’est une leçon très fine et très douce que le poète du bonheur mélancolique et simple donne aux jeunes pontifes — oh ! combien turbulents — de la poésie anglo-belge et brumo-saxonne. Très fier, mais non orgueilleux, car s’il parle de lys il ne les brandit point comme des massues préraphaéliques. M. Sully Prudhomme jette le gant aux rénovateurs-déformateurs de notre poésie ; qui le ramassera ?…

Mais que celui-là n’oublie pas que M. Sully Prudhomme veut de la précision. Allons : à qui le tour ?

Mais ne serait-ce pas au plus bizarre, au plus sincère aussi, des jeunes rénovateurs ?

René Ghil

L’étrange adversaire des symbolistes, le très convaincu poète scientifique, philosophique et sociologique de En Méthode à l’Œuvre, le Vœu de vivre, etc., nous écrit :

Il se trouve peut-être des jeunes symbolistes ou autres, pour regarder comme un peu leur œuvre l’évolution de Mistral vers un vers plus libre. Je ne serai pas plus avec eux en cette pensée présomptueuse, qu’en toutes les autres. Mistral évolue logiquement.

Le temps poétique actuel a senti tout l’artificiel du poème à forme fixe, et de la strophe : avec elles pas de mouvement logique et progressif de l’idée. Or, l’on a brisé harmoniquement le vers, l’on fit sagement. Mais, trop souvent l’on en vint aux vers sans rimes, et, sous prétexte de rythme libre, l’on écrivit des vers de un à seize pieds — simple et naïf artifice typographique. — Puisque l’on veut mon avis personnel, je le donnerai d’après mon En Méthode à l’Œuvre, succinctement. Je crois qu’il faut garder la forme de l’alexandrin, admirable par son jeu de nombres premiers qui additionnés donnent les dissonances, et multipliés, les eurythmies. La rime est comme un point d’orgue marquant ce vers : mais, ce vers, il ne doit plus s’astreindre à des césures, à éviter les hiatus, etc. règles empiriques. La strophe se délie et le poème n’est plus, qu’un développement harmonique de l’Idée absolument maîtresse des rythmes, une suite de motifs instrumentaux, par lesquels se nuance se dérobe, revient ; domine, la Pensée. Les rimes viennent selon l’idée, et leurs sonorités apparentées de près ou de loin, doivent apporter modifications à l’idée générale, la compléter, ou l’atténuer : c’est la rime logique…

Il entre en ma théorie sociologique, que l’Art soit décentralisé — comme économiquement la France reprenne en un avenir scientifiquement social, sa décentralisation par provinces. La centralisation tue le génie particulier, caractéristique. Je souhaite des poètes, des artistes de « leurs provinces » — comme des motifs superbes dans l’harmonie générale, et, ainsi seulement, totalisant la gloire vitale d’un pays.

Cette poésie serait donc. Et une autre, plus haute, oseuse, difficile, Poésie scientifique et sociologique que j’ai tentée, que j’apporterai de méthode et d’œuvre. Synthèse du savoir d’un temps, mais projetant ainsi les hypothèses (ce sera l’idéalisme logique de cet art), hypothèses fécondes, car la science ne marche que par hypothèses. De forme scientifique, procédant de la musique harmonique — je la base sur une philosophie évolutive, pour aboutir en morale, au devoir et à l’Altruisme scientifique.

Mais le poète scientifique et sociologique dont le but est la capture d’une noble chimère joint aimablement à sa lettre un fragment inédit du Volume II du Livre V de Œuvre  ; lisons et nous verrons l’étrange réalisation des bizarres théories de M. Ghil :

MATERNITÉ

………………………………………………
Par les Futaies, — coraux sonores aux ondes
de l’air viens élargir l’aise de nos poumons
d’un Électrisme-négatif, — et vers la terre
et ses germes multiples où nous résumons
nos immortalités, appesantir le Germe
d’eux le pareil, que porte à son évolu terme
d’Homme ton ventre lourd-veineux
                                   et placentaire !…
Le matin d’un été qui grossit en ovaires
tressaille immensément ton plein frisson, — et vois
sur les étangs ouvrant des pétales vulvaires
leurs moires qui perpétuent des doux émois
de ton triomphe omphalien
                                   où se réfracte
le soleil spectral !…
………………………………………………

Marie Krysinska

Au cours de cette enquête nous rencontrons la poétesse de qui les Rythmes pittoresques et les Joies errantes furent célébrés, paraît-il, par Scholl, Fénéon, G. Montorgueil, P. Gille, H. Bauër, Anatole France, etc., et nous causons et, tout de suite, Mme Marie Krysinska affirme hautement son indépendance puis elle dit : « Au fond, pourquoi s’occuper de Mistral ? il est poète provençal et ne peut avoir de prétention à influence sur notre génération de littérateurs français. En aura-t-il sur ses compatriotes ? Je ne le crois, à moins qu’il ne donne la mesure absolue d’un grand talent… D’ailleurs, le talent personnel est tout ; l’application frigide des lois, rien : c’est ainsi qu’il est plus difficile de faire des vers libres et sans règles que des poèmes rimés à formes fixes.

— Aussi plaindrons-nous M. Jourdain, qui dut alors versifier !… Et pour vous, Madame, le but de la Poésie sera ?

— Atteindre au plus de Beauté expressive possible, par le moyen lyrique, subordonnant le cadre aux exigences imprévues de l’image, et rechercher assidûment la surprise de style comme dans la libre prose avec, de plus, le souci d’un rythme particulier qui doit déterminer le caractère poétique déjà établi par le ton ou pour mieux dire le diapason élevé du langage… en somme, tout poème doit inclure d’abord l’idée, puis le rythme, ensuite l’harmonie de la cadence, la musique des mots, la magie de la forme. Pour l’avoir compris, Gustave Kahn est, vaporeusement, très bon poète ; tandis que, ne donnant aucunes sensations musicales, Maeterlinck et de Régnier sont plutôt… mauvais.

— Alors, les chefs-d’œuvre des Maîtres classiques ?

— Je les admire ; mais leurs sujets appelaient les rigides architectures du vers ! Bref, le poète, le peintre, le sculpteur, le musicien obéira aux lois subtiles de l’Équilibre et de l’Harmonie, dont le seul goût de l’artiste peut décider. Être sensitif et sensationnel, voilà toute la Poésie ; et j’ajoute que les poètes devraient connaître un peu mieux leur syntaxe.

Et pour ceux de nos lecteurs qui ne se seraient pas initiés à « la surprise de style » de l’aimable poétesse, nous citerons ce sans doute gracieux petit fol Caprice, des Joies errantes :

          Une petite Folle
          Qui d’elle-même se rit
             Comme une folle ;
Une petite folle aux clochettes de passion,
             Folle pour de bon ;
Une façon plutôt bête de jouer son cœur
             À pigeon vole,
Car, je vous demande, comment tout cela
        Pourrait devenir du bonheur.

Que si l’on est étonné, après telle surprise de style, si bien en rapport avec la très particulière syntaxe de Mme Krysinska, on recommence la lecture de ces vers… on ne comprendra peut-être pas davantage, mais on aura le malin plaisir d’avoir vaincu la surprise, l’étonnement, au prix d’un exercice après tout pas plus ennuyeux qu’un autre.

Austin de Croze.

P.-S. — Nous recevons de M. Alexandre Parodi, versificateur dramatique, ami de Sarcey et auteur de la Reine Juana, une lettre en laquelle il déclare avoir inventé le vers sans rime (symbolique, en outre !) exactement le 1er février 1883, dans une livraison de la Nouvelle Revue.

Voulant l’impartialité la plus absolue pour guide, tant que nous rechercherons et donnerons l’opinion des Poètes — nous réservant, d’ailleurs, de les discuter plus tard — nous publierons prochainement avec plaisir la lettre de M. Alexandre Parodi, bien qu’il confonde étrangement le vers libre, mais rimé ou assonancé, de M. Edmond Bailly avec le vers blanc — hélas ! blanc de vieillesse, car depuis quelques siècles usité — dont il veut bien nous adresser un spécimen de sa façon.

A. de C.

Catulle Mendès

Contemporain, resté jeune — et plus jeune que jamais — de la grande pléiade néo-romantique, ou parnassienne, révolutionnaire toujours mais avec grâce et force, sincérité et utilité, le poète perversement swedenborgien, l’auteur de Philoméla, d’Hespérus, des Contes épiques, de la Grive des vignes, des Lieds de France, Catulle Mendès s’intéressa vivement à cette enquête dont l’espoir est de fixer l’évolution poétique actuelle. Aussi se prêta-t-il de la meilleure grâce du monde à une conversation que lui-même, en sa haute probité d’art, voulut longue ; il nous reste un regret, celui de ne pouvoir donner telle qu’il l’essaima cette conversation du puriste par excellence de notre époque.

Comme nous lui demandions, d’abord son avis sur Mistral, Catulle Mendès nous répondit vivement :

« Mais je ne vois pas du tout la connexité qui peut exister entre Mistral et la poésie française ! — sinon des rapports de bon voisinage, et il me serait impossible de porter sur Mistral un jugement ayant quelque compétence, parce que je ne sais pas le provençal. Car aucun poète, j’entends aucun poète lyrique, ne saurait être apprécié par quelqu’un qui ne sait pas la langue de ce poète. J’admire Mistral comme j’admire, par exemple, Pétrarque, mais je les admire parce qu’on m’a dit qu’ils étaient admirables ; en réalité, je n’en sais rien, parce que je n’entends ni le provençal, ni l’italien. Un poète dramatique peut se révéler même sans la traduction (et encore !), un poète lyrique, jamais ; et d’après ce que m’ont dit des amis que j’ai le plaisir de compter parmi les félibres, Mistral, dans ses longs poèmes et même dans ses drames, est surtout lyrique. De sorte que je traînerai éternellement le désespoir de n’avoir pu éprouver par moi-même le génie qu’on lui prête, et qu’il a certainement !

— Mais sa théorie de la banalité de l’image amenée par la rime ?

— Cette banalité est peut-être possible en provençal, et dans toutes les langues, chez les mauvais poètes.

— Lors, en français, et chez les bons poètes ?

— Je ne vois pas du tout la banalité produite par la rime. Il faut savoir rimer, voilà tout ! Si vous ne savez pas rimer, faites de la prose ou de la prose poétique comme Chateaubriand, Gérard de Nerval, Judith Gautier, Baudelaire qui surent nous donner la sensation exquise de la plus pure poésie.

— Comment alors, cher Maître, envisagez-vous les tentatives des différentes écoles-chapelles poétiques contemporaines, décadentes, symbolistes, romanes, instrumentistes, coloristes, scientifiques, etc. ?

— Mais, ces tentatives, je les envisage avec la plus assidue et la plus vive sympathie ! et mon plus ardent désir est que les poètes nouveaux nous apportent en effet du nouveau. Quant à moi, je persiste à croire que la forme poétique française, qui a suffi à la manifestation de tant de génies si différents, à l’expansion de tant d’âmes diverses — depuis le poème d’Alexandre jusqu’au très beau poème en alexandrins réguliers que M. Henri de Régnier a publié ce matin dans l’Écho de Paris — demeure encore la bonne ; et, pour moi, je m’y tiendrai. Mais je n’empêche pas les autres de ne s’y pas tenir. Je ne suis pas homme à m’effrayer d’un vers de treize et même de dix-sept syllabes, les rimes du pluriel avec le singulier, les vers pas rythmés du tout ou latinement rythmés (j’en ai vu, et même j’en ai fait bien d’autres, du temps que, tout petit, j’écrivais en français des pentamètres et des hexamètres) et les hiatus que Ronsard défendait, mais qu’il se permettait, n’ont rien qui me stupéfie, ni même qui me choque — chez les autres. Et je vois très bien, je vous assure, les effets qu’ont tirés de ces modes nouvelles ou rénovées des poètes tels que Henri de Régnier, Verhaerena, Gustave Kahn, Vielé-Griffin et d’autres.

» Mais, voilà, je ne puis m’empêcher de me demander si ces effets n’auraient pas pu être obtenus par les moyens coutumiers, et si ce n’est que le seul talent de ces poètes qui me fait me plaire à ce qu’ils nomment le Vers Libre — et non la valeur de ce vers en lui-même. Le fond de ma pensée, c’est que ce sont là questions menues et auxquelles on attache trop d’importance. Aux âmes poétiques, nous demandons de nouveaux rêves, de nouvelles aspirations, bien plutôt qu’une nouvelle prosodie ! et je vous assure qu’un poète qui ferait surgir un idéal imprévu dans des vers à la manière de Jean-Baptiste Rousseau serait moins suranné, bien plus neuf, que le symboliste le plus libéré de toutes règles, ressassant en vagues proses assonantes d’immémoriaux sujets de romance.

— Mais… et l’obscurité de Mallarmé, des autres aussi ?

— Mais l’œuvre de Mallarmé n’a rien de commun avec les prosodies récentes. Mallarmé, de tous les poètes de sa génération, est le plus strict, le plus sévère quant aux questions de forme ; on doit même dire qu’il est, à ce point de vue, un classique très pur ! Pour ce qui est des obscurités qu’on reproche à ce parfait artiste ; à ce délicieux poète, êtes-vous bien sûr que ces obscurités ne sont pas, plutôt que dans ses poèmes eux-mêmes, dans les yeux de ceux qui les lisent ?

— Et que pensez-vous de l’irrespect envers vous et vos contemporains qu’ont montré les jeunes ?

— Je pense d’abord que cet irrespect n’est pas aussi général qu’on le dit. Et puis je pense qu’Edgar Poe a dit — ou à peu près — que quiconque n’avait pas été doué par une fée du génie du mécontentement ne ferait jamais rien de bon. Et puis cette irrévérence, cette colère contre ceux d’hier et d’aujourd’hui, est-elle donc si générale chez ceux d’aujourd’hui et de demain ?

» Mais non, mais non, il y a, parmi les nouveaux, de fort aimables jeunes hommes, fort bien élevés, et qui, tout en réservant leur opinion personnelle, ne vous traitent pas de vieilles bêtes parce que vous n’êtes pas, ou pas encore, de leur avis. Pourtant, oui — surtout chez les tout à fait médiocres — il y a une tendance excessive à vouloir enterrer des morts qui vivent toujours… Savez-vous pour combien l’on a vendu des œuvres d’Hugo depuis sa mort ? — pour six millions. Jamais on ne joue Victor Hugo à la Comédie-Française sans faire salle comble. Savez-vous ce que, chaque année, Charpentier tire des vers de Théophile Gautier ? — trois mille exemplaires. Ce ne sont pourtant pas les « vieux », les romantiques, les pompons qui les achètent seulement ! Je sais bien que la valeur ne s’aune pas au tirage seul, mais enfin, il faut bien convenir que les « ancêtres » ont la vie dure !

— Car les snobs ?

— Là, par exemple, écoutez, ne nous hâtons pas de dire trop de mal des snobs. D’abord, ils sont nécessaires qui donc nous lirait ? pour qui écririons-nous ? chacun pour son cénacle. Mais chaque cénacle, qui d’abord fut d’une douzaine de personnes, ne tarde pas à être réduit à un seul membre, chacun des autres ayant fondé un cénacle voisin que bientôt il compose à lui tout seul. Et le génie tient la foule ! et il n’y a pas de vrai Dieu dans les Petites Églises. Petites Églises, n’est-ce pas, ça ressemble à Petites-Maisons ?

— Mais il y a d’autres snobs les Kamtchatkas, méchants et haineux ?

— Bah ! laissons-les haïr et vitupérer ! Ils ont peut-être raison, d’ailleurs.

» Nous autres, nous avons eu de la chance, nous sommes arrivés, ayant d’un côté Vigny, Lamartine, Hugo, les augustes ; de l’autre, les héritiers des Béranger, des Hégésippe Moreau, des Mürger, toute la friperie de la sentimentalité ; nous avons donc pu nous partager entre l’admiration et le combat. Mais maintenant c’est l’instant trouble que justifie la prédiction d’Hugo, orgueilleuse métaphore : « Après le coucher du soleil ne luiront que de petites étoiles » ! Car, où sont les génies ? où est le génie ? contemporain ? où… ? Un moment, Villiers de l’Isle-Adam put nous donner vertigineusement la nette perception du génie, mais… pft ! cela s’est évanoui ; il a presque écarté le voile sur l’horizon sacré, mais ne l’a pu maintenir glorieusement levé… Quant à Verlaine, je l’aime et je l’admire ; ah ! et il y a bien longtemps que nous l’admirons, et il le sait, et il sait où sont ses vrais amis. Ah ! c’est un vrai, tendre et noble poète au moins, celui-là… »

Puis, tristement, Catulle Mendès recherche les causes du manque de génie, de la pneumonie poétique, de l’asthme sentimental. Est-ce la centralisation ? Mais la décentralisation n’amène-t-elle pas les funestes petites chapelles ? N’est-ce pas plutôt le militarisme ? Car alors, nous avons l’exemple de l’Allemagne, qui perdit en Wagner son dernier génie.

Et Catulle Mendès finit, avec un geste un peu douloureux, en parodiant le sonnet fameux…

— Bah ! nous dit-il,

                  … on espère
Quand on désespère toujours !

