(1883) Le roman naturaliste
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(1883) Le roman naturaliste

Avertissement

J’ai retranché, de cette nouvelle édition du Roman naturaliste, deux études : l’une, sur les Romans de miss Rhoda Broughton, qui n’y était peut-être pas tout à fait à sa place ; et l’autre, sur le Roman du Nihilisme russe, qui n’avait plus d’intérêt ni, en vérité, d’objet même, depuis la publication du beau livre de M. E.-M. de Vogüé sur le Roman russe. Elles ont été remplacées par quatre autres, dont on m’excusera d’être allé reprendre la première, sur les Petits Naturalistes, dans un ancien volume. La seconde, sur la Banqueroute du Naturalisme ; la troisième, sur l’Évangéliste, de M. Alphonse Daudet ; et la quatrième, sur les Nouvelles de M. de Maupassant, n’avaient encore paru que dans la Revue des Deux Mondes. M’accusera-t-on de « symbolisme », si je fais observer qu’en plaçant ces deux dernières tout à la fin du présent recueil, j’ai voulu, par là même, indiquer que tout n’était pas perdu de l’effort du naturalisme, et qu’il n’aura point passé sans enrichir notre littérature de quelques acquisitions durables ? C’est, en tout cas, ce que j’ai plaisir à dire expressément ici.

Je ne sais encore si l’on s’apercevra que j’ai remanié la disposition générale du volume, pour en rendre le dessein plus clair, plus expressif en quelque sorte ; pour mieux mettre en lumière l’idée qui fait le lien et, — si l’on ne trouve pas le mot trop ambitieux, — l’unité de ce recueil d’articles. Montrer effectivement que nos naturalistes, en se servant du nom sous lequel ils se sont désignés, n’avaient pas le droit de le détourner de son sens et de compromettre ainsi dans leurs aventures ce que j’appellerai le bon renom d’une grande doctrine d’art ; opposer les conditions d’un art vraiment naturaliste, qui sont : la probité de l’observation, la sympathie pour la souffrance, l’indulgence aux humbles, et la simplicité de l’exécution, aux caractères les plus généraux du naturalisme contemporain, lesquels sont au contraire la superstition de « l’écriture artiste », le pessimisme littéraire, et la recherche de la grossièreté ; faire voir là-dessus que, si les romans de MM. de Goncourt et Zola sont des romans naturalistes, ni ceux de George Eliot et de Charles Dickens, ni Eugénie Grandet, ni César Birotteau n’en méritent alors le nom, ce qui serait fausser non seulement le sens des mots, mais la vérité même de l’histoire ; — telle est l’intention que je m’étais proposée dans ces études ; que j’y crois retrouver en les lisant ; et que je serais heureux que le lecteur y reconnût.

Après cela, je n’ignore pas que, de quelque façon que je m’y prenne, je ne ferai pas qu’un recueil d’articles soit jamais un livre ; et, dans ces études parmi lesquelles, s’il y en a deux ou trois d’encore assez récentes, il y en a qui ne sont pas vieilles de moins de quinze ou seize ans, je me doute qu’en y regardant de près, on trouvera plus d’une contradiction. Je ne me suis pas embarrassé de les faire disparaître ; et puisque aussi bien quelques naturalistes n’étaient plus, eux, en 1890, ce qu’ils étaient en 1875, ce serait d’en avoir constamment parlé de la même manière, qu’il me faudrait m’excuser si je l’avais fait, moi, qui les suivais d’œuvre en œuvre, et comme au jour le jour. Un scrupule de la même nature m’a également empêché d’atténuer, dans cette nouvelle édition, quelques vivacités de plume, inévitables, on le sait, dans l’entraînement de la polémique. Et si enfin, comme il peut arriver en quinze ans, je ne suis plus moi-même de mon opinion sur quelques points, j’ai cru devoir remettre à une autre occasion de le dire plus franchement qu’au moyen de quelques corrections subreptices. Elle se présentera certainement un jour.

J’ai fait encore, dans la présente édition, de nombreuses corrections, qui n’intéressent le lecteur que parce qu’elles ont pour objet de rendre ce recueil moins indigne de sa modeste fortune : au reste, la disposition des chapitres est demeurée la même ; et, naturellement, je n’en ai point modifié le fond.

Le roman réaliste en 1875

C’est une observation souvent faite qu’entre les formes consacrées de l’œuvre littéraire, chaque génération nouvelle en choisissait, ou plutôt en acceptait une comme traduction plus fidèle et comme expression préférée de ses aptitudes ou de ses goûts : ce fut le drame autrefois, c’est aujourd’hui le roman. Sans doute il ne règne pas seul, mais, assurément, aucun autre genre ne l’égale en faveur, et par suite en fécondité En effet, comme les frontières en sont en quelque sorte flottantes, et qu’il ne dépend guère que du caprice de chacun de les reculer ou de les rapprocher à son gré, nul autre genre ne se prête plus complaisamment à des exigences plus diverses. On l’a donc vu s’élever jusqu’à la poésie la plus haute (Indiana, Valentine, Lélia), pour rivaliser avec elle d’ambition et de splendeur, et on l’a vu redescendre jusqu’à la farce de la foire (la Pucelle de Belleville, les souffrances du professeur Deltheil) pour lutter avec elle de grossièreté dans l’équivoque. Ajouterons-nous que, par l’imprévu de ses combinaisons infinies, par la variété des formes qu’il peut presque indifféremment revêtir, par la liberté de son allure et l’universalité de sa langue, il convient particulièrement à nos sociétés démocratiques ?

On dirait toutefois que depuis quelques années il aspirât à se fixer sous une forme définitive, et que, tournant où le vent souffle, le réalisme fût en voie de devenir dans l’art ce que le positivisme est en philosophie. Aussi bien l’une et l’autre doctrine ne sont-elles pas sorties du concours des mêmes causes, et les mêmes influences du dehors n’en ont-elles pas fait jusqu’ici la fortune ? Il est d’ailleurs à redouter qu’elles ne menacent l’une et l’autre d’une même et dégradante transformation l’avenir de l’art et de la métaphysique. Et, quant au roman, c’est là surtout la crainte qu’inspire une étude attentive des plus bruyants de nos romanciers contemporains.

Si ce n’était qu’absence de talent, pauvreté de ressources, stérilité d’un jour qui tâcherait à se couvrir d’une apparence de doctrine, on en prendrait encore son parti, sauf l’espoir d’une renaissance ; mais c’est pis que cela : c’est préoccupation mauvaise et prétention systématique de bouleverser les lois éternelles de l’art. On peut voir à ce propos dans un livre de Proudhon, — le Principe de l’art, — les incroyables rêveries que lui suggéraient, il n’y a pas très longtemps encore, sur l’avenir d’une peinture démocratique, les œuvres de celui que l’on appelait alors le maître d’Ornans : on peut voir chez M. Zola ce qu’il est advenu des mêmes théories dans la pratique du roman, et quels fruits a portés, — je cite ses propres expressions, — « l’idée d’un art moderne tout expérimental et tout matérialiste. »

Ce que c’est qu’un art matérialiste, on l’entend de reste ; et nous en connaissons plus d’un modèle, quoique nous ne sachions pas que, jusqu’ici, personne encore eût osé le nommer par son nom : c’est un art qui sacrifie la forme à la matière, le dessin à la couleur, le sentiment à la sensation, l’idéal au réel ; qui ne recule ni devant la trivialité, la brutalité même ; qui parle enfin son langage à la foule, je veux dire qui trouve plus facile de donner l’art en proie aux instincts les plus grossiers des masses que d’élever leur intelligence jusqu’à la hauteur de l’art. On comprend moins aisément, au premier abord, ce que c’est qu’un art « tout expérimental », à moins que nous n’y voulions voir, en deux mots cette prétention contemporaine de faire de l’art avec de la science et, comme on ajoute, avec de l’industrie.

Il est certain que nulle autre cause, — même sans parler de celles dont l’enchaînement tient la littérature dans une dépendance étroite, mais non pas absolue, de l’état social et politique, — n’a contribué davantage à pousser de nos jours le roman dans les voies du réalisme. C’est une imprimerie de papiers peints que M. Daudet a choisie pour cadre à son dernier roman, et dont il a mêlé le mouvement de fabrication et d’affaires au développement de son intrigue. M. Hector Malot, qui, dans le temps, avait écrit déjà sous ce titre : une Bonne Affaire, un récit monotone, dont le héros, à travers une série d’expériences très compliquées, cherchait la transformation de la chaleur solaire en mouvement, nous a donné depuis, dans un Curé de Province, l’histoire d’un abbé Guillemittes, architecte, imprimeur, banquier, que sais-je encore ? et plus récemment enfin c’est dans une fonderie de métaux précieux qu’il a placé la scène du Mariage de Juliette et d’une Belle-Mère. Dans le Ventre de Paris, c’est à l’agitation des Halles centrales que M. Zola, — avec quelle débauche et quelle crudité de couleurs ! — a voulu rattacher l’histoire de ses personnages… Le commerce et l’industrie sont de belles et grandes choses assurément ; mais donneront-ils jamais aux parties vraiment nobles et souveraines de l’intelligence la satisfaction qu’ils promettent à nos appétits de bien-être ? et deviendront-ils, même dans un lointain avenir, une source d’inspiration bien féconde pour la poésie ?

C’est aussi ce que l’on peut se demander de la science, dont il semble, au surplus, que nos romanciers parleraient trop souvent sans la connaître assez. « Je me propose, écrit M. Zola, de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil mathématique qui conduit d’un homme à un autre homme. L’hérédité a ses lois comme la pesanteur. » Voilà qui va fort bien : mais la science démontre, ou à peu près, les lois de la pesanteur ; elle en est encore à supposer celles de l’hérédité. Je sais que M. Malot n’en dira pas avec moins d’assurance que « ce sont là des règles physiologiques que la science a formulées en se basant sur l’expérience » ; et nous aurions mauvaise grâce à ne pas avouer qu’il en a fait lui-même, de ces règles ou de ces lois, le plus heureux usage, et le plus inattendu ! Que par exemple un père doute de sa paternité, ce n’est plus, comme dans un temps bien lointain, « la voix du sang » qui le tirera d’inquiétude, ce sera l’atavisme. « Quand le marquis eut trouvé que l’atavisme le faisait le père de Denise, il éprouva un profond soulagement. » Et quel cas d’atavisme ! Mais au moins conviendrait-il que l’on prît la peine d’étudier la surface des choses dont on prétend parler, et que, si l’on veut écrire tout un roman sur la folie, comme le Mari de Charlotte, ou n’assemblât pas dans un même personnage tous les symptômes que la science n’a jamais rencontrés qu’isolés.

Après tout, il faut bien le dire, les romanciers ne sont pas ici les seuls coupables. On leur a tant répété que le Système du monde de Laplace, ou le Cosmos de Humboldt, ouvraient à l’imagination poétique une carrière autrement plus vaste que le monde d’Homère ou la création de la Genèse, qu’il n’est pas étonnant qu’ils aient fini par le croire. Comme si, cependant, l’art et la science n’étaient pas dans l’histoire l’éternelle et vivante contradiction l’un de l’autre ! la science obligeant la liberté de l’esprit humain au joug des lois de la nature et s’imposant comme d’autorité ; l’art, au contraire, échappant à la contrainte de ces lois et rendant l’intelligence à la pleine possession d’elle-même ! Mais quoi ? c’est la critique elle-même qui pousse l’art dans cette voie funeste, et par système, autant ou plus encore que par complaisance !

N’est-il pas tout naturel en effet, que les romanciers du jour nous fatiguent de leurs interminables descriptions techniques et de leurs détails impitoyablement spéciaux, quand ils entendent louer Balzac d’avoir, — dans Une Ténébreuse Affaire ou dans César Birotteau, — si bien embrouillé telle intrigue, qu’il faille être, pour la suivre, magistrat ou juge de commerce ? Et n’est-il pas permis de croire que ni M. Zola ni M. Malot n’affecteraient de relier, comme ils font, leurs romans les uns aux autres, et d’écrire leur Comédie humaine, s’ils n’avaient pas lu quelque part « que le drame ou le roman isolé, ne comprenant qu’une histoire isolée, exprime mal la nature ; et qu’en choisissant on mutile ? » Tout de même encore, écriraient-ils comme ils écrivent s’ils n’avaient entendu dire que « le bon style n’est que l’art de se faire écouter » ? Et si là-dessus la critique, se réduisant d’elle-même au rôle d’une science auxiliaire de l’histoire, parvient à persuader aux artistes que toutes leurs « observations », même les plus vulgaires, les plus insignifiantes, indépendamment de la forme sous laquelle on les traduit, par la seule vérité du détail et la fidélité photographique de la reproduction, conservent pour l’avenir une valeur assurée de témoignage historique, s’étonnera-t-on de voir ériger le réalisme en principe suprême de l’art ?

Il est vrai qu’il y a bien des manières, et bien diverses, d’entendre le réalisme.

Ne remontons pas jusqu’à Balzac : Balzac, à proprement parler, n’est pas un réaliste. Sans doute, l’intention générale de son œuvre, et la vaste ambition d’égaler le roman de mœurs à la diversité de la vie moderne, sans doute encore, le procédé de composition, la fatigante accumulation du détail, la description sans trêve, la prétention technique font bien de lui l’ancêtre de nos réalistes modernes. Mais il faut ajouter aussitôt qu’il ne s’inspire de la réalité que pour la transformer. Il sait que l’art n’est pas tout entier dans l’imitation servile ; que, pour le romancier comme pour le peintre, l’étude nécessaire du modèle vivant n’est qu’un moyen, nullement un but ; et, parce qu’il le sait, il met dans les caractères une logique, et dans les développements de la passion une suite que ni les caractères ni la passion ne sauraient avoir dans la vie réelle, contrariés ou traversés qu’ils sont par la faiblesse et l’irrésolution naturelle des hommes, ou par les nécessités quotidiennes de l’hypocrisie sociale.

Ses imitateurs ont changé tout cela ! Les uns ne s’évertuent qu’à refléter avec une minutieuse et puérile exactitude les moindres accidents de la réalité. M. Flaubert nous a donné dans son Éducation sentimentale le chef-d’œuvre de ce réalisme misanthropique : les derniers romans de M. Malot en sont aujourd’hui la plus fidèle expression. Les autres, M. Flaubert encore dans Madame Bovary, MM. de Goncourt dans Germinie Lacerteux, sembleraient plutôt s’être proposé l’étude désintéressée d’un cas pathologique, et de rivaliser dans le roman avec la clinique médicale. Ils n’ont pas non plus manqué de disciples, et les « histoires naturelles et sociales » de M. Zola procèdent, pour une bonne part, de leur inspiration. D’autres enfin ont inventé ce qu’on peut appeler le réalisme sentimental, qu’il nous semble que l’on définirait assez bien par la sympathie à peu près exclusive qu’il éprouve pour les humbles et les déshérités de ce monde. On peut rattacher les romanciers de cette école, et, tout le premier, M. Alphonse Daudet, à quelques-uns des romanciers anglais contemporains, à Dickens en particulier. Il ne leur manquerait, à vrai dire, que ce qui fait la supériorité de Dickens dans ce genre évidemment inférieur1 : — la puissance d’hallucination poétique, si particulièrement caractéristique de l’imagination anglaise ; et encore, et surtout, cet inimitable accent de l’émotion personnelle et de la souffrance vécue qui, du lointain de sa triste enfance, remontait si souvent aux lèvres de David Copperfield.

Le premier roman de M. Alphonse Daudet : le Petit Chose, avait été presque un succès. Sous la forme d’une autobiographie, c’était la simple histoire, d’ailleurs trop longuement racontée, d’un petit être souffreteux et d’une fragilité plus que féminine, histoire qui ne manquait pas, en son style tourmenté, de certaines qualités d’observation fidèle, et d’une émotion peut-être plus nerveuse qu’attendrie. Si nous le rappelons de si loin, c’est que M. Daudet lui-même l’a depuis revendiqué comme un titre, et aussi qu’il ne nous paraît pas que l’on puisse relever dans son dernier roman, — Fromont jeune et Risler aîné, — d’autres qualités, ni d’autres défauts que ceux que l’on pouvait déjà signaler dans le Petit Chose. Mais pourquoi donc vouloir donner les proportions du volume à ce qui tiendrait si bien dans le cadre de la nouvelle, plus restreint, mais non pas plus modeste, s’il est vrai que ce soit « l’effet d’un art consommé de réduire en petit un grand ouvrage » ? Voilà bien, à la vérité, le dernier conseil qu’accepteraient nos romanciers ! Nous n’en préférons pas moins, pour notre part, aux longs romans de M. Daudet quelques légères et vives esquisses des Femmes d’artistes ou de ses Contes du lundi. Ne serait-ce pas du premier de ces recueils que M. Daudet aurait tiré, par hasard, cette histoire de la famille Delobelle, qui ne se rattache que par un lien bien subtil, si tant est qu’il existe, à l’intrigue de Fromont jeune et Risler aîné ?

Un brave homme d’inventeur, — simple et bon, comme il est entendu  que les inventeurs le sont tous, — a eu dans la même année deux grands bonheurs : il est devenu l’associé de la maison Fromont et le mari de Sidonie Chèbe. Mais sa femme ne l’a d’ailleurs épousé que pour entrer derrière lui dans cette maison Fromont, dont son enfance avait rêvé longuement, et dont le chef, Georges Fromont, qu’elle s’était presque autrefois presque flattée d’épouser, ne tarde pas à devenir son amant. Du train qu’elle le mène, la maison marche bientôt à la faillite ; le mari ne voit rien ; le beau-frère, accouru d’Égypte pour sauver l’honneur du nom de Risler, elle le séduit, car, chez M. Alphonse Daudet, ce sont les femmes qui sont hommes en ce point. Enfin tout se découvre ; Risler chasse sa femme, et redevient le commis de la maison qu’elle a failli ruiner ; Sidonie va finir sur les planches d’un café-concert ; et le malheureux mari, qu’elle a soin d’informer de la trahison de son frère, se pend de désespoir. Que fait à travers tout cela la famille Delobelle ? Et comment se mêle-t-elle à l’action ?

C’est pourtant le meilleur du livre que l’histoire de ces deux pauvres femmes, la mère et la fille, si naïvement dévouées à l’orgueil du « père », comme elles l’appellent, un vieil histrion dédaigné, qui continue de porter dans la misère de la vie réelle le masque de théâtre qu’il mettait autrefois sur les planches, toujours fardé, toujours grimé, « qui n’a pas le droit de renoncer à l’art », et qui promène à travers les cafés du boulevard sa poursuite obstinée d’un engagement qu’il n’attrape jamais. Le récit des amours effarouchées de Désirée Delobelle, de sa tentative de suicide, et de son retour au nid maternel, est d’une douce et touchante émotion, d’un accent de sympathie profonde et réelle. C’est aussi un tableau de genre presque achevé que le récit de son enterrement ; et le trait final en est trouvé : « À un moment, Delobelle, n’y pouvant plus tenir, se pencha vers Robricart, qui marchait à côté de lui. “As-tu vu ? — Quoi donc ? ” Et le malheureux père, en s’épongeant les yeux, murmura, non sans quelque fierté : “Il y a deux voitures de maîtres » Voilà l’observation vraie, celle qu’on rencontre précisément parce qu’on ne la cherche pas, mais que l’on saisit comme au vol de la circonstance. M. Daudet a quelquefois de ces bonnes fortunes : moins heureux dans le choix du sujet, et dans la peinture de ce milieu vulgaire où il a consciencieusement maintenu son intrigue.

Non pas évidemment que les plus humbles et les plus dédaignés d’entre nous n’aient le droit d’avoir eux aussi leur roman : — à cette condition cependant que, dans la profondeur de leur abaissement on fasse luire un rayon d’idéal ; et qu’au lieu de les enfermer dans le cercle étroit où les a jetés, qui la naissance et qui le vice, nous les en tirions au contraire, pour les faire mouvoir dans cet ordre de sentiments qui dérident tous les visages, qui mouillent tous les yeux, et font battre tous les cœurs. Nous saurons gré d’ailleurs à M. Daudet, dans un sujet scabreux, de n’avoir pas une seule fois glissé, sous prétexte de fidélité, dans l’indécence ou le libertinage ; mais nous lui rappellerons que ce n’est pas assez que les mœurs du roman soient décentes… et « qu’il peut y avoir un ridicule si bas ou si grossier, ou même si fade et si indifférent qu’il n’est pas permis au romancier d’y faire attention, ni au lecteur de s’en divertir. »

Qu’il se garde aussi d’une imitation de toutes mains qui déborde ; Sidonie Chèbe, c’est madame Bovary. — Son père, M. Chèbe, l’homme à projets, n’est-ce pas M. Micawber ? — La légende fantastique du Petit-Homme-Bleu, le garçon de banque, transformé par l’imagination de l’auteur, n’est-ce pas un ressouvenir encore de Dickens ? Il n’y a pas jusque dans la forme, assez simple d’ordinaire, une persistance d’un goût douteux à insister sur de certains effets, qui ne vienne, elle aussi, du roman anglais. Par exemple, si, dans le rapport de police qui mentionne la tentative de suicide de la petite Delobelle, M. Daudet lit cette expression d’une indifférence consacrée : « la nommée Delobelle », il en aura pour plusieurs pages à ne l’appeler plus lui-même que « la nommée Delobelle ». On voit bien l’intention, mais ce sont là de petites drôleries qu’on gagne tout à s’interdire. Il ne nous reste après cela qu’à souhaiter qu’une prochaine fois M. Daudet consente à se réduire, et qu’il nous donne dans quelque petit récit achevé la mesure des qualités très réelles d’émotion et de simplicité qu’il possède. Évidemment ce ne sera pas le grand art, ni celui des Mérimée, ni celui des George Sand, ni celui des Balzac ; — ce sera du moins une forme du réalisme encore aisément acceptable.

Nous n’en dirons pas autant des romans de M. Zola, les Rougon-Macquart, cinq volumes où l’auteur a dépassé tout ce que le réalisme s’était encore permis d’excès.

On imaginerait difficilement une telle préoccupation de l’odieux dans le choix du sujet, de l’ignoble et du repoussant dans la peinture des caractères, du matérialisme et de la brutalité dans le style. « Je voudrais, nous dit M. Zola dans une préface récente, coucher l’humanité sur une page blanche, toutes les choses, tous les êtres, une œuvre qui serait l’arche immense. » Noble et vaste ambition sans doute, mais l’humanité n’est-elle donc composée que de coquins, de fous et de grotesques ? L’artiste a bien des droits ; il n’a pas celui de mutiler la nature ; et certes il est étrange qu’on refuse d’ouvrir les yeux à la clarté du jour, et de comprendre une bonne fois que cette affectation de dénigrement ne procède pas d’un parti pris moins étroit, d’une convention moins artificielle, d’une esthétique moins fausse que les prétentions surannées du temps jadis à la noblesse. Ajouterai-je que des intentions de satire politique et de représailles, qui devraient rester absolument étrangères à l’art, parce qu’elles sont contradictoires à ses lois, ne sauraient excuser les grossièretés révoltantes et malsaines que M. Zola semble prendre plaisir à prodiguer dans ses romans ?

La Conquête de Plassans rentre dans le plan que s’est imposé l’auteur « de faire raconter le second empire par ses personnages, à l’aide de leurs drames individuels ». Les politiques de Paris ont donné mission à l’abbé Faujas d’aller convertir aux sentiments plébiscitaires la sous-préfecture de Plassans, et, pour atteindre le but, on se doute, après ce que nous venons de dire, qu il n’est moyens déshonnêtes, honteux, ou violents que le prêtre ne mette en usage. L’âpreté de son ambition, l’autorité despotique de son attitude et de son geste, la sécheresse de sa parole, la domination d’épouvante qu’il exerce également sur son évêque et sur ses pénitentes, ont bientôt mis toute la ville à ses pieds. Cependant une pauvre femme, Marthe Mouret, le poursuit dans son triomphe de l’obsession affolée d’un amour que la muette complicité du prêtre a laissé croître dans le silence pour s’en servir comme d’un instrument, mais qu’il repousse avec une brutalité d’indignation révoltante, étant trop ambitieux pour succomber à la tentation de la chair : c’est autrement qu’il doit périr. C’est le mari de Marthe, qu’elle a fait enfermer comme fou, folle elle-même, qui, s’échappant de son cabanon d’aliéné, viendra, de ses mains, mettre le feu à sa propre maison, où demeure l’abbé Faujas, et tirer vengeance ainsi du prêtre qui lui a ravi sans scrupule sa femme, ses enfants, son bonheur domestique, sa raison.

Nous laissons de côté les détails odieux familiers à M. Zola ; nous aimons mieux dire qu’il y a parmi ces grotesques de petite ville des caractères pris sur le vif, et rendus avec une remarquable exactitude : le sous-préfet Péqueur des Saulaies, le président Rastoil, le juge Paloque et sa femme. Nous aimons mieux nous souvenir qu’un souffle d’écrivain traverse de loin en loin ces pages ; et qu’il y a tels tableaux, celui de l’incendie, par exemple, ou de la mort de Marthe, tracés avec une vérité saisissante et lugubre. Mais quel monde que celui où M. Zola nous promène ! et quelle imagination malade que celle qui prétend nous intéresser à des personnages qui ne sont pas seulement criminels ou vicieux, ― il dépendrait en effet de l’art du romancier qu’on les supportât encore, ― mais franchement ignobles, ignobles dans les portraits qu’on en peint, plus ignobles dans la vulgarité des appétits qui les font mouvoir !

C’est heureusement sur une autre scène que nous transporte la Faute de l’abbé Mouret. Nous n’avions pas ouvert le volume sans quelque appréhension du terme où pourrait bien aboutir chez le fils de Marthe Mouret « la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race à la suite d’une première lésion organique » : nous avons donc été d’autant plus agréablement surpris d’y voir M. Zola revenir presqu’à l’idylle. Il y a des choses charmantes dans le récit des amours de Serge Mouret et d’Albine, et la nature vierge et sauvage qui les encadre est peinte avec une rare vigueur de touche. Malheureusement M. Zola persiste dans son procédé matérialiste de composition et de style ; il se mêle toujours chez lui quelque chose de lourdement sensuel aux hymnes de l’amour ; et, pour ses tableaux, le dessin y disparaît sous l’empâtement des couleurs. Ce serait à croire qu’il se fait de l’art d’écrire la même idée que certain rapin qu’il a mis autrefois en scène se fait de l’art de peindre : il ne s’agit que de plaquer « une tache rouge à côté d’une tache bleue  » ; d’amener violemment tous les détails au même plan, et de les colorier d’une enluminure criarde ; c’est aussi le secret des imagiers d’Épinal.

On peut penser ce que devient, au milieu de cette fureur de description, l’honnête clarté de la langue française. Ce n’est pas de ne plus voir, c’est de ne plus comprendre qu’il faut se plaindre. La sensation y est peut-être, la sensation vague et indéterminée, la sensation de l’éblouissement et du rêve ; mais l’âme en est absente ; absente aussi des personnages : du prêtre, qui ne connaît de la religion que les extases et l’hallucination ; — d’Albine, qui ne sent guère de l’amour que le bouillonnement et l’afflux physique dans un corps vierge brûlé des ardeurs du Midi ; — de Désirée Mouret, la sœur de l’abbé, pauvre idiote à qui M. Zola ne fait pas prononcer dix mots qu’ils n’enferment quelque grossière indécence ; — de ces villageois enfin qui se laissent apercevoir dans le fond du tableau, repoussants d’impiété grossière, d’impudeur naturelle, et de cynisme acquis. Il faut voir aussi de quels traits M. Zola note leurs émotions : rient-ils, c’est « d’un rire sournois de bête impudique » ; s’ils désespèrent, c’est « en soufflant fortement, pareils à des bêtes traquées » ; s’ils se repentent, ce sont « des monstres qui se battent dans leurs entrailles ». M. Zola n’a-t-il pas même écrit que, s’ils étaient beaux, c’était « d’une beauté de bête » ! Le mot, presque involontairement, revient sous sa plume à chaque page ; et, en effet, c’est qu’il sort pour ainsi dire de la situation.

Cependant l’abbé Mouret, un jour, comprend son crime ; il revient au presbytère, et là, dans les macérations et dans les larmes, il tâche d’oublier. Albine, désespérée, meurt de douleur et d’amour sous la caresse mortelle des fleurs qu’elle a tant aimées. N’insistons pas sur l’étrange symphonie où l’on entend les violettes « égrener des notes musquées », et les belles-de-nuit « piquer des trilles indiscrets » : aussi bien les souvenirs du Ventre de Paris nous défendent-ils ici toute surprise.

Il est douloureux de constater que le roman en soit tombé là, d’autant plus douloureux qu’assurément M. Zola est un écrivain consciencieux ; qui produit peu, ce dont on ne saurait trop le louer ; qui conduit habilement une intrigue ; qui sait poser et suivre un caractère ; qui doit dépenser à ses tableaux une peine infinie d’observation ; qui possède enfin des qualités d’invention et de force. Comment ne voit-il pas que ce parti pris de brutalité violente ne saurait, même aux mains d’un plus habile que lui, produire que des monstres ? dont l’aspect étrange étonne et déconcerte un moment, mais qui, finalement, ne laissent dans l’esprit que le souvenir de beaucoup de talent inutilement employé ? « Ces caractères, dit-on, sont naturels ; par cette raison, on occupera bientôt tout l’amphithéâtre d’un homme ivre qui dort ou qui vomit ; y a-t-il rien de plus naturel ? » Plût aux dieux que M. Zola n’eût jamais dépassé les limites où déjà La Bruyère suppliait que l’on s’arrêtât !

Il faut reconnaître qu’avec M. Malot, si nous ne pénétrons pas dans un monde où les sentiments soient beaucoup plus élevés, nous n’avons pas du moins à redouter de semblables intempérances. Il y a longtemps que M. Malot s’est fait du genre honnêtement ennuyeux comme un domaine privé.

Les constructions de M. Malot ressemblent à l’épure lourde, mais correcte, qu’un bon charpentier de village ajuste consciencieusement sur le terrain Elles ne doivent pas d’ailleurs coûter beaucoup de peine à leur auteur, le plus fécond incontestablement des romanciers contemporains. Clotilde Martory, — le Mariage de Juliette, — une Belle-Mère, — le Mari de Charlotte, — la Fille de la Comédienne, — l’Héritage d’Arthur, — voilà, depuis moins de deux ans, l’œuvre de M. Malot. On n’a pas sitôt fini de lire son dernier roman que le suivant a déjà paru. Heureusement que la critique n’est pas une statistique littéraire, et qu’elle ne mesure pas sa tâche à la quantité de la production ! Il suffit qu’elle sache à peu près son compte, libre après cela d’insister plus particulièrement sur telle œuvre qui, pour sa valeur propre ou les tendances qu’elle révèle, vaudra la peine d’être considérée de plus près. À ce double point de vue, nous choisirons entre tous ces romans deux épisodes qui se font suite, le Mariage de Juliette et Une Belle-Mère. Il nous semble en effet que, conçus dans un autre système, animés de quelque émotion, mieux écrits surtout, ils pourraient compter au nombre des meilleurs récits de M. Malot ; et du moins les préférons-nous à cette traînante et verbeuse histoire de captation d’où l’auteur a tiré ses deux derniers volumes : la Fille de la Comédienne et l’Héritage d’Arthur.

Dans le quartier populeux et commerçant du Temple, une maîtresse femme, madame Daliphare, a formé lentement une grande maison ; son mari n’a pas compté dans sa vie, et c’est sur son fils qu’elle a reporté toutes ses espérances, Elle aurait fait d’Adolphe le successeur qu’elle rêvait, si le brave garçon ne s’était épris d’une jeune fille qu’il a connue dès l’enfance. Son père mort, et aussitôt qu’entré dans sa royauté commerciale, il songe donc à épouser Juliette Nélis, mais il redoute l’accueil certain que fera madame Daliphare à la seule proposition d’une bru qui manque de la première des vertus qu’elle exige : la fortune. C’est du notaire de la famille que viendra le salut.  Maître de la Branche attaquera directement madame Daliphare au défaut, dans son orgueil commercial. Il lui proposera pour Adolphe une riche héritière, mais dont la famille réclame d’abord une liquidation des droits de la mère et du fils, à quoi naturellement madame Daliphare refusera de se soumettre ; et, quand elle sera bien convaincue qu’il n’en saurait aller autrement, ce sera elle-même qui fera le mariage qu’elle avait repoussé, en dépit de la déclaration de Juliette, qui n’a pour Adolphe que de l’estime ; et qui ne consent que pour rendre à sa mère, madame Nélis, quelque ressouvenir de l’aisance et du luxe même au milieu duquel elles ont jadis vécu.

L’intrigue est d’ailleurs habilement conduite et le caractère envahissant de madame Daliphare bien posé ; mais le moyen, cette intervention du notaire apparaissant comme le dieu de la machine pour dénouer une situation que la logique des caractères poussait évidemment vers quelque solution violente, n’est-il pas plutôt ressort du vaudeville que du roman ?

Ils sont mariés : dès le retour du voyage de noces, la jeune femme tombe sous la tyrannie d’une belle-mère contre la domination de laquelle Adolphe, retenu par le respect filial, et quelque reste aussi de crainte puérile, ose à peine la défendre. Il semble ici que les premiers griefs de la jeune madame Daliphare soient un peu bien légers. Sous prétexte qu’on est « artiste », faut-il prendre sa belle-mère en haine parce qu’elle ne vous a pas donné chambre à part, — les reines et les bergers se marient, après tout, comme disait le latin, liberorum quærendorum causa, — ou même parce qu’elle aura meublé le vestibule d’acajou garni de velours d’Utrecht ? Je ne vois pas non plus qu’il y ait de quoi passer « des nuits affreuses à déchirer son mouchoir pour étouffer ses sanglots », parce qu’on vous demande, comme dit M. Malot, « d’assurer la perpétuité de la famille et de rendre à jamais votre mari heureux ». Quoi qu’il en soit, de jour en jour, à l’insu du mari, la mésintelligence, l’irritation vont croissant entre la belle-mère et la bru. Sur ces entrefaites, un peintre de génie, Francis Airoles, tombe tout à coup on ne sait d’où, pour devenir en quelques jours l’amant de Juliette. Aux demi-révélations d’un vieux beau, qui courtisait la jeune femme, Madame mère a bientôt soupçonné l’intrigue. Elle s’en assure en recourant au plus vil espionnage, la fait brutalement connaître à son fils, et l’envoie chercher lui-même la preuve de son déshonneur. Adolphe résiste d’abord, puis il cède, va, surprend et tue. Traduit en cour d’assises, acquitté, il part avec son fils, au sortir de l’audience, pour ne plus revenir. « Vers dix heures, Pommeau fut obligé d’entrer dans le cabinet de madame Daliphare, il en ressortit aussitôt la figure bouleversée. “Que se passe-t-il donc, demandèrent les commis ? — La patronne qui pleure… Elle est debout, et ses larmes tombent goutte à goutte sur le grand-livre. — Elle pleure sur le grand-livre ! s’écria Lutzius, ça va faire des pâtés.” » Nous ne doutons pas que M. Malot ne se soit complaisamment applaudi d’avoir trouvé ce « mot de la fin » ; c’est un principe de l’esthétique nouvelle qu’il convient de laisser le lecteur sur une boutade de gaieté misanthropique.

Voilà peut-être une bien longue analyse : elle nous permettra de saisir à nu le procédé réaliste. Nous pouvons, en effet, remarquer que non seulement M. Malot, avec une sollicitude inquiète, écarte de son intrigue tout ce qu’on y pourrait rencontrer de surprise et d’inattendu, mais encore qu’il prend soin de n’y faire jouer que des personnages scrupuleusement dépouillés de tout caractère et de toute originalité. Quel triste benêt de mari qu’Adolphe Daliphare ! mais quelle insignifiante, et plate, et sotte coquine de femme que la sienne ! La fable est systématiquement ramenée aux proportions du fait divers. Les acteurs, dominés par les situations, n’y ont de relief que celui qu’ils empruntent à l’effacement de leur entourage, chacun d’eux, après l’autre, venant occuper toute la scène. Ni grands ni bons d’ailleurs : parce qu’il ne faut pas que le lecteur puisse risquer de les admirer, ou d’en garder un souvenir ému ; ni vicieux, à proprement parler, ni passionnés dans le crime : car ne sont-ce pas inventions de poètes que la profondeur de perversion dans le vice, et le délire dans la passion ? Les accidents de la vie ne les surprennent pas, ni surtout ne les dérangent de l’automatique régularité de leurs fonctions quotidiennes et, quand ils pleurent, c’est sur le grand-livre. Pas une marque de sensibilité, pas un cri qui parte du cœur ; ils vont, au hasard de l’occasion, comme un paisible bétail, enveloppés d’indifférence et d’ennui, si bien que, quand, par intervalles ils agissent, on s’en étonnerait volontiers, comme de la surprise d’un ressort qui casserait tout à coup dans quelque joujou mécanique. Naturellement, comme ils agissent ils parlent, d’une langue incolore et triviale, où vainement on chercherait, non pas certes ce qui s’appelle une expression créée, mais seulement une émotion sentie.

Eh bien, il faut le dire, ce ne sont pas là des caractères réels, ce sont de pures caricatures. Il n’existe pas de cœur qui n’ait jamais battu, d’intelligence qui n’ait jamais pensé, d’imagination qui n’ait jamais rêvé. De même que le corps humain, s’il n’a plus sous nos climats du Nord cette pureté de lignes qu’il avait sous le ciel de la Grèce, mais, dégradé par la misère, déformé par le métier, plié par les civilisations modernes au joug des habitudes matérielles, conserve cependant quelque chose de la noblesse et de la dignité natives de la forme humaine, tout de même, passés que nous sommes au niveau de l’égalité démocratique, absorbés dans les exigences mesquines de la vie sociale, incessamment affairés à la poursuite de la fortune et des satisfactions d’amour-propre, nous ne laissons pas pourtant d’avoir toujours en nous quelque chose de l’homme, et d’être encore capables, par l’élan passionné du cœur ou par la force de la pensée, de nous élever au-dessus de la réalité qui nous opprime. En quoi consiste donc l’espèce de plaisir que les plus grossiers éprouvent en face d’un mélodrame vulgaire, au bruit d’une musique tapageuse, à la vue d’un assemblage de vives couleurs sur la toile, sinon précisément dans la diversion passagère qu’ils y trouvent au dégoût de l’existence et au dur labeur de la vie ? comme si les soucis de la vie faisaient trêve un instant, et que, libre de toute contrainte, l’intelligence fût un instant transportée dans un monde qu’elle se créerait au gré de sa fantaisie ! Mais cette protestation du sentiment et de la pensée contre le fait, cette ardeur du meilleur de notre être vers l’idéal, de quel droit le réalisme l’efface-t-il du nombre de nos instincts, sinon du droit nouveau qu’il tire de son impuissance même à la satisfaire et l’exprimer ?

Sans doute il faut partir de la réalité, puisqu’elle est le fond même des choses, l’étoffe, pour ainsi dire, des œuvres de l’art et de l’imagination. Mais, si quiconque affecterait de la mépriser ne pourrait aboutir, dans le roman et dans la poésie, qu’à la niaiserie sentimentale ou l’abstraction symbolique, elle n’est toutefois qu’une matière, une matière confuse, à qui le propre de l’art, son objet et sa fin, est de donner une forme. Il ne suffit pas de voir ; il faut sentir ; il faudrait aussi penser ! Certes, c’est une faculté rare, et qui caractérise, qui signale déjà l’artiste que le don de saisir sous forme d’image ce que le vulgaire des hommes n’entrevoit que sous forme d’expression abstraite des choses ; — et cependant c’est encore peu. La nature ne devient vraiment belle, ou seulement émouvante, qu’à travers l’illusion de nos propres sentiments, que nous transportons en elle, et qui lui communiquent cette puissance d’émotion dont notre cœur demeure la source unique, jamais tarie.

Ce n’est pas tout encore : du milieu des choses prosaïques et basses de l’existence, il reste alors à dégager ce qu’elles enferment de beauté secrète. Il faut éliminer, choisir, n’emprunter enfin à la réalité ses formes et ses moyens d’expression que pour transfigurer cette réalité même, et l’obliger à traduire l’idée intérieure d’une beauté plus haute. C’est qu’en effet nous n’appartenons à la réalité que par les parties les moins nobles de nous-mêmes, ― cette nécessité du labeur journalier qui nous réduit au rôle de machines, ou les appétits qui nous confondent avec l’animal, ― et que tout ce qu’il y a de supérieur en nous, conspire à nous relever de la déchéance où nous maintient l’asservissement à la matière. En ce sens, on a pu dire « que le monde de l’art était plus vrai que celui de la nature et de l’histoire », parce qu’on y voit s’évanouir la contradiction choquante qu’accuse impitoyablement la condition humaine entre la grandeur du but où nos aspirations nous poussent, et la faiblesse dérisoire des moyens dont nous disposons pour l’atteindre.

De ces trois conditions, si l’art néglige les deux premières, et qu’il ne se préoccupe que de rendre la vérité générale du type, il n’enfantera que des œuvres d’une beauté, si l’on veut, accomplie, mais froide, mais inanimée, « qui sera comme l’eau pure et qui n’aura pas de saveur particulière » : ainsi les Martyrs de Chateaubriand, Eudore et Cymodocée. S’il ne se soucie que de la seconde, et d’émouvoir seulement les cœurs ou d’échauffer les imaginations, il produira des œuvres déjà d’une valeur moins haute, et contre le trouble momentané desquelles il sera toujours possible à la réflexion de se reprendre : ainsi les romans de Richardson, Clarisse Harlowe ou Paméla 2, ainsi la Nouvelle Héloïse. S’il ne s’inquiète enfin que de la première et qu’il juge avoir tout fait quand il a donné du réel une copie servile, j’admirerai la patience de l’observateur, et l’habileté de main de l’artiste ; mais, quant à l’œuvre, j’ose bien dire, ― et l’expérience semble prouver ― qu’elle ne réussira complètement que dans la représentation du grotesque.

Nous ne méconnaîtrons pas qu’en ce genre le roman réaliste n’ait fait et ne fasse preuve tous les jours de verve et d’originalité. Depuis les Crevel et les Birotteau de Balzac, depuis le notaire Guillaumin et le pharmacien Homais jusqu’aux caricatures de MM. Malot et Zola, longue, nombreuse, interminable serait la galerie qu’on pourrait faire défiler sous les yeux du lecteur ; mais n’y a-t-il donc pas autre chose dans l’homme que de quoi rire et se moquer ? « S’il se vante, je l’abaisse », nos romanciers n’y font pas faute ; « s’il s’abaisse, je l’élève », voilà ce qu’ils oublient trop. À défaut de ces mortelles presque divines, les Hermione et les Phèdre, qui retenaient, jusque dans le désordre de la passion, quelque chose de la sérénité de l’antique, personne enfin ne nous rendra-t-il ces poétiques héroïnes qu’emportaient par-delà les conventions sociales l’impétueux élan et l’ardeur plus qu’humaine de la passion enivrée d’elle-même, — les Valentine et les Indiana ?

L’érudition dans le roman

Ce n’est peut-être pas toujours, dans les lettres, non plus qu’ailleurs, une bonne fortune que de débuter bruyamment, avec éclat, fracas, demi-scandale, magistralement, si l’on le veut, et, de s’imposer ainsi d’abord, de haute lutte, à l’attention publique.

M. Flaubert en est un remarquable exemple.

Voilà tantôt vingt ans que M. Flaubert a soulevé la plus vive et la plus ardente mêlée de discussions autour de Madame Bovary. Depuis lors, c’est vainement qu’il a transporté ses lecteurs des herbages de la Normandie jusque sur les ruines de Carthage, pour ensuite les ramener de Carthage à Paris ou à Fontainebleau, et les remmener du boulevard aux déserts de la Thébaïde. Ils l’ont suivi ; mais, pour eux comme pour tout le monde, il est demeuré l’auteur de Madame Bovary. Rien n’y a fait : ni Salammbô ni l’Éducation sentimentale ; et, quant à ce malheureux essai dramatique du Candidat, comme aussi pour cette composition bizarre, ennuyeuse, informe, de la Tentation de saint Antoine, ce qu’on en peut dire de moins sévère, c’est qu’il est étonnant que l’éclat de leur insuccès n’ait pas fait seulement pâlir la renommée de Madame Bovary. En vérité, si les pères pouvaient être jaloux de leurs enfants, du personnage qu’ils font dans le monde, mais surtout si l’on ne gardait pas un souvenir éternellement flatteur des premiers murmures de la popularité naissante, nous croirions volontiers que M. Flaubert se fût plus d’une fois voulu mal d’avoir débuté par Madame Bovary.

Voyez plutôt la différence ! Renversez la chronologie des œuvres. Supposez que M. Flaubert eût commencé par la Tentation de saint Antoine, et continué par Salammbô ! Sans doute, sur l’étrangeté de l’une et de l’autre tentative, ce n’était qu’un seul cri, mais tout le monde aussi convenait de la rare puissance d’imaginer et de peindre dont elles étaient l’éloquent témoignage. Là-dessus, éclairé par la critique, averti de son originalité vraie, l’auteur s’avisait un jour qu’il faisait fausse route. En effet, ce n’est pas la peine de savoir calquer la réalité comme à la vitre, et de s’être étudié laborieusement à fixer d’un mot les moindres apparences des choses, les plus fugitives et les plus ondoyantes, si l’on n’applique enfin ce curieux talent qu’à décrire les jardins imaginaires d’Hamilcar et le temple conjectural de Tanit ou de Baal-Eschmoûn. Ou, pour mieux dire, n’est-ce pas bénévolement compromettre le profit littéraire, le profit légitime de tant de travail et de persévérance que d’ôter au public les moyens de vérifier, comme au doigt et à l’œil, l’exactitude et la minutie de l’imitation ? Un peintre, s’il est capable de reproduire au vif quelque intérieur parisien ou normand, ne saurait s’attarder longtemps à représenter sur la toile des intérieurs étrusques ou carthaginois. M. Flaubert brisa donc avec l’érudition et l’archéologie. C’est alors qu’il essaya du théâtre ; — et ce fut sa dernière erreur.

Le roman moderne, le roman de mœurs contemporaines était là, mal remis de la perte de Balzac, « tirant l’aile et traînant le pied » : M. Flaubert s’en empara et nous donna l’Éducation sentimentale. A la vérité, bien des défauts encore, — les longueurs du récit, l’abondance excessive de la description, l’insignifiance des personnages, la vulgarité des aventures, la lenteur de l’intrigue, péniblement nouée, plus péniblement dénouée, — choquaient ; et nuisaient surtout à cet intérêt de curiosité que nous cherchons toujours un peu dans le roman, et que nous avons raison d’y chercher. Évidemment, il restait à faire un dernier effort : M. Flaubert n’hésita pas, et le fit. Il ne craignit pas de s’exiler en province ; il fut du comice agricole ; il entendit jouer Lucie de Lammermoor sur le théâtre de Rouen ; il vit, de ses yeux, cette belle tête phrénologique à compartiments, qui devait un jour orner le cabinet de Charles Bovary, l’officier de santé d’Yonville ; même, il pratiqua le pharmacien Homais, son laboratoire et son capharnaüm, sa fille Athalie, son fils Napoléon ; il fréquenta chez Tuvache, le maire, chez Binet, le percepteur, chez. Bournisien, le curé, chez Guillaumin, le notaire ; et, de la peinture de ce monde pesamment bourgeois, il tira son chef-d’œuvre, et le chef-d’œuvre peut-être du roman réaliste. Car on peut discuter le genre ; on peut lui contester ses titres ; on peut n’y reconnaître qu’une descendance illégitime ou une forme inférieure de l’art ; on ne saurait nier ni la valeur de l’artiste, ni l’importance de l’œuvre, ni l’influence qu’elle exerce toujours sur le roman contemporain.

Oui ! c’est bien ainsi qu’il semble, — à distance, — que les romans de M. Flaubert eussent dû se succéder, dans un bel ordre : chaque effort nouveau marquant un nouveau progrès de l’auteur vers la perfection de son genre ; et chaque œuvre nouvelle offrant à la critique une occasion nouvelle de louer, de motiver ses éloges, d’y ajouter un éloge nouveau. Mais la logique ne gouverne pas les hommes comme elle fait les idées. Au contraire, c’est plaisir pour l’imagination que de mettre en déroute les plus beaux raisonnements du monde. Et voilà pourquoi les trois nouvelles, ou les trois contes, que vient de publier M. Flaubert : un Cœur simple, Hérodias, la Légende de saint Julien l’Hospitalier, sont certainement ce qu’il avait encore exécuté de moins digne de lui.

Ce n’est pas, à la vérité, parce que le cadre est plus étroit. Disons pourtant qu’il y a quelque surprise, dont on se défend mal, à voir un écrivain finir par où les autres commencent, ayant jadis commencé par où les autres finissent. Mais enfin, les dimensions, non plus que le temps, ne font rien à l’affaire. Que M. Flaubert, autrefois, n’eut pas consacré moins de sept années entières à préparer Salammbô, certes, c’était une querelle d’Allemand, s’il en fut, que de lui tourner ce scrupule de perfection en reproche ; et nous ne prêterions guère moins à rire que l’excellent M. Fröhner, si nous allions nous étonner aujourd’hui qu’Hérodias ne remplît pas autant de pages que Salammbô. Il n’eût tenu qu’à l’auteur d’étendre les proportions de ses contes jusqu’au cadre du roman, puisqu’il avait depuis longtemps prouvé qu’il en était capable ; et, de vouloir ou de savoir faire court, c’est un talent si rare de nos jours, une ambition si peu commune, qu’il faudrait plutôt remercier M. Flaubert, chef d’école, pour l’exemple et la leçon qu’il en donne. C’est bien assez que cette concision, cette sobriété, cette rapidité de récit qu’on admirait naguère dans l’auteur de Carmen ou de la Vénus d’Ille ait cessé d’être une vertu littéraire ; — et nous n’aurons pas, pour nous, l’imprudence ou la maladresse d’en faire à personne un défaut.

Ce n’est pas non plus que les qualités ordinaires de M. Flaubert soient moindres dans ces trois contes, ou ses défauts accoutumés plus choquants. Peut-être toutefois, comme on dirait que, dans ces écrits de courte haleine, M. Flaubert s’est imposé la loi de ne pas mettre une ombre seulement d’intérêt dramatique ou romanesque, défauts et qualités ressortent-ils avec plus de vigueur. Mais, en somme, il entre dans le talent de M. Flaubert trop de volonté, trop de parti pris, — et trop d’artifice, — pour qu’il se rencontre dans ses œuvres de ces brusques inégalités, de ces hauts où n’atteignent, et de ces bas où ne retombent que les esprits divers, mobiles, plus capables « d’être agis » que d’agir, et de recevoir l’impression des choses que de les soumettre à leur façon de voir.

On retrouvera donc, dans un Cœur simple, ce même accent d’irritation sourde contre la bêtise humaine et les vertus bourgeoises ; ce même et profond mépris du romancier pour ses personnages et pour l’homme en général ; cette même dureté, cette même rudesse, et cette même brutalité comique dont les boutades soulèvent parfois un rire plus triste que les larmes ; — et pareillement, dans Hérodias, on retrouvera cet étalage d’érudition, ce déploiement de magnificence orientale, ces couleurs aveuglantes, ces lourds parfums asiatiques, et ces provocations de la chair qui sont, s’il était permis de joindre les deux expressions, la poésie du réalisme. Dans la forme, ai-je besoin de dire que c’est toujours la même habileté d’exécution, — trop vantée peut-être, — le même scrupule, ou plutôt la même religion d’artiste, mais aussi la même préoccupation de l’effet ; la même tension de style, pénible, fatigante, importune, les mêmes procédés obstinément matérialistes ? Les lecteurs de M. Flaubert n’auront pas de peine à reconnaître, — dans un Cœur simple, les longues énumérations descriptives : « Au matin, la ville se remplissait d’un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d’agneaux, des grognements de cochons » ; — dans la Légende de saint Julien l’Hospitalier, ces litanies interminables de noms et de costumes : « Il combattit des Scandinaves recouverts d’écailles de poissons, des nègres munis de rondaches en cuir d’hippopotame, des Indiens couleur d’or, … des Troglodytes et des anthropophages » ; — dans Hérodias enfin ces comparaisons multipliées : « Elle dansa, comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des Cataractes, comme les bacchantes de Lydie. » S’ils cherchent bien, ils y retrouveront encore ces effets d’harmonie imitative : « Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie », qualifiés, comme on le sait, de vaine et puérile affectation chez les écrivains du temps jadis, mais admirables, à ce qu’il paraît, dans la prose de M. Flaubert ! C’est que, dans l’école moderne, quand on a pris une fois le parti d’admirer, l’admiration ne se divise pas, et l’on a contracté du même coup l’engagement de trouver tout admirable. Il est donc loisible, il est même éloquent à M. Flaubert d’appeler Vitellius « cette fleur des fanges de Caprée ». Quels rires cependant, si c’était dans Thomas que l’on découvrît cette étonnante périphrase ! et comme on aurait raison !

Si maintenant ces trois contes ne nous rappelaient qu’une manière d’artiste et des procédés de composition connus, bien loin qu’il y eût là prétexte seulement à critique, au contraire il y faudrait louer une vigoureuse organisation qui, du premier effort ayant donné toute sa mesure, persiste résolument dans ses qualités et dans ses défauts, parce que ses défauts eux-mêmes sont une part, — et quelquefois la meilleure part, — de son originalité. Malheureusement, ce n’est pas seulement une manière, ce sont des paysages, des scènes entières, des visages connus qu’ils nous rappellent, ces trois contes ! les mêmes dessins sur les mêmes fonds, les mêmes tableaux dans les mêmes cadres ; et ceci, c’est la marque d’une invention qui tarit. Comme un peintre, qui s’avisant un beau jour de mettre de l’ordre dans ses portefeuilles, y reprendrait les esquisses, les ébauches, les études dont il s’est autrefois servi pour la préparation d’une grande toile, on dirait que M. Flaubert, ayant retrouvé les croquis, les notes, les fragments qu’il avait jadis rassemblés pour composer Salammbô et Madame Bovary, n’a pas voulu les perdre, et s’est contenté d’y donner la dernière main pour en former ce mince volume.

Voici, par exemple, un Cœur simple. C’est l’histoire d’une pauvre fille dont les qualités domestiques sont la fortune de madame Aubain, sa maîtresse, et le désespoir de « ces dames » de Pont-l’Évêque. « Félicité, comme une autre, avait eu son histoire d’amour », qui s’était dénouée par une trahison ; Théodore — car il n’est pas jusqu’aux noms qui ne soient les mêmes — l’ayant abandonnée « pour épouser une vieille femme très riche, madame Lehoussais de Toucques ». Nous connaissons également cette vieille femme très riche : elle s’appelait madame Dubuc, et elle fut la première femme jadis de Charles Bovary. C’est à la suite de cette aventure que Félicité est entrée chez madame Aubain.

Travaillée d’un besoin machinal d’affection et de dévouement, — je dis machinal, mais M. Flaubert écrit bestial, — Félicité met aussitôt sa tendresse en Virginie, la fille de la maison, et quand le couvent la lui enlève, c’est un neveu à elle, découvert par hasard à Trouville, qui remplace à demi l’absente dans son cœur. On demandera pourquoi Trouville, au lieu de Mézidon, par exemple, ou de Lisieux ? La réponse est aisée. Parce qu’il manquait à la galerie de M. Flaubert quelques « marines », un retour de pêche, une marée basse, « des oursins, des godefiches, et des méduses ». L’enfant grandit, on l’embarque, il s’éloigne à son tour ; le mousse devient marin ; chacun de ses voyages renouvelle au cœur de Félicité de terribles angoisses. Et quand il meurt en lointain pays, je conviens, si l’on veut, que c’est de main de maître que M. Flaubert nous peint en quelques lignes la douleur de la pauvre tante, mais pourquoi faut-il que le paysage où s’encadre le désespoir de Félicité nous soit si familier ? « Les prairies étaient vides ; le vent agitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s’y penchaient comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau. » Mêmes images et mêmes mots que dans Madame Bovary : « La rivière coulait sans bruit, … de grandes herbes minces s’y courbaient ensemble comme des chevelures vertes abandonnées, s’étalaient dans sa limpidité. » Voilà une grande pauvreté d’images, et une rare uniformité de procédés.

Cependant la petite Virginie disparaît à son tour, emportée par une fluxion de poitrine, et, dans la maison vide d’enfants, il ne reste plus que la servante et la maîtresse unies d’une même douleur. Il y a ici dans le récit de M. Flaubert un mouvement d’émotion vraie ; signalons-le ; dans six volumes, c’est presque le premier qu’on rencontre : « Un jour d’été, en inspectant les petites affaires de Virginie, elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron… Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l’une sur l’autre et s’emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvrit les bras, la servante s’y jeta, et elles s’étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait. » Hélas ! dans ces quelques lignes, de peur que nous ne soyons émus de son émotion, M. Flaubert n’a-t-il pas trouvé le moyen, à l’endroit où je mets trois points, de nous apprendre que le petit chapeau de peluche a était tout rongé de vermine » ? Ce n’en était vraiment pas le moment !

A ce signal donné, le récit, comme d’ordinaire, va tourner à la caricature. Félicité, pour satisfaire son besoin de dévouement, donne à boire aux soldats qui traversent la ville ; elle soigne les cholériques ; elle « protège les Polonais » ; elle panse le père Colmiche, « un vieillard passant pour avoir fait des horreurs en 93 », jusqu’au jour où cette grande ardeur d’aimer se concentre enfin tout entière sur un perroquet dont on lui fait cadeau. Dans une nouvelle de quatre-vingt-huit pages, les aventures du perroquet n’en occupent pas moins d’une douzaine, depuis son entrée dans la maison jusqu’à sa mort et son empaillement. C’était bien peu ! Aussi tient-il encore plus de place empaillé que vivant. « Les vers le dévorent, une de ses ailes se casse, l’étoupe lui sort du ventre », mais il n’en demeure pas moins la dernière affection de Félicité. Elle trouve maintenant à ce corps d’émeraude, soutenu d’ailes de pourpre, une vague ressemblance avec l’image du Saint-Esprit. Sa dernière pensée de vieille fille est pour « Loulou » ; et quand elle expire, par un beau jour d’été, un jour de procession, humant sur son lit de mort les parfums de l’encens avec « une sensualité mystique », elle croit voir « dans les cieux entrouverts un gigantesque perroquet planant au-dessus de sa tête ». C’est sur ce mot que finit un Cœur simple : des trois nouvelles que contient ce volume j’ai hâte d’ajouter que c’est de beaucoup la meilleure.

La Légende de saint Julien l’Hospitalier nous transporte au moyen âge. Elle mérite bien, elle aussi, d’être analysée tout au long. Au fait, il manquait un vitrail à la collection réaliste : quelque chose de très laid et de très gothique.

Dans un vieux château, sur la pente d’une colline, habitent le père et la mère de Julien. De leur union longtemps stérile, un fils, enfin, leur est né, que de mystérieuses prédictions destinent vaguement à de hautes et glorieuses aventures. Sa mère l’élève donc dans la crainte du Seigneur, et son père dans le métier des armes, chacun nourrissant à part soi l’espoir de voir un jour l’enfant archevêque ou capitaine. Or, Julien a le goût du sang ; sa première victime est une souris blanche, puis ce sont les oisillons du jardin, et les pigeons du colombier. En grandissant, il devient chasseur ; il apprend à reconnaître « le cerf à ses fumées, le renard à ses empreintes, le loup à ses déchaussures », plaisirs faciles d’ailleurs, qui ne lui suffisent pas longtemps ; et le voilà « battant les bois, tuant des ours à coups de couteau, des taureaux avec la hache, des sangliers avec l’épieu ». Mais un matin d’hiver, dans une forêt fantastique, et, depuis les premières lueurs du jour assouvissant sa soif de sang et sa rage de tuerie, comme, adossé contre un arbre, il contemple « d’un œil béant l’énormité du massacre », voici qu’un cerf se présente, suivi d’une biche et d’un faon. Julien bande son arbalète, abat le faon, la biche, et vise au cerf, qu’il atteint en plein front, quand cet animal surprenant, « solennel comme un patriarche et flamboyant comme un justicier » s’avance sur le chasseur et lui dit : « Maudit ! maudit ! maudit ! un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère. »

Épouvanté de la prédiction, Julien renonce désormais à la chasse ; mais, une fois, comme il détachait une épée d’une panoplie, ayant par maladresse failli tuer son père, et une autre fois ayant, par mégarde, cloué contre un mur, en tirant de la javeline, « le bonnet à longues barbes » de sa mère, il abandonne la maison paternelle, et s’engage dans une troupe d’aventuriers qui passait. Il devient bientôt fameux ; on le recherchait : « Tour à tour il secourut le dauphin de France et le roi d’Angleterre, les Templiers de Jérusalem, le suréna des Parthes, le négus d’Abyssinie et l’empereur de Calicut ! » tant et si bien, qu’ayant sauvé des musulmans espagnols l’empereur d’Occitanie, celui-ci ne crut pouvoir moins faire que de donner sa fille à ce vaillant guerrier. Passons outre aux descriptions de palais, de jardins, de chambres, de vêtements, et autres accessoires, mais non sans demander pourquoi donc on s’est jadis tant moqué de l’abbé Delille ? et ce que l’on voit ici qui diffère de ces accumulations de mots, que M. Flaubert ne serait pas, je l’espère, des derniers à lui reprocher ?

Au milieu de son nouveau bonheur, une inquiétude ronge le gendre de l’empereur d’Occitanie. Il voudrait chasser, mais il n’ose. Cependant « un soir du mois d’août, il entendit le jappement d’un renard, puis des pas légers sous sa fenêtre, et il entrevit dans l’ombre des apparences d’animaux ». La tentation était trop forte ; « il décrocha son carquois », et partit. Or, ce même soir, tandis qu’il est en chasse, un vieil homme et une vieille femme frappent à la porte du château. Le père et la mère de Julien, — car c’est eux, — sont accueillis par sa femme, qui les couche elle-même dans son propre lit, … et Julien avançait toujours dans l’obscurité. Tout à coup derrière lui bondit un sanglier, puis un loup, puis des hyènes, puis un taureau, une fouine, une panthère, un choucas, et toutes ses victimes d’autrefois, toutes les bêtes de la création, désormais invulnérables à ses flèches comme à son « sabre », formant autour de lui un monstrueux cortège, une sarabande infernale, quoique d’ailleurs joyeuse, où les singes le « pincent en grimaçant », et l’ours, « d’un revers de patte lui enlève son chapeau », reconduisent au seuil de son palais le malheureux chasseur suffoqué d’une rage impuissante et d’une fureur d’halluciné. A la clarté de l’aube, encore incertaine, en approchant du lit, comme il se baisse pour embrasser sa femme, « il sent contre sa bouche l’impression d’une barbe » ; et c’est alors qu’éclatant de colère, il dégaine, frappe, tue son père et sa mère : la prédiction est accomplie.

Comme il a jadis quitté la maison paternelle, il fuit maintenant son palais, et s’en va « mendiant sa vie par le monde ». Il raconte son histoire ; et les hommes, les bêtes même évitent son approche ; et rien ne lui sert d’avoir « des élancements d’amour pour les poulains dans les herbages ». Il arrive sur les bords d’un fleuve que nul n’ose plus traverser. Par dévouement il devient passeur, il se bâtit une misérable cabane, et quand, après avoir terminé son travail quotidien, il s’assoupit de lassitude, son sommeil est traversé de visions funèbres. Une nuit qu’il dormait, une voix l’appelle, une voix qui « avait l’intonation haute d’une cloche d’église ». Le vent souffle et les flots font rage : c’est un lépreux qui veut passer l’eau. Le lépreux entre dans la cabane. Il a faim, et Julien lui donne à manger ; il a soif, et Julien lui donne à boire ; il a froid, et Julien allume du feu ; il veut dormir, et Julien le met dans son lit, il se couche à côté de lui, le réchauffant de son corps, « s’étalant dessus complètement, bouche contre bouche, poitrine contre poitrine ». Or, ce lépreux, c’est Jésus-Christ, et le toit s’envole, et le firmament se déploie, et Julien « monte vers les espaces bleus ». « Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays. » Le moyen âge était un peu usé, il avait tant servi ! Je doute que la Légende de saint Julien l’Hospitalier le rajeunisse et le remette en faveur. Et vraiment, si M. Flaubert n’a pas voulu railler, ou soutenir quelque gageure, c’est bien ici la plus singulière erreur d’artiste qu’il eût encore commise.

L’histoire d’un Cœur simple nous rappelait Madame Bovary : c’est à Salammbô que nous ramène Hérodias, fantaisie d’érudition sur un sujet très connu des peintres, variations d’un fort savant homme sur la « décollation de saint Jean-Baptiste ».

Évidemment, cette antiquité sémitique et ce monde oriental, ces Iaokanann et ces Schahabarim, les syssites de Carthage et les marins d’Éziongaber ; ces oripeaux voyants et barbares, « les caleçons bleus étoilés d’argent », « et les caleçons noirs semés de mandragores » ; ces régals prétendus carthaginois, « les langues de phénicoptères avec des graines de pavot assaisonnées au miel, « et cette cuisine soi-disant juive, les loirs, les rossignols, les hachis dans les feuilles de pampre » ; tout cela, tout ce bibelot, comme l’appela Sainte-Beuve en un jour de justice, tout cet orientalisme hypothétique séduit, fascine, et tient M. Flaubert en arrêt. Il eut dû seulement prendre garde que, si cette ambition d’évoquer de leurs cendres les civilisations éteintes et de ressusciter les races disparues pouvait tenter la curiosité d’un artiste et solliciter l’imagination d’un archéologue, c’était assez d’une fois, — ou de deux. Le galbanum et le cinnamome, les « vasques de porphyre » et les « colonnes en bois d’algumim », pouvaient une fois surprendre et amuser le lecteur. C’est lui supposer une patience à toute épreuve ou un excès de naïveté que de croire qu’il y prendra jusqu’à trois fois plaisir. L’érudition n’est pas toujours et partout à sa place.

Il y a lieu surtout de s’étonner que M. Flaubert ne veuille pas comprendre qu’en dépit de l’érudition la plus sûre, des recherches les plus patientes, et des trouvailles les plus heureuses, portraits, tableaux et descriptions de ce genre seront toujours et nécessairement faux, pour cette simple raison qu’ils n’ont pas été « vus » par le peintre. Est-il donc si rare, même quand l’artiste ne prétend qu’à nous représenter ce que nous avons sous les yeux, qu’avant noté les moindres détails avec la dernière précision, l’œuvre ne réussisse en somme à produire qu’une impression confuse ; et ne nous donne enfin que le spectacle de ce qu’il y a peut-être de plus pénible à voir au monde, — l’effort stérile d’un grand talent qui se fourvoie ? Eh oui ! quoi que M. Flaubert avance, quelque détail qu’il nous donne, on le sait, nous l’admettons du moins, il a son texte et ses autorités. Pline lui est témoin qu’on arrosait de silphium les grenadiers de la campagne de Tunis, et garant de telle croyance aux « escarboucles formées de l’urine des lynx ». Je le crois donc s’il nous dit que l’on mangeait à Carthage des oiseaux à la sauce verte ; je le crois encore s’il nous affirme que la vaisselle d’Hamilcar était d’argile rouge, rehaussée de dessins noirs ; et je le crois toujours, s’il lui plaît que dans cette vaisselle on mangeât ces oiseaux ; mais je dis que ce rapprochement, ce placage de couleurs criardes : « On leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge, rehaussées de dessins noirs », pour avoir été réel, n’en est pas cependant plus vrai, ni surtout plus esthétique. C’est comme le latin de nos collèges : une brusque métaphore de Tacite y rencontre une belle, limpide, et souvent verbeuse expression de Cicéron ; Salluste y heurte Tite-Live ; et c’est du Tite-Live, et du Salluste, et du Cicéron, et du Tacite ; et toutefois ce n’est pas du latin !

On peut ajouter que, si l’érudition de M. Flaubert est solide, l’usage qu’il en fait ne laisse pas de prêter souvent à la critique. Par exemple, cette érudition est quelquefois impertinente, et c’est un soin bien superflu, si l’on vient à parler de « faisceaux », que de nous dire en façon de commentaire : « Les faisceaux, — des baguettes reliées par une courroie avec une hache dans le milieu3. » Cette érudition a quelquefois le tort d’obscurcir ce qui serait de soi parfaitement clair, et sans autre utilité que de donner prétexte à M. Flaubert (mais non pas raison) de placer une expression plus ou moins technique : « Les convives emplissaient la salle du festin. Elle avait trois nefs comme une basilique ». Pourquoi « comme une basilique » ? Elle avait trois nefs comme une salle qui a trois nefs, sans doute ; et je ne vois pas très bien ce que la comparaison ajoute au renseignement. Cette érudition enfin est quelquefois inopportune, et l’étalage en fait contresens. M. Flaubert nous montre Salomé qui danse : « Ses bras arrondis, nous dit-il appelaient quelqu’un qui s’enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu’un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde. » Mais ce souvenir d’une Psyché curieuse, et d’une âme vagabonde, à l’esprit duquel de ces spectateurs peut-il donc bien ici revenir, qui sont Vitellius, Hérode, « des montagnards du Liban, douze Thraces, un Gaulois, deux Germains, des chasseurs de gazelles, des prêtres de l’Idumée, le sultan de Palmyre et des marins d’Éziongaber » ?

Ces observations de détail ne laissent peut-être pas d’avoir ici leur intérêt. Si l’on essayait en effet de caractériser d’un mot la manière et le talent de M. Flaubert, ce serait peu de lui reconnaître vingt autres qualités ; il est avant tout et par-dessus tout un érudit dans le roman.

Et d’abord il a de l’érudit, le goût de l’information précise, de l’expression technique, et il l’a jusque dans les choses les plus insignifiantes, et il l’a jusqu’à la manie. Mais ce n’est pas dans le détail seulement, c’est dans l’ensemble qu’il importe, et qu’il développe des qualités et des défauts d’érudit. Nouvelles, contes ou romans, il les compose comme on ferait un Mémoire sur les Sculptures du temple d’Egine, ou sur le Culte du bœuf Apis : un plan très simple, facile à suivre ; peu d’idées générales, ce qu’il en faut pour étayer une démonstration ; peu d’épisodes, parce qu’il ne faut pas perdre le fil conducteur ; en revanche beaucoup de digressions, parce que les digressions sont l’intérêt, et souvent même l’objet d’un vrai Mémoire. Combien sont-ils, en effet, les Mémoires de ce genre qui se réduisent à tenir la promesse de leur titre ? Mais l’interprétation d’un papyrus, ou d’un simple cartouche hiéroglyphique devient à celui-ci l’occasion de récrire l’histoire d’Égypte ; et, de la discussion de l’âge exact d’un morceau de marbre ou d’un fragment de poterie, c’est plaisir de voir celui-là tirer toute une théorie de l’art et de la religion grecque.

On a de ces surprises en lisant M. Flaubert. Au fond, je pense qu’il ne lui importe pas beaucoup que saint Antoine résiste ou succombe à la tentation, mais il nous aura longuement raconté l’histoire du dieu Crépitus ; et, pourvu qu’il nous décrive à loisir le temple de Tanit, en dissertant savamment sur la cosmogonie phénicienne, il ne se soucie guère qu’Hamilcar extermine ou non les mercenaires et que son Narr’ Havas épouse ou n’épouse point Salammbô.

C’est qu’il a également de l’érudit et de l’antiquaire le mépris du présent et le dédain de l’action. Ce sont les choses mortes qui l’attirent comme une énigme, un problème à résoudre ; et quand parfois vous diriez qu’il prend aux choses vivantes un semblant d’intérêt, c’est qu’il y voit la matière de l’histoire et de l’archéologie de l’avenir. Aussi son style, même quand il se colore, même quand il s’élève, rappelle-t-il toujours la sécheresse d’un document d’archives. L’émotion en est absente, comme d’ailleurs le drame est absent de ses romans. Il est remarquable, à cet égard, que pas un romancier n’use et n’abuse comme lui du discours indirect : « Le Tétrarque était tombé aux genoux du proconsul, chagrin, disait-il, de n’avoir pas connu plus tôt la faveur de sa présence ; … il aurait ordonné ; … Vitellius répondit que le grand Hérode… » Ce n’est pas une entrevue, c’est le compte rendu, c’est la sténographie d’une entrevue : procédé d’historien toujours et manière d’érudit.