Nous nous disposions à écrire ici quelques lignes de chaleureuse sympathie pour le Maître-Poète Catulle Mendès, lorsque — mieux avisé — le ministre de l’instruction publique nous devança en piquant à la boutonnière de l’écrivain le rouge coquelicot d’honneur.

Pour l’un et pour l’autre, bravo !

Austin de Croze.

Stéphane Mallarmé

Comment pourrons-nous rendre cette musicale souplesse de la voix chaude, ce coloris du geste large, cette harmonie de la pensée sereine, lorsque l’auteur de l’Après-midi d’un faune, le maître incontestable du Symbolisme, et si parnassien quoi qu’il en ait, nous parlait de Mistral et de la Poésie ?…

— Mistral ? nous dit M. Mallarmé, Mistral est le plus noble poète, le plus populaire, le plus « vrai » de notre époque ; ce qu’il fera, sûrement sera grand et beau, noble et bon. C’est un merveilleux coquillage où se répercute et bruit le bruit des flots, les naturelles harmonies. Cette conque superbe nous redira en échos de libre Beauté les murmures, les rumeurs et les clameurs et la vie du Rhône.

— Le Midi conquiert le Nord !

— Quand le Nord a conquis le Midi… voyez, Gustave Kahn, Griffin, moi-même, depuis combien de temps prêchons-nous pour le vers libre ?… Désabusé par la banalité qu’amènent la fréquence et l’abondance des poèmes, leurs longueurs, leurs redites, le poète doit se forger un instrument personnel ; mais qu’il ne l’impose pas aux autres, s’il veut rester lui… Edgard Poe a dit : « Il n’est point prétexte à longs poèmes » ; j’ajouterai : « nous ne pouvons chanter tout le temps ». Les occasions sont rares qui exigent toute l’ampleur du Verbe, tout le chatoiement de la parole, toute la symphonie des mots. C’est pour l’avoir méconnu que les Parnassiens voient leur œuvre s’affaiblir.

— Quelle est toute votre pensée sur la poésie parnassienne ?

— Pour moi, le vers classique — que j’appellerais le vers officiel — est la grande nef de cette basilique « la Poésie française » ; le vers libre, lui, édifie les bas-côtés pleins d’attirances, de mystères, de somptuosités rares. Le vers officiel doit demeurer, car il est né de l’âme populaire, il jaillit du sol d’autrefois, il sut s’épanouir en sublimes efflorescences. Mais le vers libre est une belle conquête, il a surgi en révolte de l’Idée contre la banalité du « convenu » ; seulement, pour être, qu’il ne s’érige pas en église dissidente, en chapelle solitaire et rivale !… Sachons écouter les grandes orgues du vers officiel où des doigts virtuoses firent exulter des cantates de gloire, frémir des caresses d’amour, vibrer des plaintes de vie ; puis, n’oublions pas que l’Art est infini… Tenez, Vielé-Griffinb me disait excellemment — lors de son dernier poème Pallaï — : « Ne voyez en ces vers qu’un simple état d’âme. » Oui, la Poésie n’est que l’expression musicale et suraiguë, émotionnante, d’un état d’âme ; le vers libre est cela. En résumé, peu mais bon.

———

Pouvait-on mieux dire ?

Et voici des vers que, par jeu, le poète voulut bien écrire à notre intention pour cette enquête :

Toute l’âme résumée
Quand lente nous l’expirons
Dans plusieurs ronds de fumée
Abolis en autres ronds
Atteste quelque cigare
Brûlant savamment pour peu
Que la cendre se sépare
De son clair baiser de feu
Ainsi le chœur des romances
À ta lèvre vole-t-il
Exclus-en si tu commences
Le réel parce que vil
Le sens trop précis rature
Ta vague littérature

Qu’on ne s’étonne pas si nulle ponctuation ne précise ces vers — banvillesquement rimés — : ce fut par expresse volonté du poète qui exprime ainsi le « flou du flou ». M. Stéphane Mallarmé, dont la claire conversation est si pleine de charme, a-t-il tort ou raison ? Nous l’examinerons dans la conclusion de cette enquête.

Gustave Kahn

Voici, parmi les jeunes, celui que tous s’accordent à considérer comme le véritable promoteur du Vers libre moderne ou plutôt libertaire, du Vers affranchi de la rime et de la traditionnelle mesure. Probe dans son vouloir, énergique dans la réalisation de son art, patient dans ses recherches, M. Gustave Kahn était tout désigné pour prendre la parole après la savante et lumineuse consultation de M. de Gourmont, après le loyal et beau défi de Sully Prudhomme.

———

— L’exemple de Mistral sera excellemment bon, nous dit l’auteur des Palais nomades et de Domaine des Fées, si le Maître de Mallarmé ne se contente pas — comme, hélas ! je le crains — de ne supprimer que la rime et laisse à sa strophe l’allure binaire qui tant la monotonise. Son exemple entraînera beaucoup de félibres qui pourront, après essai dans leur idiome chanteur, en appliquer les règles au français.

— Selon vous, que doit être la Poésie ?

— La Poésie doit être dans la liberté de conception, de rythme, dans un choix judicieux d’assonances et d’allitérations musicales donnant des sensations. Eh ! je sais que, positiviste inaccessible à la Poésie, Max Nordauc inclut dans les dégénérescences cette formule poétique… Hugo pourtant, Hugo toujours cité pour la métrique, usa des allitérations, des assonances. Pourquoi ne les pas vouloir enfin, alors que dans la prose on s’en sert ?

— Mais le français ne se peut cadencer selon des lois fixes comme les langues et les idiomes purement latins ?

— On y arrivera sans doute, à l’aide de graphiques ; ainsi, M. Marey, dans ses cours actuels, à la Sorbonne, peut déjà donner les courbes des sensations de la parole, grâce au phonographe… Ah ! les accents différents ? je sais ; les valeurs diverses données aux mots selon les émotions ? ce sera long à définir. Mais de consciencieux poètes recherchent déjà ces lois, tels de Souza, qui dresse la grammaire de la poétique nouvelle ; Vielé-Griffin, qui nombre la cadence… Il faut d’abord que l’instinct, l’intuition, l’inspiration donnent en ce sens tout ce qui peut être donné ; ensuite, par analogies, par racines, par courbes graphiques, formuler scientifiquement des règles. Nous, nous donnerons des modules de strophes.

» D’ailleurs, un fait curieux, bien significatif : Gineste me racontait que dans un des récents concours poétiques, en province, en dehors du lauréat qu’on devait primer, tous les concurrents étaient des gens du peuple. Si donc, sans instruction préalable, ces simples arrivent à donner des sensations poétiques semblables à celles données par ceux qui savent, il est à présumer qu’un réveil poétique se fera et que renaîtra la chanson populaire, laquelle — seul, pour le moment — le Nord conserve… Cela amènera la décentralisation et cela même est nécessaire pour la vie, pour l’art : indispensable. D’ailleurs, la décentralisation ne nuit pas au patriotisme… En résumé, bravo pour Mistral d’autant que, tous, nous le croyions plus inféodé au classicisme. »

Et pour terminer, l’aimable poète nous lit quelques strophes inédites, à la gloire du Septentrion ; en voici un des plus curieux et significatifs fragments, qui donne bien l’impression du « faire » habituel de M. Kahn :

PAYSAGE DU NORD

………………………………………………………
L’orbe d’or éclatant du phare
C’est par-delà, les mers, les mers désertées,
Car les barques sont frêles,
Et seules les mouettes aux blanches ailes
Savent les nouvelles de la flamme aux doux regards,
Du mirage, miroir d’anciennes routes par les sables.
Les passants, trop las, ne les regardent plus ;
C’est un astre chimère du pays des hasards.
        La fatigue implacable
        A raidi leurs membres sur le sable.
………………………………………………………

Si M. Gustave Kahn — pour lequel nous avons une cordiale sympathie d’ami et… une presque antipathie de poète — veut dire par là que brumeux est le Nord, certes il y réussit merveilleusement de par la brume et l’inconsistance harmonique de ses vers flous.

Au surplus, pourquoi chicaner ? puisque, l’un des rares — avec M. René Ghil, — il « croit » sincèrement. Mais combien nous préférons à ses vers… licencieux, ses études de libre, saine et forte esthétique, ses conversations savantes où s’affirment son originalité, sa judicieuse clairvoyance et son pur amour de l’Art.

M. Edmond Haraucourt

De l’élégant, aimable et parnassien auteur de l’Âme nue, Seul (poésies en livres), de Shylock, la Passion, Héro et Léandre (pièce, mystère et drame en poésies) cette lettre d’un croyant-sceptique :

Cher monsieur,

Excusez-moi, j’étais fort occupé, depuis deux mois ; et maintenant je me repose en parcourant le monde à bicyclette.

Vous me demandez mon avis sur l’évolution de Mistral, sur le vers libre, sur le Parnasse, sur le Symbolisme, sur l’Avenir de la Poésie française. Il y a là matière à deux ou trois volumes, qu’il serait intéressant de faire, si l’on avait le temps. Pour résumer mon opinion, faute de la documenter, il me semble que Mistral a eu raison d’évoluer, si cela lui causait du plaisir ; que le vers libre a servi très heureusement a un grand nombre de poètes, et qu’il y persévérera, j’ose l’espérer ; que le Parnasse a constitué une pléiade très intéressante et respectable ; que le Symbolisme est antérieur au déluge, s’il faut en croire la Bible et finalement, que la Poésie française a beaucoup d’avenir, comme le Nègre, si elle continue.

Vous me demandez aussi une courte pièce de vers inédits, et je n’en ai que de longues. Voici donc les deux dernières strophes d’une que j’ai composée pour la petite amie qui évolue avec moi sur les grands chemins de la patrie :

………………………………………
Ainsi parée, elle apparaît
Sur les routes de la forêt,
La petite reine à deux roues,
Cyclant sans bruit, cyclant, cyclant,
Culotte noire et pourpoint blanc,
Avec du rire, avec des moues,
Selon qu’on monte ou qu’on descend,
Et le vent qui chante en passant
Lui met du printemps sur les joues.
Par les vallons, par les coteaux,
Et sur la crête des plateaux,
Près des étangs et sur les branches,
Toujours sans but, toujours sans bruit,
Elle file, glisse, et s’enfuit
Et le vent fait battre ses manches,
Si bien qu’elle a l’air, dans son vol,
D’un grand cygne rasant le sol
Du vol blanc de ses ailes blanches.

Je vous salue bien sympathiquement,

Edmond Haraucourt.

Et voilà donc comment en des éclats de rire joyeux, et… demi-solitaires, le probe poète qui fut parfois un grand sceptique d’amour, devenu Théocrite, s’improvise — en des vers toujours réguliers, et toujours charmants d’ailleurs — le Virgile de la bicyclette !

Ah ! monsieur Haraucourt, ne fîtes-vous pas un pied de nez en écrivant cette lettre ? Cette lettre qui semble dire : « Faisons des vers, bicyclettons et zut ! pour le reste ! » Vous avez peut-être raison, qui sait ?… alors, continuez !

Austin de Croze.

Émile Goudeau

L’exubérant et chaleureux poète des Fleurs du Bitume, le caustique romancier de la Vache enragée, l’enthousiaste et superbe « hydropathe » de Jean Soulografiesky, M. Émile Goudeau, très posément, s’écrie :

— L’évolution de Mistral est pour me plaire, d’autant que le merveilleux aède ne pourra que nous donner un nouveau chef-d’œuvre… Selon moi, ne doit tenter quelque entreprise révolutionnaire que celui qui fit, auparavant, son chef-d’œuvre classique ; tel, au moyen âge, l’artisan qui ne pouvait façonner et vendre des meubles vulgaires qu’après avoir ouvré son « chef d’œuvre » ; ainsi, le maître-rhétoricien, l’opportuniste Jaurès se révélant tribun et révolutionnaire.

» Certes, l’évolution de Mistral va causer une révolution littéraire ; mais n’oublions pas que nous sommes d’une terre classique où la tradition exerce une profonde influence. Aussi, cette révolution ira s’assagissant et produira quelque chose de très bon.

» Jusqu’à présent, la poésie fût trop marmoréenne, trop sculpturale, trop linéaire ; par réaction, on la veut trop musicale, avec les Kahn, les Mallarmé, les Griffin, les Krysinska. Qu’arrive-t-il ? Le flou succède au lapidaire et… nous n’y entendons plus rien ! Évidemment, le vers classique, la forme poétique traditionnelle amènent une banalité d’expressions, d’images, d’idées, et le trop de sonnets perpétrés fait hurler : « Assez de sonnets ! » Seulement, je crois, j’estime qu’on devra, si l’on supprime la rime, la remplacer par l’assonance, l’allitération tout au moins, et donner au rythme toute son ampleur. Et ce sera bien plus difficile ! On ne retiendra plus que les véritablement beaux poèmes ; les artifices de la rime n’entraîneront plus l’oreille… Quelques bons imbéciles adresseront des vers de dix-sept syllabes leurs maîtresses… qu’importe ! nous ne serons plus obsédés de leur rareté, et leurs maîtresses — ce sera suffisant — les goûteront fort, pourvu qu’il leur soit dit qu’elles ont des yeux de bleuets, la taille des déesses, le cœur paradisiaque !…

— Nous sommes pourtant habitués à l’extraordinaire puissance des rimes.

— Oh !… Le fils d’un de nos plus gais littérateurs imagina de déclamer, tout dernièrement, un fragment de prose de Maizeroy… on s’exclama sur la beauté des vers dits par monsieur Toto !!! Vous voyez que, seule, la musique du rythme impressionne l’oreille. C’est pour cela qu’on doit dire et non lire les vers.

» Tenez ! la preuve du classicisme révolutionnaire de notre langue, c’est que de tous les classiques appris aux enfants, ceux qu’ils retiennent le mieux sont les adorables Fables de La Fontaine, parce qu’elles sont une musique… Voilà le vers fibre par excellence ! et quelle forme, quel serpentement exquis de l’idée dans l’harmonie des cadences et des rimes !

» La poésie a besoin d’un peu de neuf ; trop maniérée, trop virtuose, il lui faut revenir aux primitifs. Telle me semble devoir être l’évolution poétique actuelle. Mais quant aux vers purement blancs, la métrique latine étant inapplicable au français, autant et mieux écrire en prose !

— Poète, vous avec raison !… Mais voici une feuille blanche, vite prenez-la et nous la noircissez d’un petit poème impromptu.

— Nègre, alors, vous voulez dire !… »

Puis, s’étant socratiquement caressé le front, le gai poète prit une plume, griffonna, griffonna et nous tendit bientôt ce petit poème joyeux :

Pari Mutuel ou Paris Mutuels
(vers esclaves)1

En Jadis, le Type indiqué
De la Beauté reine du monde
Fut Aphrodite et la Joconde.
En Aujourd’hui, c’est le Jockey.
Amère, ô mes yeux, est votre onde
Pour Aphrodite et la Joconde !
Car, malgré la Majesté blonde
Ou brune, ce Peuple toqué
Ne rêve qu’à l’argent casqué
Sur la casaque d’un Jockey.
Oh l’amour toqué, retoqué
Grâce à la culotte inféconde !
Amère, ô mes yeux, est votre onde
Pour Aphrodite et la Joconde !

— Bénéficieront-ils de la loi Bérenger, mes vers esclaves ? s’écria M. Goudeau.

— Assurément !

— Eh bien ! buvons un bock, et parlons d’autre chose !… »

Jules Boisd

Lui qui mélancoliquement suivit, très moderne toutefois, la route austère de la tradition védhique, lui qui, seul glorieusement triste et tout en dehors des petites querelles, voulut l’honneur redoutable d’être le solitaire aède des hymnaires d’Isis, le poète mystique des Noces de Sathan, de la Porte héroïque du ciel, de Prière ; le romancier de la lyrique rédemption par la perversité qui écrivit l’Éternelle poupée, le quintessencié féministe nous tint à peu près ce langage :

— Je m’étonne de la déclaration de Mistral, qui est cependant un grand poète ; Hugo qui, certes, écrivit plus de trente mille vers, ne ressentit jamais cette lassitude de la rime, Lamartine non plus ! Je crois la rime inépuisable, si on ne songe pas à elle, si on n’écrit pas pour elle. L’inspiration, qui guide l’imagination et même la plume du poète, entraînera la rime jumelle dans son flot aussi aisément qu’un fleuve entraîne deux fleurs entrelacées.

» D’abord ce qui semble importer plus que la rime et le rythme, c’est l’âme du poète. Tout est là. Si elle est noble, pure et forte — comme pour Lamartine et Vigny — le chef-d’œuvre est promis. Ce qui manque justement aux groupes récents, c’est cette haute conscience, ce sentiment de l’héroïque et du divin. On se rue à des disputes byzantines, on s’attache aux futilités verbales, au lieu de se pencher sur les idées éternelles.

» Mais s’il me semble inadmissible que la rime fatigue le poète parce qu’elle ne peut se renouveler, je trouve tout naturel qu’elle soit, en principe, délaissée ; jouet précieux de la poésie, elle peut être rejetée comme trop futile. Je crois même qu’il est bon, en certaines langueurs d’âme et de rythme, que la rime s’efface dans l’assonance, s’atténue, disparaisse presque comme un geste éteint, une parole à peine chuchotée. Elle ne renaîtra pleine, riche, sonore qu’aux heures d’expansion et de rumeurs ; j’ai toujours ainsi compris la rime et m’en suis servi d’instinct, au gré du lyrisme, et me confortant dans cette esthétique naturelle par l’exemple de Laforgue, de Kahn, de Verlaine surtout. Je voudrais bien savoir sur ce qu’on peut appeler les « alternatives de la rime » l’opinion du plus sage et du plus pénétrant des poètes, Georges Rodenbach. En tout cas, nul n’a raison qu’après le chef-d’œuvre et, pour ma part, je ne donne ma pensée qu’à seul titre de document personnel et, hélas !… avec modestie… Cette liberté de la rime, liberté que je voudrais voir poussée jusqu’au rythme, je l’ai nommée ésotériquement « le Règne de Dieu dans la Poésie », c’est-à-dire le règne de l’inspiration et de la grâce, opposé au règne de la règle impitoyable dont Banville fut le prophète.

» Au surplus, on oublie qu’avant que d’être lu, le poème doit être chanté. Au lieu d’en faire un exercice de prodige, on doit y mettre ou l’essor du Cantique, ou le soupire voluptueux de l’idylle, ou le cri modulé de l’élégie. Non pas la lecture des oisifs, mais le sanglot musical de l’Humanité !… »

Après cette petite conférence en raccourci, nous ne pouvons que citer avec plaisir un gracieux sonnet — presque régulier ! — d’inédite et non connue improvisation, que nous donna, pour en illustrer un tableau, le poète qui chanta Isis et Dieu en strophes irrégulières, en bizarres ballades dont l’intermittence des rimes, le déhanchement du rythme, dénote toute l’impétuosité des passions qui peuvent agiter, en secret, un cœur mystique.

Dût-il me vouer aux foudres isiaques, dût-il même… m’envoûter, je tire de mes cartons cette bluette innocente, et pas du tout ésotérique, sur la vanité de l’effort terrestre :

PHILOSOPHIE

Pierrot, nimbé de clair de lune,
Bourre sa pipe avec fierté,
Car il sait que toute infortune,
Toute fortune est vanité.
Qu’importe la gloire éphémère
Et les palmes d’or du martyr !
Vers les rivages du mystère
Un jour, un soir, il faut partir.
Qu’importe ! si tout lasse et casse ;
Qu’importe à la pauvre carcasse
Les longs espoirs du lendemain ?…
Mais Aujourd’hui fait rose-mine,
Avec un peu de nicotine,
Pierrot se crée un ciel humain.
………………………………………

Il est impossible que récuse cet impromptu celui qui ressuscita la « grand-pitié » de Michelet pour les ardentes et attirantes névroses du Mal dans ce livre tumultueux et tant effarant, le Satanisme et la Magie, mais qu’il nous absolve puisque nous citerons cette sienne strophe d’une hymne éperdue :

Tu dévoras mon cœur, ô Mage insatiable !
L’élégiaque cri qui naissait dans mon sein
Mourut à la rumeur de ton sanglot divin,
Et je verrai passer les amants sur le sable
Mordant leur lèvre chaude et s’étreignant la main
Sans confier au vent ma chanson périssable,
Moi pris dans l’Éternel comme en un piège saint.

Mais là encore, je n’ai choisi que des vers réguliers, pourquoi ? — parce qu’ils sont fort beaux.

Gabriel Mourey

L’opinion d’un poète unissant — par choix et atavisme — l’Angleterre et la Provence s’imposait. Le traducteur du poète-lauréat anglais Swinburne, l’auteur des Flammes mortes, des Voix éparses, des Rhapsodies païennes, etc., M. Gabriel Mourey, nous écrivit :

Mon cher confrère,

Vous me demandez mon sentiment sur la poésie, sur les poètes, sur ces graves questions de rythmes plus on moins libres, qui divisent aujourd’hui tant de gens. Ce sont là chapitres de pure rhétorique dont je crois qu’il conviendrait de se désintéresser davantage.

« Qu’importe le flacon… » et « mon verre n’est pas grand… » expriment à merveille, un peu grossièrement peut-être, ce que je crois penser de ces choses. Tout, d’ailleurs, n’est-il pas absolument subjectif en matière d’art et de littérature ? Baudelaire, qui n’a pas écrit un vers dit irrégulier, m’exaltera toujours autant que Verlaine, avec ses musiques flottantes, avec le caprice émerveillant de ses harmonies rompues : les questions de technique ne signifient rien, pour moi du moins. Et puis, vis-à-vis des maîtres, il me semble qu’il n’y a que deux sentiments possibles à éprouver : l’admiration et l’amour. Je puis admirer Hugo, Musset, Gautier, Leconte de Lisle, sans les aimer ; en revanche, mon amour ira profond à un Ronsard, à un Vigny, à un Baudelaire, à un Verlaine.

L’Avenir de la Poésie en France ? Mon Dieu, il y aura toujours des poètes, mais je ne crois pas qu’ils ajoutent beaucoup à notre gloire littéraire. Le domaine royal de notre langue c’est la prose, la simple prose : l’esprit de la race vit en elle, triomphant. J’ai l’idée qu’il ne peut pas y avoir à l’étranger, en Allemagne, en Angleterre, par exemple, des prosateurs comparables aux nôtres, un La Bruyère, un Pascal, un Voltaire, un Chateaubriand, un Flaubert. En revanche, quels poètes que ceux d’outre-Rhin et d’outre-Manche ! Ceci est affaire de races et de langues.

Quant à Mistral, je l’admire de confiance, mais… je ne le lis jamais ! Vous désirez quelques vers inédits. En voici ; je ne les juge ni meilleurs ni pires que tant d’autres :

CRÉPUSCULES D’ÂME

De roses violons et de blanches flûtes
Pleuraient sous la lune dans la fraîcheur des parterres.
        « C’est un grand tort que vous eûtes
        De ne point savoir vous taire. »
La musique fut charmante et bien moderne
Et morose comme il sied : l’air des Neiges d’antan.
        « Mais rien plus ne me consterne
        Que baisers à contretemps. »
Puis un rythme lent, un rythme triste, un rythme blême
Mouilla la nuit de larmes. C’était la mort d’avril.
        « Hélas ! vous gardiez quand même
        Votre rire puéril… »
Et bientôt l’âme d’avril, l’âme de la lumière
Expira dans un rythme funèbre, sur un la.
        « Ah ! comment ai-je pu faire
        Pour ne pas vous tuer là !… »

Gabriel Mourey.

Oh cher ami, que vous fit le normal diapason pour, ainsi, le décréter triste ?… Il est vrai que, vous, vous voyez la mort prochaine de la Poésie, avec un « enfouissement » dans la Musique.

Nous auriez-vous donné ces vers pour que nous les jugions :

rari nantes in gurgite vasto

?…………………………………………………………………

Austin de Croze.

Vte Henri de Bornier

Un peu courte, hélas ! la réponse de l’éminent académicien qui tenta l’enthousiasme dans la Fille de Roland :

Mon cher confrère,

Vous me faites l’honneur de me demander ce que je pense des vers libres, à propos du futur poème de Mistral, le Rhône.

Je pense que le grand poète de Mireille fera toujours des choses excellentes dans le domaine de l’art et de la pensée.

J’aimerai donc les vers libres de Mistral comme j’aime tous ceux qu’il nous a donnés jusqu’ici.

Un poème inédit ! Je voudrais bien vous en donner un, mais où le prendre ? Je fais très peu de vers en dehors des œuvres dramatiques, et, en ce moment, je suis absorbé par la répétition de mon drame, le Fils de l’Arétin, au Théâtre-Français.

Excusez donc ma misère poétique et croyez à mes meilleurs sentiments.

H. de Bornier.

Au fond, M. de Bornier, par amour de la paix et de la modestie académique bien connue, esquive les embarrassantes réponses sur le vers libre : devons-nous lui en faire un reproche cruel ?… Les vers qu’il voulut bien faire dire, dernièrement, par Mounet-Sully, à l’inauguration du buste de Murgere, nous font présager d’autres odes du même genre fleuri pour les successives inaugurations de la fameuse Voie Triomphale ! Déjà, sans doute, dans sa bonne Bibliothèque de l’Arsenal, M. de Bornier repasse et fourbit ses rimes les plus classiques, ses césures les plus sérieuses, ses hémistiches les plus pondérés pour, ensuite, lancer à la fourragère là charge de ses strophes, lourds escadrons du Verbe.

Maurice Bouchor

Le très mystique poète qui, pour les âmes naïves, les âmes saintes, se plut à édifier en magnificences, simples toujours, mais modernes, les légendes de la Légende Dorée, M. Maurice Bouchor, nous donne ainsi son opinion :

Mon cher confrère, j’aime beaucoup Mistral. — Je n’ai aucune opinion sur les questions de prosodie dont vous me parlez.

En ce qui me concerne, je me conforme à des traditions et à des règles qui me semblent bonnes, ce qui ne veut pas dire que je les juge parfaites. — Je ne puis vous envoyer de vers inédits, n’en ayant pas fait depuis longtemps.

Agréez, mon cher confrère, l’assurance de mes sentiments distingués et dévoués.

M. Bouchor.

Ô très épicurien et, à la fois, socratique poète qui, ne trouvant pas le Meilleur, vous contentez du Bon, votre attitude — que d’aucuns jugeront opportuniste — est celle d’un sage et d’un doux, d’un simple aussi, et même… d’un paresseux ! Mais le moyen de vous en vouloir quand on relit le Conte de Noël ?…

Clovis Hugues

Comme je me rendais au théâtre de l’Œuvre où l’on donnait Brand, je rencontre Clovis Hugues, Clovis Hugues le député, le Provençal, le poète… C’était le cas ou jamais de saisir l’occasion par les cheveux !

— Halte-là ! chantre du Droit au Bonheur, des Soirs de Bataille, des Jours de Combat et des Évocations, vous allez posément — si faire se peut — nous dire d’abord ce que vous pensez de Mistral et de son influence.

— Eh ! bien, vous êtes une jolie canaille, vous !… Me faire tenir alors une conversation longue comme une chronique de Sarcey ! Allons nous rafraîchir, au moins.

Ayant jeté un triste regard du côté du théâtre, le député-poète m’entraîna dans une brasserie silencieuse et put clamer à son aise :

— L’influence de Mistral ? Mais elle a été, elle est plus que jamais considérable ! On a dit que tout finit par des chansons ; tout commence peut-être aussi par des poèmes. Mireille et Calendal auront réveillé la Provence, sinon chez elle, du moins à Paris où elle ronflait un peu sur ses lauriers. Dans notre Midi, Mistral est, comme partout, un admirable poète épique et lyrique ; mais on le connaît trop, il est du terroir ; son chapeau, si largement posé qu’il soit sur l’oreille et sur la hauteur du front, ne lui fait pas une suffisante auréole. Avant tout, il est Frédéri, le grand Frédéri, mais Frédéri et les vieux l’ont connu « tant pichounet ! » Sans compter que la langue de Mistral est trop savamment affinée pour de simples paysans ! C’est à Paris surtout qu’elle a conquis toute une jeunesse, venue du Midi et d’ailleurs. L’influence du barde n’a pas été d’ailleurs uniquement littéraire ; elle a été aussi nettement sociale, dans un sens national et humain que la politique donne rarement à ce mot. La vieille idée fédérale a regermé ; beaucoup de jeunes esprits ont rêvé d’une autonomie de la province et de la commune qui semblait avoir vécu avec les derniers Girondins. Que dis-je ? L’idée a déjà ses apôtres ! Quand Vincent cherche, au creux du corsage de Mireille, un vilain gentil petit oiseau qui lui égratigne la poitrine, on ne se doute pas qu’ils sont en train de démolir des préfets et des sous-préfets. C’est pourtant comme ça !

— Eh ! le voilà qui démolit la rime maintenant…

— Ah, ça ! lui aussi ? Mais ç’est donc une rage ! Mistral se libérant de la rime, comme s’il en avait jamais été l’esclave ? Voilà vraiment qui me fait rêver Oh ! de cette pauvre rime, comme on dit chez nous : vous m’en apprenez de belles sur son compte ! Eh, quoi ! elle pousse l’inconvenance jusqu’à se répéter et jusqu’à exiger dans le vers des remplissages qui se répètent également ? Pauvres que nous sommes ! Mais alors, c’est comme dans la question des bouilleurs de cru, à la Chambre ?

» Tenez, pour un homme du Midi, Mistral m’étonne : je ne l’aurais pas cru si modeste ! Il aura, par exemple, beau dire et beau faire : je ne me le représenterai jamais renonçant à la rime, sous le prétexte qu’elle lui commande l’image ou la pensée. L’auteur de Mireille est un poète. Voyez cependant les poètes, ceux de l’école romantique, si vous voulez. En ont-ils fait rimer des cimes avec des abîmes, des sycomores avec des bâtards maures, des lauriers avec des guerriers ? Eh ! bien, du diable si on s’aperçoit que le bout du vers en ait uniformisé le dedans ! Mais, sacrispi ! pour me servir d’un juron italien, c’est justement de cette éternelle similitude de rimes que jaillit l’originalité. Je reconnais toutefois que la poésie provençale n’a peut-être pas un énorme besoin de la rime. Elle vole si musicalement sur les syllabes latines ! Mais qu’est-ce que vous voulez ? il me semble qu’elle vole encore mieux, quand elle sait où elle se posera : sur la dernière branche du vers. Il y a deux modes d’expression dans ce qu’on est convenu d’appeler la littérature et qui est la divinisation de l’Homme par le Verbe. L’une est la poésie, c’est-à-dire la prose nombrée l’autre est la prose, c’est-à-dire la poésie encore, mais nombrée avec plus de discrétion. Pas de choix entre les deux ou vous chantez en vers, ou vous écrivez en prose. Et si vous chantez, chantez jusqu’au bout, comme les cigales qui en meurent ! Si Mistral supprime la rime, il n’y a pas de raison pour que les musiciens ne suppriment pas la note. Quand nous irons à l’Opéra, nous regarderons les instruments. Ce sera de la musique pour les yeux. Et si les anarchistes ne sont pas contents, c’est qu’ils ne sont pas raisonnables !

— Et les Symbolistes et les Décadents, les trouvez-vous raisonnables ?

— Ah ! oui, la question des écoles ! Eh ! bien, connais pas ! Il y a pour moi deux sortes de poètes : ceux qui ont du talent et ceux qui n’en ont pas. Quant aux écoles, je m’en fiche comme d’un syndicat de garanties. Je ne veux pas savoir si Vielé-Griffin, Merrill, de Régnier, Retté, Moréas, Tailhade et quelques autres sont ou ne sont pas de l’école nouvelle ; je les ai lus, je sais qu’ils m’ont ému, et cela me suffit. Et puis, que diable ! où serait le mérite s’ils faisaient exactement ce que nous avons fait ? Le siècle se fait vieux, nous avons un peu vieilli avec lui, c’est bien le moins que les tout jeunes préparent le siècle qui vient. En 1830, les républicains étaient classiques ; mais les royalistes étaient romantiques. Il faut que cette blague du progrès en politique finisse une fois pour toutes. Le drôle de socialiste que je serais, si je lapidais tous ces nouveaux, sous le prétexte qu’ils vont de l’avant ! Tout ce que je puis faire, c’est de ne pas les suivre. Si j’écrivais des vers symbolistes à l’heure où mes pauvres quarante-quatre ans vont sonner, je me ferais à moi-même l’effet d’une coquette déjà dévastée, qui se met du fard. De temps en temps, on nous sert dans les feuilles le dernier romantique qui vient de mourir. Je voudrais être ce dernier-là et que ce fût bien le vrai. Qui sait ? peut-être ne m’oublierait-on pas, tout au moins à cause de cela.

— Peste, quelle mélancolie !

— Un original de talent, le chef de l’école des Magnifiques — encore une école ! — Saint-Pol-Roux, m’appelait un jour le bon vieil imagier. Ce qu’il m’a fait plaisir, ce gosse de talent !… L’essentiel est qu’on ne montre pas à la génération à laquelle on appartient ce que René Ghil définissait « instrumentalement », dans un vers que j’ai compris :

Le désespoir muet de la main vide d’œuvre.

— Tenez, mon cher député de la Butte aux Poètes, vous paraissez un peu opportuniste… Bah ! ne protestez pas tant, c’est une galejade, et dites-nous plutôt ce que le devin, que tout poète cache en soi, prévoit pour l’avenir de la poésie française.