Il y a pourtant mieux encore, et même quand il traite le roman contemporain, M. Flaubert demeure un érudit. L’Éducation sentimentale en peut servir de preuve. Est-ce un « roman » ? Je ne sais ! mais, roman, ou de quelque autre nom qu’on le nomme, le livre n’a de réelle valeur que comme témoignage sur l’époque de notre histoire contemporaine où M. Flaubert en a placé l’action. Si quelque curieux, dans cent ans, a par hasard l’occasion d’en parcourir quelques pages, il y trouvera tout faits cent tableaux qu’il serait autrement obligé de restituer d’une manière divinatoire, et hasardeuse par suite, en s’aidant de renseignements dont ce serait un travail déjà fastidieux que de faire la critique et de déterminer l’emploi. Qui sait ? Le détail aura peut-être un jour son prix de savoir que, vers 1836, on se déguisait en Pritchard. On le retrouvera dans L’Éducation sentimentale. Oserai-je dire qu’il n’est pas jusqu’à Madame Bovary dont le mérite réel ne consiste bien moins dans l’intérêt de curiosité que le roman soulève que dans l’abondance et la profusion de renseignements de toute sorte qu’il contient ? Le tableau est complet. Prenons-le pour ce qu’il est : une peinture des mœurs de province, tournée systématiquement au grotesque4 ; rien n’y manque et l’œuvre est achevée. Est-ce une œuvre d’art ? est-ce surtout du roman ? je n’oserais en répondre. En tout cas, c’est une œuvre forte, une de ces œuvres destinées à vivre comme l’expression d’un temps, d’une génération, de trente années d’histoire ; — et je crois que c’est tout ce que l’auteur a voulu.

C’est aussi pour cela que, comme on l’a dit plusieurs fois, et mieux que nous ne saurions le redire : toutes les Salammbô du monde et toutes les Éducation sentimentale ne prévaudront pas contre Madame Bovary. Bien mieux : elles vivront peut-être, elles aussi, pour servir de commentaire et d’explication à Madame Bovary. Et, comme on a mis en appendice le compte rendu du procès intenté naguère à l’auteur (témoignage officiel de l’innocence de son cœur et de la pureté de ses intentions), on y mettra désormais un Cœur simple, qui dira quelles patientes études, quelles monographies laborieuses ont permis à M. Flaubert de donner ce relief et cette intensité de vie aux personnages de Madame Bovary. Allons ! tout est bien qui finit bien : M. Flaubert n’aura pas à se repentir d’avoir débuté par son chef-d’œuvre, — et d’en avoir vécu !

 

Les origines du roman naturaliste

On a dit des réalistes, et je ne prendrai pas sur moi de décider si c’est avec plus d’esprit ou de profondeur, que « leurs qualités, qui sont grandes, perdaient leur prix pour n’être pas employées comme il faudrait ; — qu’ils avaient l’air de révolutionnaires parce qu’ils n’affectaient d’admettre que la moitié des vérités nécessaires ; — et qu’il s’en fallait à la fois de très peu et de beaucoup qu’ils n’eussent strictement raison ». Ce peintre de talent, Eugène Fromentin, l’auteur de Dominique et des Maîtres d’autrefois, qui fut un si rare écrivain, ne parlait en ces termes, ou du moins il n’avait l’air de parler que de peinture. Mais le sens de ses paroles allait au-delà de sa pensée même, et portait plus loin, qu’il y visât ou non. Si bien que, pour caractériser ce qui fait la force et la faiblesse à la fois du naturalisme en littérature, et certain de ne pouvoir trouver mieux, je ne voudrais pas changer un mot, ni seulement déplacer une virgule des six lignes que je viens de transcrire. Il me suffit, où Eugène Fromentin sous-entendait le nom de Gustave Courbet, de mettre lisiblement le nom de M. Emile Zola.

M. Zola, tout récemment, rassemblait en un volume une demi-douzaine d’études, sur Balzac, sur Stendhal, sur Flaubert, — au demeurant sur lui-même ; — et nous les présentait comme une « histoire du roman naturaliste, étudié dans les chefs qui en ont successivement apporté et modifié la formule ». En d’autres termes, c’est un morceau de doctrine, comme les romans de M. Zola, selon l’expression dont il a lui-même enrichi la langue, sont un morceau de rue. Et tout de suite, je suis obligé de dire que si la brosse de M. Zola, vigoureuse et puissante, est habile à peindre le morceau de rue, sa plume, très hésitante, — sous son apparence de précision brutale, — est prodigieusement inhabile à traduire le morceau de doctrine.

Je n’en donnerai qu’un seul exemple. C’est quelque part où M. Zola se défend, avec plus de bonne volonté que de succès, on va le voir, de toute accusation d’orgueil ou de vanité. « Moi ! s’écrie-t-il, orgueilleux ! moi, Zola, crevant de vanité ! — le mot est de lui, je n’ai pas besoin de le dire ; — moi, convaincu de ma propre valeur ! J’ai trop de sens critique ! » Il a trop de sens critique ! Or notez que le sens critique est tout justement ce qui lui manque le plus. Ses vues sont courtes, sa judiciaire est chancelante ; il n’a ni le sentiment de la nuance, ni le sentiment de la mesure ; et même, lorsqu’il veut affecter l’impartialité, c’est en vain, il a beau faire, il ne saisit jamais qu’un seul aspect des choses. Il n’en écrit pas moins bravement : « J’ai trop de sens critique ». C’est-à-dire, il ne se pique en tout que de voir toujours parfaitement clair ; que de raisonner toujours parfaitement droit ; que de conclure toujours parfaitement juste, rien de plus ! et c’est ce qu’il a trouvé de mieux pour écarter de lui cette accusation d’orgueil que j’eusse, à sa place, bravement acceptée. Car il y gagnait deux choses : l’une, de ne pas laisser voir comme en effet le reproche, puisque reproche il y a, tombait sur lui, droit et d’aplomb ; et l’autre, de ne pas faire preuve, une fois de plus, avec toutes ses prétentions au style, d’une fâcheuse ignorance de la propriété des termes de la langue.

Veut-il ici qu’on lui fournisse la meilleure justification qu’il pût produire ? C’est qu’il se mêle à son orgueil une dose copieuse de naïveté. M. Zola ne se fâchera pas, ou du moins je l’espère. Il aime, — sans se douter qu’il a ce trait de commun avec Boileau, — que les choses soient nommées par leur nom. Et puis, il ne se gêne vraiment pas assez quand il parle des autres pour que nous soyons tenus, quand nous parlons de lui, d’envelopper notre façon de penser dans les circonlocutions d’usage. On n’a pas oublié le jour où, critiquant, avec autant d’injustice que de justesse, un poème récent de Victor Hugo (c’était l’Ane), et s’acharnant sur je ne sais quel vers où le nom de Niebuhr se trouvait enchâssé, il s’en allait, demandant aux échos d’alentour : « Niebuhr ? Qu’est-ce que Niebuhr ? Où celui-ci prend-il Niebuhr ? Que l’on m’amène quelqu’un qui connaisse Niebuhr ! » Il est clair qu’il ne savait pas que sa question sonnait aux oreilles à peu près comme s’il eût demandé ce que c’était que Bichat. Je cite le nom de Bichat : c’est pour flatter la manie de physiologie qui possède l’auteur de « l’histoire naturelle » des Rougon et, l’ayant amadoué de la sorte, c’est pour lui faire accepter plus facilement ce qui me reste à lui dire.

Au surplus, nous aurions tort de lui en vouloir de son ignorance : il l’a cultivée, c’est vrai, mais elle lui est naturelle. Il aurait grand tort surtout de vouloir s’en défaire, et son plus cruel ennemi n’oserait lui souhaiter ce malheur.

C’est sa force, et sa joie, et son pilier d’airain !

Mieux encore que cela, c’est le meilleur de son originalité, — si ce n’est pas sans doute un mince avantage, que de s’endormir chaque soir et de se réveiller chaque matin profondément convaincu que l’Amérique, ou voire la Méditerranée, restent toujours à découvrir. Je parle ici sans plaisanterie. Cette vigoureuse ignorance ne fait-elle pas la force même de la jeunesse ? et pour attaquer les préjugés (c’est un mot qui signifie, comme chacun sait, es idées que nous ne partageons pas) quelle meilleure disposition y a-t-il que de n’en avoir jamais examiné les fondements, si ce n’est de ne pas se douter qu’ils en puissent avoir un ? Il est fâcheux seulement que l’on s’avise alors d’écrire l’histoire ; et que, tandis que l’on avait tant de choses à nous dire des Rougon-Macquart croisés ou « remués » de Quenu-Gradelle, on perde plutôt son temps à vouloir nous conter, tout à fait fantastiquement, les origines du roman naturaliste.

La question est mal posée, d’abord ; et, il faut mettre en doute le sens critique de M. Zola, si c’est M. Zola qui se trompe, ou sa sincérité, si c’est le lecteur que l’on trompe. Est-ce que nous serions admis, en effet, si nous voulions discuter l’esthétique naturaliste, à laisser de côté Balzac et Flaubert — le Père Goriot et Madame Bovary — pour nous en prendre aux romans de Paul de Kock et de M. Champfleury, la Laitière de Montfermeil ou les Bourgeois de Molinchart ? Et M. Zola peut-il croire en conscience, que, si la critique persiste à maintenir contre lui les droits du roman qu’il appelle « idéaliste », ce soit au nom des Alexandre Dumas et des Frédéric Soulié, par un reste d’admiration de collège pour les Mémoires du Diable ou pour Monte-Cristo ? Mais s’il ne le croit pas, quel est alors ce procédé de discussion ? « Les lecteurs exigeaient en ce temps-là, nous dit-il, qu’on les tirât de la réalité ; qu’on leur montrât des fortunes réalisées en un jour ; des princes se promenant incognito avec des diamants plein leur poche ; des amours triomphales, enlevant les amants dans le monde adorable du rêve ; enfin tout ce qu’on peut imaginer de plus fou et de plus riche, toute la fantaisie d’or des poètes. » Où a-t-il vu cela, je le demande, si ce n’est dans le roman-feuilleton, à moins peut-être que ce ne soit dans le roman de Balzac ? Où sont-elles, dans Clarisse Harlowe et dans la Nouvelle Héloise, ces « fortunes réalisées en un jour » ? Où sont-ils, dans Werther, dans René, dans Oberman, dans Adolphe, ces « princes qui se promènent incognito avec des diamants plein leur poche » ? Où sont-elles enfin, dans les tragiques histoires d’Indiana, de Valentine, de Jacques, ces « amours triomphales enlevant les amants dans le monde adorable du rêve ? » Car voilà les chefs-d’œuvre du roman « idéaliste », avec tous leurs défauts, que nous signalerons volontiers à M. Zola, quand il le voudra, puisqu’il ne les connaît pas ; et voilà, si sa critique était un peu plus heureusement avisée, les œuvres et les noms auxquels il devrait s’attaquer. « Tout ce qu’il y a de plus fou et de plus riche », mais, qu’il nous le montre donc une fois dans les nouvelles de Mérimée, dans Carmen ou dans Colomba ; et nous nous engageons, nous, par échange de bons procédés, à lui montrer, dans les romans de Balzac, « toute la fantaisie d’or des poètes » !

La vraie question, cependant, la voici. Vous ne trouverez pas, depuis Richardson et Jean-Jacques, — pour ne pas remonter plus haut, comme on le pourrait, jusqu’à Marivaux et jusqu’à Lesage, — non, vous ne trouverez pas un seul romancier, de quelque valeur ou seulement de quelque renom, qui n’ait eu la prétention, plus ou moins hautement affichée, de rétablir, dans leurs droits méconnus par des conventions arbitraires, la vérité, la nature, la réalité. Rien de plus facile que d’accumuler des textes. Je n’en produirai qu’un, mais qui devra toucher, j’imagine, comme une délicate attention de ma part, l’auteur du Ventre de Paris. « La vraie nature, disait Fielding il y a plus de cent ans, est aussi rare à rencontrer chez les écrivains que dans la boutique des Quenu-Gradelle un vrai jambon de Mayence, ou de vraie mortadelle de Bologne5. » Ils en ont tous dit autant, n’importe pour aujourd’hui sous quelle forme ; et tous, ils ont écrit, l’un après l’autre, sur leur enseigne : « Au vrai jambon de Mayence », ou : « A la seule mortadelle de Bologne ». Remarquez de plus, et la chose en vaut la peine, qu’ils ont tous voulu dire la même chose. Ils n’ont pas entendu ces mots de nature et de réalité comme cabalistiques, celui-ci d’une manière et celui-là de l’autre, mais, unanimement, dans leur sens le plus simple, le plus ordinaire, le plus banal. « Nature », c’est-à-dire « nature » ; et « réalité », c’est-à-dire « réalité ». De telle sorte que le vrai problème n’est même pas de savoir de quel œil chacun d’eux a vu la nature, ni comment sa main rendait les impressions de son œil, ou, dans le difficile passage de la sensation à l’exécution, s’écartait peut-être de la nature. Ou du moins, ces problèmes ne viennent que bien loin après le principal, qui est de savoir ce qu’était pour chacun d’eux, en son temps et dans son milieu, la notion commune de nature et de réalité. Or, à mesure que les générations croissaient en expérience et que la vie des sociétés se compliquait, c’est cette notion, elle aussi, qui toute seule se compliquait et s’élargissait. Et c’est sur quoi M. Zola, s’il eût voulu vraiment écrire un livre qui justifiât les promesses de son titre, eût dû faire porter tout l’effort de sa démonstration.

Il eût alors parlé de Rousseau tout autrement qu’il ne l’a fait et signalé, par exemple, dans la Nouvelle Héloïse, quelque chose d’absolument nouveau : le premier roman moderne où l’amour ait été traité comme chose sérieuse, et comme affaire importante de la vie. L’amour, en effet, ou plus généralement les relations d’un sexe à l’autre n’avaient guère été jusqu’alors traitées, dans le roman, que de deux manières : à la manière italienne, c’est-à-dire galante, comme dans les romans de mademoiselle de Scudéri, par exemple, Cyrus et Clélie ; ou à la manière libertine, c’est-à-dire gauloise, comme, par exemple, dans le Diable boiteux. — J’excepte ici de la généralisation Gil Blas et Manon Lescaut, à titre d’œuvres uniques, ou plutôt isolées, qui n’ont point fait école, de la même façon que, dans l’histoire du roman anglais, on en excepterait Robinson Crusoé et les Voyages de Gulliver. — On vit donc pour la première fois, dans la Nouvelle Héloïse, l’amour devenu le héros du roman. On y vit pour la première fois aussi les malheurs domestiques d’un Saint-Preux ou d’une Julie d’Étange, élevés par l’ampleur du développement et l’éloquence de l’accent jusqu’à la dignité des infortunes tragiques de la race d’Atrée et de Thyeste. On y vit pour la première fois, encore, les personnages du drame placés dans la dépendance de ce que nous avons depuis lors appelé le milieu, puisqu’il n’est pas jusqu’à ces odeurs qui jouent dans le roman naturaliste un rôle si capital — ou si capiteux, — que, dans la chambre de Julie, Saint-Preux n’ait avidement respirées. On y vit enfin, pour la première fois, un écrivain livrant au public sa propre histoire, et sinon « sa tante et sa belle-mère toutes vives » — la formule est de M. Zola —, du moins les paysages qu’il avait vus, les personnes qu’il avait connues, les expériences qu’il avait traversées. De ce jour, le roman moderne était créé. La vie commune venait d’entrer dans le domaine de l’art, la vie réelle, dépouillée de ces déguisements, plus ou moins antiques, et de ces travestissements, à l’espagnole ou à la napolitaine, dont on l’avait jusqu’alors affublée.

Je passerai rapidement sur Werther et sur René. Ce ne sera pas toutefois sans donner le conseil à M. Zola de lier connaissance avec Gœthe. La lecture n’en est pas toujours amusante, et je lui concède que plus d’une fois il y bâillera. En revanche, il apprendra combien de temps l’auteur de Werther attendit qu’un accident de la vie réelle vînt lui apporter tout fait le dénouement que son imagination ne lui avait pas suggéré. Mais quant à René, puisqu’il est ici question de « roman expérimental », on serait reconnaissant à M. Zola de vouloir bien nous indiquer quelque part une expérience psychologique plus personnelle.

Et à ce propos, pourquoi ne dirions-nous pas deux mots d’Obermann et d’Adolphe ? « Le cadre du roman se simplifie encore, — dit M. Zola, louant avec emphase l’une des œuvres les plus médiocres de MM. de Goncourt ; — il ne s’agit plus d’une galerie de portraits, d’une série de types nombreux et variés… Cette fois, c’est une figure en pied, la page d’une vie humaine, et rien autre. Pas de personnages, ni au même plan ni au second plan… plus de roman proprement dit, … la dernière formule est brisée, … il n’est plus nécessaire de nouer, de dénouer, de compliquer, de grossir le sujet dans l’antique moule ; il suffit d’un fait, d’un personnage qu’on dissèque, en qui s’incarne un coin de l’humanité souffrante… » Il dit, comme vous voyez, peu de choses en beaucoup de mots ; c’est l’enthousiasme qui se déborde ; les grandes admirations sont loquaces. Là-dessus, il me fera plaisir de me montrer l’« antique moule » dans Obermann, et la « dernière formule » dans Adolphe.

Que si maintenant Gœthe, si Chateaubriand, si les romantiques à leur suite, n’ont pas une place plus large dans l’histoire des origines du roman naturaliste, c’est justement parce que, bien loin d’avoir agrandi le cercle que Rousseau venait de tracer au roman moderne, ils l’auraient plutôt rétréci. Le monde de la Nouvelle Héloïse est incontestablement plus divers que le monde de Werther, et surtout de René. Les acteurs y vivent plus en dehors d’eux-mêmes ; ils y sont engagés dans des relations plus nombreuses, plus variées, plus complexes ; ils y sont plus mêlés à ce qui se passe autour d’eux. Le malheur, il est vrai, c’est que, dès qu’ils ouvrent les yeux sur ce qui les environne, Rousseau, qui les accompagne, aussitôt leur ôte la parole, et commence de disserter en leur nom. Si l’inconvénient ne serait pas inséparable de la forme épistolaire, c’est ce qu’il y aurait lieu d’examiner. On voit du moins que, dans Clarisse Harlowe, Richardson, avant Rousseau, ne l’a pas plus évité que George Sand, après Rousseau, dans Jacques. Mais, en tout cas, il fallait y parer et c’est à quoi servit le roman historique.

Je ne serais pas plus embarrassé de défendre que d’attaquer ce genre un peu passé de mode aujourd’hui. Ce n’est pas un genre faux : c’est plutôt un genre neutre. Mais quelle que soit au fond sa valeur intrinsèque, et quoi que l’on puisse penser de Notre-Dame de Paris ou de Cinq-Mars, et du Monastère ou du Dernier des barons, un point est hors de contestation, c’est que le roman historique est une excellente école pour apprendre à « poser en pied » un personnage, et le détacher en quelque manière de la dépendance de son auteur. On passe aisément à Gœthe de parler par la bouche de Werther, et nous en savons plus d’un qui ne se soucie guère, en écoutant René, que d’entendre Chateaubriand.

Il est moins facile à Victor Hugo de mettre ses idées dans la bouche de Louis XI, et l’on exige de Walter Scott qu’il fasse parler Marie Stuart comme elle a dû parler : je veux dire comme on se figurait, au temps de Walter Scott, qu’elle avait dû parler. Or ainsi, nombre de détails familiers, détails de bric-à-brac, je l’avoue, plus souvent que d’histoire authentique ; détails de costume et d’ameublement que leur insignifiance eût écartés d’un récit de mœurs contemporaines ; détails vulgaires ou grossiers, que l’on ne supportait jadis qu’autant qu’ils avaient reçu de l’histoire une consécration de dignité, pour ne pas dire presque de poésie, se sont l’un après l’autre glissés dans la trame du récit. Tel se fût presque indigné de rencontrer des toucheurs de bœufs dans un roman de mœurs contemporaines, qui comprenait pourtant, et ne se plaignait pas, que, pour écrire Ivanhoë, Walter Scott mît en scène des porchers saxons. Et on eût trouvé premièrement inutiles, et secondement du plus mauvais goût, ces descriptions aujourd’hui si fréquentes d’assommoirs, de bouges et autres mauvais lieux, mais on ne s’étonnait pas outre mesure que Victor Hugo, dramatisant le Paris du moyen âge, y décrivît plus que copieusement la population de la cour des Miracles.

C’est que l’on se rendait compte, ou si vous l’aimez mieux, c’est que l’on sentait instinctivement que la valeur du roman historique dépendait tout entière d’une reconstitution des personnages par l’intermédiaire de ce fameux milieu. Otez en effet le milieu ; plus de roman historique ; mais posez le milieu : vous créez le roman historique. Cette simple remarque permettra peut-être à M. Zola de comprendre l’admiration très sincère que Balzac a professée pour Walter Scott. « Il est très curieux de voir le fondateur du roman naturaliste, — nous dit M. Zola — l’auteur de la Cousine Bette et du Père Goriot, se passionner ainsi pour l’écrivain bourgeois qui a traité l’histoire en romance. » Eh ! non, beaucoup moins curieux qu’il ne le semble à M. Zola. Mais, dans le roman de Walter Scott, par-dessous le décor historique, Balzac, sans doute, a vu ce que tout le monde y voit, le roman de mœurs qui tissait insensiblement la trame, dans les filets de laquelle il allait bientôt envelopper toutes les classes de la société. L’œil de M. Zola n’est décidément sensible qu’aux couleurs crues, rouge écarlate, vert-pomme, jaune-serin ; il prend Stendhal pour un psychologue, Frédéric Soulié pour un idéaliste ; et ce qui l’étonne le plus dans la Correspondance de Balzac, c’est que Balzac fasse une différence entre l’auteur des Trois Mousquetaires et l’auteur des Puritains d’Écosse. Est-ce qu’ils ne font pas tous les deux du « roman historique » ? et que faut-il davantage ?

Si M. Zola n’a pas vu pour quelle part le roman historique avait contribué à l’élargissement du roman de mœurs, il n’a pas vu non plus pour quelle autre part y avait contribué le roman de George Sand.

Je ne voudrais ici rien exagérer. Au sens où M. Zola prend le mot de naturalisme, il n’y a rien de moins naturaliste que les romans de George Sand. Et cependant, pour ne toucher au passage qu’un seul point parmi tant d’autres, n’est-il pas vrai que c’est de l’apparition de Valentine et de Jacques que date l’introduction des questions sociales dans le cercle du roman ? Pourquoi M. Zola, quand il nous parle « d’aventures qui ne se seraient jamais passées et de personnages qu’on n’aurait jamais vus », ne nous souffle-t-il mot de tels et tels romans de George Sand ? Qu’y a-t-il dans Valentine qui ne se passe, ou ne puisse se passer, tous les jours ? et pourquoi les personnages de Jacques n’auraient-ils pas existé ? Les souffrances d’une femme mal mariée, qu’y a t-il là qui ressemble si peu « aux gens que l’on coudoie dans les rues » ? Et le désespoir d’un mari qui voit sa femme s’écarter de lui tous les jours un peu davantage, que trouve-t-on là qui diffère tant « de la vie toute plate que mène le lecteur » ? Mais de plus, et c’est ici la grande nouveauté du roman de George Sand, en même temps que c’en fut jadis le danger, les personnages n’y sont plus enfermés comme autrefois dans le cercle de la famille ; ils y sont en communication perpétuelle avec les préjugés, c’est-à-dire avec la société qui les entoure, et avec la loi, c’est-à-dire avec l’État. Plus tard, c’est le riche que le romancier mettra en contact avec le pauvre, et le patron avec l’ouvrier, le peuple avec la bourgeoisie, pour instituer ce que M. Zola veut qu’on appelle des expériences. Et il n’importe pas, là-dessus, que le Meunier d’Angibault ou le Compagnon du tour de France soient médiocrement divertissants à lire. Il n’importe pas davantage que, dans Valentine même et dans Jacques, les personnages, vers la fin du récit, tournent au type, comme disait Sainte-Beuve, et deviennent de purs symboles. Il n’importe pas non plus que ces thèses, toutes fondées sur le droit divin de la passion, soient fausses pour la plupart, et quelques-unes d’autant plus dangereuses qu’elles sont plus éloquemment développées ! Mais ce que l’on ne peut pas nier et ce qu’il fallait dire, c’est qu’en devenant la substance même du roman, ces thèses y ont comme introduit nécessairement tout un monde de personnages de sentiments et d’idées qu’on n’y avait pas encore vu figurer.

Je conviens d’ailleurs sans difficulté qu’il y manquait encore quelque chose, et, ce quelque chose, je l’exprimerai d’un mot en disant que ces romans ne sont pas des romans… où l’on mange. Un savant historien, très grave, a soutenu que l’invention de la chemise de toile avait marqué l’une des étapes de la civilisation moderne ; et tel autre, non moins grave, que l’on en pourrait dire autant de la substitution du pantalon à la culotte. C’est à peu près ainsi que la grande révolution accomplie par Balzac dans le roman est d’y avoir fait entrer les préoccupations de la vie matérielle. Il faut vivre, — primum vivere, deinde philosophari ; — pour vivre, il faut manger ; pour manger, il faut de l’argent ; pour avoir de l’argent, il faut travailler ; pour travailler, il faut avoir un métier dans la main, ou plus généralement il faut être l’homme d’une profession, d’une condition, d’une classe et d’une catégorie sociale précises et déterminées.

Ainsi s’est introduite dans le roman la diversité des conditions, chacune caractérisée par les traits qui lui sont propres, retracée dans les conversations des personnes, et reproduite pour ainsi dire jusque dans la nature de l’intrigue. « Il faut être, a-t-on dit, presque commerçant pour comprendre César Birotteau, et presque magistrat pour comprendre une Ténébreuse affaire. » C’est encore ainsi, par une inévitable nécessité de liaison, que s’est déversée dans le roman l’exacte terminologie des ateliers, le solécisme commercial, le barbarisme industriel, la catachrèse des halles, la synecdoque de la rue, langue vivante, prétend-on, — et en effet langue parlée, langue de tous les jours, langue des transactions quotidiennes, langue vulgaire en un mot, — mais aussi langue barbare, en ce qu’elle est toujours abréviative du souci de bien dire et libératoire de l’obligation de penser. Enfin, c’est encore ainsi que s’est introduite dans le roman la question d’argent, et naturellement, avec elle, tout ce que l’acquisition de la fortune, ou le soin de la conserver seulement, exigent de patience et d’efforts, d’arithmétique et d’algèbre, de calculs et de combinaisons, de chicanes et de procès, de défaites subies et de batailles gagnées…

« Il ne les a pas logés, tous ses beaux jeunes gens sans le sou, dans des mansardes de convention, tendues de perse, à fenêtres festonnées de pois de senteur, et donnant sur des jardins ; il ne leur fait pas manger des mets simples, apprêtés par les mains de la nature ; il ne les habille pas de vêtements sans luxe, mais propres et commodes ; il les met en pension bourgeoise chez la maman Vauquer ou les accroupit dans l’angle d’un toit, les accoude aux tables grasses des gargotes infimes, les affuble d’habits noirs aux coutures grises, et ne craint pas de les envoyer au mont-de-piété, s’ils ont encore, chose rare, la montre de leur père. » C’est à Théophile Gautier que j’emprunte ces lignes. M. Taine, dans la belle étude qu’il a consacrée jadis à Balzac (et qui pourrait bien avoir éveillé la vocation de M. Zola), remuant à son tour cette même question d’argent, en a parlé plus fortement que Théophile Gautier ; l’a prise encore plus au sérieux, presque au tragique. Nous aimons mieux la légère et bienveillante ironie qui perce ici sous l’éloge : Théophile Gautier donne la vraie note. Quelle que soit l’importance de la question d’argent, le roman, même naturaliste, ne saurait tourner uniquement autour d’elle, et peut-être occupe-t-elle moins de place dans la vie que ne l’a cru Balzac ; — et pour cause. Mais il nous suffit ici qu’elle en occupe une, et qu’en la lui rendant, ou plutôt en la lui faisant pour la première fois, l’auteur de la Comédie humaine ait véritablement renouvelé le roman.

Après cela —, si nous ne voulions pas strictement limiter ces indications rapides à la littérature française, — croit-on qu’il n’y aurait pas lieu de dire quelques mots du roman de mœurs anglais contemporain ? M. Zola prendrait-il sur lui d’affirmer que les romans de Dickens ou de Thackeray, pour ne nommer que les plus populaires, n’ont pas exercé quelque influence, eux aussi, sur le naturalisme français ! Beaucoup plus grande assurément, et beaucoup meilleure que MM. de Goncourt, dont M. Zola loue tous les romans, forme et fond, sans choix ni mesure, en vérité comme s’il ne s’apercevait pas que ces laborieux et précieux artisans de style, plus alambiqués qu’un Marivaux ou qu’un Crébillon fils, s’éloignent du naturalisme à mesure qu’ils appliquent à des sujets plus vulgaires, comme celui de Germinie Lacerteux, des procédés de style plus savants, ou pour mieux dire plus étranges, et moins naturels ? C’est par là que l’école est en train de compromettre ses qualités. Il y a eu, presque de tout temps, divergence, — excepté dans les Souffrances du professeur Deltheil et les Bourgeois de Molinchart — entre la nature des sujets qu’elle préfère, et l’enveloppe dont elle les habille. Le style de Mérimée, par exemple, que Flaubert accusait de n’être pas un style, très simple, un peu maigre en effet, mais d’autant plus net et plus précis, est infiniment plus voisin de la réalité que le style, très précis aussi, mais dur, avec des reflets métalliques pour ainsi dire, très artificiel et très compliqué de Madame Bovary. Nous ne citons pas donner un avis inutile à M. Zola en lui signalant ce danger. Nous voyons, au surplus, qu’il commence à le comprendre. Il y a, dans les dernières pages de son volume, quelques idées, assez justes sur le style ; et particulièrement sur la difficulté d’être naturaliste, si l’on ne s’efforce pas avant tout d’être naturel. Mais puisqu’il a de telles idées, comment peut-il louer le style de MM. de Goncourt ? ou pourquoi les loue-t-il tant, s’il a vraiment de telles idées ? A moins que ce ne soit là ce qu’il appelle en sa langue, à lui, « rester en dehors des banalités et des complaisances de la critique courante6 ».

On soupçonne sans doute, au terme de cette rapide esquisse, qu’il y a peut-être d’autres « chefs » du roman naturaliste que ceux que M. Zola s’est contenté de nommer. Il est vrai qu’en revanche il pouvait se taire de Stendhal. L’influence de la Chartreuse de Parme a été presque nulle dans l’histoire littéraire du siècle. Quoi qu’on en dise, ni Flaubert, ni M. Alphonse Daudet, ni M. Zola lui-même, ni personne enfin de nos naturalistes ne s’est inspiré de Stendhal. Et quant à louer l’auteur de Rouge et Noir d’avoir constamment répété qu’à une société bourgeoise c’étaient des mœurs bourgeoises qu’il convenait de donner en spectacle, on a déjà vu l’erreur ou l’injustice. En vérité, j’aimerais autant que l’on attribuât à Scribe l’honneur de l’invention.

La part de Balzac, à son tour, si considérable qu’elle soit, plus considérable que celle de George Sand, dans la formation de l’esthétique naturaliste, ne l’est pas plus que celle des romanciers, qui, sur les traces de Walter Scott, ont les premiers replacé dans leur milieu les hommes d’autrefois, ou essayé de les y replacer. Et pourquoi, si c’est à Balzac un mérite si rare que « d’avoir dégagé de l’argent tout le pathétique terrible qu’il contient », n’en serait-ce pas un tout aussi rare à Rousseau que d’avoir le premier fait descendre le pathétique de l’amour des hauteurs de la scène tragique dans le roman de la vie commune ! L’amour, avec tous les sentiments morbides qui se dérobent sous le prestige de son nom, comme avec toutes les passions qui se dissimulent sous son masque pour courir à leur assouvissement, jouerait-il dans la vie contemporaine un rôle moins « pathétique » et moins « terrible » que l’argent ? L’auteur de Nana ne le soutiendra pas, ni l’admirateur de la Cousine Bette. Eh ! certes oui, disons-le, puisqu’il plaît à M. Zola, que les romantiques ont « rompu la chaîne de la tradition française », mais convenons cependant que leur œuvre n’a pas péri tout entière et qu’il est demeuré d’eux des acquisitions durables. Accusons-les d’être « les bâtards des littératures étrangères » ; M. Zola le veut ; nous le voulons avec lui ; mais avouons toutefois qu’ils ont singulièrement étendu l’horizon de nos regards, — et que nous en profitons.

N’ajoutons pas, d’ailleurs, « qu’ils cessaient d’être en cela les fils légitimes de leurs pères du xviiie siècle », car ce serait une étrange méprise. M. Zola, qui parle souvent, depuis quelque temps, de remonter à Diderot et à ses contemporains, « comme aux seules sources vraies de nos œuvres modernes », ignore sans doute que Diderot est tout Anglais. Sa science lui vient de Newton, sa philosophie de Bacon, sa morale de Shaftesbury : c’est dans Stanyan qu’il apprend l’histoire, c’est Chambers qu’il refond dans son Encyclopédie ; disciple avec cela de Richardson et de Sterne dans le roman, comme dans le drame fidèle imitateur de Moore et de Lillo. Vous ne trouverez pas dans l’histoire de notre littérature deux écrivains qui soient ainsi comme anglicisés ; et je ne parle pas de ce qu’il emprunte à ses amis le Genevois Rousseau, les Allemands Grimm et d’Holbach, les Italiens Galiani, Riccoboni, Goldoni et tutti quanti. Si celui-là représente « la tradition française », vraiment, ce n’était pas la peine de traiter les romantiques de « bâtards des littératures étrangères ! »

Il est possible, au surplus, qu’en dépit des chicanes, cette manière de construire l’histoire du roman naturaliste ne déplaise pas trop à M. Zola. Si l’on détermine, en effet, depuis Rousseau jusqu’à M. Paul Alexis, l’apport certain de tous les romanciers de quelque valeur et, comme on dit, leur part de contribution au roman naturaliste, il semble permis à M. Zola de se congratuler plus fièrement que jamais d’être M. Zola.

Zola comme un soleil en nos ans a paru !

Car enfin, n’est-ce pas comme si nous accordions que l’Assommoir est le terme où tout devait aboutir ? et, tandis qu’il suffisait à M. Zola d’une demi-douzaine de précurseurs pour préparer les voies aux Rougon-Macquart, si nous y mettons la douzaine, et plus que la douzaine, que pourrait-on bien lui concéder, ou, lui-même que pourrait-il souhaiter davantage ? Heureusement qu’il n’est besoin que d’une seule et bien simple distinction pour changer la face des choses.

En effet, si M. Zola le prenait comme on vient de le dire, ce serait comme si jadis Courbet se fût imaginé que c’était pour qu’il pût brosser un jour l’Enterrement d’Ornans ou les Demoiselles de la Seine que les Van Eyck en leur temps avaient inventé la peinture à l’huile. Mieux encore, ce serait comme si M. Manet s’imaginait que ce fût pour lui que les Italiens du xive  siècle eussent fixé les lois de la perspective. Pareillement, de tous ceux ou de presque tous ceux qui l’ont précédé, le roman naturaliste a hérité quelque chose, mais on oublie qu’il se pourrait bien qu’héritier négligent, maladroit ou incapable, il eût omis de faire les actes conservatoires du meilleur de l’héritage.

On ne voit guère que jusqu’ici, par exemple, et sauf l’unique Flaubert, personne dans l’école ait hérité de Balzac le grand art de la composition. Ce qui passe la permission, c’est que l’on s’en vante. Incapable de composer, M. Zola nie qu’il y ait un art de la composition. Nul n’aura le droit de mettre dans le roman de l’avenir un intérêt que l’auteur d’Une Page d’amour se rend bien compte que, pour sa part, il ne saurait y mettre. Tout ce qu’il peut faire, c’est de suspendre des tableaux comme dans une galerie : le grand art sera donc de suspendre des tableaux dans une galerie.

S’ils n’ont pas hérité de Balzac l’art de la composition, ils n’ont pas hérité davantage du roman anglais, sauf le seul M. Alphonse Daudet, la science de la psychologie. Mais l’auteur du Ventre de Paris en sera quitte pour nier la psychologie. Faire de la psychologie, c’est faire, comme il le dit, « des expériences dans la tête de l’homme » ; lui, fera des expériences « sur l’homme tout entier », si ce n’est qu’il oubliera régulièrement, comme on oublie ce qu’on ignore, que l’homme a une tête, et même qu’en certains cas, on a vu — prodige inouï ! — cette tête qui gouvernait ce corps.

Je veux pourtant faire à M. Zola la partie plus belle encore, et non seulement j’admets un instant qu’il soit l’héritier du meilleur de Balzac, mais je suppose que, tout ce qu’il a rejeté de l’héritage de Balzac et des autres, ce soit à bon droit, pouvant aisément se l’approprier, s’il l’eût voulu, mais suspectant légitimement l’origine romantique d’une partie de cette fortune. Son erreur n’en est alors que plus extravagante. Il devient un simple Prudhomme qui, s’il fait un jour la traversée de Calais à Douvres, s’imagine complaisamment que c’est à lui, Prudhomme, que songeait Fulton en appliquant là-bas, sur l’Hudson, la vapeur à la navigation. Or, comme c’est là ce que tout le monde peut croire, c’est ce que personne, justement, ne doit croire. Cependant, il n’y a pas d’illusion plus commune, et il n’y en a pas de moins philosophique. M. Zola, pour son malheur, y donne aussi pleinement que possible. Et pour parler le langage qui lui plaît, il croit, ou il parle comme s’il croyait être le terme d’une évolution dont il n’est avec toute son école que ce qu’on appelle un moment ; — et peut-être un moment insignifiant. Il résulte de là plusieurs conséquences.

La première : — c’est que le roman naturaliste fera son temps, et qu’avant même de l’avoir accompli, peut-être verra-t-il renaître telle forme du roman qu’il considère fort impertinemment comme à jamais condamnée. Les romantiques n’étaient-ils pas bien convaincus d’en avoir fini avec les classiques ? l’auteur de Christine et d’Angèle avec l’auteur du Cid ou de Britannicus ?

La seconde : — c’est que la formule naturaliste n’a le droit d’exclure du domaine de l’art aucune autre formule, non pas même la formule du roman historique, encore bien moins la formule du roman idéaliste. Et qui sait si nous ne verrons pas reparaître le roman d’aventures, avec lequel pourtant le xviiie  siècle croyait bien en avoir terminé ? Rappelez-vous ce que pensait, et ce qu’a dit Voltaire de ces Mémoires de d’Artagnan, par exemple, d’où nous avons vu sortir en notre temps les Trois Mousquetaires.

La troisième : — c’est que, justement parce que le roman naturaliste répond de nos jours à certaines préoccupations, ou plutôt, j’oserai le dire, à un certain abaissement du goût public, rien ne nous garantit que l’avenir ne lui sera pas très sévère, pour avoir aidé de toutes ses forces à cet abaissement, et que cet avenir ne soit pas plus prochain qu’on ne pense. Le succès de Restif de la Bretonne en son temps n’a pas été beaucoup moins bruyant ; et qu’en demeure-t-il ? Qui est-ce qui connaît aujourd’hui, si ce n’est quelques rares amateurs de gravures, la Paysanne pervertie, ou Monsieur Nicolas ?

La quatrième : — c’est que, quelle que soit la formule, il n’y a jamais au fond des œuvres que ce que les hommes y mettent, et c’est ce qui fait que les œuvres survivent même aux théories dont on peut dire qu’elles sont issues. Quelle était la formule de l’auteur de Manon Lescaut ? ou de celui de Paul et Virginie ?

La cinquième… Mais je laisse au lecteur le plaisir de la tirer, ainsi que la sixième, sans compter toutes celles qui pourraient suivre ; et j’arrive promptement à la dernière. Elle sera bien nette. C’est que, s’il ne faut pas beaucoup de romans de l’espèce de Nana pour mettre bien bas la fortune du naturalisme, ce ne sont pas des livres comme ce dernier-né de M. Zola qui la relèveront.

L’« impressionnisme » dans le roman

De même qu’il y a des crises politiques ou financières, il y a des crises littéraires. Elles se reconnaissent à ce signe que les écoles se disloquent et que les efforts s’éparpillent. Il n’y a plus de direction commune ; les principes chancellent ; les bornes des genres se déplacent ; le sens même des mots s’altère ; on perd jusqu’aux vrais noms des choses :

Mathieu Dombasle est Triptolème,

Une chlamyde est un jupon ;

et vous entendez parler couramment des ennemis littéraires de M. Zola, comme s’il y suffisait de quelque cent pages marquées au coin du talent, mais noyées dans le fatras des Rougon-Macquart, et que les inimitiés en littérature fussent tombées à si bas prix !

La littérature d’imagination, dans le siècle où nous sommes, a traversé plusieurs fois de ces crises : en ce moment même, elle en traverse une. Ne nous plaignons pas trop cependant ! et n’allons pas d’abord nous lamenter comme de l’abomination de la désolation de ce qui pourrait un beau matin se trouver être un grand bien. Car, n’est-ce pas précisément au plus fort de ces sortes de crises que, dans tous les sens, à l’aventure peut-être, mais très sincèrement et très laborieusement, on se remet en quête pour explorer une fois de plus le champ du possible ! Et s’il arrive souvent qu’on ne découvre rien, n’arrive-t-il pas aussi parfois que l’on rencontre un filon vierge, une imperceptible veine encore inexplorée ? Que faut-il davantage, et n’est-ce pas assez pour justifier la crise ? Après tout, ceux-là seuls en auront été les victimes qui n’étaient pas nés assez vigoureux pour y résister.

Cette imperceptible veine, je croirais assez volontiers que le roman contemporain est en train de la découvrir. Je ne parle pas, bien entendu, de l’auteur de Nana : l’auteur de Nana fait orgueilleusement fausse route. L’avenir n’est pas à ce naturalisme grossier qu’il prêche de parole et d’exemple, encore moins à ce prétendu roman expérimental dont il essayait récemment d’ébaucher la théorie7. Ce n’est pas une originalité suffisante que d’étaler au grand jour ce que le commun des hommes dissimule soigneusement. Voltaire avait là-dessus un mot d’un naturalisme trop cru pour que je puisse le citer. Mais c’est l’auteur des Rois en exil qui me semble vraiment marcher vers quelque chose de nouveau ; ce qui ne veut pas dire toutefois que nous n’ayons bien des réserves encore à faire, et bien des objections à formuler.

L’œuvre en elle-même, d’abord, prise d’ensemble, est complexe, obscure, énigmatique ; et ce sous-titre assez inusité de Roman d’histoire moderne, que lui donne M. Daudet, n’est certes pas pour en éclaircir le sens. Qu’est-ce qu’un roman d’histoire ? Quelque chose qui ne sera, j’en ai peur, ni du roman ni de l’histoire, ou plutôt qui sera de l’histoire, si vous y cherchez le roman, mais qui redeviendra du roman si vous y cherchez de l’histoire. Car, ou vous crierez à l’invraisemblance, et l’on vous répondra que pourtant les choses se sont passées comme l’historien les raconte ; ou vous crierez à l’inexactitude, et l’on vous répondra que, pour emprunter quelques traits à l’histoire, le romancier n’a pas abdiqué cependant les droits de l’imagination. Vous ne voulez pas croire que Colette Sauvadon, princesse de Rosen, déjeunant avec son royal amant dans un cabaret à la mode, en ait dû sortir costumée tout de blanc, en gâte-sauce ? Fort bien ! voici le bout de journal où vous trouverez tout au long le récit de l’aventure, authentiqué par-devant la justice ; et que répondrez-vous à cela ? Que ce ne sont plus les détails exacts ; que vous ne connaissez pas Colette Sauvadon ; que vous n’ouïtes jamais parler de Christian II, ni d’un roi d’Illyrie ? Eh bien, donc, ni moi non plus, ni personne ! mais c’est justement ici que le romancier reparaît, et qu’il revendique sa liberté d’inventeur. Le mal n’est pas bien grand, dira-t-on. Je réponds qu’il est plus grand qu’on ne pense ; et que cette confusion des genres répand sur l’œuvre tout entière je ne sais quel vague et quelle incertitude, je ne sais quelle gêne aussi dans l’esprit du lecteur. Est-ce un roman qu’il a là sous les yeux, ou si c’est une satire ? une copie du réel, ou une imitation du vrai ? L’œuvre, avec les qualités dont elle porte le vivant témoignage, pouvait être d’un certain ordre ; elle n’est déjà plus que de l’ordre immédiatement inférieur.

Aussi, que cette complexité des intentions et cette division de l’intérêt se trahissent par un certain embarras et, si je puis dire, par une certaine dispersion de l’intrigue, rien de plus naturel. Au contraire, je m’étonnerais plutôt comme d’un triomphe de l’habileté que le roman de M. Daudet, ainsi conçu, soit encore, tout compte fait, aussi fortement composé. Quelques épisodes parasites, — il y en a plusieurs, — n’empêchent pas qu il y ait dans les Rois en exil ce qu’on regrettait de ne trouver ni dans le Nabab, ni surtout dans Jack, à savoir un vrai drame. C’est une concession dont il faut savoir à M. Daudet le plus grand gré. Nul en effet plus que lui, parmi les romanciers contemporains, ne répugne, d’instinct et par système, à ce drame tout d’une pièce, qui sort du seul jeu des caractères et du seul choc des passions ennemies, qui va droit devant lui son chemin, franchissant ou brisant les obstacles, entraînant le lecteur dans le mouvement et comme dans la fièvre d’une action serrée, simple et violente. Est-ce un défaut de sa nature ? Si l’on veut. Est-ce une qualité de son talent ? Oui, peut-être. Il est difficile de se prononcer, puisque aussi bien M. Daudet demande l’intérêt à de tout autres moyens, et il est permis de s’abstenir, car c’est à de tout autres sources qu’il va puiser l’émotion.

Ces tableaux d’un Paris inconnu qu’il nous mène découvrir, l’Agence Tom Lévis ou le Commissariat du Saint-Sépulcre ; — ces portraits au bas desquels nous sommes tentés d’inscrire avec un nom le récit du scandale d’hier ; — ces mille détails enfin, vus et vécus, si patiemment fouillés, si curieusement ouvragés ; — la description des milieux et l’analyse des personnages : voilà les moyens de séduction que M. Daudet excelle à mettre en œuvre. Il y a tels coins de la grande ville, certains côtés des mœurs parisiennes, il y a telles physionomies que personne, peut-être, n’a su rendre comme M. Daudet, avec cette fidélité de pinceau, mais surtout avec cet art infiniment subtil et patient qui réussit à donner même aux choses inanimées l’apparence de la vie.

Commençons par le commencement, et considérez un peu ce portrait du duc de Rosen : « Raide et debout au milieu du salon, dressant jusqu’au lustre sa taille colossale, il attendait avec tant d’émotion la grâce d’un accueil favorable qu’on pouvait voir trembler ses longues jambes de pandour, haleter sous le cordon de l’ordre son buste large et court, revêtu d’un frac bleu collant et militairement coupé. La tête seule, une petite tête d’émouchet, regard d’acier et bec de proie, restait impassible, avec ses trois cheveux blancs hérissés et les mille petites rides de son cuir racorni au feu. » Certainement, le portrait se termine presque en caricature ; et n’y a-t-il pas quelque maladresse à mettre ainsi d’abord sous les yeux du lecteur ce croquis en charge d’un personnage dont on va faire un type du dévouement chevaleresque et du loyalisme exalté ? Nous demandons au romancier de trouver un certain accord du physique et du moral de ses personnages, et c’est même un peu parce que, dans la réalité quotidienne, autour de nous, nous ne rencontrons pas cet accord, que nous lisons des romans. Mais le personnage est vivant.

Après le portrait, le tableau :

« Lorsque Élysée Méraut pensait à son enfance, voici régulièrement ce qu’il voyait : une grande chambre à trois fenêtres, inondées de jour et remplies chacune par un métier Jacquard à tisser la soie, tendant comme un store actif ses hauts montants, ses mailles entre-croisées sur la lumière et la perspective du dehors, un fouillis de toits, de maisons en escalade, toutes les fenêtres également garnies de métiers où travaillaient assis deux hommes en bras de chemise, alternant leurs gestes sur la trame, comme des pianistes devant un morceau à quatre mains. » Je crois bien que Noël et Chapsal, ici, ne trouveraient rien de louable. Ajoutez, si vous le voulez, que nous n’avons que faire de ce paysage industriel, et que nous serons transportés tout à l’heure, pour toute la durée du roman, bien loin des métiers Jacquard à tisser la soie ; — mais le paysage est peint, et ce qu’Élysée Méraut voyait dans son enfance, nous le voyons avec lui.

Un philosophe assistait à la première de je ne sais plus quelle pièce, et il applaudissait : « Comment ! lui dit son voisin, est-ce que vous trouvez cela écrit ? — Eh ! f… non ! repart Diderot, car c’était lui, cela n’est pas écrit, mais cela est parlé. » Disons à notre tour des romans de M. Daudet, de ses portraits, et de ses tableaux : « Si cela n’est pas écrit, cela est peint, et cela est vivant. »

J’essaie de me représenter M. Daudet à l’œuvre. Il tient la plume, et ses yeux ne sont pas fixés sur son papier ; ils suivent à travers l’espace un fantôme encore indécis, un paysage encore flottant ; ni les contours du portrait, ni les lignes du tableau ne sont encore bien nettes ; les voilà cependant qui commencent à se dessiner, évoqués pour ainsi dire de l’ombre et comme arrachés au brouillard qui les enveloppait, par la persistance, impérieuse et douce à la fois, du regard qui les attire ; un premier contour s’est dégagé nettement et, d’un geste nerveux, presque involontaire, rapide et fugitif comme l’apparition elle-même, M. Daudet l’a noté ; les traits se compliquent les uns les autres, s’entre-croisent et se brouillent même, M. Daudet continue toujours ; et telle est la sûreté de l’œil et de la main, ou plutôt telle est la correspondance exacte de leurs sensations, l’action continue des objets extérieurs sur l’œil et de l’impression de l’œil sur le mouvement de la main, que, de cet entrecroisement et de ce fouillis, au bas d’une page, à la fin d’un chapitre, une dernière ligne, un dernier mot, tout à coup, font surgir l’ensemble vivant.

C’est ici le don de M. Daudet. Et parce qu’il est rare, parce qu’il peut suffire, lui tout seul, à tirer un artiste ou un écrivain de pair, c’est aussi pourquoi nous ne craignons pas de multiplier les réserves : « Loin que ce soit parler avec équivoque… disait un grand maître, c’est au contraire un effet de la netteté de définir si clairement ce qui est certain, qu’on n’enveloppe point dans la décision ce qui est douteux. » Ce qui est douteux, c’est que les Rois en exil satisfassent aux conditions d’un genre déterminé ; ce qui est certain, c’est que nous sommes en présence d’une œuvre qui, de quelque nom qu’on l’appelle, est d’une originalité rare. Ce qui est douteux, c’est que M. Daudet soit un romancier dans le sens ordinaire du mot ; ce qui est certain, c’est qu’il est un artiste, et c’est qu’il est un poète. Et c’est ce mélange en lui de l’artiste et du poète que j’essaie de caractériser d’un trait, quand je l’appelle un impressionniste dans le roman.

Ne vous arrêtez pas au mot, un peu bizarre, et soyez seulement certain qu’en dépit des railleries trop faciles, il représente une idée. Classicisme et romantisme aussi ne nous représentent rien aujourd’hui. Mais il représentaient des idées vers 1830, et des idées entre lesquelles depuis lors le siècle a fait son choix. Entrées dans l’usage commun et devenues banales, elles n’ont plus aujourd’hui besoin d’un mot qui les désigne particulièrement et leur serve comme d’étiquette. Le mot d’impressionnisme, à son tour, disparaîtra, mais, en attendant, pour l’heure présente, il signifie quelque chose ; et vous ne l’expulserez pas de l’usage avant que les œuvres, et la critique, après elles, aient décidé ce qu’il enferme d’erreur ou de vérité. N’y attachez donc aucun préjugé favorable ou défavorable, et tâchez plutôt comme on dit, de le vider de son contenu.

Ouvrir les yeux d’abord, les habituer à voir la tache et habituer la main en même temps à rendre pour l’œil d’autrui ce premier aspect des choses : « Des deux femmes on ne voyait que des cheveux noirs, des cheveux fauves, et cette attitude de mère passionnée » ; ou bien encore : « Il se fit conduire à son cercle, y trouva quelques calvities absorbées sur de silencieuses parties de whist, et des sommeils majestueux autour de la grande table du salon de lecture » : voilà le premier point.

En second lieu, s’efforcer à saisir l’insaisissable, et, dans une impression fugitive réussir à démêler, une par une, les impressions élémentaires qui concourent à former et produire l’impression totale. Ainsi : « La porte battit brusquement, autocratiquement, fit courir d’un bout à l’autre de l’agence un coup de vent qui gonfla les voiles bleus, les mackintosh, agita les factures aux doigts des employés et les petites plumes des toques voyageuses. Des mains se tendirent, des fronts s’inclinèrent, Tom Lévis venait d’entrer ». Ou encore : « Au coup de sifflet, le train s’ébranle, s’étire, tressaute bruyamment sur des ponts traversant les faubourgs endormis, piqués de réverbères en ligne, s’élance en pleine campagne. » Remarquez-le bien, dès à présent : ce n’est déjà plus de la photographie, c’est vraiment de l’analyse.

Il s’agit maintenant de composer et de fixer les tableaux. C’est pour cela que M. Daudet mettra le plus souvent la narration à l’imparfait. Au premier coup d’œil, vous ne voyez là qu’une singularité de style, une fantaisie d’écrivain. Si vous y regardez de plus près, c’est un procédé de peintre. L’imparfait, ici, sert à prolonger la durée de l’action exprimée par le verbe, et l’immobilise en quelque sorte sous les yeux du lecteur. « Sans le sou, sans couronne, sans femme, sans maîtresse, il faisait une singulière figure en redescendant l’escalier. » Changez un mot et lisez : « Sans le sou, sans couronne, sans femme, sans maîtresse, il fit une singulière figure en redescendant l’escalier. » Le parfait est narratif, l’imparfait est pittoresque ; il vous oblige à suivre des yeux le personnage pendant tout le temps qu’il met à descendre l’escalier. M. Daudet dira donc excellemment : « Les franciscains montaient, erraient parmi d’étroits corridors… », parce qu’errer et monter sont des actions qui durent, et se continuent ; mais six lignes plus bas, il dira non moins bien, toujours guidé par son instinct d’artiste : « Les franciscains échangèrent un regard significatif », parce que l’action d’échanger un regard est plus prompte que la parole, et s’achève en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Si cependant il avait dit : « Les franciscains échangeaient des regards significatifs », cela voudrait dire que, tandis qu’ils échangent des regards, une tierce personne, qu’ils regardent ou qu’ils écoutent, parle ou agit devant eux. Il dira très bien encore, en dépit de l’apparente irrégularité : « La lecture finie, le moine se dressait, marchait à grands pas », c’est-à-dire le moine se dressa, puis il marcha, puis il se dressa, puis il se remit à marcher ; et pour le lecteur attentif, l’imparfait prolonge l’action alternative du moine jusqu’à la fin de la phrase — ou, pour mieux dire, jusqu’à l’évocation d’un autre tableau qui vienne remplacer le premier8.

A cette même intention de peintre rapportez aussi ces phrases suspendues, où le verbe manque, et par conséquent la construction logique : « Frédérique dormait depuis le matin. Un sommeil de fièvre et de fatigue, où le rêve était fait de toutes ses détresses de reine exilée et déchue, un sommeil que le fracas, les angoisses d’un siège de deux mois secouaient encore, traversé de visions sanglantes, de sanglots, de frissons, de détentes nerveuses, dont elle ne sortit que par un sursaut d’épouvante. » Un grammairien condamnerait cette phrase : il aurait tort. A plus forte raison condamnerait-il celle-ci : « Le roi, souple, fin, le cou nu, les vêtements flottants, toute sa mollesse visible à l’efféminement de ses mains pâles et tombantes, aux frisures légèrement humectées de son front blanc ; elle, svelte et superbe, en amazone à grands revers, un petit col droit, des manchettes simples, bordant le deuil de son costume… » L’une et l’autre, toutefois, M. Daudet a ses raisons de les construire ainsi. Le lecteur, involontairement, cherchera ce verbe qui manque, il l’attendra du moins, mais, tandis qu’il l’attendra, tous les traits, un à un, que le peintre a rassemblés, se graveront dans l’esprit pour y former l’impression que le peintre a voulu susciter, et la vision en durera jusqu’à ce qu’elle soit chassée par une autre.

Quelques menus procédés encore, — la suppression de la conjonction et, par exemple, ou le fréquent emploi de l’adjectif démonstratif — valent la peine d’être signalés. La suppression de la conjonction donne du jeu, pour ainsi dire, à la phrase quelque chose de libre et de flottant : « Le train s’ébranle, s’étire, s’élance »… c’est un moyen de faire circuler l’air dans le tableau. L’adjectif démonstratif, justifiant ici tout à fait son nom, distingue expressément de tous les autres traits du même genre, le trait, ou plutôt le contour, que le peintre veut mettre en lumière ; ainsi : « Cette attitude de mère passionnée », c’est-à-dire l’altitude par excellence, et non pas une attitude quelconque de mère passionnée.

C’est encore et toujours pour le même motif que, tout le long du roman, sentiments et pensées sont traduits dans le langage de la sensation. « Ce salut sympathique dont elle était privée depuis si longtemps fit sur la reine l’impression d’un feu flambant clair après une marche au grand froid » ; ou encore : « C’est ainsi que son admiration était devenue de la passion véritable, mais une passion humble, discrète, sans espoir, qui se contentait de brûler à distance, comme un cierge d’indigent à la dernière marche de l’autel » ; ou encore : « Au tournant de la rue de Castiglione, la reine retrouve soudain le balcon des Pyramides et les illusions de son arrivée à Paris, chantantes et planantes comme la musique des cuivres qui sonnait ce jour-là dans les masses de feuillage » ; et cent autres exemples. En effet, il n’y a que les sensations qui puissent parler aux sens : aux oreilles des sons, aux yeux des couleurs et des formes. Il faudra donc, pour chaque sentiment ou chaque pensée que l’on veut exprimer, trouver des sensations exactement correspondantes, et, parmi ces sensations, en choisir une qui puisse être pour tout le monde le rappel d’une expérience antérieure, ou tout au moins le programme, si je puis ainsi dire, d’une expérience facile à faire. L’impression d’un feu flambant clair après une marche au grand froid, voilà, par exemple, une sensation que tout le monde aura quelque chance d’avoir éprouvée. M. Daudet quelquefois sera moins heureux. Quand il nous peint son franciscain, le père Alphée « noir et sec comme une caroube », il faut, pour voir le personnage, avoir vu des « caroubes » ; et tout le monde n’a pas vu des « caroubes », ni, je pense, n’est tenu d’en avoir vu.

Que si maintenant de ces divers procédés vous vous rendez un compte bien exact, nous pourrons définir déjà l’impressionnisme littéraire une transposition systématique des moyens d’expression d’un art, qui est l’art de peindre, dans le domaine d’un autre art, qui est l’art d’écrire.

Vous comprenez alors la raison de ce style, si laborieusement tourmenté, qui choque toutes nos habitudes, et jusqu’à les révolter ; la raison encore de cette phrase cahotante, heurtée, brisée, qui résisterait si difficilement à l’épreuve de la lecture à voix haute ; la raison aussi de ces bizarres alliances de mots, synecdoques à désespérer Boniface et catachrèses pour damner Bescherelle ; et la raison enfin, dans le courant de la narration, de ce mélange impur de tous les argots, l’argot de la « bohème » et celui de « la brocante », celui des filles et celui des clubs, celui de la valetaille et celui de l’écurie. Certes ce n’est pas que M. Daudet ignore sa langue. Il est même aisé de voir qu’il en possède à fond les ressources ; mais le vocabulaire, — que l’on n’a pas précisément inventé pour peindre, — cesse de lui suffire ; et quant à tout ce que nous appelons correction, harmonie de la phrase, équilibre de la période, il n’en a désormais souci, pourvu qu’il rende ce qu’il voit, et qu’il le rende comme il le voit.

Chaque scène ainsi devient un tableau, qui s’arrange comme dans une toile suspendue sous les yeux du lecteur, complète en elle-même, isolée des autres, comme dans une galerie, par sa bordure, par son cadre, par un large pan de mur vide. Seulement, dans chacun de ces tableaux, parmi l’infinie variété des accessoires, ce sont les mêmes personnages, et la même action par conséquent, qui continue de se dérouler à nos yeux. D’autres romanciers déjà, MM. de Goncourt, par exemple, ont procédé de la sorte : sur des fonds et des milieux changeants, mêmes personnages engagés dans une même action. Mais voici la grande supériorité de M. Daudet : quand les fonds et les milieux changent, il sait que les personnages, eux aussi, doivent changer. Je veux dire que, si vous les transportez d’un milieu dans un autre, leur physionomie, tout en restant la même dans ses traits généraux, prend cependant une valeur nouvelle, et se révèle par un aspect nouveau.

De là, dans le roman de M. Daudet, l’abondance et l’ampleur des descriptions. Quand un peintre veut faire un portrait, est-ce que vous croyez qu’il abandonne au hasard le choix du fond et des moindres accessoires, ou qu’au contraire il prenne soin de les subordonner au caractère de son modèle ? Ainsi M. Daudet. Les personnages et les caractères qu’il met en jeu ne se trahiront, comme le roi d’Illyrie, ou ne se révéleront, comme la reine Frédérique, ou ne donneront toute leur mesure, comme Élysée Méraut, que si vous les placez successivement au milieu d’un certain entourage et dans de certaines circonstances définies par le libre choix de l’artiste.

Ne vous y trompez pas, en effet : ces descriptions fatiguent souvent, parfois même elles irritent ; elles ne sont du moins ni la description pseudo-classique de l’abbé Delille, ni la description romantique de Théophile Gautier, ni la description soi disant photographique de l’école naturaliste. La description de M. Daudet, presque toujours, a sa raison d’être, et cette raison n’est autre que de nous faire pénétrer plus avant dans la familiarité de ses personnages. S’il commence un chapitre par une description de la rue Monsieur-le-Prince, — que vous n’attendiez pas du tout, — laissez-vous néanmoins conduire ; il s’agit de vous faire comprendre son Elysée Méraut ; et comment, par quelle influence ou quelle réaction du milieu qui l’environne cet homme à la parole éloquente, aux convictions enflammées, au caractère âpre et loyal, est demeuré jusqu’à la quarantaine le bohème qu’il est et qu’il sera jusqu’à la mort. Et en effet n’y a t-il pas comme un perpétuel échange d’impressions entre le monde extérieur qui agit, l’homme physique qui est agi, et l’homme moral qui réagit ? Les descriptions de M. Daudet n’ont pas d’autre ni de plus intéressant objet que de démêler, et en le démêlant, de nous représenter ce subtil enchevêtrement de causes et d’effets d’où s’engendrent la diversité des caractères, la contrariété des actes, et la complexité de la vie.

Faites-y bien attention, car c’est ici que dans cet art, jusqu’à présent tout matérialiste encore, la psychologie commence à se glisser, une psychologie subtile, raffinée, je dirais même volontiers maladive, mais une psychologie. Du dehors vers le dedans, elle va s’insinuer jusqu’au plus intime des personnages : « Et doucement elle fermait les yeux pour qu’on ne vît pas ses larmes. Mais toutes celles qu’elle avait versées depuis des années avaient laissé leur trace sur la soie délicate et froissée de ses paupières de blonde, avec les veilles, les angoisses, les inquiétudes, — ces meurtrissures que les femmes croient garder au plus profond de leur être et qui remontent à la surface comme les moindres agitations de l’eau la sillonnent de plis visibles. » Ces quelques lignes sont le premier crayon de la reine Frédérique. Lisez attentivement le volume : à mesure que les événements se presseront, chacun d’eux viendra mettre un accent nouveau dans cette physionomie ; et M. Daudet le noiera. Nous voyons maintenant où M. Daudet a voulu mettre le véritable intérêt de son œuvre. On s’explique l’apparent décousu de l’intrigue et les lenteurs de l’action. Nous savons comment et pourquoi le roman proprement dit s’achève au moment même qu’on s’attendait à le voir commencer. Le Nabab avait déjà produit cet effet, et les Rois en exil, eux aussi, le produisent. C’est que l’auteur ne s’intéresse à ses personnages qu’autant qu’il est curieux de les connaître lui-même, et de les connaître tout entiers. Il ne les crée pas, à vrai dire, il les a rencontrés, et, les ayant rencontrés, il lui a paru qu’ils étaient dignes de son observation et de son pinceau. A-t-il réussi à vous les faire connaître comme il les connaît lui-même ? le but est atteint et l’œuvre est achevée. Mais il y faut une condition ; et c’est justement que vous ne réclamiez pas de lui cet intérêt de curiosité pure que vous êtes habitués à demander au roman.

Ajoutons un dernier trait : ce peintre est né poète et l’est toujours demeuré. Loin d’affecter cette impassibilité dédaigneuse qu’affectent pour leurs personnages quelques-uns de nos romanciers contemporains, l’auteur de Madame Bovary, par exemple — en vérité comme s’ils craignaient de paraître les dupes de leur propre imagination ou les complices de nos émotions, — M. Daudet vit et souffre avec eux. Assurément il y a peu de personnages dans ce roman des Rois en exil qui retiennent les sympathies du lecteur ; il n’y en a presque pas un qui soit exempt de quelque faiblesse ou de quelque défaut qui le tourne en ridicule ; et j’avouerai même à ce propos, que je ne conçois pas comment ni pourquoi, M. Daudet semble avoir pris plaisir à rabaisser cette reine, qui devait être, qui est en effet, la figure héroïque du roman. A quoi bon, par exemple, quand on vient lui apprendre que le roi va signer l’acte fatal de renonciation, et qu’elle en tressaille d’une généreuse colère, à quoi bon ajouter cette phrase, au moins inutile : « La violence du mouvement ébranla les masses phosphorescentes de sa chevelure, et, pour les rattacher, d’un tour de main elle eut un geste tragique et libre qui fit glisser sa manche jusqu’au coude. » Vous avez beau mettre « tragique », ce geste m’a montré la femme dans la reine, et, je veux bien qu’elle y soit, mais était-ce le moment de m’en faire souvenir ? Pourquoi encore, dans la scène suivante, largement dessinée, qui pouvait être si belle, quand la reine pénètre chez le roi et que le valet de chambre donne l’alarme, gâter tout par ces mots ? « Furieuse, la Dalmate frappa droit devant elle, avec sa paume solide d’écuyère, dans ce mufle de bête méchante ? » Et comment M. Daudet n’a-t-il pas senti que, de la brutalité de ces expressions, il rejaillissait quelque chose sur la reine ? Il y a des formes de la colère qui dégradent : ici, M. Daudet a voulu faire trop fort, il a fait faux. Je ne vois guère qu’Élysée Méraut et le petit comte de Zara, l’enfant-roi et son précepteur, à qui le lecteur puisse vraiment s’intéresser. Avez-vous remarqué, pour le dire au passage, que M. Daudet est chez nous presque le seul romancier qui sache mettre les enfants en scène et les faire parler ?

Mais de tous ces personnages, les uns presque ridicules et les autres franchement odieux, il n’en est pas un à qui M. Daudet ne prenne quelque part intérêt. Il a des paroles d’admiration même pour Tom Lévis, ce diable d’homme ; il a des mots de sympathie même pour Séphora Leemans, la cruelle fille. Rare et précieuse faculté ! car c’est à ce prix seulement que vivent d’une vie réelle les créations de l’artiste. Tantôt, M. Daudet intervient lui-même au récit par une exclamation qu’il jette en terminant, comme si tout à coup l’âme du personnage vibrait et palpitait en lui. « Petite âme aimante, dira-t-il de l’enfant-roi, — qui pleurait derrière les feuillets d’un gros album, silencieusement désespéré que son père fût parti sans l’embrasser, — petit âme aimante, à qui ce père jeune, spirituel, souriant, faisait l’effet d’un grand frère à frasques et à fredaines, un grand frère séduisant, mais qui désolait leur mère ! » Tantôt, la parenthèse ou l’exclamation viennent continuer la pensée du personnage en scène, à qui M. Daudet communique ainsi la subtilité de ses propres sensations : « Cela reposait ses traits, fonçait ses yeux, du même bleu que cette cocarde gaminant parmi ses boucles au-dessous d’une aigrette en diamants… Chut ! une cocarde de volontaire illyrien, un modèle adopté pour l’expédition et dessiné par la princesse… Ah ! depuis (rois mois elle n’était pas restée inactive, la chère petite ! Copier des proclamations, les porter en cachette au couvent, dessiner des costumes… » Et tant d’autres traits, ici et là, tant de touches délicates et fines qui sont la marque de la personnalité de l’écrivain ; et qui viennent spiritualiser ce qu’il y aurait sans elles, non pas absolument de grossier, mais de matériel encore dans les moyens, et non pas de repoussant, à vrai dire, mais, à tout le moins, de peu séduisant dans le sujet.

Aussi, dans les grandes scènes, quand, aux foules qu’il met en action comme personne, cette sensibilité sympathique vient donner l’animation de la vie, M. Daudet obtient-il des effets vraiment extraordinaires, et qui n’appartiennent qu’à lui. Je voudrais pouvoir citer. Il faut au moins signaler à l’attention toute particulière du lecteur cinq ou six pages, parmi beaucoup d’autres, d’une « envolée » surprenante, comme dirait M. Daudet, et qui suffiraient elles seules, écrites, composées, poétisées comme elles le sont, à tirer le romancier et le roman hors de pair. C’est, dans le chapitre intitulé Veillée d’armes, le bal à l’Hôtel de Rosen, l’entrée de Christian et de Frédérique dans la fête, l’air national d’Illyrie sonnant à leur apparition, « cet appel des guzlas… que du fond des salons l’orchestre accompagne en sourdine, comme un murmure de flots au-dessus desquels crie l’oiseau des orages… la voix même de la patrie, gonflée de souvenirs et de larmes de regrets et d’espoirs inexprimés », et toute la scène, et cette légende héroïque, et les danses qui reprennent, et tout enfin, jusqu’à l’exclamation finale : « Haïkouna ! Haïkouna ! au cliquetis des armes, tu peux tout pardonner, tout oublier, les trahisons, les mensonges. Ce que tu aimes par-dessus toutes choses, c’est la vaillance physique ; c’est à elle toujours que tu jetteras le mouchoir chaud de tes larmes ou des parfums légers de ton visage. » Est-il nécessaire de faire observer comme la phrase est autrement claire ici, nombreuse, pleine, et sonore, que toutes celles que nous avons précédemment détachées du livre ?

C’est parce que l’auteur des Rois en exil est capable, quand il le veut, d’écrire de ces pages et de composer de ces tableaux, que nous avons le devoir, en terminant, d’examiner quelques-uns au moins des fondements de son esthétique.

Rien de plus facile, on l’a vu, que de le chicaner sur son style. Qu’il y ait dans cette prose très savante et très tourmentée des expressions singulières, ou même, quand on les détache de la phrase à laquelle M. Daudet les incorpore, littéralement incompréhensibles, nous l’avons dit, chemin faisant ; et M. Daudet le sait et le sent comme nous. Je ne lui demanderai donc ni ce que c’est qu’une « fadeur rouge », ni ce que ce sont que « les stérilités d’un sol volcanique ». Je lui passerai, dans le compte rendu qu’il nous donne d’une séance académique, ces « éventails dont les odeurs fines font cligner le grand œil de l’aigle de Meaux », et même en un autre endroit, où je pense qu’il s’agit de je ne sais quelle partie de débauche, « ce désordre réglé, la fantaisie en programme sur l’ennui bâillant et courbaturé ». Je crains seulement que lorsque M. Daudet écrit ainsi, M. Daudet ne soit pas tout à fait maître de sa plume, et qu’il y ait là plutôt de sa part incertitude, ou tâtonnement à la recherche de l’expression vraie, qu’effets véritablement voulus et pleinement atteints.

C’est ce qui commence à me faire douter de la valeur du système. Que l’on puisse toujours transposer, ou presque toujours, d’un art dans un autre un même sujet, mettre Don Juan, par exemple, en musique, et Goetz de Berlichingen en peinture, sous de certaines conditions qu’il resterait à déterminer, on ne voit pas qu’aucune raison péremptoire s’y oppose. Mais transposer le sujet est une chose, transposer les moyens d’expression en est une autre. On les confond trop souvent. Il n’est possible que par métaphore de peindre avec des mots ; et c’est une entreprise particulièrement préjudiciable à la langue que de vouloir ici réaliser la métaphore. L’exemple de M. Daudet nous prouve qu’il faut alors non seulement mettre la langue à la torture et violer toutes les règles qui la maintiennent dans sa pureté ; mais encore y verser le contenu de tous les jargons et de tous les argots, les locutions deux fois vicieuses qui courent les ateliers et les usines, les cafés et les cercles, les halles, et le ruisseau ; mais surtout la corrompre jusque dans ses sources en la contraignant de rendre ce qu’elle ne peut pas rendre et d’exprimer ce qu’il n’est ni dans ses moyens, ni dans sa nature, ni dans son institution d’exprimer.