— Ça, c’est la bouteille à l’encre. Le naturalisme, qui aurait pu nous ramener aux petits moutons enrubannés de Florian, nous a, par réaction, donné les décadents et les symbolistes. Que restera-t-il de leur œuvre ? Ils auront sans doute aussi leur réaction, représentée par quelque génie de l’égout. C’est la loi naturelle ; les littératures n’y échappent pas plus que les peuples. Mais je crois, avant tout, à la poésie qui aura véhiculé les idées de demain. Ceux qui n’auront exprimé que leurs joies ou leurs souffrances personnelles, avec l’unique souci de l’esthétique, vivront pour les artistes, ayant été eux-mêmes les artistes de la poésie ; les autres, ceux qui auront chanté la mystérieuse éclosion sociale des temps futurs, en seront peut-être les poètes. C’est diablement ambitieux ce que je vous dis là, puisque j’opère justement dans cette partie. Mais j’ai, pour mon compte, tant de cheveux, qu’ils seraient un vain ornement à ma beauté naturelle, si je ne me passais un peu la main dedans. Et voilà, nous n’attendons plus que le bronze ! Quant au piédestal, soyez tranquille : on se le fera soi-même, parce qu’on n’est pas du Midi pour des prunes…

— Allons, bon ! encore une inauguration alors !… Eh ! bien, nous allons faire comme si ça y était, et vous allez nous dire, là, tout de suite, un poème… inédit ! Si vous ne le faites, nous vous déclarons… décadent.

— Vous, vous devriez briguer la députation… pour être, un jour, ministre !… Garçon un autre bock et de quoi écrire.

———

Lors, sous l’ombre fine de sa léonine crinière argentée, Clovis Hugues fit courir le calame. Bientôt, de blanche la feuille de papier devint noire, et j’allais — applaudissant à cette virtuosité — crier « assez ! » lorsque l’aimable et excellent poète, solennel, se leva et, d’une voix sonore, chantante et relevée d’une fine pointe d’accent provençal, lut :

RÉSURRECTION

Les jours, les mois, les ans s’écoulent comme une onde :
L’image de l’enfant que nous étions hier
N’y laisse, tant la vie est rapide et profonde,
Pas plus de trace, hélas ! qu’un oiselet dans l’air.
Tout croule. Un siècle pèse autant qu’une seconde.
Avril éclot à peine, et c’est déjà l’hiver ;
Le crâne décharné rit dans la tête blonde ;
La fleur des bouches s’offre au baiser froid du ver.
Mais le cher souvenir, feuilleté comme un livre,
Nous fait dans le passé tout doucement revivre,
Même quand nous touchons au sépulcre glissant ;
Et qui donc vous a dit que la Mort éternelle
Nous garde à tout jamais endormis sous son aile,
Puisque nous revivons encore en vieillissant ?
………………………………………………………

Et, tandis que, sincèrement émus, nous — nous, car des voisins avaient entendu ! — applaudissions chaleureusement, l’horloge tinta douze fois : nous avions raté la répétition générale de Brand. Alors, un instant, nous nous regardâmes avec dans les yeux, le poète, de la fureur, et moi, de la malice ; puis, nous partîmes d’un méridional éclat de rire, la bière et la conversation avaient été bonnes et nous eûmes te vague espoir que les lecteurs du Figaro ne s’en plaindraient pas.

Austin de Croze.

P.-S. — Une fort malencontreuse coquille s’est glissée au début du fragment inédit de M. Jules Bois que je citais samedi dernier ; ce n’est pas :

Tu dévoras mon cœur, ô Mage  insatiable !

qu’il faut lire, la Magie n’ayant rien à faire dans cette strophe vibrante, mais bien

Tu dévoras mon cœur, ô Muse  insatiable !

Et voici donc rétablie dans toute sa pure noblesse la pensée du poète un instant obscurcie par une simple petite erreur typographique.

———

Dans le prochain article, je répondrai brièvement à quelques-uns de ceux qui m’ont fait l’honneur de m’écrire au sujet de cette étude.

A. de C.

Gabriel Vicaire

Simple et vraiment poète parce que près des humbles, des amoureux, des croyants, le pur ciseleur des Émaux bressans, l’Heure enchantée, Fleurs d’Avril, Marie-Madeleine, À la bonne franquette, M. Gabriel Vicaire estime qu’il ne messied pas à un poète de parler poésie :

Excusez-moi, cher confrère et ami. Je suis dans un ̃pays où les communications sont fort difficiles, et votre lettre m’est arrivée avec quelque retard. Je m’empresse d’y répondre.

Mon opinion sur Mistral ? Ai-je besoin de vous la dire ? Je considère Mistral comme un très grand poète, un des plus grands sans doute qui soient à l’heure présente, non seulement en France, mais dans le monde entier.

Quant à la forme qu’il a cru devoir donner à son nouveau poème, « Le Rhône », je la crois possible en provençal, en français, non. Le provençal est une langue très fortement accentuée, et cela suffit à faire chanter le vers, à lui donner le corps et la mesure, l’harmonie dont il ne saurait se passer.

Il n’en est pas de même chez nous. Je n’irai pas jusqu’à nier l’accent tonique de la langue française ; il existe, cela est sûr, mais si faible, si peu marqué, si variable, si hésitant ! À lui seul, il est incapable de donner au vers sa forme accomplie ; il lui faut absolument le concours de la rime, tout au moins de l’assonance, qui, en certains cas, peut fort bien remplacer la rime, même avec avantage.

Je ne suis pas, en principe, l’ennemi déclaré de ce que vous appelez le « vers libre », le « vers décadent » ; si l’on est doué d’une extrême finesse d’oreille, d’une très grande délicatesse de touche, on en peut, à l’occasion, tirer d’excellents effets ; mais force m’est bien de reconnaître que, les trois quarts du temps, ce vers, ou soi-disant vers, n’est que de la prose rimée ou assonancée.

Le vers parnassien a sa beauté très noble et presque toujours très pure. Il tend à une perfection toute plastique, et c’est là le plus grand de ses défauts ; on peut lui reprocher je ne sais quoi de trop rigide, de contraint, d’étriqué parfois. La robe de la Muse doit être un peu plus flottante.

Donnons à ce vers, d’armature solide, plus d’abandon, de rêve, de grâce, de musique, de fluidité. Délivrons-le des dernières entraves qui pèsent sur lui ; envoyons-le en plein azur, donnons-lui des ailes. Secouons au besoin quelques-unes de ces règles de l’ancienne poétique, qui, quoi qu’on en dise, ont toujours eu quelque chose d’arbitraire, tout en nous gardant bien de lui enlever ce qui fait sa force et sa vie, en veillant pieusement sur l’essentiel, et le problème, ce me semble, sera résolu.

Telle, à mon sens, sera la forme future de notre poésie.

Le mouvement actuel, jusque dans ses pires aberrations et ne nous donnât-il jamais que des œuvres informes ou incomplètes, ne laissera pas d’influer à sa manière, et sérieusement, sur la versification française. Ce qu’il a apporté d’original et de vraiment neuf restera. Du reste, des inventions biscornues, des fantaisies baroques, des cocasseries sans queue ni tête, il ne sera plus question.

Vous me demandez enfin quelle influence la tentative de Mistral exercera sur la poésie populaire. Aucune, soyez-en sûr. Il y a longtemps que le peuple s’est accordé infiniment plus de libertés que Mistral n’en saurait prendre. D’ailleurs, je vous le dis en gémissant, la poésie populaire, la vraie, est bien morte, et je doute qu’elle renaisse jamais, sinon chez quelques lettrés.

À vous cordialement,

Gabriel Vicaire.

 

P.-S. — Voici, comme vous me le demandez, une très courte pièce qui ne fut publiée dans aucun volume ; elle exprime assez bien ma manière de faire dans les petits genres :

CHANSON

Quand la belle s’en fut au bois,
      Portait la rose
      À l’aube éclose ;
Quand la belle s’en fut au bois,
Portait la rose au bout des doigts.
En ses cheveux, branche de saule,
      Feuille d’argent
      Qui tremble au vent,
En ses cheveux branche de saule,
Rossignolet sur son épaule…
Quand la belle revint du bois,
      Adieu la rose
      Au soir déclose…
Quand la belle revint du bois,
Adieu la rose de tout mois.
À l’eau s’en va la verte branche,
      Le rossignol
      A pris son vol…
À l’eau s’en va la verte branche
À l’eau du soir, à l’eau si blanche !…
………………………………………

Et vous dites que la « Poésie populaire », salubre évocatrice du Beau absolu, vous dites que la Poésie populaire est morte !… Savez-vous bien, ô Vicaire, que vous allez, en votre modeste mélancolie, jusqu’au blasphème ?…

Non ! la Poésie populaire n’est pas morte encore puisqu’il reste au clair soleil de la vieille Gaule — en dépit des envahissantes brumes scandinaves — des aèdes de gloire comme Mistral et Verlaine, des jongleurs d’étoiles comme Silvestre, Tailhade et même Mendès, des trouvères de joie comme Ponchon, Courteline et Goudeau, des jardiniers de rêve comme Sully Prudhomme, Jules Bois (quand il oublie l’irrégulière et perverse Magie), Maurice Bouchor et vous-même !

Georges de Lys

Ce capitaine-poète dont le nom sonne comme une fanfare du xviiie  siècle écrivit des poèmes d’amour, des poèmes militaires aussi ; dans ses Idoles ou ses Tubéreuses comme en son D’Estoc ou de Taille, c’est toujours la même passion fringante, la même exubérance bien gauloise avec, dans sa dernière œuvre poétique, le Pardon (de Kain), un voulu de farouche révolte s’apaisant dans l’immuable et mâle (c’est son mot préféré) chanson des baisers. L’ayant rencontré usant d’un congé bienfaisant, nous lui demandâmes son opinion sur Mistral et la lutte poétique.

— Mistral, nous dit-il, c’est l’âme même des Latins, l’envolée joyeuse de l’alouette gauloise, la saine et robuste poésie de l’éternellement jeune idylle. Il est bien Français, quoiqu’il écrive en langue d’oc ; d’ailleurs, pourquoi celle-ci a-t-elle prévalu ?

— Sa nouvelle manière ?

— De première importance pour celui qui n’a que du talent, la Forme indiffère pour l’homme de génie. Aussi, la tentative nouvelle entreprise par le Maître de Maillane sera non seulement intéressante, mais sûrement belle. Le Génie qui inspira Mireille, Calendal, les Îles d’Or ne peut péricliter.

— Que dites-vous des petites escouades poétiques ?

— Que leurs essais furent souvent erronés ; cependant, ils ont eu le mérite d’inciter les poètes au culte de ce que la poésie doit avoir de coloré et de musical. Je suis persuadé qu’ils attendent beaucoup de la tentative de Mistral. »

Ayant dit, l’aimable Capitaine de Lettres ouvrit son portefeuille et en tira ce vierge sonnet :

Nous nous aimerons par-delà les mondes,
Égrenant sans fin, à travers les cieux,
En étoiles d’or, sur les nuits profondes,
Les pleurs que la joie oriente en nos yeux.
Des baisers rythmant le vol de nos âmes
Nous emporterons les échos à Dieu,
En les prolongeant, ainsi qu’un adieu,
Vers la Terre aimée où nous nous aimâmes.
Les pleurs répandus, les baisers vibrants,
Uniront les cieux aux mondes souffrants
Comme l’arc-en-ciel aux heures d’alarmes…
— Terre, nous gardons ton culte béni,
Car nous retrouvons, peuplant l’Infini,
L’air de nos baisers et l’or de nos larmes.

Est-il besoin d’ajouter que si le capitaine. de Lys subit joyeusement la prison du rythme et de la rime classiques, il répugne tout à fait à infliger la classique salle de police à ses hommes ? Eh ! ce n’est certes pas son moindre mérite…

Saint-Georges de Bouhélier

Nous ne pouvions continuer cette étude sans demander au chef des Poètes-Rois, au jeune et très érudit directeur de l’Annonciation ce qu’il pensait, lui, le poète libertaire qui prépare le Martyrologe anarchiste, de la tentative révolutionnaire de Mistral.

— Il y a eu trop longtemps contradiction entre un rythme et une émotion, nous dit M. de Bouhélier. Trop de jougs ont restreint, défiguré, asservi la pensée. Les jeunes gens qui osèrent hier une poésie libre et autochtone ne s’étaient point trompés, sans doute, car leur révolte fut consacrée par d’exquises, tragiques et merveilleuses œuvres. Je pense qu’Eurythmie, de Francis Vielé-Griffin, et les récents Villages illusoires, d’Émile Verhaeren, suffiraient à excuser et à glorifier une erreur, si le vers libre en était une.

» L’art accomplit aujourd’hui chez la plus jeune génération un retour admirable et évident vers la vie. Après les sentimentalités floconneuses et assourdies dont la fadeur nous éverva, voici que de très jeunes poètes installent une Beauté héroïque et concentrée. Dans ce sentiment, j’estime que, pour quelque instant, on va délaisser les cadences diaprées, pliantes, friables. C’est une chose assurée. Il ne faut point qu’un poète fasse retentir dans de dures trompettes mugissantes les bruissements doux de l’eau, des printemps, des fleurs. Mais le poète est lui-même cette pompeuse trompette qu’embouchent tour à tour les eaux et les fleurs : voyez mon Traité du Poète-Roi.

» Toute chose est balancée et sonne selon un rythme. Ce n’est point le poète qui crée le rythme (ainsi que l’a prétendu Mallarmé), mais c’est le rythme essentiel des choses qui scande et dirige le poète. Ainsi l’ont compris instinctivement les Verhaeren et les Griffin. Par là, ils sont admirables.

— Et Mistral ?

— Mistral incline à accepter ces théories. Son poème du Rhône devra donc bondir en phrases tumultueuses, rocailleuses, portant de hautes roches et des fleurs — comme un sauvage fleuve sous la foudre. Je pense que le chantre de Mireille oubliera près du fleuve superbe les légendes délicates de sa cigale, rissolant au soleil, pour bien laisser les ondes moduler et orchestrer d’elles-mêmes le poème qu’il traduira simplement, et d’autant mieux qu’il aura fait taire ses impressions propres. »

Si Mistral n’est pas satisfait de se voir ainsi conseiller, il faut avouer qu’il est bien difficile !

Austin de Croze.

Monsieur le comte Robert de Montesquiou-Fezensac et, en outre, M. Henri de Régnier avec, même, M. de Heredia.
Interview-Intermède poétique

Lettre-dédicace au comte de Montesquiou

Monsieur et cher Collaborateur,

Quand je vins vous interviewer sur le Vers libre, vous m’avez reçu de façon fort courtoise et m’avez, au surplus, donné — tout écrite — votre opinion ; me voici donc désolé pour vous si je fais, plus que de reportage, profession de franchise et d’impartialité. — D’ailleurs, pour vous, Monsieur, comme pour moi, c’est toujours la Foi qui sauve !…

Enfin, si je parais critiquer vos vers, pour l’homme de goût et d’intéressante causerie, pour le très érudit amateur que vous êtes, Monsieur, je professe et garde une entière, cordiale et respectueuse sympathie.

Vicomte Austin de Croze.
Ni l’or ni la grandeur
ne nous rendent heureux.

Prologue

VERSAILLES-VIROFLAY : la grille-octroi, au bout de l’avenue de Paris. Plein soleil. Arrive L’ENQUÊTEUR (sorte de Mazarin ou de Buffalo-Bill, déguisé en banal reporter).
Sur le seuil du « Pavillon-Montesquiou », un valet en livrée, fatidique comme l’infernale inscription de Dante, psalmodie à l’Enquêteur :

Si Monsieur veut bien se donner la peine d’entrer ?…

Scène première

L’ENQUÊTEUR, LE COMTE
Un petit salon au rez-de-chaussée : acajous, cuivres, pastels, aussi quelques meubles laqués. Le Comte — fine silhouette tenant du muguet, de l’abbé de cour, du dandy, du lieutenant de hussards et de l’artiste peintre affable, reçoit l’Enquêteur.
Préliminaires badins de conversation sérieuse. Le Comte, très sportif et fervent de la bicyclette, déclare que Hugues Le Roux monte à cheval comme un écuyer cavalcadour ; puis il s’avoue très gourmand et déplore que cela suffise à le faire taxer de corrupteur littéraire ; enfin, à propos des bals officiels d’Alger :

Le Comte, nostalgique.

Le bal de monsieur Tirman — ressemble à la Fête-Dieu, — j’ai négligé le firman — qui fait entrer en ce lieu… Si je fusse plus Birman je le croirais élégant2.

Scène II

LES MÊMES et, lumineuse toutefois, l’Ombre de MISTRAL farandolant sur un merveilleux portrait du Comte (par Whistler). Petit salon Empire, d’un goût charmant et suranné.

Le Comte, tout aux souvenirs.

Dans mes voyages, combien d’orages !

L’Enquêteur.

Que de naufrages !

Le Comte.

… Mais, au retour : au sein des fêtes, que de conquêtes !

L’Enquêteur.

Que d’amourettes ?

Le Comte, très talon rouge.

Mais sans amour… Si je déclame, c’est la réclame !

L’Enquêteur.

… Qui vous réclame ?

Le Comte.

Suave odeur ! Parcours de Rêve ! menant le rêve du rêve au Rêve…

L’Enquêteur.

Reisebilder  !… Mais, à propos d’Heredia, si nous parlions de Mistral !

Le Comte.

Voici.

(Il tousse légèrement et, lentement prononce :)

Mistral est un fleuve admirable de poésie qui mire en son cours chantant et nuance des rives sinueuses et fleuries, des sites peuplés et gazouillants, un ciel ensoleillé et sonore, plein de rayons, de rires et de rêves. Et c’est peut-être, en ce temps de poésie, d’instinct, plutôt brumeuse et languide, la plus distincte caractéristique de cette Muse de Mistral : la lumière et la joie. Lui-même le poète l’a bien exprimé dans sa chanson des Bons Provençaux, dont j’interprète librement ce couplet :

Quand le mois de mai fleurit
    Tout brûle de vivre.
Et quand le soleil sourit
    Chacun s’en enivre.
Nous autres bons Provençaux
Soyons les joyeux oiseaux
    De la Soleillade
    Et de la Maïade
(Le Comte s’interrompt pour cet aveu :)

Hein ? c’est joli ces deux mots tirés du provençal ?…

(Il continue :)

Le merveilleux bruissement parfumé qui s’exhale des grands poèmes de ce trouvère, comme d’un beau paysage crépitant et criblé de clartés, à l’heure de midi, vibre tel qu’un orchestre, lequel assimilerait parfois leur chantre à un Wagner sans trouble, dont Mireille serait le Lohengrin et Nerio ; le Maître-Chanteur. Oui, Mistral a du Maître de Bayreuth le retour du leitmotiv, l’art des énumérations familières et joyeuses, de noms ou de choses, l’instrumentation harmonieuse des voix simultanées de la foule ; et, à plusieurs reprises, dans son œuvre, tels tours de pensée spiritualiste et sublime sur la survie de l’amour des âmes, aux transports sensuels.

Et pour conclure hâtivement sur un sujet qui requerrait bien des pages, ce sujet de Mistral, il me semble un peu négligé dans une enquête dont il est le prétexte et l’objet, — que de pittoresques et poétiques expressions ait cours de l’œuvre ! Quel autre poème que « la Mort du Loup » se pourrait, par exemple, comparer à la fin du Vieux Moissonneur ?… Et le Blé lunaire, cette ballade à la Lune, sans le vif esprit de celle de Musset, combien n’est-elle pas plus exquise ! Voici, — non certes une version, mais une interprétation des premières strophes de cette enhanteresse mélopée, intraduisible au cours berceur de ces deux rimes tour à tour paresseuses et cristallines ; ce sont d’ailleurs les vers inédits que vous voulûtes bien me demander :

LE BLÉ LUNAIRE

La Lune mi-pleine
    Dévide
    Sa laine.
On entend au loin
L’onde qui gazouille
Tourbillonne et mouille
La Tour du moulin.
La lune livide
    Dévide
    Du lin.
Le rieur ruisseau
Reflète la lune
Qui dans la nuit brune
Jette son réseau.
La lune mi-pleine
    Dévide
    Sa laine.
Dans les arbres verts
Folâtrent les lièvres
Et sur les genièvres
Sifflent les piverts.
La lune livide
    Dévide
    Son lin.
Dressée au déclin
De sa noire borne,
La chouette morne
A l’œil cristallin.
La lune mi-pleine
    Dévide
    Sa laine.
Les chauves-souris
Font leur promenade ;
À la cantonade
Les chiens font leurs cris.
La lune livide
    Dévide
    Du lin.
……………………………
(L’Ombre de Mistral, muette toujours, se résorbe dans les rais du soleil.)

Scène III

LES MÊMES ; puis, d’un exquis portrait de Sarah Bernhardt surgit, tel le génie familier du Comte, LA MUSE DES POÈTES.

L’Enquêteur.

En vos paroles, comte, la rime fut d’accord avec la raison ; mais le poème sans rime ?

Le Comte.

Voici…

(Il tousse légèrement et, lentement, prononce :)

Mistral inaugure un poème sans rime. Il est de ces dieux auxquels on peut dire que leur vol onté soit faite. La question en elle-même n’existe guère. Les rimeurs ont fait leurs preuves de chefs-d’œuvre. Les chemins sont ouverts à la rime assonante que l’auteur desPoèmes Saturniens déclare ne pas aimer.

… F. de l’aimable et fi de la lie !
Et je hais toujours la femme jolie,
La rime, assonante et l’ami prudent.

Entre plusieurs qui y excellent, M. de Régnier a supérieurement enseigne d’exemple (et bien que ses vers réguliers me semblent préférables) qu’on pouvait produire de nobles et charmants poèmes, aux gracieuses idées, aux images neuves, aux vers précieux, sans toujours les rimer.

Je m’en tiendrai quant à moi, sur ce propos de la rime, au sentiment de Jacques Pelletierf, dont M.  Alphonse Daudet nous scandait, l’autre soir, expressivement, la jolie pièce de l’Alouette : « Il faut, profère gentiment ce poète du seizième siècle —  que je dise cela de moi, que j’ai été celui qui plus ai voulu rimer curieusement, et suis content de dire, superstitieusement. Mais ainsi, est-ce, que jamais propriété de rimes ne me fit abandonner propriété de mots ni de sentences. » N’est-ce pas concluant et bien dit ?

Non, la rime ne nuit point au rythme, qui lui-même ne gâte rien à la rime.

Quelle meilleure preuve que le surprenant et délicieux poème de M.  Dierx, un des plus parfaits poètes de ce temps et de bien des temps ? Je veux dire l’Odeur sacrée, pièce prosodiée ainsi qu’un chant de Virgile ; en laquelle l’auteur s’est fait une loi et un jeu de prouver et trouver les souplesses de notre langue, et son pouvoir, de par l’allitération (naïvement et souvent niaisement reprochée à de moins audacieux), de babiller en dactyles et s’alourdir en spondées, lutter enfin avec le latin et finalement, l’emporter sur lui, avec en sus l’avantage triomphant des tintinnabulantes rimes.

(Mais une voix d’or tintinnabule ; c’est la Muse des Poètes qui s’éjouit.)

La Muse ; ton aussi vague qu’un poème de Mallarmé ou qu’un dessin d’Angrand :

— Rouge, impair, passe et manque !̃
J’ai fait sauter la Banque !…
…………………………………………
(Stupeur du Comte et de l’Enquêteur ; la Muse, n’est pas Sarah, mais bien Liane de Pougy.)

L’Enquêteur, en aparté.

Bah !… Liane ou Sârah, plante ou sable, nous sommes toujours dans l’exotisme !…

(Exeunt.)

Scène IV

LES MÊMES ; L’AMI DU COMTE ; puis M. HENRI DE RÉGNIER
Après avoir admiré un fumoir subtil, une salle de bain aimable, une chambre exubérante de coloris, où rampe un lit-chimère, ils sont descendus à la salle à manger, laquelle très dining-room.
Un élégant gentleman, clairement vêtu, s’approche, souriant. Le Comte fait les présentations.

L’Ami, à l’Enquêteur, fort aimable, et désignant le Comte ; voix et accent des chaudes Espagnes.

Mon ami a grand talent ! « Il mérite bien, pour son interview, autant de lignes que Clovis Hugues3. »

Le Comte.

Aussi vais-je répondre à la dernière question de M. l’Enquêteur :

(Il tousse légèrement et, lentement, prononce :)

Quant aux Écoles, ne pourrait-on pas dire qu’elles ne font que des écoliers, et que les vrais maîtres sont les esprits avant tout conscients et respectueux des trésors acquis par un langage et par un art ? Ceux-là, loin de vouloir tout remette en question et troubler de fond en comble, se contentent de joindre un jonc de plus à la syrinx, et de faire moduler a la gamme éternelle un accord jusque-là inentendu et d’une plus ineffable mélodie.

(Un silence approbateur. Soudain, féeriquement vêtu d’une chlamyde : ayant appartenu à M. Mendès (ou peut-être à Ephraïm Mikhaëlg) ; d’une loque, encore superbe ayant, jadis, servi de manteau à M. de Heredia coiffé, d’un pétase qui fut propriété de M. Maeterlinck, et chaussé de sandales qui furent celles de Théocrite, M. HENRI DE RÉGNIER s’avance, s’essayant à la solennité académique.)

H. de Régnier.

Serviteur, messieurs !… Si vous voulez mon opinion sur le Vers libre et sur Mistral, la voici décisive :

(Il tire un « petit bleu » de sa besace.)

Je n’ai jamais lu Mistral que dans ses traductions que j’aime à croire inexactes. Quant au fait qu’il écrira le Rhône en vers libres, cela doit vivement intéresser entre Avignon et les Saintes-Maries. La poésie future sera peut-être provençale, mais la contemporaine semble plutôt représentée par Vielé-Griffin ou Verhaeren que par Batisto Bonnet4. Dixi !

L’Enquêteur, avec un sourire pincé.

N’ayant ordinairement lu et entendu M. de Régnier que dans ses propres traductions, je veux bien croire que sa pensée est encore une fois trahie dans ce télégramme, comme elle le fut dans Gardienne et dans certains poèmes d’Aréthuse

H. de Régnier.

Monsieur !…

L’Enquêteur.

Et je ne puis que le regretter, M. de Régnier ayant assez de talent et de personnalité pour se passer de snobisme, même scandinave.

(Pour calmer la colère croissante de l’Enquêteur et de M. de Régnier, on les emmène au jardin.)

Scène V

LES MÊMES : ROZALÈS ; puis ARSÈNE ALEXANDRE en tournée d’inspection de Musées et GEORGES RODENBACH qui vient se documenter pour écrire « Versailles-le-Mort ».
Dans le jardin-jardinet, miniaturisant les jardins du Roy jusqu’aux jardinets de Yeddo, le petit « tour du propriétaire ». — Par les plates-bandes, fuites d’un chien du Nippon et d’une blanche chatte d’Alep. — Sur l’avenue, passe — bicyclettement culotté d’albe calicot et coiffé d’une rouge chéchia — Rozalès, le marchand de nougat.

Rozalès.

Ça, bono nougat di sérail, Moussié ! Ti veux nougat ?

(Le crissement d’un tram (Louvre-Versailles) semble susurrer sur un rythme plaintif l’ode chronique d’Ajalbert à Montesquiou : « Très peu d’angélique et beaucoup de nougat Beaucoup de nougat, et très peu d’angélique. »)

Le Comte, affable.

Je n’ose vous offrir ; ne serait-ce corruption ?

L’Enquêteur.

Je paie, (à part) donc je suis !

(Le marchand est appelé, il vend à chacun une barre de nougat sur l’enveloppe de laquelle on lit ce quatrain :)
Toujours mêmes souris, toujours mêmes chagrins :
                     Il faut souffrir pour être
Grains de sel dans les pleurs pareils ; et même grain
                     De sable dans l’urèthre5.

L’Ami, furieux.

Plagiaire ! Faussaire ! Voleur !

Rozalès.

Ma, Moussié, ça deux sous, ça y a n’a pas cherrr !…

Le Comte et l’Ami, ensemble.

Mais ces vers-là ?

Rozalès.

Ça, c’y moi qui a écrit. Bono poète, moi, Moussié ; moi li Sarrazin di Constantinople !

(Le malheureux est chassé ; Arsène Alexandre le traite d’« amateur » et Rodenbach de « professionnel ».)

Rozalès, de loin, narquoisement fataliste.

Trop de chants de coq
      Dans la bicoque !
Trop de braîments d’ânes ;
      Dans son dedans ;
Des coups de sonnette,
      Sous mon bonnet ;
Des abois de chien
      Quelle hygiène6 !
(Stupeur sur tous les visages… — Horreur ! on s’aperçoit, trop tard, que le marchand de nougat n’est autre que Jean Lorrain qui a voulu témoigner de son admiration pour les reisebilders du comte de Montesquiou !)

Scène VI

LES MÊMES ; FOULE ÉLÉGANTE ; UN ANARCHISTE au loin.
Voici que le mail de Gordon-Bennett dépose à la grille du pavillon habits noirs et toilettes claires. Le Comte va recevoir plusieurs « professional beauties », nos principaux amateurs et quelques écrivains : MM. de Goncourt, Gustave Kahn, Octave Mirbeau, Tybalt, Bauër, Ponchon, E. Lepelletier, etc.
Élégant tournoi d’amènes reparties ; lawn-tennis d’amateurisme et de professionnalisme.
Puis, au loin un Anarchiste, d’une voix murmurante et mourante, selon le rythme du jet d’eau dans la vasque :

Tu te crois seul et sans disciple,
Mais tu n’as pas vu s’approcher.
Le menu galopin multiple
Aux jambes couleur de rocher ;
Et qui, voyant que tu ne tues
Rien… peu à peu s’avancerait,
Comme les petites tortues
Du doux lac de Génézareth7 !…

Apothéose

LES MÊMES ; Mme DESBORDES-VALMORE, M. DE HEREDIA ; UN ANGLAIS
Le ciel, malade — sa teinte verte, de crépuscule en témoigne — vomit le soleil par-delà l’horizon. — Emy les plates-bandes glisse l’ombre de Marceline Desbordes-Valmore qui tresse une couronne faite d’hortensias, d’ailes de chauves-souris et de soucis ; elle en adorne le chef des Odeurs suaves. — « Mauves » trémolos de courlis et de « vieux » rossignols. M. José Maria de Heredia, vision de calme, belle et impeccable statue, funéraire, mime froidement l’enthousiasme.

M. de Heredia, il s’écrie (en vers libres !) :

           Pour le nerveux et l’énervant
(Bien plus fameux par les excès de son talent),
           Allez, Ariel et Caliban
           — Vous les fourriers, les fourrageurs,
           Dogmatiques et gouailleurs
           De cette Muse vagabonde —
           Allez proclamer par le monde8 !
           Le beau talent de Montesquiou,
(Il réfléchit un instant.)
           Oui, du comte de Montesquiou !

Tous.

Vive Robert de Montesquiou !

(Un lointain écho, là-bas. Puis, scandalisé, un Anglais, déambulant sur l’avenue, clame le mot de la fin.)

« Shoking ! »

Austin de Croze.

N.-B. — Tous les passades écrits en italique, mis dans la bouche du Comte, nous furent donnés, avec la meilleure grâce du monde, par M. de Montesquiou.

Jean Moréas

Qui ne connaît l’ardente personnalité de M. Jean Moréas, l’un des chefs du Symbolisme de la jeunesse contemporaine (et des Écoles) ? Sa silhouette de reître et de Palikare parisianisés s’est imposée pour le moins autant que ses démêlés fraternels avec Verlaine et Tailhade, dédaigneux avec René Ghil, féroces avec les « Scandinavistes » ; il est donc inutile de présenter ici M. Moréas qui, d’ailleurs, sut maintes fois, et très heureusement, prendre ce soin, soit dans des manifestes, des lettres ou des discours fort lyriques, soit — ce qui fut mieux encore — dans des livres où les outrances ne firent jamais oublier son très noble et parfois si intense talent : les Syrtes, les Cantilènes, le Pèlerin passionné, Ériphyle, etc.

Voici donc la lettre que nous adresse le chef de l’École Romane, cette école qui veut, par des archaïsmes de forme, de mots et de symbole, continuer la tradition gréco-latine dont se réclament le centre et le midi de la France :

Je vais tâcher, monsieur, de répondre aux questions que vous voulez bien me poser.

Je pense qu’il faut tenir M. Frédéric Mistral pour un grand poète ; je ne saurais, néanmoins, préciser mon opinion, n’ayant que de trop faibles lumières en fait de poésie provençale. Et quant à son vers de dix syllabes non rimé, M. Mistral a fort bien expliqué qu’il n’avait rien de commun avec ce qu’on appelle aujourd’hui le vers libre français. J’ai composé, et l’un des premiers, autrefois, un grand nombre de ces vers libres, mais je suis revenu, dans mes derniers ouvrages, à la versification classique, à laquelle j’accorde maintenant l’avantage. Le vers libre ne manque pas, à la vérité, de certaines beautés ; il n’est pourtant pas, à proprement parler, le vers lui-même.

Il n’est qu’une sorte de compromis entre le vers et la prose, et voici, je crois, le moment de nous méfier de ces bâtardises. Sophocle, d’ailleurs, et Virgile, et Dante et Racine, et La Fontaine, et jusqu’à Homère, tous ces grands poètes n’ont-ils pas donné, comme forme à leur inspiration, des rythmes connus et pratiqués bien longtemps avant leur avènement ? Et sans vouloir médire des innovations rythmiques, je soutiendrai qu’une trop brusque nouveauté en la matière comporte fatalement une part de barbarie. Je ne ferai même pas, en ce cas, d’exception pour mon maître Ronsard, le plus inspiré mais non le plus parfait, ni le plus poli de nos poètes. Nous devons, certes, remercier le grand Ronsard de nous avoir tracé, même à ses dépens, la route inconnue de la véritable poésie lyrique ; mais puisque nous avons le bonheur de pouvoir suivre l’exemple d’un Racine et d’un La Fontaine, ne nous entêtons pas à bouleverser l’ordre de la beauté, et gardons-nous de l’ambition de plaire un instant à quelques personnes d’un goût bizarre. Ainsi, les nouvelles écoles poétiques sont-elles, en effet, susceptibles de railleries ; cependant, malgré les calamités qu’elles apportent dans notre littérature, elles ne méritent pas d’exciter la verve de quelques parnassiens qui en sont plus responsables qu’ils ne le pensent.