Car ce n’est pas, sachons-le bien et ne nous lassons pas de le répéter, ce n’est pas une convention arbitrairement faite entre pédants, qui de tout temps a déterminé la distinction des genres et délimité le domaine propre de chaque art. Vouloir peindre avec les mots, et prétendre épuiser avec les ressources finies du langage l’infinie diversité des aspects des choses, c’est un peu comme si l’on voulait, en peinture, à force d’empâtements, donner aux objets qu’on y représente leur épaisseur réelle, ou encore, en sculpture, donner au marbre la couleur vraie de la chair, et sous la transparence de l’épiderme faire courir visiblement du sang dans le réseau des veines. Les moyens d’expression propres et spéciaux à chaque forme de l’art sont déterminés par une convention générale en dehors de laquelle cet art même n’a plus d’existence. Si vous n’admettez pas que la peinture suppléera systématiquement, par les moyens qui lui appartiennent et qui font qu’elle est la peinture, à la représentation du corps solide sous ses trois dimensions, il n’y a plus de peinture. Il nous faut dire pareillement qu’il n’y a plus de littérature si ce sont les choses elles-mêmes, et non plus les idées des choses que la langue s’efforce d’évoquer.

Demandera-t-on là dessus pourquoi les mots ne communiqueraient pas, ou du moins n’éveilleraient pas directement la sensation des choses ? On en peut donner deux très fortes, dont la première est que les mots sont composés de lettres, et que ces lettres forment des sons, et que ces sons frappent l’oreille, et qu’il n’y a pas de commune mesure entre les sensations de l’oreille et celles de l’œil. Je sais bien que de facétieux aveugles ont découvert des analogies, imperceptibles au commun des hommes, entre le rouge écarlate, par exemple, et le son

De la diane au matin fredonnant sa fanfare !

Mais je n’hésite pas un seul instant à croire, ou même à déclarer, qu’ils se moquaient du monde. S’il se peut, puisque des physiciens l’assurent, que les sons et les couleurs en eux-mêmes ne soient que les vibrations d’une même matière subtile, il ne demeure pas moins vrai que la différence que nous y percevons est toute en nous, c’est-à-dire dans la constitution de nos organes. Quand le mouvement en soi n’aurait qu’une forme et qu’une loi, notre oreille et notre œil n’en seraient pas moins faits pour être l’un et l’autre diversement impressionnés ou actionnés, si je l’ose dire, par une cause métaphysiquement identique. En sorte que ce ne serait pas vouloir seulement réformer l’art, mais prétendre à refondre l’homme que de chercher à établir entre les sons et les couleurs cette commune mesure ; — et cette observation pourrait déjà suffire.

En second lieu, quand la langue se prêterait aux violences qu’on lui veut faire, on oublie que la peinture est tout entière dans l’espace, mais que la parole, au contraire, est toute dans le temps. Une toile se saisit d’ensemble, et d’un coup d’œil ; une narration, comme un discours, ne peuvent être perçus que par fragments successifs, qui s’ajoutent un à un, pour se modifier en s’ajoutant, et se compenser en se complétant. Une toile ne comporte ni commencement ni fin. Mais je demande ce que serait un roman, et généralement une œuvre de la parole ou de la plume qui ne commencerait ni ne finirait ? Qu’on puisse au surplus tenter l’épreuve, et dans l’épreuve déployer les plus rares qualités de l’écrivain, la question n’est pas là. On sera tout simplement alors un grand écrivain qui se fourvoie : cela s’est vu ! Mais on peut affirmer en tout cas que de cette épreuve il ne sortira jamais, — je n’ai garde de dire une œuvre de premier ordre, — je dis seulement, dans tel genre secondaire que l’on voudra choisir, une œuvre complète et parfaite en ce genre. Car il y a quelque chose qui borne les empiètements de l’art d’écrire sur l’art de peindre, et ce quelque chose, ce n’est rien d’artificiel, puisque c’est une loi même de nature.

Voici encore un autre danger. Une invincible nécessité domine cet art de peindre par les mots, c’est à savoir la nécessité d’y parler le langage de la sensation. Car comment s’exercerait-il dans un autre domaine ? Les mots qui peignent, s’il y en a, ne sont sans doute pas ceux qui traduisent l’émotion tout intime du sentiment, ou le travail tout intérieur de la pensée ! C’est pourquoi, dans un tel système, l’effet n’est atteint et ne peut être atteint, on l’a vu, qu’autant que l’on a trouvé la sensation qui correspond à tel ou tel sentiment, à telle ou telle pensée qu’il s’agit d’exprimer. Or, il arrive souvent qu’on ne la trouve pas. Il arrive plus souvent encore que l’on trouve à côté ; car, si d’un homme à l’autre le sentiment varie, que dirons-nous de la sensation ! Il vous paraît, à vous, qu’une idée fixe ressemble « à un point névralgique dans le même côté du front. » Moi, je ne vois pas l’analogie. Ce n’est pas cette sensation qui traduit pour moi l’obsession de l’idée fixe, c’en est une autre. C’en est une troisième pour un troisième, et ainsi de suite, à l’infini.

Il n’y aurait pourtant que demi-mal si, de cette préoccupation qui s’impose désormais tyranniquement à vous de noter des sensations d’abord, et le reste quand vous le pourrez, il ne résultait à la longue je ne sais quelle inhabileté coutumière d’exprimer le sentiment et de pratiquer l’observation morale. Réalistes, naturalistes, impressionnistes de tous les temps et de tous les talents, vous nous ramenez à la barbarie de la langue et à l’enfance de l’art, puisque vous bégayez, et que les mots mêmes vous manquent dès qu’il s’agit de penser, ce qui est pourtant « le tout de l’homme » ! Nos pères avaient une belle expression, que nous sommes à la veille de perdre : ils louaient dans l’écrivain « sa connaissance du cœur humain », c’est-à-dire son expérience de la double nature que nous portons en nous. Prenez ces maîtres consacrés de l’art de composer et d’écrire.

Quand leur regard perçant fixait la face humaine,

Pour fouiller la pensée, il allait droit au cœur :

c’est-à-dire, ils ne s’arrêtaient pas aux apparences ; ils ne se jouaient pas en artistes ou plutôt en dilettantes à la surface ondoyante et multiple des choses ; ils allaient au fond d’abord, et, de là, ramenaient quelqu’une de ces vérités générales qui sont comme un jour jeté, comme une lueur d’éclair brusquement faite sur l’éternelle nature humaine.

Ajouterai-je que, comme les meilleurs d’entre nous ne sont pas ceux qu’une exubérance de vie physique projette pour ainsi dire tout entiers au dehors d’eux-mêmes, mais plutôt ceux qui se replient silencieusement en eux-mêmes, c’étaient ces natures d’élite qui tentaient et qui attiraient à elles les maîtres d’autrefois. Mais ne remontez pas jusqu’aux maîtres et contentez-vous des œuvres secondaires. Dites-moi ce qui soutient encore aujourd’hui Gil Blas, Manon Lescaut, Candide, la Nouvelle Héloïse ? sinon que vous y rencontrez, inscrite à chaque page, l’expérience de l’homme, de l’homme vrai, de celui que le costume déguise et que la mode habille comme il plaît à la frivolité des époques, mais qui n’a pas plus changé dans son fonds moral, avec ses sentiments, ses passions, et le mystère de ses contradictions, que l’espèce elle-même, à tout prendre, n’a changé dans sa constitution physique.

Telles sont nos objections : elles sont graves. M. Daudet méritait qu’on les soulevât sur son nom. Nous ne les ferions pas à tout le monde. Je m’engagerais publiquement, par exemple, à ne jamais les faire à l’auteur des Frères Zemganno, jamais à l’auteur de Nana. Elles se réduisent en deux mots à ceci : rien ne dure que par la perfection de la forme et la vérité humaine du fond. Il n’y a pas l’ombre d’un doute sur les qualités de forme de l’œuvre de M. Daudet, en tant que ces qualités sont appropriées à l’art de notre temps ; il n’y a pas non plus l’ombre d’un doute sur la vérité des portraits qu’il nous trace, en tant qu’ils sont tracés pour les lecteurs de 1880 ; mais cette forme, que durera-t-elle ? et ces portraits, que vivront-ils ? Ce que durent les modes, et ce que vivent les hommes d’une seule génération, et encore ! Je vois bien dans les Rois en exil ce qu’il y a de nouveau ; je n’y vois pas encore assez clairement, ni surtout assez profondément marqués, ces caractères qui perpétuent les nouveautés et les font entrer dans la tradition. Ce n’est pas assez, vraiment : M. Daudet, parmi les jeunes romanciers contemporains, est du très petit nombre de ceux qui seraient dignes de vouloir vivre, survivre, et durer.

Le « reportage » dans le roman

Le mot n’est certes pas de la langue du grand siècle, et Boileau, que je sache, ne l’a nulle part employé ; mais, depuis quelques années, l’usage l’a tellement consacré, l’usage, — dont il faut bien que les académies elles-mêmes, tôt ou tard, et bon gré, mal gré, subissent l’autorité souveraine ! — et puis, il dit si bien ce qu’il veut dire.

Être curieux de tout, et pourtant ne s’intéresser à rien, ou peut-être s’intéresser particulièrement à ce qu’il y a de moins intéressant au monde, le menu d’un souper de centième, la robe d’une demoiselle, ou les performances d’un cheval de course ; — enregistrer au jour le jour, méthodiquement, les incidents les plus banals de ce que l’on est convenu d’appeler « la vie parisienne », chiens écrasés, fiacres versés, caissiers en fuite, banquiers ruinés, voleurs arrêtés, assassins découverts, procès gagnés, procès perdus, filles séduites, liaisons rompues, mariages manqués, amoureux noyés, asphyxiés, ou pendus ; — servir le tout ensemble, avec les noms propres, ou sous des initiales transparentes, ou sous des sobriquets plus révélateurs en quelque sorte que les noms eux-mêmes, agrémenté de spirituelles médisances ou de plaisanteries d’un goût douteux, et parfois relevé, d’une façon tout à fait imprévue, d’un trait de morale pharisaïque ; — voilà le reportage, et voilà sous quelle forme il est en passe, traîtreusement, de s’introduire, je ne dirai pas seulement dans le roman, je suis obligé de dire dans la littérature contemporaine.

Ce n’est donc point hasard, si, pour étudier cette forme particulière du naturalisme dans le roman, nous choisissons et rapprochons ici les noms de M. Jules Claretie, l’auteur de la Maîtresse et des Amours d’un interne, et de MM. Edmond Texier et Camille Le Senne, les auteurs en collaboration de la Dame du lac et du Mariage de Rosette. Mais c’est qu’ils travaillent en effet tous trois « dans la partie ». Leur domaine, c’est l’actualité. Le proverbe, — un proverbe très naturaliste, — a bien raison de dire qu’on ne ment pas à ses origines. Il y a des romanciers qui sont venus au roman par le théâtre ; et, ceux-là, dans tout un long récit qu’ils écrivent, n’y eût-il qu’une scène, une seule scène de passion, elle sera « dramatique » je veux dire disposée selon les lois de l’optique du théâtre. Il y en a d’autres qui sont venus au roman par la poésie : ceux-ci, leurs descriptions les trahissent ; et, pour consciencieusement qu’ils s’appliquent à la peinture de l’exacte réalité, je ne sais quoi de délicat et de charmant, ou de douloureux et d’ému, perce toujours, qui les fait reconnaître poètes. Il y en a d’autres encore, — et c’est le cas de nos auteurs, — qui sont venus au roman par le journalisme ; et vous les reconnaissez justement à cette préoccupation qu’ils ont de construire leurs romans sur les choses du jour, et d’imaginer, si je puis ainsi dire, dans la direction de la curiosité publique.

Ils commencent par faire une espèce d’enquête générale sur l’état de l’opinion. Quel est l’événement parisien de l’année dernière dont le retentissement dure encore, ou dont on puisse espérer, à tout le moins, de réveiller aisément l’écho ? de quelle intrigue pourrait-il bien former le nœud ? et quel enchaînement de faits divers, ou quelle heureuse combinaison des menus scandales du boulevard et du bois, pourrait bien grossir l’aventure jusqu’aux proportions d’un volume ? C’est évidemment la première question que se posent les auteurs du Mariage de Rosette et de la Dame du lac. Il s’agit d’abord, pour MM. Le Senne et Texier, de rendre à « tout Paris » ce que « tout Paris » leur a prêté ; le tout Paris des journaux, c’est-à-dire des courses et des premières représentations. Ils démarquent alors l’événement et dénaturent l’intrigue ; ils déguisent les principaux personnages et griment les simples comparses ; on voit passer dans leurs récits des rois imaginaires et des princes fantastiques ; puis ils opèrent des mélanges, ils brouillent, ils amalgament, ils combinent et, concentrant tout cela sous l’enveloppe d’un style extraordinairement travaillé dans sa négligence, ou bizarrement précieux dans sa brutalité voulue, ils nous offrent des œuvres si parisiennes qu’elles cessent d’être humaines ; si pleines d’allusions que pour les lire il faudrait avoir sous la main la collection des faits divers de l’an dernier ; si fragiles enfin, qu’une fois ôtées les parties d’actualités qui les soutiennent huit jours, elles croulent et s’évanouissent tout entières. MM. Le Senne et Texier n’ont pas été fidèles aux promesses de leurs premiers romans. Nous ne le constatons pas sans un regret bien sincère. L’élégante histoire de Cendrillon et le récit bizarre, hardi, mais en somme très curieux, qu’ils avaient intitulé : les Idées du docteur Simpson, nous avaient fait espérer beaucoup mieux que la Dame du lac, mieux que Monsieur Candaule, et mieux que le Mariage de Rosette.

M. Jules Claretie ne s’y prend pas tout à fait de la même manière. Il ne reste pas moins, aussi lui, comme MM. Le Senne et Texier, un journaliste dans le roman. Curieux de toute sorte de choses, d’histoire et de fiction, de science et d’art, de politique et de poésie, l’œil et l’oreille toujours au guet, servi d’ailleurs, trop bien servi, par une facilité merveilleuse, — que j’appelle merveilleuse pour ne pas la nommer regrettable, — M. Jules Claretie semble se borner, depuis quelques années, à vider, pour ainsi dire, périodiquement, des carnets de reporter dans le cadre d’une intrigue romanesque. Si quelques circonstances ont tourné l’attention vers les gens de théâtre, M. Claretie, qui connaît les gens de théâtre, qui les a vus de près, et pratiqués, lui-même auteur et critique dramatique, d’écrire aussitôt et de publier le Troisième Dessous. Mais voici qu’une question scientifique s’élève ou plutôt reparaît, après avoir été pendant longues années reléguée, du commun accord des physiologistes et des médecins, dans le vaste domaine de l’inconnu, du douteux, et de l’inaccessible ; M. Claretie tout aussitôt de courir à la Salpêtrière, de consulter les uns, de faire causer les autres, de prendre force notes, et, quand il croit être au courant de la question, de nous offrir les Amours d’un interne.

Notez bien le point. Ce n’est pas une histoire à conter qui le hante ; ce ne sont pas des figures entrevues ou rencontrées qui l’obsèdent jusqu’à ce qu’il les ait fixées, pour s’en débarrasser, dans une action dramatique ou dans une intrigue de roman ; ce n’est pas enfin quelque remarquable et singulier état de l’âme ou de la conscience humaine dont il éprouverait le besoin de retrouver les antécédents ou de déterminer les conséquences psychologiques. Non ! ce sont des informations qu’il a prises, en sa qualité de journaliste à qui rien de parisien ne doit demeurer ni ne demeure, en effet, étranger ; et que le moment est venu de mettre en œuvre, parce qu’elles se présentent comme autant de réponses à des préoccupations actuelles de l’opinion publique. « On trouvera, nous dit-il dans la courte Préface qu’il a mise à ce dernier roman, étudiée dans ce volume, — et pour la première fois par un romancier, — une des formes les plus étranges de la grande maladie du siècle. » Qu’est-ce à dire ? Vous l’entendez bien. Il n’est bruit, dans toute une province du monde savant, que des expériences d’un habile professeur ; M. Claretie saisit l’occasion et la saisit avidement ; et, plutôt que de ne pas utiliser toutes ses notes, il se condamnera, de gaieté de cœur, à nous conter les étranges amours de l’étudiant en médecine Finet avec Lolo, la cataleptique.

C’est ici que la question devient intéressante. En effet, les auteurs du Mariage de Rosette et l’auteur des Amours d’un interne semblent avoir de quoi répondre, et répondre victorieusement.

« Oui, diront-ils, nous prenons des notes, autant de notes que nous en pouvons prendre, et nous copions la réalité, nous la calquons d’aussi près que nous puissions la calquer, et nous la reproduisons aussi fidèlement que nous la puissions reproduire ; que voulez-vous donc davantage ? Au surplus, loin que nous ayons aucun parti pris de voir les choses en mal et de les peindre en laid, remarquez, au contraire, que nous faisons effort pour “dégager de la réalité littérale ce souffle de rêve qui est comme la brise de ce monde”. Que demandez-vous que l’on fasse ? et que faut-il pour vous contenter ? Si, par hasard, nous inventons en dehors et au-dessus de la réalité présente, dans le monde idéal du rêve et de la poésie, vous nous accusez de combiner l’imaginaire avec le fantastique. Voici cependant que, pour vous satisfaire, nous essayons d’être vraisemblables, d’être vrais, d’être “réels”, de ne rien peindre que nous n’ayons vu de nos yeux, de ne rien dire que nous n’ayons entendu de nos oreilles, de ne rien inventer qu’il ne vous soit facile à vous-même de confronter avec son original. Et vous nous ferez un grief de l’exactitude même de nos informations ! vous retournerez contre nous les scrupules de notre conscience d’artiste ! et vous crierez au reportage ! Mais où donc alors voulez-vous que l’on prenne la matière, l’étoffe, la substance d’une littérature, sinon dans la vie contemporaine elle-même ? Sans doute ce ne sont pas des Manfred et des Lara qu’il vous faut pour vous plaire, des Han d’Islande et des Quasimodo ! Il n’y en a plus, si tant est qu’il y en ait jamais eu ! Que reste-t-il, par conséquent, que d’imiter la vie quotidienne ? Et la vie quotidienne, où est-elle, sinon dans nos journaux, journaux du soir et journaux du matin ; dans l’historiette qui défrayait hier les conversations de la ville ; dans le procès qui remplira demain trois et quatre colonnes de la feuille la plus “grave” aussi bien que de la plus “boulevardière” ; dans la multiplicité de ces indiscrétions enfin de toute sorte, qui, deux fois le jour, viennent déconcerter les sages de ce monde et leur apprendre qu’ils essaieraient vainement de dérober à la curiosité publique le nom de leur tailleur et l’adresse de leur bottier ? Et nous, romanciers, auteurs dramatiques, poètes même, cette vie quotidienne, plus heureusement nous l’imiterons dans son infinie diversité, ne voulez-vous pas convenir que plus nous aurons approché le but ? »

Mais je dis précisément que vous ne l’imitez pas dans sa diversité ! Le fait est que le champ d’observation où la plupart de nos romanciers se renferment est trop restreint : c’est un effet de la centralisation littéraire ; et leur observation, en général, ne va pas assez profondément, mais se joue comme à la surface des choses : c’est un effet de la rapidité de la production. Ce que j’appelle faire du reportage dans le roman, expliquons-nous donc bien nettement, ce n’est pas emprunter à la chronique d’hier un fait divers dont on aurait besoin pour la disposition d’une intrigue, le développement d’un caractère, ou la démonstration d’une idée ; mais c’est suivre la mode changeante et capricieuse dans la curiosité dont on la voit s’éprendre, aujourd’hui pour les questions économiques et demain pour les questions médicales ; aujourd’hui, pour les demoiselles qui jettent du vitriol au visage de leurs amants infidèles et demain pour les fils de famille qui tombent dans les lacets d’une fille d’expérience. Ce n’est pas s’approprier l’actualité, comme on fait les inventions de ses prédécesseurs, par droit de conquête et de plus habile occupant, mais c’est subordonner le choix de ses sujets aux brusques variations de l’opinion publique, et recevoir ainsi des faits la loi que l’art devrait leur imposer. C’est ne s’attacher enfin qu’à ce qu’il y a de plus superficiel dans le spectacle de la vie courante, et, chose bizarre ! sous prétexte d’exactitude entière dans l’observation, c’est précisément aboutir à ne représenter des choses que ce qu’elles ont de moins réel.

On ne prend pas assez garde en effet que c’est toujours par là, par ce qu’elles contiennent d’actuel et de moderne à leur heure, que les œuvres d’imagination vieillissent et périssent. Je ne veux pas élever la discussion trop haut, et je me contenterai de modestes exemples. Dites-moi donc par où les romans de Crébillon fils ont péri ? Précisément par ce qu’ils contenaient de conforme ou, comme on disait alors, d’analogue aux mœurs de leur temps. Si vous ôtez du Grand Cyrus et de la Clélie ce qu’ils contiennent de galant, de romanesque et d’héroïque à la façon du xviie  siècle, il n’en reste plus rien ; de même que, si vous dépouillez les Égarements du cœur et de l’esprit de ce qu’ils contiennent d’ingénieux, de galant et de licencieux à la façon du xviiie  siècle, vous en avez anéanti le fond avec la forme, la substance avec l’enveloppe, et la moelle avec l’écorce. Mais, au contraire, pourquoi la Princesse de Clèves, et pourquoi Manon Lescaut dureront-elles autant que la langue française ? pourquoi Valentine et pourquoi même Eugénie Grandet ? des œuvres cependant bien diverses, et d’une qualité de style singulièrement inégale ! Nous avons déjà répondu : parce qu’elles ne sont datées, en dépit de la chronologie, ni Manon Lescaut de 1731, ni Valentine de 1833 ; parce que les indications de temps et de milieu, le costume et le mobilier, le décor et le langage du jour, n’y sont que ce qu’ils devraient toujours être, des accessoires ; enfin, et d’un seul mot, parce que ce sont des œuvres composées par le dedans, et non pas fabriquées laborieusement par le dehors. Autre point, qu’il importe encore de tâcher d’éclaircir.

Ce que l’on ne peut pas, en effet, disputer au réalisme, naturalisme, impressionnisme, ou de quelque autre nom qu’on l’appelle, et ce que nous lui accordons quant à nous, de grand cœur, c’est qu’il n’y a de ressource, de salut, et de sécurité pour l’artiste et pour l’art que dans l’exacte imitation de la nature. Là est le secret de la force, et là, — ne craignons pas de le dire, — la justification, la légitimité du mouvement qui ramène tous nos écrivains, depuis quelques années, des sommets nuageux du romantisme d’autrefois au plat pays de la réalité. D’où vient donc le malentendu ? et pourquoi, si je lis la Maîtresse, de M. Jules Claretie, ferai-je à l’auteur un grief de ce que j’ai l’air de louer quand je parle de Madame Bovary, — mais non pas, à la vérité, de Bouvard et Pécuchet ? Pareillement, ce que j’ai certainement plaisir à louer dans le Nabab ou dans les Rois en exil, comment se fait-il qu’à mon grand regret je croie devoir le reprendre dans la Dame du lac ou dans le Mariage de Rosette ?

Il me serait facile d’opposer en termes généraux la supériorité de l’exécution ; mais il vaudra mieux essayer de pousser plus avant, et nous ne sommes pas au terme de l’analyse. Il est rigoureusement vrai que M. Alphonse Daudet a mis en œuvre des éléments ou des matériaux du même genre que ceux dont MM. Le Senne et Texier font emploi. Mais, dans le Nabab et dans les Rois en exil, l’idée du roman et la connaissance des types était antérieure à la recherche, à l’accumulation, au choix des matériaux. Les auteurs de la Dame du lac et du Mariage de Rosette, au contraire, avaient déjà tous leurs matériaux assemblés, et comme sous la main, qu’ils attendaient encore qu’une occasion s’offrît de les utiliser, et sans soupçonner eux-mêmes quelle serait cette occasion. En d’autres termes, ils avaient bien décidé que la Dame du lac, roman parisien, serait suivie d’un autre roman parisien, mais ils ne savaient pas ce que serait ce roman ; et ils attendaient qu’un événement parisien à intervenir leur en suggérât le sujet, quel qu’il fût et pût être. C’est encore ainsi que la vive curiosité de M. Claretie s’étant un jour portée sur « ces névroses bizarres qui produisent les affolées du monde ou du théâtre, et les déséquilibrées du foyer ou de la place publique », il avait commencé d’observer, d’étudier, de prendre des notes, bien résolu par avance à mettre dans un roman, dont la forme demeurait tout entière à trouver, les internes, les filles de service et les pensionnaires de la Salpêtrière. Mais, au rebours, j’affirmerais sans hésitation que Flaubert avait observé la vraie madame Bovary longtemps avant de songer à faire un roman de l’histoire de la femme du praticien d’Yonville.

Tout est là : dans le sens et dans la direction du mouvement. Il s’agit de savoir si la conception de l’œuvre est antérieure à la recherche des moyens d’exécution, ou si les moyens d’exécution, au contraire, sont acquis, étiquetés, et classés antérieurement à la conception de l’œuvre. La question est d’examiner si l’œuvre se soutient d’elle-même, ou par la poussée d’une armature extérieure. Et ne croyez pas que ce soit peu de chose. Vous diriez aussi bien qu’il n’importe guère si le savant, entré dans son laboratoire, préparant ses combinaisons ou commençant ses dissections, cherche quelque chose ou ne cherche rien. Mais, de même qu’en matière de science, il ne sert à rien, ou presque rien, de constater des faits, si quelque idée directrice ne préside à cette constatation, tout de même en art, il ne sert à rien d’accumuler des études et de copier d’après nature, si quelque intention délibérée ne gouverne le choix de ces études et ne dirige la main qui copie. Mettez d’ailleurs maintenant à votre chapeau l’étiquette qu’il vous plaira. Soyez naturaliste, ou ne le soyez pas. Le mot importait tout à l’heure : il importe beaucoup moins maintenant. La qualité de votre observation dépendra bien moins de la patience ou de la précision avec laquelle vous aurez pris des notes, que de la justesse de coup d’œil et du bonheur de main avec lequel vous aurez choisi les notes qui seules peuvent servir à un dessein nettement déterminé.

Il est probable qu’alors vous ne serez pas exposé, comme dans le Mariage de Rosette, à me présenter, sous le nom de Samuel David, à la page 213, le même personnage qui s’appelait Abraham David, à la page 97. Et vous ne courrez pas la chance, comme dans les Amours d’un interne, de nous raconter à la page 324 l’histoire des « hystériques demeurées pétrifiées, tombées en catalepsie, changées en statues au premier son des cymbales », et l’histoire des « cymbales d’une musique jetant brusquement en catalepsie toute une file d’hystériques », à la page 456. Évidemment ces légères inadvertances tiennent à ce que, pour M. Jules Claretie, les faits, comme pour MM. Le Senne et Texier les personnages, ou plus exactement les personnalités, ont une valeur individuelle, une valeur indépendante enfin de l’action à laquelle ils prennent part, ou du tableau dans lequel ils figurent. Le fait de ces cataleptiques, brusquement changées en statues, voilà ce qui paraît curieux à M. Claretie. Peu importe d’ailleurs qu’il vienne en son temps ou qu’il soit amené sans raison suffisante. Est-il intéressant à connaître ? et le connaissiez-vous ? ou si c’est M. Jules Claretie qui vous le fait connaître ? Voilà toute la question. Pareillement, dans le roman de MM. Le Senne et Texier, comment vous semble-t-il que soit enlevé ce rapide croquis d’Abraham ou de Samuel David ? Encore ici, reconnaissez-vous l’homme ? on ne le reconnaissez-vous pas ? Si non, les auteurs sont en faute, et les voilà prêts, je n’en doute pas, à s’accuser de la meilleure grâce ; mais si oui, que demandez-vous davantage ; et le but n’est-il pas atteint ? C’est qu’ils font du roman, si vous le voulez et si vraiment vous tenez à ce mot, mais ils font du reportage et du journalisme d’abord.

Je disais tout à l’heure qu’ils n’avaient pas d’idée de roman antérieure au choix de leurs personnages, à la construction de leur intrigue, à l’accumulation de leurs matériaux. J’avais raison et cependant je me trompais. Ils ont une ferme intention et un propos délibéré : c’est de donner au public ce que le public demande, et de le servir selon son goût. Que si d’ailleurs ils se méprennent sur ce goût du public, je n’y prends pas garde pour cette fois ; et c’est ici, bien entendu, de ce qu’ils veulent faire, non de ce qu’ils font, que je parle. Il n’est pas non plus de journaliste qui ne soit exposé tous les jours à se méprendre sur la manière dont le public accueillera le premier Paris ou l’article de fond qu’il vient d’écrire. Mais, incontestablement, c’est sur l’état de l’opinion et sur le mouvement de la curiosité qu’il règle lui-même ou qu’il croit régler son article ; et son principal souci, c’est de donner une forme, une figure, une voix à ce que pense, comme lui, toute une catégorie de lecteurs.

Ainsi des romanciers qui font du reportage dans le roman. Il est possible qu’ils voient juste, il est possible qu’ils sachent observer, il est possible qu’ils sachent rendre, mais ils ont la main et l’œil ainsi faits qu’ils ne rendront, et n’observeront, et ne verront que ce qu’ils croient particulièrement propre à piquer la curiosité du public auquel ils s’adressent. — Ils écrivent pour être lus, — et, quoi qu’en disent les hommes à principes, c’est le cas de tous ceux qui écrivent, — mais j’estime qu’ils songent bien moins à se satisfaire eux-mêmes qu’à satisfaire un certain public. Ils sont comme à la piste de la vérité d’aujourd’hui, médiocrement soucieux, à ce qu’il semble, de savoir si la vérité d’hier était la même, ou si celle d’aujourd’hui ne sera pas l’erreur de demain. Et nous pouvons dire que tous les sujets, indistinctement, leur sont bons, parce qu’en effet il n’en est pas un dans le cadre duquel, par avance, ils ne soient sûrs, avec un peu d’habileté, de pouvoir introduire tout l’arriéré de leurs observations et tout « le stock », en quelque manière, de leurs notes accumulées. Or, et c’est un point encore d’une grande importance, il n’y a rien, je crois, qui contribue plus sûrement que cette disposition d’esprit à rétrécir de plus en plus le champ de l’observation.

Et comment pourrait-il en aller autrement ? Ce public, en effet, à la curiosité de qui le romancier se fait comme une spécialité de donner les satisfactions qu’elle exige, il se compose bientôt d’un très petit nombre d’initiés pris pour représentants de l’opinion tout entière. Je pose une seule question. Je demande à MM. Le Senne et Texier quelle espèce d’intérêt ils croient que les rentiers de Guingamp, par exemple, ou de Quimper-Corentin, puissent prendre à la lecture du Mariage de Rosette ; et je demande à M. Jules Claretie ce que pourront bien entendre aux Amours d’un interne les honnêtes bourgeoises, les bonnes mères de famille de Brignoles et de Draguignan ? A quoi veulent-ils que s’attache, dans un roman qui se passe tout entier dans le monde « théâtral », un public qui ne connaît rien de ce monde ? A quoi, dans un roman dont l’action se circonscrit au périmètre de la Salpêtrière, un public à qui les noms d’hystérie, d’hypnotisme et de catalepsie sont aussi profondément inconnus, grâce aux Dieux, que les affections ou maladies qu’ils représentent ?

Eh bien ! mais, répondront-ils, c’est pour leur faire connaître cet inconnu, précisément, que nous écrivons les Amours d’un interne ou le Mariage de Rosette. Erreur ! répondrai-je à mon tour. Vous confondez deux choses qui diffèrent et qui diffèrent profondément. Actualité n’est pas réalité. Je sais bien là-dessus que, pour un journaliste, la France entière, comme jadis elle était contenue pour un courtisan du grand roi dans les antichambres de Versailles, est aujourd’hui contenue dans quelques quartiers de Paris. Mais je voudrais précisément que l’observation du romancier passât quelquefois la barrière, s’étendît par-delà les fortifications, et même ne dédaignât pas de visiter au besoin la province. Faut-il le dire en quatre mots ? On fait aujourd’hui trop de pièces pour le public des premières et trop de romans pour les lecteurs de Paris, et d’un certain Paris encore, qui n’est pas tout Paris.

L’humanité est cependant plus large. Si curieuses que puissent être les déformations que les caractères ou les tempéraments subissent en s’accommodant à de certains milieux, très artificiels, comme l’atmosphère surchauffée de nos salons et de nos théâtres, je soutiens qu’à mesure qu’on les étudie de plus près, et que l’on s’y enferme, à la façon de tel spécialiste dans son oculistique, ou tel autre dans telle autre étroite province de la science médicale, on perd le sens de l’ensemble et l’habitude même de la véritable observation. C’est un homme précieux qu’un habile oculiste, quand il s’agit de se faire opérer de la cataracte : mais assurément, ce n’est pas lui que j’interrogerai si je veux me faire une idée de l’histoire naturelle générale. On raconte à ce propos qu’un jour un illustre professeur vantait, et vantait sans mesure, un travail qu’il avait eu récemment l’occasion de lire, ou peut-être qu’il avait été chargé d’examiner. C’était la monographie d’un mollusque, si vous voulez, ou d’un poisson, si vous l’aimez mieux. Oui, mais, fit observer quelqu’un, si pourtant ce mollusque ou ce poisson n’existait pas, que resterait-il bien du travail que vous nous vantez ? et quelle espèce d’intérêt nous présenterait-il ?

On ne saurait mieux dire. Et la question revient plus souvent qu’on ne croit, en matière d’art comme de science. Il ne suffit pas d’avoir vu, d’avoir observé, mais il faut encore que quelque chose de général, voilà pour la science, et quelque chose d’universellement humain, voilà pour l’art, soit comme engagé dans votre observation même. Autrement, si votre roman ou votre Mémoire scientifique dépend et dépend tout entier de l’existence éphémère des singularités qu’il constate ou des personnages qu’il met en jeu, ni l’un ni l’autre n’est fait ; il reste à faire ; et c’est tout naturellement qu’il deviendra le bien du premier qui s’en emparera. Mais, si je suivais plus loin cette indication, ce serait la théorie de l’invention littéraire qu’il faudrait examiner, et ce n’en est pas aujourd’hui le temps. Bornons-nous donc à signaler le danger et résumons-le d’un mot qui ramène la discussion à son point de départ : l’observation devient moins large à mesure qu’elle devient plus exacte, plus précise, plus microscopique et, par conséquent, à mesure, elle s’éloigne davantage de la nature même et de la vérité.

Ajoutons en terminant que toutes ces objections tombent si les romanciers ne se proposent d’autre succès que le succès du jour, et l’oubli du lendemain. S’ils n’ont d’ambition, en 1881, que de satisfaire les caprices de 1881, c’est leur affaire, nous n’avons rien à dire ; et c’est comme si nous n’avions rien dit. Mais si nous avions pu supposer un seul instant que l’ambition littéraire des auteurs du Mariage de Rosette, ou de l’auteur des Amours d’un interne, se réduisît à si peu de chose, nous n’aurions absolument soufflé mot ni de l’un ni des autres. Si nous avons cru devoir en parler, c’est que leurs derniers romans soulevaient une question littéraire intéressante, mais c’est aussi, c’est surtout que nous croyons qu’ils pourraient les uns et les autres faire usage de leur talent pour donner tort à notre critique même. M. Claretie possède une incontestable et très remarquable habileté de facture, quoiqu’il ne travaille pas, si je puis ainsi dire, assez serré. MM. Le Senne et Texier ne sont ni des observateurs médiocres, ni des analystes inhabiles ; je ne crois pas non plus me tromper en les louant d’une certaine indépendance de plume qui donne parfois l’illusion de la libre satire. Voudront-ils donc se condamner au reportage à perpétuité ?

Le roman expérimental

« Voici venir le buffle ! le buffle des buffles ! le taureau des taureaux ! lui seul est un buffle, tous les autres ne sont que des bœufs ! Voici venir le buffle des buffles ! le buffle ! » C’est ainsi que jadis, aux plus beaux jours du romantisme, — à ce que raconte Henri Heine, — je ne sais quel grand critique s’en allait criant en avant de je ne sais quel grand poète. Ce critique, ou plutôt cette espèce de cornac littéraire, depuis plusieurs années déjà, le naturalisme l’a demandé vainement aux échos d’alentour. Moins heureux que le romantisme, il n’a pas pu le trouver encore ; et l’écho n’a rien répondu. Personne, jusqu’ici, ne s’est rencontré qui voulût prendre à tâche de commenter didactiquement les beautés de l’Assommoir et du Ventre de Paris ; ou, en d’autres termes, et pour dire la chose comme elle est, personne qui fût aussi naïvement infatué de M. Zola que lui-même. Là-dessus M. Zola n’avait plus qu’une chose à faire ; il l’a faite ; il est devenu son propre critique. Un feuilleton hebdomadaire ne lui a pas suffi. Il a composé, pour l’exportation, d’abord, et notamment à destination de Saint-Pétersbourg, de longues études sur les Romanciers contemporains, ou sur la République et la Littérature ; maintenant il vient d’écrire pour nous une copieuse dissertation sur le Roman expérimental ; c’est le moment de le mettre en expérience à son tour, et de juger un peu ce grand jugeur des autres.

S’il y a des écrivains inférieurs à la réputation que les circonstances leur ont faite, on ne laisse pas aussi d’avoir vu quelquefois des esprits supérieurs à leurs œuvres. Je ne crois pas, à la vérité, que ce soit tout à fût le cas de M. Zola. Cependant, quand il serait l’auteur de romans moins bons encore que les siens, il se pourrait qu’il eût sur le roman des idées qui valussent la peine d’être discutées. Et quand la prose de ses feuilletons ou de ses études serait encore plus froide et plus embarrassée qu’elle n’est, cela n’empêcherait pas qu’il pût avoir, malgré tout, le coup d’œil aussi juste qu’il a la main hésitante, et la pensée même aussi haute ou profonde qu’il a le style plat.

Car il a le style plat ; et je ne puis pas même accorder aux admirateurs de M. Zola qu’il convienne de saluer en lui un « écrivain de race », encore moins « un maître de la langue ». Il ne faut pas ici que quelques pages descriptives nous fassent illusion. Écrivain, M. Zola ressemble à ce « Roi des halles », dont on disait qu’il savait tous les mots de la langue, mais qu’il ignorait la manière de s’en servir. M. Zola sait aussi, lui, tous les mots de la langue ; il en sait même plusieurs qui ne sont pas de la langue, ni d’aucune langue du monde ; mais ni des uns ni des autres il n’en sait le sens, la place, l’usage. Regardez-y de près. « Je résume cette première partie en disant que les romanciers observent et expérimentent, et que toute leur besogne naît du doute où ils se placent en face des vérités mal connues, jusqu’à ce qu’une idée expérimentale éveille brusquement un jour leur génie et les pousse à instituer une expérience pour analyser les faits et s’en rendre maîtres. » Veuillez relire attentivement cette seule phrase. Il est évident que M. Zola ne sait pas ce que c’est qu’une expérience, et qu’il parle de science ici, comme tout à l’heure vous l’entendrez parler de métaphysique, avec une sérénité d’ignorance qui ferait la joie des savants et des métaphysiciens. Il est évident que M. Zola ne pèse pas la valeur des mots, car il n’appellerait pas l’idée d’une expérience à faire une « idée expérimentale » : si ces deux mots associés voulaient dire quelque chose, ils ne pourraient signifier qu’une idée induite, conclue, tirée de l’expérience ; quelque chose de postérieur à l’expérience, non pas d’antérieur ; une acquisition faite, et non pas une conquête à faire. Il est évident que M. Zola ne sait pas ce que c’est qu’« expérimenter », car le romancier, comme le poète, s’il expérimente, ne peut expérimenter que sur soi, nullement sur les autres. Expérimenter sur Coupeau, ce serait se procurer un Coupeau qu’on tiendrait en chartre privée ; qu’on enivrerait quotidiennement à dose déterminée ; que d’ailleurs on empêcherait de rien faire qui risquât d’interrompre ou de détourner le cours de l’expérience ; et qu’on ouvrirait sur la table de dissection aussitôt qu’il présenterait un cas d’alcoolisme nettement caractérisé. Il n’y a pas autrement, ni ne peut y avoir d’expérimentation ; il n’y a qu’observation ; et dès lors c’est assez pour que la théorie de M. Zola sur le Roman expérimental, manque et croule aussitôt par la base.

On pourrait multiplier les exemples, mais à quoi bon ? Cherchez vous-même, dans ce mélange de paradoxes et de banalités que M. Zola nous a donné sous le titre de Roman expérimental, je ne dis pas une phrase, ou même un mot, qui commande l’attention et qui s’enfonce dans le souvenir, mais seulement une idée nette, nettement exprimée : vous l’y chercherez longtemps ! S’il existe un art d’écrire, si cet art a jamais consisté dans le juste emploi des mots, dans l’heureuse distribution des parties de la phrase, dans l’exacte proportion des développements et de la valeur des idées, M. Zola l’ignore. Là pourtant, et nulle autre part ailleurs, est l’épreuve d’un écrivain vraiment digne de ce nom. Des descriptions et des peintures ne prouvent pas que l’on sache écrire : elles prouvent uniquement que l’on a des sensations fortes. C’est à l’expression des idées générales que l’on attend et que l’on juge l’écrivain. Assurément M. Zola réussit à se faire entendre, et c’est quelque chose déjà ; mais, qu’on le mette au rang des « écrivains », c’est ce qui n’est pas plus permis, en vérité, que de l’inscrire parmi les « romanciers ».

Le grand défaut de M. Zola, comme romancier, c’est de fatiguer, de lasser et, — tranchons le mot, — d’ennuyer. Je sais qu’il répond, et qu’il croit victorieusement répondre, en invoquant les soixante-seize ou soixante-dix-sept éditions de l’Assommoir ; — sans compter l’édition illustrée. Lui plaît-il qu’on ajoute qu’il n’est pas douteux que Nana remporte à son tour le même succès de librairie ? Soit encore ! Mais une Page d’amour ? mais Son Excellence Eugène Rougon ? mais la Conquête de Plassans ? mais la Faute de l’abbé Mouret ? combien ont-ils eu d’éditions, ces fragments de l’interminable histoire des Rougon et des Macquart… ? C’en devrait être assez pour avertir M. Zola que le succès de l’Assommoir n’a tenu, comme celui de Nana, qu’à des causes tout extérieures.

On a prononcé plus d’une fois, depuis quelque temps, à l’occasion de M. Zola, le nom de Restif de la Bretonne. Celui-là, qui fut aussi dans son temps un conteur à la mode, et qui connut les ivresses de la popularité, quand on lui faisait observer « que ses ouvrages ne se vendaient qu’à raison des endroits libres », répondait que le propos était « d’un libraire borné ». — Mais on n’a pas tiré de la comparaison tout le parti qu’on en pouvait tirer. Restif, en effet, ne fut pas seulement l’anecdotier des mauvais lieux ; il fut aussi, comme l’on sait, voilà cent ans, une façon de réformateur. « Ce n’est pas ici — disait-il, en annonçant lui-même je ne sais plus lequel de ses ouvrages — une jolie fadaise à la Marmontel, ou à la Louvet, c’est un utile supplément à l’Histoire naturelle de Buffon. » Changez les noms : l’auteur de Nana continue Claude Bernard comme l’auteur de la Paysanne pervertie continuait Buffon. Sans doute, disait-on encore à M. Nicolas, vos intentions sont bonnes et vous prêchez « la vertu la plus pure », cependant ne craignez-vous pas qu’il y ait quelque danger « à montrer ainsi le vice à découvert » ? Du danger ? « Moi, je brave les puristes9, s’écriait-il avec l’accent de l’indignation, pour démasquer le vice, et instruire les parents ». M. Zola brave aussi les « puristes », et c’est pour l’instruction des parents qu’il nous raconte l’histoire de Nana, la fille à Coupeau. Mais d’ailleurs, que l’auteur de l’Assommoir est timide encore à côté de Restif, et comme le conteur du xviiie  siècle l’emporte sur son rival dans ses scrupules de naturaliste !

Ce n’est pas Restif qui se fût contenté de faire poser pour un de ses romans quelques modèles vagues, dont le nom se murmure à l’oreille ! Il imprimait les gens tout vifs, et il vous disait : « La principale héroïne de l’Amour muet est mademoiselle Manette-Aurore Parizot, fille du fourreur actuellement à côté de l’ancienne salle de la Comédie-Française. » Les curieux au moins y pouvaient aller voir ! Il écrivait des lettres d’amour ;  on lui répondait ; et il les reproduisait telles quelles dans ses romans. « Quand j’eus cessé de voir Élise, elle en fut au désespoir, comme on l’a vu dans ses lettres imprimées dans la Malédiction paternelle. » C’est ce que j’appelle du document, que ces lettres d’Elise ! Il instituait enfin, lui, de véritables expériences. « J’ai sacrifié quelquefois au plaisir, mais je puis répéter que toutes ces dépenses avaient un caractère d’utilité. J’étais forcé de m’instruire pour écrire sur certaines matières, et on ne peut être parfaitement instruit qu’en faisant soi-même. » Je renvoie pour la suite à Monsieur Nicolas. Voilà vraiment expérimenter ! M. Zola est loin encore de son modèle ! Réussira-t-il jamais à l’égaler ? Restif, sous le manteau couleur de muraille dont il s’enveloppait, était vraiment l’aventurier du naturalisme, j’ai grand’peur que M. Zola n’en soit que le maître de cérémonies.

Il serait déloyal pourtant d’accabler M. Zola sous cette comparaison. Les naturalistes, comme on l’a dit, sont à la fois très près et très loin de la vérité. C’est une question de limites et de nuances. Essayons de l’éclaircir et de la préciser. M. Zola, d’abord, qui se plaint souvent qu’on ne veuille pas le comprendre, est-il bien assuré, lui, de toujours comprendre les autres ? ne se pourrait-il pas qu’il mobilisât quelquefois toutes ses forces contre des adversaires imaginaires ? et qu’il dépensât une bravoure inutile à n’enfoncer que des portes ouvertes ? Le grand malheur de M. Zola, c’est de manquer absolument d’éducation littéraire et de culture philosophique ; et, dans le vaste camp des littérateurs sans littérature, on peut dire qu’il est à la première place. Il produit beaucoup, il pense quelquefois, il n’a jamais lu ; cela se voit. C’est une réflexion qu’on ne saurait s’empêcher de faire quand on l’entend qui demande à grands cris que l’on discute avec lui la question des rapports de l’esprit et de la matière, du libre arbitre et de la responsabilité morale, ou encore des milieux et de l’hérédité physiologique. Comment quelque charitable conseiller ne lui a-t-il pas fait comprendre que chaque chose a son temps et son lieu ? que ces sortes de problèmes, si complexes, si délicats, ne s’agitent pas sur le terrain du Ventre de Paris ou de l’Assommoir ? et qu’à propos des Rougon-Macquart ou des Quenu-Gradelle, on ne met pas les gens en demeure de choisir entre le système de la prénotion physique et celui de la science moyenne ou conditionnée ?

Que nous importe, en effet ? Qu’y a-t-il de commun entre l’indéterminisme ou le déterminisme, et le roman ou le théâtre ? Nous croyons, nous, que chacun de nous se fait à soi-même sa destinée ; qu’il est le propre artisan de son bonheur, et le maladroit ou criminel auteur de ses infortunes : c’est une manière de concevoir la vie. M. Zola croit, au contraire, selon le mot fameux : « que le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol ou le sucre » ; et que nous sommes une matière molle que les circonstances façonneraient au hasard de leurs combinaisons : c’est une autre manière de concevoir la vie. Qu’en sera-t-il davantage ? Vous écrirez le Marquis de Villemer dans le premier cas, si vous êtes George Sand ; et, si vous êtes Balzac, dans le second, vous écrirez la Cousine Bette. Tout au plus conseillerai-je alors à M. Zola de ne pas aborder le théâtre, parce que le théâtre vit d’action, et qu’agir, c’est combattre, c’est lutter contre les personnes, ou se révolter contre la domination des choses.

Mais le roman ? pourquoi ne serait-il pas ce roman que M. Zola n’a jamais réalisé, mais enfin qu’il rêve ou qu’il croit rêver ? le roman d’observation et d’expérimentation, si l’on tient à ce mot mal appliqué ? le roman dont Balzac nous aurait légué des modèles, si Balzac avait su seulement écrire dans une langue plus voisine du français ? le roman dont M. Flaubert aurait fixé les lois si des dieux jaloux n’avaient pas refusé cette fortune à M. Flaubert de nous donner une seconde Madame Bovary ? Vous choisissez un caractère, ou, comme vous dites un tempérament ; vous en voulez « démonter et remonter le mécanisme » ; vous prétendez chercher « ce que telle passion, dans tel milieu et dans telles circonstances données, produira au point de vue de l’individu et de la société ? » Je le veux bien. Sans doute, puisque vous y tenez, je vous fais remarquer en passant que, si l’homme n’est pas libre, il croit l’être ; que les sociétés de l’Occident sont fondées sur cette croyance, — hypothèse, préjugé métaphysique ou superstition religieuse, comme il vous plaira de l’appeler ; — et que, par conséquent, vous éliminez de notre roman expérimental ce qu’il y a peut-être de plus intéressant pour l’homme, et de plus vivant, au plein sens du mot, à savoir : la tragédie d’une volonté qui pense.

Mais, puisqu’il y a certainement parmi nous des volontés faibles et des volontés nulles, et puisque les plus énergiques des hommes sont presque aussi souvent, dans la vie quotidienne, les esclaves de leurs désirs que les maîtres de leurs volontés, vous en serez quitte pour avoir sacrifié de parti pris un élément parmi les éléments de l’intérêt romanesque. Il y avait sept cordes à la lyre ; vous en supprimez une ; il n’en est que cela ! Vous n’en pouvez pas moins jouer bien des airs encore ; et si votre roman m’intéresse, d’une manière ou d’une autre — et, je le répète, il n’y a pas de raison pour qu’il ne m’intéresse point, — ne vous flattez pas que j’aille résister contre mon émotion et « que le plaisir de la critique m’ôte celui d’être très vivement touché de très belles choses ». Donnez-moi donc ces belles choses d’abord, et nous verrons ensuite. Mais, en attendant, ne déplaçons pas les questions. Quand on vous parle roman, de grâce, ne répondez pas métaphysique ou physiologie ! Si vous n’avez pas attrapé le but et que l’œuvre soit manquée, les plus savantes théories du monde n’y feront rien. Tâchez seulement d’être, une autre fois, plus habile ou plus heureux. Et ne vous étonnez pas que nous refusions de prendre le change en refusant de voir en vous le champion d’un système : vous n’en êtes que la victime ; et votre talent est la dupe de votre philosophie.

M. Zola se trompe encore quand il croit qu’on lui ferait un reproche de vouloir nous intéresser aux amours de Coupeau, le zingueur, et de Gervaise, la blanchisseuse. Et pourquoi non ? C’est à lui de savoir s’y prendre. Qui donc a nié qu’en tout homme il y eût quelque chose de l’homme ? Il n’était guère besoin d’en appeler à Claude Bernard et de répéter après lui « qu’on n’arriverait à des généralisations vraiment fécondes qu’autant qu’on aurait expérimenté soi-même, et remué dans l’hôpital, l’amphithéâtre et le laboratoire, le terrain fétide et palpitant de la vie ». Nous le savons. Quelle rage a donc M. Zola de batailler ainsi contre des moulins à vent ? Si bas qu’il lui convienne demain de prendre ses héros, les prendra-t-il jamais plus bas que Manon Lescaut et que le chevalier des Grieux ? Parce que l’on aime à rencontrer dans le roman des hommes de bonne compagnie ou des femmes de cœur et d’esprit (puisqu’aussi bien la lecture, selon le mot du philosophe, est comme une conversation que l’on entretiendrait avec les plus honnêtes gens de toute condition), est-ce à dire pour cela qu’il nous déplaira d’y trouver de braves gens moins bien élevés que des diplomates, ou d’excellentes femmes un peu moins bien vêtues que nos élégantes à la mode ? Singulière façon de discuter que de prêter à ses adversaires des préjugés d’un autre âge ! Nous disons seulement que quiconque écrit, écrit d’abord pour ceux qui pensent, et qu’en thèse générale, certaines façons de penser vulgaires, — qui seraient plus exactement nommées des façons de ne pas penser, — ne sont guère plus dignes d’être notées par le romancier que certaines façons de parler ne sont dignes d’être enregistrées par le lexicographe. Or, quand un zingueur ou une blanchisseuse ont travaillé de leur métier douze ou quinze heures par jour, ils n’ont guère le loisir ni n’éprouvent le besoin de penser. Ils se couchent, et recommencent le lendemain. Et c’est pourquoi, si vous voulez les représenter au vrai, vous nous les représenterez, sinon sous d’autres traits, mais au moins sous des traits plus généraux que ceux de leur condition.

Entendons-nous par là que le romancier doivent s’interdire la peinture des conditions ? En aucune manière. Mais nous soutenons, sur la foi de tous les chefs-d’œuvre, que la peinture des caractères est partout et toujours humaine, tandis que la peinture des conditions ne l’est et ne peut l’être que dans des circonstances rigoureusement définies. Oui, vous pouvez prendre le roi, — comme dans la tragédie de Racine ; — vous pouvez prendre le médecin, — comme dans la comédie de Molière ; — parce que, de fait, il y a certaines fonctions, certains arts, certains métiers dont l’exercice modifie le fonds humain d’une certaine manière, et d’une certaine manière qu’il est possible, utile, et intéressant de déterminer. Agir en roi, parler en médecin, ces expressions ont du sens, un sens plein et déterminé. Mais la quincaillerie, je suppose, ou l’art de faire des souliers, quelle modification cela peut-il bien exercer sur les amours ou les haines, sur les joies ou les souffrances qui sont la grande affaire de la vie ? Et concevez-vous clairement ce que ce peut bien être que d’aimer en ébéniste, ou de souffrir en marchande des quatre-saisons ? C’est une des mille manières de redire qu’il faut faire des sacrifices, et que Voltaire a cent fois raison quand il ajoute « que les détails sont une vermine qui ronge les grands ouvrages ». On croit aujourd’hui que c’est par là que les œuvres durent, tandis que c’est par là justement qu’elles périssent. On professe que c’est par là qu’elles sont vraies, et, dans dix ans d’ici seulement, c’est par là qu’elles seront fausses. « Tout document apporté est incontestable, la mode ne peut rien contre lui ». S’il s’agit d’histoire, oui ! s’il s’agit de littérature, non, cent fois non ! C’est au contraire par là, par le document, par la description d’un costume et d’un mobilier, par la carte du restaurateur et le mémoire du tapissier, que, dans quinze ou vingt ans d’ici, l’œuvre sera devenue fausse.

Là-dessus, veut-on dire qu’il faudrait, comme nos naturalistes affectent de le croire, rejeter systématiquement dans l’ombre une part de la réalité ? Cela peut se soutenir, il est vrai ; car, enfin, il y a des actes par lesquels nous rejoignons l’animal, et des actes par lesquels nous nous en distinguons, et c’est par ceux-ci que nous sommes hommes. Nos sensations sont une part de nous-mêmes, assurément ; je dis seulement qu’elles en sont une part inférieure. N’ayons pas peur des mots : il y a des actes qui sont nobles, comme de se dévouer ou de se sacrifier ; il y en a qui sont indifférents, comme de boire ou de manger ; et il y en a qui sont ignobles, si l’on veut bien passer à La Bruyère la liberté de l’expression, comme d’aller à la garde-robe. Je puis donc concevoir une littérature qui subordonnerait, de parti pris, les sensations aux sentiments, et les sentiments aux pensées, et cette littérature sera légitime, et cette littérature sera vraie, que dis-je ? elle sera naturaliste, car, enfin, comme l’a dit quelqu’un qui s’y connaissait : « La nature ne peut être embellie par aucun moyen qui ne soit encore de la nature 1. » Mais je conçois aussi très aisément que l’on ait l’ambition de vouloir peindre l’homme tout entier. Il ne reste plus qu’à s’entendre sur le mot.

Or, savez-vous pourquoi vos descriptions, quelque bonne volonté, moi, lecteur, que j’y mette, et vous, écrivain, quelque talent que vous y dépensiez, tôt ou tard, mais immanquablement, finissent par me lasser ? Vous me montrez un tapis dans une chambre, un lit sur ce tapis, une courte-pointe sur ce lit, un édredon sur cette courte-pointe… quoi encore ? Ce qui fatigue ici, c’est bien un peu l’insignifiance du détail, comme ailleurs c’en sera la bassesse, mais c’est bien plus encore la continuité de la description. Il y a des détails bas ; il y a surtout des détails inutiles. Que mon lit soit un lit de coin ou un lit de milieu, que mes rideaux soient à lambrequin ou à tête flamande, je serais vraiment curieux de savoir le renseignement que vous en tirerez sur mon caractère ? Il n’en saurait être autrement si c’est une vie d’homme que vous me racontiez ainsi par le menu. Un homme exerce un métier, mais il n’est pas toujours, et dans tous les actes de sa vie, l’homme de son métier ; un homme est né dans telle condition, et il y meurt, mais il n’est pas toujours, et dans tous les actes de sa vie l’homme de sa condition ; un homme a un certain caractère, et ce caractère est profondément marqué, mais il n’est pas toujours, et dans tous les actes de sa vie, l’homme de son caractère. Il n’existe pas de pharmacien Homais dont la sottise déclamatoire n’ait des intermittences ; il n’existe pas de baron Hulot dont la fureur de luxure n’ait des rémissions. Vous parlez de réalité, vous dites que « c’est le réel qui a fait le monde », et quoique la formule ne soit pas précisément des plus claires, je crois cependant vous comprendre, ou plutôt, je veux faire comme si je vous comprenais. Mais, dans la réalité, vous m’accorderez bien que le pharmacien Homais laisse échapper, de ci, de là, quelques paroles qui ne sont ni prétentieuses, ni niaises, qui sont indifférentes, c’est-à-dire qui ne trahissent rien de son caractère ni de sa condition. Et le baron Hulot, dans la réalité, comme vous, comme moi, comme nous tous, apparemment accomplit certains actes qui ne révéleraient rien de ses passions ni de ses appétits au plus pénétrant des observateurs. Dans Madame Bovary cependant, Homais n’ouvre pas la bouche qu’il n’en tombe quelque phrase marquée au coin de sa solennelle bêtise ; et le baron Hulot, dans la Cousine Bette, ne fait, pour ainsi dire, ni un pas, ni un geste qui ne courent à l’assouvissement de ses désirs. Ils sont donc vrais, car M. Zola ne me niera pas qu’ils le soient, et ils sont vrais précisément en tant qu’ils cessent d’être réels, car ils cessent de l’être.

Maintenant, au contraire, vous voulez être absolument réel et, comme dit M. Zola, « vous vous jetez dans le train banal de l’existence ». Pour héros de votre journal, pour victime de votre fureur biographique, vous choisissez un personnage tel, je l’avoue, que nous en rencontrons par douzaines « dans la simplicité de la vie quotidienne », qui n’ont ni métier, ni condition, ni caractère surtout ; en vain serez-vous maître après cela dans l’art de voir et de faire voir, d’observer et de rendre, de découvrir les choses et de manier la langue : vous ennuierez. Tout ce qui est continu ennuie. Je le prouve par un seul et illustre exemple, en rappelant au souvenir de tous ceux qui l’ont lue l’Éducation sentimentale de M. Gustave Flaubert. On demandera pourquoi cette continuité du détail fatigue et pourquoi cette nécessité de choisir s’impose ? La réponse est aisée maintenant : c’est parce que dans la vie les choses ne se passent pas comme elles devraient se passer. Nous avons besoin d’un peu d’idéal.

Cela ne veut pas dire, comme il plaît à M. Zola de le supposer pour se faire la partie plus belle, que l’on exige du romancier « des apothéoses creuses, de grands sentiments faux, des formules toutes faites, et un étalage de dissertations morales ». Allons donc ! M. Zola se moque lorsqu’il prétend qu’on lui demanderait « de sortir de l’observation et de l’expérience pour baser ses œuvres sur l’irrationnel et le surnaturel », ou « de s’enfermer dans l’inconnu sous le prétexte stupéfiant que l’inconnu est plus noble et plus beau que le connu ». Il est seulement moins connu ; et je ne vois pas d’ailleurs ce qu’il y a de « stupéfiant » à vouloir augmenter le nombre de ses connaissances. Mais M. Zola, qui trouve qu’on adresse au naturalisme des « reproches bêtes », de quel adjectif nous permettra-t-il de qualifier cette définition de l’idéalisme ? Nous dira-t-il du moins en quoi Valentine est « basée sur le surnaturel », ou Indiana sur « l’irrationnel » ? Lui plaira-t-il de nous montrer quelque jour un étalage de dissertations morales dans Colomba ou dans Arsène Guillot ? des « formules toutes faites » et de « grands sentiments faux » dans la Petite Comtesse ou dans Julia de Trécœur ? Je le tiens quitte des apothéoses creuses : c’est encore de ces expressions qu’il ne m’est pas donné de comprendre. A quoi donc riment tous ces grands mots ? quel est le mannequin que l’on se forge pour adversaire ? et, comme dit l’autre, « qui trompe-t-on ici ? » Encore une fois, M. Zola passe à côté du problème ; et le problème est bien autre : Il s’agit de déterminer à quelles conditions la réalité devient vraie.

Indiquons-en brièvement quelques-unes.

Ramasser la réalité d’abord et la mettre au point précis de perspective qu’exige l’optique particulière de chaque art. Dans la vie réelle, ce n’est que lentement, à force de longueur de temps et d’expériences renouvelées, que nous pénétrons dans la connaissance de ceux qui nous entourent. On voit des maris qui meurent sans avoir pu parvenir à connaître leur femme. Des fils sont nés sous les yeux de leur père, ils ont vécu sous son toit, ils deviennent hommes, et leur père ne les connaît pas. Il faut que l’art trouve des moyens d’abréger le temps nécessaire à cette connaissance de l’homme par l’homme ; il réduit, il résume, il simplifie ; et l’ensemble de ces moyens, c’est ce qu’on appelle, en matière d’art, le parti-pris nécessaire et l’inévitable convention.

Il faut ensuite que, du milieu des remarques patiemment accumulées, de la foule des observations prises, du fatras des notes recueillies, on dégage quelque chose d’humain. Ce sera d’ailleurs ce que vous voudrez : un cas pathologique, ainsi la Cousine Bette ; un cas psychologique, ainsi le Père Goriot ; un milieu social, une condition, comme dans César Birotteau ; un type absolu comme dans Eugénie Grandet. Combien de fois M. Zola croit-il avoir atteint quelque chose de semblable ? et combien de ses romans un lecteur impartial oserait-il mettre à la suite, si loin que ce soit, de ceux que je viens de citer ? C’est qu’il ne suffit pas, pour y réussir, d’avoir un système d’esthétique, et ce n’est rien moins ici que ce qu’on appelle invention dans l’art.

Reste un dernier pas à faire. Il faut trouver le milieu psychologique, et même géographique, où le personnage atteindra ce degré de vraisemblance qui est la vérité et la vie de l’œuvre d’art. Faut-il le dire ? Nous sommes si peu les adversaires de la théorie des milieux que nous enchérissons sur M. Zola lui-même. Il n’a voué qu’un culte à Darwin et à Claude Bernard, et nous, notre respect pour eux, ou notre admiration, ressemble à de la superstition. Et nous aimons tant en toutes choses la couleur locale que nous portons à l’auteur lui-même de Tragaldabas un défi de l’apprécier plus que nous. C’est peu pour nous qu’un Espagnol parle comme un Espagnol doit parler, ou plutôt ce n’est rien.

Mais, essayez, par exemple, de transposer la Phèdre de Racine. Supposez que mademoiselle Rougon-Macquart, ayant épousé M. Quenu-Gradelle, charcutier de son métier, à l’enseigne du Jambon de Mayence, devienne amoureuse de son beau-fils Quenu-Gradelle, garçon épicier… Il est inutile de pousser plus avant, le sujet aussitôt devient odieux et repoussant, ou ridicule et grotesque, selon le biais par lequel le romancier le prendra. C’est que, dans ce milieu bourgeois, abrité contre certaines tentations par son ignorance même, et par sa vulgarité contre certains orages, il n’y a pas d’explication psychologique du crime ; et l’amour incestueux de la femme Quenu ne saurait être qu’une pure dépravation des sens, un déchaînement ignoble de la bestialité, et rien de plus. Mais à la hauteur où les circonstances ont placé la Phèdre et l’Hippolyte tragiques, c’est-à-dire dans un monde où ni les désirs ne sont habitués à connaître d’entraves, ni les passions à subir de freins, ni les volontés à s’embarrasser des obstacles, dans un monde où l’homme et la femme, également enivrés du sentiment de leur toute-puissance, se font des dieux de leurs caprices, qui ne voit que tout est changé déjà ?

Multipliez les exemples. Supposez un Hamlet italien, imaginez un Roméo suédois, essayez de vous représenter un Othello français ; ce n’est rien qu’une telle supposition ; ce n’est rien, et pourtant c’est tout, puisque c’est simplement détruire Hamlet, Roméo, Othello. Être ou ne pas être…, je dis que ce fameux monologue n’est pas possible à Venise, et quand vous m’apporteriez du contraire vingt preuves historiques, je soutiens que cet unique échange de regards par lequel Juliette et Roméo se donnent pour toujours l’un à l’autre, s’il est vrai dans Vérone, serait un mensonge esthétique dans Stockholm ou dans Uleaborg. Ce choix du milieu, ce rapport de la forme et du fond, cette appropriation des moyens à la fin, c’est le commencement de ce que l’on appelle le style.

Voulez-vous maintenant faire une chute profonde, et de ces hauteurs de l’art retomber jusqu’à M. Zola ? Pourquoi l’Assommoir, en dépit qu’on en ait, occupe-t-il dès à présent, et gardera-t-il sans doute une place à part, ou unique même dans l’œuvre de M. Zola ? Parce que, ayant voulu peindre la dégradation et l’abrutissement final de l’ivresse, M. Zola, pour une fois, a trouvé le vrai milieu dans lequel devait se mouvoir son drame ; parce que cette honteuse passion ne « sort son plein et entier effet », comme disent les grimoires de justice, que dans une classe ouvrière ; parce que, dans un autre monde, elle pourra bien compromettre la santé d’un malheureux, sa dignité, son bonheur domestique, elle ne compromettra jamais directement la fortune de la famille, l’honnêteté de la femme, l’éducation des enfants. L’ivresse partout ailleurs, n’est à vrai dire qu’un vice ou un malheur privé, mais, dans le monde que nous peint l’Assommoir, on peut dire qu’elle devient un malheur public et un danger social.

Il nous reste à montrer en terminant que toute cette discussion passe par-dessus la tête de M. Zola, qu’en vain il se proclame réaliste ou naturaliste, et que comme romancier, sinon comme critique, il n’a jamais rien eu de commun avec les doctrines qu’il professe. Il suffit pour s’en convaincre de prendre au hasard un de ses romans. Voulez-vous savoir comment ce grand observateur observe ? Lisez et comparez :

« D’autres fois il était un chien. Elle lui jetait son mouchoir parfumé au bout de la pièce, et il devait courir le ramasser avec les dents, en se traînant sur les mains et les pieds.

  • - Rapporte, César ! je vais te régaler, si tu flânes. Très bien, César, obéissant ! gentil ! Fais le beau !

Et lui aimait sa bassesse, goûtait la jouissance d’être une brute, aspirant à descendre, criant :

  • Tape plus fort ! hou ! hou ! je suis enragé. Tape donc. »

Ouvrons maintenant la Venise sauvée de Thomas Otway. Le sénateur Antonio y est l’amant de la courtisane Aquilina.

« Elle le chasse, elle l’appelle idiot, brute, elle lui dit qu’il n’y a rien de bon en lui que son argent.

  • - Alors je serai un chien.
  • - Un chien, monseigneur !

Là-dessus il se met sous la table et il aboie.

  • Ah ! vous mordez ? eh bien, vous aurez des coups de pied.
  • Va, de tout mon cœur, des coups de pied ! encore des coups de pied ! Hou ! hou ! Plus fort ! encore plus fort ! »

La rencontre n’est-elle pas bien remarquable ? À ce propos, je me suis souvenu qu’en 1874, lorsque tombèrent sur le petit théâtre de Cluny les Héritiers Rabourdin, M. Zola le prit de très haut avec la critique, et déclara qu’en ne l’applaudissant pas, c’était le Volpone de Ben Jonson qu’on avait eu l’audace ne ne pas applaudir. Comme s’il y avait d’abord obligation d’applaudir le Volpone de Ben Jonson ! et puis, en second lieu, pour en être imité, comme s’il était démontré que le vaudeville de M. Zola valût le drame du grand rival de Shakespeare ! « Pas un critique, ajoutait-il, ne s’est avisé de cela ! Il est vrai que la chose demandait quelque érudition ! quelque souci des littératures étrangères ! » En vérité ! tant que cela ? Mais non ! il n’était besoin ni de cette « érudition » ni de « ce souci des littératures étrangères ». Il suffisait d’imiter M. Zola, c’est-à-dire d’ouvrir, et de consulter attentivement l’Histoire de la littérature anglaise de M. Taine. Et, comme on eût trouvé le Volpone de Ben Jonson au tome II de cette grande histoire, analysé de la page 33 à la page 50, on trouvera le passage d’Otway que nous venons de citer au même tome du même ouvrage, page 656.

Il y a mieux, et pour qu’on n’en ignore, M. Zola commet la plus amusante inadvertance. Lisez encore : « Elle fut prise d’un caprice, elle exigea qu’il vînt un soir vêtu de son grand costume de chambellan… Puis le chambellan déshabillé, l’habit étalé par terre, elle lui cria de sauter et il sauta. » Maintenant il me paraît probable que M. Zola ne se fût pas avisé de ce trait, si la page 655 du tome II de M. Taine ne portait pas cette note : « La petite Laclos disait à je ne sais plus quel duc en lui prenant son grand cordon : — Mets-toi à genoux là-dessus, vieille ducaille ; — et le duc se mettait à genoux. » Et je lui donne le choix : ou il a bien cru que le texte d’Otway continuait, ce qui serait, non pas même d’un observateur, mais d’un lecteur bien inattentif ; ou bien il a cru que, pour peindre un chambellan du xixe  siècle, le naturalisme consistait à coudre au bout d’une anecdote du xvie un trait du xviiie  siècle ; et que devient la réalité ? Assurément, chacun de nous invente comme il peut, mais vous avouerez du moins que, quand on démarque ainsi, tantôt Ben Jonson ou Olway, et tantôt Restif ou Casanova, on est assez mal venu d’attaquer les romans des autres, — ceux d’Alexandre Dumas, par exemple, ou de Frédéric Soulié, les Trois Mousquetaires ou les Mémoires du diable, — au nom de l’observation des choses et de l’expérimentation de l’homme.

Si l’observation de M. Zola n’est pas d’un « réaliste », j’ajoute que son style est d’un romantique. Chose bizarre, en effet, ce « précurseur » retarde sur son siècle ; et tandis que ses Études sonnent l’heure de l’an 1900, ses romans marquent toujours l’heure de 1830.

Aussi, quelle ingratitude n’est-ce pas à lui d’avoir traité Théophile Gautier comme il n’a pas craint de le faire ! Je ne sache pas du moins une description de M. Zola qui ne soit dans la manière de Théophile Gautier : « La lumière du gaz et des bougies glissait sur les épaules satinées et lustrées de leurs mille reflets, et les yeux papillotaient, bleus ou noirs, les gorges demi-nues se modelaient hardiment sous les blondes et les diamants… les petites mains gantées de blanc se posaient avec coquetterie sur le rebord rouge des loges. » Pourquoi cette description ne serait-elle pas de Théophile Gautier ? Mais, celle-ci, pourquoi ne serait-elle pas de M. Zola ? « Les rangées de fauteuils s’emplissaient peu à peu, une toilette claire se détachait, une tête au profil fin baissait son haut chignon… de jeunes messieurs, debout à l’orchestre, le gilet largement ouvert et un gardénia à la boutonnière, braquaient leurs jumelles du bout de leurs doigts gantés. » Et, de fait, la première est bien de Théophile Gautier, comme la seconde est de M. Zola. Qu’il cesse donc de renier ses maîtres ! De grands mots, des épithètes voyantes, des métaphores bizarres, des comparaisons prétentieuses font tous les frais du style de M. Zola : « Sabine devenait l’effondrement final, la moisissure même du foyer, toute la grâce et la vertu pourrissant sous le travail d’un ver intérieur. » Il y a je ne sais quoi de plus empanaché dans les vers de Tragaldabas ou dans la prose des Funérailles de l’honneur : je ne crois pas qu’il y ait rien de plus drôle.

Le grand danger de cette manière d’écrire, qui déforme les objets, c’est qu’elle déforme les sujets aussi. Comme on écrit, on pense ; il n’y a rien de plus banal que l’aphorisme ; et pourtant il n’y a rien qui soit de notre temps plus profondément ignoré ! L’idée première du roman de M. Zola était de nous montrer dans le monde parisien la toute-puissance corruptrice de la fille, et, sous l’empire de ses séductions malsaines, famille, honneur, vertu, principes, tout, en un mot, croulant. Là-dessus, il a fait de sa triste héroïne je ne sais quelle monstre géant « à la croupe gonflée de vices », une énorme Vénus populaire, aussi lourdement bête que grossièrement impudique, une espèce d’idole indoue qui n’a seulement qu’à laisser tomber ses voiles pour faire tomber en arrêt les vieillards et les collégiens, et qui, par instants, se sent elle-même « planer sur Paris et sur le monde ». Remarquez-le bien ; je ne pose pas la question de moralité ou d’immoralité ; le public l’a déjà tranchée. Je ne parle que de « réalisme » et de « naturalisme », et je dis que M. Zola n’a pas l’air de se douter qu’une pareille créature mettrait en fuite ce baron Hulot lui-même, — dont il a visiblement prétendu nous donner le pendant.

Il n’y a qu’un côté par où les œuvres de M. Zola ressemblent à ses doctrines : j’entends la grossièreté voulue du langage et la vulgarité délibérée des sujets. Lui, qui a tant de « souci des littératures étrangères », on dirait qu’il ait médité ce conseil d’un maître (le passage ne se trouve pas dans l’Histoire de la littérature anglaise) : « Il faudra qu’un auteur accoutume son imagination à considérer ce qu’il y a de plus vil et de plus bas dans la nature ; il se perfectionnera lui-même par un si noble exercice : c’est par là qu’il parviendra à ne plus enfanter que des pensées véritablement et foncièrement basses ; c’est par cet exercice qu’il s’abaissera beaucoup au-dessous de la réalité10. » Car où donc enfin nos romanciers ont-ils vu ces mœurs qu’ils nous dépeignent ? Et les ont-ils vues seulement ! Pour M. Zola, je n’hésite pas à le dire, et j’espère qu’après ce commencement de démonstration le lecteur n’hésitera pas davantage : non ! il ne les a pas vues. Mais quand il les aurait vues, quelle serait cette manie de ne regarder l’humanité que par ses plus vilains côtés ? Le but ? Il y a le but ! Quelle mauvaise plaisanterie, et qui commence à trop durer ! À qui M. Zola pourra-t-il faire croire que le delirium tremens de Coupeau détournera de son verre un seul ivrogne ; ou que la petite vérole de Nana balancera jamais dans les rêves d’une malheureuse fille du peuple toutes les séductions de la liberté, du plaisir, et du luxe dont il lui donne les amples descriptions ? Il n’y a pas d’excuse ; et c’en est assez, décidément, c’en est trop, de ce vice bas et niais dont on prolonge la peinture pendant des cinq cents pages.

Ouvrez les yeux, regardez autour de vous : apparemment le siècle n’est pas si stérile en vertus qu’on n’y puisse de loin en loin rencontrer de bons exemples. De la Madeleine à la Bastille et de la gare de l’Est à Montrouge, on peut encore trouver d’honnêtes gens qui se tiennent pour heureux d’une modeste aisance, des pères de famille qui épargnent, des femmes fidèles à leur mari, et des mères qui raccommodent le linge de leurs enfants. Ne dites pas que ces gens-là n’ont pas d’histoire ! Ils en ont une, la plus intéressante et la plus vraie de toutes, l’histoire des jours mauvais, si longue dans toute vie humaine, traversés et subis en commun ; l’histoire des jours heureux et des sourires de la fortune qui sont venus récompenser le labeur et l’effort ; et — si vous avez du talent — l’histoire de ces sentiments complexes et subtils dont le lien délicat a noué, de jour en jour plus fortement, deux ou plusieurs existences ensemble, chacun sacrifiant aux autres quelque chose de sa personne, chacun dissimulant aux autres quelque chose de ses douleurs, tous mettant en commun leurs joies, et tous pouvant compter sur tous. Par malheur, ce sont des réflexions que M. Zola ne voudra jamais faire. Il a son esthétique et il a son système. Dans un de ses derniers feuilletons hebdomadaires n’a-t-il pas écrit cette phrase étonnante, que je cite textuellement : « Voyez un salon, je parle du plus honnête ; si vous écriviez les confessions sincères des invités, vous laisseriez un document qui scandaliserait les voleurs et les assassins ? » Tout commentaire affaiblirait une telle déclaration de principes ; toute épithète en altérerait le beau sens ; — et c’est une de ces impressions sous lesquelles il faut laisser le lecteur.

Le naturalisme français

Etude sur gustave flaubert

On ne doit aux morts que la vérité, dit un commun proverbe. Est-ce donc pour cela qu’à peine entrés dans la tombe, il s’élève autour d’eux un tel concert d’éloges, tellement hardis, tellement outrés, tellement extravagants, que, si leurs prétendus admirateurs avaient formé le complot de les déconsidérer à force d’adjectifs, on n’imagine pas qu’ils eussent pu s’y prendre autrement ? Amas d’épithètes, mauvaises louanges : on l’a dit ; il faut le redire. L’auteur de Madame Bovary vaut mieux que ces éclats d’admiration banale. S’il n’est pas de ceux qui laissent un « vide en disparaissant », parce qu’après tout ceux-là seuls vraiment en laissent un qui sont frappés en pleine maturité de l’âge, en plein progrès du talent, en pleines promesses d’avenir, il est de ceux du moins qui laissent après eux, dans l’histoire de la littérature d’un siècle, une trace profondément empreinte. Il a donc le droit d’être jugé dès à présent sur ses œuvres, sans esprit d’inutile flatterie, comme sans intention de vain dénigrement, — et c’est ce que je voudrais essayer de faire dans les pages qui suivent.

I

Avant tout et par-dessus tout, Flaubert fut un artiste : artiste par ses qualités, artiste aussi par ses défauts. Précisons, sans tarder davantage, ce que ce mot d’artiste, que l’on emploie de nos jours, comme tant d’autres, un peu au hasard, enferme de sens assez différents ; ou plutôt, mettons en lumière ce qu’il contient, tout au fond, de restrictions implicites à l’admiration dont il semble être, au premier abord, l’expression absolue. Si, comme le dit Flaubert lui-même, — un peu lourdement, — dans la très curieuse Préface qu’il a mise aux dernières chansons de son ami Louis Bouilhet, si « les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent comme transposés pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous semblent pas avoir d’autre utilité », c’est-à-dire, si vous considérez le monde, la nature, la vie, l’homme enfin comme des choses qui seraient faites pour l’art, et non plus l’art comme une chose qui serait faite pour l’homme, vous êtes artiste, au sens entier du mot, dans la force et dans la profondeur du terme. Alors, en effet, tout autour de vous, si large ou si restreint que soit le champ de votre expérience ; que vous ayez confiné bourgeoisement votre vie dans un canton perdu de la Basse-Bretagne ou de la Normandie, ou que vous ayez promené votre observation vagabonde sur les bords du lac Asphaltite ou sur les ruines de Carthage, alors vous n’apercevez, — l’expression est encore de Flaubert, — que « ce qui peut profiter à votre consommation personnelle » ; et votre horizon, quel qu’il soit, limité par vos aptitudes originelles, a toujours et partout pour bornes les bornes mêmes de votre talent.

C’est une raison pour qu’il vous échappe assurément bien des choses. En vain protestez-vous ; et en vain appelez-vous les grands mots à votre aide : « l’amour de la littérature pour elle-même » ; le culte de « l’art pour l’art », « la religion de l’idéal » ! Si vous avez « fortifié » quelque chose, dans ce que vous appelez ambitieusement « la contemplation des réalités », ce n’est pas tant, comme vous croyez, « la justesse de votre coup d’œil », c’est plutôt, c’est peut-être uniquement la sûreté de votre main. Votre idéal reste toujours un peu bas, comme votre culte un peu matériel, comme votre littérature un peu grossière, parce que vous donnez aux questions de forme et de métier plus d’importance qu’elles n’en devraient avoir. Les moyens en tout art ne sont que des moyens ; et vous les traitez comme des fins, au-delà desquelles vous ne concevriez rien d’ultérieur. Bien plus, et tôt ou tard, poussant à bout l’esthétique de vos aptitudes, vous en arrivez à ce renversement du vrai que de placer l’artifice au-dessus de l’émotion ; que de professer en propres termes que l’inspiration doit être amenée plutôt que subie ; que d’estimer enfin tout ce qui s’enseigne, et tout ce qui s’acquiert, et tout ce qui se transmet, au-dessus du don, — ainsi nommé parce que c’est justement la seule chose qui ne se donne ni ne se reçoive. Tel fut le cas de Flaubert ; et, pour ne nommer à côté de lui personne de vivant, ç’avait jadis été, dans l’école romantique, le cas de Théophile Gautier.

Mais aussi, par une équitable compensation, de cette curiosité passionnée de la forme, toujours en éveil, toujours en quête, et de cet approfondissement du métier toujours poussé, toujours creusé plus avant, quels effets ne peut-on pas tirer ? On s’étonne quelquefois de voir une critique technique entreprendre inopinément de certaines réhabilitations littéraires. Et nous, ce qui nous étonne, c’est que l’on s’en étonne ! Il faut que l’on oublie, à moins qu’on ne l’ignore, l’objet vrai de la critique, et les vraies conditions de l’art. Connaître son métier, certes, ce n’est pas tout ! mais n’allez pas croire aussi que ce soit peu de chose. Tel écrivain n’aura pas eu cette gloire de léguer un chef-d’œuvre à la postérité ; mais il savait son métier, mais il a renouvelé les procédés de son art, mais ceux qui l’ont dépassé n’y ont pu parvenir qu’en commençant eux-mêmes par l’imiter ; et voilà le mot de ces réhabilitations ! Elles n’ont jamais été plus utiles ni plus bienfaisantes qu’aujourd’hui. Car, il serait facile de le démontrer, ce que la plupart de nos romanciers savent le moins, quoi qu’ils en disent, ne vous y trompez pas : c’est leur métier. Flaubert savait le sien ; il le savait admirablement ; et non content de le savoir, il l’a vraiment enrichi, étendu et perfectionné.

En ce sens, — qui est le sens étroit du mot, — Flaubert est incontestablement un maître. Et, puisqu’on a si souvent rapproché son nom de celui de Balzac, il est maître à bien plus juste titre que l’auteur de la Comédie humaine. Balzac n’est guère que ce qu’on appelle de nos jours un tempérament, une nature, une force presque inconsciente, qui se déploie au hasard, sans règle ni mesure, également capable de produire le Cousin Pons ou Eugénie Grandet, et de se dépenser dans des mélodrames judiciaires, non moins hideux que puérils, tels que la Dernière Incarnation de Vautrin. Avec cela, l’un des pires écrivains qui jamais aient tourmenté cette pauvre langue française. On prétendit, quand parut Madame Bovary, qu’il y avait là des pages que Balzac eût signées. Certes ! s’il eût pu les écrire ! Aussi quand Balzac rencontre bien, c’est bien ; mais quand il rencontre mal, alors on peut dire véritablement qu’il ne reste rien de Balzac dans Balzac. Le romancier qui se mettrait à l’école de Balzac, je ne vois pas le profit qu’il en pourrait tirer. Ce « maréchal de la littérature » est un triste modèle. Car, là où il est bon, il est inimitable, et là où l’on peut l’imiter, il est franchement détestable. On a voulu imiter de Balzac les Scènes de la vie de province, et cela s’appelle, comme vous le savez, les Bourgeois de Molinchart. Mais on a imité, sans beaucoup de peine, au hasard des coupures du roman-feuilleton, la Dernière Incarnation de Vautrin, et cela s’appelle, comme vous avez pu le voir en son temps sur toutes les murailles de France et de Navarre, le Dernier Mot de Rocambole.

On peut, au contraire, se mettre à l’école de Flaubert, parce qu’on peut toujours se mettre à l’école de tout artiste dont l’art est serré, contenu, concentré, maître de soi. Pour cette seule raison, et quand d’ailleurs il ne serait pas l’auteur de Madame Bovary, j’ose croire que Flaubert aurait encore sa place dans l’histoire de notre littérature contemporaine. Vous avez entendu vanter l’Éducation sentimentale par-dessus Madame Bovary ; et des académiciens ont ouvertement préféré le roman de la fille d’Hamilcar à celui de la femme du médecin de Tostes et d’Yonville : ils avaient tort et ils avaient raison. Ils avaient tort, parce que l’Éducation sentimentale et Salammbô, comme romans, sont des livres ennuyeux et par conséquent illisibles. Ils avaient raison, car il n’y a vraiment rien dans Madame Bovary qui soit supérieur à quelques narrations épiques de Salammbô, ni rien qui soit égal à deux ou trois parties descriptives de l’Éducation sentimentale. Mais surtout, s’ils voulaient dire que ces deux romans joints ensemble forment un arsenal entier des procédés de la rhétorique naturaliste, — et je ne prends ici ni le mot de rhétorique ni celui même de naturalisme dans un sens défavorable, — c’est alors qu’ils avaient raison. Entrons, pour le faire bien voir, un peu plus avant qu’on ne l’a fait dans l’analyse de quelques-uns de ces procédés.

Voici d’abord un procédé de peintre : « Le soleil, passant sous l’Arc de Triomphe, allongeait à hauteur d’homme une lumière roussâtre qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes… » Vous vous tromperiez singulièrement de ne voir là qu’une énumération de parties, selon la formule de l’abbé Delille. Mais c’est un rayon de lumière dont on suit le trajet tout le long des objets qu’il rencontre, en n’indiquant de ces objets eux-mêmes que les portions que la lumière « accroche », et fait comme émerger de la lumière diffuse ou de la masse d’ombre dans laquelle les autres ou se noient ou s’enfoncent. « Sur la boiserie sombre du lambris, de grands cadres dorés portaient au bas de leur bordure des noms écrits en lettres d’or… et de tous ces grands carrés noirs sortait çà et là quelque portion plus claire de peinture, un front pâle, des yeux qui vous regardaient, des perruques se déroulant sur l’épaule poudrée des habits rouges, ou bien la boucle d’une jarretière au haut d’un mollet rebondi. » Voilà le procédé dans son détail. Vous le trouverez, non plus à l’état de simple et rapide indication, comme ici, mais à l’état de tableau complet, dans plusieurs endroits de Salammbô. La belle description, — car elle est belle, quoique fantastique, — du lever du soleil sur Carthage, vue du faubourg de Mégara, au premier chapitre du livre, en est un bon exemple. « Mais une barre lumineuse s’éleva du côté de l’Orient… » Nous ne citons d’ailleurs cette première phrase que pour la rapprocher de la phrase qui ouvre dans Chateaubriand le récit des funérailles d’Atala : « Cependant une barre d’or se forma dans l’Orient… » L’analogie ne laisse pas d’être instructive. Elle prouve, en effet, à notre avis, deux choses, et deux choses également vraies : la justesse de l’effet ; et aussi que Flaubert avait beaucoup étudié Chateaubriand.

Un autre procédé, c’est la transposition systématique du sentiment dans l’ordre de la sensation, ou plutôt la traduction du sentiment par quelque sensation exactement correspondante. « Si Charles l’avait voulu cependant, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur — comme tombe la récolte d’un espalier quand on y porte la main. » On tire de là des effets très curieux, qui précisent, par une comparaison toute particulière, ce qu’il y a d’un peu vague et d’un peu général quelquefois dans le sentiment : « Elle se rappela… toutes les privations de son âme, et ses rêves tombant dans la boue — comme des hirondelles blessées » ; ou encore : « Si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, — comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase11 ». Vous direz qu’avant Flaubert vingt autres avaient trouvé de ces comparaisons ? Je le sais ; et j’ajouterai même, à l’usage des malintentionnés, qu’il en a trouvé pour sa part quelques-unes de singulièrement déplaisantes, quelques autres de singulièrement prétentieuses, et beaucoup de tout à fait malheureuses.

En tant que procédé pur et simple, le procédé vient en droite ligne de Chateaubriand. Il y en a de nombreux exemples dans Atala, dans René, dans les Martyrs et la formule générale en est bien connue de la rhétorique romantique. Cela consiste à insérer dans le tissu du récit un élément descriptif et pittoresque, — tantôt un fragment de costume, tantôt un lambeau de paysage — et c’est même ce qu’aux environs de 1830 on appelait de la couleur locale. Mais où se montre déjà l’originalité de Flaubert, c’est quand, au lieu d’emprunter l’image aux solitudes américaines, comme Chateaubriand, ou à la nature tropicale, comme Bernardin de Saint Pierre avant Chateaubriand, il l’emprunte à la nature tempérée, moyenne et, si j’ose dire, banale, qui nous environne de toutes parts. Il n’a besoin ni de pitons, ni de palmistes, ni de la rivière des Lataniers ; point de « serpents verts », ni de « flamants roses », ni de « hérons bleus » ; il lui suffit des espaliers, des hirondelles et des ruisseaux de sa Normandie. — Remarquez en passant qu’un jour, infidèle à cette méthode, il ira chercher des paysages et des mœurs que l’éloignement, à travers le temps et l’espace, rende, à ce qu’il croira, plus poétiques : c’est alors qu’il écrira Salammbô.

Mais, dans Madame Bovary, ce que le procédé perd en effets de surprise, il le regagne en effets de vérité. Car, d’une première différence, il en découle aussitôt une seconde. La comparaison n’est plus ici, comme ailleurs, un ornement du discours, ou à tout le moins une intervention personnelle du narrateur dans son propre récit ; elle devient en quelque sorte un instrument d’analyse ou d’expérimentation psychologique. Elle ne sert plus d’une distraction pour l’œil ou pour l’imagination du lecteur ; elle n’est pas davantage offerte à sa curiosité comme un souvenir des lointains voyages ou comme un témoin des infinies lectures de l’auteur ; elle devient l’expression d’une correspondance intime entre les sentiments et les sensations des personnages qui sont en scène. Et pourquoi ne le dirions-nous pas, en termes presque métaphysiques ? elle ne sert pas seulement à marquer le rapport secret de l’être humain et de son milieu, mais elle l’unit, ou mieux encore, elle le réunit à ce milieu même.

Il ne me paraît pas que personne, avant Flaubert, se soit ainsi servi, systématiquement, dans une intention que je crois assez nouvelle et rigoureusement définie, d’un procédé d’ailleurs depuis longtemps connu. Nous pouvons donc dire qu’il a tiré d’un procédé connu des effets nouveaux ; et inventer, en littérature, qu’est-ce autre chose ? Condamnerez-vous peut-être le procédé du chef de cette substitution systématique de la sensation au sentiment et de l’image à la pensée ? Faites attention au moins que vous auriez enveloppé dans la sentence de condamnation toute la poésie romantique. Et que si d’autre part, dans l’application du procédé, tous les disciples n’ont pas eu le même bonheur que le maître, c’est à quoi je ne regarderai guère. L’avenir, à ce que j’imagine, ne rendra pas plus un Victor Hugo responsable de M. Vacquerie que nous n’avons rendu Rodogune responsable de Rhadamiste, ou Racine de Campistron. Tout de même, — et, bien entendu, toutes distances, qui sont énormes, fidèlement gardées, — j’espère que Madame Bovary vivra, en dépit de Germinie Lacerteux.

Vous savez construire la phrase : voici le moyen de construire le paragraphe. Il y en a plusieurs, selon le degré de rapidité que l’on veut donner au récit, mais je n’en signale qu’un : c’est celui dont on use, ou, pour dire les choses, dont on abuse le plus dans l’école moderne. « Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme… Tous en effet ne ressemblaient pas à celui-là ! Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant, tels qu’ils étaient sans doute, ceux qu’avaient épousés ses anciennes camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant ? A la ville, avec le bruit, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens s’épanouissent… Elle se rappelait les jours de distributions de prix, où elle montait sur l’estrade pour aller chercher ses petites couronnes ; avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle découverts, elle avait une façon gentille, et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments ; la cour était pleine de calèches, on lui disait adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant, avec sa boîte à violon. Comme c’était loin tout cela ! comme c’était loin12 ! »

Nous avons essayé déjà13 de montrer ce qu’il y avait d’originalité pittoresque dans cet emploi de l’imparfait. Ce serait l’occasion d’insister, et de montrer maintenant ce que nous pourrions appeler la valeur poétique aussi de ce temps, — qui n’est plus le présent et qui n’est pas encore le passé. « Elle avait une façon gentille… les messieurs se penchaient… la cour était pleine de calèches… on lui disait adieu par les portières… le maître de musique passait… » Et elle a raison de dire : « Comme c’était loin, tout cela ! » Oui, comme c’était loin ! mais non pas à toujours évanoui ! comme c’était loin ! mais comme au plus profond de sa mémoire elle en gardait le cher, et vivant, et riant souvenir ! Comme c’était loin ! et pourtant comme c’était encore près d’elle ! Avec quelle joie mouillée de tristesse elle évoquait toutes ces images pâlies, mais non pas effacées, flottant elle-même, pour ainsi dire, entre le regret des bonheurs qui ne reviendront plus et le charme si profondément humain de s’en souvenir ! Nous avons vu tout à l’heure un commencement de psychologie s’introduire ; nierez-vous qu’ici ce soit une veine de poésie qui s’infiltre insensiblement ?

Mais le procédé sur lequel je veux attirer l’attention, c’est ce procédé par lequel on immobilise le personnage dans une attitude, et transportant alors comme au dedans de lui le mouvement de l’action qui se ralentit, c’est l’histoire de sa vie passée qu’on nous raconte par fragments successifs, ou bien encore le tumulte et la confusion de ses rêves d’avenir sur lesquels on jette une lueur subite. Vous voyez la portée du moyen ; c’est qu’il suffira de quelque finesse des sens pour qu’un rien devienne prétexte à ces sortes d’évocations. Si vous remontiez jusqu’aux origines, peut-être les retrouveriez-vous dans un passage des Confessions, à l’endroit où Jean-Jacques, après trente ans passés, apercevant, comme jadis aux jours de sa jeunesse, « quelque chose de bleu dans la haie », pousse le cri demeuré célèbre : Ah ! voilà de la pervenche ! De la pervenche ! c’est-à-dire le cortège de souvenirs et d’émotions oubliées que cette fleurette aperçue ressuscite en sa mémoire, et la source des joies, auxquelles un hasard d’autrefois associa ce brin d’herbe, qui tout à coup se renouvelle en lui ! Développez le contenu de cette exclamation ; prolongez la confession ; mettez de l’ordre dans la confusion lointaine de ces réminiscences ; — vous avez le procédé dont nous parlons.

Il semble qu’il puisse servir à deux choses très utilement. C’est d’abord un moyen précieux de noter ces réactions qui vont de la nature à l’homme et de l’homme à la nature, et, par conséquent, de fondre et de confondre plus intimement encore l’histoire de l’être humain et la description du milieu où les circonstances l’ont placé. Certains coins de paysage n’éveillent-ils pas plus particulièrement de certaines émotions ? Entre de certains sons et de certains souvenirs n’y a-t-il pas des associations fatales, ou, comme disent les Allemands, des affinités électives ? « On était au commencement d’avril… la vapeur du soir passait à travers les peupliers sans feuilles… au loin des bestiaux marchaient, on n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements, et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique… A ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. » Ici, vous le voyez, la pensée s’enveloppe et, pour ainsi dire, s’estompe elle-même de cette « vapeur du soir » qui flotte là-bas entre les peupliers ; elle se laisse bercer à la « lamentation pacifique » de la cloche de l’église ; et c’est ce « tintement répété » de l’Angélus, qui la ramène avec obstination vers les images du couvent de sa jeunesse.

En second lieu, le procédé permet au romancier d’entrer, dès le début du roman, dans le vif du récit — in medias res, notez ceci, selon le précepte classique ; — et de supprimer, pour peu qu’il soit habile, toutes les longueurs inséparables d’une exposition didactique. L’histoire antérieure des personnages qu’en met en scène peut ainsi n’être racontée qu’autant qu’elle sert d’explication à leur histoire actuelle. Elle n’est plus comme séparée d’eux et mise tout entière en avant d’une action qui n’est pas encore engagée, mais qui suivra tout à l’heure. Reportez-vous à Balzac, et prenez pour exemples l’un de ses bons romans, le Père Goriot, si vous voulez. Balzac aura besoin, sans doute, au cours de son récit, de toutes les indications accumulées dans cette longue description par laquelle s’ouvre le livre. Je me plais au moins à le croire, quoique d’ailleurs je ne le voie pas toujours très clairement. Mais comme cette forme d’exposition est lourde ! et, parce que nous ne soupçonnons pas d’abord à quoi pourront bien être utiles tous les traits de cette description, comme elle nous paraît longue et fastidieuse ! et comme on est tenté de jeter là le volume avant d’avoir abordé le roman ! Au contraire, grâce à ce procédé, vous pouvez insérer désormais chaque détail, quelque reculé qu’il soit dans les profondeurs du passé, précisément à la place qu’il occupera le mieux, et au moment précis que le lecteur attentif en pressentait l’utilité prochaine.

Il ne faut pas se dissimuler que le danger soit grand. Comme, en effet, au travail ordinaire de concentration et de raccourci, c’est un travail de dispersion des parties que l’on a substitué, il devient très difficile au romancier de se reconnaître lui-même, et de se retrouver au milieu de cette diffusion des détails caractéristiques. L’intrigue, à chaque pas, est en danger, non seulement de se ralentir, mais de rompre, et de s’égrener tout entière. On notera qu’entre autres défauts, il n’en est pas qui contribue davantage à rendre la lecture de l’Éducation sentimentale absolument insupportable. Tel quel cependant, le procédé ne laisse pas d’avoir sa valeur ; et, puisqu’il n’est contradictoire à aucune des grandes lois de l’art, c’est au poète ou au romancier de savoir heureusement l’appliquer.

Ajouterai-je qu’il doit répondre à quelque secrète exigence du genre romanesque, et qu’il n’a rien, quand on l’examine, de si révolutionnaire ? N’était-ce pas pour répondre à cette même exigence que l’on employait autrefois si volontiers la forme du roman par lettres, ou du journal ? pour pouvoir incorporer à l’histoire du présent le souvenir du passé ? pour disposer à volonté des formes interrogatives ou personnelles ? « Te souviens-tu qu’un jour ?.. Vous rappelez-vous qu’un soir ?… Je n’oublierai jamais qu’il y a vingt ans… etc. ! » Il me paraît que le procédé naturaliste, puisque naturalisme il y a, comporte après tout plus de prestesse et de légèreté de main que l’ancien procédé du roman par lettres, ou par fragments de journal intime. Savez-vous en effet, le grand inconvénient ou, pour mieux dire, l’infériorité presque inévitable du roman par lettres ? Ce n’est pas seulement qu’il soit plus long et plus traînant, c’est qu’on ne voit guère qu’il y ait moyen d’en faire une œuvre impersonnelle, d’où le romancier disparaisse et s’efface complètement derrière ses personnages. Il y reste toujours quelque chose de l’auteur et de « l’arrangeur », visiblement engagé dans la disposition de l’intrigue. C’est justement ce qu’on peut éviter en reprenant, en élargissant, et en assouplissant la manière de Flaubert. On se rappellera peut-être avec quel succès et quels applaudissements l’a fait deux fois au moins déjà, — dans le Nabab et dans les Rois en exil, — M. Alphonse Daudet.

La phrase faite, et le paragraphe construit, il reste à charpenter les grandes scènes. Est-ce encore un procédé dont on puisse reporter l’honneur à son habileté de main, que l’art avec lequel Flaubert a traité quelquefois les ensembles ? Qui n’a conservé dans la mémoire ce dîner, ce bal et ce souper au château de la Vaubyessard, où les sens déjà si fins d’Emma Bovary s’affinent encore, et en s’affinant s’exaspèrent au contact de la richesse et du luxe aristocratiques ? ou bien encore cet incomparable tableau de la distribution des prix au comice agricole d’Yonville-l’Abbaye ? Ne sont-ce pas là trouvailles d’artiste et bonnes fortunes d’écrivain, inspirations, certainement « subies » et non pas « amenées », quoi qu’en dise Flaubert ? et pouvons-nous y signaler quelques secrets du métier, c’est-à-dire quelque chose qui se définisse et qui se formule ?

On peut au moins faire observer que ce n’est plus ici la description classique. Ce n’est plus cette description à larges traits d’un ensemble posé d’abord en tant qu’ensemble, du fond duquel, à un moment donné, comme par un geste sec et d’une coupure franche, au moyen d’un « cependant », ou d’un « tandis que », on détache l’épisode caractéristique, pour après refermer l’espèce de parenthèse et revenir à l’ensemble. Si vous voulez un bon modèle de cette forme de description, — sauf, bien entendu, le détail déjà tout romantique, — relisez dans les Martyrs la description de la bataille des Francs et des Romains. Ce n’est pas, non plus, comme dans l’art romantique, une succession d’épisodes qui se prolongent, et s’entassent les uns sur les autres, aussi longtemps que le dictionnaire voudra bien subvenir aux exigences de l’artiste. Un assez curieux modèle en est l’infinie description de la vieille cathédrale dans Notre-Dame de Paris ; Théophile Gautier, dans son Capitaine Fracasse en a impitoyablement abusé ; Flaubert aussi, lui-même, est revenu trop souvent à cette coupe descriptive, en plusieurs endroits de Salammbô. Et, comme il se trouve toujours quelque élève maladroit pour détacher inopportunément les procédés du sujet qu’ils servent à traiter, nous aurons rattaché à Flaubert tous ceux qui se réclament de lui, si nous remarquons que cette façon de décrire, — par accumulation des détails, énumération des parties, et reprise du tableau sous vingt angles différents, — est l’ordinaire façon, pour ne pas dire la seule, de l’auteur du Ventre de Paris et d’une Page d’amour.

Ici, c’est autre chose. C’est une alternance, et comme un dialogue des éléments de l’action entre eux. Rien n’est véritablement interrompu par rien, et vous ne pouvez pas dire que rien y succède à rien, mais tout y marche ensemble, du même pas, entraîné dans le même mouvement. Tandis qu’au-dessus des têtes le ciel change insensiblement, que vous voyez passer les nuages et que vous sentez courir jusqu’au souffle du vent « soulevant les grands bonnets des paysannes, comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent » ; en même temps que la foule épaisse continue de jouer son rôle de foule, vous la voyez, vous l’entendez, vous étouffez presque au milieu d’elle ; et le discours emphatique du conseiller de préfecture, et le discours fleuri du président du comice continuent de dérouler leurs périodes ; et M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, avec Emma Rouault, femme Bovary, dans « la salle des délibérations », sous « le buste du monarque », continuent leur conversation d’amour ; — et tout cela si bien joint, si fortement lié, par des oppositions qui s’appellent et se complètent, plutôt que par des transitions, et si bien fondu, que l’impression de vie et de vérité que l’on en reçoit n’a d’égale que l’impression d’unité du tableau. Flaubert avait le très naturel et très légitime orgueil de quelques tours de force qu’il avait accomplis en ce genre. « Combien d’écrivains parmi les plus vantés, dit-il lui-même, en parlant de Louis Bouilhet, seraient incapables de faire une narration, de joindre bout à bout une analyse, un portrait, un dialogue ? » Il élevait Bouilhet trop haut, beaucoup trop haut ; mais le mérite qu’il signale, il avait raison de le vanter ; il avait raison de croire, et raison, par conséquent, de dire qu’il est rare ; il avait raison encore, s’il se rendait intérieurement le témoignage, lui, Flaubert, de l’avoir eu.

Nous ne noterons plus qu’un dernier procédé : « Une fois, par un temps de dégel, l’écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil, elle alla chercher son ombrelle, elle l’ouvrit. L’ombrelle, de soie gorge de pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède, — et on entendait les gouttes d’eau, une à une, tomber sur la moire tendue. » En voici un autre exemple : « Le ciel était devenu bleu, les feuilles ne remuaient pas ; il y avait de grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs, et des nappes de violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent — on entendait sous les buissons glisser un petit battement d’ailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux qui s’envolaient dans les chênes. » Donnons-nous le plaisir d’en citer encore un troisième : « La nuit douce s’étalait autour d’eux ; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien — on entendait une pêche mûre qui tombait toute seule de l’espalier. »

Voilà le procédé visible. Il apparaît clairement dans la disposition même des parties de la phrase, et jusque dans la façon d’amener le trait final. Je puis bien le définir. Il s’agit de trouver, pour telle saison de l’année, pour telle heure du jour et de la nuit, l’indication précise qui donne au vague d’une description générale l’accent de la personnalité. Les murmures d’une nuit de mai ne sont pas les bruits d’une journée d’octobre ; le silence d’un midi d’août n’est pas le silence d’un minuit de décembre. Mais là-dessus, vous voyez que c’est comme si nous n’avions rien défini, car vous voyez que la valeur entière de la description sera dans le trait final, dans cette touche imperceptible, — ces gouttes d’eau qui tombent sur la moire tendue, le cri des corbeaux qui s’envolent dans les chênes, le bruit de cette pêche qui se détache de l’espalier ; — et, pour trouver ce trait final, ou rencontrer le bonheur de cette touche, il n’est pas plus de règles qu’il n’en est pour devenir artiste, quand on ne l’est pas.

Si je multipliais les citations, vous découvririez ce qu’aussi bien vous avez peut-être déjà découvert : c’est que ce trait final est toujours habilement choisi pour donner de la rondeur et du nombre à la phrase. C’est encore ici l’un des liens par où Flaubert se rattache à l’école de Chateaubriand. Je ne crois pas qu’il soit bon de pousser à l’excès cette recherche de l’harmonie de la période. La prose prétendue « musicale » n’est pas un genre moins faux, ni par conséquent moins nuisible à la langue, que la prose appelée pittoresque. Il n’est pas bon sous prétexte de peindre, de disloquer la phrase ; il n’est pas bon non plus de l’arrondir, pour ainsi dire, trop en rond, sous prétexte de charmer l’oreille. Cependant, s’il est difficile de comprendre ce que l’on veut dire quand on nous parle de la « couleur » des mots, il n’est pas douteux que les mots aient un « son ». De la rencontre de certaines syllabes il résulte parfois d’épouvantables cacophonies. On peut donc se proposer d’en associer certaines autres en vue de produire des effets d’harmonie. Et puis, ce qui tranche la question, c’est qu’on ne trouverait pas dans notre histoire littéraire un grand style qui soit dépourvu de cette qualité, depuis le style de Bossuet, en passant par celui de Buffon, jusqu’au style de Chateaubriand. C’est mieux que de la rhétorique, c’est une partie de l’éloquence ; et Flaubert l’avait incontestablement.

Voilà de rares qualités, sans doute ; et qui témoignent d’une rare fécondité d’invention dans la forme. C’est beaucoup ! Si vous voulez vous en convaincre, prenez le premier roman qui vous tombera sous la main, négligez un instant tout le reste, n’en lisez qu’une seule page, mais éprouvez-y consciencieusement la qualité de la langue, interrogez la construction de la phrase, examinez un peu comme les mots agissent et réagissent les uns sur les autres ; et vous serez étonné de voir dans quel moule banal, dans quelles formes usées, dans quelles matrices vulgaires toute cette matière est coulée confusément, au hasard de la rencontre et selon le caprice de la circonstance. Il ne manque pas, dit-on, parmi nous, de gens habiles ! Habiles à l’imitation, si vous y tenez, quoiqu’encore il y eût beaucoup à dire ! Mais habiles à la création ? capables de renouveler les procédés de leur art ? et qui aient enrichi leur métier ? Ceux-là, comptez-les sur vos doigts ; la liste n’en sera pas longue ; et vous aurez vite fait l’addition.

Seulement, ce qu’il faut s’empresser d’ajouter, c’est que toutes sortes de procédés ne conviennent pas indifféremment à toutes sortes de sujets. Quand on en connaît le maniement, il reste à en trouver l’application. En littérature, comme partout, les procédés ne rendent ce qu’ils contiennent d’effets latents qu’à la condition de converger tous ensemble dans un sujet approprié. Ce sujet, qui depuis s’est toujours dérobé aux prises de Flaubert, il l’a rencontré une fois dans Madame Bovary.

II

On écrira tôt ou tard, à l’occasion de ce livre, un intéressant chapitre d’histoire littéraire. Un de nos maîtres en critique, M. Emile Montégut, il y a quelques années, dans l’une de ces études où son esprit si merveilleusement curieux soulève et remue tant d’idées, en a tracé le sommaire et dicté les conclusions. C’est une date que Madame Bovary dans l’histoire du roman français. Elle a marqué la fin de quelque chose et le commencement d’autre chose. Reprenons l’idée, selon nos forces et à notre manière, en disant que le roman de Flaubert, avant tous ses autres mérites, eut celui de paraître en son temps. C’en est un, très réel, plus rare qu’on ne pense, comme c’en est un autre que de savoir durer, et un autre encore que de savoir finir à son heure. Il faut seulement s’entendre. Paraître en son temps, c’est quelquefois, c’est trop souvent, profiter en habile homme, — et rien de plus, — d’un caprice de l’opinion, d’une fantaisie de la mode, d’une fougue passagère de la popularité. Tel fut, s’en souvient-on ? quelques mois après Madame Bovary, le cas de Fanny, d’Ernest Feydeau. Nous pouvons dès aujourd’hui, ou plutôt nous pourrions, si ce n’était fait, l’enterrer à jamais dans ces hypogées que l’auteur avait fouillés avant que de s’aviser qu’il était né romancier. Mais paraître en son temps, c’est quelquefois aussi reconnaître d’instinct où en est l’art de son temps, quelles en sont les légitimes exigences, ce qu’il peut supporter de nouveautés ; et cela, c’est si peu suivre la mode que c’est souvent aller contre elle, c’est si peu s’abandonner au courant, qu’au contraire, c’est y résister, et le remonter.

Alors, vers 1856, c’en était fait du romantisme. On ne croyait plus « aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par des intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts ». On n’estimait plus par-dessus tout « la passion, Werther, René, Frank, Lara, Lélia et d’autres plus médiocres ». Signe des temps, bien caractéristique ! Elle-même, l’auteur de Lélia, avec cette infinie souplesse de talent qui n’est pas la moindre part de son génie, se préparait à changer de manière. Elle allait devenir l’auteur du Marquis de Villemer ; son chef-d’œuvre peut-être, au-dessous des grands romans de sa première jeunesse, l’une du moins de ses œuvres les plus voisines de la perfection. Cependant, d’autre part, la question du réalisme se posait dans le roman comme dans la peinture. Ils étaient quelques-uns qui se croyaient appelés à partager l’héritage de Balzac : l’auteur des Scènes de la vie de Bohème, l’auteur des Bourgeois de Molinchart, deux ou trois autres encore. Le moyen, toutefois, pour lassé que l’on fût des exagérations romantiques, le moyen d’accepter ce réalisme vulgaire ? Non, sans doute, on ne voulait plus de ces héros trop extraordinaires, suspendus comme entre ciel et terre, en dehors du temps et de l’espace, sous une lumière artificielle, au milieu d’un décor d’opéra, dans un monde où les événements s’enchaînaient, non plus même, depuis longtemps, sous la loi d’un effet dramatique à produire, mais au gré du libre caprice et de l’extravagante fantaisie de Balzac lui-même, d’Eugène Sue, de Frédéric Soulié ! Mais on ne voulait pas non plus de ce réalisme dénué d’invention, de sentiment, de passion même… et de réalité tout particulièrement. « Quoi ! s’écriait George Sand, vous voudriez faire passer toutes les individualités sous la toise ? vous déclarez qu’on ne peut peindre qu’avec un seul ton ? vous dressez un vocabulaire, et on est hors du vrai si on n’élague pas des langues tout ce que le génie et la passion des races humaines y ont apporté de nuances fortes et brillantes ? » C’est sur ces entrefaites que parut Madame Bovary.

Il y a peu de choses à dire de l’ordonnance même et la composition du livre. Il est vrai qu’il commence lourdement. Relisez cette entrée de Charles Bovary dans une étude du lycée de Rouen, ces grosses plaisanteries d’écoliers, la description de cette casquette extraordinaire « où l’on retrouvait des éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton ». Si l’auteur avait voulu donner au lecteur la sensation d’un homme qui fait un gros effort pour se mettre en haleine, il avait réussi. C’était, avec cela, le plein monde réaliste, et vous eussiez dit un chapitre détaché des Souffrances du professeur Deltheil. Pourtant, dès le début, dans cette description même, vous pouviez reconnaître un écrivain. Quand il appelait cette casquette « une de ces pauvres choses dont la laideur muette a des profondeurs d’expression, comme le visage d’un imbécile », vous pouviez affirmer que l’homme qui avait trouvé ces deux lignes entendait le langage des choses et qu’il savait le rendre. Sauf ce point, sauf peut-être aussi qu’on peut trouver trop longue, puisqu’elle m’est pas essentielle à la suite du récit, l’histoire de la jeunesse et du premier mariage de Charles Bovary, — mais ceci serait discutable14, — l’œuvre était composée comme une œuvre classique, fondue d’un jet, ferme en son assiette, une, rapide, admirablement développée.

Brutale d’ailleurs ! et pénible à lire, mais non pas immorale. Car, même en admettant que, par l’effet d’un propos délibéré de l’auteur ou de quelques défaillances d’exécution peut-être, il se porte sur l’héroïne une espèce d’intérêt dont elle est d’ailleurs absolument indigne, je ne sache pas, et on ne trouvera pas, à bien lire le livre, de plus amère dérision de toutes les extravagances romantiques. Jamais le droit divin de l’amour, l’union prédestinée des âmes qui s’appellent à travers l’espace, et qui se rejoignent par-dessus les obstacles, que sais-je encore ? la morale de la passion, non plus cette morale « qui s’agite en bas, terre à terre » dans la prose du ménage ; mais « l’autre, l’éternelle, comme dit si bien M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, celle qui est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel qui nous éclaire », jamais rien de tout cela n’a été, même depuis lors, à la scène ou dans le roman, cinglé des coups d’une ironie plus méprisante. Et, chose admirable ! ce sont les moyens eux-mêmes du romantisme qui servaient d’instruments à cette dérision du romantisme. N’est-ce pas encore ce que voulait dire M. Emile Montégut quand il rappelait Don Quichotte à l’occasion de Madame Bovary ? Certainement il ne comparait pas le roman de Flaubert à celui de Cervantes ; mais il entendait que, comme Don Quichotte avait à jamais ridiculisé les dernières exagérations de l’esprit chevaleresque, ainsi Madame Bovary, dans son temps, avait ridiculisé les dernières exagérations du délire romantique. Et nous, pour en finir avec cette question d’immoralité, disons-le bien nettement : les femmes qui pleureraient sur Emma Bovary, ne croyez pas trop promptement que ce soit le roman de Flaubert qui les ait perverties : elles l’étaient. Et puis, ce qui est, en matière d’art comme de littérature, la justification suprême, l’œuvre vivait. Pourquoi vivait-elle ?

Et d’abord parce qu’elle avait une valeur documentaire qu’on ne saurait trop louer. Ce n’est rien que cette valeur documentaire, si le reste ne s’y joint pas, mais ici le reste s’y joignait. Ce coin de province, et cette existence de chef-lieu de canton, qui n’en est pas une à vrai dire, mais plutôt la caricature ou la parodie de l’existence ; tous ces modèles achevés de niaiserie, de vulgarité, de contentement de soi-même ; toutes ces variétés infinies de la sottise humaine, la sottise romanesque d’Emma, la sottise naïve de Charles Bovary, la sottise machinale du percepteur Binet, la sottise paterne du curé Bournisien, la sottise prospère de l’immortel Homais ; les comparses eux-mêmes du drame, le sacristain Lestiboudois, le maire Tuvache, le notaire Guillaumin, avec sa « toque de velours marron » et sa « robe de chambre à palmes » ; tous, tant qu’ils sont, Flaubert les a marqués de traits si nets qu’ils vivent, et qu’ils vivent chacun comme le type de son espèce, pourrait-on dire, ou la représentation épique du fonctionnaire de village et du praticien de campagne.  Pendant bien des années encore, lorsqu’on voudra savoir ce qu’étaient dans la France de 1850 les mœurs de province, on relira Madame Bovary, comme on relira Middlemarch lorsqu’on voudra savoir dans quel cercle de sentiments ou d’idées, vers 1870, s’agitait la vie provinciale d’un comté d’Angleterre. L’un et l’autre, en effet, ce jour-là, Gustave Flaubert et George Eliot, ils ont épuisé leur sujet. Leurs imitateurs, qui sont légion, et dont plusieurs n’ont pas manqué de talent, en savent quelque chose.

Sans doute, au premier abord, tous ces personnages, vous les prendriez pour de purs grotesques. En effet, vous croyez apercevoir en eux ce grossissement des traits, cette déformation des parties, cette altération des rapports vrais qui sont les moyens de la caricature, aussi bien dans le roman que dans les arts du dessin. Mais il faut relire Madame Bovary. Alors, si vous pénétrez un peu plus avant, et si vous reprenez le détail des conversations du curé Bournisien, par exemple, ou du pharmacien Homais, vous remarquerez qu’après tout la limite étroite qui sépare le vulgaire du caricatural est rarement dépassée. Tant les idées s’enchaînent sous la loi d’une logique intérieure ! tant les paroles qui les traduisent y sont adaptées avec une merveilleuse justesse ! tant enfin les moindres reprises du dialogue y sont conformes au secret du caractère et au travail latent de la pensée ! C’est ici l’un des mérites originaux de Madame Bovary, — je ne dis pas, je ne puis pas dire de Flaubert. Faire vivre la platitude et la vulgarité mêmes, et les faire vivre sans y mettre rien de soi-même, tout au plus qu’un peu de son mépris d’artiste pour le « bourgeois », c’est ce qu’on n’avait pas encore fait avant Madame Bovary ; c’est ce que Flaubert a fait dans Madame Bovary, c’est, hélas ! ce qu’il n’a plus fait depuis Madame Bovary.

Par surcroît, il s’est trouvé que ce milieu documentaire, — nature, bêtes et gens, — était le vrai milieu, disons le seul, où pût vivre, et se façonner, et se laisser comme pétrir aux circonstances une femme telle qu’Emma Bovary. Essayez, en effet, de la changer de son milieu. Modifiez un seul des éléments qui forment son atmosphère physique et morale ; supprimez un seul des menus faits dont elle subît la réaction, sans le savoir elle-même ; transformez un seul des personnages dont l’influence inaperçue domine ses résolutions ; — vous avez changé tout le roman. Flaubert se faisait illusion quand il prétendait qu’il n’y avait pas, dans Salammbô, « une description isolée et gratuite », qui n’eût sa raison d’être, et qui ne « servit au personnage ». Mais il pouvait le dire de Madame Bovary.

Supposez un instant qu’Emma Rouault ne fût pas née dans la ferme paternelle, que dès la première enfance elle n’eût pas connu la campagne, « le bêlement des troupeaux, les laitages et les charrues » ; l’éducation de son couvent n’aurait pas fait naître au-dedans d’elle cette soif de l’aventure. Moins habituée aux « aspects calmes », elle ne se serait pas tournée vers les « accidentés ». Supposez encore qu’elle n’eût pas rencontré pour mari ce lourdaud de Bovary « qui portait un couteau dans sa poche, comme un paysan », ou bien, en tout temps, « de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis épais, obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tendue comme un pied de bois ». Peut-être ne reconnaissez-vous pas l’utilité de cette description déplaisante ? C’est que vous n’avez pas réfléchi, comme d’une personne que l’on déteste ou que l’on commence à détester, — surtout sans en avoir des raisons qui soient bonnes, — toutes choses nous deviennent odieuses ; comme alors notre attention se fixe et revient obstinément sur un détail de sa conversation ou de son costume ; comme son chapeau, sa cravate, ou ses bottes, nous deviennent irritants à voir. Supposez encore qu’à Yonville, elle eût trouvé du moins quelque appui dans ses défaillances, quelque secours dans sa détresse, une autre compagne que cette excellente madame Homais, « la meilleure épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses enfants, son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux maux d’autrui…, mais si lente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d’un aspect si commun et d’une conversation si restreinte » ; ou bien encore un autre consolateur, un autre guide que le curé Bournisien, avec « sa face rubiconde », son « ton paterne », et son « rire opaque » ; elle succombait sans doute, mais elle succombait d’une autre manière, c’était une vie nouvelle que les circonstances lui imposaient ; c’était un autre drame ; et c’était une autre Madame Bovary.

De cette étude patiente, exacte, approfondie des circonstances et du milieu, la personne se dégageait alors vivante ; et, par un naturel effet de cette espèce d’attraction qu’une vie plus intense exerce autour de soi, Emma Bovary devenait le centre et le pivot du roman. Pourquoi cela ? tandis que, dans l’Éducation sentimentale, au contraire, où cependant la méthode est la même, où la logique des caractères n’est ni moins finement observée, ni moins rigoureusement suivie, l’intérêt s’éparpille et se divise entre tant de scènes et tant de personnages si divers qu’il finit par s’évanouir, ou pour mieux dire qu’il ne parvient à naître seulement pas ?

Parce qu’il y a dans Madame Bovary quelque chose de vraiment romanesque, c’est-à-dire quelque chose de vraiment digne de nous intéresser, et non seulement une psychologie subtile, une psychologie profonde, mais une psychologie raffinée, la psychologie d’un tempérament qui, comme on dit, sort de l’ordinaire. Car ce n’est pas assez pour nous intéresser que de nous présenter un miroir de la réalité. Plus il sera fidèle, comme dans l’Éducation sentimentale, et moins nous prendrons plaisir à la vue des images qu’il reflétera. Nous les connaissons ! Et toutes les fois que nous y prendrons plaisir, c’est qu’au-delà de ce que nous connaissons on nous aura montré quelque chose que nous ne connaissions pas. Rien d’étrange, remarquez-le bien, rien d’idéal, si peut-être ce mot nous choquait, rien qu’on doive soustraire aux plus étroites conditions de la réalité, — ce serait là retourner au romantisme, — mais tout simplement quelque province inexplorée de la nature humaine, et quoi que ce soit de plus fort, ou de plus fin, que le vulgaire.

Nous l’avons dans Emma Bovary. Dans cette nature de femme, à tous autres égards moyenne, et même commune, il y a quelque chose d’extrême, et de rare par conséquent, qui est la finesse des sens. Elle est sotte, mal élevée, prétentieuse ; ni tête, ni cœur ; fausse, avide, par instants même froidement et bêtement cruelle : mais, comme ses sens, exaspérés par la privation de ce qu’elle n’a jamais connu, sont devenus fins et subtils ! comme les moindres sensations retentissent longuement et profondément en elle ! comme au plus léger contact de la plus légère impression, vous la sentez qui vibre tout entière ! Suivez-la, par exemple, au château de la Vaubyessard et voyez-la, transportée pour quelques heures dans ce monde qui n’a jamais été ni ne sera le sien, comme elle aspire le luxe, pour ainsi dire, par tous les pores ; comme elle absorbe, en entrant dans la salle à manger, « cet air chaud qui l’enveloppe, mélange du parfum des fleurs et du beau linge, fumet des viandes et de l’odeur des truffes » ; comme elle se fond en quelque sorte et se dissout tout entière dans cette atmosphère nouvelle et pourtant qu’elle reconnaît si bien, tandis que ses yeux vont et reviennent d’eux-mêmes, au bout de la table, sur ce vieillard à lèvres pendantes « qui avait vécu à la cour et couché dans le lit des reines ! » Il n’y a rien là sans doute qui rende, comme on dit, le personnage sympathique ; il y a quelque chose du moins qui le relève de son fond de vulgarité. Cette finesse des sens et cette acuité des impressions ne sont, après tout, dans aucun milieu, si communes, et vous êtes en présence de ce que le roman, de quelque nom d’école qu’on le nomme, idéaliste ou naturaliste, vous offre aujourd’hui si rarement ; vous êtes en présence non pas d’une exception, mais d’une « espèce », et d’un cas psychologique.

Ramassons tous ces traits maintenant ; et, d’ici, de ce centre de perspective, considérons, comme en avant, comme en arrière, tout s’unit, tout s’entraide et tout conspire pour achever, je ne veux pas dire la beauté, mais la perfection de l’œuvre. Le tempérament, le milieu, les circonstances et cette espèce enfin de volonté molle qui n’est que l’indulgence de la rêverie pour ses propres égarements, l’acquiescement du désir aux moyens de se satisfaire, tout ensemble la pousse vers « ces joies de l’amour » et la jette à plein corps dans cette « fièvre de bonheur » qu’elle avait si longtemps appelée. C’est le point culminant du drame. Voici de quels traits le poète l’a marqué : « Jamais madame Bovary ne fut plus belle qu’à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l’expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l’avaient, par gradations, développée, et elle s’épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. »

Pesez bien ces deux phrases : elles sont tout le roman, tout Flaubert, tout le système, toute l’école, tout le naturalisme. Les convoitises d’Emma Bovary, vous savez quelle en était l’ardeur ; ses chagrins, si futile ou même inavouable qu’en pût être la cause, vous savez à quel morne désespoir ils l’avaient insensiblement réduite ; l’expérience du plaisir, vous savez de quelle fougue elle s’y était précipitée ! Elle est là, devant vous, dans la plénitude de sa nature. Et devant vous aussi vous avez la manière de l’artiste. Il a considéré la plante humaine dans son germe ; il l’a vue qui sortait de terre, qui se faisait un aliment, dans la lutte pour la vie, de tout ce que les circonstances mettaient successivement à sa portée, puis qui grandissait et verdissait sous la rosée des chagrins comme la fleur sous la pluie bienfaisante, qui s’assurait de sa force au souffle des orages, et qui, battue des vents, se redressait plus forte, plus vigoureuse, plus âpre au combat de l’existence, jusqu’à ce qu’enfin, par une belle et chaude journée de soleil, ouvrant son calice aux brutales caresses du rayon d’ardente lumière attendu si longtemps, elle s’épanouissait.

Et après ? Après, selon l’impitoyable logique des choses de ce monde, il ne lui reste plus qu’à mourir. La gradation ou dégradation, qui va mener Emma Bovary du premier au second amant, et du second amant au suicide, n’est pas moins savamment observée ni rendue. Le récit, jusqu’alors analytique et psychologique, devient insensiblement dramatique et, selon le mot à la mode, mouvementé. De toutes les indications jetées dans la première partie sortent successivement des conséquences, des conséquences naturelles, et des conséquences fatales. Vainement elle essaie de se retenir sur la pente ; le désir est trop fort, les circonstances trop puissantes, le milieu dans lequel elle s’agite plus disproportionné que jamais à la violence de ses rêves. Vainement, « à la place du bonheur », elle se figure « une félicité plus grande ; au-dessus de tous les amours, un amour sans intermittence ni fin, et qui s’accroîtrait éternellement ». Vainement elle se débat contre l’affectueuse et naïve sottise de son mari, qui n’a rien vu, rien su, rien compris, et qui se fait un devoir de lui procurer comme des excitations nouvelles. Elle est prise au piège de ses propres illusions, et elle ira jusqu’au bout.

Est-il un récit plus navrant que l’histoire de ses amours avec M. Léon, le clerc de Me Dubocage ? Il est plat, ce clerc ; et s’il porte en « lui les débris d’un poète », c’est de l’un de ces poètes qui furent jadis de l’école du « bon sens » ! Il est « incapable d’héroïsme, faible, banal, plus mou qu’une femme, avare d’ailleurs et pusillanime ». Elle le sait, la malheureuse, et elle le sent, et tant d’autres raisons encore qu’elle aurait de s’en détacher ; mais enfin, tel qu’il est, c’est encore une idole qu’elle peut parer de tous les charmes ; et si ce n’est pas « le cœur de poète sous une forme d’ange » qu’elle continue toujours de rêver, — c’est un amant. Il ne faudrait pas dire : c’est un homme. On a critiqué dans le temps l’empoisonnement de l’héroïne. On a prétendu qu’elle aurait dû finir dans le désordre galant et dans la débauche nocturne. C’est une erreur, à notre avis. Car, en vérité, ç’aurait été ruiner toute la valeur psychologique du roman. Devant un tribunal correctionnel, un avocat, dont le premier devoir était de laver son client du reproche d’outrage à la morale publique, a bien pu soutenir, sans le démontrer d’ailleurs, que cette mort était l’expiation nécessaire et la revanche tragique du devoir trop longtemps insulté. En fait, et mise à part toute considération de ce genre, Emma Bovary ne pouvait pas, ne devait pas finir autrement. L’abaisser plus bas, c’était démonter la logique intérieure de son caractère, et, par un dénoûment outré, c’était détruire le personnage tout entier. Alors, en effet, comme dans Germinie Lacerteux, le cas devenait pathologique, au sens entier du mot. Mais, du moment qu’il fût devenu pathologique, à quoi bon cette lente et minutieuse étude des conditions et du milieu ? Il fallait qu’il restât humain, entièrement humain, et c’est précisément l’art avec lequel Flaubert a su le maintenir humain, sous la loi des conditions moyennes et normales de l’humanité, de la réalité, de la vie, qui fait un des grands mérites encore de Madame Bovary.

Les circonstances qui façonnent sa triste héroïne, si vous les prenez une à une, pouvaient agir, elles agissent quotidiennement, sur tout le monde aussi bien que sur elle. Il n’est pas un de ses rêves qui soit, à proprement parler, le songe d’un malade, — si toutefois vous l’isolez de celui qui précède et de celui qui suit. Il n’y a pas un de ses désirs qui ne contienne en soi quelque chose de légitime, — si seulement vous l’épurez en le divisant d’avec les occasions qui lui ont donné naissance et d’avec les conséquences qui l’ont suivi. « Elle cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste par les mots de félicité, de passion et d’ivresse qui lui avaient paru si beaux dans les livres. » Faites là-dessus, si vous le voulez, le procès au romantisme ; je demanderai seulement : Qui de nous ne s’est posé les mêmes questions ? Tout au lendemain de son mariage, il lui arrivait de songer quelquefois que c’étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie… Pour en goûter la douceur il eût fallu sans doute s’en aller vers ces pays à noms sonores, où les lendemains de mariage ont de plus suaves caresses. » Ce « sans doute » était-il après tout si coupable ? Seulement, à ces questions vagues, une nature moins sensuelle, une intelligence plus ferme, une volonté plus active répondent par l’acceptation du devoir quotidien dont elles apprennent vite à goûter le charme et la poésie latente. Elle, au contraire, elle écoute chanter dans sa mémoire « la légion lyrique des femmes adultères ». Et elle en vient grossir le nombre, pour aussi longtemps que vivra le romantisme.

Ce qui fait donc l’odieuse originalité du personnage, si vous parlez morale, mais sa rare valeur, si vous parlez esthétique, c’est ce qui fait, notons-le bien, la valeur de toutes les créations qui se perpétuent dans l’histoire de l’art, c’est la convergence de tous les effets, se développant et se composant sous la loi d’un type plus qu’ordinaire, ou, si vous l’aimez mieux, tous dirigés par la main de l’artiste vers la réalisation d’un idéal voulu. Cet idéal, assurément, n’est ni très noble ni très élevé. Ce ne sont pas au surplus des satisfactions de ce genre qu’il faut demander à Flaubert et ce n’est pas, aussi bien, ce qu’il veut donner au lecteur. Il faut faire observer, cependant, qu’à défaut des autres mérites que nous essayons de signaler, il y aurait encore dans Madame Bovary quelque chose qui relèverait singulièrement la vulgarité des personnes et du milieu : je veux dire cette verve satirique et cette puissance d’ironie, ce redoublement de sarcasmes que Flaubert dirige contre le « bourgeois » avec une violence qui ressemble à de la haine, et dont vous diriez parfois l’expression d’une vengeance personnelle du romancier contre ses héros.

Je ne parle pas seulement de ces platitudes de langage qui défraient, à Yonville et ailleurs, les conversations courantes, et du plaisir évident qu’il prend à les souligner au passage : « Charles se traînait à la rampe, les genoux lui rentraient dans le corps » ; ou bien : « Il écrivit à M. Boulard, libraire de Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui était pleine d’esprit. » Mais il n’est pas un de ses personnages que sa raillerie n’éclabousse, depuis le pharmacien Homais et le curé Bournisien, jusqu’à ceux dont il esquisse à peine la silhouette vers un coin du tableau. C’est madame Bovary, la mère, négociant le mariage de son fils : « Madame Dubuc ne manquait pas de partis à choisir. Pour arriver à ses fins, madame Bovary fut obligée de les évincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intrigues d’un charcutier qui était soutenu par les prêtres. » C’est encore, à l’autre bout du récit, madame Homais, l’humble épouse du pharmacien, quand son mari devient le grand homme d’Yonville et autres lieux circonvoisins. « Il s’éprit d’enthousiasme pour les chaînes hydro-électriques Pulvermacher ; il en portait une lui-même, et le soir, quand il retirait son gilet de flanelle, madame Homais était toute éblouie devant la spirale d’or sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garotté qu’un Scythe et splendide comme un mage ». Observez comme ici déjà l’auteur se montre à côté de ses personnages. « Plus garotté qu’un Scythe ! » que voulez-vous que madame Homais comprenne à cette expression ? Elle-même enfin, Emma Bovary, n’est pas plus qu’une autre épargnée : « Que ne pouvait-elle enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d’un habit de velours noir à longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes ? » Et ailleurs encore : « La mère Bovary, les jours suivants fut très étonnée de la métamorphose de sa bru ; en effet, Emma se montra plus docile, et même poussa la déférence jusqu’à lui demander une recette pour faire mariner les cornichons. » On pourrait multiplier les exemples. Dans Madame Bovary, deux ou trois fois, quand il a su par hasard mêler à ces accents d’ironie l’accent aussi d’une sympathie vraie pour les choses qui vraiment en sont dignes, Flaubert a rencontré quelques pages d’une magnifique éloquence.

Il faut en citer une. C’est quand, aux comices d’Yonville, on décerne, pour cinquante-quatre ans de services dans la même ferme, une médaille de vingt-cinq francs à Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière.

« Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme, de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et le long des hanches un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains à articulations noueuses La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales, quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire, et à force d’avoir servi, elles restaient entr’ouvertes, comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d’une rigidité monacale relevait sa figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait son regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C’était la première fois qu’elle se voyait au milieu d’une compagnie si nombreuse, et intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habits noir et par la croix d’honneur du conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s’il fallait avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude. »

Vous ne trouverez pas dans la littérature contemporaine beaucoup de pages d’une substance plus forte, ou d’un éclat plus solide, ou d’une beauté plus classique. C’est dommage, seulement, qu’on n’en rencontre pas davantage, même dans Madame Bovary.

On voit par quel concours de circonstances, par quel accord de qualités, et sous l’empire de quelle inspiration « subie » Madame Bovary est devenue ce qu’elle est dans l’œuvre de Flaubert, et ce qu’on peut croire qu’elle demeurera dans l’histoire de la littérature contemporaine : un livre capital. Nous avons essayé de tout résumer en quatre mots : les procédés de Flaubert convenaient admirablement au sujet qu’il avait choisi ce jour-là. Il n’est pas inutile d’appuyer sur ce point, et, renversant, comme on dit, l’expérience, de se proposer, après l’épreuve, la contre-épreuve.

III

L’œil de Flaubert ne va guère plus loin que la surface des choses, et s’il lui manque un don, il n’en faut pas douter, c’est le don de voir au-delà du visible. C’est un psychologue, sans doute, mais son observation ne démêle que ce qui se laisse lire sur les visages, dans la structure de la face, dans le relief des traits, dans le jeu de la physionomie. Lui, qui débrouille si bien les effets successifs et accumulés du milieu extérieur sur la direction des appétits et des passions du personnage, ce qu’il ignore, ou ce qu’il ne comprend pas, ou ce qu’il n’admet pas, c’est l’existence d’un milieu intérieur. Il ne conçoit pas qu’il y ait au dedans de l’homme quelque chose qui fasse équilibre à la poussée, pour ainsi dire, des forces du dehors. Toute une psychologie subtile, — bien autrement complexe que sa psychologie physiologique, — la psychologie des forces intellectuelles et volontaires qui soutiennent le bon combat contre le choc de la sensation, et qui font échec aux assauts du désir, lui échappe entièrement.

C’est pourquoi, ne lui parlez pas d’une liberté qui se détacherait en quelque façon du corps, qui le dominerait, et qui l’asservirait à des fins plus élevées que le satisfaction des désirs corporels : il ne vous entendrait pas. A cet égard, il a laissé plusieurs fois échapper de singuliers aveux, et tout à fait inconscients. « Son spiritualisme15, dit-il d’une de ses héroïnes, — madame Dambreuse croyait à la transmigration des âmes, — ne l’empêchait pas de tenir sa caisse admirablement. » Et pourquoi, bon Dieu ! son spiritualisme l’aurait-il empêchée de « tenir admirablement sa caisse ? » N’a-t-il pas écrit encore, dans sa lettre à Sainte-Beuve, en comparant désobligeamment l’eunuque Schahabarim aux « bonshommes de Port-Royal », qu’après tout « Schahabarim lui semblait moins antihumain, moins spécial, moins cocasse que des gens vivant en commun et qui s’appellent jusqu’à la mort : Monsieur ? » C’est à peu près comme s’il avait dit : Quoi de plus antihumain qu’une amitié qui ne dégénère pas en compagnonnage ? et quoi de plus « spécial » que la dignité de la tenue ? Il y a certainement une lacune dans sa connaissance de l’homme.

Je n’en veux d’autre preuve que la surprenante impuissance de sa langue, partout ailleurs si ferme et si riche d’expressions créées, toutes les fois qu’il essaye de pénétrer dans le domaine psychologique. « Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait épanouir. » Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Et ceci : « Au milieu des confidences les plus intimes… on découvre chez l’autre ou dans soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de poursuivre. » Ces deux exemples sont tirés de l’Éducation sentimentale. On en trouvera d’aussi remarquables, pour le moins, dans Madame Bovary. « Vous est-il arrivé quelquefois de rencontrer dans un livre une idée vague que l’on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme l’exposition entière de votre sentiment le plus délié ? » C’est du pur galimatias. Ou encore : « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à deux places différentes, et puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur. » C’est le badinage qui est consommé, comme dit l’autre, et la cause est entendue. Lorsqu’un écrivain de la valeur de Flaubert balbutie de telles pauvretés, c’est qu’il ne conçoit pas très clairement lui-même ce qu’il veut dire. Évidemment, ses procédés matérialistes ne peuvent pas le conduire au-delà de cette région vague où le sentiment est encore engagé dans la sensation, où la volonté se confond avec le désir ; et tout un monde lui demeure fermé.

Mais justement, par une de ces bonnes fortunes assez fréquentes dans l’histoire de la littérature et de l’art, il s’est trouvé que, pour écrire Madame Bovary, toutes les qualités qui lui faisaient naturellement défaut eussent été de surcroît. Son héroïne était tout embarrassée dans les liens de la chair, et tous ses sentiments se résolvaient en sensations. Elle-même ne voyait claire en elle qu’autant qu’elle pouvait ramener ses rêves à des impressions physiques antérieurement reçues. « Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient quelque cité splendide, avec des dômes, des ponts, des navires… » Ce n’est pas Flaubert qui compose le tableau, mais ce n’est pas non plus Emma Bovary. Cet attelage qui l’emporte, c’est un ressouvenir des romans qu’elle a lus, où les héros « crevaient des chevaux à toutes les pages » ; ces amants enlacés, ils lui reviennent aux yeux du fond des keepsakes qu’elle feuilletait au couvent, où l’on voyait « un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille » ; et ces cités splendides, n’est-ce pas encore dans quelque album d’images ou dans quelque romanesque description qu’elle en a eu la vision première ? Elle a la mémoire des sens. Ce sont ses yeux qui se souviennent, et les parties du tableau ne s’associent ensemble qu’autant qu’elles lui rappellent quelque chose de matériellement éprouvé. Vous pouvez maintenant ne pas aimer le personnage ; vous ne pouvez pas contester que les procédés de Flaubert conviennent admirablement à le peindre. Allons plus loin : on ne pouvait le peindre qu’avec ses procédés.

Il nous reste à montrer pourquoi Flaubert n’a rencontré qu’une Madame Bovary. On nous a conté qu’il n’aimait guère à s’entendre appeler toujours l’auteur de Madame Bovary. Aurait-il donc préféré qu’on le saluât l’auteur de la Tentation de saint Antoine, ou peut-être du Candidat ? Ce n’est pas après cela que l’on ne conçoive aisément son impatience et son irritation. Il souffrait de l’inutilité de vingt-cinq ans d’efforts qu’il avait faits sans réussir à s’égaler lui-même ! Cependant il demeurera l’auteur de Madame Bovary, comme d’autres avant lui sont demeurés pour nous, celui-ci l’auteur de Manon Lescaut, et celui-là l’auteur de Paul et Virginie. Qui de nous s’inquiète aujourd’hui de la Chaumière indienne ? ou de… je voudrais nommer ici quelque roman de l’abbé Prévost, et voilà qu’il ne m’en revient seulement pas le titre sous la plume. Ainsi de Flaubert. On en est quitte ordinairement pour dire que la même inspiration n’a pas deux fois visité l’écrivain ; en toute occurrence, c’est assez cavalièrement décliner le plus difficile de la tâche ; ici, certainement, ce n’est pas assez dire, — ici, quand il advient par hasard que la valeur de l’exécution soit partout à peu près égale. Il faut chercher alors et découvrir quelque vice intérieur dans la manière de l’artiste, ou dans la conception de l’homme et de la vie que s’était formée l’écrivain.

Nous avons eu l’occasion, chemin faisant, de signaler dans Madame Bovary telles ou telles qualités dont les unes, comme par exemple l’intensité de vie, font défaut dans Salammbô, et les autres, comme la sévérité de l’ordonnance, ou l’unité de la composition, dans l’Éducation sentimentale. Ce n’est rien que cela ! La vérité c’est que dans Salammbô, Flaubert a voulu faire ce qu’on a très ingénieusement appelé du « réalisme épique16 ». Il a soutenu cette ambitieuse gageure d’appliquer à la restitution de l’antique — et de quel antique ! le plus inconnu, le plus mystérieux, le plus complètement évanoui, dont il ne reste pas pierre sur pierre, dont il ne nous est pas parvenu quatre inscriptions seulement ! — les mêmes moyens qu’il venait d’appliquer avec tant de bonheur à la peinture d’un chef-lieu de canton et d’une paysanne pervertie. Il a perdu, comme l’on sait ; et si le livre, à certains égards, est un tour de force, il n’est guère au total qu’une mystification.

J’ajoute aussitôt que, de cette mystification, Flaubert lui-même a commencé par être la victime. Non pas sans doute qu’il n’y ait de fort belles parties dans Salammbô, les unes qui séduisent par leur air d’étrangeté phénicienne, et les autres qui désarment la critique par leur beauté, leur solidité, leur largeur d’exécution. Même, il y en a qui sont véritablement humaines ! Quand par exemple Flaubert nous raconte les terreurs de Carthage assiégée par les mercenaires, et qu’il nous peint le bout de tableau que voici : « Les riches, dès le chant des coqs, s’alignaient le long des Mappales et, retroussant leurs robes, ils s’exerçaient à manier la pique. Mais faute d’instructeur, on se disputait. Ils s’asseyaient essoufflés sur des tombes, puis recommençaient. Plusieurs même s’imposèrent un régime. Les uns, s’imaginant qu’il fallait beaucoup manger pour acquérir des forces, se gorgeaient, et d’autres, incommodés par leur corpulence, s’exténuaient de jeûnes pour se faire maigrir », est-ce que vous ne reconnaissez pas à ces traits la « garde nationale », les « soldats citoyens », les baïonnettes ou les piques intelligentes de tous les temps et de tous les pays ? Je recommande encore aux curieux de cet art dont nous avons parlé, — et qui consiste à lier étroitement les détails descriptifs au tissu de l’action en faisant marcher du même pas la gradation des sentiments, — le fantastique et beau chapitre qui porte le titre de Hamilcar Barca. Malgré tout, Salammbô n’en est pas moins, dans son ensemble, une œuvre manquée. Nous avons vu dans Madame Bovary ce que peut pour une œuvre la rencontre heureuse d’un sujet et des meilleurs moyens qui peuvent servir à le traiter. Salammbô nous est un remarquable exemple de ce que peut, au contraire, la disproportion ou plus exactement la disconvenance du sujet et des moyens.

Nous en dirons autant de l’Éducation sentimentale. Ici non plus Flaubert n’a pas trouvé la forme qui convenait à son sujet. Mais il y a autre chose encore, et quelque chose de plus grave, ce qu’il y a de plus grave peut-être pour un romancier, parce qu’il n’y a rien qui stérilise plus sûrement l’imagination. Nous avons noté, de ci, de là, cette haine du « bourgeois », qui caractérise Flaubert. « Les uns voient bleu, dit-il quelque part, les autres voient noir ; la multitude voit bête. » C’est sa devise. Je n’ai pas besoin d’en faire longuement ressortir la fausseté. La multitude ne voit pas « bête », elle voit « banal », ce qui ne vaut pas mieux, si vous voulez, mais ce qui n’est pas moins tout à fait différent. Quand le mauvais destin du romancier misanthrope l’oblige à traverser la rue, « il se sent écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur ». Je m’étonne seulement qu’il ne s’aperçoive pas qu’il a contracté lui-même quelques-uns des ridicules, ou tout au moins quelques-unes de ces façons de parler bourgeoises, qui semblent l’exaspérer si vivement chez les autres. Quand il esquisse le portrait du percepteur Binet « qui possédait » une si belle écriture, ne vous semble-t-il pas entendre ce début d’un roman de Balzac : « En 1792, la bourgeoisie d’Issoudun jouissait d’un médecin nommé Rouget » ? Et quand il nous peint ailleurs ces gentilshommes habitués au maniement des chevaux de race, et à ce qu’il appelle la société des femmes perdues, est-ce que cette expression banale ne trahit pas le bourgeois qui persiste, en dépit qu’il en ait, chez cet artiste farouche ? Mais lorsque parlant toujours en son nom personnel il nous apprend que « le sieur Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude », ô Muse du naturalisme ! est-ce Flaubert qui parle, ou si c’est M. Prud’homme ?