Mais, venons à un point plus important que toutes ces questions de métrique, je veux parler du style et de l’essence de l’œuvre poétique. Il me paraît que dans ce qu’on appelle les nouvelles écoles, lesquelles, soit dit en passant, n’ont rien rénové, n’étant que la conséquence immédiate des erreurs romantiques et parnassiennes, le style semble beaucoup plus répréhensible que le fond lui-même. C’est sur quoi l’on pourrait faire plus d’une réflexion utile, pourtant le cadre de cette lettre s’y refuse et je ne dirai qu’un mot du reste.

Pour tout homme sachant ce que c’est que l’art, il n’y en a qu’un, c’est l’art gréco-latin. Voyez Shakespeare et Goetheh, tout barbares qu’ils sont par la race, ils s’efforcent de profiter, chacun selon ses moyens et les exigences de son temps, des modèles romains et grecs. Ils ont bien fait, eux, de s’ingénier à régler leur tempérament, autant qu’ils le pouvaient, suivant la belle ordonnance gréco-latine.

Mais le poète français, qui serait risible de vouloir emprunter le tempérament d’un Saxon ou d’un Germain, ne saurai rien leur emprunter, un art saxon ou germain n’ayant jamais existé.

Enfin, pour conclure, et puisque vous voulez que nous parlions de l’avenir de la poésie française, mettons que la poésie française ne peut continuer d’exister qu’autant qu’elle respectera sa propre tradition. Cela ne l’empêchera point d’être moderne, tout au contraire. J’ajouterai qu’une nouveauté inconsidérée fera toujours dire, ainsi que cela arrive déjà des romantiques, qu’il est fâcheux que des gens qui avaient tant d’esprit en aient fait un si misérable usage.

Jean Moréas.

Ainsi, voilà qui est net — et nous ne saurions trop l’en féliciter — M. Moréas, véritable pèlerin passionné, parti des ̃classiques, revient aux classiques, mais avec une volonté de classicisme épuré, agrandi, progressiste ; de son voyage vers les sables lumineux du symbole — où le Mirage remplace trop souvent, hélas ! les rives enchantées d’une « saine » et « vraie » Arabie heureuse — du moins il aura gardé les éblouissements ; nous en aurons, du reste, bientôt la preuve dans une tragédie (Iphigénie) dont il ciselle les derniers vers et qu’il va bientôt faire paraître.

Raymond de La Tailhède

Après le maître de l’École Romane, voici l’élève, M. Raymond de La Tailhède, qui, dans la Métamorphose des Fontaines, sut modernement prouver que le génie français pouvait avec charme s’astreindre aux épopées rustiques (et en tapisserie, un peu) de l’Hellade. M. Henri de Régnier, qui se juge poète plus intéressant et populaire que Mistral et… les autres, a bien emboîté le pas à M Moréas, créant ainsi, en poésie, une sorte de mode hellénique ; aussi, nous plaît-il de saluer en ces deux poètes (qui, sans doute, se croient ennemis), MM. De La Tailhède et de Régnier, un louable souci de clarté, de pureté et de calme, chose plutôt rare en les jeunes écoles.

Monsieur et cher confrère,

… Puisque vous me faites l’honneur de me consulter, je vous parlerai, si vous voulez, de l’École Romane plus spécialement ; et ce sera une sorte d’application des principes énoncés par M. Jean Moréas, mon maître… Vous vous souvenez de l’émoi causé par la publication du Pèlerin passionné. Tout le monde avait vu dans le succès retentissant de cet ouvrage une victoire du Symbolisme, et l’auteur lui-même partagea un instant cette illusion.

Mais M. Moréas n’a pas tardé de s’apercevoir que l’initiative de son génie l’avait porté plus loin qu’il ne le pensait, et que, si les plus anciens poèmes du Pèlerin passionné pouvaient être encore considérés comme émanant du symbolisme, les plus récents étaient véritablement la condamnation irrévocable de cette esthétique.

C’est alors que M. Moréas, se séparant ouvertement de ses anciens amis, institua l’École Romane.

Je sais combien on a abusé de ce mot d’École, qui fournit toujours aisément de quoi rire à quelques censeurs, trop prompts à se déclarer. Nous pouvons pourtant affirmer que, depuis que l’esprit des hommes s’exerce aux arts et aux lettres, ils se sont naturellement groupés en Écoles. (Et, fort brillamment, M. de La Tailhède fait l’historique des écoles poétiques, de Ronsard au parnassisme et au symbolisme, gardant toute son admiration pour la véritable école de bonne poésie, celle qui avait pour disciples La Fontaine, Boileau, Molière et Racine.) … Ainsi donc, en art comme d’ailleurs en philosophie et en tout le reste, il n’y a qu’École ; et quant à ceux qui se donnent le titre d’individualiste, ils ne prouvent rien, sinon peut-être la crainte qu’ils ont de ne pas être le premier de la leur.

Mais revenons à l’École Romane. Elle dit : 1º Que depuis la Renaissance la poésie française n’a donné d’ouvrages parfaits qu’autant qu’elle a respecté ses qualités de race et ses traditions gréco-latines ; et qu’à certains moments, comme sous Louis XIII, par exemple, et pendant le Romantisme et sa suite, ces traditions ayant été, ou corrompues ou même abandonnées, plusieurs talents fort respectables avortèrent. — 2º Que la langue française, ayant perdu progressivement de ses qualités, menace de se détruire ; qu’il est nécessaire d’y remédier et que, seule, l’étude constante, mais faite avec discernement, des belles œuvres du xvie  siècle, jointe à celle des chefs-d’œuvre du xviiie et appuyée sur les modèles de l’antiquité, est capable de nous sauver de la barbarie.

Tels sont, en résumé, les principes de l’École Romane, et les écrivains qui la composent les ont déjà affirmés par l’exemple ; ainsi les dernières œuvres de MM. Jean Moréas, Maurice du Plessys, Ernest Raynaud, Maurras, et quelques récentes dissertations de M. Hugues Rebell… Certes, nombreuses et diverses sont les objections qu’on leur adresse… D’ailleurs l’art classique eut à essuyer de tout temps les mêmes reproches, dans lesquels il n’est pas sans agrément de voir l’ignorance et le pédantisme se rencontrer sans cesse. Parmi ces reproches, il y en a qui regardent les louanges dont nous flattons nos amis ; je n’y répondrai qu’en détachant, puisque vous me demandez si gracieusement quelques vers inédits, un passage de ma nouvelle Ode à Maurice du Plessys :

Certes ta main hardie a formé ta couronne
Et Pinde, par ton œuvre, est sans ombre à moitié,
Mais sur tous les lauriers on aime ceux que donne,
Compagne de la joie, une douce amitié.
Du Plessys, aussi loin que la gloire te porte,
Si loin que du vulgaire aille aussi mon chemin
Menteuses ne joueront les cordes d’autre sorte
Que je fais aujourd’hui selon le bruit thébain.
Telle aux nocturnes cieux la fortune est égale
Des enfants de Léda, race de Jupiter,
Dont fut l’affection après l’heure fatale,
Tracée en double signe au-dessus de la mer.

Je m’aperçois, monsieur, que cette Ode, tronquée de la sorte, perd, tout intérêt et je crains que, pour avoir voulu vous plaire, je ne fournisse de nouvelles armes à nos nombreux détracteurs : les symbolistes et autres soi-disant novateurs, les Parnassiens et la queue de cette École, louant Racine et La Fontaine, mais beaucoup plus de la bouche que du cœur. Pour les critiques d’origine universitaire, je soupçonne que si nous leur causons tant de déplaisir, c’est qu’ils n’entendent plus le classique. Et puis, songez donc, qu’ayant versé dans la littérature journalière, leur plus grande peur c’est de passer pour des pédants un peu lourds. Aussi renouvellent-ils une certaine fable, bien connue, de La Fontaine, et, sans égaler en rien la désinvolture canine, ils perdent toutes les solides qualités de l’autre honnête animal, à qui vous me permettrez de les comparer, puisque le plus grand poète de l’antiquité n’a pas hésité de se servir d’une pareille comparaison à propos d’un de ses plus illustres héros.

Veuillez agréer, monsieur et cher confrère, l’expression de mes meilleurs sentiments.

Raymond de La Tailhède.

Cette lettre, si complète en ce qui concerne l’École Romane (que de méchantes langues affectent de dire négligeable, en ce qu’elle ne compterait que le maître et… l’élève !), finit par une si plaisante boutade que nous voici dans l’obligation de donner la parole à — Universitaires, réjouissez-vous ! — un Professeur de poésie !… nous disons bien un pro-fes-seur de poésie : après tout, il y a bien des professeurs de patinage et de bicyclette !

Emmanuel des Essarts

En cette étude nous avions donc omis… l’Université de France !

De son bureau de Doyen de la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand, M. Emmanuel des Essarts s’est chargé de nous faire regretter cette omission, et c’est en qualité de « professeur de Poésie » qu’il veut bien, spontanément, nous adresser cette lettre :

Je me crois autorisé doublement à prendre part à votre consultation littéraire, en qualité de parnassien de la première heure et de professeur de poésie française. Seulement je glisserai sur l’incident de Mistral et du « vers blanc » pour insister sur le chapitre plus général du prétendu « vers libre ».

Certes je n’ai pas grande confiance au vers blanc, cependant je crois assez au génie et aux dons rythmiques de mon vieil ami Frédéric Mistral pour estimer qu’il tirera bon parti de cet instrument douteux.

Mais l’essentiel, c’est d’émettre pour la première fois un avis raisonné sur la question du « vers libre », qui n’a été jusqu’ici soutenu que par des arguments inconsistants ou rejeté que par des répugnances irréfléchies et purement sentimentales.

En principe j’aime les « jeunes » et ne suis pas contraire à l’idée maîtresse du Symbolisme qui me paraît juste et qui, en fait de poètes, a produit un prosateur de premier ordre, un second Villiers de L’Isle-Adam, M. Henri Mazel. Je ne suis pas même hostile au « vers libre » de parti pris, mais pour des motifs tirés de l’histoire de la langue et de la prosodie française. Ce n’est donc pas l’innovation qui me rebute. Adhérent d’un groupe qui fut novateur à sa date, avec mes camarades François Coppée, Catulle Mendès, Léon Dierx, Sully Prudhomme, Armand Renaud, Silvestre et Mérat, groupe qui certainement entraîna ses maîtres Banville et Leconte de Lisle tout autant qu’il les suivit, je recherche et j’aime la nouveauté, pourvu qu’elle s’accorde avec la tradition grecque et gallo-latine, avec l’euphonie et l’eurythmie, comme dans les réformes d’André Chénier, des Romantiques et des Parnassiens.

Ce que je reproche formellement au « vers libre », c’est de n’être pas un vers réellement libre, comme dans l’Agésilas et la Psyché de Corneille, l’Amphitryon de Molière, les Contes et les Fables de La Fontaine dont les décadents ou symbolistes se recommandent à tort, mais un vers disloqué, déséquilibré. Ce dont je l’accuse, c’est de n’avoir aucun antécédent au cours de notre poésie française, depuis les origines jusqu’à nos jours… quand a-t-on vu chez nos aïeux, à un moment quelconque, des vers de 14, de 15 et même de 17 pieds ?

En réalité, les vers « libres » de MM. Laforgue, Kahn, Vielé-Griffin ne sont que des lignes de prose arbitrairement allongées ou raccourcies et terminées par des à-peu-près de rimes et des assonances qui nous ramènent au berceau comme aux langes de la ̃poésie.

J’établis cependant quelques exceptions pour MM. Henri de Régnier, Adolphe Retté, Stuart Merrill, Ferdinand Hérold, qui sont des poètes de race et de vrais artistes, mais dont cette prosodie boiteuse entrave à tout moment la marche et brise le vol. D’ailleurs tous les jeunes gens ne sont pas enrôlés dans cette ligue antimétrique. En quoi l’observance de la prosodie traditionnelle a-t-elle pu nuire au talent de MM. Gayda, Tailhade, Goudeau, Jean Lorrain, de Guaita, Fuster, Hollande, Marc Legrand, F. Jeantet, Maratuech, Le Goffic, Henry Béranger, Sabatier, Le Cardonnel ? J’en pourrais citer dix encore qui, pour être restés fidèles au génie de la langue, aux exigences de l’œil et de l’oreille, à l’harmonie et à la raison rythmique, n’en sont pas moins des poètes de talent et plus sûrs de leur avenir dans l’histoire de la poésie française que ce petit nombre d’inharmonistes qui font des vers comme le héros de Huysmans faisait toute chose, « à rebours ».

Emmanuel des Essarts.

Diable ! monsieur le professeur, serait-ce une pierre lancée dans le jardin japonais de « l’Amateur » ?… Au surplus, vous avez raison, ô brigadier de la gendarmerie poétique ! Et c’est là tout ce que nous pouvons ajouter aux choses que vous avez pris soin de dire sur vous-même.

Austin de Croze.

Robert de Souza

Le poète, très distingué lui aussi, des Fumerolles, l’enragé chercheur du Rythme poétique où l’on retrouve avec plaisir toute la saveur des Modestes Observations sur l’art de rimer de Clair Tisseur, M. de Souza nous envoie cette savante consultation :

Cher Monsieur,

Vous me demandez mon opinion sur l’Évolution poétique, sans plus. Cela me sera difficile en quelques mots. Pour des raisons diverses, et souvent peu louables, les uns et les autres ont fort embrouillé la question. On a, comme toujours, eu peur de voir clair, parce qu’on n’a pas su être désintéressé.

Mais en dépit des poètes — et des autres — les œuvres multipliées ont grandi. La poésie novatrice prend de jour en jour une plus juste conscience d’elle-même et, malgré les ̃« néo-classiques » ou les « romans », elle reste synthétique et symboliste (ce qui est tout autre chose qu’allégorique, quoi qu’en dise le chimiste Strindberg). Les mots ne signifient rien, ce sont toutefois des étiquettes utiles, et par celui de « symboliste » autrement mieux fait que ceux de « parnassien » et de rime « romane », le nouveau poème nous oblige à entendre : l’unification indissoluble des divers aspects de notre émotion et de notre vision simultanées, soit dans l’éclair d’un cri lyrique, soit sous le voile d’un mythe transparent. C’est ce que, selon l’ancienne poésie, on éparpille par petites touches picturales où l’on étale en déclamations raisonnantes, en morceaux d’éloquence. Les termes « condensation et suggestion » analysent le mot symbole ; ils restent la devise de la poésie nouvelle, celle des artistes les plus opposés de M. Francis Vielé-Griffin comme de M. Gustave Kahn, de M. Henri de Régnier comme de M. André Gide, de M. Saint-Pol-Roux comme de M. Maeterlinck, de M. Albert Mockel comme M. Verhaereni, etc.

On a voulu confiner cette rénovation dans les brumes et dans les neiges. Le symbolisme n’a pas de délimitation ethnique. Il est aussi bien du Midi que du Nord. Mais il n’est pas plus gallo-latin que scandinave. L’appellation de « métrique », chère à M. Charles Maurras, peut être, politiquement, judicieuse ; elle n’a pas plus de sens pour le poète que pour le philosophe.

Quant à la technique, malgré les manœuvres d’arrière-garde des vieux grognards parnassiens, elle atteint d’année en année la logique liberté. Ce qu’on appelle, faute de mieux, le « vers libre » élargit, par chaque œuvre nouvelle, sa conquête. Désormais les poètes n’auront plus à être jaloux des musiciens ou des peintres : chacun pourra vraiment crier sa forme. On n’est pas loin de s’entendre sur les lois fondamentales ; on y obéit d’instinct. Il suffit de n’avoir pas l’air de les connaître : — éclairer sa lanterne n’est plus d’un artiste. On croit ajouter un symbole en se cachant derrière les doigts. Le progrès à réaliser, cependant, est dans un souci plus scrupuleux de cette forme individuelle : on commet encore trop de fautes contre soi-même.

Telle est mon opinion hâtive.

Bien à vous.

R. de Souza.

Et voici, de l’acharné grammairien de la nouvelle poétique, un petit poème, Rose brisée :

Elle dormait en des limbes d’enfant !
Avec des rêves extravagants
         Qui lui simulaient quelque vie…
Mais ses volets étaient ouverts !
Et l’amour la surprit doucement
De sa matineuse lumière,
Insinuant la clarté de la vie
Sous les cillements d’or des paupières.
…………………………………………

Louis Dumur

M. Louis Dumur, dont plusieurs poètes de l’art le plus opposé nous dirent grand bien, a fait jadis pour un grand almanach un cours complet de prosodie en cent lignes ; aussi lui avons-nous demandé une lettre. La voici :

Monsieur et cher confrère,

… « Les Poètes modernes ont introduit la plus grande liberté dans la versification. Ils usent, suivant leur goût, de tous les éléments de cadence qui sont fournis par le langage. Aux quantités syllabiques classiques, à la césure et à la rime, ils ajoutent : 1º les quantités de neuf, de onze, de treize syllabes et au-dessus ; 2º l’accent tonique ; 3º les longues et les brèves ; 4º l’assonance ; 5º l’allitération. La variété des vers modernes est infinie, puisque les poètes ne se soumettent plus à des règles fixes et qu’ils ont à leur disposition une prosodie beaucoup plus riche. »

Si l’on part de ce principe, en effet, que ce qui distingue le vers de la prose, c’est la mesure, il suffira de prendre une mesure quelconque, parmi celles qui sont possibles dans une langue, pour constituer un langage poétique.