Il y a plus et il y a pis. Si vous détachez en effet ces plaisanteries elles-mêmes des personnages auxquels elles ne sont pas toujours très habilement incorporées, je pense que vous les trouverez pour la plupart assez lourdes. Il n’est pas de journaliste ou de vaudevilliste qui n’en rencontre d’aussi bonnes ou de meilleures. L’inoffensif bonhomme, par exemple, « qui se fait habiller par le tailleur de l’École polytechnique », ou tout autre du même acabit, c’est la pâture quotidienne des nouvellistes à la main. Et l’on aura beau dire, il est d’un esprit presque aussi « bourgeois » de prendre plaisir à relever de certaines sottises que de les laisser échapper. On en peut sourire ! mais les recueillir, comme fait Flaubert, et les souligner d’un ricanement de triomphe, et s’enorgueillir visiblement d’en reconnaître l’énormité, ce n’est faire preuve, au total, ni de tant de liberté d’esprit ni de tant de force de satire17. Flaubert ne laisse pas de ressembler parfois à son curé Bournisien : il avait comme lui « la stature athlétique » ; il a souvent, comme lui, « le rire opaque ». Au fond, la bêtise humaine, quand on essaie d’en donner la plus large définition, est un je ne sais quoi qui oscille de l’idiotie à la prétention. Pourquoi le pharmacien Homais est-il bête ? Uniquement parce qu’il est prétentieux, c’est-à-dire uniquement parce qu’à chaque fois qu’il ouvre la bouche, il affirme la conscience entière qu’il a de sa supériorité. Est-on bien sûr que Flaubert n’ait jamais donné dans cette prétention ? Je crois au moins qu’il n’était pas fâché de s’entendre dire qu’il était « dur pour l’humanité ». Par malheur, en travaillant depuis lors à se perfectionner dans le mépris de l’homme, en même temps que dans le maniement du matériel de son art, il a oublié que l’ironie était fatalement inféconde. « La désillusion est le propre des faibles. Méfiez-vous des dégoûtés, ce sont presque toujours des impuissants. » C’est lui-même qui l’a dit, et très bien dit.

Il y a plus d’une raison de cette impuissance et de cette infécondité. D’abord, c’est qu’il se dissimule souvent, et des idées saines, et des sentiments vrais, et des intentions délicates sous les apparences de la sottise et de la naïveté. Il le savait sans doute, puisqu’il l’a dit encore lui-même : « Comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides ». Oui ! par les métaphores les plus vides ; et par les gestes les plus étranges ; et par les actes les plus imprévus ! Mieux encore, il avait su voir et il avait su rendre, dans Madame Bovary, — toujours Madame Bovary, — ce qu’il y avait de digne de respect dans l’humble témoignage des « pauvres mains entr’ouvertes » de la vieille Catherine Elisabeth Nicaise Leroux ; ce qu’il y avait de profondeur d’affection paternelle sous l’écorce rugueuse du père Rouault ; ce qu’il y avait de dévouement dans l’amour timide et discret de ce pauvre petit Justin pour Emma Bovary ; ce qu’il y avait de réelle grandeur enfin dans la placidité un peu hautaine du docteur Larivière, « plein de cette majesté débonnaire que donne la conscience d’un grand talent, de la fortune, et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable ». En deux mots, dans Madame Bovary, tandis qu’il avait copié la réalité sur le vif et qu’il l’avait transportée dans son roman, telle quelle, tout entière ; ici, dans l’Éducation sentimentale, ayant systématiquement commencé par éliminer de la réalité tout ce qu’elle peut contenir de généreux et de noble, il n’est pas étonnant qu’il ne nous en ait rendu que ce qu’elle a de plat, de vulgaire et de laid. « Le sieur Arnoux » n’est pas le seul, dans ce prétendu roman, « qui côtoie la turpitude ». Hommes et femmes, ils en sont tous là !

Ajoutez que nul de nous ne fait bien que ce qu’il fait avec amour. La première vertu du poète, comme du romancier, celle sans qui toutes les autres aussitôt diminuent de prix et risquent de tomber à rien, c’est l’universelle sympathie pour les misères et les souffrances de l’humanité. Peut-être n’y a-t-il d’œuvres vraiment maîtresses que celles où le poète et le romancier mettent quelque chose d’eux-mêmes, et comme on le dit d’une expression si vraie dans sa familiarité, dépensent un peu de leur cœur. Il faut savoir être dupe en ce monde, non seulement pour être heureux, mais encore pour être juste. Détester les hommes, s’enfoncer dans le mépris d’eux et de leurs actes, chercher avec une obstination maniaque l’envers, — je ne dis pas même des beaux, je dis des bons sentiments — ce n’est peut-être pas la meilleure manière de se préparer à les représenter au vrai et ce n’est pas non plus la meilleure manière de réussir à nous intéresser. Vous vous moquiez du bourgeois ! le bourgeois vous l’a rendu cruellement le jour qu’il vous inspira l’Éducation sentimentale.

Il est un art cependant de laisser briller une lueur de sensibilité jusque dans la plus méprisante ironie. C’est quand l’ironie n’est qu’une forme de l’indignation généreuse. Elle ne blesse pas alors ; elle venge, et elle console, parce que, au travers du mépris déversé sur tout ce que l’on hait d’une juste haine, elle nous permet d’entrevoir ce qu’on aime ou ce qu’on aimerait. « Le tissu de notre vie, dit le poète, est composé de fils mêlés, bien et mal unis ensemble ; nos vertus deviendraient orgueilleuses si nos fautes ne les fouettaient pas ; mais nos vices désespéreraient s’ils n’étaient pas consolés par nos vertus ». Et c’est alors que l’ironie, bien loin de rétrécir et de rapetisser les choses, les élargit au contraire et les agrandit. Mais, de cette ironie féconde, que je doute qu’on trouvât un exemple dans l’œuvre entière de Flaubert. Lorsque la mort, il y a cinq ou six semaines, est venue brusquement le surprendre, il achevait de publier cette lourde féerie du Château des cœurs, où, parmi les plaisanteries du plus mauvais goût, s’épanouissait encore cette même haine inexpiable du « bourgeois », sans qu’on y puisse deviner, — non pas même les raisons que pouvait avoir Flaubert de haïr ainsi l’humanité, car ceci ne regardait que lui, — mais un idéal quelconque dont il eût le culte et l’amour. Il aimait l’art, dira-t-on, et je répète obstinément : Qu’est-ce qu’aimer l’art sans aimer l’homme ?…

Là-bas, à Yonville, dans sa mansarde, Binet, le percepteur, tourne encore, tourne toujours, tourne avec rage. De son outil s’échappe une poussière blonde qui s’envole dans un rayon de soleil. Il y en a qui aiment autour de lui ; il y en a qui naissent ; il y en a qui souffrent ; il y en a qui pleurent ; il y en a qui meurent. Que lui importe ! et qu’a-t-il de commun, lui, Binet, avec tous ces gens-là ? Leurs affaires ne sont pas les siennes ! Et tournant encore, tournant toujours, tournant avec rage, il fabrique « des ronds de serviette, dont il encombre sa maison avec la jalousie d’un artiste et l’égoïsme d’un bourgeois ». Il y eut de cet artiste et de ce bourgeois dans Flaubert. L’artiste a fait Salammbô, la Tentation de saint Antoine, Hérodias, — autant d’œuvres manquées. Le bourgeois a écrit un Cœur simple, l’Éducation sentimentale, le Candidat et le Château des cœurs, — autant d’œuvres manquées encore. Pourtant, comme l’artiste était très habile, et même consommé dans la pratique de son art, on trouve profit à lire Salammbô. Comme le bourgeois était très consciencieux, et qu’il connaissait bien les ridicules de son espèce, on peut trouver plaisir à lire l’Éducation sentimentale. Disons sans marchander : c’est là déjà quelque chose, et c’est même beaucoup. Il y a d’ailleurs un troisième Flaubert, le seul et le vrai Flaubert : c’est l’auteur de Madame Bovary, et qui restera l’auteur de Madame Bovary.

J’en connais de plus misérables !

Le naturalisme anglais

Etude sur George Eliot

Parmi les grands romanciers dont l’Angleterre contemporaine est aussi fière que nous le pouvons être en France de Balzac ou de George Sand, et qui déjà balancent dans l’histoire la réputation de l’auteur de Clarisse Harlowe lui-même ou de l’auteur de Tom Jones, il en est un à qui cette singulière fortune est échue, qu’ayant été loué, qu’étant loué tous les jours encore, dans sa propre patrie, par-dessus les Bulwer, les Dickens, les Thackeray, c’est à peine cependant si ses œuvres ont franchi le détroit, et que, tandis que ses admirateurs ne craignent pas de prononcer à côté de son nom le grand nom de Shakespeare, ce qui est d’ailleurs beaucoup dire, vous ne trouveriez peut-être pas, sur cent liseurs de romans, un liseur français qui connaisse George Eliot. Tout le monde, — je prendrai du moins la liberté de le supposer, — a lu la Foire aux vanités et tout le monde a lu David Copperfield. Les œuvres de Mrs Gaskell, ou de miss Braddon, — qui ne sont pas, il s’en faut ! de la même qualité de forme ni de fond, — ont pu faire leur chemin en France ; et les noms eux-mêmes des Wilkie Collins ou des Anthony Trollope sont parvenus jusqu’à nos superbes oreilles. Comment donc et pourquoi l’auteur d’Adam Bede et du Moulin sur la Floss (et quoique la critique n’ait laissé passer inaperçue presque aucune de ses œuvres), a-t-elle rencontré si peu d’admirateurs parmi nous ?

Il est d’autant plus difficile de s’expliquer cette indifférence que, George Eliot ayant levé, voilà tantôt vingt-cinq ans, le drapeau du naturalisme en Angleterre, elle eût pu fournir à nos réalistes jadis, à nos naturalistes aujourd’hui, ce qui jusqu’à présent leur manque le plus pour achever la démonstration de leur doctrine : des œuvres ; et, dans le nombre, sans discussion possible, trois ou quatre chefs-d’œuvre.

Je ne puis, en effet, me défendre de croire que M. Zola, par exemple, s’il eût connu, ne fût-ce que par ouï-dire, ou ouï-dire de ouï-dire, Silas Marner et Middlemarch, se fût gardé d’écrire ce qu’un beau matin d’il y a trois ou quatre mois il écrivait, ex abrupto, sur les littératures protestantes. A maltraiter comme il fait le roman anglais contemporain, — Silas Marner est de 1861, mais Middlemarch est de 1872 — il eût compris qu’il commettait la même faute qu’en son temps le peintre des Casseurs de pierres ou de l’Enterrement d’Ornans s’il eût déblatéré contre la peinture hollandaise. Car, non seulement il faut convenir qu’il y a des arts protestants, et qu’en général ils sont naturalistes ; mais, en Hollande comme en Angleterre, on pourrait presque dire que c’est pour avoir poussé le naturalisme jusqu’à ses dernières conséquences, ou parfois même au-delà, qu’ayant rencontré des chefs-d’œuvre, un peintre comme Jean Steen, par exemple, ou Frans Hals, un romancier comme Fielding ou Dickens, font hésiter la critique, et suspendent la condamnation que nous nous sentirions autrement portés d’instinct à prononcer — Latins et catholiques au fond que nous sommes — contre les prétentions du naturalisme dans l’art. Essayez un instant, par la pensée, d’effacer de l’histoire toute la peinture hollandaise et tout le roman anglais : le naturalisme n’est plus qu’un système errant à travers les espaces du vide métaphysique ; — système que l’on peut accepter, ou doctrine que l’on peut combattre, doctrine que l’on peut soutenir, et système que l’on peut réfuter ; — mais doctrine qui se dément en quelque sorte soi-même, et qui, dès le premier pas qu’elle veut faire à terre, manquant de support dans la réalité, chancelle, trébuche et tombe. Au contraire, si les Ruysdaël et les Hobbema, quoique suspects, ceux-là, d’un peu de poésie ; si les Frans Hals et même les Jean Steen sont des maîtres ; si Tom Jones, et Amélia peut-être, sont des chefs-d’œuvre, et qu’Adam Bede en soit un autre, et le Moulin sur la Floss un autre encore ; c’est alors que le système, plongeant par ses racines dans un sol profond, d’une richesse, d’une fécondité, d’une puissance incontestables, s’impose à la discussion ; et que la critique ne peut plus se contenter de formules qui laisseraient en dehors de ses prises ou de sa juridiction toute une moitié de l’art moderne.

Reste à savoir, il est vrai, si ce naturalisme hollandais ou anglais ne serait pas comme vivifié par un principe intérieur qui ferait défaut jusqu’ici à notre naturalisme français. C’est précisément ce que l’on ne saurait nulle part peut-être rechercher plus utilement que dans l’œuvre de George Eliot, et c’est précisément ce que je me propose ici d’étudier.

I

Le premier grand roman de George Eliot, Adam Bede, parut en 1859. L’auteur approchait alors de la quarantaine : Charlotte Brontë, depuis trois ans, était morte ; Dickens et Thackeray vivaient encore. Il importe beaucoup, en critique, de déclarer hardiment l’ignorance où l’on est de ce que l’on ne sait pas, et de montrer soi-même au lecteur l’importance des lacunes qu’après beaucoup d’efforts on n’a pas pu réussir à combler. J’avouerai donc très franchement que je ne vois pas très bien contre qui, dans l’Angleterre de 1859, George Eliot a prêché le naturalisme. Ce n’était pas, je pense, Dickens, qu’elle pouvait accuser d’idéalisme ; ce n’était pas Thackeray qu’elle pouvait suspecter de sentimentalisme ; c’était sans doute bien moins encore l’auteur de Jane Eyre ou de Shirley, Charlotte Bronte ! Qui donc alors ? et n’en avait-elle qu’à ces romans de mœurs soi-disant mondaines qui jadis, et de nos jours même, avec les romans moraux et un peu niais que publient par douzaines les filles de clergymen, étaient et n’ont pas cessé d’être la plaie de la littérature anglaise ? Mais j’inclinerais plutôt à croire, en considérant, d’une part, les liaisons de l’auteur d’Adam Bede avec les positivistes anglais, — Herbert Spencer, Stuart Mill, H. Georges Lewes — et en me souvenant, d’autre part, combien était grande encore, il y a vingt-cinq ans, l’influence de Thomas Carlyle, que c’est en adversaire de l’apocalyptique Écossais incomparable humoriste, mais grand assembleur de nuages, que se posa George Eliot.

Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est qu’au cœur même de ce dramatique récit d’Adam Bede, et jeté brusquement, — avec cette parfaite insouciance de l’art de composer qui caractérise trop souvent les Anglais, — on pouvait lire un long manifeste sur la portée duquel il était impossible de se méprendre un seul instant :

« Je n’aspire, disait donc l’auteur, qu’à représenter fidèlement les hommes et les choses tels qu’ils se sont reflétés dans mon esprit. Le miroir est assurément défectueux ; les contours y seront quelquefois faussés ; l’image indistincte ou confuse : mais je me crois tenu de vous montrer aussi exactement quel est ce reflet, que si j’étais sur le banc des témoins, faisant ma déposition sous serment. »

Vous reconnaissez ici la comparaison même dont abusent aujourd’hui nos naturalistes, sauf peut-être ce détail qu’ils n’admettent guère la défectuosité du miroir ; et que, ce qu’ils voient, ils sont très convaincus qu’ils le voient tel qu’il est, et même jamais mieux que lorsqu’ils sont seuls à le voir, ce qui leur arrive plus souvent qu’ils ne croient. Leur demanderez-vous maintenant pour quel motif, pouvant ainsi tout refléter, ils ne reflètent à l’ordinaire que l’odieux, le laid, ou du moins le banal ? George Eliot encore avait répondu pour eux :

« Je découvre une source d’inépuisable intérêt dans ces représentations fidèles d’une monotone existence domestique, qui a été le lot d’un bien plus grand nombre de mes semblables qu’une vie d’opulence ou d’indigence absolue, de souffrances tragiques ou d’actions éclatantes. Je me détourne sans regret de vos prophètes, de vos héros, pour contempler une vieille femme penchée sur un pot de fleurs ou mangeant son dîner solitaire, … ou encore cette noce de village qui se célèbre entre quatre murs enfumés, où l’on voit un lourdaud de marié ouvrir gauchement la danse avec une fiancée aux épaules remontantes et à la large face »

Et plus loin encore :

« Ayons donc constamment des hommes prêts à donner avec amour le travail de leur vie à la minutieuse reproduction de ces choses simples. Les pittoresques lazzaroni ou les criminels dramatiques sont plus rares que nos vulgaires laboureurs, qui gagnent honnêtement leur pain et le mangent prosaïquement à la pointe de leur couteau de poche. Il est moins nécessaire qu’une fibre sympathique me relie à ce magnifique scélérat en écharpe rouge et plumet vert qu’à ce vulgaire citoyen qui pèse mon sucre, en cravate et en gilet mal assortis… »

Non, sans doute, ni M. Champfleury, qui trouve ses Bourgeois de Molinchart, soyez-en sûrs, d’une impayable drôlerie ; ni Flaubert, qui regarde son Binet ou son Bournisien comme un percepteur et comme un curé tout à fait extraordinaires ; ni M. Zola, qui ferait serment, dans son Assommoir ou dans sa Nana, d’avoir représenté des choses vraiment tragiques, n’ont osé faire ainsi, sans emportement d’éloquence et sans phrases, l’apologie de tout ce que nous sommes tentés, au premier abord, d’appeler des noms de platitude et de vulgarité.

« Je ne voudrais pas, même si j’en avais le choix, être l’habile romancier qui pourrait créer un monde tellement supérieur à celui où nous vivons, où nous nous levons pour nous livrer à nos travaux journaliers, que vous en viendriez peut-être à regarder d’un œil indifférent, et nos routes poudreuses et les champs d’un vert ordinaire, les hommes et les femmes réellement existants… »

Qui donc, de notre temps, a plus délibérément limité le domaine de l’art au cercle étroit et familier de l’observation quotidienne ? et qui donc a plus nettement revendiqué les droits, les imprescriptibles droits, faut-il dire des Deltheil et des Madureau ? mais au moins des Homais et des Tuvache, des Macquarl et des Rougon, à remplacer dans la littérature et dans l’art d’un siècle démocratique, les héros empanachés des Byron et des Victor Hugo : les Manfred et les Lara, les Hernani et les Lucrèce Borgia ?

Et les œuvres ici sont conséquentes à la doctrine, ce qu’on ne saurait dire, avec une entière vérité, ni des œuvres de Balzac, ni de celles de Flaubert, ni de celles de M. Zola. Car il y a du romantique encore dans l’auteur d’Eugénie Grandet ; il y en a, je ne dis pas seulement dans l’auteur de Salammbô, mais jusque dans l’auteur de Madame Bovary ; et pourquoi pas dans l’auteur de Nana ? L’auteur de Nana ne se doute pas à quel point il est romantique. Au contraire, qu’est-ce qu’Adam Bede ? l’histoire de l’amour d’un charpentier de village pour une fille de ferme et d’une ouvrière de filature pour ce même charpentier, des forgerons, des batteurs en grange, des filles de basse-cour, des rouliers, des aubergistes, un ministre de l’Église établie, et un squire de campagne. Qu’est-ce encore que le Moulin sur la Floss ? l’histoire d’un meunier qui se ruine en procès, et de sa famille dispersée par sa ruine ; comme comparses, des tenanciers besogneux, des tantes avares, des oncles niais, une fillette à la tête légère, et Tom Tulliver, le plus Anglais des jeunes Anglais que nous ayons jamais rencontré dans un roman anglais. Qu’est-ce enfin que Silas Marner ? l’histoire d’un pauvre tisserand, volé de son trésor, qui ramasse, un soir d’hiver, sur le cadavre d’une femme morte d’ivresse au long de la grande route, une misérable orpheline, l’élève et la marie ; et puis le chevalier Cass, et l’apothicaire Kimble, et miss Nancy Lammeter, tous personnages aussi profondément humains qu’extérieurement anglais, et dont on peut rencontrer les originaux partout, aux environs d’Yonville-l’Abbaye, si vous le voulez, presque aussi sûrement que dans le village de Raveloë. Rien de plus banal, on le voit, rien de plus ressemblant à la vie quotidienne, rien où l’aventure, et l’exception, et la singularité tiennent moins de place. Et c’est bien ici le monde, le vaste monde, systématiquement réduit à ce qu’il en peut tenir aisément dans l’existence du plus modeste, du plus humble d’entre nous, et du plus dénué de toute apparence d’originalité.

Mais déjà, quel que soit le choix des sujets, et si je ne me suis pas trompé moi-même à la signification des passages que je transcrivais tout à l’heure, le lecteur a reconnu la différence ; — et qu’elle creuse un abîme entre le naturalisme français et le naturalisme anglais.

Une sympathie profonde pour ces « monotones existences », et pour ces « vulgaires laboureurs » qu’il aime à mettre en scène est l’âme même du naturalisme anglais. Le naturalisme français, au contraire, nous avons nous-même essayé de le montrer, ne respire que dédain et mépris pour ses Bouvard et ses Pécuchet. Et tandis que, dans l’immortelle description que Flaubert nous a laissée d’Yonville, on sent, à chaque coup de pinceau, de vieilles haines qui se délectent, et d’inoubliables rancunes qui se conjouissent, au contraire, dans le tableau que George Eliot a tracé de la petite ville de Saint-Ogg’s ou du village d’Hayslope, c’est la sérénité d’un grand esprit et d’un large cœur qui s’est rendu compte que chaque chose est comme elle doit être, et que par conséquent la véritable éducation de l’artiste est d’apprendre à l’aimer parce qu’elle est, pour ce qu’elle est, et telle qu’elle est. Faites plutôt vous-même la comparaison. « Jusqu’en 1835, il n’y avait point de route praticable pour arriver à Yonville ; mais on a établi vers cette époque un chemin de grande vicinalité qui relie la route d’Abbeville à celle d’Amiens… Cependant Yonville est demeuré stationnaire, malgré ses débouchés nouveaux… L’église est à l’entrée de la place… Le confessionnal y fait pendant à une statuette de la Vierge… Une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l’intérieur, domine le maître-autel entre quatre chandeliers… La mairie, construite sur les dessins d’un architecte de Paris, est une manière de temple grec ».

Ce n’est pas moi qui souligne, c’est Flaubert lui-même. En quoi je me permettrai de dire que, comme il arrive encore assez fréquemment aux artistes, il nous donne les preuves d’une remarquable inintelligence. Car enfin, le ridicule, à le bien prendre, ce n’est pas, en se conformant aux usages de la langue administrative, de parler de « débouchés nouveaux », et de « chemins de grande vicinalité » ; mais bien plutôt de s’arrêter à ces expressions, et d’appeler sur elles l’attention du lecteur, comme si l’on s’était attendu, avec une puérilité de rhétoricien tout frais émoulu du collège, que les bureaux dussent écrire dans le style de Chateaubriand. Un ministre de l’intérieur, le préfet d’un grand département, le maire de Rouen ou celui du Havre ont pourtant autre chose à faire que de vérifier des métaphores ou de combiner des phrases harmonieuses ! et, j’ose l’ajouter, que diraient les Flaubert eux-mêmes et que deviendraient-ils si quelqu’un ne s’occupait pour eux de ce qu’ils affectent de trouver si parfaitement méprisable ?

George Eliot s’y prend d’autre manière. Et d’abord, ce n’est pas la ville qu’elle s’attache à décrire pour y loger les habitants ; ce sont les habitants qu’elle nous fait connaître, et qui plus tard, agissant sous nos yeux, selon leurs mœurs et dans la direction de leurs instincts, nous promèneront assez de par la ville. « La religion des Dodson consistait à respecter tout ce qui était selon la coutume, et respectable : il fallait être baptisé, autrement, on ne pouvait être enterré dans le cimetière, ni prendre les sacrements avant la mort ; … mais il était tout aussi nécessaire d’avoir à ses funérailles les porteurs de manteaux les plus convenables et des jambons bien préparés, comme aussi de laisser un testament inattaquable. Un Dodson ne devait point être accusé de négliger quoi que ce soit de bienséant, indiqué par l’exemple des principaux paroissiens et par les traditions de famille, comme l’obéissance aux parents, la fidélité conjugale, le travail, l’honnêteté rigide, l’activité, le nettoyage a fond des ustensiles de bois et de cuivre, la conservation des pièces d’argent menacées de disparaître de la circulation, la production de denrées de premier ordre pour le marché… Les Dodson étaient une race très fière, et leur fierté consistait à rendre impossible toute accusation de manquement aux usages ou aux devoirs traditionnels : orgueil sain, à plusieurs égards, puisqu’il unissait l’honneur à la parfaite intégrité, le vrai travail et la fidélité aux règles admises. » Ce n’est pas George Eliot, c’est moi maintenant qui souligne. Mais sentez-vous tout ce qu’il y a d’indulgence dans cet admirable portrait d’une famille et d’une race ? comme les ridicules y sont touchés d’une main ferme à la fois et délicate ? et comme on voit transparaître, sous l’ironie qui se joue, l’estime de l’écrivain pour ce fonds « d’honnêteté rigide » que maintiennent inaltéré, dans son intégrité native, justement tous ces préjugés, et toutes ces observances, et jusqu’à cette vanité de la coutume héréditaire ?

Un exemple est bon : deux exemples vaudront encore mieux. « Miss Nancy Lammeter, il est vrai, n’avait jamais fréquenté une autre école que celle de Mrs Tedman ; ses connaissances en littérature profane allaient à peine au-delà des vers qu’elle avait brodés sous l’agneau et la bergère dans son grand travail de tapisserie ; et, afin de balancer ses comptes, elle était obligée d’effectuer la soustraction en retirant des schellings et des six pence véritables d’un total métallique véritable aussi. Il y a à peine une femme de chambre de nos jours qui ne soit plus instruite que ne l’était miss Nancy ; cependant elle possédait les attributs essentiels d’une dame, une haute véracité, un honneur délicat dans sa conduite, de la déférence pour les autres, et des manières distinguées. » J’ai loué largement, et volontiers, Flaubert, d’avoir fait, s’il est permis de s’exprimer ainsi, de la vie avec de la platitude et de la vulgarité ; c’est ici quelque chose de mieux, et comme on dit aujourd’hui, de plus fort ; car, avec de la platitude et de la vulgarité, George Eliot fait de la noblesse.

Mais voilà ce que je crains que nos naturalistes ne comprennent qu’à moitié, c’est à savoir : qu’il existe peut-être une autre mesure de la valeur des hommes que l’instruction, ou même l’intelligence ; et que l’attraction qu’elles exercent sur les sens, ou la beauté même, n’est pas la seule mesure de la valeur des femmes. Et voilà pourtant ce qui fait, au contraire, la dignité, la profondeur, je puis bien dire la réelle beauté du naturalisme anglais jusque dans l’imitation même de la laideur. N’est-il pas vrai que tout le charme de la peinture hollandaise disparaîtrait, si vous pouviez soupçonner un seul instant, à l’ironie d’un seul coup de pinceau, que ces vieilles femmes sur le pas de leur porte, que ces moutons dans la prairie, que ces pots de fleurs au rebord d’une fenêtre n’ont pas été peints avec amour, comme choses connues, et aimées parce qu’elles sont connues, parce qu’elles sont en quelque sorte tissues dans la trame de l’existence journalière et du bonheur quotidien ? Et pareillement, il s’évanouirait aussi, le charme pénétrant et subtil des chefs-d’œuvre du roman anglais, si vous n’y sentiez que, bien loin d’affecter cette domination sur ses personnages, coutumière à nos Français, et cette espèce de supériorité de l’artiste sur la matière qu’il condescend à mettre en œuvre, les Richardson et les George Eliot se laissent faire, c’est-à-dire se mettent de plain-pied avec leurs personnages, vivent au milieu d’eux, s’efforcent à les comprendre, et les aiment parce qu’ils les comprennent.

Il convenait d’insister, car — on ne saurait dire en vérité par quelle singulière illusion de jugement — tous ceux de nos critiques, à l’exception de M. Émile Montégut et de M. Edmond Scherer, qui se sont occupés de George Eliot, n’ont-ils pas cru devoir lui reprocher sa hautaine indifférence d’artiste à l’égard des misères de ce monde, et son impassibilité d’observateur philosophe ! Tandis que jamais peut-être on n’a senti circuler dans toute une œuvre un plus large courant de sympathie, d’autant plus entraînant qu’il se contient lui-même entre de plus fortes digues, à la manière d’un grand fleuve dont les eaux ne roulent que plus puissantes, resserrées entre leurs quais de granit. Cette première différence en entraîne d’autres, qui suivent comme nécessairement, et qu’il s’agit de mettre en lumière.

II

Et, d’abord, s’il est vrai, comme je crois l’avoir montré, que l’observation en quelque sorte hostile, ironique, railleuse tout au moins, de nos naturalistes français ne pénètre guère au-delà de l’écorce des choses tandis qu’inversement il n’est guère de repli caché de l’âme humaine que le naturalisme anglais n’ait atteint, ne prenez ni le temps ni la peine d’en aller chercher la cause ailleurs : elle est là. Oui, la sympathie, non pas cette sympathie banale qui fait larmoyer le richard de l’épigramme sur ce pauvre Holopherne,

Si méchamment mis à mort par Judith ;

mais cette sympathie de l’intelligence éclairée par l’amour, qui descend doucement et se met sans faste à la portée de ceux qu’elle veut comprendre, tel est en effet, tel a toujours été, tel sera toujours l’instrument de l’analyse psychologique, et celui qu’aucun scalpel ni aucun compas ne remplacera. Peu d’écrivains l’ont su manier avec l’aisance, la délicatesse de main, et la sûreté de George Eliot. On lui a rendu ce magnifique témoignage, en Angleterre, qu’elle seule, depuis Shakespeare, aurait su faire parler les paysans ; et quiconque étudiera dans Adam Bede les vivants personnages de Lisbeth Bede ou de Mrs Poyser, de la Grand’ferme, sera certainement tenté de souscrire à ce rare éloge. Écoutez Mrs Poyser gourmander sa servante :

« M. Ottley, vraiment ! c’est joli de venir parler de ce que vous faisiez chez M. Ottley ! Votre maîtresse là-bas aime peut-être que les selliers viennent salir son plancher, que sais-je ? On ne peut savoir ce que ces gens pourraient ne pas aimer, à la manière dont on m’en a parlé. Je n’ai jamais vu dans ma maison une servante qui parût savoir ce que c’est que de nettoyer ; pour moi, je crois qu’il y a des gens qui vivent comme des porcs. Cette Betty, qui était laitière chez Trent avant de venir chez moi, elle aurait laissé les fromages sans les retourner une semaine entière. Et les baquets de la laiterie ! J’aurais pu écrire mon nom dessus, quand je suis descendue après ma maladie, que le docteur a dit être une inflammation, que c’est une grande grâce que j’en sois réchappée. Et penser que vous n’en savez pas davantage, Molly, après bientôt neuf mois que vous êtes ici, et ce n’est pas faute de vous en avoir parlé non plus ! Qu’avez-vous à rester là comme un tournebroche qui n’est pas remonté, au lieu de prendre votre rouet ? Vous êtes une fille précieuse pour vous mettre à l’ouvrage un instant avant qu’il faille le quitter ! »

Ce ne sont point ici de ces affectations de provincialismes, ou ce placage de prétendus idiotismes locaux sur des paysanneries d’auteur. Mais la fécondité naturelle du franc-parler populaire, mais les brusques et secrètes associations d’idées d’où jaillissent comme de leurs sources les proverbes de la campagne, mais l’enchaînement dans la continuité d’un même discours de ces locutions imagées, pittoresques, hardies, et de ces expressions apprises, banales, usées, dont le mélange même donne sa forte et âpre saveur à la conversation villageoise, tout cela, dans le langage de Mrs Poyser, est reproduit avec une telle fidélité que, s’il y a dans la langue anglaise d’autres exemples d’une pareille faculté, de création linguistique, il ne doit pas sans doute y en avoir beaucoup. En même temps aussi vous y reconnaissez le signe d’une prodigieuse puissance d’observation. On ne crée la langue avec ce bonheur de trouvaille et cette justesse d’analogie qu’à la condition d’avoir vraiment pensé pour ceux que l’on fait parler, et en quelque sorte vécu soi-même leur vie psychologique. Voulez-vous faire encore la comparaison ? Les mémorables discours que Flaubert fait sortir de la bouche intarissable en sottises du pharmacien Homais, dans Madame Bovary, n’auraient assurément pas cette vivante continuité de logique intérieure et cette admirable vérité d’intonation qu’ils ont, s’il n’y avait pas eu dans Flaubert lui-même, tout au fond, comme nous avons essayé de le faire voir, quelque chose de son personnage. Seulement, Homais n’est qu’une caricature ; tandis que, si jamais vous passez par Hayslope, dans le Loamshire, demandez Mrs Poyser ; — et certainement on vous l’indiquera.

« Il faut nous habituer à l’idée, dit quelque part George Eliot, que quelques-uns de ces instruments habilement façonnés que l’on appelle âmes humaines n’ont à leur service qu’un petit nombre de notes et ne résonnent point à tout attouchement. » Les créations vraiment vivantes de nos naturalistes ne résonnent que sous un attouchement unique et ne rendent qu’une note. C’est probablement parce que Flaubert n’en avait qu’une. Ce qui n’est au moins douteux pour personne, c’est leur étrange inhabileté toutes les fois qu’ils veulent traduire quelque chose de plus profond ou de plus élevé que la sensation. J’en ai donné plus haut des preuves et j’en donnerai d’autres plus loin. Tirez nos romanciers de ces régions basses et obscures où le sentiment et la sensation sont encore engagés et confondus l’un dans l’autre, on dirait que la faculté matérielle elle-même de combiner les mots les trahit ou les abandonne.

Balzac en restera dans l’histoire de la prose française un mémorable exemple. Faites-lui la part aussi belle qu’il vous plaira, prenez le Lys dans la vallée, l’un des plus vantés (tout à fait à tort, selon nous), et en tout cas, ce qui seul importe ici, le plus « psychologique » peut-être de ses romans. Il y tombe, de toute sa lourdeur, à chaque page, dans le plus épais galimatias. « N’appartenons-nous pas, — dit le sentimental M. de Vandenesse à la non moins sentimentale madame de Mortsauf, — n’appartenons-nous pas au petit nombre de créatures privilégiées pour la douleur ou pour le plaisir, de qui les qualités sensibles vibrent toutes à l’unisson en produisant de grands retentissements intérieurs, et dont la nature nerveuse est en harmonie constante avec le principe des choses ? » C’est une déclaration d’amour. Et dix-huit pages plus loin, voici la réponse de madame de Mortsauf : « Ma confession ne vous a-t-elle donc pas montré les trois enfants auxquels je ne dois jamais faillir, sur lesquels je dois faire pleuvoir une rosée réparatrice, faire rayonner mon âme sans en laisser adultérer la moindre parcelle ? N’aigrissez pas le lait d’une mère ! » Balzac est une nature extraordinairement puissante, mais grossière, le Jordaens d’une école qui attend toujours son Van Dyck. Il y a des délicatesses qui lui échappent, quelque laborieux et consciencieux effort qu’il fasse pour les saisir ; et elles lui échappent, comme à Flaubert, faute de cette sympathie que nous définissions tout à l’heure : parce qu’ils ne les comprennent pas. Ils ont ouï dire qu’elles existaient ; mais ils n’en sont pas autrement sûrs : physiologistes habiles, psychologues incomplets ; observateurs précis, analystes maladroits ; et peintres vigoureux de la réalité palpable, mais explorateurs moins que médiocres de la réalité qui ne se voit pas.

Le malheur, pour eux, et pour nous qui les lisons, c’est que d’un homme à l’autre, — et quoi qu’en dise une certaine école de psychologie, — la sensation peut être considérée comme à peu près identique. Nous ne nous ressemblons par rien tant que par nos appétits, si ce n’est par la façon de les satisfaire. C’est pourquoi, il y a une étude scientifique de la sensation qui peut, en effet, servir de base à une psychologie scientifique. Mais la personnalité ne commence qu’avec le retentissement de la sensation sur l’intérieur. « Les sensations, a-t-on très bien dit, ne sont que ce que le cœur les fait être. » L’action de l’extérieur n’est rien, c’est la réaction du dedans qui importe. Et touchés de la même manière par les impressions du dehors, c’est la diversité des transformations qu’elles subissent en nous qui fait que nous sommes ce que nous sommes, nous, et non pas un autre.

C’est ici le triomphe du naturalisme anglais. La gloire en doit remonter jusqu’à Richardson. Entre les grandes littératures européennes il se fait depuis trois ou quatre cents ans comme un perpétuel commerce d’idées. On dirait, sous des influences diverses, et tour à tour déplacées d’Espagne ou d’Italie, par exemple, en France, de France en Angleterre, et d’Angleterre en France, ou plus près encore de nous, d’Angleterre en Allemagne et d’Allemagne en France, les transformations d’une même matière, ductile en quelque sorte, et capable de recevoir du génie propre de chaque peuple une infinie diversité de marques, d’empreintes, et de formes. L’auteur de Clarisse Harlowe et de Paméla, le premier, a versé dans les cadres du roman de la vie réelle tout ce qu’il y avait de richesse d’observation psychologique et morale dans nos grands sermonnaires du xviie  siècle, et par exemple dans notre Bourdaloue, — que l’Angleterre du xviiie  siècle a presque mieux connu que nous, — si l’on voulait un nom pour fixer les idées. Mais certainement ce triomphe de la notation psychologique n’a jamais paru plus complet et plus éclatant que dans l’œuvre de George Eliot.

Il est curieux, et peut-être instructif, de considérer ce don d’observation à l’œuvre. George Eliot ne voit pas les animaux eux-mêmes faire un mouvement, elle ne les entend pas pousser un cri qu’elle n’essaye d’en saisir la juste signification :

« On pourrait croire que la maison est le sujet d’un procès en chancellerie et que les fruits de cette double rangée de noyers, à l’entrée de l’enclos, vont tomber et pourrir dans l’herbe, si nous ne venions d’entendre de retentissants aboiements… Et voici que les veaux à demi sevrés, qui s’étaient abrités sous un hangar, en sortent et répondent sottement à cet aboiement terrible, supposant qu’il a pour cause l’apparition de baquets de lait. » Ou encore : « Deux minutes après, M. Rann était à la porte, faisant de profonds saluts, qui cependant étaient loin de lui concilier Pug, qui, avec un aboiement aigu, s’élança au travers de la chambre pour reconnaître les jambes de l’étranger, tandis que les petits chiens, considérant les bas chinés et tricotés d’un point de vue plus séduisant, sautaient autour de M. Rann en jappant avec une grande jubilation. »

Viendraient ensuite les enfants, qui tiennent la place que l’on sait dans les romans anglais et qui, — pour ne pas oublier de noter en passant la chose, — par le seul fait de leur présence, contribuent à rendre la fiction, et le roman surtout, plus conforme à la réalité, plus ressemblant à la vie.

« Tout à coup, comme l’enfant roulait vers les genoux de sa mère, tout mouillé par la neige, ses yeux furent frappés d’un brillant rayon de lumière sur le terrain blanc, et, avec cette faculté de transition propre à l’enfance, il fut immédiatement absorbé par la contemplation de cet objet scintillant qui paraissait venir à sa rencontre, sans jamais y arriver. Il fallait absolument le saisir ; à l’instant, l’enfant se mit à marcher à quatre pattes, étendant sa petite main pour s’emparer de ce jouet. Efforts inutiles ! Alors la tête se releva pour voir d’où venait le rayon capricieux. » Et encore : « Ce fut l’occasion d’une cérémonie où l’eau et le savon jouèrent le principal rôle, et de laquelle la petite fille sortit avec une nouvelle beauté. Assise sur les genoux de Dolly, elle jouait avec ses orteils, étirant et frottant ses bras l’un contre l’autre, semblant avoir fait sur elle-même plusieurs découvertes qu’elle communiquait par des gug-gug et des mama. »

Ne souriez pas ! Ne dites pas que c’est là peu de chose ou, si par hasard vous étiez tenté de le dire, ô lecteur français, bon fils, honnête époux, bon père, qui ne concevez le roman, depuis 1830, que dans le drame de l’adultère, faites attention que c’est la rare, la précieuse, l’inappréciable faculté d’observer, c’est-à-dire de fixer son intérêt sur toutes choses, et de ne l’en pas détourner que l’on n’en ait trouvé l’explication probable. La vie est un profond mystère. Et voulez-vous enfin la voir maintenant s’exercer, cette faculté d’observer, non plus dans la représentation de l’enfance, mais dans l’étude réelle de l’homme ? Écoutez ce fragment de conversation entre Luke, le maître-valet de M. Tulliver, et Maggie, la fille du meunier :

« Si je vous prêtais un de mes livres, Luke ? Il y a le Tour d’Europe, de Pug, qui vous dirait tout sur les différentes espèces de gens dans le monde, et, si vous ne pouviez pas comprendre la lecture, les images vous aideraient… Il y a les Hollandais, qui sont très gras et qui fument, vous savez, et il y en a un qui est assis sur un baril.

  • - Non, miss, je n’ai pas bonne opinion des Hollandais. Il n’y aurait pas grand bien à apprendre sur leur compte.
  • - Mais ils sont notre prochain, Luke.
  • - Pas trop notre prochain, je crois, miss. Tout ce que je sais, c’est que mon vieux maître, qui en savait long, avait coutume de dire : « Si je sème jamais mon froment sans le saler, je suis un Hollandais », qu’il disait, et c’était comme s’il avait dit qu’un Hollandais est un imbécile ou approchant. Non, non, je ne vais pas m’embarrasser des Hollandais. Ils sont assez lourds et assez coquins pour ne pas aller les chercher dans les livres. »

Ce qu’il y a d’admirable ici, ce n’est pas seulement le naturel absolu du discours et la vivante justesse de chaque trait, c’est la psychologie qui dicte le trait et, si je puis ainsi dire, gouverne intérieurement le dialogue. Un autre exemple nous fera mieux comprendre. M. Tulliver cause avec M. Deane de la bataille de Waterloo. « Il y avait une légère divergence entre eux. Et M. Deane, à ce propos, fit remarquer que, pour lui, il n’était pas disposé à avoir très bonne opinion des Prussiens, la construction de leurs navires le portant en général, ainsi que le caractère peu satisfaisant de leurs transactions à l’égard de la bière de Dantzig, à avoir des idées peu favorables sur ce que pouvaient faire les Prussiens. » C’est ainsi que nous sommes tous des Luke et des M. Deane ! Nos opinions les plus extravagantes, — et qui de nous n’a les siennes ? — ne sont la plupart du temps ni tout à fait déraisonnées, comme le croient ceux qui ne les partagent pas, ni même irraisonnées, comme nous nous le persuadons pour en justifier à nos yeux l’intolérance : elles sont mal raisonnées. Nous raisonnons comme Luke toutes les fois que nous mettons nos opinions sous l’autorité de quelqu’un « qui en savait long ! » et nous raisonnons à la manière de M. Deane, homme grave, homme intelligent, homme à bon droit écouté, toutes les fois que nous fondons nos préventions contre un grand peuple sur « le caractère peu satisfaisant » de sa cuisine… ou de ses transactions à l’égard de la propriété littéraire.

Il n’y a presque rien de plus difficile, dans le roman et ailleurs, que de borner ainsi le vocabulaire des gens que l’on fait parler aux limites exactes de leur petit univers intellectuel et moral. Le travail est le même que celui d’un peintre hollandais en présence de son sujet. C’est un rapport exact de ce que l’œil aperçoit et de ce que la main trace sur la toile. Chaque coup d’œil, chaque coup de pinceau : la correspondance est entière entre l’impression du sens et la fidélité du rendu. Seulement le peintre n’imite peut-être que le dehors, ou tout au plus le reflet du dedans sur le dehors ; le romancier, lui, pénètre dans le for intérieur et ramène à la lumière ce qu’il y a de plus intime, de plus obscur, de plus secret en nous.

Sous ce rapport, c’est un trésor d’observations psychologiques profondes et subtiles que l’œuvre de George Eliot. Le caractère d’Hetty Sorel dans Adam Bede, ou celui de Dinah Morris ; le caractère de M. Tulliver dans le Moulin sur la Floss, et celui de Philip Wakem ; le caractère de miss Nancy Lammeter dans Silas Marner, ou celui de Dolly Winthrop, ne sont pas seulement des caractères aussi vivants que pas un dans la foule innombrable des héros du roman moderne : ce sont encore des créations psychologiques d’une valeur « scientifique » incontestable ; et j’irais volontiers jusqu’à dire que chaque pas que l’on fait dans leur connaissance est un pas que l’on fait dans la connaissance de l’humanité. Si vous n’avez pas lu le roman d’Adam Bede, vous savez — pour l’avoir entendu dire ou pour en avoir vu des exemples autour de vous, — que les conséquences d’une seule faute peuvent se compliquer jusqu’au crime, mais vous ne savez pas comment cela se fait, par quelle sourde conspiration des circonstances, et par quel subtil travail de perversion intérieure. Si vous n’avez pas lu Silas Marner, vous pouvez savoir, — d’une façon spéculative, — qu’une passion en chasse une autre, et qu’une brusque transformation peut s’accomplir dans une âme humaine, mais vous ne savez pas comment cela se fait, et combien y est petite, insignifiante, presque nulle enfin la part de ce que vous appelez le hasard. Mais ici nous nous trouvons en présence d’une philosophie de toutes pièces, et ce n’est rien moins qu’une conception de la vie que le romancier va nous donner.

La fille du charpentier de Nuneaton avait trente-huit ans lorsqu’elle fit paraître les Scènes de la vie cléricale, sa première œuvre de romancier. Elle avait assez durement expérimenté la vie, moins durement que les sœurs Brontë, beaucoup plus durement que l’heureux Flaubert. L’une de ses supériorités sur l’auteur de Madame Bovary — comme aussi, je dois le dire, sur l’auteur de Jane Eyre — c’est de n’en avoir pas gardé rancune à la vie. C’est un des signes de la vraie grandeur. Ce qui paraît l’avoir frappée vivement, dans l’une de ces heures où nous nous replions sur nous-mêmes, et où nous repassons nos souvenirs pour tâcher de débrouiller l’énigme de notre propre destinée, c’est l’importance considérable, et en apparence disproportionnée à sa cause, que peut avoir, pour le bonheur ou le malheur d’une existence humaine, le fait qu’on aurait cru le plus insignifiant. « Nos actions agissent sur nous autant que nous agissons sur elles. » Elles enveloppent jusqu’à l’exercice futur de notre liberté dans le tissu de leurs conséquences. Nous n’avons en notre pouvoir que les commencements de notre conduite ; le reste suit, se déroule et s’enchaîne de soi-même. Bonnes ou mauvaises, une fois commises, nos actions existent ; et elles se développent, indépendamment et au dehors de nous, comme des enfants échappés à la tutelle domestique, et qui souvent ressemblent si peu à leur père qu’au contraire ils se dressent en face de lui, dans sa propre maison, comme une vivante contradiction.

Sans doute, nous pouvons quelquefois échapper à l’engrenage de nos actes, mais il est plus fréquent que nous y soyons entraînés. Le jeune M. Donnithorne, des chevaliers Donnithorne, prend un baiser sur la joue d’Hetty Sorel, qui soigne les poules et bat le beurre à la Grand’Ferme. Il se peut qu’il n’en résulte rien. Et dans son arrière vieillesse, bien marié, bien renté, le goût de ce baiser, s’il lui remonte aux lèvres, lui reviendra comme un joyeux souvenir de sa conquérante jeunesse. Mais il se peut aussi que, sans le savoir, il ait payé ce baiser de l’aliénation d’une part de sa liberté, comme si par hasard Hetty Sorel se prend à l’aimer, comme si par hasard cette fille de basse-cour est sortie de parents honnêtes, comme si par hasard quelque brave homme d’amoureux s’intéresse à sa conduite, comme si par hasard le jeune M. Donnithorne lui-même est dans l’âge d’aimer et n’a rien de mieux à faire, — toutes suppositions nullement fictives, mais au contraire infiniment probables, — et la vie du jeune M. Donnithorne devient aussitôt tout autre. C’est par son fait, notez-le bien, et non pas du tout par le fait des circonstances.

Les circonstances ne modifient pas notre nature ; elles la dégagent de son indétermination primitive et nous la révèlent à nous-mêmes. Les événements ne créent rien en nous. Si quelque honnête homme, jusqu’alors tenu pour tel, de volonté droite et de sens rassis, commet une sottise, n’épiloguons pas davantage : c’est qu’il y avait de tout temps quelques grains de folie mêlés dans sagesse. Toute vie humaine dépend de la direction qu’elle se donne à elle-même, et de la contrainte qu’elle s’impose comme inconsciemment, à mesure que s’allonge la chaîne de ses actes. Jadis, lorsque sur les Romains de la vieille souche pesait encore le fardeau des antiques superstitions italiotes, et que des dieux cruels présidaient aux moindres actions de la vie, ni dans la maison, ni dans la place publique on ne pouvait éternuer, tousser même, ou cracher, que l’on ne risquât d’offenser ces arbitres exigeants du bonheur ou du malheur de l’existence entière, et l’involontaire oubli de la formule expiatoire provoquait leur vengeance aussi sûrement que les hauts lieux attirent la foudre. Nous sommes aujourd’hui nous-mêmes à nous-mêmes ces dieux toujours courroucés et méchants. C’est la responsabilité cachée de nos actions en apparence les plus indifférentes, qui se retourne contre nous et nous prend notre bonheur en paiement de notre dette. Tout le roman d’Adam Bede, avec un art merveilleux, est comme construit autour de ces données.

Ce n’est pas tout. Nous sommes hommes et, à ce titre, engagés dans la société des autres hommes. Comme la pierre qui tombe dans une eau paisible, ainsi, chacune de nos actions devient un centre d’ondulations dont le remous risque d’aller, là-bas, bien loin, interrompre ou troubler le cours de quelque existence ignorée. Et pas plus qu’il n’était besoin tout à l’heure que nos actions fussent autres qu’ordinaires, ou même triviales, pour peser sur notre existence à venir, pas plus il n’est ici besoin, pour agir ainsi sur les autres, que nous soyons des héros de roman ou des paladins d’épopée : « L’existence de personnes même insignifiantes a des conséquences importantes dans ce monde. On peut prouver que cela agit sur le prix du pain et sur le taux des gages, et que cela peut faire sortir bien des mauvais caractères du repos de leur égoïsme, comme aussi provoquer bien des héroïsmes qui, tous ensemble, viennent concourir à la tragédie de la vie. » En conséquence de quoi la simple et touchante histoire de Silas Marner est dominée tout entière par la mort d’une pauvre femme dont la disparition n’avait pas causé plus d’émoi que ne fait, au déclin de l’été, la chute d’une feuille. Cependant cette mort portait en elle « toute la mystérieuse puissance du destin pour plusieurs vies humaines » ; et « les joies ou les tristesses qui devaient être leur partage sur cette terre », ce fut cette mort qui les détermina. Si vous lisez Silas Marner superficiellement, il vous paraîtra que cette mort n’intéresse qu’une seule personne ; si vous y regardez de plus près, vous trouverez qu’elle est l’origine d’un changement de direction dans l’existence de tout le petit monde que l’auteur a groupé dans le village de Raveloë.

En effet, les actes une fois commis, leurs conséquences, à travers l’espace et le temps, insensiblement cheminent, se rencontrent, s’entre-croisent ; le réseau s’étend et s’embrouille ; la vie se complique, elle nous étreint, nous luttons, le jeune M. Donnithorne répare une faute par une autre faute qui se présente à lui comme la « seule chose maintenant bonne à faire » ; et, pour un qui finit par avoir construit son existence à peu près telle qu’il la rêvait, nous mourons la plupart en murmurant désespérément avec le vieux Tulliver : « Ce monde est trop fort pour moi… Il ne sert à rien de lutter pour quoi que ce soit désormais… Nous ne redeviendrons plus jeunes… Ce monde est trop compliqué pour moi ». C’est l’inévitable conséquence des actions des autres qui vient, en vertu de l’humaine solidarité, troubler, empoisonner, détruire même notre existence. Et « nos vies sont tellement liées entre elles qu’il est absolument impossible que les fautes des uns ne retombent pas sur les autres ; même la justice fait ses victimes ; et nous ne pouvons concevoir aucun châtiment qui ne s’étende en ondulations de souffrances imméritées bien au-delà du but qu’il a touché ». Nous pressentons ici que le système va s’achever, et cette philosophie se couronner d’une morale dont il faut bien dire quelques mots.

Je n’ignore pas que le lecteur français goûte fort ce qu’il appelle, assez improprement d’ailleurs, l’immoralité dans l’art. Il voudra bien toutefois réfléchir qu’il y a morale et morale. Et ce serait trahir George Eliot que de ne pas faire la distinction. Il y a la morale de ce qu’un poète a spirituellement qualifié « les mauvais bons livres », la morale des romans de madame Augustus Craven peut-être, la morale des romans de l’excellente miss Yonge, et, pourquoi n’oserions-nous pas le dire ? la morale de quelques-uns des romans de Thackeray lui-même, tels que l’Histoire de Pendennis ; morale insupportablement prédicante, morale étroite et, s’il en fut, morale prudhommesque. On la connaît assez : je n’en dirai pas davantage ; il vaut mieux s’en taire que d’en parler faiblement. Mais ce n’est pas la morale de George Eliot.

La morale de l’auteur d’Adam Bede ne règle pas dogmatiquement le devoir une fois pour toutes, sans égard aux occurrences, mais elle attend aux occurrences, et fait l’application du principe selon les cas. Ce principe est immédiatement déduit de la solidarité qui lie nos actions entre elles, et nos actions aux actions des autres. « Il ne faut pas arranger pour soi seul les affaires de sa vie ». C’est George Eliot qui parle. Et encore ailleurs : « Il ne faut pas rechercher sa propre volonté ». Nous reconnaissons ici la doctrine que, dans sa Morale évolutionniste, M. Herbert Spencer a depuis exposée : « La morale a un champ plus vaste qu’on ne lui assigne ordinairement. Outre la conduite communément approuvée comme bonne ou mauvaise, elle s’étend à toute conduite qui favorise ou contrarie, d’une manière directe ou indirecte, notre bien-être et celui des autres ». Otez ou changez ce mot de bien-être, qui n’a pas du tout en anglais le sens étroit que nous lui donnons. Il n’est pas de morale plus haute, que dis-je ? il n’en est pas de plus utopique.

Je regrette que Romola, dont George Eliot, par une fantaisie d’artiste presque à tous égards malheureuse, a placé la scène à Florence, au temps de Savonarole, soit d’une lecture si fatigante et d’un intérêt archéologique si spécial. On y voit un de ces artistes en fourberies, comme il y en a beaucoup dans l’histoire de la Renaissance italienne, qui, débutant par une faute initiale, a beau prendre en toute circonstance, avec une rare perspicacité « le parti le plus raisonnable et le conseil le plus sage » ; non seulement il ne réussit pas à se décharger de la responsabilité de sa faute, mais il n’éloigne le châtiment que pour le subir à la fin plus complet et plus terrible. Je conseille l’étude approfondie du caractère de Tito Melema, — c’est le nom du personnage, — à ceux qui seraient tentés de confondre la morale utilitaire avec la morale de l’intérêt, ou avec la morale de l’égoïsme la morale de la solidarité. S’ils en ont le courage, ils en seront récompensés. Car ce roman à demi manqué n’en est pas moins, comme la plupart des romans de George Eliot, et tout manqué qu’il soit, d’une lecture plus attachante à mesure qu’on le pratique davantage. Et puis ils comprendront comment la morale, enveloppant ainsi toutes les relations de la vie journalière, très loin d’apparaître dans les romans de George Eliot sous l’aspect importun et fâcheux qu’elle a si souvent dans le roman anglais, leur donne au contraire la plénitude même et la profondeur de sens qui place Adam Bede, le Moulin sur la Floss et Silas Marner au premier rang de l’art contemporain.

Je crois avoir montré que je ne me trompais pas en disant que la sympathie, la sympathie de l’intelligence et du cœur en même temps, était l’âme de ce naturalisme. Que si maintenant on voulait prouver que George Eliot, autant que personne, avait le don de cette âpre ironie, sarcastique et contenue, où les Anglais excellent, rien assurément ne serait plus facile, et les exemples abonderaient. Il suffit de remarquer que, dans l’art de dire simplement des choses piquantes en même temps que profondes, elle peut passer, sans trop d’exagération, pour l’égale des plus illustres humoristes anglais.

« M. Pullet était un petit homme au nez proéminent, à petits yeux clignotants, à lèvres minces et en costume noir, avec une cravate blanche attachée très serrée d’après quelque principe plus relevé que celui du bien-être personnel ». Ou encore : « M. Tulliver était un homme profondément honnête, mais il considérait que devant la loi le but de la justice ne pouvait être atteint qu’en employant un plus fort coquin pour en battre un plus faible. La loi, selon lui, était une espèce de combat de coqs, dans lequel l’affaire de l’honnêteté opprimée était de se procurer l’oiseau de combat le plus courageux et le mieux éperonné possible. » Je choisis quelques portraits, ne pouvant guère détacher le dialogue. Dans les portraits les traits d’esprit sont à peine de l’esprit : ils sont des traits de caractère. « Même le maréchal ne s’opposa point à cette manière de voir : au contraire, il s’en empara comme lui appartenant en propre et invita à le contredire quiconque en aurait la hardiesse ». N’est-ce pas, en quatre mots et comme en quatre coups de plume, le personnage qui s’est dressé tout entier devant vous.

Mais, et c’est toujours où il en faut revenir, vous sentez comme ces railleries légères sont enveloppées d’indulgence, pour ainsi dire ; et comme le romancier, tout en les plaisantant, prend à tâche de ne pas ridiculiser ses personnages. Ils sont ainsi faits. Qui de nous n’a ses défauts ? et qui de nous ne prête à la caricature ? L’un a le ventre trop gros et l’autre a les jambes trop courtes. Nous pourrons en sourire, mais, parce que nous serons un beau géant comme Flaubert, allons-nous, des heures entières, nous attarder à remarquer en ricanant que de courtes jambes sont courtes, et qu’une proéminence exagérée de l’abdomen enlève aux mouvements quelque grâce et quelque aisance à l’allure ? « Il est beau d’avoir la force d’un géant, mais il est tyrannique de s’en servir comme un géant ». Il faut louer également l’auteur d’Adam Bede et du Moulin sur la Floss d’avoir connu l’art de la bonne plaisanterie, et d’avoir compris qu’il n’en fallait pas abuser : de l’avoir connu, parce que cela l’a préservée de tomber de la sympathie dans le sentimentalisme ; mais de n’en avoir pas abusé, car elle y eût compromis le meilleur d’elle-même, c’est-à-dire la sérénité de son intelligence.

Je voudrais montrer par un dernier exemple comment, dans le talent de George Eliot, l’indulgence et la raillerie se tempèrent l’une l’autre, l’indulgence enlevant à la raillerie ce qu’elle pourrait avoir quelquefois de trop amer, mais la raillerie, d’autre part, contenant et resserrant ce que j’appellerais volontiers le débordement de la sympathie. Le débordement de la sympathie, ç’a été le défaut de Dickens, qui en est impatientant ; mais l’amertume de la raillerie, ç’a été le défaut de Thackeray, qui en est agaçant.

« Madame Winthrop était, sous tous les rapports, une femme de conscience scrupuleuse, tellement avide de devoirs que la vie paraissait ne pas lui en offrir suffisamment, à moins qu’elle ne se levât à quatre heures et demie, ce qui alors diminuait l’ouvrage pour les heures suivantes, problème qu’elle aurait désiré résoudre. Cependant elle n’avait pas le caractère grondeur que l’on supposerait être une condition nécessaire de telles habitudes, et son naturel, très doux, très patient, la portait à rechercher les choses les plus sérieuses et les plus tristes de la vie pour en nourrir son esprit. Elle était toujours, dans Raveloë, la personne désirée quand il y avait quelque maladie ou quelque mort dans une famille, des sangsues à poser, ou quelques désagréments soudains au sujet d’une garde-malade. Femme avenante, de bonne mine, au teint frais, elle ne faisait jamais de doléances, quoique ayant toujours les lèvres légèrement serrées comme si elle se trouvait dans une chambre de malade, en présence du docteur ou du ministre. Personne ne l’avait vue jamais verser de larmes ; elle était simplement grave, et portée à incliner la tête et à soupirer presque imperceptiblement, comme si elle assistait au service funèbre d’un étranger. Il paraissait surprenant que Ben Winthrop, qui aimait sa demi-pinte et la plaisanterie, cheminât si bien avec Dolly ; mais Dolly supportait les plaisanteries de son mari aussi patiemment que tout autre chose, considérant que les hommes étaient ainsi ; et envisageant le sexe fort au même point de vue que les animaux qu’il a plu au ciel de rendre naturellement inquiétants, tels que les taureaux et les coqs d’Inde. »

C’est le chef-d’œuvre de l’art de disposer les nuances et de les fondre. Il n’y a pas un trait là qui ne soit une moquerie légère, et il n’y en a pas un qui, tout en la raillant, ne loue cependant la personne et ne la rende, comme on dit, sympathique. Et remarquez que de faire passer le portrait de l’anglais en français, c’est comme si nous en effacions la signature. Nous n’avons pas qualité pour louer l’exécution et le style, mais nous sommes tenu de rappeler, en arrêtant ici des citations trop peu nombreuses, que, lorsque l’on demande aux Anglais quel est, parmi les romanciers d’hier, le vraiment grand écrivain, tous ou presque tous nomment aussitôt George Eliot.

III

Nous avons appuyé longuement sur le trait qui, selon nous, doit marquer entre le naturalisme anglais et le naturalisme français la différence essentielle. Sa profondeur de psychologie, sa solidité métaphysique, sa largeur de morale, tout, dans le naturalisme anglais, procède, à notre avis, de cette communication de sympathie. Il y aurait d’ailleurs bien d’autres traits à noter. On ne les trouvera pas moins caractéristiques, mais je les crois d’une moindre importance au point de vue de cette étude, comme étant : les uns propres à la race et, pour ainsi dire, spéciaux à la seule Angleterre, les autres propres à la personne et, pour ainsi dire, originaux au seul auteur d’Adam Bede et de Silas Marner. Les sceptiques ou les mauvais plaisants traitent quelquefois d’oiseuses toutes ces querelles en isme, idéalisme contre naturalisme, et romantisme contre classicisme. Ils ont tort et ils ont raison. Ils ont tort, parce que des principes y sont enveloppés, et qu’en somme, de ces principes, il découle des règles ou des conseils pour la direction de l’effort, pour la discipline de l’esprit et, si, l’on veut bien me passer l’expression, pour l’aménagement du talent. Mais ils ne laissent pas d’avoir raison, parce que, comme il y a des défauts naturels qu’aucune discipline ou éducation ne répare, il y a des qualités naturelles aussi, des dons que l’on a reçus ou que l’on n’a pas reçus, et qui ne s’acquièrent ni ne se conquièrent. C’est ainsi qu’il manquera probablement toujours au naturalisme français ce que trois siècles de forte éducation protestante ont infusé de valeur morale au naturalisme anglais. En France, nous pourrons bien nous servir du roman, — et plus d’une fois nous nous en sommes servis, — comme d’un instrument de propagande révolutionnaire, une machine à battre en brèche des institutions qui nous gênent, des coutumes qui nous importunent, ou même attaquer des gens qui nous déplaisent ; mais, ou je me trompe fort, ou nous n’en ferons jamais, comme Dickens lui-même, comme Thackeray, comme George Eliot, un instrument de prédication, d’étude, et d’instruction.

Il semble aussi bien que notre langue même, chargée de souvenirs classiques et d’associations d’idées traditionnelles, nous l’interdise. Car il est certain qu’elle ne va pas directement au peuple, étant naturellement savante, mesurée, choisie, ou d’un seul mot, aristocratique ; et si par hasard nous voulons la faire populaire, nous la faisons presque immanquablement grossière, déclamatoire, incorrecte. Ajoutez que, depuis trop longtemps, nous ne concevons ni l’art ni la littérature comme choses faites pour l’homme ; mais, au contraire, c’est l’homme que nous concevons comme une matière livrée par la nature à l’art. Aussi ne s’agit-il pas de rechercher s’il y a quelque qualité qui se dissimule sous le masque vulgaire de sottise des Homais et des Bournisien, mais de peindre les Bournisien et les Homais. La théorie de l’art pour l’art est essentiellement latine.

Il ne faut ni l’accepter tout entière, ni la rejeter tout à fait. Son infériorité, c’est la recherche de ce qu’on appelle en musique l’air de bravoure, en peinture le morceau de facture, en littérature le passage à effet. La compensation, c’est que, faisant d’ailleurs les exceptions qu’il faut faire, les beautés d’exécution sont incomparablement supérieures, et d’une valeur technique infiniment plus précieuse dans la peinture italienne que dans la peinture hollandaise, ou dans la littérature française que dans la littérature allemande. Si l’on veut tirer de là des conséquences, la meilleure, la plus sage, comme en toute rencontre du même genre, est de rester chacun ce que l’on est, et de savoir chacun se défendre d’imiter ce qu’on admire, surtout s’il y a dans l’admiration, comme si souvent, autant ou plus d’étonnement que de sympathie. Les peintres hollandais sont bons à voir, mais, il faut bien le dire, ennuyeux à passer en revue ; les romanciers anglais sont bien intéressants à lire, mais quelquefois comme ils sont fatigants ! C’est le cas, puisqu’il s’agit de George Eliot, j’oserais presque dire de Middlemarch, mais surtout de Daniel Deronda.

Ce qui demeure pourtant admirable dans Middlemarch, c’est l’exacte peinture de la vie de province. Nos romanciers français la peindront-ils jamais des mêmes traits ? J’ai du moins quelque peine à le croire. La province, en France, ne vit plus de sa vie, mais de la vie qu’elle reçoit de Paris. Ce qu’elle produit, la capitale l’absorbe, et le lui retourne transformé. Quelques grandes villes — qui ne sont pas la province — jouent le même rôle dans le rayon de leur influence. Il y a des originaux à Yonville, mais ce sont des ridicules. On le dit du moins. Il se peut que l’on exagère. Balzac en a su rencontrer quelques-uns, de ces originaux, que l’on prend plaisir à connaître. Si Flaubert avait eu les yeux de Balzac, la même bonne fortune lui serait sans doute échue. Mais il est certain, après cela, qu’un département français n’a pas la physionomie d’un comté d’Angleterre.

Humani generis mores tibi nosse volenti

Sufficit una domus

C’est la vieille épigraphe que Richardson a mise à sa Clarisse Harlowe. Le bon naturalisme est essentiellement l’art, — en ne sacrifiant rien de la vérité profondément humaine, — de caractériser cette unique famille, una domus, par des traits qui n’appartiennent qu’à elle. Ces traits ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils étaient jadis, même en Angleterre ; et, sans y regarder de plus près, il suffit pour le prouver qu’au lieu de placer l’action de ses principaux romans au cœur même de la vie contemporaine, George Eliot l’ait presque toujours reculée vers le commencement du présent siècle ; mais néanmoins, et sans aucun doute, ils sont encore bien moins en relief chez nous qu’en Angleterre. La vie de province moins fortement constituée, la vie de famille moins étroite, l’effort individuel lui-même moins individuel : telles sont les causes de cet effacement des types.

Sous cet effacement il sera donc toujours assez difficile à nos romanciers de retrouver l’individualité qui subsiste. S’ils veulent peindre Tom Tulliver, c’est-à-dire un enfant doué de cette fermeté de résolution qui va jusqu’à la dureté, de cet esprit de justice qui va jusqu’à l’injustice, de cette austérité de jugement qui va jusqu’au pharisaïsme, ils lui donneront aussitôt la raideur de l’attitude, l’impassibilité de la physionomie, l’aphoristique brièveté du langage, jamais cette physionomie neutre et placide, « ces yeux gris bleu, ces cheveux brun clair, ces joues de crème et de rose, ces lèvres épaisses, ce nez et ces sourcils indéterminés » que lui a donnés George Eliot. Ils voudront faire plus frappant, sauf à faire moins réel. S’ils tracent encore le portrait d’une coquette comme Hetty Sorel, que de faute en faute il s’agisse de faire tomber jusqu’à l’infanticide, ils ne lui donneront pas « un genre de beauté comme celui des petits chats ou des très jeunes canards au fin duvet, faisant un doux caquetage, ou des petits enfants qui commencent à marcher et à essayer de faire des malices », mais une beauté lourde, vulgaire, sensuelle, s’ils sont naturalistes ou soi-disant tels ; une beauté fatale, prédestinée, respirant le crime, s’ils croient être idéalistes ; et de toute manière un genre de beauté qui prépare l’imagination du lecteur au crime dont le récit va venir. Ils éprouvent invinciblement le besoin de faire, les uns plus beau, les autres plus laid, mais tous ou presque tous indistinctement, plus logique que la réalité. Je crois que c’est faute d’avoir reçu, de la nature directement, des impressions assez fortes ; et parce qu’en France nous réputons banal tout ce qui ne sort pas d’abord du rang pour provoquer l’attention, s’isoler à l’état d’exception, et s’offrir soi-même aux regards à titre de singularité.

Et puis, en quelque point de la patrie que nous ayons fait nos premiers pas et balbutié nos premiers mots, peu de nous, grâce à la rapidité de l’évolution sociale en France et grâce à l’éducation de nos lycées aussi, peu de nous ont vraiment vécu dans une petite ville de Saint-Ogg’s et dans une famille de vrais Dodson, avec ses qualités et ses défauts élaborés par une longue coutume héréditaire, avec ses traditions d’originalité persistante, avec le sentiment de cette solidarité puissante qui maintient dans le cercle de la famille le plus éloigné des arrière-cousins, et qui fonde en Angleterre l’orgueil, non pas même du commerçant de la Cité, non pas même du grand usinier de Manchester ou de Birmingham, non pas même du bourgeois de petite ville, mais du charpentier d’Hayslope ou de l’aubergiste de Raveloë, sur des assises aussi solides et résistantes que l’amour-propre du plus noble pair des trois royaumes.

C’est dans une telle famille que George Eliot est née ; c’est presque de sa famille que son talent a vécu ; c’est de sa famille qu’elle a tiré directement les principaux personnages d’Adam Bede et du Moulin sur la Floss, et, — fait assurément bien digne d’être noté, — si le talent d’observer et d’écrire est demeuré tout entier dans Middlemarch et dans Daniel Deronda, de l’avis des bons juges toutefois, le talent de faire vivre les personnages a brusquement baissé : Adam Bede, le Moulin sur la Floss et Silas Marner avaient épuisé le cercle de la famille Evans. Elle nous en fait quelque part l’involontaire aveu : « La forêt où je me promène dans cette douce journée de mai, le jeune feuillage brun des jeunes chênes s’interposant entre le ciel et moi, les blanches anémones, la véronique aux yeux bleus et le lierre qui rampe à mes pieds, quel bosquet de palmiers des tropiques, quelles fougères rares et précieuses ou quelles splendides grappes de fleurs aux larges pétales pourraient jamais faire vibrer en moi des cordes aussi profondes et aussi délicates que le font ces souvenirs de la maison paternelle ? Ces fleurs familières, ces chants d’oiseaux, ce ciel, ces prés, ces haies, voilà ce qui constitue la langue mère de notre imagination, ce langage chargé de tant de subtiles associations que les heures fugitives de notre enfance ont laissées après elles. » Elle cessa presque d’être elle-même du jour qu’ayant fait emploi de tous ces « souvenirs de la maison paternelle », il ne lui demeura plus, de cette « langue mère de l’imagination », que la faculté spéculative de combiner des signes, et des signes, si je puis m’exprimer ainsi, dont elle n’avait pas vécu la signification. Lorsqu’elle essaya de peindre, dans Middlemarch, une sainte Thérèse protestante18, comme quand elle voulut, dans Daniel Deronda, faire passer au travers de la vie moderne un être « exceptionnel », sur le patron des héros du roman romantique, en perdant terre elle perdit toute une part de son talent, et, manquant de ces modèles dont elle s’était comme entourée pour écrire ses premières oeuvres, elle aussi s’égara pour avoir forcé sa nature. Certes, ce n’est pas à dire qu’il n’y ait dans Middlemarch et dans Daniel Deronda des parties admirables, mais c’est dire seulement qu’il ne s’y trouve que des parties.