Or, outre les trois mesures classiques du nombre syllabique, de la césure et de la rime, le français est susceptible de plusieurs autres, et l’accent tonique, l’assonance ou l’allitération peuvent aussi bien servir d’élément prosodique que la quantité syllabique ou la rime.

À coup sûr, il faut une mesure, puisqu’il n’y a pas de vers sans mesure ; mais il est bien juste de laisser le poète libre de choisir celle qui lui convient, et de ne point l’enserrer dans le cercle de fer d’une forme qu’il n’aura ni inventée, ni voulue.

Je suis pour qu’on laisse liberté absolue au poète. Si je me suis servi d’une prosodie basée sur l’accent tonique, ce n’était pas pour l’imposer, mais simplement pour mettre en valeur un élément prosodique que l’on avait négligé jusqu’ici, et, plus simplement encore, parce qu’il me plaisait plus que tout autre comme forme prosodique. Liberté en tout et pour tous ! Les poètes de talent en seront plus à l’aise et ce sera dorénavant un signe de faiblesse que d’avoir besoin de couler ses produits dans un moule créé par d’autres.

Quant à savoir comment on pourrait créer en français un vers blanc aussi beau et aussi solide que l’ancien alexandrin, c’est une question qui exigerait un examen assez long…

Le danger du vers libre, lorsqu’on le dégage de certains éléments prosodiques, sans remplacer ceux-ci par d’autres, c’est l’acheminement insensible vers la prose. La trop grande dispersion de la cadence amène facilement sa ruine. Or, un vers — ou un groupe de vers ou un poème — sans cadence sensible n’est plus un vers, ou ne le paraît plus, ce qui est la même chose.

Voici quelques vers inédits, ils sont encore plus « harnachés », prosodiquement, que des vers classiques, puisque la quantité syllabique et à la rime ils ajoutent l’accent tpnique distribué régulièrement.

LE PHÉNIX

Phénix ! où pris-tu l’âme d’être seul au monde ?
Seul ! Y fus-tu sensible à cette dignité ?
As-tu souffert de ce fatum immérité ?
As-tu joui de cette grâce sans seconde ?
Et si tu parcourus d’un vol précipité
L’Égypte claire en quête avide d’un semblable,
Et que ne le trouvant du Nil aux mers de sable,
Ni des tombeaux aux obélisques des cités,
Tu fus certain du sort et de ton unité
Fut-ce, vibrant au ciel, un rouge cri de gloire ?
Ou, lamentable essor, une ample plainte noire
Qui s’exhale de toi, Phénix-divinité ?

Je vous prie, mon cher confrère, d’agréer l’assurance de mes meilleurs sentiments.

Louis Dumur.

Austin de Croze.

Charles Morice

Parmi les jeunes qui donnèrent les plus sérieux espoirs pour ce que Paul Adam et René Ghil appellent le « merveilleux devenir », il faut citer en première ligne M. Charles Morice, dont l’ouvrage de sûre critique, la Littérature de tout à l’heure (après une étude fort attachante, « Question d’Esthétique »), fit grand bruit dans le monde littéraire, voilà bien cinq ou six ans. L’un des plus jeunes prophètes de la littérature septentrionale, M. Ch. Morice s’est passionné pour quelques puissants écrivains étrangers et c’est ainsi qu’il a traduit (non en traître, selon la banale et fausse expression courante, mais avec grand talent) des poésies de Nekrassovj et des romans de Dostoïevsky.

Cependant son sens critique, son inquiète activité, et — disons le mot — son indécision, aussi le portèrent à exagérer, avec sa forme, ses tendances ; et le poète étrange qu’il était, transparent dans ses mots, trouble dans son concept, avec des enveloppements et des dérobements d’idées, sorte de beau ténébreux élégiaque, céda le pas au journaliste, au fureteur d’actualités au chroniqueur d’émotions furtives ; et c’est ainsi que, vainement, nous attendons, chaque année, le volume de vers de ce poète, vraiment poète, sinon dans la réalisation, du moins, dans le vouloir.

— J’ignore la langue de Mistral, nous dit d’abord M. Ch. Morice. Des traductions, écrites ou parlées, m’ont bien laissé voir dans ses œuvres la matière de merveilleux poèmes ; mais. je n’oserais, sur le résultat total — faute de savoir lire ! — me prononcer précisément. À peine risquerais-je : « Peut-être n’est-il pas aussi naturel ; “autochtone” qu’on veut dire ; ne viendrait-il pas, je ne sais par quel détour, des bibliothèques et des académies ? Même en admettant qu’il n’écrive pas en langue morte, je soupçonne dans sa manière un souci classique, homérique et virgilien, orienté aux plus orgueilleuses comparaisons et mal d’accord avec la naïveté célèbre qui ne permet pas à ce poète de se laisser inscrire parmi les Quarante… »

Mais, je vous le répète, sur ce point, je n’affirme pas ! Je ne sais.

— … Que dites-vous des différents groupes littéraires ?

— Je pense que les églises, chapelles et sectes littéraires — et artistiques aussi — par leurs divisions mêmes et par la passion que chacune d’elles apporte à la défense de ses doctrines, constituent la plus parfaite représentation de l’instant pathétique où notre civilisation latine, de toutes part entamée par les influences de l’Est et du Nord, en arrive. — Qui a tout à fait raison ? Qui a complètement tort ? Personne ! L’erreur et la vérité sont ensemble partout, et la vérité n’est peut-être qu’un certain mode conscient d’erreur, comme le bonheur n’est, sans doute, qu’une certaine façon de s’arranger avec l’invincible malheur. Il n’y a guère qu’un point de repère : c’est le sentiment de la vie, ou, en d’autres termes, l’amour d’un Idéal Humain, harmonique avec notre époque et point trop sacrifié à elle, pourtant.

Il est certain que le génie latin s’est singulièrement dépravé au contact des génies teuton, slave et saxon. Eh bien, c’est un fait et il faut l’accepter. Que Moréas et les poètes romans s’évertuent à nous prouver que la philosophie et les lettres grecques dépassent tous les mythes et toutes les métaphysiques de l’Orient et du Septentrion, j’y consens. L’Orient et le Septentrion n’en ont pas moins imposé à nos imaginations des cosmogonies et des fables qu’il n’est plus en notre pouvoir d’oublier. Il nous est impossible de croire que nous soyons nés au siècle de Périclès, impossible d’ignorer les rêveries de nos métaphysiciens et de nos positivistes, impossible de rester indifférents aux leçons de nos historiens, de nos géographes, aux expériences de nos physiciens, aux récits de nos voyageurs.

Moréas et les siens n’en font pas moins une œuvre très utile en résistant de tout leur talent, qui n’est pas négligeable, aux engouements par trop hospitaliers qui nous font accorder droit d’asile, dans notre poésie, à toutes les inventions étrangères ; en nous rappelant aux antiques traditions gréco-latines, ils jouent un rôle important et bienfaisant dans l’équilibre de notre vie spirituelle. Et vous voyez : ils ont raison autant qu’ils ont tort.

On pourrait d’ailleurs avoir raison plus fortement qu’eux encore, dans leur propre sens, et peut-être que la métaphysique d’Hegelk et l’idéalisme de Carlyle sont plus antiques, en réalité, que le naturalisme des Grecs.

Précisons au résumé. Les Écoles contemporaines expriment toutes des besoins sincères de cette heure confuse. Le Symbolisme seul, qu’on affecte assez généralement, aujourd’hui, de dédaigner, pourrait donner à toutes les tendances, à toutes les individualités le jeu nécessaire à leur expression, leur développement, à la seule condition de s’entendre (mais ?… hélas !) sur le sens du mot Symbole. En voulez-vous une définition approximative ? J’emprunte un mot de Mallarmé pour la confectionner : Le Symbole est le mode d’expression par lequel « le poète doue d’authenticité la nature ». Cette formule écarte à la fois le ratiocinement classique, la sentimentalité romantique, la réduction naturaliste aux fonctions physiques de l’humanité, et réunissant en un unique faisceau ces trois éléments, par une exaltation de la vie intérieure, c’est-à-dire, proprement, de la vie humaine, nous permet d’exprimer, vers un idéal, tout l’homme par tout l’art.

— Certes, voilà une formule que devraient bien méditer les poètes !… Mais ne parlerons-nous pas du vers libre, du vers classique et du vers… instrumental ?

— Qu’est-ce que le vers libre ? Les vers de La Fontaine sont des vers libres. Plus libre encore ? c’est la prose rythmée de Flaubert, et, à parler vrai, la prose n’existe pas. La Prose — j’entends la prose « écrite », la prose littéraire — c’est précisément ce vers sans rime ni mesure classique dont vous me parlez.

— Et le vers parnassien ? Il y a bien des Parnassiens ! Le vers de M. Dierx est-il celui de M. de Heredia ?

— Beaucoup plus que le vers lui-même, le poème me soucie, dans son ensemble d’Être constitué, organique. En connaissez-vous beaucoup, parmi les plus beaux, qui vous donnent ce sentiment d’une vivante unité dont les strophes seraient des membres, dont les syllabes seraient les gestes ? La musique, quand c’est un maître qui parle, parvient plus aisément que la poésie à cette réalisation splendide de la vie. Autour de l’axe de la phrase musicale, les variations se développent comme une suite d’attitudes du même être ; aussi le musicien ne nous laisse-t-il pas oublier la phrase. Il y aurait bien à dire là-dessus ! et peut-être, à ce point de vue, les Teutons nous en auront-ils plus appris que les Grecs. N’y aurait-il pas là une explication plausible du refrain de la chanson.

— Nous arrivons à la poésie populaire. Croyez-vous qu’elle ait fait son temps ?

— La poésie populaire ne peut mourir. C’est un fruit naturel, mais les fruits peuvent pourrir.

Et sur cette image aussi juste que curieuse, notre conversation prit fin ; mais, avant de nous quitter, M. Charles Morice voulut bien nous donner ces vers inédits :

Le grand arbre autrefois fier de sa frondaison,
L’arbre mort maintenant, vert seulement de lierre,
Jette d’un geste aigu l’ombre inhospitalière
D’un écueil sur la mer de glèbe et de gazon.
Ô matin ! L’Amour darde ses traits de lumière
À Latone endormie emmi la fenaison
Et la voix de Diane enchante la clairière, —
Mais l’arbre humilié désole l’horizon.
Chant des oiseaux et leur rythmique ondoiement d’ailes !
Hymne du moissonneur aux semences fidèles !
Tout est bonté ! Tout est beauté ! Tout est clarté !
Le ciel rit doucement à la plaine infinie
D’où monte comme un vaste arome d’harmonie. —
Mais l’arbre mort se dresse et tout est dévasté.
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Austin de Croze.

Adolphe Retté

Quand nous avons parlé de MM. Vielé-Griffin et Henri de Régnier, nous n’avons eu garde d’omettre le nom du jeune poète Adolphe Retté qui, lui du moins, racheta la stricte brièveté des deux premiers en nous adressant une fort aimable lettre dont nous ne pouvons malheureusement que donner les principaux extraits.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore M. Retté, disons qu’il est l’anarchiste (certaine aventure escolière et villonesque en témoigna l’hiver dernier) du groupe dont M. de Régnier forme à lui seul l’extrême droite et M. Vielé-Griffin, tel un aristocratique et libre bourgeois de la Cité londonienne, le centre gauche ; de plus, M. Retté, au dire même de ses meilleurs amis, sut faire dans ses œuvres — telles, Cloches en la nuit, Une Belle Dame passa, Thulé des brumes, l’Archipel en fleurs — un heureux mélange de Gérard de Nerval, de Gustave Kahn et même de son puîné, le très jeune, très ardent et très curieux poète — naguère tant anarchiste, lui aussi ! — André Ibels.

Mais voici les fragments de la lettre de M. Retté :

Mon cher confrère,

1º. Autant que |e puis en juger par les traductions des vers de Mistral, je crois que celui-ci est un fort bon poète, une sorte de Théocrite très nourri de Virgile. — Il est possible, qu’étant données les sonorités et les rythmes spéciaux au provençal, sa tentative donne de bons résultats. Tennyson en anglais, Leopardi en italien ont fait des vers blancs métriques qui sont très beaux. Tout dépend donc ici de la valeur plus ou moins grande des toniques.

Si cette évolution est conforme au génie du provençal, je ne puis que l’approuver, étant partisan de toutes les émancipations. Quant à l’influence de Mistral, je la crois grande et louable sur les poètes du félibrige, je la crois nulle et peu désirable sur les poètes de langue française, car je considère le provençal plutôt comme un dialecte.

2º. L’école parnassienne, contrairement à la loi d’évolution perpétuelle des rythmes, proclama la nécessité d’un canon des formes rituelles, canon dont nul ne pouvait s’affranchir sans pécher.

Elle instaura le fétichisme de la rime riche, l’art pour l’art, c’est-à-dire l’amour des mois pour leur couleur ou leur sonorité, elle promulgua l’excellence des vers « bien faits, impassiblement conçus », fussent-ils, d’ailleurs, dépourvus de toute émotion… En somme elle donna la prépondérance au métier.

M. de Heredia la représente le plus complètement avec ses rimes rares, son œuvre minime, chatoyante et un peu puérile. M. Mallanné marque son aboutissant fatal, avec sa croyance excessive à la vertu musicale des mois, avec ses recherches d’analogies par trop subtiles, finalement avec l’obscurité de ses concepts et l’incorrection de sa langue. De sorte que l’école parnassienne, issue du procédé, meurt par le procédé…

L’évolution parnassienne est terminée ; elle n’a donné aucun jeune poète de valeur depuis une dizaine d’années. Le seul grand poète qu’elle ait produit fut Paul Verlaine ; mais il fut grand justement parce qu’il ne suivit pas les errements parnassiens, parce que, sachant le métier aussi bien que quiconque, il brisa les formes rituelles pour écouter son âme — sa propre sensibilité.

Quant aux « diverses jeunes écoles poétiques », je ne vois pas trop qu’il y ait actuellement, hormis l’école romane, de groupement qui réponde à ce terme : École. L’École implique un maître édictant une philosophie et des préceptes techniques approuvés et imités par des élèves. Or, la tendance actuelle me semble vers la pleine et libre expansion du poète soucieux de liberté intégrale…

C’est l’individualisme absolu, ayant pour unique précepte : « Fais ce que tu veux — mais sache d’abord vouloir par toi-même, car personne ne t’apprendra mieux que toi-même ce qu’il est en ton être de produire. »

On a parlé de « Symbolisme ». Ce terme, fort vague, ne signifie en somme pas grand-chose, car tous les poètes de valeur, de toute éternité, furent des symbolistes puisque leur œuvre implique la vision et la compréhension spéciales à l’individu d’un fait, d’une émotion, d’une idée, communes à la race ou à l’espèce. La traduction en rythmes, de ce fait, de cette émotion, de cette idée, constitue le symbole.

La seule école de quelque intérêt qui ait survécu aux tentatives dogmatiques de ce temps est l’école romane. Elle présente surtout un intérêt de curiosité.

3º. « Ma théorie sur le vers ? »

En voici quelques aperçus. Le vers étant le moyen d’expression propre à l’individu-poète, celui-ci devra s’efforcer de le créer aussi personnel que possible. Il y arrivera bien moins par la recherche de vocables inusités et de tournures bizarres — souvent en opposition avec le génie de la langue — que par la scrupuleuse observation de ses seules émotions. Une fois en possession du rythme émotionnel que déterminent en lui toutes les sensations apportées par l’ambiance, il élimine les éléments inutiles et ne garde que ceux qu’il tient pour significatifs de ce rythme.

Ce travail de sélection une fois accompli, il recherche les images qui rendent ce rythme évident à tous et il les revêt de l’expression qu’il leur juge adéquate.

Pour cela, il se sert de toutes les ressources du « métier » — car il doit savoir son métier avant tout, au point que nulle difficulté technique ne l’arrête. Il emploie toutes les formes, mesures, assonances et rimes de toutes variétés, sans s’attarder à la succession régulière, à l’observance respectueuse des singuliers et des pluriels, à la césure immuable — et autres entraves fâcheusement byzantines. S’il réussit, le métier disparaît, il a réalisé « le vers libre ».

4º. « L’avenir de la Poésie française ? »

Je crois que le vers libre triomphera, et qu’il triomphe déjà… Je crois que, pour les curieux de poésie, la sélection entre les vrais poètes et les adaptateurs sera plus facile à faire parce que, quand le vers libre n’est pas manié par une personnalité vive, il devient de la mauvaise prose assonancée. Je crois enfin que, au moins pour un temps, la poésie ne sera guère en faveur qu’auprès d’un petit nombre de personnes, la question sociale primant aujourd’hui toutes choses. Je suis loin de m’en désoler.