Enfin, — mais ceci lui devient plus personnel encore, s’il est possible, — c’est par la philosophie que ce grand peintre de la vie réelle aborda le roman. Elle avait commencé par traduire la Vie de Jésus, de Strauss, et l’Essence du christianisme, de Feuerbach ; elle avait vécu dans l’étroite familiarité d’Herbert Spencer et de George Lewes. Il est assez ordinaire que les artistes en France manquent de ce point d’appui que l’imagination elle-même, et surtout l’observation du réel, trouvent dans une vaste, solide, et diverse instruction première. Ce fut le cas de Balzac, ce fut le cas de Flaubert, c’est le cas de M. Zola. Ce n’est pourtant pas une vaine parole que, pour savoir apprendre, il faut commencer par apprendre à apprendre. A la vérité, c’est d’autre part jouer un jeu bien dangereux que de préluder à l’art du romancier, comme George Eliot, par l’étude approfondie de la discipline hégélienne et comtiste. Les Premiers principes d’Herbert Spencer, non plus que l’Histoire de la philosophie de George Lewes, ne semblent guère faits pour préparer le terrain de l’intelligence à la production des Adam Bede et des Silas Marner. Et plusieurs penseront, je n’en doute pas, qu’encore vaut-il mieux, comme notre Balzac, ne pas se charger d’un fardeau qu’il faudra tôt ou tard que les épaules rejettent, mais plutôt se mettre à l’œuvre ; chercher ses voies tout seul ; et faire son apprentissage en écrivant Jeanne la Pâle sous le nom d’Horace de Saint-Aubin. Ils se tromperont, du plus au moins, selon les espèces, mais jamais autant que dans le cas de George Eliot !

On peut admettre que, moins irrésistiblement entraînée vers les spéculations de l’ordre philosophique, métaphysique même, elle n’eût point écrit les Impressions de Théophrastus Such, ni même certains chapitres de Daniel Deronda, peut-être. Mais, réciproquement, je tiens pour assuré que, moins familière avec cette grande école anglaise de psychologie positive, elle n’eût pas écrit Adam Bede ou Silas Marner. Il lui est donc arrivé, sur la fin de sa carrière, entre cinquante et soixante ans, d’avoir les défauts de ses qualités ; mais elle avait eu, par compensation, entre cinquante et quarante, les qualités de ses défauts. Et comme à ses qualités nous devons trois ou quatre chefs-d’œuvre d’une incomparable originalité, nous devons presque la louer d’avoir eu ses défauts.

IV

Il est toutefois un côté par lequel nos naturalistes, s’ils lui cèdent sur tous les autres, reconquièrent sur George Eliot une réelle supériorité. Oublions chacun ici nos préférences particulières. Certainement j’aime autant relire le Moulin sur la Floss que Madame Bovary, et je préfère Adam Bede au Lys dans la vallée. Cependant je ne puis méconnaître, dans le roman de Flaubert et dans les romans de Balzac, un art de composition qui n’apparaît jamais plus concentré que quand, par hasard, on en fait la comparaison avec l’ordonnance vraiment trop libre et trop négligée de la plupart des romans anglais. Adam Bede, peut-être, et Silas Marner échapperaient à ce reproche, Silas Marner surtout, car, pour Adam Bede, il y intervient des moyens mélodramatiques de soutenir l’intérêt dont nous ne dirons rien, parce qu’il nous en coûterait d’avoir à les qualifier trop sévèrement. Mais c’est surtout le dénouement bizarre et presque extravagant du Moulin sur la Floss, — une réconciliation de famille au milieu de la rivière débordée, — que l’on voudrait pouvoir effacer de l’œuvre de George Eliot. Et puis c’est l’action qui s’attarde, à moins qu’elle ne se disperse d’épisode en épisode ; ce sont des tableaux qui se succèdent comme dans une galerie, selon le hasard de la nécessité chronologique ; ce sont des longueurs et quelquefois même des dissertations dont chacune sans doute a son intérêt, dans le développement de la pensée de l’auteur, mais dont presque aucune n’est où elle devrait être. Cela éclate quand, sortant de lire le Moulin sur la Floss, on retourne à Madame Bovary, chef-d’œuvre de composition peut-être autant que de naturalisme ; et cela éclate quand on lit un roman de Balzac, le Lys dans la vallée lui-même, puisqu’au cours de cette étude c’est celui que nous avons cité.

Or c’est ici que se pose la grande question, question que nous n’aborderons pas, mais que nous ne pouvons nous dispenser d’indiquer.

La peinture hollandaise est merveilleuse de naturalisme et de vie ; mais concevez-vous bien les moins naturalistes d’entre ces naturalistes, Rembrandt lui-même, par exemple, peignant à fresque et décorant, je ne dirai pas les voûtes de la Sixtine ou les chambres du Vatican, mais le plafond du palais Farnèse ? Redescendons de ces hauteurs. Est-il possible au naturalisme, dans le roman, d’unir le mérite classique de la composition, de l’équilibre des parties, de la distribution des masses, de la beauté de l’ordonnance enfin, à la minutie de détails dont il a besoin pour faire vivre le vulgaire ? Le mérite de la composition, d’une manière générale, — et mis à part cet admirable récit de Jane Eyre, — semble faire défaut au naturalisme anglais contemporain ; d’autre part, au naturalisme français, nous voyons manquer, d’une manière générale, — et sauf une ou deux exceptions, comme Jack, — cette sympathie qui fait vivre les humbles du roman anglais, les charpentiers et les tisserands de George Eliot. Ces deux mérites qui semblent s’exclure, quelqu’un parviendra-t-il à les fondre et les nuir ? C’est le problème d’esthétique qui reste à résoudre aux romanciers de l’avenir.

Le faux naturalisme

… Supposons donc que le naturalisme, ou le réalisme, contienne une part certaine, — comme je le crois, — et une grande part de vérité ; supposons de plus qu’en dépit de ses excès, ou peut-être en raison de ses excès mêmes, il ait imposé au public de nos jours le goût d’une composition moins artificielle et plus libre, d’une observation plus minutieuse, plus patiente, plus exacte, d’un style plus robuste et plus sain ; et supposons, enfin, que les fondements en soient assez solides, et par conséquent assez durables, pour que ni Nana, ni même Pot-Bouille, ne puissent réussir à prévaloir contre lui. On demande, sinon de quel droit, du moins à quel titre M. Edmond de Goncourt représente le naturalisme ? C’est un problème, ou une « question ». Elle comporte deux solutions : la positive et la négative.

La positive serait que l’auteur de la Faustin eût fait quelquefois preuve des qualités ou des défauts d’un naturaliste. La négative : que son prétendu naturalisme consistât peut-être, et surtout, à manquer de naturel. Et de fait, au temps où nous sommes, dans l’universelle confusion des idées, il y a si peu de convenance entre les mots dont on use et les choses qu’ils expriment, qu’il se pourrait bien que cette solution, quoique bizarre à première apparence, et même paradoxale, fût cependant la bonne. Car n’est-on pas tenté de penser, quand on les lit de près, que ceux qui parlent tant de nature et de vérité sont précisément ceux qui s’en éloignent le plus ? qu’ils se servent du mot de naturalisme comme d’un mot d’ordre ou de passe, qu’on emploierait d’ailleurs sans se soucier de l’entendre, uniquement parce qu’il donne accès dans une coterie d’admiration mutuelle ? et qu’enfin la doctrine, puisque doctrine il y a, ce que j’accorde, n’a justement contre elle que les œuvres qu’elle a produites et les écrivains qui les ont signées ? Si les romans de M. de Goncourt étaient des romans naturalistes, il n’y aurait assurément qu’une voix pour condamner le naturalisme ; mais ce ne sont pas des romans naturalistes ; et, quoi que l’on puisse penser du talent de M. de Goncourt, c’est incontestablement bien heureux pour le naturalisme.

Et comment, en effet, voudriez-vous que l’en atteignît le naturel et que l’on rencontrât la vérité quand on écrit comme il écrit, — plus attentif aux mots qu’aux choses, toujours préoccupé de quelque recherche de style, et moins soucieux en tout temps de voir juste que de renverser la tournure, ou, — c’est un mot qui fort à point nous vient de lui, — de piquer l’adjectif d’une manière qui se croit nouvelle, inimitable, unique ? Un styliste, voilà ce qu’il est, avant tout, par-dessus tout, voilà du moins ce qu’il affecte d’être.

Malheureusement, un styliste, à quelque école d’ailleurs qu’il appartienne, — et il y en a de bien des écoles, y compris celle de l’incorrection et du faux goût, qui n’est pas la moins nombreuse, — un styliste est un homme qui croit que la parole nous a été donnée pour elle-même ; que les mots, indépendamment de l’idée qu’ils servent à traduire, ont une valeur intrinsèque ; et que, si les combinaisons que l’on en fait sont neuves, imprévues, surprenantes, pour ne pas dire funambulesques, il importe après cela médiocrement qu’ils recouvrent une pensée juste ou fausse, ou même, si besoin est, qu’ils n’en recouvrent aucune. On voit la conséquence : elle est inévitable. Car, que l’on sacrifie, comme nos anciens rhéteurs, à des effets d’emphase et d’harmonie, ou, comme nos modernes stylistes, à des effets pittoresques, effets de couleur et de rendu, c’est la même chose, puisque, dans l’un et dans l’autre cas, c’est la façon qui va devant, la pensée qui vient derrière, et la forme emporte le fond. On ne saurait trop le redire, et, comme toutes les choses qui vont sans qu’on les dise, cela va bien mieux encore en le disant : la littérature n’est pas de la musique, mais elle n’est pas non plus de la peinture. A quoi je souhaiterais que de mieux doués que M. de Goncourt prêtassent un peu plus d’attention ! C’est en effet par où, s’ils n’y prennent garde, ils s’égareront, eux aussi. Car déjà c’est ainsi qu’à mesure qu’ils prennent leurs sujets plus au vif de la réalité contemporaine, ils s’éloignent pourtant de cette réalité même, à peu près comme des peintres qui sacrifieraient la fidèle ressemblance du modèle vivant à la gloriole de nous faire admirer par-dessus tout les ressources de leur calligraphie, la diversité de leur palette, et, d’un seul mot : l’habileté de leur main.

Ce n’est pas d’ailleurs que cette habileté soit toujours si grande, ni celle main toujours si sûre d’elle-même. Il y a bien de la maladresse, et de l’impuissance parfois, sous l’affectation de ce que M. de Goncourt appelle son écriture artiste. En littérature, comme en peinture, on se fait souvent un procédé de ses défauts eux-mêmes, qu’il est toujours plus facile d’administrer que de réparer ; et si d’ailleurs on possède avec cela, je ne dis pas supérieurement, mais suffisamment, une ou deux parties de métier, il n’en faut pas davantage ; les naïfs y sont pris, et on fait fortune. Cependant, ceux qui savent la difficulté que les plus grands eux-mêmes ont toujours éprouvée d’égaler exactement leur pensée par l’expression, y regardent d’un peu plus près. Et alors, si c’est une mystification, ils la trouvent d’un goût douteux, mais si c’est une gageure, ils n’hésitent pas à dire que M. de Goncourt l’a perdue.

Je ne m’attarderai pas à relever dans la Faustin ou dans les Frères Zemganno les impropriétés de termes, les inversions prétentieuses, — qu’il peut convenir à M. Zola d’appeler des « renversements de tournures », et qui ne sont en réalité que des constructions barbares, — les incorrections certaines, les solécismes familiers à M. de Goncourt. Le choix en serait difficile ; et aussi bien, quelque bruit que l’on mène autour de M. de Goncourt, il y faudrait vraiment plus de place que la démonstration de l’évidence n’en a jamais demandé. Je citerai pourtant une phrase, une seule phrase, mais une phrase dont Eugène Scribe lui-même, s’il revenait parmi nous, n’écrirait peut-être pas la seconde. C’est un crayon du remisier Luzy. « Un joli petit homme… à qui les affaires venaient comme amenées par le charme qui se dégageait de lui, et possédant, au milieu de tout cela, un fonds de lazzaronisme, et un yacht sur la Méditerranée, dans lequel il disparaissait de la Bourse pendant trois mois, trois mois où, par une chance singulière, deux années, il avait évité les grands sinistres légendaires. » Que disais-je tout à l’heure de Scribe ? C’est feu Wafflard, l’auteur du Voyage à Dieppe, qui n’aurait pas osé se permettre une semblable phrase ; ou, s’il l’avait commise, ç’aurait été qu’il voulait rire ; et M. de Goncourt, de quoi je le plains de tout mon cœur, est sérieux, et très sérieux.

Je sais bien là-dessus quelle est la prétention de l’école, et le biais qu’elle a trouvé. Elle est composée nous dit-on, de « sensitifs et de nerveux », les gens « les moins susceptibles de se satisfaire du gros à peu près de leurs bien portants devanciers » ; et c’est, si nous l’en voulons croire, « dans la notation des sensations indescriptibles » qu’elle travaille. Et, pour n’être pas accusé de chicaner sur des vétilles, j’y consens. Il peut y avoir, en effet, des sensations si délicates, si subtiles, si difficilement réductibles à la commune mesure que les mots manquent dans une langue pour les exprimer. Il peut y avoir des sentiments si déliés, si profonds, si mystérieusement dissimulés dans les replis de l’inconscience qu’ils échappent aux prises du langage ordinaire. Il peut y avoir des idées si ténues, ou si complexes, ou si difficiles à démêler qu’il y faut des instruments d’une finesse, d’une précision, d’une pénétration tout à fait nouvelle et tout à fait singulière. Et de là, nous dit-on, non pas d’aucune impuissance ou maladresse, ce style heurté, surchargé d’intentions de toute sorte, et de qui la clarté de la phrase, la correction de la langue, la netteté du tour sont le moindre souci, — pour ne rien dire de la logique du développement et de l’harmonie de la période.

Mais, outre qu’il nous semble que ce devrait être justement le contraire, et que, ce qu’il faudrait se proposer d’amener au dernier degré de clarté, c’est ce qu’il y a de plus vague dans la sensation, de plus délié dans le sentiment, de plus obscur enfin dans la pensée, ou alors se dispenser de s’en occuper, et le laisser à de plus habiles, on conviendra que la psychologie, la physiologie même, seraient vraiment à trop bon marché s’il y suffisait d’avoir dénaturé le sens des mots, ou retourné sur la tête une phrase qui se tenait à peu près sur ses pieds. Car enfin, le paradoxe est impertinent de vouloir bénéficier de ce qu’on est inintelligible pour être déclaré profond, et que nous pardonnions la faiblesse de l’exécution, non pas même à l’originalité des intentions, mais bien, comme c’est ici le cas, à la hauteur des prétentions. De grandes prétentions soutenues de mauvais succès, c’est ce qui s’est appelé de tout temps la médiocrité dans l’art. Eh ! de par les dieux, oui ! faites passer dans vos phrases tous « les frissons de nervosité » qu’il vous plaira, mais du moins que ce ne soit pas à la fois aux dépens de la grammaire, de la logique, et de la clarté !

Quelles sont cependant, et pour aller au fond du procès, les « sensations indescriptibles » que M. de Goncourt se soit jamais efforcé de noter ? Cherchez et cherchez longtemps ; joignez ensemble les deux frères ; après avoir lu la Faustin relisez Germinie Lacerteux, ou de la Fille Elisa retournez à Renée Mauperin ; vous n’en trouverez que de deux sortes : les sensations morbides, celles qui sortent du domaine de la psychologie pour entrer dans celui de la pathologie ; et celles dont on peut dire qu’elles ne sont pas nées avec nous, mais que nous nous les procurons par curiosité et par choix, les sensations du morphinomane, de l’alcoolique, ou du mangeur d’opium. Or, tant s’en faut que ce soit là être naturaliste qu’au contraire, c’est être romantique. L’étude de l’exception, tel est le propre du romantisme. M. de Goncourt n’a jamais étudié que des exceptions. Aussi, comme tout se tient, et que la fin commande en quelque sorte et détermine les moyens qui servent à l’atteindre, est-il instructif, et même amusant de voir ce naturaliste, dans ce roman de la Faustin, mettre tour à tour en œuvre tous les moyens extraordinaires dont on se servait au temps des Bug Jargal et des Han d’Islande.

Cela débute par une espèce de confession de la Faustin, tragédienne illustre, racontant « sous un ciel étoilé, au-dessus d’une mer phosphorescente », et d’une voix « qui est comme un ressouvenir passionné qui parlerait tout haut dans un rêve », l’histoire de ses amours avec un grand seigneur écossais, des amours en musique, dans une chambre d’hôtel, où il y avait un orgue encastré dans le mur, et qui… Mais vous me feriez dire des sottises ; et je préfère vous transporter sans plus attendre, dans un décor plus romantique encore, au fond de l’Écosse, dans un château en ruines, avec des « verdures pâles, comme il doit y en avoir dans les limbes », de la vieille pierre, de la mousse, des paons blancs, et « un parc qui s’était rapproché d’année en année ». Et voilà pourquoi la Faustin a conservé l’éternel souvenir de William Rayne ! pour l’amour de ce décor et de ces raffinements de romantisme. Car « l’amour n’est pas fait de l’amoureux tout seul », comme dit M. de Goncourt, réflexion neuve assurément, qui donne à penser, et dont on comprendra qu’un « sensitif » pût seul trouver la notation.

Il y avait cependant un commencement d’idée dans le roman. Et, puisqu’aussi bien M. de Goncourt mettait une comédienne en scène, on s’attendait qu’il l’étudiât. Il est vrai qu’on abuse un peu beaucoup, depuis quelques années, de la comédienne et du comédien. Et ce n’est pas que je ne les aime, mais à leur place et en leur temps, c’est-à-dire au théâtre ! Le reste : — la manière dont ils vivent, qui ne regarde qu’eux ; leurs déplacements et leurs villégiatures ; le chiffre de leurs appointements, l’adresse de leur couturière et de leur costumier ; — que sais-je encore ? il y a vraiment peu de choses en ce monde qui m’intéressent moins. Cela est bon pour Emma Bovary ! S’il importera peut-être, dans l’avenir, aux ramasseurs de menus détails de savoir qu’en 1882 la loge de mademoiselle Llyod « avait aux murs une riante exposition d’assiettes de Chine », et la loge de mademoiselle Samary « un original plafond fabriqué d’éventails japonais », je l’ignore ; mais, que mademoiselle Samary se préoccupât d’acquérir dans son jeu l’autorité qui lui manque et que mademoiselle Lloyd allégeât sa diction un peu lourde, à moi qui ne collectionne ni les assiettes de Chine, ni les éventails du Japon, voilà ce qui me ferait plaisir. Enfin, et quoi qu’il en soit de ces réflexions maussades, M. de Goncourt, voulant faire une étude de comédienne « d’après nature », pouvait s’y prendre de deux manières.

Il pouvait étudier, et c’eût été psychologiquement curieux, la réaction du métier sur les habitudes de la vie réelle. En effet, la condition ou la profession de comédien est de celles dont on reçoit profondément l’empreinte, que l’on ne dépouille pas à volonté, mais qui s’insinuent pour ainsi dire, dans l’être tout entier et le façonnent, le disciplinent, le transforment insensiblement, obligé qu’il est, par force ou par gré, de vivre une moitié de sa vie dans l’atmosphère la plus factice qu’il y ait, de conformer son personnage réel, l’homme ou la femme qu’il est, aux sentiments, aux passions, aux idées des personnages qu’il est chargé de représenter sur la scène. Ceux qui nous font rire au théâtre, sous le personnage des Alceste ou des Harpagnon, quels ou qui sont-ils donc, qu’est-ce qu’ils apportent, et pour ainsi dire, qu’est-ce qu’ils versent d’eux-mêmes, quel fonds de tristesse ou de gaieté, dans le rôle qu’ils interprètent ? Et celles qui nous font pleurer, reines de tragédie ou héroïnes de mélodrame, qu’est-ce qu’elles transportent à leur tour de leurs allures de théâtre dans la vie quotidienne ? la violence des passions qu’elles ont interprétées les agite-t-elle encore ? ou peut-être s’en délassent-elles, et comment, dans quelles occupations bourgeoises ou dans quelles manies ?

Et on pouvait s’y prendre aussi d’une autre manière. Car pourquoi n’étudierait-on pas la tragédienne ou le comédien à l’œuvre, dans la composition de ses rôles, dans l’approfondissement de son personnage, dans la préparation de ses effets, dans la technique enfin de son métier et dans l’esthétique de son art ? C’est un peu ce que M. de Goncourt a essayé, mais, à ce que j’ose croire, sans beaucoup de succès. Et d’une matière qui pouvait fournir un intéressant sujet d’étude, il n’a su tirer que le roman des amours d’une fille qui serait au théâtre. On mettrait l’illustre tragédienne de M. de Goncourt au théâtre des Batignolles que je ne vois pas en vérité ce qu’il faudrait changer au roman. Evidemment, c’était son droit, comme ce le serait aussi de me dire qu’une semblable étude n’eût intéressé personne, eût relevé de la critique plutôt que du roman. Mais la seule observation que je veuille faire, c’est qu’il n’y a pas dans le récit tel que l’a conçu M. de Goncourt ombre seulement de naturalisme Empressons-nous aussitôt de dire qu’il n’en vaut pas pour cela beaucoup mieux.

La Faustin, séparée de son lord écossais, a repris la vie de théâtre. Richement entretenue par « un des plus fiers estomacs de la Bourse », elle écrit infatigablement à l’amant d’autrefois des lettres qui demeurent sans réponse, on ne sait trop pour quelle raison, M. de Goncourt ne nous l’ayant point dite. Entre temps elle se prépare à débuter dans Phèdre. Plaignons les tragédiennes qui se préparent à débuter dans Phèdre, s’il est vrai, comme je ne l’admets pas un seul instant, qu’elles doivent passer, pour entendre seulement leurs rôles, par les expériences violentes, et plutôt déplaisantes, que M. de Goncourt suggère à la Faustin ! « L’idée habitait l’artiste que, s’il ne lui était pas accordé par le hasard d’avoir son être remué par une passion, un caprice fougueux, une passade tempétueuse, par une brusque révolution dans le train-train de son existence amoureuse, elle ne trouverait pas la tendresse, l’ardeur, la flamme, enfin les moyens dramatiques qu’exigeait le rôle de feu de Racine. » Las ! qu’elle est vieille encore cette idée romantique de l’inspiration cherchée dans le libertinage des sens et la débauche de l’esprit ! Mais en revanche qu’elle est fausse ! Kean, ou Désordre et Génie, comme ce titre, comme ce sous-titre datent !…

A peine ai-je besoin d’ajouter qu’ainsi préparée la Faustin joue avec un succès tel qu’on n’en voit que dans les romans. Le lendemain même de ce triomphe, William Rayne, devenu lord Annandale, débarque à Paris, où sa première visite est pour sa tragédienne, qu’il surprend au bain, ce qui nous est une occasion d’avoir trois ou quatre pages de collectionneur de bibelots sur l’aménagement d’une salle de bains. Immédiatement le coulissier de la Faustin se tue, et voilà lord Annandale réintégré dans ses droits d’autrefois. Dirai-je qu’il était temps ? L’illustre tragédienne, lasse de ne pas aimer, avait parfois des tentations singulières et tout à fait shocking.

Je voudrais bien avoir ici sur le roman de M. de Goncourt l’opinion de M. Zola. M. Zola, qui s’est si éloquemment moqué du roman d’aventures, de ce roman « où les princes se promenaient incognito avec des diamants plein leurs poches », que peut-il bien penser, dans le secret de son cœur, de ce lord Annandale ? M. Zola, qui s’est si agréablement moqué du roman idéaliste, comme il l’appelle, de ce roman « où des amours triomphales enlèvent les amants dans le monde adorable du rêve », que peut-il bien penser, à part lui, de cette tendresse « galanterie presque divinisée, liaison sensuelle dans le bleu, amour physique en de l’idéalité passionnée », que M. de Goncourt donne à son Anglais pour sa tragédienne. M. Zola, qui s’est si durement moqué du roman descriptif, de ce roman où l’on entassait « tout ce qu’on peut imaginer de plus fou et de plus riche, toute la fantaisie d’or des poètes », que peut-il bien penser, en son for intérieur, de la prodigalité de richesse et de folie dont M. de Goncourt fait si généreusement preuve toutes les fois qu’il a besoin de changer le cours nécessaire des choses et de sacrifier à l’arbitraire de sa fantaisie jusqu’aux plus élémentaires exigences du naturalisme ? Nous ne le saurons sans doute jamais !

Vous avez deviné que lord Annandale, selon la formule, devenait jaloux des hommages que l’on croyait avoir le droit de continuer de rendre à sa tragédienne. La Faustin quitte donc le théâtre, et les deux amants vont s’installer quelque part dans une villa, sur les bords du lac de Constance. Il va sans dire aussi qu’au bout de quelques mois, la Faustin est prise de la nostalgie des applaudissements. Le mal se manifeste d’une façon tout à fait naturelle. C’est la nuit, qu’« échappée des draps » dans un accès de somnambulisme, la Faustin, « en chemise », au milieu de la chambre, sous la « lumière spectrale » d’un rayon de lune, déclame la tirade d’Hermione :

Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore !

Lord Annandale, très surpris, se réveille. Il n’y a plus lieu d’hésiter ; il faut partir, il faut voyager ! Et déjà tous les deux « étaient dans les occupants préparatifs et l’allègre envolée d’imagination qui précède un voyage », lorsqu’un matin la maladie tout à coup vient frapper le noble lord, non pas une maladie vulgaire, une maladie naturelle, mais une maladie étrange, « une maladie inexplicable », d’où vous allez voir sortir une catastrophe encore plus étrange.

En effet, il fallait bien trouver une démonstration de « l’idée » de M. de Goncourt, et une de ces démonstrations qui désarment l’incrédulité même. L’idée, peut-être l’entrevoyez-vous maintenant, c’est que le démon du théâtre, « le diable au corps » dont parlaient nos pères, ne lâche pas sa proie ; et sans doute elle était vraiment neuve. Comment vous y prendriez-vous pour la traduire ? Rien de plus simple. Nous, nous allons terminer la maladie de lord Annandale par « une agonie sardonique ». Voilà une trouvaille ! A ce spectacle « des jeux bizarres du muscle risorius et du grand zygomatique », la Faustin, mise en face « de la plus étonnante chose qu’il soit donné à un artiste dramatique de voir, « sentira renaître insensiblement en elle l’instinct « despotique » de l’imitation théâtrale. Elle se retournera vers la « glace verdâtre de la vieille toilette », pour y attraper cet effet et le faire quelque jour servir à la catastrophe d’un cinquième acte ; le mourant reprendra connaissance, appellera ses laquais, « fera mettre dehors cette femme, … » et le roman est terminé.

Serait-ce là, par hasard, ce « roman réaliste de l’élégance » qu’il va trois ans M. de Goncourt nous promettait dans sa préface des Frères Zemganno ? Les Frères Zemganno, nous étions avertis, on ne nous prenait pas en traître ; c’était « de l’imagination dans du rêve mêlé à du souvenir ». Pourquoi pas « du rêve dans du souvenir mêlé à de l’imagination » ? ou « du souvenir dans de l’imagination mêlée à du rêve ? » Car les phrases de M. de Goncourt ont cela d’admirable que par quelque bout qu’on les prenne, c’est toujours le même non-sens. Aujourd’hui donc la Faustin serait-elle « cette étude appliquée, rigoureuse et non conventionnelle de la beauté, une étude pareille à celle que la nouvelle école venait de faire de la laideur », dans l’Assommoir et, bien des années auparavant, dans Germinie Lacerteux ? J’en ai peur pour M. de Goncourt. Beaucoup des notes au moins qu’il avait prises pour cette étude « rigoureuse » ont passé dans la Faustin ; elles sont datées ; et il me paraît visible qu’elles ne sont pas classées d’hier dans les tiroirs du romancier. J’aurais souhaité, — car il y en a quelques-unes qui ne manquent pas d’un certain intérêt, — qu’il en fît un plus habile emploi ; mais, et quoiqu’il charge sa composition d’autant d’intentions que son style, il ne sait pas composer. Expliquons rapidement ce que nous voulons dire par ce mot, car, s’il est un reproche que nos soi-disant naturalistes repoussent plus vivement qu’aucun autre, c’est celui-là.

On nie quelquefois l’influence de la critique, et le fait est qu’on ne voit pas qu’elle ait jamais eu grand empire pour détourner un homme de talent de la tentation à laquelle, par malheur, il cède le plus volontiers : qui est celle d’abonder dans le sens de ses défauts, et comme on dit proverbialement, de tomber du côté qu’il penchait. Mais, en revanche, et par une compensation tout à fait désastreuse, la critique n’a jamais ou presque jamais hasardé une idée aventureuse qu’il ne se soit rencontré quelque homme d’imagination, — poète, auteur dramatique ou romancier, — pour la pousser à bout et la mener impitoyablement à ses dernières conséquences. Je suis persuadé pour ma part, que, si l’on avait moins loué dans les écrivains du passé ce que pendant vingt ans on y a loué presque uniquement, — l’abondance, l’exactitude, et la particularité des renseignements qu’ils nous avaient transmis sur les hommes et les choses de leur temps, nos écrivains auraient été détournés de croire, au grand détriment de la littérature, — et, quoi qu’on en dise ; au grand dommage de leur propre durée, — qu’un livre existe lorsque, dans un cadre quelconque, on a fait entrer tant bien que mal, et presque toujours plutôt mal que bien, plusieurs carnets de notes patiemment amassées.

Toute sorte de notes ont de soi cet inconvénient qu’il n’y a rien de plus difficile que de résister à la tentation de s’en servir. Mais lorsque, par hasard, — et si j’en crois Bouvard et Pécuchet ; les études de M. Zola ; les livres historiques et les romans de MM. de Goncourt, c’est à peu près ainsi qu’ils ont toujours tous procédé, — lorsque donc les notes ont été prises pour le plaisir d’en prendre, lorsque l’on n’a pas une raison antérieure de les assembler, lorsque le plan de l’œuvre à laquelle on les fera servir n’est pas déjà déterminé, alors, ô romanciers ! gardez-vous de les prendre, ne recevez que l’impression des choses, n’en retenez que la mémoire vague et le souvenir latent, mais surtout n’essayez pas d’en préciser trop nettement les contours, car, en vérité, je vous le dis, avec vos notes étiquetées, classées, empaquetées, vous ne ferez jamais que de médiocre besogne19. — Ç’a été le malheur de M. de Goncourt. Il est facile de le montrer ; et qu’ainsi le vice d’une composition artificielle aggrave, dans la Faustin, le vice d’une conception étrangement romanesque, elle-même aggravée déjà par le vice d’un style dont le maniérisme est le moindre défaut.

Vous souvient-il à ce propos comment jadis Pantagruel, en quittant l’île des Papimanes, eut cette merveilleuse aventure « d’ouïr en haute mer diverses paroles dégelées » ? Elles avaient été surprises en l’air, comme chacun sait, par la rigueur du précédent hiver, mais, « advenante la sérénité et tempérie du bon temps », elles fondaient ; et, si l’on en croit l’auteur, elles étaient ouïes toutes ensemble : « mots de gueule, mots d’azur, mots de sinople, mots de sable et mots dorés ». Si vous vous voulez ressentir un peu de l’impression qu’éprouva ce jour-là le bon Pantagruel, vous n’avez qu’à lire, dans le roman de M. de Goncourt, sept ou huit pages des quinze ou vingt qu’il a consacrées au compte rendu, — je ne vois pas d’autre mot qui convienne mieux, ni d’ailleurs qui doive le flatter davantage, — d’un souper chez la Faustin.

Ce sont des fragments de conversation qui s’entrecroisent à travers la table ; dont aucun ne répond à aucun, qui pourraient remplir un volume avec autant de vraisemblance qu’ils remplissent huit pages ; qui tous ont la prétention d’enfermer une idée ; qui tous, pour mieux marquer sans doute que le lecteur n’y doit chercher ni la moindre convenance ni le moindre rapport, sont séparés l’un de l’autre par une ligne de points ; qui tous, de par la nature même de leur contenu, portent une date différente ; qui tous enfin sont artificiellement mis dans la bouche d’hommes qui, très vraisemblablement, ne se sont jamais trouvés réunis autour de la même table en même temps. Mais, comme, à la rigueur, ils ont pu tour à tour passer par cette salle à manger, ou par une autre, leurs paroles y ayant gelé, l’atmosphère d’abord tempérée du souper les dégourdit ; puis, plus chaude, les dégèle ; et, toutes ensemble, elles éclatent dans la confusion du plus étrange brouhaha. Voilà l’image fidèle de la façon de composer qui tend à s’introduire dans le roman.

Elle a cela précisément de commode qu’elle permet au romancier de faire emploi de toutes ses notes, et de vider ses tiroirs impitoyablement. M. de Goncourt avait une petite histoire à placer, d’un père qui surprend son fils en train de calculer ce que lui coûteront ses frais d’enterrement : il l’a placée sous la responsabilité du coulissier Blancheron. Il est superflu de dire qu’elle ne tient à rien ni ne sert de rien. M. de Goncourt avait noté sur ses tablettes un conte indécent d’au-delà les monts ; c’était, ou jamais, l’occasion de le placer dans « le monde le plus quintessencié » ; il l’a placé dans le compte rendu d’un dîner chez la sœur de la Faustin. Il est bien entendu qu’il ne rime à rien ni ne conduit à rien. M. de Goncourt avait recueilli je ne sais quelle anecdote sur Rossini, fausse, ou vraie ; l’anecdote est de celles qui tiennent de la place, mais qui d’ailleurs ne signifient rien ; il l’a placée bravement dans cette mémorable conversation chez la Faustin. Faut-il répéter pour la troisième fois qu’elle non plus ne répond à rien ni ne mène à rien ?

Vous dites que cela ne tire pas à conséquence, et que l’erreur d’un seul n’aura pas d’imitateurs ? Qu’en savons-nous ? Car si vous y prenez garde, n’est-ce pas ainsi déjà que trop d’écrivains composent ? C’est même ce qu’ils appellent emphatiquement constituer le milieu dans lequel ils font mouvoir leurs personnages. Et comme après tout, vivant de la vie de tout le monde, il n’est pas jusqu’aux plus minces rencontres et jusqu’aux plus insignifiants petits faits de l’existence journalière, un mot qu’on entend en traversant la rue, une odeur qu’on respire en montant l’escalier, qui n’aient leur part dans la constitution de ce fameux milieu, vous pouvez calculer où cela nous entraîne. Question de mesure, dit-on encore, et question de limite ! Avec cela que, s’il y a quelque chose dont se soucie la nouvelle école, ce sont les questions de limite et de mesure ! Eh ! mais vraiment, ce pauvre Ponsard, dont ils se moquent tant, — et que Dieu me préserve, au surplus, de vouloir défendre contre eux ! — ne composait pas autrement. Entre les nœuds d’une intrigue telle quelle, un peu plus serrée seulement, parce qu’il s’agissait de théâtre, c’était le même procédé d’application par le dehors, et le même abus du placage20. Concevez-vous cependant quelque chose de plus artificiel ?

Et ce n’est pas tout. Car non seulement M. de Goncourt ne sait pas employer ses notes, mais il y a mieux, ou pis, c’est qu’il ne sait pas les prendre. « Je veux donc, — nous dit-il dans l’espèce de préface en forme de circulaire qu’il a mise à son dernier roman, — je veux faire un roman qui sera simplement une étude physiologique et psychologique de jeune fille, élevée dans la serre chaude d’une capitale, un roman bâti sur des documents humains… Eh bien ! au moment de me mettre à ce travail, je trouve que les livres écrits sur les femmes par les hommes manquent… manquent de la collaboration féminine ». Et, là-dessus, de demander aux lectrices de la Faustin « un rien de leur aide et de leur confiance » ; sur « un morceau de papier un peu de leur pensée en train de se ressouvenir » ; et la révélation de « toute l’inconnue féminilité du tréfond de la femme ». On adressera les manuscrits à l’éditeur Charpentier. Ainsi, voilà un psychologue, à ce que l’on prétend, qui n’a pas l’air de se douter que le propre du ressouvenir est de déformer la réalité des choses, et que c’est par cette porte une fois entr’ouverte que la fantaisie de l’imagination et le mensonge du rêve se glissent pour altérer l’expression vraie de la vérité. Le souvenir ! mais c’est la projection de l’éternelle illusion sur la réalité passée ! Et voilà de plus un styliste qui ne sait pas qu’un document apprêté cesse d’être un document où l’on puisse avoir confiance, et que, si par hasard quelque femme incomprise répond à son appel, sa première, involontaire, et fatale préoccupation sera d’arranger ses confidences pour l’impression, je veux dire pour la mince vanité de les retrouver telles quelles dans le roman futur de M. de Goncourt. Et voilà enfin un sensitif qui ne sent pas que, même sous la protection de l’anonyme, aucune femme, de celles dont les révélations seraient les plus curieuses, n’aura l’impudeur de livrer ainsi le plus secret d’elle-même à l’indiscrétion du romancier de la Faustin.

Peut-on se faire une plus fausse idée des conditions de l’observation ? et n’avais-je pas raison de dire que M. de Goncourt était aussi loin du vrai naturalisme par le procédé de sa composition que par la singularité de ses conceptions et l’étrangeté de son style ? Or, nous le répétons, une doctrine qui, pas plus que les autres doctrines esthétiques n’est née spontanément, mais qui, comme toutes les autres est sortie de l’observation, de la comparaison, et de la classification des œuvres ; une doctrine dont l’histoire de l’art hollandais et celle du roman anglais sont la démonstration deux ou trois fois séculaire ; une doctrine assurément incomplète et, à beaucoup d’égards, très étroite, mais cependant, dans la formule de laquelle on ferait entrer, avec un peu d’artifice, la peinture vénitienne, nous ne dirons pas que nous ne voulons pas, nous dirons que nous ne pouvons pas l’abandonner à ceux qui se réclament d’elle sans la pratiquer, ni même peut-être la comprendre.

Non certainement ! l’auteur de la Faustin, roman « quintessencié », ou de la Fille Elisa, roman « canaille », n’est pas un naturaliste ! On peut soutenir qu’il y a plus de naturel dans un vers quelconque d’un poète de l’école du bon sens, — quand ce ne serait que le naturel de la platitude et de la banalité, — que dans l’œuvre entière d’un Charles Baudelaire : c’est à peu près ainsi qu’il y a plus de réalité dans le roman-feuilleton du premier faiseur venu, dans les romans eux-mêmes de Ponson du Terrail ou d’Émile Gaboriau, que dans les huit ou dix volumes de M. de Goncourt. Et pas plus que de l’amoncellement de ses petits papiers sur le xviiie  siècle, de ses « trente mille brochures et de ses deux mille journaux », — c’est bien, je crois, son chiffre, — il n’a su dégager un vrai livre d’histoire, pas plus, de « l’amassement de ses notes prises à coups de lorgnon », il n’a su tirer un seul récit, où il y ait, toujours pour parler ce langage dont j’espère, dans mes rêves, qu’il emportera le secret avec lui, « de la vraie humanité sur ses jambes » ! Attardé du romantisme, si M. de Goncourt était un naturaliste, l’auteur de Tragaldabas en serait un. Qui le croira ? Formé à l’école du mauvais xviiie  siècle, pompadouresque et crébillonnesque, si M. de Goncourt était un naturaliste, l’auteur de la Nuit et le Moment en serait un. Qui le prétendra ? Faut-il absolument un mot pour le caractériser ? Il représente ce qu’il y a de plus contraire peut-être au naturalisme, — à savoir, l’art de fabriquer industrieusement ces curiosités d’étagère où l’impuissance laborieuse d’imiter et de reproduire le réel se tourmente, pour ainsi dire, se contourne en mille façons, et finit par s’échapper en mille inventions fantastiques, presque toujours curieuses, ingénieuses parfois, mais naturelles, jamais ; et ce n’est pas même le rococo, c’est le japonisme dans le roman.

À propos de Pot-Bouille

Il faut convenir que le public, et la critique même, ont parfois en France de singuliers accès de pharisaïsme et de pudibonderie. L’une, en effet, la critique, il n’y a pas si longtemps encore, a loué l’Assommoir jusque par-dessus les nues, et l’autre, le public, pour ne pas demeurer en reste, a bravement poussé Nana jusqu’à la cent seizième édition ; cependant Pot-Bouille paraît ; et c’est aussitôt, de tous côtés, un déchaînement d’indignation, auquel sans doute nous ne pouvons qu’applaudir, l’attendant pour notre part, — et même y travaillant, — depuis déjà plusieurs années, mais dont nous avons bien aussi quelque raison de nous montrer étonné.

Car enfin, qu’y a-t-il et que s’est-il passé ? Les mots seraient-ils plus gros dans le roman de mœurs prétendues bourgeoises que naguère dans le roman de mœurs soi-disant populaires ? les choses plus malpropres aujourd’hui, dans ce Pot-Bouille, qu’elles n’étaient jadis dans Nana ? et M. Zola, par hasard, aurait-il enfoncé cette fois plus profondément dans l’ignoble ? Je ne le crois pas, quoi qu’on en ait dit. Les Boche, de l’Assommoir, valaient bien, à mes yeux, les Gourd, de Pot-Bouille ; et je ne vois point, pour ma part, que le marquis de Chouard ou le comte Muffat ne doivent en rien céder à l’oncle Bachelard ou à son neveu Gueulin. On a souffert que M. Zola, de sa plus belle plume et de sa meilleure encre, nous sténographiât la conversation des bouges du boulevard extérieur : on n’a pas à se plaindre maintenant que, poursuivant ce qu’il appelle ses études philosophiques, il nous fasse entendre les propos de la cour intérieure et de l’escalier de service. Il ne fallait pas tant le louer de l’exactitude avec laquelle il avait copié, dans un Manuel de pathologie quelconque, la description d’un accès de delirium tremens, si l’on ne voulait pas qu’il allât piller un jour, dans quelque Traité d’obstétrique, le détail d’un accouchement. Pot-Bouille et Nana, c’est tout un ; qui a fait l’un a fait l’autre ; l’Assommoir et Pot-Bouille, c’est bien la même marque, et c’est bien le même produit. M. Zola ne s’est pas surpassé dans ce dernier chef-d’œuvre ; il n’y a fait vraiment que s’égaler lui-même.

Et c’est pourquoi, si ceux qui, depuis dix ans, ont constamment protesté contre les succès que l’on a voulu faire à M. Zola, ont le droit de continuer, ceux-là ne l’ont pas de commencer aujourd’hui, qui ne sauraient positivement rien trouver à reprendre, ou bien peu de chose, dans Pot-Bouille, qu’ils n’aient admiré jadis dans l’Assommoir. Ils l’ont même d’autant moins que, s’il faut tout dire, ils sont assurément pour une large part dans la perpétration du délit. M. Zola n’est lui-même que le principal auteur de ses romans ; mais il a pour complices tous les imprudents fauteurs de sa réputation ; et tel maintenant le prend à partie qui n’a pas l’air de se douter qu’à travers Pot-Bouille, si je puis ainsi parler, ce n’est pas M. Zola, c’est soi-même, et surtout soi qu’il atteint.

Lorsque parurent, en effet, les premiers volumes de cette volumineuse Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, s’il n’y avait eu, tout d’abord, contre des romans comme Ventre de Paris ou comme la Curée qu’un seul cri de réprobation ; si le peu qu’il y a parmi nous de critiques, sans méconnaître d’ailleurs ce qu’il pouvait y avoir là de talent, avaient discerné cependant où tendait fatalement cet art, comme le qualifiait M. Zola lui-même, « tout expérimental et tout matérialiste » ; si l’on n’avait pas enfin salué, depuis lors, dans l’écrivain qui fait aujourd’hui, je ne sais en quel jargon, « fumer les vertus bourgeoises dans la solennité des escaliers », un maître (car on l’a dit) de la prose française ; à coup sûr, je n’imagine pas que M. Zola se fût pris à réfléchir, ni qu’il eût renoncé surtout à cette grossièreté de facture, où il sent bien qu’est attaché le meilleur de son originalité, mais il ne fût pas devenu ce qu’il est, ce qu’on l’a fait, ce qu’il n’est pas près, enfin, de cesser d’être : une force, avec les excès de qui la critique doit et devra longtemps compter, puisque enfin ses théories ont fait au moins cinq disciples, je pense ; — et l’exemple de ses succès quelques notables victimes.

Mais quoi ! nous étions trois ou quatre alors, pour essayer de barrer le courant. Et quand nous avions tant d’audace que d’admirer modérément la Conquête de Plassans ou la Faute de l’abbé Mouret, les mêmes gens criaient à l’impertinence, qui, changeant aujourd’hui d’avis avec la foule, parlent couramment dans leurs journaux, avec cet aplomb qu’ils ne perdent jamais, de « « l’horrible roman de Pot-Bouille. » Horrible ? je le veux, sans doute ; et c’est bien dit. Mais en quoi plus horrible que ceux qu’ils ont vantés ? C’est ce qu’ils oublient de nous démontrer. Ce sont aussi les journaux où l’on ne se faisait pas faute, vers le même temps, de prendre publiquement contre les tribunaux la défense des éditeurs qui réimprimaient les Ragionamenti de l’Arétin, ou ses Dialogues des courtisanes, mais où l’on se lamente aujourd’hui quotidiennement sur cette honteuse gangrène, qui gagne en effet et s’étend tous les jours, de la littérature pornographique. Tant il est extraordinaire, à ce qu’il paraît, de récolter ce que l’on a semé !

C’est ici surtout que M. Zola, quand il voit s’élever furieusement contre lui ceux-là mêmes qui lui fournissent, en quelque sorte au jour le jour, la matière de ses Pot-Bouille et de ses Nana, si sa philosophie, comme je l’espère, lui défend de se fâcher, a le droit au moins d’être un peu surpris. Car après tout, que fait-il donc qu’il ne voie faire ? et de quoi se plaint-on s’il met en œuvre ce que ses journaux, chaque matin, lui apportent ? Nous savons comment se confectionne un roman naturaliste ; et quand M. Paul Alexis ne nous aurait pas raconté la cuisine de l’Assommoir ou de Nana 21, nous devrions cependant assez la connaître. Ce sont des notes, lentement amassées, soigneusement classées, dûment étiquetées ; on les coud ensemble dès qu’il y en a de quoi faire un juste volume ; et, au besoin, tant bien que mal, car ce point n’est pas nécessaire, on les fait entrer dans un semblant d’action. L’observation, dit-on, en suggère quelques-unes ; les livres, les amis en apportent leur part ; mais ce sont les journaux qui donnent la plus ample moisson.

Or, est-il vrai qu’il existe aujourd’hui toute une armée de reporters, nuit et jour à l’affût de ce qu’ils appellent l’événement parisien, qui sans doute n’est pas les omnibus versés ou les chiens écrasés, mais bien, et sans tant tourner autour du mot, l’aventure scandaleuse ? Est-il vrai que s’il éclate quelque vilaine affaire, de celles sur qui, comme un tribunal ordonne le huis clos, il serait à souhaiter que la presse entière fît le silence, les courriéristes, au contraire, s’empressent de lui donner d’un bout de la France à l’autre tout le retentissement qu’elle puisse avoir ? Est-il vrai que s’il s’élève quelque lamentable ou honteux procès, les chroniqueurs, à leur tour, s’en emparent comme d’un thème pour leurs variations, et que, s’il se rencontre dans l’espèce quelque détail particulièrement inconvenant, ce soit celui-là qu’ils soulignent, qu’ils ramènent avec une insistance qui, précisément, est le fin de leur art ? Qu’ils se révoltent donc tous ensemble contre Pot-Bouille, et puisse enfin leur public se dégoûter un jour avec eux de cette sorte de littérature ! c’est bien. Mais qu’ils commencent par confesser qu’eux-mêmes ne sont pas tout à fait innocents de ce qu’ils reprochent à M. Zola ! ce sera mieux.

L’action d’un écrivain sur son temps n’est jamais égale à la réaction de son temps sur l’écrivain. Ce sont de certains journaux qui, lentement, mais sûrement, depuis quelques années, ont créé l’atmosphère factice où se meut l’imagination de M. Zola, comme ils ont insensiblement constitué le milieu où nous avons vu réussir des romans tels que l’Assommoir et tels que Nana. L’une des prétentions de M. Zola que l’on trouve le plus exorbitante, c’est quand il se pose en moraliste et encenseur des vices de son temps. On a cent fois raison. Mais si c’est, comme on le prétend, remplir un devoir qu’étaler tout au long, dans les colonnes d’un journal, le compte rendu de tel procès d’assises que je ne veux pas autrement désigner, pourquoi donc M. Zola, quand il nous introduit à son tour dans les secrets du ménage Campardon, ferait-il autre chose que s’acquitter, aussi lui, d’une mission ? Il semble, en vérité, que l’on ignore par quelle accoutumance inconsciente, insensible, des yeux et de l’oreille, par quelle corruption de l’imagination, par quelle contagion, enfin, de l’exemple, successive mais inévitable, le goût public en arrive à ne plus s’effaroucher seulement du plus grossier cynisme et de la pire obscénité. Mais il faut rendre à chacun ce qui lui appartient. Quoi que l’on dise de Pot-Bouille, nous y souscrivons ; et nous pouvons peut-être nous vanter de n’avoir pas attendu Pot-Bouille pour le dire. Mais que l’on fasse de M. Zola maintenant une espèce de bouc émissaire, ce n’est, pour quiconque y voudra réfléchir, ni généreux, ni loyal, ni juste. Le roman naturaliste, en général, et les romans de M. Zola, plus particulièrement, ont profité de cette fâcheuse évolution du goût public : ils ne l’ont assurément ni déterminée, ni provoquée.

Je conviens d’ailleurs qu’à l’inconvenance du fond M. Zola, par surcroît, s’applique à joindre la grossièreté de la forme. Encore bien qu’il ne soit pas du tout vrai que ce qui est obscène ou libertin au fond cesse de l’être parce qu’il est enveloppé d’une forme gracieuse ou spirituelle, j’aime donc pourtant à croire que cette grossièreté de la forme est la grande et bonne raison du soulèvement de l’opinion contre Pot-Bouille. On peut dire, en effet, que l’Assommoir était un roman de mœurs populaires ou, plus exactement, populacières, et qu’après tout, le langage qui s’y parlait, nous en avions de ci, de là, du côté de La Villette ou du boulevard des Gobelins, entendu les mots bourdonner à notre oreille. Il y avait d’ailleurs accord de la forme et du fond, et la brutalité des procédés y convenait très étroitement à la vulgarité des mœurs. Que ce fût-là fidèlement le peuple, et que Zola nous eût donné la physionomie vraie de l’ouvrier parisien, on en pouvait discuter, mais enfin on eût dit quelque chose de vivant, et il y avait tout au moins des apparences de nature et de réalité. L’action se déroulait dans un milieu que l’écrivain avait l’air de connaître : et c’était quelqu’un que Coupeau, et c’était quelqu’un que Gervaise.

Toute la question, mais une question capitale, d’où dépendait l’estime à faire de la vraie valeur de M. Zola, n’était que de savoir ce qu’il adviendrait de ces semblants de talent quand M. Zola changerait de milieu. Il en est advenu Pot-Bouille ; et c’est presque assez dire. La discordance a éclaté. Nous avons compris ce que signifiaient ces grossièretés inutiles et, si l’on veut bien me permettre une fois la seule expression qui convienne, ces ignobles coups de gueule de l’Assommoir et de Nana. Ce M. Zola est moins naïf que ne le croît M. Paul Alexis. Il savait bien ce qu’il faisait, et que, s’il criait si fort, c’était faute de pouvoir dire juste ! Le contrôle, ici, nous était facile. Si nous n’avons pas tous connu des Campardon et des Bochelard, des Josserand et des Duveyrier, nous avons tous rencontré des magistrats et des architectes, des négociants et des caissiers, leurs analogues, sinon tout à fait leurs pareils. Je ne me suis point enquis comme ils vivaient derrière leurs « belles portes d’acajou luisant », mais, quand ils ouvraient la bouche, j’ose bien me porter garant qu’ils ne parlaient point la langue tour à tour prudhommesque et cynique de M. Zola.

Et la maladresse est aussi lourde qu’il se puisse : car, dans une société comme la nôtre, où presque toutes les conditions sont comme confondues sous l’uniformité de l’apparence extérieure, s’il y a quelque chose qui mette une différence entre les hommes, c’est précisément le langage, et la façon diverse de traduire les mêmes pensées. L’accent seul que l’on donne aux banalités de la conversation courante est une déclaration de l’état des personnes, mais les mots, à plus forte raison, et la manière de les associer, qui sont révélateurs de l’éducation, des habitudes, du milieu. Lorsque les vaudevillistes veulent obtenir un effet certain de gros rire, ils font parler les duchesses du Palais-Royal comme des cuisinières, et les valets de chambre des Variétés comme des ambassadeurs. Faire parler les mères de famille et les agents de change de Pot-Bouille, — et c’est ce que fait M. Zola, — comme parlaient les zingueurs et les blanchisseuses de l’Assommoir, c’est donc faire la caricature du bourgeois, ce n’est pas en faire le portrait. Je suis bien obligé d’ajouter que s’il y a des caricatures qui ne sont que l’exagération de la vérité même, les caricatures de M. Zola, tout à fait prodigieuses, en sont proprement la contradiction.

Ce que l’auteur de Pot-Bouille ne voit pas, ou ce qu’il fait comme s’il ne le voyait pas, c’est que le fond même et, en quelque sorte, le principe intérieur de notre bourgeoisie française, et à Paris comme en province, est le besoin de la considération. Si l’on ne se respecte pas soi-même, on fait, on agit, on parle comme si l’on se respectait. La décence du langage, le choix prétentieux des termes, la respectabilité de la phrase, poussée jusqu’à la solennité ridicule de M. Prudhomme, voilà le propre du bourgeois, et le signe où les Philistins, comme on disait jadis, se reconnaissent entre eux. C’est aussi pourquoi l’hypocrisie, par-dessus tous les autres vices, est le vrai vice des bourgeoisies, en Angleterre comme en France, le vice de Tartuffe et de M. Pecksniff. Le grand seigneur ne se donne pas la peine de cacher ses vices ; ils lui sont un signe de race, et, souvent même, autant de moyens de séduction : ce que la vertueuse Clarisse aime en son Lovelace, qu’est-ce autre chose que le plus brillant des roués ? Un ouvrier se garderait de dissimuler les siens ; ils lui sont l’affirmation de son indépendance, et qu’il a le droit de se gouverner comme il veut : lorsque Coupeau s’absinthe, il se prouve à lui-même qu’il n’a pas peur de Gervaise. Mais le bourgeois a besoin de l’estime et de la déférence du bourgeois. Les autres sont capables, ou même coutumiers, d’en dire plus qu’ils n’en font ; celui-ci, sa pente habituelle est d’en faire plus qu’il n’en dit.

C’est ce qui achève de me rendre le procédé de M. Zola tout à fait incompréhensible. Car on ne va pas plus aveuglément à l’encontre du but que l’on se proposait. Ce qu’il voulait nous montrer dans Pot-Bouille, — et j’emprunte fidèlement les expressions de M. Paul Alexis, — c’était « le pot-au-feu bourgeois, le train-train du foyer, la cuisine de tous les jours, cuisine terriblement louche et menteuse sous son apparente bonhomie », tout ce qui se passe enfin dans ces maisons d’aspect décent et respectable qui sont, à ce qu’il paraît, les repaires de la bourgeoisie parisienne. Mais au moins fallait-il qu’il y mît des bourgeois, dont le langage et l’action fussent bourgeois, bourgeoises les mœurs et bourgeoises les manières ! au lieu que, justement, tous ces Bachelard et tous ces Campardon, tous ces Trublot, tous ces Duveyrier et tous ces Gueulin n’ont rien de si remarquable que le parfait cynisme avec lequel ils sont ce qu’ils sont ; — et rien au monde n’est moins bourgeois.

Je le regrette d’autant plus vivement que, peut-être, en reprenant dans Pot-Bouille l’une des idées qui lui sont évidemment chères, peut-être M. Zola tenait-il un beau roman.

L’irréconciliable ennemi du naturalisme, c’est le romantisme, et parmi les sujets favoris du romantisme, s’il en est un contre qui le naturalisme ne se lasse pas de renouveler l’assaut, c’est la glorification de l’adultère. Et nous aussi, comme si nous étions un simple naturaliste, nous en avons assez de ce mari toujours bête et brutal, de cette femme toujours incomprise et victime, de cet amant toujours noble et beau ; nous en avons assez, et jusque par-dessus la tête ! C’est le mensonge ; la vérité est ailleurs ; et nullement poétique. Elle est dans l’abdication du respect et de la dignité de soi-même ; elle est dans ces compromissions humiliantes : les valets dont il faut payer les insolentes complaisances et subir les familiarités ironiques ; les rencontres furtives, au loin, dans quelque coin écarté de Paris, dans une chambre banale d’auberge ; les rendez-vous donnés, repris, de nouveau convenus, et manqués, sous la perpétuelle menace de la surprise ; elle est dans la catastrophe finale et le dénoûment prévu, toujours et partout ridicule, même quand il tourne au tragique. Voilà le roman que je voudrais lire, et voilà le roman que l’auteur de Pot-Bouille n’a pas su nous donner. C’est qu’une plume telle que la sienne, d’où les gros mots coulent naturellement, et comme sans qu’il y pense, ne pouvait attraper un sujet, où, d’autant que la réalité est plus crue, il faudrait que la plume fût plus délicate et plus chaste. C’est à ceux qui veulent moraliser qu’on ne pardonne pas d’employer les mots qui éveillent trop vivement les idées de ce qu’ils veulent proscrire. Et parmi beaucoup d’autres lois de son art, c’en est une que je doute, pour plus d’une raison, que M. Zola comprenne.

C’est comme encore, dans ce même Pot-Bouille, quand il a voulu nous montrer quelques-unes de ces vilenies que l’argent fait commettre. Il s’y prend de telle manière, il met de tels mots dans la bouche de ses personnages, il leur prête enfin de telles façons qu’il est permis de croire que, dans une société de fripons partageant entre eux les dépouilles d’une dupe, on n’agirait, en vérité, ni ne parlerait autrement. Dans la caverne où Gil Blas, né laquais cependant, fit sa seconde expérience des réalités de la vie, le capitaine Rolando, qui ne mâche pourtant pas ses mots, n’eût pas osé se servir du vocabulaire de M. Zola. Comme je me garderais bien de donner à personne le conseil de lire Pot-Bouille, je suis fort empêché de renvoyer au volume. Mais si j’accorde volontiers qu’il n’y a rien de moins bourgeois que le désintéressement, peu de choses aussi sont moins bourgeoises que l’improbité positive et l’indélicatesse consciente d’elle-même. L’argent, qui est le tout du bourgeois, parce qu’en effet, où manque la naissance et où fait défaut le mérite personnel, il est le solide fondedement de la considération, fait commettre plus de vilenies peut-être au bourgeois qu’à tout autre homme. Mais presque jamais le bourgeois n’a conscience de les commettre, et, bien pourvu qu’il est de toute sorte de sophismes qui lui marquent à lui-même ses véritables motifs, il n’a garde d’arborer ses principes au vent, et de s’en faire un panache.

Nous en revenons toujours à la même conclusion. Toutes les intentions de M. Zola, bonnes ou mauvaises, louables ou condamnables, sont gâtées par le vice de l’exécution. Ainsi, quand il faisait campagne dans les journaux, lui arrivait-il quelquefois, assez souvent même, de commencer bien, mais tout à coup on le voyait qui tournait court ; et, pour ne pas savoir qu’une idée fausse est presque toujours extrêmement voisine d’une idée juste, il finissait régulièrement aussi mal qu’il avait bien commencé.

Empressons-nous d’ajouter, car on a pu voir si nous voudrions livrer l’art aux virtuoses de la phrase, que les vices de l’exécution, dans la plupart des cas, procèdent, pour peu qu’on y regarde assez près, d’un vice d’organisation. Quiconque manque par telle ou telle partie du métier, c’est assurément, au point où en est maintenant arrivé M. Zola, qu’il manque de ce qu’il faudrait pour acquérir le métier. Quand un peintre manque par le coloris, la chance est pour qu’il ne possède pas l’œil d’un coloriste, comme quand il manque par le dessin, il se peut sans doute qu’à force de patience et de temps il apprenne à dessiner, mais il est infiniment plus probable, et d’abord, qu’il n’a pas le sens de la ligne. J’attaque ici l’auteur de Pot-Bouille et de Nana sur les vices de son exécution ; c’est plus avant qu’il faut pousser, et jusqu’aux lacunes de son intelligence. On ne tarde pas alors à lui découvrir trois ou quatre défauts, des plus graves, et de ceux à qui, quand bien même il consentirait un jour à chercher un remède, il est probable qu’il ne le trouvera pas.

Il manque de goût et d’esprit tout d’abord, et ce manque-là ne se répare guère. Manquer de goût, c’est ne pas sentir qu’en toute chose, de quelque matière que l’on traite, et dans quelque intention que l’on écrive, il est un point qu’on ne doit pas dépasser. Ai-je besoin de montrer, — si la définition, comme je le crois, est conforme à ce que l’on entend d’ordinaire par ce mot d’ailleurs si discuté, — qu’il est peu d’écrivains à qui l’application en convienne mieux qu’à M. Zola ? Mais manquer d’esprit, c’est satisfaire ses rancunes ou défendre ses théories littéraires à la façon de M. Zola. Ainsi, quand il fait du Jocelyn de Lamartine l’instrument de la perversion des cuisinières, ou quand il le met aux mains de madame Josserand, vomissant contre ses filles et contre son mari des injures telles que l’auteur de l’Assommoir était seul capable de les trouver. Ainsi encore, quand il fait de l’André de George Sand l’entremetteur, — je ne puis vraiment dire des amours, car ce serait trop abaisser le mot, — mais du contact d’Octave Mouret avec madame Pichon, sa voisine. On n’intervient pas comme cela de sa personne dans un récit dont la grande prétention est d’être impersonnel. Et lorsque l’on n’aime pas Lamartine (ce que je conçois quand on est l’auteur des Vers inédits que nous a révélés M. Paul Alexis, le biographe attitré du grand homme de Médan), comme si l’on n’aime pas George Sand (ce qui serait difficile, en effet, quand on est l’auteur de Pot-Bouille), du moins n’associe-t-on pas leurs œuvres aux descriptions où M. Zola les mêle, ni n’essaie-t-on de salir leur nom en pareilles circonstances. Je n’insisterai pas davantage. On peut manquer d’esprit et de goût, n’avoir pas plus d’égards à la patience du lecteur qu’aux convenances littéraires, ne savoir enfin ni se borner ni se retenir, et faire cependant de bon roman naturaliste.

Au moins y faut-il de l’observation ; et, — comme nous avons eu déjà l’occasion d’en faire la remarque à propos de Nana 22, — les qualités de l’observateur vont, de roman en roman, s’affaiblissant chez M. Zola. Sans doute qu’ayant maintenant l’expérience qu’il a du monde et de la vie, la science des choses et la connaissance des hommes, il n’a plus que faire d’observer !

Le chicanerai-je pourtant sur les détails ? Quelqu’un s’étant avisé le premier de s’égayer aux dépens de cette maison de la rue de Choiseul, ou plutôt de cette espèce de caravansérail, dont tous les locataires se connaissent et voisinent, tout le monde a suivi le signal une fois donné, comme de juste ; et l’immeuble de Pot-Bouille, avec ses faux marbres et ses zincs dorés, est devenu déjà quasi célèbre. N’a-t-on pas peut-être oublié qu’il y avait un locataire au moins qui vivait à l’écart des autres et représentait lui seul, parmi tous ces bourgeois corrompus, l’honneur, la probité, la vertu même ? C’est le locataire du second, heureux père, heureux époux : il fait du roman naturaliste. Niais, outre qu’on ne peut pas disputer à M. Zola, tout naturaliste qu’il soit, le droit d’employer ce moyen, — puisqu’il n’en a pas pu trouver un meilleur, pour concentrer et composer son action, — s’il y a des maisons, à Paris comme à Plassans, où l’on ne voisine pas, il y en a sans doute, il peut y en avoir où l’on voisine, et M. Zola les a découvertes. Je ne suis pas autrement ému, non plus, de voir ces conseillers de cour d’appel, hommes d’âge, hommes posés, hommes sérieux, emmener en partie chez Clarisse Bocquet, leur maîtresse, les jeunes commis en nouveautés : je crois seulement que ce n’est pas l’usage. Et pourquoi m’étonnerais-je, après tout, de voir des fractions d’agents de change, « semblables à de jeunes dieux indiens », traverser les salons à la course pour se hâter vers les cuisines, et, sans prêter plus d’attention aux demoiselles Josserand, honorer de leurs faveurs alternatives les bonnes à tout faire et les écureuses de vaisselle ! Mais j’avoue qu’on ne m’avait point dit que ce fussent leurs habitudes. Ce qui me surprend plutôt, et, si j’étais des admirateurs de M. Zola, ce qui m’inquiéterait davantage, c’est de voir comme tous ses personnages, indistinctement, obéissent à des impulsions mécaniques.

C’est où je reconnais que M. Zola n’observe plus. Son siège est fait. Il sait ce qu’il voulait savoir. Ses romans futurs sont déjà tout tracés : il ne lui reste plus qu’à les écrire. Il doit faire un « roman scientifique », il doit faire un « roman socialiste », il doit faire un « roman militaire ». C’est toujours à M. Paul Alexis que j’emprunte ces renseignements, auxquels je me reprocherais de ne pas ajouter celui-ci que, quand M. Zola sera sur le point d’écrire son roman militaire, « il étudiera la vie militaire, telle qu’elle est, au risque de passer pour un mauvais patriote ». Si M. Paul Alexis a bien compris les paroles du maître, et si je comprends bien à mon tour les paroles de M. Paul Alexis, cela veut dire que M. Zola, quoique ne l’ayant pas étudiée, n’en a pas moins dès à présent ses idées sur la vie militaire, et que ses études ne réussiront pas à l’en faire changer. Il n’avait pas non plus étudié la bourgeoisie parisienne quand il conçut Pot-Bouille, mais il commença par se faire une certaine idée de la bourgeoisie parisienne, et s’étant mis alors à l’étudier, il n’en changea pas. C’est bien ainsi que je l’entendais. M. Zola n’est pas un homme d’imagination, mais c’est un homme de logique. Il n’invente pas, il n’observe pas davantage : il déduit. « Un tel fait cela. Qu’est-ce qui découle ordinairement d’un fait de ce genre ? Cet autre fait. Est-il capable d’intéresser cette personne ? Certainement. Il est donc logique que cette autre personne réagisse de cette manière… Je cherche les conséquences immédiates du plus petit événement, ce qui dérive logiquement, naturellement, inévitablement du caractère et de la situation de mes personnages. » Et c’est inévitablement comme cela qu’à mesure que l’on avance dans la suite des déductions et que l’on s’éloigne du point de départ, on s’éloigne d’autant de la nature, de la réalité, de la vie.

Tant s’en faut, en effet, que le secret de la vie soit, dans la simplicité, qu’au contraire il est dans la complexité même ; et la logique, pour ainsi dire, est institutrice de sophismes autant que l’imagination est maîtresse d’erreurs. C’est là précisément ce qui rend l’observation si longue, et l’imitation de la vie si difficile. Il n’y a pas de volonté si souverainement maîtresse d’elle-même que ses combinaisons et ses calculs ne soient à chaque instant de la vie déconcertés par l’imprévu, comme il n’y a pas de passion, si violente soit-elle, dont le développement logique ne soit à chaque instant troublé par quelque subite intervention du hasard. Et c’est pourquoi les personnages de M. Zola, logiquement gouvernés par l’espèce de mécanisme intérieur que M. Zola leur a donné, sont moins poétiques assurément, mais non pas cependant moins faux que les héros du drame romantique.

Car l’observation ne consiste pas seulement à savoir ouvrir les yeux, comme on le croit à Médan, sur le monde extérieur. C’est même peu de chose, quoi qu’on en pense et quelque mal que l’on s’y donne, que de rendre « vivant et palpable le perpétuel transit d’une grande ligne entre deux gares colossales, avec stations intermédiaires, voie montante et voie descendante ». Mais c’est l’intérieur qu’il faudrait atteindre. Or, je ne défie pas seulement M. Zola, dans ce roman de Pot-Bouille, de me dire en quoi ses Bachelard et ses Duveyrier sont humains ; je le défie de me dire en quoi même ils sont de leur condition, pourquoi l’un est un magistrat et l’autre un commissionnaire, à quels traits on retrouve en eux les hommes de leur profession ; ou s’il croit qu’il suffise pour les caractériser d’avoir mis dans la bouche de Duveyrier quelques phrases bêtement solennelles sur « la nécessité d’opposer une digue à la débauche qui menace de submerger Paris », et de nous avoir montré Bachelard traitant son monde dans « des dîners à trois cents francs par tête, dans lesquels il soutenait noblement l’honneur de la commission française » ? L’intérieur, c’est justement ce qui échappe à M. Zola. S’il n’y a rien de si grossier que sa physiologie, il n’y a rien de si mince que sa psychologie. Cependant, de la conception naturaliste du roman, ôtez la psychologie, qu’en reste-t-il ? Rien.

Cette impuissance d’observer a ses causes, et j’arrive au dernier reproche que l’on doive adresser à M. Zola, celui qui contient, en réalité, tous les autres, et dont nous n’avons fait jusqu’ici que signaler des conséquences.

Si M. Zola manque de goût et d’esprit, comme s’il manque de finesse psychologique, c’est que M. Zola manque de sens moral. Je n’en voudrais pour preuve (à prendre le mot dans son acception ordinaire), que cette scène de Pot-Bouille où les demoiselles Josserand, sous l’œil commandant de leur mère, enivrent leur oncle Bachelard pour lui arracher une pièce de vingt francs. On s’est récrié, non sans raison, sur vingt autres endroits de Pot-Bouille ; si j’avais cependant une scène ignoble à désigner entre toutes, c’est encore celle-ci que j’indiquerais. Mais plutôt que de traîner l’imagination du lecteur sur de semblables pages, il vaut mieux essayer d’élever un peu la question.

Le sens moral, pour nous, c’est donc proprement le sens humain, ou, pour parler plus clair, le sens de ce qu’il y a dans l’homme de supérieur à la nature. L’homme fait bien moins partie de la nature qu’il ne s’en sépare et qu’il ne s’en distingue. Et M. Zola lui-même ne peut pas nier qu’il faille qu’un tel sens existe, puisque, s’il n’existait pas, la seule excuse que M. Zola puisse donner de ses excès de plume, — qui est que de présenter aux hommes la face la plus hideuse du vice, c’est leur apprendre à le délester, — tomberait, et ne serait plus qu’une mauvaise plaisanterie. Mais s’il soupçonne, ou s’il suppose, pour l’avoir entendu dire, qu’il existe en effet un tel sens, il n’est que trop certain qu’il ne le possède pas.

Qui donc a prétendu que, lorsque nous disions d’un homme qu’il est « cruel comme un tigre », ou « têtu comme un âne », « vicieux comme un singe », ou « lascif comme un bouc », c’était en vérité l’animal que nous insultions ? Le tigre, en effet, ou le singe, ne font que suivre leur nature ; ils ne sont ni vicieux ni cruels ; l’un est singe et l’autre est tigre. Le vice ne consiste pas du tout, comme le croient beaucoup de gens, à chercher la satisfaction d’un instinct, mais à la poursuivre, quibuscumque viis, aux dépens de quelqu’un ou au détriment de quelque chose. L’avarice n’est un vice que parce qu’elle tend à retirer de la circulation sociale un or qui paierait le travail de quelqu’un et qui le sauverait ainsi de l’oisiveté, de la misère, ou du crime. La cruauté n’est un vice que parce qu’elle est destructrice de ce sentiment de respect de la vie humaine qui fait le lien social. La débauche n’est un vice que parce qu’elle ruine en nous ce sentiment de respect de soi-même qui fait la dignité de l’individu. Mais les héros de M. Zola ne sont pas vicieux, ils ne sont qu’en dehors de l’humanité. Leur inconscience d’eux-mêmes, leur placidité dans l’ignominie, leur continuité d’intempérance ou de grossièreté les marquent au signe de la bête. Quiconque est la proie d’une passion sans intermittence ni sursaut, ou seulement l’esclave d’une habitude sans interruption ni réveil, est une brute.

Et le romancier manque de sens moral, en même temps que de sens psychologique et de sens littéraire, qui ne le comprend pas. Car c’est le sens moral entendu de la sorte, — c’est le sens moral considéré comme un pouvoir intérieur qu’il s’agit de détruire ; — c’est le sens moral envisagé comme un ennemi dont il faut que la passion triomphe pour arriver à ses fins ; — c’est le sens moral traité comme un adversaire qui ne peut-être vaincu que par la volonté, — qui donne à la représentation du vice sa valeur esthétique. L’immoralité dans l’art, comme on l’entend d’ordinaire, prise du côté de l’objet, c’est-à-dire du côté du modèle et de la nature de l’œuvre, n’est guère pour nous qu’un mot : c’est du côté de l’artiste qu’il faut la prendre, et mesurer ce qu’il a personnellement de sens moral, c’est-à-dire d’intelligence du rôle de la moralité dans la vie humaine.

Je souhaiterais à M. Zola d’acquérir ce sens qui lui manque. Mais je doute fort qu’il s’en soucie, et je doute bien plus encore, s’en souciât-il, qu’il réussît jamais à l’acquérir. En attendant, c’est bien à ce manque de sens moral que tiennent ce manque de psychologie, comme ce manque de goût et d’esprit, comme ce manque d’indulgence, comme ce manque de finesse qui le caractérisent. Il a, d’ailleurs, — et je n’hésite pas plus à le reconnaître après qu’avant Pot-Bouille, — la simplicité de l’invention et même quelquefois l’ampleur, il a la force, et quoi qu’on ait insinué, je crois qu’il a la foi. Ce sont encore bien des choses. Mais ne craignez-vous pas qu’en cela semblable à tant d’autres, et si l’on regarde en quel temps nous vivons, ce soit surtout à ses défauts qu’il doive ses succès, l’Assommoir ses quatre-vingt-dix-sept, et Nana ses cent seize éditions ?

Les petits naturalistes

Il y en a plusieurs, il y en a même beaucoup, et, sans être accusé pour cela de souhaiter la mort de personne, on peut bien dire qu’il y en a trop, puisqu’à peine, entre eux tous, ont-ils du talent comme quatre. Les uns, — ce sont les délicats, à moins que ce ne soient les timides, — imitent ce qu’ils peuvent de la manière de M. Daudet : M. Alain Bauquenne, par exemple, ou M. Léon Allard. D’autres, plus raffinés, et qui trouvent apparemment M. Daudet trop simple, aiment mieux s’égarer sur les traces de M. Edmond de Goncourt : tel est l’auteur de la Robe du moine et de Ludine, l’étonnant M. Francis Poictevin, celui qui se fait écrire par M. Taine des « choses » que M. Paul Alexis, qui s’y connaît sans doute, n’hésite pas à déclarer « médiocres ».

Mais le vrai maître d’école, aujourd’hui comme au temps des Soirées de Médan, c’est M. Zola, toujours, et, par-delà M. Zola, c’est Flaubert, encore Flaubert, éternellement Flaubert, et surtout le Flaubert de l’Éducation sentimentale et de la Tentation de saint Antoine. On prend ses modèles où l’on peut, et, quand on veut des grands hommes à soi, on se les fait. Il est certain d’ailleurs, que M. de Goncourt aura beau multiplier les préfaces apologétiques, ou M. Champfleury revendiquer les droits des Bourgeois de Molinchart, le procès est désormais jugé, et bien jugé : c’est Flaubert qui demeurera dans l’histoire littéraire de ce temps le vrai héraut du naturalisme, comme il est bien probable que Madame Bovary en demeurera le chef-d’œuvre. Pour moi, je joindrais seulement à Flaubert le facétieux auteur de la Laitière de Montfermeil et de Gustave le mauvais sujet, — Paul de Kock, puisqu’il faut l’appeler par son nom, — s’il n’y avait eu, tout au fond de Flaubert lui-même, un vaudevilliste « énorme », selon le mot qu’il aimait, et un vaudevilliste trop longtemps ignoré.

Ce sont ses jeunes élèves qui nous l’ont révélé : M. Henry Céard, M. Karl Huysmans, M. Léon Hennique, M. Guy de Maupassant, quelques autres encore. Leurs œuvres étant d’ordinaire difficiles et surtout peu tentantes à résumer, et le titre même de quelques-unes d’entre elles étant impossible à transcrire, je ne saurais avoir ici l’intention d’en faire le dénombrement, et bien moins encore de les analyser. Mais, parmi diverses qualités dont ils brillent, c’est de leur force comique, uniquement, que je voudrais leur donner conscience, et ainsi les aider à retrouver leur véritable voie, que je crains qu’ils ne connaissent pas.

De toutes les leçons du maître, — développées, interprétées, illustrées par M. Zola, — celle qu’ils ont donc retenue le plus fidèlement, et le plus religieusement appliquée, c’est qu’il faut expulser du roman de l’avenir, l’intérêt romanesque d’abord, et ensuite, autant qu’il se pourra, toute espèce d’intérêt généralement quelconque. Flaubert, à la vérité toujours un peu romantique, et par conséquent romanesque, n’y a réussi que très tard, comme l’on sait, dans ses dernières œuvres seulement, et après vingt-cinq ou trente ans d’un prodigieux labeur. M. Zola lui-même, emporté je ne sais par quelle fougue d’imagination méridionale, n’a peut-être pas imité d’assez près la platitude de l’existence, et, reculant encore trop souvent devant l’application entière de ses principes, n’a pas été toujours aussi banal qu’il l’avait promis. « Certes, il travaille dans la vie, disent volontiers de lui les intransigeants de l’école, mais la vie de ses livres est arrangée par un artiste » ; et c’est ce que, dans le secret de leur cœur, ils ont quelque peine à lui pardonner. Plus heureux que leurs maîtres ou même qu’un ou deux de « leurs frères d’armes », et mieux servis d’ailleurs par la stérilité de leur génie naturel, quelques disciples ont touché le but presque du premier coup : M. Henry Céard, par exemple, et M. Léon Hennique.

Sans doute celui-ci, dans son premier roman, — la Dévouée, — n’avait pas laissé d’arranger encore un peu la vie. Un horloger besogneux, pour se procurer cent mille francs, empoisonnait sa fille cadette et faisait guillotiner son aînée. Cette façon de se remettre en fonds ne m’étonne pas autrement, mais elle est relativement rare. En tout cas, j’en conclus qu’il y avait une intention d’art dans cette machine, et c’était, si l’on veut, de l’invention de collégien, mais enfin c’était de l’invention. Dans l’Accident de Monsieur Hébert, le progrès, sous ce rapport, est sensible : il ne s’y passe rien, ou plutôt, — et pour être tout à fait exact, — quand il s’y passe quelque chose, c’est de telle manière que l’on aimerait autant qu’il ne s’y passât rien. Le capitaine Ventujol aime madame Hébert et il en est aimé. Tout se découvre. Alors Ventujol s’en va d’un coté, madame Hébert de l’autre, et le roman est terminé. M. Hébert est en bois ; si j’ajoute que Ventujol ressemble beaucoup plus à tout le monde qu’à lui-même, et que le caractère de madame Hébert consiste à n’en pas avoir, on comprendra que je dise que les Sœurs Vatard, de M. Karl Huysmans, ou encore une Vie, de M. de Guy Maupassant, sont des œuvres « chargées de matière » en comparaison de l’Accident de Monsieur Hébert.

Osons en convenir : le dernier chef-d’œuvre lui-même de M. Edmond de Goncourt : Chérie, est à peine aussi vide, sans compter que l’aventure s’y dénoue par une mort, ce qui semble peu conforme à la réalité. Car, tout le monde le sait, rien ne commence, rien ne finit ; et on ne meurt pas dans la vie, mais seulement au théâtre ! Or, justement, comme l’Éducation sentimentale, ou comme Bouvart et Pécuchet ; — dont les leçons ne sont pas douteuses, — l’Accident de Monsieur Hébert ramène les personnages à leur point de départ et remet, ou à peu près, les choses en l’état. Voilà le vrai roman naturaliste, le roman selon la formule, le roman enfin sans incidents, péripéties ni dénouement, reproduction fidèle de la nature, exacte imitation de la vie dans la simplicité de sa « nullité crasse », — comme ils disent, — et la réalité de sa « platitude nauséeuse ». Lisez encore, si vous en avez le courage, la Petite Zette, par M. Jules Case, avec dédicace à M. de Maupassant ; ou l’unique roman, je crois, de M. Henry Céard : une Belle Journée.

Ces effets, vraiment surprenants, ne s’obtiennent pas sans beaucoup de peine, et même beaucoup d’art. On n’arrive pas plus aisément à parler pour ne rien dire qu’à peindre pour ne rien montrer, et, indépendamment d’une grâce d’état, il y faut toute une longue, patiente et laborieuse éducation de l’œil et de l’esprit. Nous apprendrons donc premièrement à situer les a héros modernes » dans des milieux plus gris, plus incolores, plus insignifiants qu’eux-mêmes. C’est à quoi nous réussirons en arrêtant ordinairement nos regards sur ce qui ne vaut pas la peine d’être regardé, comme en habituant notre main à reproduire ce qui ne mérite pas d’être reproduit. Les maîtres ont donné des modèles en ce genre : l’Éducation sentimentale en est un ; le Ventre de Paris en est un autre. Qui de nous n’a dans la mémoire ces pages immortelles ? « Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et le quai de Montebello on prit le quai Napoléon… Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on descendit jusqu’au Louvre, et par les rues Saint-Honoré, Croix-des-Petits-champs et du Bouloi on atteignit la rue Coq-Héron… » Et qui de nous n’a sous les yeux ces inimitables tableaux ? « Devant elles s’étalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons d’Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l’eau, la tête de cochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boite de sardines dont le métal crevé montrait un lac d’huile… »

Et cependant, je ne sais, encore ici, si les disciples n’auraient pas surpassé les maîtres. Il me semble du moins que leurs descriptions, plus longues, sont aussi plus oiseuses ; que la qualité propre de leur observation a quelque chose de plus banal ; et qu’enfin leurs découvertes, plus inattendues, sont généralement plus drôles. Celui-ci, par exemple, ne s’est-il pas un jour avisé que, « par les temps de forte chaleur, les boueux passaient le malin dans les rues afin d’enlever les ordures » ? Celui-là, non moins subtil, a fait observer qu’en été, « quelques personnes seulement occupaient l’intérieur des tramways, les autres préférant l’impériale ou les plates-formes ». Mais un troisième, s’élevant plus haut, — et comme qui dirait jusqu’à l’observation sociale, — a remarqué le premier que, « dans leurs corps de garde, les pompiers écrivaient toujours », ou, dans un autre ordre d’idées, que « les relieurs étaient les plus inexacts des commerçants ».

Si nous avions affaire à de plus gros personnages que M. Karl Huysmans ou M. Guy de Maupassant, — je veux dire à des œuvres des plus fortes en leur genre que les Sœurs Vatard, ou de plus de prix que les Sœurs Rondoli, — peut-être y aurait-il quelque utilité, quelque intérêt de curiosité tout au moins à se proposer de définir et de fixer le procédé. Mais quatre mots ici pourront suffire. Cela consiste essentiellement à ne rien laisser échapper de ce qui traverse le champ de la vision, et, renversant alors l’ordre accoutumé des choses, à n’en retenir pour le noter que ce que sa banalité même semblait devoir soustraire à l’observation :

« La grand’route, devant sa porte, se déroulait à droite et à gauche presque toujours vide. De temps en temps, un tilbury passait au trot, conduit par un homme à figure rouge, dont la blouse, gonflée au vent de la course, faisait une sorte de ballon bleu ; parfois c’était une charrette lente, ou bien parfois on voyait venir de loin deux paysans, l’homme et la femme, tout petits à l’horizon, puis grandissant quand ils avaient dépassé la maison, rediminuant, redevenant gros comme deux insectes, là-bas, tout au bout de la ligne blanche qui s’allongeait à perte de vue, montant et descendant selon les molles ondulations du sol. » Ou bien encore : « La rue que les deux jeunes gens suivaient était déserte, et leurs pas retentissaient avec un bruit clair sur le trottoir. Tantôt leurs ombres se brisaient le long des boutiques fermées, tantôt les précédaient ou les suivaient, étalées à plat sur les dalles, pâles à certains moments, foncées à d’autres. Souvent, elles s’enchevêtraient, se confondaient, s’unissaient des épaules, formaient plus qu’un tronc, ramifié de bras et de jambes, surmonté de deux têtes ; parfois elles s’isolaient, se ramassaient sous leurs pieds ou s’allongeaient démesurément et se décapitaient dans le renfoncement des portes. »

Que l’on puisse tirer de là quelquefois des effets vraiment curieux, je ne le nierai point, ou plutôt, je conviendrai volontiers que M. Guy de Maupassant et M. Karl Huysmans eux-mêmes en ont rencontré plus d’un. Faut-il aller jusqu’à dire que certains coins de Paris n’ont pas été plus fidèlement observés par M. Zola que par M. Huysmans ; et que Flaubert eût à peine mieux rendu que M. de Maupassant certains aspects de la nature normande ? On le peut ; et nous le disons ; et nous avons même le devoir de le dire, car autrement on serait en droit ne nous demander pourquoi tant s’occuper de M. de Maupassant et de M. Huysmans. Mais nous croyons après cela que ce que l’on en tire surtout, ce sont des effets comiques, et beaucoup plus comiques peut-être que ne le savent leurs auteurs eux-mêmes.

Jusque dans les œuvres des maîtres, et, plusieurs fois déjà, nous avons signalé cette remarquable affinité du roman naturaliste pour le vaudeville et la grosse farce. Bouvard et Pécuchet, que sont-ils, je vous le demande, que deux maniaques échappés du théâtre des Duvert et Lauzanne ! Et, bien avant Pot-Bouille, Trublot, le monsieur qui suit les bonnes, n’appartenait-il pas, vous le savez, au répertoire du Palais-Royal ? Si bien qu’après avoir traité jadis du plus outrageux dédain « dramaturges » et « vaudevillistes », enveloppés à la fois dans la même sentence, il me paraît maintenant plus évident chaque jour que les naturalistes ne sauraient autrement finir que par leur ressembler. La vulgarité soutenue des sujets où ils se complaisent, toujours les mêmes ; la façon dont ils les développent, qui ne manque de rien tant que de vérité vraie ; les énormes drôleries qu’ils mettent dans la bouche de leurs personnages ; tout enfin, — jusqu’aux noms qu’ils fabriquent industrieusement pour les en affubler, — les achemine, en dépit d’eux, vers cet écueil de toutes leurs prétentions. Et comment, à vrai dire, se défendraient-ils de s’y venir heurter, si leurs procédés, comme on vient de le voir, ne sont autres en principe que ceux de la caricature ? Mais, de plus, par une perversion de l’œil et de l’esprit tout à fait singulière, ils en sont arrivés à ce point, sous prétexte de naturalisme, qu’ils ne trouvent rien de si ridicule autour d’eux que ce qu’il y a de plus naturel ; tandis qu’inversement, ils n’aperçoivent rien de si digne de toute leur attention et de tout le scrupule dont leur art est capable, que ce qu’il y a de plus insignifiant et de plus risible au monde.

Regardez-y d’un peu près. Les situations burlesques dont s’égayait jadis, avec plus de verve que de style, le toujours populaire auteur de la Pucelle de Belleville et de Monsieur Dupont, prennent à leurs yeux des aspects quasi tragiques. C’est précisément dans les amusantes inventions de l’auteur d’Edgard et sa Bonne et de Célimare le Bien-Aimé qu’ils savourent ce qu’ils appellent toute l’amertume de l’existence. Au comique irrésistible que dégagent d’elles-mêmes les perplexités d’un Beaudeloche ou d’un Beauperthuis quelconque, tombé dans le piège de sa propre sottise, ils ajoutent celui de prendre l’accident de Beauperthuis ou le désespoir de Beaudeloche au sérieux. Et c’est pourquoi tout vaudeville contient en soi le germe d’un roman naturaliste, comme tout roman naturaliste peut se définir correctement : l’erreur d’un vaudevilliste qui s’ignore. On l’a bien vu, lorsque M. Zola s’est avisé de faire transporter son Assommoir, et surtout son Pot-Bouille à la scène. Quatre actes de vaudeville et six actes de mélodrame : c’est à quoi se résumait ce que ce grand contempteur de la « dramaturgie » et du « vaudevillisme » avait imaginé de plus « naturaliste ».

Ce serait inutilement accabler le lecteur de titres de romans et de nouvelles naturalistes que de vouloir pousser à bout ce commencement de démonstration. Ceux à qui ne suffirait pas l’analyse détaillée de l’Accident de Monsieur Hébert, telle que nous avons essayé de la leur donner plus haut, ou la lecture d’une Belle Journée, s’ils ont tant fait que de l’entreprendre, n’auront au surplus qu’à choisir dans le répertoire déjà considérable de M. de Maupassant : Boule de Suif, En famille, A cheval, l’Héritage, et tant d’autres. Je leur signale aussi le dernier roman de M. Karl Huysmans : A rebours, imitation ou transposition de la Tentation de saint Antoine ; et je le leur recommanderais même, s’il ne s’y rencontrait, comme dans tous les autres d’ailleurs, trop de pages bonnes à mettre au cabinet.

Mais, ce que je puis bien dire, en tout cas, c’est que le héros de cette histoire, le duc Jean Floressas des Esseintes, est à lui tout seul plus plaisant, risible, et falot que tous les Chambourcy du vaudeville contemporain mis ensemble. Il paraît que ce « livre a marqué dans une certaine direction la frontière avancée du talent de M. Huysmans, qui se trouve embrasser certaines régions lointaines apparemment extérieures ». Si cela signifie, comme je le conjecture, que M. Huysmans a quitté, cette fois, le terrain ordinaire du naturalisme pour chevaucher les plus fantastiques chimères, il n’en est donc que plus curieux et plus caractéristique de le voir, après ce bel élan, retomber à chaque pas dans le vaudevillisme. L’idée de s’offrir à soi-même des symphonies de liqueurs « avec de vieille eau-de-vie représentant le violon », et « le rhum simulant l’alto », ou « le vespétro le violoncelle », est peu neuve ; et serait difficile, sans doute, à mettre en scène. Mais l’idée de se procurer la sensation d’un voyage à Londres en se transportant dans une taverne de Paris plus ou moins britannique, est tellement une idée de vaudeville que, modifiée convenablement, elle a fourni le fond du Voyage à Dieppe, de Wafflard et Fulgence. Et, quant à l’idée de protester « contre le bas péché de gourmandise » en se nourrissant a posteriori, ceux qui goûtent le Malade imaginaire jusqu’au bout, et Monsieur de Pourceaugnac même dans les entr’actes, regretteront éternellement que l’état de la médecine de son temps n’ait pas permis à Molière d’en exploiter tout le bas comique.

C’est ici de la fantaisie de vaudeville, s’il en fut. J’en appelle plutôt aux hommes du métier ! Seulement n’est-il pas bien remarquable que, quand un naturaliste essaye de secouer une fois l’esthétique de l’école, l’unique loi qu’il n’en puisse absolument rejeter soit celle qui veut que le vaudeville se retrouve au fond de tout roman naturaliste ? Nous ne saurions donc inviter trop vivement M. Huysmans en particulier et les naturalistes en général, à se porter tout entiers du côté où ils penchent. Ce qu’ils dépensent de talent dans ces petites nouvelles qui remplissent les premières colonnes de quelques journaux du matin ne fait pas peut-être beaucoup de tort au grand art ; mais le vaudeville a droit de regretter ce qu’ils y sèment d’idées, lesquelles ne demanderaient que la main d’un bon metteur en œuvre pour s’adapter à la scène des Variétés ou du Palais-Royal. Et, pour ce que le rire est le propre de l’homme, comme disait l’autre, ils seraient impardonnables, ayant reçu le don de le communiquer, d’en réserver la jouissance à leur petite école.

Que, d’ailleurs, ils ne sachent point le théâtre, ce n’est pas une affaire. Le vaudeville se fait en collaboration. Ils trouveront des idées ; d’autres se chargeront de les accommoder à l’optique qu’il faut. Et puis, s’ils ne connaissent pas le métier, ils en seront quittes pour l’apprendre. Ce qui leur sera d’autant plus facile que c’est aussi bien la seule chose qui leur fasse présentement défaut. Capables en effet d’imaginer des situations comiques, ils ne le sont pas moins d’écrire en style de vaudeville. Ou plutôt, c’est là leur triomphe, et je ne sais s’ils excellent en rien tant que dans l’art de renforcer par le choix des mots le comique des situations. « Le mari sauta le premier, puis ouvrit les bras pour recevoir sa femme. Le marchepied, tenu par deux branches de fer, était très loin, de sorte que, pour l’atteindre, madame Dufour dut laisser voir le bas d’une jambe dont la finesse primitive disparaissait à présent sous un envahissement de graisse tombant des cuisses. M. Dufour, que la campagne émoustillait déjà, lui pinça vivement le mollet ; puis, la prenant sous les bras, la déposa lourdement à terre comme un énorme paquet. » Ce petit tableau de genre est de M. de Maupassant, et non de Paul de Kock ; on peut l’intituler : A la campagne. Celui-ci, que l’on pourrait intituler : Chez le Dentiste, n’est pas de Pigault-Lebrun, mais de M. Huysmans. « Un craquement s’était fait entendre, la molaire se cassait, en venant ; il lui avait alors semblé qu’on lui arrachait à la tête ; il avait perdu la raison, avait hurlé de toutes ses forces, s’était furieusement défendu contre l’homme qui se ruait de nouveau sur lui, comme s’il voulait lui entrer son bras jusqu’au fond du ventre, s’était brusquement reculé d’un pas et, levant le corps attaché à la mâchoire, l’avait laissé brutalement retomber, sur le derrière, dans le fauteuil, tandis que, debout, emplissant la fenêtre, il soufflait, brandissant au bout de son davier une dent bleue où pendait du rouge. »

C’est exactement l’espèce particulière de grossissement que l’esthétique du vaudeville exige. Les mots ne s’associent plus ici selon leur sens, ou pour traduire une idée, mais en vue d’un effet à produire et, dans l’un comme dans l’autre cas, la cause étant la même, l’effet est le même aussi. Dans cette langue spéciale, on ne se calme pas « on s’édulcore », on ne se décourage point, « on s’aveulit » ; celui-ci se vautre dans une perspective », et cet autre se « plonge dans d’inqualifiables fanges » ; on ne dit point d’une femme qu’elle est sentimentale, mais qu’elle fait des rêves intoxiqués de sentimentalisme », et on ne dit point qu’elle a perdu ses illusions, mais « que son idéal a subi bien des renfoncements et des accrocs ». N’est-ce pas aussi la langue du vaudeville ? et le Vancouver de Mon Isménie parle-t-il autrement quand il dit : « Dardenbœuf, excuser cet épanchement prématuré… mais vous me plaisez ! » ou le Chalandard de la Sensitive, quand il dit : « Je ne l’avais pas regardée, la cousine… elle est ahurissante de beauté ! » ou le Fadinard du Chapeau de paille d’Italie » : Marié ? ce mot me met une fourmi à chaque pointe de cheveu ! » ou le Daniel du Voyage de M. Perrichon : « Quand je parais son visage s’épanouit : il lui pousse des plumes de paon sous sa redingote » ?

Combien d’autres rapprochements, que je laisse au lecteur le plaisir de faire ! C’est que, dans le vaudeville comme dans le roman naturaliste, il s’agit justement d’égayer par quelque artifice la vulgarité convenue des sujets, et, si la cocasserie du style n’y saurait seule suffire, c’en est cependant un des bons moyens. Lorsqu’il est bien convenu que vous ne prétendez intéresser le lecteur, ou le spectateur, ni par la singularité des aventures, ni par la nouveauté de l’observation, ni par l’originalité des caractères, il faut pourtant bien trouver à quoi l’intéresser, ou ne se mêler alors ni de roman ni de théâtre. Le roman naturaliste et le vaudeville y réussissent quelquefois par des combinaisons de mots et des associations d’idées qui sont au naturel ce que les lignes heurtées de la caricature sont à la vérité du dessin de la forme humaine. Aussi ne les faut-il accuser ni l’un ni l’autre, en outrant la nature, d’avoir passé le but, puisque précisément c’est là tout ce qu’ils se proposent ; et ils nous répondraient à bon droit qu’ils l’ont ainsi voulu. L’ont-ils vraiment ainsi voulu ? demandent bien quelques sceptiques. Mais ce sont des sceptiques.

Si maintenant le vaudeville, à cette ressource du style épileptique, ajoute celle de l’intrigue, le roman naturaliste dispose, lui, de celles de l’équivoque et de l’obscénité. Non sans doute que le vaudeville soit toujours fait pour les oreilles chastes, — on lui a passé quelquefois des libertés singulières ; — et s’il faut être franc, ces libertés ou ces licences, depuis quelques années surtout, composent malheureusement une partie du plaisir que l’on y va chercher. Mais insister sur ce sujet serait peut-être imiter les naturalistes eux-mêmes, dont le cynisme de langage ne s’inspire, comme l’on sait, que de l’intérêt de la morale… Faisons donc seulement observer que, si notre siècle, en ce point, ne vaut ni mieux ni pis que tous ceux qui l’ont précédé dans l’histoire, et si même nous sommes encore assez loin des polissonneries de Casanova de Seingalt ou des grossières ordures de Restif de la Bretonne, les romanciers naturalistes ne feront pas moins bien, dès à présent, d’y prendre garde. Les derniers venus, qui sont encore jeunes, ont peut-être écrit déjà plus d’une page qu’ils regretteront quelque jour ; et il ne faudrait pas que leurs anciens se fissent une obligation, en les imitant à leur tour, de leur apporter une excuse. Vainement invoquent-ils Rabelais et Régnier, Shakespeare et Molière, Saint-Simon et Voltaire : qu’ils se rappellent plutôt l’indignation de Flaubert, très vive et très sincère, lorsque Sainte-Beuve prétendit avoir senti dans Salammbô ce qu’il appelait « une pointe de sadisme ». La suite a prouvé qui des deux avait raison, Sainte-Beuve de l’y reconnaître, ou Flaubert de nier qu’elle y fût. Le naturalisme, qu’il s’en rende compte ou non, est aujourd’hui sur cette pente, et ce n’est pas seulement pour lui que je serais fâché qu’il roulât jusqu’en bas.

Rien ne serait plus facile encore que de rapprocher l’un de l’autre ce pessimisme dont nos naturalistes font montre, et ce pessimisme inconscient qui se trouve être également le fond du vaudeville classique ? Qu’est-ce en effet que le vaudeville, sinon le miroir de la bêtise humaine, et parfois même de la bêtise compliquée de gredinerie ? J’aime mieux toutefois attirer l’attention sur deux points de quelque importance.

Le premier c’est qu’ils sont bien durs, grands et petits, depuis Flaubert jusqu’à M. de Maupassant, pour la pauvreté, je veux dire pour les ridicules et les vilenies, s’ils y tiennent, qu’engendre la misère. Sous ce rapport, c’est le contraire du naturalisme anglais, depuis Fielding jusqu’à George Eliot, si indulgent, si compatissant, si humain. On n’est pas beau non plus quand on a le corps déjeté par la souffrance et la physionomie ravagée par la maladie ; et cependant, je ne sais quelle pudeur physique nous relient communément de plaisanter la laideur d’un malade. Qu’est-ce que les habitudes ou les tics de la misère peuvent avoir en soi de plus ridicule ou de plus réjouissant que les spasmes et les convulsions de la douleur ? Je voudrais donc voir nos naturalistes effacer de leurs œuvres ce caractère de dureté. Il ne me semble d’ailleurs, je l’avoue, nullement drôle, comme à eux, que l’on achète un journal d’un sou quand on ne peut pas y mettre quinze centimes, ni qu’une mère de famille, après le couvert ôté, — fût-ce dans la même chambre, — et par économie forcée, taille les robes de sa fille.

En second lieu, ces jeunes mandarins de lettres manquent trop aussi de pitié pour la grande foule de ceux qui ne goûtent pas leur littérature, ni même aucune littérature, puisque aussi bien il y a de telles gens. Car enfin, je ne suis pas persuadé qu’il convienne de partager en deux l’humanité tout entière : d’une part, les imbéciles ; et, de l’autre, les romanciers naturalistes.

On peut être honnête homme et faire mal les vers.

Mais c’est précisément ce qu’ils n’admettent pas sans peine, ou plutôt c’est ce qu’ils n’admettent pas du tout ; et peut-être est-ce là le principe de leur pessimisme. Au prix de la leur, dont je n’ai garde de médire, toute autre occupation leur paraît misérable. Ils ne pensent pas qu’il y ait d’autre intérêt en ce bas monde que de peser des syllabes et d’assembler des mots. Et ils ont le mépris du siècle parce que le siècle, comme ils disent, a la haine de la littérature. « Des Esseintes flairait une sottise si invétérée, une telle exécration pour ses idées à lui, un tel mépris pour la littérature, pour l’art, pour tout ce qu’il adorait, implantés, ancrés dans ces cerveaux étroits de négociants, exclusivement préoccupés d’argent et seulement accessibles à cette basse distraction des esprits médiocres, la politique, qu’il rentrait en rage chez lui et se verrouillait avec ses livres ». C’est de leur Flaubert encore qu’ils ont hérité cette singulière manie, que Flaubert avait lui-même héritée des romantiques. Mais, positivement, quand ils parlent ainsi, ne se sent-on pas une démangeaison de les adresser à Sedaine, et de les mener entendre M. Maubant lui-même réciter le couplet célèbre : « Un négociant, mon fils !… quelques particuliers audacieux font armer les rois… mais ce négociant, anglais, hollandais, russe ou chinois, n’en est pas moins l’ami de mon cœur ; et nous sommes sur la superficie de la terre autant de fils de soie qui lient ensemble les nations… Voilà, mon fils, ce que c’est qu’un honnête commerçant. » Comme si, jamais ou nulle part, excepté du temps des romantiques, — et à la Chine peut-être aussi, puisque M. Vanderk nous y fait penser, — on s’était avisé d’isoler les « lettrés » du reste des hommes, et de couper ainsi l’art de ses communications avec la vie ! Pas plus d’ailleurs que nous ne nous sommes engagé tout à l’heure sur le terrain de la « philanthropie », pas plus nous ne voudrions ici nous aventurer sur celui de « l’utilitarisme ». Mais, si ces observations n’étaient pas inutiles à faire, les voilà faites.

Il faudrait maintenant pouvoir en « édulcorer » l’amertume, — comme dirait M. Léon Hennique, — à défaut de quelques compliments, au moins par quelques consolations. Et nous ne demanderions pas mieux, si en effet nous le pouvions. Mais nous attendrons les autres à leur prochain roman ; et, puisque c’est surtout de M. Karl Huysmans et de M. Guy de Maupassant que nous avons parlé jusqu’ici, c’est d’eux seuls que nous dirons encore quelques mots.

M. Karl Huysmans a de la verve, et, en dépit de ses affectations de pessimisme, il a de la gaieté, une grosse gaieté, qui lui a souvent inspiré de bien mauvaises pages, de la gaieté cependant, et c’est toujours quelque chose. Je ne sais s’il se doute lui-même à quel point il est gai. Il me semble bien aussi qu’il a l’œil d’un observateur, quoique, jusqu’ici, son observation n’ayant porté sur rien de bien intéressant, on n’en puisse encore dire très exactement la valeur. Ne parlons plus de son dernier roman : A rebours, qui est une tentative que l’on ne peut pas humainement l’engager à recommencer ; mais il n’a guère étudié dans ses précédents écrits — les Sœurs Vatard, Marthe, En ménage, — que l’unique matière dont M. Daudet vient de s’emparer à son tour en composant Sapho. Trois volumes sur ce sujet, qui prêle un peu trop à des peintures trop libres, qui n’a rien par lui-même de bien séduisant, et qui ne vaut enfin que ce que valent eux-mêmes les personnages que le hasard ou leur mauvaise fortune a engagés dans de telles aventures, c’est beaucoup ; car les personnages de M. Huysmans ne valent pas grand’chose, — psychologiquement s’entend, — et les situations burlesques où il aime à les placer l’ont toujours empêché d’apercevoir clairement et de traiter la situation principale. Au résumé, ce sont les Scènes de la vie de bohème récrites comme qui dirait dans le style de l’Assommoir. Si j’ajoute après cela que M. Huysmans ne manque malgré tout ni d’esprit ni d’idées, ce n’est pas que je me fasse aucune illusion sur l’érudition facile et l’originalité factice de son dernier roman. Je ne crois pas toutefois me tromper trop grossièrement ; — et, le jour où M. Karl Huysmans m’aura donné complètement raison, sa part, comme on le voit, ne laissera pas d’être assez belle.

Le cas de M. Guy de Maupassant est un peu plus compliqué. Tous les défauts qu’exige l’esthétique naturaliste, il les a ; mais il a aussi quelques qualités qui sont assez rares dans l’école. Ainsi, j’ose à peine l’en féliciter, mais il y a chez lui quelques traces de sensibilité, de sympathie, d’émotion : dans le Papa de Simon, par exemple, dans En famille même, dans Miss Harriett, dans une Vie. D’intempérants admirateurs ont trop loué son talent descriptif. J’aime assez sa Normandie, beaucoup moins son Algérie, moins encore sa Bretagne. Ce n’est pas ce qu’il voit, qu’il voit bien, mais plutôt ce dont il est profondément imprégné. Sa manière d’écrire est d’ailleurs plus simple, plus franche, plus directe que celle de la plupart de ses émules en naturalisme, et même de M. Zola. On dirait aussi que son pessimisme a quelque chose de moins littéraire, de moins voulu par conséquent, et de plus douloureux ; il a le comique triste, et quelquefois amer. En fait de nouvelles, l’Histoire d’une fille de ferme, malgré quelques brutalités inutiles, est peut-être jusqu’ici ce qu’il a donné de mieux. Mais il y a trop de Flaubert en lui. Boule de Suif et l’Héritage, qui sont ce qu’il a écrit — sauf une Vie — de plus considérable, sont du pur Flaubert, moins sobre et mieux portant, si l’on veut ; et généralement, dans ses premiers récits, je n’en connais pas un qui ne soit par quelque endroit trop inspiré de Flaubert. C’est un élève dont l’originalité n’est pas assez dégagée de l’admiration et de l’imitation de son maître. Il serait temps d’y aviser. Comme Flaubert, il manque surtout de goût et de mesure. Sans cela, sans quelques pages qui semblent une gageure, et qui s’étalent sans vergogne en trois ou quatre endroits, une Vie serait presque une œuvre remarquable. C’est sans doute une bien simple et bien banale histoire ; elle se laisse lire toutefois ; et, voulant en parler, j’ai pu la relire sans ennui. Mal équilibré, mais soutenu par la solidité, si je puis ainsi dire, de trois ou quatre scènes principales, l’ensemble a de la carrure et respire une certaine puissance. On louerait ce livre davantage si l’on ne craignait d’avoir l’air d’en recommander la lecture à ceux qui ne le connaissent point. Pourquoi M. de Maupassant s’en est-il tenu là ? Car il est bien certain qu’il n’a pas tenu les promesses qu’une Vie nous avait données. On peut même dire que ses deux derniers volumes, Miss Harriett et les Sœurs Rondoli, nous le montrent engagé dans une voie fâcheuse, puisque c’est celle de ses pires défauts. Souhaitons-lui seulement de ne pas y persévérer ; car déjà ces deux derniers volumes feraient presque craindre qu’il ne fut condamné dès à présent à se répéter lui-même, et à ne plus se renouveler. Et vraiment, par un effet de l’infélicité des temps, le talent est aujourd’hui trop rare pour que ce ne fût pas dommage.

La banqueroute du naturalisme

Il y a longtemps que nous n’avons parlé des romans de M. Zola. Ce n’est pas que nous ne les ayons lus, ainsi qu’il était de notre devoir ; mais, après les avoir lus, nous n’en avions trouvé rien à dire que nous n’eussions déjà dit. Épiques ou apocalyptiques, — puisque c’étaient les qualités nouvelles qu’il fallait louer dans Germinal, par exemple, ou dans l’Œuvre, — nous ne l’eussions pu faire d’ailleurs qu’aux dépens des anciennes, de celles que nous goûtions peu, mais que nous reconnaissions dans l’Assommoir ou dans le Ventre de Paris ; et, pour la Joie de vivre, en dépit des clameurs, nous n’y pouvions vraiment rien voir de plus obscène ou de plus incongru que dans Pot-Bouille ou dans Nana. Mêmes Quenu-Gradelle et mêmes Rougon-Macquart ; mêmes procédés ; même absence aussi de sens moral : c’était toujours le même M. Zola. Qu’après avoir jadis découvert Paris, ce romantique attardé parmi nous inventât donc maintenant la mer, ou qu’après avoir calomnié les mœurs de la bourgeoisie, cet homme de quelque talent, mais de si peu de goût et de tact, et d’encore moins d’esprit, caricaturât à leur tour celles de l’ouvrier, il n’y avait là ni de quoi s’étonner, ni de quoi revenir à la charge. Mieux valait attendre ; et puisque aussi bien, de roman en roman, il allait s’éloignant un peu plus de la décence, du naturel, et de la vérité, on reparlerait de lui, pour la dernière fois, quand il en serait tout à fait sorti.

C’est ce qui vient d’arriver ; et le volume n’a point encore paru, le journal de M. Zola n’a pas seulement encore terminé la publication du roman, que déjà la Terre, en achevant de déclasser le romancier, semble avoir achevé du même coup de disqualifier le naturalisme. On n’ose plus être naturaliste ; on se défend de l’avoir été ; les plus ignorés eux-mêmes de ses disciples, les imitateurs qu’il ne se savait point, ont déjà commencé de trahir « le Maître ». Déjà, l’auteur de Charlot s’amuse et celui du Bilatéral, déjà MM. Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Paul Margueritte, Lucien Descaves et Gustave Guiches, — faisons-leur le plaisir de mettre ici leurs noms, qu’on pourrait avoir oubliés, — ont publiquement protesté contre « l’exacerbation de la note ordurière » dans le roman de M. Zola : c’est ainsi qu’ils s’expriment en patois naturaliste. On peut prévoir enfin le temps où M. Zola, dans cet abandon de tous les siens, n’aura plus pour lui que le seul M. Albert Wolff. Et vraiment nous ne le regretterons qu’à moitié, — en songeant qu’il y a dans la Terre de quoi justifier d’autres défections, qui seraient même plus sensibles à M. Zola, que celle de M. Lucien Descaves ou de M. Rosny, — mais cependant nous le regretterons : d’abord, parce qu’il est toujours pénible de voir un homme de talent se fourvoyer sans ressource ; et puis, parce qu’il est plus pénible encore de le voir compromettre avec lui, dans son aventure, ce qu’il pouvait y avoir de justesse et de vérité dans les théories d’art auxquelles les circonstances avaient attaché son nom. Le naturalisme avait sa raison d’être, dans le siècle où nous sommes ; il en avait même plusieurs, que nous avons plusieurs fois déduites ; et, ces raisons, nous n’en voulons de rien plus à M. Zola que de les lui avoir, l’une après l’autre, et pour longtemps maintenant, enlevées.

Car, il faut bien en convenir, quelque étonnement que l’on éprouve à se trouver d’accord avec M. Paul Bonnetain, et quoique ces jeunes schismatiques, pour se purifier, aient sans doute besoin de se laver encore dans bien des eaux, ils n’ont pas tort. M. Zola, dans la Terre, a passé toutes les bornes. Oui ; si l’on savait peut-être que le commencement et la fin de son naturalisme, que sa principale ou son unique originalité n’avait guère consisté qu’à imprimer tout crus dans ses romans des mots dont je gagerais qu’à peine ose-t-il se servir lui-même dans la liberté de la conversation, jamais pourtant il n’en avait encore imprimé de tels, ni rendu le nom même de naturalisme synonyme à ce point de ceux d’impudence et de grossièreté. Jamais non plus, pas même dans Pot-Bouille, cet étrange observateur des mœurs de son temps ne s’était ainsi moqué de son public, si jamais il n’avait substitué plus audacieusement à la réalité les visions obscènes ou grotesques de son imagination échauffée. Nulle conscience et nulle observation, nulle vérité, nulle exactitude, tous les effets faciles et violents, tous ceux du vaudeville et ceux du mélodrame ; des scènes inouïes de brutalité ; toutes les plaisanteries qui passent à Grenelle ou du côté de Clignancourt pour des formes de l’esprit ; des images de débauche, des odeurs de sang et de musc mêlées à celles du vin ou du fumier, voilà la Terre ; et voilà, va-t-on dire, le dernier mot du naturalisme ! Si M. Bonnetain ou M. Margueritte réussissent maintenant à le tirer de là, ils n’auront pas fait peu. Je crains seulement pour eux qu’il ne leur fallût, — dirai-je plus de talent ? — mais à coup sûr un autre talent que celui dont leurs œuvres nous ont donné les preuves jusqu’ici.

Sont-ce, en effet, des paysans, que les personnages du dernier roman de M. Zola ? Mais il faudrait d’abord pour cela qu’ils fussent des hommes, et ce n’en sont point, ni même des brutes, mais seulement des mannequins. Dans l’Œuvre, dans Germinal, dans la Joie de vivre, on pouvait encore, en y regardant bien, discerner quelque trace et reconnaître au moins quelque effort d’observation ; mais ici, c’est vainement qu’on en chercherait l’ombre ; et les jésuites d’Eugène Sue, les mousquetaires d’Alexandre Dumas, les burgraves eux-mêmes de Victor Hugo sont plus vrais, moins fantastiques, plus vivants peut-être que les paysans de M. Zola.

Au moyen des journaux, des faits divers et des comptes rendus de cours d’assises, au moyen des commentaires dont les « chroniqueurs judiciaires » ne manquent jamais à les faire suivre, — pour opposer, comme l’on sait, la dépravation cynique des campagnes à l’honnête, élégante, et inoffensive corruption du boulevard, — M. Zola s’est fait une idée du paysan français, et composé méthodiquement un dossier d’horreurs villageoises. C’est ce qu’il appelle ses documents. On y voit qu’en telle année, dans telle commune, tel département, un père de famille ayant eu l’imprudence de résigner ses biens à ses enfants, ceux-ci, las de nourrir une bouche inutile, l’ont relégué sous un toit à porcs, ou aidé même à mourir plus vite. On y lit qu’en telle autre année, dans un département voisin, et ainsi qu’il est prouvé par les débats ou l’aveu du coupable, un beau-frère pour éviter la division d’un commun héritage, a violé sa belle-sœur mineure et l’a ensuite étranglée. On y trouve encore qu’une femme a mêlé de la mort-aux-rats dans la soupe aux choux de son homme ; que deux frères, faute de s’entendre, ont vidé à coups de fusil une question de bornage ; qu’une bru s’est débarrassée d’une belle-mère importune à coups de serpe ou de fléau. Et on y apprend aussi, par occasion, des choses qu’en effet on ignorait, jusqu’à M. Zola : que le fumier ne sent pas bon ; que, si l’on boit trop de vin ou de cidre, on se grise ; qu’il est arrivé quelquefois à la grêle de hacher les blés ; qu’il est plus dur de moissonner que de cracher dans un puits pour y faire des ronds ; que, d’ailleurs, ce ne sont pas des clubmen qui hantent d’ordinaire les cabarets de village ; et que le paysan aime âprement la terre. Cependant le romancier, d’un air entendu, frappe de la main sur ses dossiers ; et les reporters, sur sa parole, nous jurent qu’il n’a rien avancé qu’il ne puisse prouver, en forme de preuve authentique, et dont ne témoigne la collection du Gil Blas ou du Figaro.

De qui se moque-t-on ici ? de nous ou de M. Zola ? Car, je consens bien que les amateurs trouvent encore d’assez beaux morceaux dans la Terre, un reste de souffle, et, par endroits, presque de la puissance, — dans ces descriptions, par exemple, où M. Zola reconstruit la nature et l’ajuste aux exigences de ses propres hallucinations ; — mais, dans ce roman de cinq ou six cents pages, on n’en signalerait pas une qui nous apprenne rien sur la campagne ou sur le paysan. Ou, si l’on aime mieux cette autre façon de dire la même chose : le peu de vérité qu’il y a dans la Terre est banal, pour traîner partout ; et le peu de nouveauté qu’on y rencontre n’est pas vrai.

Ce n’est pas que je connaisse assez le paysan pour m’en faire moi-même une idée très précise, et encore moins, quelque idée que je m’en fasse, pour prétendre la substituer à celle de M. Zola. Je crois seulement que, si le paysan, comme l’ouvrier, par exemple, comme le bourgeois, ou comme le militaire, ont quelques traits qui ne soient qu’à eux, ils ne laissent pas, tous tant qu’ils sont, d’en avoir aussi quelques-uns qui leur sont communs entre eux, et avec moi. Pour être paysan, on n’en est pas moins homme, et pour être homme, ce que j’ose assurer, c’est qu’il faut commencer par différer beaucoup des héros de M. Zola. Puisque d’ailleurs M. Zola n’est ni le seul ni le premier qui ait voulu peindre le paysan, ce qui est encore certain, c’est que son paysan est le premier et le seul qui fasse en nous cette impression. Si M. Zola veut s’en rendre compte, qu’il le compare, au surplus, ce paysan, — je ne dis pas même avec ceux de Balzac ou de George Sand, lesquels sont encore un peu conventionnels, ceux de Balzac déjà plus « canailles » que nature et ceux de George Sand plus florianesques, — mais avec ceux de l’écrivain qu’il semble en vérité s’être proposé de ressusciter parmi nous, ce Restif de la Bretonne, de qui nous l’avons plus d’une fois rapproché. Dans la Vie de mon père, l’auteur de Monsieur Nicolas et du Paysan perverti nous a tracé le portrait de sa propre famille : c’est la décence et la gravité mêmes, avec une nuance marquée d’orgueil héréditaire, et un besoin très vif d’estime et de considération. Mais j’oublie que M. Zola ne fera jamais cette comparaison ni nulle autre, parce que lui-même ne s’intéresse pas assez aux histoires qu’il nous raconte, aux personnages qu’il prétend peindre, à cette réalité dont il se croit néanmoins l’interprète.

M. Zola ne s’intéresse qu’au succès de ses œuvres et qu’au développement de sa personnalité. Avec le goût et le sens moral, ce qui lui manque le plus, c’est la sympathie, et sans la sympathie, sans cette faculté précieuse, délicate et subtile, n’y ayant pas moyen d’enfoncer un peu avant dans la connaissance de nos semblables, il n’y a pas moyen non plus d’être naturaliste. On ne saurait trop le redire : c’est ici ce que n’ont pas compris nos modernes naturalistes, Flaubert en tête, M. Zola derrière lui, ni leurs nombreux imitateurs ; et c’est ce qui fait sur eux la si grande supériorité des naturalistes russes et anglais, d’un Tolstoï, d’un Dostoïevski, de Dickens, de George Eliot. C’est que ceux-ci ont vraiment aimé les humbles et les dédaignés, cette foule anonyme et obscure, que le grand art, l’art officiel et d’apparat, si l’on peut ainsi dire, avait rayée de ses papiers. Ils ont cru que l’égalité des hommes dans la souffrance et dans la mort donnait à tous un droit égal à l’attention de tous. S’ils sont descendus dans l’âme d’une fille ou d’un criminel, ç’a été pour y chercher l’âme elle-même de l’humanité. Et s’ils n’ont pas reculé devant la peinture de la laideur et de la vulgarité, c’est qu’ils ont cru que l’on avait inventé l’art pour nous en consoler, en les ennoblissant.

Mais nos naturalistes à nous, véritables mandarins de lettres, infatués, comme Flaubert et comme M. Zola, de la supériorité sociale de l’art d’écrire sur celui de fabriquer de la toile ou de cultiver la terre, uniquement attentifs à « soigner », comme on dit, leur réputation et leur vente, ils n’ont vu, dans tout ce qui n’avait pas écrit l’Assommoir ou la Tentation de saint Antoine, que matière à caricature. Et, manque de sympathie pour autre chose qu’eux-mêmes, c’est ainsi que leur observation, quand encore ils daignaient observer, n’a pas pénétré plus avant que l’écorce des choses. Ils n’en ont vu que le contour, ils n’en ont su fixer que la silhouette ; et, pour cette raison, s’ils doivent durer quelque temps, si les générations qui viennent les lisent encore, ce ne sera pas comme naturalistes, ce ne sera pas non plus comme pessimistes, — un autre mot qu’ils compromettent par l’usage qu’ils en font, — ce sera comme vaudevillistes23.

Ayant essayé plusieurs fois de montrer, non seulement à M. Zola, mais à quelques-uns aussi de ses disciples, les vaudevillistes qu’ils étaient, on me permettra de ne revenir ici ni sur le choix de leurs sujets ordinaires, qui appartiennent plutôt au répertoire du Palais-Royal, ni sur leur façon de les traiter, qui ressemble à celle d’un Paul de Kock lugubre et pédant, ni sur leur goût à tous pour la caricature et surtout pour l’équivoque. Mais ce que je liens à dire, parce que je n’en aurai jamais, je crois, de meilleure occasion que la Terre, c’est que ce comique involontaire s’obtient précisément grâce à l’insuffisance de l’observation. Les personnages de M. Zola, les moins complexes, les plus simples du monde, n’obéissant jamais qu’à l’impulsion d’un unique appétit, toujours élémentaire, ne connaissant en toute rencontre qu’une seule, manière de le manifester, ne raisonnant d’ailleurs jamais avec eux-mêmes, traversent le roman avec l’allure raide et uniforme, les tics mécaniques et les gestes anguleux d’un fantoche ; et le comique naît, irrésistible et énorme, du contraste même entre les situations violentes où le romancier les jette, et l’immobilité de leur physionomie ou la gaucherie de leurs mouvements. C’est bien ainsi que, dans le vaudeville, un effet toujours sûr, — comme on dit en style de théâtre, — c’est de mettre une phrase dans la bouche d’un personnage : « Tais-toi, t’a commis une faute », ou « Mon gendre, tout est rompu » ; et de la lui faire obstinément redire, pendant trois ou cinq actes, qu’elle soit d’ailleurs ou non en situation, et surtout quand elle n’y est pas. Dans ce genre de comique inférieur, et même un peu grossier, je conviens que M. Zola est depuis longtemps sans rival. Comme dans l’Assommoir le fameux couple Boche, comme dans Pot-Bouille l’oncle Josserand et l’inénarrable Trublot, la Terre est pleine de Fouan et de Buteau, de Delhomme et de Macqueron, d’Hilaire et de Palmyre, qui, n’ayant qu’une idée, n’ont aussi qu’une façon de la traduire, comme les Krampach et les Nonancourt du vaudeville classique.

Il y a d’ailleurs des différences, et ces deux-ci parmi beaucoup d’autres : la première, qu’au lieu d’être simplement dépourvus de sens, les refrains des personnages de M. Zola sont orduriers ou blasphématoires ; et la seconde, que nos vaudevillistes, assez contents de nous avoir fait rire, n’ont pas cru nous donner, dans Le plus heureux des trois ou dans le Chapeau de paille d’Italie : « l’histoire naturelle et sociale » de leur temps. M. Zola, lui, n’est jamais si plaisant que quand il se prend le plus au sérieux.

Mais, si son procédé ne laisse pas d’avoir quelques inconvénients, on en voit peut-être le grand avantage. Les mêmes mannequins peuvent toujours servir ; et, de « bourgeois » qu’ils étaient dans Pot-Bouille, ou de « mineurs » dans Germinal, les transformer en « paysans » dans la Terre, ce n’est qu’une redingote à changer en une blouse, un nom propre en un autre, et aussi le titre du roman. Quand donc M. Zola nous donnera ces romans, sur « l’Armée » et sur « les Chemins de fer », voie montante et descendante, qui doivent compléter, je crois, l’épopée des Rougon-Macquart, tenons-nous pour assurés d’y retrouver les mêmes personnages. Cela sentira seulement la caserne au lieu de la ferme, le fumier de cheval au lieu du fumier de vache, ou l’odeur de fumée, d’huile et de graisse à graisser au lieu de l’odeur des blés murs et du foin nouveau ; mais il s’y passera les mêmes choses, entre deux trains, sous le hangar aux marchandises ou dans un coin de la lampisterie, qu’ici entre deux coups de faulx, derrière une meule de foin24. Comme on connaît d’ailleurs les principes de M. Zola, comme il est entendu par avance que ses romans devront manquer de tout intérêt romanesque, et comme son « dossier » militaire ou administratif sera sans doute aussi riche de documents que son « dossier » agricole, on voit que la tâche ne lui sera pas non plus très difficile. Feu Ponson du Terrail était plus scrupuleux : il tuait au moins de temps en temps Baccarat et Rocambole, et, pour les ressusciter, il attendait que les abonnés du Petit Journal ou de la Pairie les lui eussent redemandés.

Cette pauvreté de l’observation dans les romans de M. Zola n’est qu’une juste conséquence du dédain qu’il a toujours professé pour la psychologie. J’aimerais autant qu’un expéditionnaire affichât le mépris de l’orthographe et de la calligraphie, C’est-à-dire des instruments mêmes du métier qui le fait vivre ! Qu’un roman puisse à la rigueur se passer d’aventures et d’intrigue ; de composition et de style, de grammaire et d’esprit, on le conçoit encore, et il y en a des exemples ; mais ce que l’on n’a jamais vu, c’est un roman sans psychologie. Rien n’est simple ici-bas, et moins que toute chose, — non pas même pour les autres, mais pour nous, — l’exacte connaissance de la diversité de nos mobiles secrets sous l’apparente ressemblance des actes. C’est toute la psychologie. Otez-la du roman : la substance en périt, s’en dissipe, s’en évapore ; il ne demeure plus qu’un squelette ou une carcasse, une aventure sans cause, un fait divers sans intérêt, parce que nous n’en voyons ni les commencements ni les suites. Ah ! qu’il a fait de mal à ceux qui ne l’ont pas compris, mais qui ne l’ont pas moins prétendu suivre, le maître qui a dit autrefois : « Si Shakespeare avait fait une psychologie, il aurait dit, avec Esquirol : L’homme est une machine nerveuse gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein !… » Et que ne doit-il pas souffrir, s’il le lit, de se voir ainsi travesti par M. Zola : « Hein ? étudier l’homme tel qu’il est, non plus leur pantin métaphysique, mais l’homme physique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes… N’est-ce pas une farce que cette étude continue et exclusive de la fonction du cerveau ? Faites donc penser un cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau quand le ventre est malade ? » Las ! quel style et quel raisonnement ! Qui a souffert plus que Pascal, et quel cerveau « plus noble » M. Zola connaît-il ? Mais, en revanche, aussi, quelle heureuse définition de M. Zola par lui-même, et de son naturalisme : à l’étude « exclusive et continue » des fonctions du cerveau, l’auteur de Pot-Bouille et de la Terre a substitué l’étude non moins exclusive et continue des fonctions du ventre.

C’est toute une part de son roman, la plus considérable, et dont il est évident qu’il fait lui-même le plus grand cas, mais sur laquelle on me pardonnera de ne point insister. Manger, boire, et le reste, il ne se passe guère autre chose dans les quatre-vingt-quinze feuilletons que j’ai lus de la Terre ; et « le reste » surtout, en remplit des colonnes entières. Si le souvenir de Restif, dont je parlais tout à l’heure, troublait encore les nuits de l’auteur de Pot-Bouille, l’auteur de la Terre peut maintenant dormir tranquille : il a surpassé son modèle. Je veux bien croire, — et la preuve que je le crois, c’est que je parle encore de M. Zola, — je veux donc bien croire qu’il ne spécule point lui-même sur le mal que l’on dira de son roman ; que les gravelures et les obscénités dont il l’a semé, c’est par scrupule d’observateur et conscience d’artiste ; et que, s’il nous promène aussi complaisamment parmi de si sales images, ce sont toujours les excès de l’idéalisme qui continuent de l’y obliger. Mais puisqu’il sait compter, je voudrais qu’il fît une observation : c’est que ses romans se vendent d’autant mieux qu’ils sont plus obscènes ou qu’ils sont plus grossiers. Ni une Page d’amour, ni Au bonheur des Dames n’ont pu dépasser de beaucoup le cinquantième mille ; et assurément ce ne sont point des romans « chastes », et les fonctions du ventre y tiennent assez de place, et la grossièreté de langage dont M. Zola s’est fait une seconde nature s’y étale encore assez abondamment ; mais ce sont enfin des romans presque lisibles. Au contraire, Pot-Bouille a passé le soixante-cinquième mille, l’Assommoir le cent onzième, Nana le cent quarante-neuvième ; et de tous les romans de M. Zola, ce sont justement les plus graveleux, ou du moins ce l’étaient, avant que la Terre eût paru. Je souhaite sincèrement à M. Zola que l’éclatant insuccès de la Terre démente la leçon qu’il aurait dû lui-même tirer depuis longtemps du seul rapprochement de ces chiffres ; — et je suis persuadé qu’il le souhaite avec nous.

Ce qui n’est enfin ni moins grave que le reste, ni d’ailleurs moins faux, dans la Terre, c’est en effet la grossièreté du langage. M. Zola, qui n’en connaît le sens que tout juste, n’a évidemment jamais connu la valeur ni le pouvoir des mots. S’il écrivait pour les ouvriers, on le lui passerait encore ; mais il écrit pour les bourgeois ; et s’il croit qu’un ignoble blasphème ou une sale injure aient la même signification pour le bourgeois, qui les lit imprimés dans un livre, que pour le paysan ou l’ouvrier qui les profère presque sans le savoir, et comme il avale un verre de vin ou une bolée de cidre, je l’assure qu’un « écrivain » et un « naturaliste » ne sauraient se tromper davantage.

Je ne dirai point là-dessus qu’aux faubourgs et dans les campagnes, il y a des termes d’ignominie qui s’échangent de bonne amitié et presque comme des caresses ! Mais un gros mot, dans la bouche d’un homme du peuple, n’en dit pas plus qu’un mot beaucoup moins gros dans celle d’un bourgeois. Le « tonnerre de Dieu » d’un charretier, — si l’on me permet de donner un exemple, — est à peu près l’équivalent du sacrebleu d’un petit bourgeois ; et devers Belleville ou Montmartre, on dit d’un ami qu’il est f… avec le même sentiment de commisération que l’on dit en un autre endroit « qu’il n’en réchappera pas ». Et c’est bien plus qu’une distinction de rhétorique, c’est une nuance de psychologie, si l’on considère, après le pouvoir propre, la valeur relative des mots. Car, ces jurons ou ces blasphèmes, si l’homme du peuple les profère avec cette regrettable facilité, c’est qu’ils ne sont pour lui qu’un signe ou qu’une traduction habituelle de ses émotions. Mais chez nous, ils éveillent, aussitôt qu’entendus, toute une série d’images bien autrement déplaisantes qu’eux-mêmes ; ils nous transportent avec eux dans leur milieu d’origine, qui n’est pas d’ordinaire le milieu même où on les emploie couramment ; ils associent enfin les sentiments qu’ils sont censés traduire à des sentiments souvent très éloignés de ceux du personnage que le romancier fait parler. De telle sorte que, même faisant ce qu’ils font, les paysans de M. Zola seraient encore faux pour la manière dont ils le font. D’autant qu’ils parleraient un langage plus conforme à la réalité, ils paraîtraient d’autant moins réels et moins vrais, puisque c’est eux, et non point leur incapacité de s’analyser eux-mêmes qu’il s’agit de nous montrer. Et ils ne seraient enfin tout à fait ressemblants, à leurs propres yeux comme aux nôtres, que s’ils exprimaient des sentiments ou des idées à eux dans la langue du commun et de l’honnête usage.

Où est cependant, en tout cela, le naturalisme ? et, ne se rencontrant pas plus dans le langage, comme l’on voit, que dans les mœurs et dans les caractères, où est la vérité ?

Car je ne pense pas que M. Zola l’ait cru mettre au moins dans ces plaisanteries où, s’exerçant pour la première fois, il est du premier coup passé maître, et qui sont sans doute, elles aussi, une étude des « fonctions du ventre », mais surtout, et de son aveu même, un « élément comique » ajouté à tant d’autres. On n’ignore pas qu’en effet, après ou avec les plaisanteries sur les maris malheureux, il n’y en a pas de plus populaires, je veux dire de plus universellement appréciées, dans le pays de Rabelais et de M. Armand Silvestre. C’est ce que M. Francisque Sarcey nous rappelait l’autre jour ; et, combien il avait raison, c’est ce que les journaux nous prouvaient à l’envi l’un de l’autre, à commencer par le Figaro ! On ne se serait pas indigné de la sorte, si l’on ne s’était flatté, avec les affaires de son indignation de faire aussi celles de son esprit, et par surcroît la joie de ses lecteurs. Ou plutôt, et depuis un mois qu’on s’y complaît, on n’aurait pas ainsi remué cette matière, si l’on en ressentait une telle et si vive indignation. Pour flatter un goût naturel à la race, M. Zola, profitant de la liberté de la campagne, n’a donc fait ici qu’imiter les modèles, avec l’ambition d’en devenir un lui-même à son tour. Ayant renouvelé d’abord les moyens de la pornographie, il a pensé que le temps était venu, dans le programme de son art démocratique et social, de renouveler aussi les moyens de la scatologie. Et il a bien quelque droit de s’étonner, ou de s’irriter même, qu’en lui reprochant ses effets on les lui dérobe ; mais les naturalistes ont aussi celui de s’en plaindre ; et qu’en introduisant dans la Terre cet élément comique, il ait achevé de les compromettre, — s’il assurait d’ailleurs, auprès de nos rabelaisiens, le succès de son roman.

C’est dommage ! et pour nous, qui n’avions guère mieux attendu de M. Zola, de ses exemples, de ce qu’il prétendait lui-même nous faire admirer dans ses romans, nous avions toutefois espéré d’autres suites et de plus heureux résultats des combats qu’il a livrés. Il nous avait semblé qu’au lieu de se servir de la nature, comme nos romantiques, pour la défigurer, peut-être serait-on tenté de l’imiter de plus près, de l’étudier plus consciencieusement, avec plus d’amour et de naïveté, de l’exprimer enfin plus fidèlement ; et ainsi qu’on pourrait rendre à l’art, avec son véritable objet, son inépuisable matière. On l’a bien fait en peinture, où les choses ne se sont gâtées que justement du jour où les imitateurs de M. Zola s’y sont mis ! Dans la poésie, maintenant que l’on disposait d’un instrument plus souple, nous avions donc espéré que l’on voudrait imiter et serrer de plus près l’exact contour de la réalité. Nous avions cru qu’au théâtre, on pourrait se débarrasser des conventions inutiles, pour n’en respecter que les nécessaires, qui ne sont pas plus de deux ou trois. Et, dans le roman, nous avions cru que la vie contemporaine était assez complexe, assez curieuse à étudier pour que l’imitation en pût suffire à plus d’un chef-d’œuvre. Mais, autant en devait emporter le vent !

Le tempérament du chef de l’école a été plus fort que ses conseils. Tout en continuant d’ailleurs de défendre violemment ses doctrines, injurieusement même au besoin, M. Zola, — dont je ne reconnais, pour moi, que le premier roman : la Fortune des Rougon, où il y ait quelque ombre de naturalisme, — enfermait soigneusement ses règles sous six clés, comme l’autre, quand il ajoutait un nouveau tome à l’histoire de ses Rougon-Macquart. Plus il prêchait le naturalisme, plus il retournait au romantisme, d’où il était sorti, d’ailleurs, et dans lequel il finira. Mais, en attendant, les jeunes gens l’imitaient ; ils essayaient surtout d’imiter son succès ; et tous ensemble ils achevaient de tuer sous eux le naturalisme. Aujourd’hui, le naturalisme n’a tenu presque aucune des promesses qu’il nous avait faites ; mais M. Zola, lui, a réalisé, l’une après l’autre, toutes les craintes qu’il nous inspirait ; et comme il a eu l’art de lier la cause du naturalisme à celle de ces romans, c’est le naturalisme qui paiera pour M. Zola !

L’unique excuse de M. Zola, — car, pour le faire observer en passant, ce n’en est jamais une que d’avoir suivi, comme l’on dit, son tempérament, et le mieux, en tout cas, est toujours de commencer par y résister — c’est qu’on l’a poussé de toutes parts dans la voie de ses pires défauts. Et il peut plaire à quelques-uns de l’oublier aujourd’hui, mais il nous plaît, à nous, de le leur rappeler. Si ses admirateurs n’ont peut-être pas réussi à faire encore de lui le « grand romancier » qu’il croit être, c’est bien eux qui ont fait de M. Zola le romancier qu’il est. Pour trouver la Terre ce qu’elle est : une rapsodie détestable, il ne fallait pas commencer par louer dans Germinal, dans Pot-Bouille, dans Nana, ni dans l’Assommoir les défauts naissants dont la Terre n’est après tout que le monstrueux épanouissement. Mais quiconque en ce temps-là se permettait d’y voir et d’y reprendre cette même grossièreté de langage, ou cette même insuffisance et banalité de l’observation, ou ce même manque enfin de sens moral, dont il semble que tout le monde s’aperçoive aujourd’hui, celui-là se faisait, en moins de vingt-quatre heures, une solide réputation d’étroitesse et de timidité d’esprit. Eux, au contraire, ils avaient le respect de l’art et de la liberté, libres eux-mêmes, francs et dégagés des préjugés d’un bourgeois censitaire, ces chroniqueurs et ces feuilletonistes qui savaient, comme ils disaient, reconnaître et louer le talent, sous quelque aspect et de quelque manière qu’il se manifestât, ou dans quelque fâcheuse aventure qu’il se risquât, pour éprouver sa force et pour étonner la province ! Ainsi sommes-nous faits en France, toujours courtisans du succès, et non moins empressés d’oublier, quand l’heure de l’expiation est venue, pour quelle part nous y avons autrefois contribué. Combien se déchaînent aujourd’hui contre la Terre, qui, hier encore, admiraient Germinal ; et combien se hâteront de retourner à M. Zola, si demain la Terre passe en nombre de mille Pot-Bouille, l’Assommoir et Nana !

C’est ici la part du public, après celle des journaux. Car, si quelque chose est plus grave encore que tout ce qu’il peut y avoir d’énormités ou d’obscénités dans la Terre, c’est qu’il se trouve un public pour les lire ; et, il se trouvera. Pis que cela : de pareils livres ne sont possibles qu’avec la complicité du public, et, sans elle, pour infatué qu’il fut de son talent, ou de ce que l’on appelle autour de lui de ce nom, un romancier ne les écrirait pas. Que si là-dessus M. Zola, comme il en a bien l’air, croyait peut-être qu’il n’y a rien de plus dans la Terre, que ni les mots n’y sont plus gros, ni les choses plus énormes que dans ses précédents romans, j’ose bien l’assurer qu’il se trompe, mais il ne se trompe, assurément aussi, que d’une nuance ou d’un degré. Quelqu’un lui reprochait l’autre jour d’avoir manqué de patriotisme en calomniant le paysan ; mais, sans parler de ce qu’il y a de puéril et d’inopportun à mêler le patriotisme dans ces sortes de questions, avait-il donc moins calomnié, ou d’une autre manière, le bourgeois dans Pot-Bouille, et l’ouvrier dans l’Assommoir ? Un autre lui reprochait, en nous décrivant un accouchement dans la Terre — en quels termes, je n’en veux rien dire ! — d’avoir essayé d’y salir jusqu’à la maternité ; mais dans Pot-Bouille, il y a déjà des années, M. Zola n’avait-il point commencé ? Quant à ceux qui ne lui reprochent que ses obscénités, il faut vraiment qu’ils aient oublié dans quel temps ils vivent, et les autres romans qu’ils lisent, et à quelle sorte d’histoires, sur leurs vieux jours, ils s’acharnent encore eux-mêmes. La Terre, du moins, aura-t-elle peut-être cette utilité de leur ouvrir les yeux ? En retirant sa faveur et son admiration à l’auteur des Rougon-Macquart, le public les retirera-t-il à tant d’autres qui ne réussissent qu’aux mêmes conditions, par les mêmes moyens, et avec un peu plus d’habileté seulement que M. Zola ? Et comprendra-t-on enfin que si l’on ne le fait pas, M. Zola, qui comptera toujours sur les mêmes lecteurs, pour se les attacher encore davantage, ne se souciera dans un prochain roman que de faire plus fort que lui-même ? C’est ce que je souhaite à mes contemporains, aisément consolé à ce prix de la banqueroute du naturalisme, ou plutôt, naturaliste moi-même, trop heureux alors de la catastrophe, puisque, sans parler de beaucoup d’autres choses, s’il en est une dont manquent surtout les romans de M. Zola, c’est de valeur documentaire, de naturel et de vérité, de vie et de variété.

L’évangéliste de M. Daudet

Quand un chroniqueur très parisien, « avec la franchise qui lui est propre », n’aurait pas cru devoir nous informer que l’idée de l’Évangéliste était venue comme à la traverse d’une autre idée de roman que poursuivait l’auteur, c’est peut-être à nous beaucoup de présomption, mais il nous semble pourtant que nous l’aurions tout de même deviné.

Il y a des traces manifestes, je ne puis ni ne veux dire d’improvisation, — car le mot emporterait une velléité de reproche que je n’ai garde d’y mettre, et l’on va voir pourquoi, — mais il y a des traces de rapidité de composition dans ce roman de l’Évangéliste. Et, comme on reconnaît à de certaines marques qu’un édifice vient d’être à peine débarrassé de son échafaudage, c’est à peu près ainsi que l’on pourrait montrer, engagées encore et involontairement oubliées dans le récit de M. Daudet, des notes qui certainement, dans la pensée de M. Daudet lui-même, ne devaient servir qu’à préparer le récit et à lui donner cette solidité sans laquelle, en effet, il n’y a pas de bon roman de mœurs. Et je le montrerais en toute autre occasion. Seulement, ce n’en est pas ici le lieu, puisqu’au total, s’il est bien demeuré dans l’œuvre quelque chose d’obscur, par endroits, et d’inexpliqué, d’indiqué plutôt que de poussé, d’esquissé plutôt que d’achevé, cependant je n’hésite pas à croire qu’en elle-même, à cette rapidité relative de la composition, l’œuvre a beaucoup plus gagné qu’elle n’a perdu. Si l’Évangéliste, à tous égards, est l’un des meilleurs récits que nous devions à l’auteur du Nabab, la raison principale en a tout l’air d’être que M. Daudet n’a pas eu cette fois le loisir de gâter ses rares qualités ni de faire en quelque sorte valoir ses défauts par l’abus du procédé. Ses amis nous ont conté que son ambition, dans ce roman, n’avait pas tant été d’écrire une belle œuvre que de faire une bonne action. J’aimerais à penser qu’il en est effectivement ainsi, pour qu’une fois au moins l’esprit ou le talent n’eût pas été la dupe du cœur. Oui ! c’est positivement parce que M. Daudet, sous le coup d’une émotion plus vive, a composé plus vite qu’à son ordinaire, que son style est ici plus net et plus sain, sa composition plus une et plus large, sa psychologie plus humaine, et ses moyens enfin plus simples et plus directs.

Non pas que ce style n’appelle encore plus d’une critique. D’une manière générale, M. Daudet, trop préoccupé d’écrire comme on parle, n’est décidément pas assez en garde contre le néologisme. On ne voudrait pas qu’un écrivain de sa valeur parût croire qu’en bon français des « détails ménagers » signifient des détails « de ménage », ou encore que le mot d’« aérer » soit synonyme de « prendre l’air ». Encore moins voudrait-on qu’un écrivain aussi délicat laissât échapper, comme il lui arrive trop souvent, de ces mots dont la vulgarité naturelle jure avec le sentiment même qu’ils veulent exprimer. Ce n’est ni toujours ni partout le temps de faire attention aux mêmes détails. Il y a une obligation de ne pas voir, ou de ne pas laisser voir que l’on voit, qui n’est pas seulement la politesse du monde mais aussi la distinction de l’art. Et on ne voudrait pas enfin qu’un écrivain du goût de M. Daudet, s’il croit devoir faire parler à ses personnages, dans le dialogue, le langage qu’ils parlent dans la réalité, prît lui-même, dans le récit, ce langage à son propre compte, et qu’il écrivit, par exemple : « Ce n’est pas la première fois qu’il joue cette comédie, le vieux Baraquin, pour décrocher quarante francs et une redingote neuve », ou encore : « Nicolas resté seul détend son masque hypocrite et se carapate en sifflant. » C’est une question, pour nous, et nous ne la voudrions pas résoudre sans y regarder de très près, que de savoir si, dans le dialogue même, sous prétexte d’exactitude entière, il faut traduire la vulgarité de la pensée par des mots aussi vulgaires qu’elle, mais ce n’en est pas une que de savoir si cette imitation trop fidèle de la réalité doit s’étendre jusqu’au récit. De toutes les méprises d’une jeune école en matière de style, il n’y en a peut-être pas de plus grave, parce qu’il n’y en a pas qui compromettre plus sûrement la durée des œuvres. Même quand il prétend copier il faut que l’art transpose ; ou plutôt il n’y a d’art qu’à condition de cette transposition ; et l’art ne commence qu’avec elle.

Si l’on passe à M. Daudet ces imperfections légères, — beaucoup plus rares dans l’Évangéliste que dans Numa Roumestan ou les Rois en exil, — le style est ici d’une netteté ou d’une simplicité qu’à notre connaissance il n’avait pas souvent atteintes. Je ne rencontre plus, ou je rencontre peu de ces phrases interminables, qui ne paraissaient pas plus tôt sur le point de finir qu’elles recommençaient, surchargées d’intentions de toute sorte — « travaillées au couteau », pour me servir d’une expression de M. Daudet lui-même, — et dont le moindre inconvénient n’était pas de donner à certains lecteurs l’illusion, l’illusion seulement, je le veux bien, et je l’ai dit, mais l’illusion de l’incorrection. C’est plus simple et c’est plus sain. Pour exprimer ce qu’il y a d’infiniment complexe dans cette vie que mène l’homme de notre temps, et particulièrement, à quelque degré de la hiérarchie sociale qu’il se trouve placé, l’habitant des grandes vrilles, M. Daudet n’a rien perdu de son rare talent, mais il a mieux compris ce que vaut la simplicité de la forme, et que le triomphe de l’art serait de réduire à quelques grandes ligues la complexité même et la diversité de ce qu’il imite. Car il ne faut pas s’imaginer que l’on arrive naturellement à un style naturel. Mais, au contraire, et selon la vieille leçon dont on méconnaît si souvent la justesse, il n’est rien que l’écrivain le mieux doué atteigne si tard ni si laborieusement que le parfait naturel. M. Daudet y a touché dans les meilleures pages de son Evangéliste.