Ne me considérant pas comme « un ange exilé sur la terre » ni comme un dédaigneux des vagues humanités juché au sommet de la « Tour d’Ivoire ».

D’ailleurs j’ai la singulière manie de croire que toutes les valeurs humaines, à quelque ordre de la société qu’elles appartiennent, sont — ou plutôt devraient être — équivalentes.

5º. Ci-joint le petit poème

Recevez, etc.

Adolphe Retté.

AUBADE

L’aube claire est une enfant
      Qui rit et qui rêve,
L’aube tendre est une enfant
      Celle comme une Ève.
Le vent léger la caresse.
      Et la vêt de roses —
Ô belle Aube de paresse
      Pour l’âme et les choses.
Vers le ru frais où ondule
      Un vague troupeau,
Vois danser les libellules
      Parmi les roseaux.
Écoute la fine plainte
      Des bouleaux tremblants…
Le ciel semble en or à peine
      Tacheté de sang
Ô chère, es-tu pas cette Aube
      Au loin de la plaine
Ou aussi pour mon étreinte
      La nature reine ? ̃̃
Tu railles, tu te dérobes,
      Voici le soleil….
Et voici que mes vers tintent
Parmi le matin vermeil
      Comme des abeilles.

Évidemment, M. Adolphe Retté est meilleur théoricien que poète ; est-ce bien sa faute ? Après tout, comme dans une Trinité chaque personne a son rôle, celui de M. Retté ne serait-il pas d’édicter les règles que met en musique… pardon ! en vers, M. Francis Vielé-Griffin et… en scène, M. Henri de Régnier ?

Fi ! monsieur Retté, cela serait vraiment très mal pour un — aimable d’ailleurs — anarchiste aussi convaincu que vous l’êtes !

F. Vielé-Griffin

M. Vielé-Griffin, le très bizarre et personnel auteur de la Chevauchée d’Yeldis, les Cygnes, Cueille d’avril, est l’une des Trois Personnes de la Trinité Décadente — Symboliste — Néo-romantique et Néo-chrétienne dont M. de Régnier est le Père, M. Adolphe Retté le Saint-Esprit ; comme ces messieurs, il habite une Tour d’Ivoire, dans la sérénité de laquelle il œuvre à rénover, à racheter la Poésie française. Il nous a écrit ceci :

Monsieur et cher confrère,

J’ai pour Mistral, son génie, sa langue et son attitude, la plus grande admiration. Il m’est impossible, malgré ma bonne volonté, de vous répondre succinctement aux autres questions que vous voulez bien me poser. Croyez à mes sentiments distingués.

Francis Vielé-Griffin.

Cependant, M. Vielé-Griffin veut bien nous gratifier d’un petit poème inédit, point banal d’ailleurs et que nous sommes fort heureux de publier après sa lettre : ce sera la fine praline après l’amertume des tisanes !

ROYAUTÉ

Le petit rêve de tes yeux peureux

De s’être vus, dans ton miroir, si bleus ;

La grande roseur de ta joue en fièvre

D’avoir frôlé, dans ton miroir, tes lèvres ;

La candeur de ta robe à rubans clairs

Qui fait des ailes à ta jeune chair

Et tout l’or vierge de tes grands cheveux

Qu’on laisse, encor, sur ton épaule, joyeux,

Te font si chastement le gai symbole

De la douceur de toute la parole

Que je t’ai feinte reine de cette heure

Qui passe, au long des champs en fleurs.

Maurice Boukay

Courte et claire, la réponse de notre aimable correspondant, le « chansonnier mystique » (comme il aime à s’appeler lui-même), dont les Chansons d’Amour et de Jeunesse volètent à toutes les lèvres :

Cher ami,

En art, toute révolution est bonne, pourvu que le génie s’en mêle. Mistral a donc quelque chance de réussir dans la langue provençale. Attendons l’œuvre pour la juger.

Quant au vers français proprement dit, pour lui donner à l’état de perfection cette nouvelle forme dont vous parlez, il faudrait, à mon avis, plus d’un Mistral. Molière, La Fontaine et Musset ont été presque les seuls à savoir manier l’ancien vers libre en France. Ils n’ont jamais songé à supprimer la rime.

J’accorde que l’assonance peut souvent tenir lieu de rime. Mais alors, surtout en vers libres, il faut une science extrême du rythme, qui est l’âme de toute poésie. Le rythme seul, par son harmonie et sa musique intérieures, peut donner au vers cette allure réglée et cadencée, que la rime m’a pas d’autre objet que d’accentuer encore.

Si vous perdez la rime, il devient donc nécessaire de forger des rythmes plus « nombreux » et plus originaux. Or il sera toujours plus facile de trouver des rimes très riches, que des rimes très simples. C’est pourquoi, tout en souhaitant de grand cœur bonne chance aux audacieux, quels qu’ils soient, je crains de voir ce nouvel essai ne réussir qu’à longue échéance.

En tout cas, c’est un mérite de le tenter, et vous avez bien fait de le favoriser par votre consciencieuse enquête.

M. Boukay.

Et l’aimable chansonnier joint à sa lettre les strophes inédites suivantes qui feront partie de son prochain volume : Nouvelles Chansons d’Amour.

TA VOIX
(Chanson)

I

Oh ! le son de la voix câline,
Comme une caresse féline,
Qui chante, pleure et pateline,
Ta voix qui me berce et m’endort !
Ta voix qui m’enveloppe douce.
Douce ainsi qu’une chatte rousse,
Roulant mon cœur sur de la mousse,
Ta voix molle de cloche d’or.

II

Son de cloche un soir de novembre,
Qui vient avec des parfums d’ambre
Se perdre aux velours de ma chambre,
Purifié par l’air des bois !
Son de cloche et de mandoline,
De mandoline cristalline
Oh ! le son de ta voix câline
Le crépuscule de ta voix !
Austin de Croze.

Auguste Dorchain

De l’avis que Sully Prudhomme exprima en 1891 à notre excellent confrère M. Jules Huret pour la si intéressante « Enquête sur l’Évolution littéraire », le petit Dorchain (c’est Sully Prudhomme qui parle), poète très original, fait partie, avec Bouchor, Richepin et Fabié, de la génération des poètes à considérer en dehors des parnassiens et des symbolistes. Ce nom était une raison pour rechercher l’opinion de M. Dorchain, d’autant qu’il n’avait pas eu à la donner en la grande consultation de M. Huret ; nous avons été gratifié, très cordialement, d’une lettre dont nous ne pouvons donner que des fragments :

Cher Monsieur et confrère,

N’étant point de langue d’oc, je n’oserais approuver ni improuver avec assurance la tentative du grand poète Mistral. Pour ce qui est de notre langue, au contraire, voici quelle est ma foi profonde :

Le vers français, tel qu’il a été constitué de Villon à Ronsard, affermi de Malherbe à Racine, assoupli d’André Chénier à Victor Hugo, est le plus parfait instrument d’expression qui puisse être donné à la poésie.

Il repose essentiellement sur la rime, sur la rime et sur le rythme régulier — j’entends par là un nombre indéterminé de cadences, non pas arbitrairement élues, mais, comme l’a si bien démontré Sully Prudhomme, sélectionnées entre les innombrables cadenas de la prose par un impérieux besoin de l’oreille, obéissant à une loi certaine ; — rime et rythme chargés de procurer à qui lit ou entend des vers la double jouissance de la surprise dans la sécurité, qui est le but de toutes les prosodies et la raison même de la forme versifiée. Hors de cette double jouissance, il peut y avoir poésie encore, il n’y a plus de vers.

C’est donc un étrange abus de langage que d’appeler vers libres les lignes inégales que quelques jeunes poètes qualifient ainsi, qui n’offrent aucune sécurité à l’esprit, et qui ne procurent d’autre surprise que de les voir s’arrêter, on ne sait pourquoi, à des distances variables de la marge, au lieu de se continuer jusqu’à elle selon la typographie ordinaire de la prose.

Quant aux vers libres qui sont des vers — ceux d’Amphitryon et de Psyché, des opéras de Quinault et des fables de La Fontaine, j’estime que c’est la forme la plus riche en ressources et la plus injustement délaissée [de] la versification française.

Si les novateurs trouvent trop de monotonie à nos alexandrins accouplés, reprochent à nos strophes une carrure un peu trop constante, que ne reviennent-ils à ce vers libre dont les combinaisons sont inépuisables, dont les modulations peuvent suivre avec une idéale docilité les plus subtils méandres de l’émotion et de la pensée ? Qu’ils n’aillent pas dire au moins que c’est précisément ce qu’ils font ! Entre leur prétendu « vers libre » et celui dont je parle il n’y a pas le moindre rapport.

Le sens de l’harmonie poétique, pas plus que celui de l’harmonie musicale, n’a été donné à tout le monde, et c’est pourquoi il est quelquefois impossible de s’entendre. Il y a de fort honnêtes gens qui ne distinguent point un accord d’une cacophonie, d’autres dont l’ouïe n’est nullement choquée par un vers qui boite. Bien plus, des écrivains éminents, possédant au suprême degré le sens du rythme de la prose, ont avoué que, par une infirmité singulière, ils ne pouvaient savoir si un alexandrin était juste ou non, à moins de compter sur leurs doigts.

Mais voilà bien des pages, mon cher confrère, et je n’ai répondu encore qu’à l’une de vos questions, la plus limitée dans son objet. Jugez par là de la place qu’il me faudrait pour répondre aux autres qui n’embrassent pas moins que le présent et l’avenir de la Poésie ! Je m’abstiendrai donc et vous m’en saurez gré.

Vous me demandez des vers inédits, je n’en ai plus, si ce n’est des vers de théâtre dont je ne puis détacher rien. Mais des vers déjà publiés — je ne me fais point d’illusion — n’en paraîtront pas moins inédits à la grande majorité de vos lecteurs. Permettez-moi donc de vous en transcrire ici quelques-uns. Si je vous les propose, c’est qu’ils forment le début d’un petit poème où j’ai tenté d’exprimer ce qui me tenait le plus au cœur, touchant mon art, et que, loin de s’écarter de vos questions, ils compléteront plutôt un peu mes réponses.

Poète qui, veillant dans la nuit calme et noire,
Vois passer des lueurs de génie et de gloire,
Veux-tu pour un instant m’écouter et me croire ?
Tu songes, n’est-ce pas ? Tu songes, frémissant,
Combien il serait beau, fût-ce au prix de ton sang,
D’être la voix qui parle au siècle finissant,
Mais tu cherches peut-être, en ton âme ingénue,
Quels rythmes, quels accords d’une audace inconnue
Pourraient faire au soleil éclater ta venue ;
Dans la forêt des mots, quels détours, quels combats,
Quels chemins non frayés où sonneraient tes pas.
— Ami, ne cherche plus, tu ne trouverais pas.
Si tu dois être un jour marqué du divin signe,
Rien ne t’approchera de cet honneur insigne
Que de le mériter, que de t’en rendre digne ;
Tu ne peux rien de plus, tu ne peux rien de mieux
Que, des fleurs de ton âme, avec un soin pieux,
Orner la place auguste où descendront les dieux.

Agréez, je vous prie, mon cher confrère, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Auguste Dorchain.

Ces bonnes intentions et la tenue bien sage de ces tercets n’inciteront-elles pas Sully Prudhomme à dire que, Dieu lui ayant prêté la vie, le petit Dorchain est devenu bien grand ?.

Les rapports de la Musique et de la Poésie sont trop évidents pour qu’il nous soit nécessaire d’exposer les raisons qui nous incitèrent à joindre à cette enquête l’avis de l’une de nos premières personnalités musicales.

Alfred Bruneau

Un musicien surtout sollicitait notre attention et nous semblait le meilleur juge en ce débat : M. Alfred Bruneau, le savant et probe critique musical, l’auteur justement applaudi des Lieds de France et de l’Attaque du Moulin, qui — l’un des premiers — tenta la prose musicale, le drame lyrique humain et moderne.

En dépit de son allure froide, M. Bruneau est un enthousiaste ; aussi, à peine lui avions-nous exposé le but de notre enquête qu’il nous fit, le plus aimablement du monde, cette courte et si docte conférence :

« Le vers ? Il m’est, certes, bien indifférent, parnassien ou… dévergondé. Ce qui manquait, voyez-vous, c’est la prose en musique, qui est, à mon sens, la véritable expression du drame lyrique. J’avais toujours eu le désir profond de l’inaugurer. Aussi suis-je heureux au possible de collaborer avec Zola, avec qui je suis tendrement lié, pour qui je professe la plus haute admiration, la plus profonde amitié. Laissez-moi vous dire à ce propos que la collaboration, à mon avis, implique la nécessité absolue de l’échange, de la pénétration intime des deux personnalités et non pas le simple plaquage de l’une sur l’autre…

» D’abord, il est horriblement difficile de faire de la musique passable sur des vers médiocres. Je n’admets pas non plus que le mot soit tout : beaucoup plus et tout est la phrase ; c’est donc la phrase que je recherche, la phrase dont le développement sera l’élément musical. C’est ainsi que nous arriverons à nous passer de la banalité de la strophe, du « couplet », dont la musique reste identiquement pareille, sinon comme mouvement expressif, du moins comme contexture, alors que l’idée suit son chemin, ce qui, logiquement, appellerait le même développement musical…

» La Cavalleria rusticana a produit chez les vrais artistes un effet déplorable ; ce drame bref, ce fait divers à peine dégrossi, qui vous tient haletant, et brusquement se termine, a créé un courant regrettable ; décidément, on fait trop de petites choses. Ah ! et puis… Oh ! les répétitions ineptes des mots, qui non seulement nuisent au rythme de la phrase, mais à l’idée elle-même, qu’elles rendent parfois incompréhensible ! Tout pour la phrase lyrique, avec le chant à l’orchestre, et tout le dialogue s’établissant avec clarté, prestesse et logique, n’est-ce donc pas incomparablement meilleur ?

» Quant aux vers dits « décadents », mon Dieu ! je ne leur reproche rien, mais j’estime qu’il faut, pour la parole chantée, une immédiate compréhension, de même que je considère les vers dits « musicaux » simplement propres à combattre la musique, à laquelle ils ont mission de s’adapter et non de suppléer.

— N’êtes-vous pas d’avis que le musicien doit être, autant que possible, son propre poète, son librettiste ?

— Parfaitement ! J’ai toujours rêvé d’être mon poète, de me mettre en musique. Mais, quand on a des collaborateurs comme Zola et Mendès, vous savez ! on n’en a plus guère envie.

— Pourtant ?

— Peut-être un jour me déciderai-je, oui. Et sans doute mon poème sera en prose !

Et le subtil musicien nous donnant un hâtif et cordial shake-hand s’en fut rapidement, rapidement.

M. Edmond Rostand

Poète phocéen, ni préraphaélite, ni magiste, un peu mystique et très mondain, l’auteur si discuté de la Princesse lointaine, surmontant son intimidation d’enfant bien sage — qu’il est, quoi qu’on en ait dit — du bon petit élève « qui n’a pas fait ça », veut bien s’imaginer qu’il repasse son baccalauréat et m’adresse, du fond des Pyrénées, une lettre des plus détaillées et davantage bucolique — à croire qu’il évoqua, tel Jules Bois, ces chères madame de Sévigné et Deshoulières.

Se déclarant sans émotion pour l’évolution de Mistral qu’il aime pour lui-même et non pour sa forme, M. Rostand pense que l’influence « technique » du Maître de Maillane est nulle. En ce qui concerne la poésie française, M. Rostand juge la rime indispensable, tout en allant jusqu’à admettre l’assonance.

« Toutes les libertés qu’on les prenne, écrit-il, pourvu que le résultat soit charmant ou superbe. Ils ont tous raison ceux qui ont du talent. »

Adversaire de toutes écoles ou chapelles, il espère que les poètes vont se mettre à s’aimer entre eux et que l’âge d’or de la Poésie va renaître ; aussi prévoit-il pour celle-ci un avenir admirable, grâce aux outranciers qui ont affranchi le Vers.

De M. Rostand ce fragment de petit poème inédit :

………………………………………………………
Pourquoi donc précisez-vous tant ? Précisez moins !
De vos mots nos esprits ont-ils de tels besoins ?
Tout ce qui n’est pas dit de façon fine et brève
                          Est importun !
Indiquez seulement et que chacun achève,
                          Et que chacun…
— Laissez donc un peu travailler le rêve.
Austin de Croze.

Nous terminons aujourd’hui la publication des premiers chapitres de l’intéressante enquête poursuivie dans le Figaro depuis trois mois par notre collaborateur Austin de Croze.

Les « Confessions littéraires » comprennent, en effet, une longue série d’autres chapitres — études critiques, citations ou interviews — consacrés à Max Nordau, Jules Lemaître, Armand Silvestre, Laurent Tailhade, Verlaine, Richepin, Dierx, A. Ibels, Clair Tisseur, Saint-Pol-Roux, etc.

Mais il fallait se borner… Le lecteur trouvera ce complément d’enquête dans le volume où nous espérons que M. A. de Croze réunira prochainement ses « Confessions ».