Et comme tout se tient, en même temps que le style s’est clarifie, pour ainsi dire, de ce qu’il contenait encore en suspension d’éléments de trouble et d’impureté, en même temps aussi la composition s’est dégagée et précisée. Ce qui rompait et brisait la continuité de l’action, dans les derniers romans de M. Daudet, ce n’était pas proprement, comme on l’a dit quelquefois, le manque de plan, c’était plutôt la multiplicité des épisodes, et, par une inévitable conséquence, la dispersion de l’intérêt. Comme dans une architecture trop ornée, le détail y nuisait à l’ensemble. Trop de festons et trop d’astragales ! On était trop souvent distrait par ce grand nombre de descriptions, dont chacune, ayant son intérêt, sa valeur, son mérite propre, voulait être lue comme l’artiste l’avait traitée lui-même, c’est-à-dire amoureusement. Non ! l’unité ne faisait pas défaut. Dans le Nabab comme dans les Rois en exil, il y avait bien un commencement, un milieu, et une fin. Mais, dans l’un et dans l’autre roman, entre ce commencement et ce milieu, comme entre ce milieu et cette fin, il s’interposait trop de choses qu’il était permis d’y trouver étrangères. Ici, surpris en quelque sorte par un sujet nouveau pour lui, M. Daudet n’a pas eu le temps de les y mettre, ce luxe d’épisodes et cet excès de détails. Tout y va droit au but. A une condition toutefois, qui est que l’on ne fasse pas trop attention au titre du roman lui-même, et que l’on cherche l’unité du sujet où elle est, dans le personnage non pas de son Evangéliste, mais, si je puis risquer à mon tour le néologisme, dans le personnage de son Evangéliste.

Là, pour nous, est le grand intérêt du roman. On sait avec quelle abondance ou plutôt quelle prodigalité d’invention M. Daudet se plaît à répandre dans ses tableaux une diversité presque infinie de figures. D’autres savent mieux ou plus fortement que lui nouer une intrigue, et donner au roman l’allure prompte et hardie du drame. Mais bien peu savent comme lui peupler le drame, et faire concourir à l’imitation de la vie cette fourmillante multitude de personnages dont chacun même, quand il ne fait que traverser l’action sans s’y mêler, est cependant distinct de tous les autres, reconnaissable entre mille, et marqué d’une empreinte profondément individuelle. On retrouvera dans l’Évangéliste cette diversité de figures dont quelques unes seront comptées à juste titre parmi les plus originales que M. Daudet ait encore tracées.

Tel est l’ancien sous-préfet de Cherchell, M. Lorie-Dufresne, avec sa figure d’honnête homme plaisamment encadrée dans ses favoris, et tel est M. Chemineau, son patron, l’ancien avoué de Bourges, « aussi sec, aussi craquant et inexorable que le papier timbré sur lequel il grossoyait autrefois ses procédures ». Telle est encore Henriette Briss, et tel est le pasteur Aussandon. Tel est encore Magnabos : « Magnabos, de l’Ariège, gros homme, trapu et barbu, entre trente-cinq et cinquante ans, avec ses paupières de batracien et un creux de basse chantante », qui, le jour, voyage d’enterrement civil en enterrement civil ; et le soir, dans son atelier de peintre d’emblèmes religieux, en faisant de lourdes plaisanteries, « passe au jaune de chrome la barbe de saint Joseph ou les tresses de sainte Perpétue ». Telle est aussi sa femme : « type de l’ouvrière parisienne, au joli visage ravagé par les veilles et d’atroces migraines », et qui, seule au logis, tandis que Magnabos pontifie, quelque part ou ailleurs, se vante qu’il n’y a pas de femme au monde plus heureuse qu’elle, « en se tenant la tête de la main gauche et fermant les yeux de douleur ». Telle est Jeanne Autheman, l’évangéliste, et telle est Anne de Beuil, l’exécutrice de ses volontés.

Mais du milieu de tous ces personnages, rapidement, dès les premières pages, et presque avant que nous ayons eu le temps d’en achever le dénombrement, ce qui sort pour venir au premier plan, l’occuper tout entier, et, absente ou présente, retenir à soi l’attention, c’est une seule figure, une seule personne, une seule âme, Éline Ebsen, l’évangélisée. A partir de ce moment, tous les incidents qui surviennent, — dont quelques-uns, bien loin de prendre trop de place, n’en tiennent peut-être pas assez, — n’ont plus pour objet que l’insensible transformation d’un caractère de jeune fille. C’est une étude psychologique au meilleur sens du mot. Et si ce constant souci de la psychologie a mis de tout temps M. Daudet comme à part, et fort au-dessus, d’une école avec laquelle d’ailleurs il a plutôt des procédés que des tendances communes, je ne crois pas qu’il l’ait jamais mieux servi. Il me semble que c’est ce que l’on n’a pas assez loué, tout ce que M. Daudet a dépensé de scrupule et d’art dans cette « observation » : je dirais « création », si je ne craignais de le blesser. Sensible surtout à de certaines parties de reportage qui ne sont pas ce qu’il y a de meilleur, ni surtout de plus original, dans l’Évangéliste, on n’a pas assez remarqué ce qu’il y a d’étudié profondément et de délicatement rendu dans cette figure d’Éline Ebsen. Et dans l’embarras où je suis de dire tout ce que l’Évangéliste contient de détails de toute sorte, c’est ce que je voudrais essayer de mettre en lumière.

On connaît sans doute le roman, et si, par hasard, quelqu’un de nos lecteurs ne le connaissait pas encore, les romans de M. Daudet ne sont pas de ceux qu’il soit permis de mutiler en les analysant. Je ne veux donc que repasser sur quelques-uns des traits dont il a peint son principal personnage. C’est une vraie trouvaille d’abord que celle de la parole même, et du moyen qui, dans l’âme douce et naturellement aimante, un peu romanesque et sentimentale, d’Éline Ebsen, jette l’inquiétude et le trouble. Bonne protestante, mais d’une piété tiède, et plus attentive, comme tous ceux qui vivent d’une vie très active, à ses devoirs de famille qu’à l’œuvre propre de son salut, elle vient à peine de perdre sa grand’mère, l’aïeule dont la riante image est encore comme toute mêlée à ses souvenirs de la veille, quand la voix glaciale de madame Autheman, fondatrice et présidente de l’Œuvre des dames évangélistes, lui pose cette seule question : « Celle qui vient de disparaître a-t-elle au moins connu le Sauveur avant de mourir ? » Et voilà le point de départ de l’exaltation du sentiment religieux dont la jeune fille va devenir la victime. En effet, on ne pouvait pas dire que « grand’mère eût connu le Sauveur avant de mourir » ; et dans son modeste intérieur, jusque-là si aisément rempli par l’accomplissement du devoir quotidien, Éline a rapporté avec elle cette pensée torturante « que sa grand’mère souffre peut-être et par sa faute ». C’est le sentiment religieux repris pour ainsi dire à sa première origine, pur de tout calcul et libre de tout égoïsme, l’impossibilité de croire que tout finisse avec la vie du corps, expression naïve de cette solidarité qui continue de lier ceux qui survivent à ceux qui ne sont plus, et que le poète a traduit si magnifiquement dans les strophes célèbres :

Prie aussi pour ceux que recouvre
La pierre du tombeau dormant,
Noir précipice qui s’entr’ouvre
Sous notre foule à tout moment.
Toutes ces âmes en disgrâce
Ont besoin qu’on les débarrasse
De la vieille rouille du corps.
Souffrent-elles moins pour se taire
Enfant ! regardons sous la terre,
Il faut avoir pitié des morts !
……………………………..

C’est en vain qu’une fois prise par l’obsession, l’une des plus troublantes qu’il puisse y avoir pour une âme naturellement affectueuse, et surtout pour une âme sincèrement protestante, qui ne croit pas au purgatoire, Éline essaiera de s’y soustraire. Les humbles besognes de la vie, la tendresse égale et paisible dont elle est entourée comme de toutes parts, cette joie enfin de vivre qui est la poésie de son âge, peuvent bien un moment l’en dégager. Mais il suffit que le hasard la remette en présence du souvenir seulement de madame Autheman pour qu’elle soit aussitôt ressaisie. Il suffit qu’elle aperçoive de loin ce château de Port-Sauveur, qui est comme la capitale ou plutôt la forteresse de l’œuvre. « Un malaise inexplicable envahit tout à coup la jeune fille, ternit pour elle le beau soleil printanier et la pure atmosphère aux senteurs de violettes ; c’était le souvenir de sa visite à la rue Pavée, les reproches de madame Autheman sur la mort impénitente de grand’mère. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ces rangées de persiennes, de ce parc profond et mystérieux que dominait la croix, funèbrement. Quel hasard l’amenait là ? Était-ce bien un hasard, ou peut-être une volonté plus haute, un avertissement de Dieu ? » Notez le dernier trait. Le mot décisif est déjà prononcé dans son cœur. Elle est déjà du petit troupeau des élus, de celles qu’une protection d’en haut accompagne, et de qui le salut est cher à celui qui dispense la grâce.

J’ai vu là-dessus que l’on avait fait le reproche à M. Daudet de n’avoir pas suffisamment expliqué le caractère de madame Autheman, comme par exemple en analysant à fond la nature des mobiles qui la poussent. Et, de fait, faute peut-être d’un développement suffisant, on est d’abord tenté de trouver qu’il demeure dans ce singulier personnage un je ne sais quoi de mystérieux et de vague. Oui, quel est le mobile de ses actes ? piété sincère ? amour de la domination ? ou encore folie peut-être ? On ne le sait pas bien. Mais je ferai remarquer qu’il en résulte aussi, par compensation, comme un grandissement de la femme, qui nous aide à mieux comprendre l’empire absolu, fait de mystère précisément et de terreur, qu’elle exerce sur l’imagination tendre et la volonté molle d’Éline. Peut-être même fallait-il que le mobile précis des actions de madame Autheman restât dans la pénombre ; et que cette impuissance d’Éline Ebsen à le discerner devînt la vraie cause de son abdication d’elle-même aux mains de l’évangéliste. Quelles religions ou quelles contrefaçons de religion, y compris la franc-maçonnerie, ont ignoré le pouvoir et la fascination du mystère ?

Cependant le grand pas n’est pas encore fait et aucun lien n’est encore brisé. L’idée a effleuré l’imagination d’Éline et, de jour en jour, le cercle qu’elle décrit autour de la jeune fille se rétrécit ; l’idée ne s’est pas posée encore et ne s’est pas encore implantée. C’est à une réunion des dames évangélistes que la parole de madame Autheman l’y fixe. Éline y reconnaît la voix qui l’a déjà tant remuée ; elle y entend le « témoignage », ridicule à la fois et navrant, de l’Anglaise Watson, qu’on la charge de traduire pour l’assemblée ; et, en sortant de la réunion, dans « l’omnibus du dimanche », écœurée de la trivialité des figures, promenant des yeux vagues sur les tableaux mouvants qu’elle traverse, et de là les reportant sur sa mère qui s’est endormie, elle se sent à son tour comme envahie d’une fièvre de détachement et de sacrifice. « Avait-elle bien le droit d’être méprisante pour les autres ? Que faisait-elle de mieux et de plus ? Comme c’était court et puéril, le bien quelle essayait ! Dieu n’exigeait-il pas autre chose ? Et si elle le lassait par tant de paresse et d’indifférence ? » Ici le sentiment de pitié large et d’universelle commisération qui l’avait jusqu’alors plutôt attendrie qu’agitée s’est transformé en un sentiment plus tenace, parce qu’il est plus intime : celui de l’indignité personnelle.

A la période d’anéantissement il faut qu’une période d’exaltation succède. Et comme le sentiment d’universelle pitié s’était transformé en celui de l’indignité personnelle, il faut que le sentiment de son d’indignité « devant Christ » se transforme à son tour en celui de la supériorité d’une âme élue de Dieu sur les âmes vulgaires. M. Daudet n’a pas moins admirablement saisi ce point précis de métamorphose. « Partout et dans tous, maintenant, Éline reconnaissait cette paresse de l’âme… Et lorsqu’en rentrant chez elle, elle apercevait le vieil Aussandon dans son petit verger, l’arrosoir ou le sécateur à la main, même celui-là, après tant de preuves données de son zèle orthodoxe, si droit et si ferme dans sa foi, Aussandon, le maître, le doyen de l’église, lui semblait atteint autant que les autres et qu’elle-même. Paresse de l’âme ! paresse de l’âme ! » Et il y a déjà dans ce redoublement de l’exclamation une ardeur mal contenue d’apostolat qui commence à se faire jour.

Madame Autheman se chargera de mener maintenant à son terme une « cure d’âme » si heureusement entreprise. Un à un, elle rompt tous les liens qui tiennent encore Éline attachée à l’homme qu’elle doit épouser, l’ancien sous-préfet, si honnête et si bon sous la gaucherie de l’apparence ; aux enfants sans mère dont elle s’était fait une joie de devenir l’aide et le soutien ; à sa propre mère enfin, madame Ebsen. Elle l’attire à Port-Sauveur ; elle la soumet froidement, impitoyablement, l’une après l’autre, à toutes les épreuves et toutes les disciplines qui forment les ouvrières du salut ; et quand enfin elle la croit prête, suffisamment détachée du monde et des affections de la nature, elle la lance à l’évangélisation de la misère et du crime : « Maintenant va, mon enfant, et travaille dans ma vigne ». Tout est fini ; un être nouveau est né dans l’Éline d’autrefois ; madame Ebsen n’a plus de fille et l’enfant ne s’appartient plus elle-même. Je reviendrai tout à l’heure sur un ou deux traits de cette analyse que j’ai volontairement omis ou négligés. Mais ce ne sera pas sans avoir rendu d’abord hommage à l’artiste qui a su faire passer cette psychologie délicate, subtile, presque morbide à force de subtilité, dans une forme plastique, et réaliser tous ces traits dans une création vivante et agissante.

Le même chroniqueur à qui nous devons de savoir comment, par quel enchaînement de causes et d’effets, l’idée de l’Évangéliste était venue à l’esprit de M. Daudet, n’a pas cru devoir nous cacher qu’il ne s’agissait pas ici d’une œuvre d’imagination. Il a bien voulu nous apprendre que ce roman était « la vérité même » et « puisée en pleine réalité ». Je ne doute donc pas, sur sa parole et sur la connaissance que doit avoir du goût public et de la mode un vrai chroniqueur parisien, que beaucoup de gens ne soient heureux de savoir qu’Éline Ebsen existe, et qu’au besoin, au bas du portrait que M. Daudet nous en donne, on pourrait mettre un nom vrai. Il s’est en effet formé, depuis quelques années, toute une catégorie de lecteurs naïfs, ou naïvement pervertis, qui ne veulent plus pleurer que sur des infortunes réelles. Ils se croiraient quasi dupés s’ils ne retrouvaient pas dans le roman le fait divers qu’ils ont pu lire dans les journaux de l’année dernière. Quand ils lisent le Bonheur des Dames, le souci qui les travaille n’est pas même de savoir s’ils y trouvent du plaisir, — de quoi je les plaindrais au surplus, — mais bien à quel rayon des magasins du Louvre ou du Bon Marché ils reconnaîtront les originaux de ce prétendu récit de mœurs parisiennes. Et s’ils osaient, ils demanderaient que le romancier, renonçant à ce peu d’imagination qu’il dépense encore à forger les noms de ses personnages, les mît en action dans ses récits sous les noms qu’ils portent dans la vie réelle.

Mais c’est trop aimer le reportage. Si quelque roman, par hasard, était exécrable, comme le sont ceux des petits naturalistes qui marchent dans les traces de M. Zola, je ne vois pas que, pour être imité scrupuleusement de la réalité la plus basse, il devînt pour cela meilleur. Et inversement, si quelque roman est bon, et contient, comme l’Évangéliste, des parties de premier ordre, je ne vois pas qu’il importe qu’il soit ou non, dans ces parties mêmes, dans ces parties surtout, imité de la réalité prochaine et calqué sur le vif. Le sens littéraire est comme le sens esthétique. L’un et l’autre, en ce qu’il a d’exquis, consiste peut-être essentiellement dans une vive perception de la vérité supérieure des choses, indépendamment de toute connaissance et préalablement à toute confrontation du modèle et de l’œuvre d’art, drame ou roman, paysage ou portrait. Aussi, pour ma part, ce que je persiste à goûter dans les romans de M. Daudet, dans l’Évangéliste comme dans le Nabab, c’est bien moins ce que M. Daudet y a mis de ses modèles que ce que M. Daudet y a mis de lui-même. Quelque intérêt que je prenne à l’œuvre, j’en prends bien plus encore à l’artiste ; ou mieux encore, et allant plus loin, je ne saurais trouver un exemple meilleur que ce roman de l’Évangéliste pour montrer que là où M. Daudet donne encore prise à la critique, c’est pour avoir imité de trop près, tandis qu’au contraire, là où il est excellent, c’est pour avoir, d’une manière ou d’une autre, et plus ou moins hardiment, altéré la réalité.

Il a voulu dénoncer publiquement cette perversion maladive du sentiment religieux qui, bien loin d’être particulière au papisme, comme les protestants voudraient nous le faire croire, et comme beaucoup d’honnêtes libres penseurs le croient sérieusement, ou ont l’air de le croire, n’a jamais, au contraire, ni nulle part, plus cruellement sévi, ni plus ridiculement, — si j’ose m’exprimer ainsi, — que parmi les communions protestantes. Les convulsionnaires de Saint-Médard et les adorateurs du Sacré-Cœur de Jésus ne sont après tout qu’un accident sans importance dans l’histoire de la catholicité ; mais, hurleurs ou trembleurs, et vingt autres que l’on pourrait citer, l’histoire du protestantisme n’est remplie que de cette succession de sectes. Aussi faut-il toute la naïveté du pasteur Aussandon pour demander à madame Autheman de quel droit, à quel titre, elle enseigne et substitue son interprétation de la Bible à celle qu’a prétendu fixer la faculté de théologie. De quel droit ? Mais du droit qu’a tout protestant de protester, et de dresser son protestantisme, à lui, en face du protestantisme officiel. Or, ce que M. Daudet a très bien compris, c’est que, parmi tant de sectes, il n’en pouvait choisir aucune pour la représenter sous ses traits naturels. Il ne nous a peint nulle part cette « armée du Salut, qui couvre Paris d’affiches gigantesques, apposte au bord de nos trottoirs des filles vêtues de knickerbrockers et distribuant la réclame pour Jésus feuille à feuille » ; mais, quoi qu’en ait dit le chroniqueur, il s’est contenté de lui donner en passant une atteinte légère ; et, dans cette rapide esquisse, il a même omis plus d’un trait qu’un véritable reporter n’eût eu garde d’omettre : c’eût été trop ridicule ! Il s’est également contenté d’indiquer, et sous la responsabilité du Dr Chapman ou de MM. Trollope, les excès habituels des revivais d’Angleterre et des camps-meetings d’Amérique : c’eût été trop odieux, ou pour mieux dire trop hideux ! Mais, des programmes ou des prospectus de l’armée du Salut comme des renseignements que lui fournissait l’histoire des revivals chrétiens, en véritable artiste et romancier véritable, il a uniquement tiré ce qu’il fallait pour nous rendre le personnage de son évangéliste acceptable, et le personnage de son évangélisée sympathique.

C’est avec le même soin, avec le même souci d’une vérité plus haute que la réalité prochaine que, dans cette analyse psychologique de la transformation d’Éline Ebsen, il s’est gardé de mêler la description d’aucun de ces symptômes qui, du consentement de tous les aliénistes, caractérisent la période d’état de la folie religieuse. En effet, la plupart de ces traits sont d’une telle nature, et tellement dégradante, qu’ils ne sauraient trouver place que dans les traités de pathologie mentale. Si M. Daudet les avait laissés, sous prétexte d’exactitude entière, se glisser dans son récit, il a parfaitement compris, ou senti, que son Evangéliste y eût perdu en intérêt d’art tout ce qu’elle eût semblé gagner en intérêt de précision scientifique.

Est-il même bien sûr qu’en arrangeant ainsi la physionomie de la véritable Éline, M. Daudet n’en ait rien changé, rien modifié, — disons le grand mot, — rien idéalisé ? Par exemple, l’affection de la véritable Éline et de madame Ebsen a-t-elle été toujours aussi étroite, aussi affectueuse, aussi tendre que nous la peint M. Daudet ? N’y a-t-il jamais rien eu de tracassier dans l’amour de la mère, et jamais rien de languissant dans celui de la fille ? La véritable Éline a-t-elle connu le véritable Lorie-Dufresne ? Sont-ce véritablement les enfants de l’ancien sous-préfet qu’elle a commencé d’aimer ? Était-elle véritablement à la veille de se marier quand elle est devenue la victime de son exaltation religieuse ? A-t-il suffi, pour amener un changement si profond, et sans que rien l’eût fait pressentir, d’un mot, d’un seul mot de madame Autheman ? Est-ce sous le déguisement d’une proposition de se convertir qu’elle a fait pressentir à l’homme qu’elle devait épouser son intention de rompre ? Combien d’autres questions encore que je ne saurais, ni, le pouvant, ne voudrais approfondir, et auxquelles d’ailleurs je ne demande pas de réponse, tant parce qu’il n’y a rien qui me soit plus indifférent que parce que je suis convaincu qu’à les poser toutes, j’en trouverais toujours bien une où je triompherais.

Non ! mille fois non ! ne permettons pas à M. Daudet lui-même de se réduire à un si mince et si modeste rôle que celui d’assembleur et d’arrangeur de faits divers. Il y a beaucoup plus que la réalité toute seule dans son art, parce qu’il y a beaucoup plus en lui qu’un naturaliste. C’est pourquoi je regrette vivement qu’en un ou deux endroits de son Évangéliste, poussant l’imitation du réel un peu plus loin qu’il ne fallait, il ait cru devoir faire concourir à la conversion d’Éline Ebsen des drogues pharmaceutiques : hyoxyanine, atropine, strychnine, extrait de belladone et décoction de fèves de Saint-Ignace, « de quoi troubler le cerveau ou l’anéantir ». Je ne doute pas un instant que M. Daudet ne l’ait vu, « ce papier tout chargé Je formules chimiques » ; je suis même persuadé qu’il le conserve et le conservera longtemps dans ses archives, mais il eût mieux fait de ne pas s’en servir. Car enfin, si je voulais insister sur ce détail, n’est-il pas vrai qu’il risquait là de nous désintéresser en quelques mots de son Éline, puisque notre intérêt ne s’y attache qu’autant qu’Éline agit dans la pleine liberté de ses résolutions ? La maladie n’est une matière pour le romancier qu’autant qu’elle demeure une maladie morale. Si l’on mêle aux détails physiques de cette maladie morale une histoire d’intoxication, c’est fini, nous n’y sommes plus, le cas ne relève plus que du parquet et de la cour d’assises. Et M. Daudet, toujours sauvé de lui-même par lui-même, de son système par son talent, l’a si bien senti qu’il a reculé cette révélation jusqu’aux dernières pages du récit, et que, dans le seul autre endroit où il y fasse une allusion légère, il ne se sert que d’un terme vague, et qui pourrait aussi bien envelopper tout autre chose que ce que nous apprendrons plus tard : « le verre qu’Anne de Beuil lui préparait tous les soirs », comme qui dirait : un verre d’eau sucrée avec de la fleur d’oranger.

Je crains encore, — ou du moins on nous l’a dit, — que les lettres d’Éline Ebsen ne soient absolument authentiques et telles, en effet, que la véritable Éline continue peut-être d’en écrire à sa mère. Mais M. Daudet eût dû faire attention qu’au lecteur qui les lirait dans leur teneur authentique elles paraîtraient presque inévitablement fausses. En effet, ce sont là de ces lettres qu’il faut lire, comme on dit, entre les lignes, car leur froideur même est un indice qu’elles sont écrites avec effort et douleur.

Sous celle apparente insensibilité, sous ce jargon biblique, j’aurais donc aimé qu’un ou deux traits de la main de M. Daudet nous eussent manifesté le déchirement intérieur. Il m’a paru croire trop aisément que, dans ces états d’exaltation d’une âme chrétienne, — d’aberration même, s’il y tient, — la nature perdait ses droits. Elle les conserve et ils subsistent, mais la volonté les contient et les refoule. C’est une nuance, à notre avis, qui manque à la physionomie d’Éline Ebsen. Il eût été digne de M. Daudet de l’y mettre et, sans rien sacrifier de sa propre pensée, sans même nuire à son intention de plaider la cause d’une mère, il eût pu nous laisser voir cependant qu’il y a quelque chose d’autre qu’une aberration des sens ou une pure maladie de l’esprit dans l’exagération du sentiment religieux. Les exemples ne manqueraient pas dans l’histoire, d’âmes à la fois tendres et héroïques qui eussent trouvé le bonheur dans le cercle de leurs affections naturelles, ou plutôt qui l’y avaient trouvé et savaient l’y goûter, et qui l’ont pourtant abjuré au nom d’un devoir conçu comme supérieur. Que voulez-vous ? Tout n’est pas fait, pour certaines gens, quand ils ont été bon fils, bons époux, et bons pères. Et, comme on dit vulgairement, quoique ce soit déjà bien beau que d’avoir été tout cela, il y en a pourtant à qui ce n’est pas encore assez.

Il ne me reste plus qu’à louer dans l’Évangéliste les qualités ordinaires de M. Daudet, mais plus saines, comme je l’ai déjà dit, plus libres de toute préoccupation d’école. Dans les meilleures pages de l’Évangéliste, la sobriété de la description est devenue, comme chez les vrais maîtres, un élément de leur charme et de leur beauté. Au lieu de peindre par l’accumulation des détails et la nouveauté des mots et leurs rapprochements imprévus, c’est l’impression de la figure ou du paysage sur l’esprit que M. Daudet dégage et résume en quatre lignes. Tel ce portrait d’Anne de Beuil, gardant dans toute sa personne « le fanatisme farouche et traqué de la réforme au temps des guerres… l’œil guetteur, méfiant, l’âme prête au martyre comme à la bataille, le mépris de la mort et du ridicule, grossière avec cela, et l’accent de sa province ». Tel encore ce coin de paysage : « le petit village marin, ses maisons de bois, le clocher en vigie dominant les flots et tout autour de l’église, n’ayant pour vitraux que le bleu de la mer, le cimetière d’herbes folles, aux croix serrées, bousculées comme par le roulis et le vent du large ». La forme est ici dans le degré de concentration qui permet à l’œil de la saisir d’un seul coup tout entière ; et si peut-être il n’y a pas plus d’art, il y a certainement plus de force et de puissance dans ce raccourci que dans ce long déroulement d’indications successives qui venaient l’une après l’autre se modifier en s’ajoutant. Il faut souhaiter que M. Daudet persiste dans cette manière, sinon pour lui nouvelle, du moins abrégée de celle qu’il affectait jadis ; et qu’il tende lui-même, de plus en plus, où la pente naturelle de son talent l’entraîne, vers ce qu’il y a de plus rare dans notre littérature : l’intensité du sentiment dans la simplicité savante de l’exécution.

C’est un dernier trait sur lequel il faut appuyer. En effet, dans l’Évangéliste, comme déjà dans quelques-uns des derniers romans de M. Daudet, je ne vois rien de plus remarquable que la simplicité des moyens qui produisent la plus profonde et la plus puissante émotion. Avec le don de l’évocation et de la vie, si l’on me demandait ce qui caractérise le talent de M. Daudet, je répondrais que c’est la simplicité des moyens. Les romantiques avaient besoin, pour nous remuer, de tout un appareil de grands sentiments et de passions quasi surhumaines. La vie quotidienne, à leurs yeux, n’était pas digne d’être représentée par l’art. Il leur fallait des cas d’exception, et ils n’opéraient que dans l’extraordinaire ou dans le singulier. Quand le naturalisme, — non pas, certes, ce naturalisme grossier qui s’étale dans certaines œuvres que je ne veux pas nommer, — mais le naturalisme bien entendu, celui qui se propose de dégager du spectacle des réalités communes ce qu’elles enferment d’intérêt, d’émotion, de poésie même, quand ce mouvement, dont le vrai caractère n’a été plus étrangement méconnu par personne que par ceux-là mêmes qui croient l’avoir dirigé, n’aurait rendu que ce seul service de ramener le roman de mœurs à une observation plus scrupuleuse de la nature et une imitation plus fidèle de la vie, ce serait déjà beaucoup. Il faut accorder cette louange à l’auteur de l’Évangéliste qu’il a excellé plusieurs fois dans cette peinture de la vie familière. Un rien, comme on dit, lui suffit pour faire jaillir l’émotion des profondeurs de ce que l’on eût jadis appelé la banalité même ; et réciproquement, on doit le reconnaître, c’est parce qu’il ne va pas la chercher ailleurs qu’elle est chez lui si puissante et si communicative.

Je voudrais pouvoir ici donner mes preuves. Faute de place, je me contenterai de rappeler ces pages à la fois si simples et si poignantes où ce brave Dufresne, « en faisant un peu de classement », met la main ce soir-là sur les lettres de sa femme, et relit machinalement cette correspondance, « datée de l’année de la maladie », tout ce qui lui reste d’une morte aimée. La simplicité en est parfaite, la délicatesse en est exquise, l’émotion est en irrésistible. Relisez seulement ces quelques lignes, quand Lorie en arrive à la dernière lettre de cette correspondance, celle où la mourante, avec cette seconde vue et celle pénétration plus intime des siens que donne dans certaines maladies l’approche de la mort, a pressenti que l’on ne garderait pas éternellement son souvenir. « Et lentement, délicatement, avec des mots longtemps cherchés, et qui avaient dû lui coûter à écrire, car tout ce passage haletait de fragments, de cassures, elle lui parlait d’un mariage possible, plus tard, quelque jour… Il était si jeune encore ! « Seulement, choisis-la bien, et donne à nos petits une mère qui soit vraiment mère. » Jamais ces dernières recommandations, relues souvent depuis la mort, n’avaient impressionné Lorie comme ce soir, pendant qu’il écoulait, dans le silence de la maison endormie, un pas tranquille de rangement, allant, venant à l’étage au-dessus. Une fenêtre se ferma, des rideaux grincèrent sur leur tringle ; et, à travers de grosses larmes qui embuaient et allongeaient les mots, il continuait à lire et relire : « Seulement, choisis-la bien… »

On pourrait citer vingt autres pages de cette force en même temps que de cette simplicité, parce qu’elles vont au-delà du visible, et que, selon l’expression en faveur, les dessous en sont psychologiques. Il en est deux au moins que j’aurais comme un remords de n’avoir pas signalées : celle où la femme du pasteur Aussandon, « ce petit être tout d’interêt, mais si maternel, frappé au point sensible », se jette en sanglotant dans les bras du vieil homme qui vient de risquer, sachant ce qu’il faisait, dans un courageux effort de franchise, le pain de leurs vieux jours ; et celle encore qui termine le récit par l’un des plus admirables tableaux que M. Daudet ait jamais tracés, la dernière séparation de la mère et de la fille, ces deux femmes droites en face l’une de l’autre, « sans un mot, sans un regard », devenues à jamais étrangères, et toutes deux se raidissant contre l’émotion de l’éternel adieu : la mère dans son indignation de ne plus rien retrouver de son enfant dans cette Éline aux yeux secs ; la fille dans le sentiment du devoir cruel et impitoyable qu’elle s’est juré d’accomplir. « … Madame Ebsen, immobile à la même place, entend ce pas léger qui s’éloigne sur l’escalier. Et sans que la fille se penche à portière, sans que la mère soulève son rideau pour l’échange d’un adieu, la voiture cahote, tourne la rue, se perd entre mille autres voitures dans le grondement de Paris… Elles ne se sont plus revues… Jamais. »

Ceux qui s’intéressent au talent de M. Daudet ne sauraient trop l’inviter à persévérer dans cette voie simple, large, vraiment humaine. Mêlées aux mêmes qualités que dans l’Évangéliste, il y avait toutefois encore, dans ses derniers romans, trop de curiosités, pour ainsi dire ; trop de descriptions du Paris inconnu, comme dans les Rois en exil ; trop de figures marquées d’un accent trop particulier, comme le tambourinaire de Numa Roumestan. Ici, sans que les types y aient rien perdu de leur originalité propre, chacun d’eux a de plus en soi quelque chose de tout le monde. Et il suffit pour le comprendre, que l’on réduise le récit tout entier à sa donnée principale. Elle peut se résumer en quatre mots. C’est un épisode de l’éternelle histoire de la lutte des affections naturelles contre un devoir quelconque, religieux ou autre, conçu comme supérieur à ces affections. Que le lecteur en fasse l’expérience : il verra s’il lui est facile de ramener Numa Roumestan, les Rois en exil, le Nabab lui-même à quelque chose d’aussi général et véritablement humain. Il y a bientôt quatre ans, nous disions encore, — et c’était à propos des Rois en exil, — que tout eu rendant justice aux grandes qualités du roman et à sa nouveauté, nous n’y trouvions pas assez profondément marqués les caractères qui perpétuent les nouveautés et les font entrer dans la tradition. A tort ou à raison, nous avons mieux aimé ne rien dire de Numa Boumestan que de constater une fois de plus que nous ne les y reconnaissions pas encore. Mais nous pouvons le dire aujourd’hui sans hésitation, elles sont dans l’Évangéliste ; elles en sont ce qu’il y a de meilleur et d’absolument hors de pair ; et elles y témoignent éloquemment du progrès peut-être le plus considérable qu’ait accompli, dans sa carrière déjà si brillante, M. Alphonse Daudet.

Les Nouvelles de M. de Maupassant

Je crains un peu qu’on ne voie comme une intention de contrarier ou de braver l’opinion, dans ce que je voudrais pourtant dire d’un romancier… qui n’est pas Russe, mais Français s’il en fut, Gaulois même à l’occasion, et peut-être, en son genre, tout aussi philosophe que les Tolstoï et les Dostoïevski. Non pas que je méconnaisse pour cela ce que valent Anna Karénine ou les Frères Karamasof, et je crois même qu’au besoin je pourrais faire voir ce qu’ils ont qui les élève au-dessus d’un bon nombre de nos romans. J’aimerais seulement qu’entre tous ces « chefs-d’œuvre » on fit quelques distinctions ; que, dans les plus justement vantés, on n’eût point l’air de prendre des défauts pour des qualités, ainsi l’absence d’art, de mesure ou de composition pour une imitation plus fidèle de la vie ; et qu’enfin on reconnût qu’il est encore des romans et des romanciers autre part qu’à Saint-Pétersbourg. Car les lecteurs que ne fatiguent point tant d’inutilités, tant de longueurs ou de répétitions qui me gâtent, à moi, Anna Karénine, comment donc en trouvent-ils, et lesquelles, par exemple, dans Clarisse Harlowe ?  ou bien encore, ceux qui ne sauraient supporter les digressions déclamatoires de la Nouvelle Héloïse, — et j’en suis ! — comment s’arrangent-ils de celles des Possédés ou des Frères Kamarasof ? Or, notez qu’en les traduisant, on en a supprimé la moitié. Je ne souhaite d’ailleurs aux Tolstoï et aux Dostoïewsky que de durer autant que Richardson et que Rousseau. Mais, en attendant, ne pourrions-nous pas les admirer sans leur sacrifier tout à fait les nôtres ? et quand je dis les nôtres, je veux dire aussi bien les Anglais, — Dickens, Thackeray, Charlotte Brontë, George Eliot, — que Balzac et que George Sand ?…

C’est en relisant quelques-unes des meilleures nouvelles de M. Guy de Maupassant que je faisais ces réflexions, et sans doute, en les relisant, — Boule de Suif et la Maison Tellier, l’Histoire d’une fille de ferme, l’Héritage, En famille, M. Parent, etc., — je ne m’y purifiais pas l’imagination, mais, comme disent les peintres, je m’y nettoyais les yeux ; et je reconnaissais le prix de la clarté, de la netteté, de la rapidité. Voilà quelqu’un au moins qui sait ce qu’il veut dire, qui le dit sans détour, obscurité ni nuage, trop librement ou trop crûment, j’en conviens, mais que l’on entend et qui s’entend toujours lui-même. Vos Russes me fatiguent : ils abusent du droit que l’on a d’être long, puisqu’ils n’en sont pas plus clairs. Pour suivre un drame judiciaire ou le récit d’une aventure mondaine, ils me demandent plus de temps, de patience, et même d’effort d’esprit qu’il ne m’en faudrait, je crois, pour apprendre l’économie politique ou débrouiller un budget. Mais celui-ci me repose, il me délasse, il m’amuse ; et quand on l’a tout lu, mais surtout quand on le relit, on s’aperçoit qu’en nous amusant il sait nous faire penser, autant ou davantage qu’un Russe. C’est ce que je voudrais faire voir en parlant aujourd’hui de ses Nouvelles, car, pour ses romans, à l’exception d’Yvette, il n’en est pas, je pense, un seul dont je n’aie parlé dans le temps de sa publication. Aussi bien, en multipliant, pour ainsi dire, les aspects de son talent, ses Nouvelles nous permettront-elles d’en étendre un peu la définition, d’y ajouter quelques traits, et surtout d’en modifier, d’en retrancher quelques autres.

Si le naturel est le premier caractère du talent de M. de Maupassant, — la qualité dont la perfection même a quelquefois empêché d’apercevoir les autres, — c’est que nul, parmi les jeunes romanciers, ne s’est lui-même développé plus naturellement. Il a commencé par imiter ses maîtres, ou son maître, pour mieux dire, l’auteur de l’Éducation sentimentale et de Madame Bovary. Rien ne ressemble plus à Flaubert que Boule de Suif, — la nouvelle que M. de Maupassant écrivit pour les Soirées de Médan, — si ce n’est En famille ou la Maison Tellier ; et la leçon était entrée si profondément, que je ne crois pas qu’il en soit une autre d’où M. de Maupassant ait eu plus de peine à dégager son originalité. Nous avons d’ailleurs plus d’une fois constaté cette influence de Flaubert sur le roman contemporain. C’est bien de Flaubert, et de lui seul, auquel décidément je ne joindrais ni Balzac ni Stendhal, que datera, dans l’histoire de la littérature de ce temps, le mouvement naturaliste, comme le mouvement romantique a jadis daté d’Hernani.

Quelle que fût pourtant la ressemblance de ces premières nouvelles avec la manière de Flaubert, on y pouvait déjà noter une différence assez considérable. Le don du style était visiblement plus inné, plus instinctif à M. de Maupassant qu’à son maître. Il ne se torturait pas, comme le laborieux et consciencieux rhéteur, pour éviter une répétition quand elle était nécessaire, et encore moins pour faire, aux dépens du sens et de la clarté, des effets de sonorité. Sans effort, ou du moins sans effort apparent, il écrivait plus librement, plus largement et plus juste. Le « vocabulaire chinois », comme l’appelle quelque part M. de Maupassant, cette « écriture artiste », selon l’expression de M. de Goncourt, qui lui-même en a tant usé qu’il en est devenu illisible, l’auteur d’Hérodias et de la Tentation de saint Antoine y croyait. Il croyait au pouvoir propre, intrinsèque et mystique des mots, à une valeur des sons et des combinaisons de sons, étrangère ou extérieure à la signification des idées que ces sons et que ces mots expriment ; et à cet égard, — ce qui est le secret d’une autre part de son influence actuelle, — il était déjà sur le chemin de ce que l’on nomme aujourd’hui le symbolisme.

Je ne pense pas que M. de Maupassant coure le risque, lui, d’y tomber jamais. Dès en commençant d’écrire, il a compris que si l’on écrit, c’est pour être entendu ; que la langue du véritable écrivain, pour n’appartenir qu’à lui, n’a pas besoin de cesser d’être celle de tout le monde ; et que, si la recherche des termes rares, des tours précieux, et généralement des surprises du style, est interdite à quelqu’un, c’est à celui qui écrit des romans d’abord, puisqu’il les adresse à la foule, et ensuite à celui qui se pique de les écrire naturalistes. « Il est plus difficile de manier la phrase à son gré, de lui faire tout dire, même ce qu’elle n’exprime pas, de l’emplir de sous-entendus et d’intentions secrètes… que d’inventer des expressions nouvelles, ou de rechercher au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l’usage et la signification ». Si nos stylistes accepteraient cette critique, et surtout cette définition de leurs procédés ordinaires, je l’ignore ; je ne le crois pas ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en leur opposant les siens, M. de Maupassant a mis la vraie difficulté où elle est, et s’il n’a pas osé le dire, nous pouvons dire pour lui que son mérite est d’en avoir merveilleusement triomphé. Peu de romanciers ont eu au même degré que lui l’art de faire passer dans les mots les plus simples du commun usage les sentiments, les intonations, les attitudes et comme qui dirait la figure entière de leurs personnages.

Le choix des sujets était moins louable dans ses premières nouvelles. On eût dit que l’auteur de la Maison Tellier ou de l’Histoire d’une fille de ferme prenait un plaisir de collégien à peine émancipé de ses pires lectures à « scandaliser » le bourgeois, tantôt par l’audace de certaines données, tantôt et plus souvent peut-être par l’exagération caricaturale du trait. Ses « bonshommes » étaient trop simples : des grotesques, à peine différents de ceux qui font la joie, dit-on, du répertoire de Labiche, et quelquefois des brutes. Flaubert, avec son mépris peu philosophique, ou même étroit, de l’humanité, lui avait-il enseigné peut-être une psychologie trop sommaire ? ou bien, comme tous les jeunes gens, aimait-il à faire étalage de ce dédain des conventions et de cette haine des « préjugés » qu’entre dix-huit et vingt-cinq ans nous avons confondue presque tous avec l’indépendance et la largeur d’esprit ! Car, il y a de sots préjugés, il y en a même de cruels ; mais il y a des conventions utiles, il y en a de nécessaires ; et bien souvent, à M. de Maupassant comme à d’autres, c’est ce que nous avons cru devoir prendre la liberté de rappeler. Il y a, d’autre part, un comique bas, — c’est celui du vaudeville, — qui diffère à peu près autant du vrai comique, du comique de caractère, de nature, et de fond, si je puis ainsi dire, que le mélodrame diffère de la vraie tragédie.

Mais, dans ses dernières nouvelles et dans ses derniers romans, si M. de Maupassant n’a pas renoncé à ce droit de tout dire et de tout montrer, qui est en somme le droit ou la raison d’être du peintre de la vie contemporaine, il a singulièrement atténué ce que sa première manière avait de dur et presque d’inhumain. En même temps, il élargissait, il enrichissait le champ de son observation et de son expérience ; et, en étudiant de plus près des personnages plus divers et plus complexes, ou en s’intéressant à des questions d’un ordre plus général il agrandissait sa conception de la vie. Les sujets qu’il aime à traiter aujourd’hui peuvent bien quelquefois se ressentir encore de ceux qu’il aimait jadis à traiter ; il y en a même qu’à sa place, après les avoir écrits pour le journal, je me passerais bien de réunir en volume ; mais, tous ou presque tous, ils ont, comme la Petite Roque, comme Mademoiselle Perle, comme Monsieur Parent, ce que n’avaient pas Boule de Suif ou l’Héritage : une signification ou une portée réelles. Ceci suffit, à la rigueur, pour faire tout passer.

Sans doute il reste naturaliste, si l’on veut bien entendre par là que nous n’avons pas de descripteur plus exact en moins de mots, ni de peintre plus vivant de la réalité. Un peu longues encore dans ses romans, — à l’exception de Mont Oriol et de Pierre et Jean, — ses descriptions, dans ses nouvelles, sont naturellement plus courtes et d’autant plus précises. Il excelle à bien voir, à voir avec ses yeux, et non avec son imagina, nation ou à travers les livres. Il ne met rien de plus dans ses personnages que ce qui est nécessaire, comme l’on dit, pour les « camper » ; et c’est peu de chose quelquefois, mais ce peu de chose lui suffit pour nous en faire avouer la ressemblance entière. M. Daudet donne aux siens un tic ou une manie ; il leur attache une épithète ; c’est « la nommée Delobelle » ; c’est « Jack (par un k) » ; c’est le professeur Astier-Réhu, avec « son sévère coup de mâchoire ». M. Zola entasse les détails ; ce qu’il veut nous montrer, il en décrit tous les aspects, de profil, de trois quarts, et de face ; la description y gagne peut-être, mais la clarté, la précision, la ressemblance même y perdent. M. de Maupassant observe son modèle, — sans nous en faire la confidence, ni nous faire passer à notre tour par les « études » qu’il en a faites, — jusqu’à ce qu’il en ait saisi le caractère ou le trait essentiel, celui qui le distingue de tous les autres êtres ou de tous les autres objets qui lui ressemblent. Aussi, des trois est-il, et de beaucoup, le plus naturaliste ; plus naturaliste que Flaubert lui-même, en qui le romantique a subsisté jusqu’à son dernier jour ; et les petits chefs-d’œuvre du naturalisme contemporain, c’est parmi les nouvelles de M. de Maupassant qu’on les trouvera.

Il l’est encore d’une autre manière, par et pour le soin avec lequel il a toujours évité de se mêler lui-même, dans ses romans ou dans ses nouvelles ; de faire, dans les histoires qu’il raconte, la confession de celles qui lui sont arrivées ; de laisser voir seulement pour lesquels de ses personnages il incline, en admettant un instant qu’ils ne soient pas tous égaux devant lui. Ce qu’il a bien vu, M. de Maupassant tâche de le bien rendre ; rien de moins et rien de plus ; au lecteur, après cela, d’en tirer la « morale », c’est-à-dire la signification. On remarquera que, si ce n’est pas ici la définition même du naturalisme, c’en est du moins le point de départ : graver en soi l’image des choses, et, quand elle l’est, l’objectiver ; ou, encore, en recevoir l’empreinte, et ne faire servir l’art qu’à en assurer la fidélité. Tous les procédés du vrai naturalisme, si l’on y veut bien faire un peu d’attention, n’ont pour objet, dans le roman comme en peinture, que de mettre l’artiste en garde contre mille moyens qu’il a de déformer la réalité, pour un seul de la reproduire. Lisez à ce point de vue les meilleures nouvelles de M. de Maupassant : il vous semblera que tout autre que lui, que vous-même, au besoin, eussiez pu les écrire ; elles sont impersonnelles comme les œuvres classiques. Lequel des deux est le plus difficile, ou le plus rare, ou le plus beau, d’imiter ainsi la nature ? ou, au contraire, d’en employer les moyens à nous élever au-dessus d’elle ? Je n’en sais rien ; il faudrait distinguer ; ce qui serait vrai du roman ne le serait peut-être pas du théâtre ou de la poésie. Mais si cette fidélité de l’imitation, si la réalisation de ce caractère impersonnel et en quelque sorte éternel de l’œuvre a été dans notre temps, en France et aussi ailleurs, l’objet du naturalisme, on peut dire encore que nul ne l’a plus pleinement atteint que M. de Maupassant.

Et il est naturaliste enfin, pour avoir, presque aussi soigneusement que de se mettre en scène, évité de combiner dans ses romans ou de raconter dans ses nouvelles des aventures extraordinaires. Je dis presque, et non pas tout à fait. C’est qu’il a quelques histoires de revenants, comme le Horla, par exemple, inexplicables ou inexpliquées, qui pourraient être signées de Mérimée ou d’Edgar Poë. Mais plus généralement, ceux qui ressemblent à tous les autres, à vous ou à moi, qui ont l’air de leur ressembler, qui n’en diffèrent que par une nuance presque imperceptible, ou même uniquement que pour avoir eu l’aventure qui ne nous est pas arrivée, voilà les héros, si le mot n’est pas ambitieux et bien « idéaliste », voilà les personnages des nouvelles de M. de Maupassant : un gentilhomme campagnard, un chasseur, un pêcheur à la ligne, un employé de ministère, un paysan bas-normand. On y rencontre aussi des vieilles filles, des bourgeoises de provinces, des mères de famille, des actrices, que sais-je encore ? une foule diverse et bigarrée, parmi laquelle chacun de nous se retrouve comme en pays de connaissance. A leur valeur d’œuvre d’art, les nouvelles et les romans de M. de Maupassant, ses nouvelles surtout, joignent ainsi une valeur documentaire que n’ont point, au contraire, tant de nouvelles et de romans qui s’en vantent. Lorsqu’un jour on cherchera chez nos romanciers du xviiie  siècle, des renseignements précis sur l’état d’esprit d’un paysan ou d’un bourgeois de nos contemporains, j’imagine que, s’il n’est pas le seul, M. de Maupassant est l’un de ceux à qui on les demandera ; et ils seront certainement plus sûrs que ceux que l’on trouvera dans la Terre, de M. Zola, — ou dans l’Immortel, de M. Alphonse Daudet.

Cela ne tiendrait-il pas peut-être à ce que, de tous nos naturalistes, il a le mieux compris qu’au-delà de la forme, de la figure, de l’aspect extérieur des choses, il y avait quelque chose encore ; et, comme il dit lui-même, « que l’apparence physique contient toute la nature morale » ? « Toute », n’est-ce pas beaucoup dire ? et, pour pénétrant que puisse être le regard d’un observateur, est-il bien vrai que ce que nous en avons en nous de plus intérieur se projette ainsi du dedans au dehors, jusqu’à se laisser lire couramment dans nos physionomies, nos attitudes et nos gestes ? Il semble qu’il n’y ait que les mouvements extrêmes, comme la colère, par exemple, ou le désespoir, dont la mimique soit révélatrice. Mais il n’en est pas moins vrai que cette idée de considérer la nature morale comme enveloppée, pour ainsi dire, dans la nature physique, fait honneur à la perspicacité, à l’ingéniosité de M. de Maupassant ; et j’ajoute qu’en cherchant la raison d’une certaine profondeur d’observation psychologique qu’il faut lui reconnaître, je n’en trouve pas de meilleure. Quelques sentiments, d’espèce plus délicate et plus subtile, dans l’expression desquels, à l’exception de M. Daudet, la plupart de nos naturalistes avaient assez piteusement échoué, M. de Maupassant a prouvé que le naturalisme pouvait les traduire, si l’on en avait le talent. Au rebours des analystes, il a seulement « caché sa psychologie, au lieu de l’étaler », et de même que « le peintre qui fait notre portrait ne montre pas notre squelette », de même il a fait de ses observations morales le support secret et la substance intérieure de ses œuvres. Contre les infamies que l’argent fait commettre, il n’a point déclamé, il a écrit l’Héritage ; sur la profondeur et le lent travail du remords dans une âme grossière, il n’a point philosophé, il a écrit la Petite Roque ; pour montrer en quel point précis d’une âme basse ou d’une nature obtuse il fallait appuyer pour faire naître ou pour réveiller le sentiment patriotique, il a écrit la Mère Sauvage et Mademoiselle Fifi.

Dans cette étude de l’âme humaine, lui reprocherons-nous de n’avoir pris qu’une assez triste idée de l’homme et de la vie ? Oui et non. Oui, dans la mesure où son pessimisme, comme dans ses premières nouvelles, assez semblable à celui de Flaubert, ne procédait que d’un superbe dédain d’artiste pour toute cette humanité qui ne se soucie guère de littérature ; à laquelle il importe peu qu’une phrase soit bien ou mal faite ; et qui meurt comme elle a vécu, sans avoir peut-être entendu parler de Madame Bovary. Je la plains volontiers ; et, autant qu’il est en moi, je voudrais qu’elle s’intéressât à ce qui nous intéresse ! Même je n’écris, nous n’écrivons tous, que pour lui persuader de s’y intéresser. Je ne saurais cependant la traiter d’espèce inférieure ; et parce qu’elle ne me lit point, ou parce qu’elle me loue mal, — c’était surtout ce qui faisait enrager Flaubert, — je ne saurais en conclure que la vie est mauvaise. Il semble bien, je le répète, qu’il y ait quelque chose de cela dans les premières nouvelles de M. de Maupassant ; et, après tout, ces sentiments sont naturels à la vingtième année. La jeunesse, qui est, dit-on, le temps de la générosité du cœur, est surtout celui de l’intolérance de l’esprit. Mais M. de Maupassant a vécu depuis lors, il a beaucoup vu, il a beaucoup songé ; son pessimisme a changé de nature ; et fondé qu’il est aujourd’hui sur l’expérience et la méditation, je répète qu’il donne à son naturalisme beaucoup de profondeur.

Combien ce pessimisme diffère de celui de Flaubert et de celui de M. Zola, le lecteur qui ne le sentirait pas n’aurait pour s’en rendre compte qu’à parcourir quelques pages du dernier volume de M. de Maupassant : Sur l’eau. L’inutilité de l’effort commun de l’humanité, depuis tant de mille ans qu’elle s’agite ; son impuissance à se dégager ou à se libérer de sa nature animale ; une quantité de sottise et de vice toujours égale à elle-même, ou peut-être croissante ; l’éternel recommencement des choses, pareil au mouvement du cheval dans un cirque ; l’impossibilité pour la pensée de franchir les bornes du monde ; et la chute enfin d’autant plus ridicule et plus lourde que l’élan fut plus audacieux, telles sont les causes du pessimisme de ce romancier. Je voudrais seulement qu’en les énumérant M. de Maupassant eût ajouté deux choses : la première, que ce que l’humanité a inventé de mieux pour oublier quelquefois ses misères, c’est de les mettre en commun ; et la seconde, que la seule distinction solide qu’il y ait entre les hommes, ce n’est pas l’intelligence, mais la bonté qui l’y met. De ces deux vérités, les romanciers anglais, qui n’ont pas peint, eux non plus, la vie couleur de rose, ont mieux compris la première ; et les romanciers russes la seconde. Les nôtres, plus aristocrates, moins populaires, je veux dire plus différents du peuple, de la foule anonyme et obscure, héritiers d’une littérature de cour, semblent avoir quelque répugnance à entrer dans cette vue… Mais, sans en dire à ce propos davantage, il suffit d’avoir montré que le pessimisme de M. de Maupassant, s’il a pu procéder autrefois de la même origine, n’est plus le même aujourd’hui que celui de Flaubert ou de M. Zola.

Tel quel, il est aisé de voir ce que le talent de M. de Maupassant doit de force et d’éclat un peu sombre à cette conception générale de la vie. Ainsi d’autres ont dû leurs plus belles pages à leurs propres souffrances ; et, plus d’une fois, son mépris de l’humanité a heureusement inspiré l’auteur de Madame Bovary. Mais qui ne voit, à plus forte raison, ce que ce terrible sous-entendu, si je puis ainsi dire, du néant des choses, donne d’intérêt neuf et profond à une histoire d’amour, par exemple ? M. de Maupassant n’y insiste pas ; il ne fait que l’indiquer à peine ; ce n’est qu’un mot ou un tour de phrase ; mais, ironique jusqu’au cynisme ou tragique jusqu’à la cruauté, je le retrouve dans presque toutes ses nouvelles, ce sentiment de la vanité des choses, pour y tenir la place qu’occupaient jadis, — dans les romans de George Sand, si l’on veut, — la joie, l’ardeur, et la volonté de vivre. Et ce que nous disons de ses histoires d’amour, nous pourrions le dire des autres. En même temps qu’elles amusent, qu’elles intéressent, et quelquefois qu’elles irritent, elles font penser. Elles se sont comme chargées de sens ; et l’on pourrait les définir des « raccourcis » ou des « résumés » de toute une longue suite de réflexions et d’idées. C’est grâce à la conception de la vie que l’on sent par-dessous, qui les soutient en quelque sorte, et que l’on verrait paraître, si l’on en déroulait les formules rapides, presque abréviatives. Et la conception peut être discutable, mais l’effet est certain, et non moins original que certain.

Que tout cela reste d’ailleurs un peu dur, on ne saurait le nier, et j’imagine qu’au surplus il ne déplaît pas trop à M. de Maupassant de se l’entendre dire. En renonçant à nous « scandaliser », il a continué de voir les choses comme elles sont ; et elles ne sont point, en général, ce qui s’appelle belles. Aussi bien, de quelque source très noble et très élevée qu’il dérive son pessimisme, il s’y mêle toujours deux choses très personnelles : beaucoup de lassitude et un peu de misanthropie. Dirai-je qu’il est de ceux « pour qui tout est fini dès qu’ils touchent à trente ans » ? que « rien ne distrait plus parce qu’ils ont fait le tour de nos maigres plaisirs » ? et qui, « parcourant d’un éclair de pensée le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du bonheur » ? Ce serait abuser contre lui les confidences qu’il ne nous a point faites, ou du moins, — puisque ce sont ici ses termes que je copie, — qui ne sont pas les siennes seulement, mais celles aussi de beaucoup d’autres. Mais, avec moins d’indiscrétion et plus de vérité, je crois pouvoir dire qu’il ne fait pas grand cas des hommes en général ; et que, comme quelques pessimistes, s’il voyait jour, on ne sait par où ni comment à sortir de son désespoir, la laideur et la bêtise humaines suffiraient toutes seules pour l’y rengager. Tout est possible, et tout arrive : je serais cependant étonné si jamais l’auteur de Bel Ami finissait par l’exaltation humanitaire et mystique de ceux de Crime et Châtiment ou d’Anna Karénine.

Non pas que la sympathie manque pour cela dans l’œuvre de M. de Maupassant. Elle ne saurait manquer absolument nulle part ; et puis, la nature même de son observation devait nécessairement y conduire, tôt ou tard, le disciple heureusement indocile de Flaubert. « La moindre chose contient un peu d’inconnu, nous disait-il tout récemment encore, dans la préface de Pierre et Jean. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe, ou un arbre dans une plaine, demeurons en face de cet arbre et de ce feu jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus pour nous à aucun autre arbre et aucun autre feu. » Mais à les observer ainsi, fixement et patiemment, il faut que ce « feu qui flambe » et que « cet arbre dans la plaine » deviennent en quelque sorte nôtres, et que nous finissions par les aimer comme nôtres. Nous leur sommes reconnaissants, si l’on peut ainsi dire, de la peine même et du temps qu’il nous ont coûté pour apprendre à les distinguer des autres feux et des autres arbres. Nous rentrons ainsi dans les frais de notre patience. C’est la sympathie esthétique. A plus forte raison, s’il s’agit des personnes, et, comme le dit encore M. de Maupassant, de notre concierge ou de l’épicier d’en face. L’effort même qu’il fait pour les rendre, et, avant de les rendre, pour les comprendre, les rend eux-mêmes sympathiques à l’artiste. Il les a étudiés avec passion, il les copie avec amour, et cela se sent dans les portraits qu’il en donne. C’est ce qui fait l’intérêt de quelques nouvelles qui, comme la Bête à Maître Belhomme et comme le Trou, n’ont d’autre signification ni d’autre portée que celle d’un tableau de genre, mais où le peintre, s’il s’appelle Chardin, a dépensé plus de talent qu’on n’en a mis bien souvent dans la décoration d’un palais.

Vous rappelez-vous à ce propos les jolies pages qu’Eugène Fromentin, dans ses Maîtres d’autrefois, a écrites sur le clair-obscur, son rôle et son importance dans la peinture ? En éclairant la réalité d’une certaine manière, il disait qu’on la poétise, qu’on la transfigure ; en enveloppant les objets d’une lumière diffuse, dont l’ingénieux artifice échappe à l’œil du simple spectateur il disait qu’on leur donne une valeur nouvelle et unique ; en baignant le sujet dans une atmosphère dont la composition demeure le secret des maîtres, il disait qu’on fait des « chefs-d’œuvre » avec une vieille femme qui arrose des fleurs sur sa fenêtre, ou avec des buveurs attablés dans un cabaret. Il me semble aussi que c’est le rôle de la sympathie esthétique dans le roman naturaliste, et je ne sais, en vérité, si les naturalistes l’ont toujours bien compris. Avec ce que la vie quotidienne a de plus familier, pour ne pas dire de plus vulgaire, le romancier peut nous intéresser, non pas même s’il ajoute sa personne à son œuvre, mais seulement s’il a senti ce qu’il peut tenir de joie dans un verre de vin que boivent deux ouvriers sur le coin d’une table, ou de souffrance morale dans le cerveau rudimentaire d’une paysanne et d’un vieux vagabond.

Ainsi, presque sans qu’il y songe, l’avidité de comprendre, et l’effort qu’il fait pour être compris à son tour, font rentrer dans l’œuvre d’art cette sympathie dont l’artiste avait semblé vouloir se préserver comme d’une faiblesse. Entre l’observateur et la réalité, quelque chose d’autre s’est interposé ; et de même que le peintre, en reproduisant les contours des objets, ne saurait s’empêcher d’imiter la lumière changeante et particulière qui les détermine, de même le conteur ou le romancier, quand ils nous font leurs récits, ne sauraient manquer d’y faire entrer, sans l’exprimer d’ailleurs, leur jugement ou leur opinion sur les faits qu’ils racontent. Il y a une manière, si l’on peut ainsi dire, d’éclairer la sottise, la laideur ou le vice, qui les rend presque sympathiques ; et c’est ce qu’il faut bien qu’aient compris tant d’auteurs, de poètes même, dont les œuvres ne seraient autrement que les annales du crime et de l’impudicité.

Mais d’autres formes de la sympathie ne sont point étrangères à M. de Maupassant ; et, par exemple, dans ses nouvelles, il est difficile de ne pas remarquer la place que tiennent quelques questions que l’on pourrait appeler sociales, comme celle de l’origine ou de la psychologie du crime, et comme celle encore des confins du bon sens et de la folie. Comment naît le crime, et quelle part y ont le tempérament, les circonstances, l’occasion ? C’est le sujet de la Petite Roque. Ou bien encore quelle part avons-nous tous quelquefois dans les crimes des autres ? C’est le sujet de : Un Vagabond. D’autres nouvelles même n’ont plus de naturaliste, au sens où l’on a quelquefois entendu le mot, que la justesse de l’observation et l’illusion de vérité que donne le récit : ainsi Mademoiselle Perle ou Miss Harriett. Il est vrai que, si la première est une des plus jolies nouvelles de M. de Maupassant, j’apprécie beaucoup moins la seconde. Enfin, si je le voulais, dans les cinq ou six volumes que j’ai là sous la main, si je voulais trouver des nouvelles sentimentales, il y en aurait aussi ; mais, puisque sans doute ce ne sont pas celles dont M. de Maupassant se sait à lui-même le plus de gré, il nous suffira de les avoir signalées…

Car nous avons encore quelques mots à dire, et toutes ces qualités, comme quelques-uns aussi de ces défauts, nous ne saurions terminer sans faire observer à quel point ils sont « de race », — j’entends ici français et classiques. Certes, j’apprécie cette sensibilité, dont les chefs-d’œuvre littéraires, avant d’appartenir au roman russe, nous ont jadis été donnés par les romanciers anglais, par l’auteur d’Adam Bede, par celui de Jane Eyre, par celui de David Copperfield ; et j’ai souvent regretté de n’en pas retrouver l’accent chez nos romanciers français. Mais je ne sais pourquoi, le fait est qu’elle tourne chez eux, presque toujours, à la sensiblerie ou à la sentimentalité ; et il paraît bien certain qu’elle manque presque entièrement dans les Contes de Voltaire, par exemple, ou encore chez Le Sage, dans Gil Blas et dans le Diable boiteux. C’est ce que M. de Maupassant pourra toujours aisément répondre à ceux qui lui reprocheront trop vivement d’être ironique plutôt que sensible ; et, s’il ajoute qu’ayant les qualités d’un vrai conteur français, il ne voit pas pour quelle raison il essaierait laborieusement de s’approprier celles d’un romancier russe ou d’un humoriste anglais, il n’aura pas tout à fait tort. Soyons nous-mêmes d’abord, et faisons attention que dans l’histoire de toutes les littératures, la perfection de l’art d’écrire se mesure à notre indépendance, pour ne pas dire à notre ignorance des littératures étrangères. Mais quoi ! nous voulons avoir aujourd’hui « l’âme multiple » ; nous ne craignons rien tant que de nous ressembler ; et il nous plaît, pour montrer la souplesse de notre talent, de rivaliser avec des étrangers dont ni l’hérédité littéraire, ni les habitudes d’esprit, ni les horizons intellectuels, ni les sentiments ne sont vraiment les nôtres.

Ce n’est pas mal imaginé, pour quelques-uns de nos écrivains qui joignent à toute sorte de mérites le malheur de ne savoir pas composer. Aucun roman russe n’est composé ; peu de romans anglais le sont ; et, depuis bien des années, il est vrai que ce défaut nous est devenu moins sensible, mais ce n’est pas une raison pour méconnaître chez ceux qui la possèdent la qualité qui en est le contraire. Quand M. de Maupassant n’aurait pas cru devoir nous dire, dans la préface de Pierre et Jean, le prix qu’il attache à la composition, nous le saurions par ses nouvelles, sinon par ses romans, dont le lien nous a paru quelquefois un peu lâche, et la composition, non pas aventureuse, mais enfin moins serrée que nous ne le voudrions. Cette science ou cet art de la composition, peu de romanciers les possèdent, peu de naturalistes surtout, pas même peut-être M. Zola, dont les romans épiques ou prétendus tels, n’ont qu’une unité purement extérieure, presque factice. Mais les nouvelles de M. de Maupassant s’encadrent, pour ainsi dire, comme des tableaux dans leur bordure, et nous donnent cette sensation du définitif et de l’achevé qui est le triomphe de l’art, de composer. Je voudrais seulement qu’il usât un peu moins du procédé facile dont l’auteur de Carmen avait abusé avant lui. Cela consiste, on le sait, à introduire le récit principal au moyen d’une aventure de voyage ou de chasse, entre le commencement et la fin desquelles il s’encadre alors si naturellement… que l’artifice en saute aux yeux. Mais cette remarque faite, et sans rien ajouter à ce que nous avons déjà dit plus haut de la sobriété, de la précision et de la netteté de l’exécution, cette qualité de la composition n’est pas la moindre dont on doive louer M. de Maupassant, et il n’y en a pas de plus rare depuis que, pour en excuser l’absence, on a inventé de la présenter comme une imitation plus fidèle de la vie, sous prétexte que dans la vie rien ne commence ni ne finit, rien ne s’arrange ni ne s’ordonne, rien ne se compose et rien ne s’encadre.

Enfin, ce qui achève de distinguer M. de Maupassant parmi les jeunes romanciers, et ce qui nous rend encore en lui l’une des qualités, que, pour notre part, nous apprécions le plus chez les classiques, c’est le soin avec lequel il n’a toujours mis de lui-même dans son œuvre que ses qualités d’artiste, et non pas sa personne, son caractère, et sa vie. On sait la rage qu’ils ont tous aujourd’hui de nous occuper d’eux-mêmes ; quand ce n’est pas de leurs souvenirs de collège, c’est de la manière dont ils ont composé leurs romans ; et ils ont l’air de croire, en vérité, qu’en dehors d’eux et de leur famille peut-être, ces choses-là intéressent le public. M. de Maupassant ne parle point de lui dans ses livres, ou du moins, s’il y a mis quelque chose de sa vie, il ne nous l’a point dit, et nul n’a le droit de le chercher et encore moins de le savoir. Cela encore est d’un naturaliste, d’un vrai naturaliste, conséquent avec lui-même et avec sa doctrine, qui sait bien qu’une chose n’est point vraie parce qu’elle s’est passée ; que ce ne sont point des notes ou des documents qui font la fidélité d’une imitation ou le naturel du style ; et, qu’au contraire, ils réussiraient plutôt à détruire l’illusion. Mais je dis que c’est d’un classique aussi, qui sait bien que, si les œuvres d’art durent et vivent, c’est par elles-mêmes, en dehors et indépendamment des théories d’art dont elles sont l’expression, comme aussi du bruit que l’on fait autour d’elles.

Et pourquoi n’ajouterais-je pas que cette altitude ou cette manière d’être est enfin d’un véritable artiste, qui s’en remet uniquement à son œuvre du soin de sa réputation ? qui n’essaie pas de gagner à sa personne les sympathies qui ne s’adresseraient point à son genre de talent ? et qui se fait un point d’honneur, étant né pour écrire des romans et des nouvelles, quand il les a écrits, de les laisser tout seuls s’avancer dans le monde, sans intrigue ni brigue, et y répandre le bruit de son nom ?

Appendice

Le roman du nihilisme (édition de 1883)

Le roman dont nous voulons parler ne serait pas une nouveauté pour les lecteurs de Saint-Pétersbourg ou de Moscou, puisqu’il ne compte pas moins aujourd’hui de douze ans de date bien sonnés, — en russe. Mais il peut avoir encore pour le lecteur français quelque attrait de curiosité, n’étant, traduit que d’hier, — j’ose à peine dire dans notre langue, tant la phrase du traducteur est diffuse et sa grammaire hétérodoxe.

Est-ce, comme le disait Mérimée, qui s’y connaissait, « que la concision et la richesse de la langue russe défient les plus habiles traducteurs », ou bien, est-ce qu’une langue littéraire toute neuve se prêterait mal à la familiarité du roman, comme des Russes l’ont prétendu ? Nous ne prendrons pas sur nous de choisir, mais, en vérité, nous craignons que le traducteur ait ici quelque droit d’excuser sur les défauts de l’original, peut-être les faiblesses, et certainement les longueurs de sa traduction. Au surplus, il n’importe guère : en Russie, de nos jours, la littérature est une arme ; la poésie même y est œuvre de combat, à plus forte raison le roman. Et c’est pourquoi ce roman au titre énigmatique : Que faire ? s’il n’offre assurément qu’un médiocre intérêt comme œuvre d’art, du moins comme expression du radicalisme russe mérite bien d’être connu.

 

On sait que pas un pays des deux mondes n’est plus fécond que la Russie, et non pas même la nouvelle Amérique, en sectes religieuses ou philosophiques, les unes bizarres jusqu’à l’extravagance, les autres repoussantes jusqu’au dégoût, Les Tourneurs de Russie ne le cèdent pas aux Trembleurs d’Amérique ; ils l’emporteraient plutôt ; et les Coureurs de Sopelki le disputent aux Perfectionnistes d’Onéïda. Aussi bien il se fait des échanges, et tels Russes de l’un ou l’autre sexe qui désespèrent de la liberté sur le sol natal vont essayer du libre amour et de la vie naturelle aux bords du lac Érié. La vie naturelle, c’est le communisme bravement poussé jusqu’à ses dernières conséquences ; et le nom seul dit assez clairement ce que c’est que le libre amour.

A la vérité, les sectes russes, recrutées pour la plupart parmi le peuple des campagnes, ne font pas sonner, comme les sectes américaines, le partage égal des biens et « l’émancipation de la femme » ; le fait est cependant qu’elles y aboutissent, et que la femme russe, partout ailleurs si profondément abaissée sous la tyrannie du moujick, devient libre, souvent même maîtresse dans cette sphère spirituelle. Or, voici maintenant le phénomène curieux qui se produit : quand cet instinct de communisme et de rénovation sociale se rencontre chez des hommes que l’éducation a dégrossis, et que l’instruction a façonnés aux idées de la science et de la philosophie moderne, chez des hommes qui ne sauraient plus croire avec le paysan que, quand il tonne, c’est que le prophète Élie roule à travers l’espace dans son char de feu, les voiles du mysticisme s’écartent, l’enthousiasme religieux tombe, il ne reste plus qu’une négation pure et simple, et d’un seul mot le nihilisme. Nul n’ignore quels progrès le nihilisme a faits dans ces dernières années : les cheveux ras, le chapeau rond, et les lunettes bleues des dames nihilistes ont accompli leur tour du monde.

C’est à cette école qu’appartient, ou plutôt qu’appartenait, M. Tchernychefsky. Il passait, à l’époque où parut son roman, pour le chef du radicalisme russe. Aussi le succès fut-il grand, presque aussi grand que le succès du roman de M. Tourguénef, Pères et enfants. Non pas certes qu’il puisse venir à la pensée d’établir une comparaison entre les deux œuvres ; mais enfin c’étaient des nihilistes, ou plus exactement un nihiliste, que M. Tourguénef avait mis en scène ; et contre la caricature calomnieuse, disait-on, qu’il en avait dessinée dans le personnage de son Basarof, M. Tchernychefsky ne s’était proposé rien moins que de rétablir la sincérité d’un portrait.

Avec cela, la situation particulière de l’auteur ajoutait au roman une sorte d’intérêt tragique. Victime, comme tant d’autres, de cette ardeur de réaction violente qui signala dans l’histoire de la Russie contemporaine les années 1862 et 1863, impliqué dans un procès politique dont le dénoûment fut une condamnation à quatorze ans de travaux forcés et à la déportation en Sibérie, c’était dans sa prison que M. Tchernychefsky avait employé ses derniers jours de loisir à son œuvre de propagande. Innocent d’ailleurs ou coupable, il n’était certainement pas d’un caractère vulgaire d’avoir pu prendre un tel empire sur soi que d’oublier le sort qui l’attendait, et combiner dans un cachot de forteresse un roman où manquent bien des qualités, mais où l’on chercherait en vain quelque trace d’indignation, quelque marque de désespoir, ou seulement de faiblesse. On a raconté que M. Tchernychefsky en avait même écrit deux, et qu’un ami, trop prompt à la crainte, sous le coup d’une visite domiciliaire, aurait brûlé le manuscrit du second. Il suffit de celui qui nous est parvenu pour se faire une idée du genre et de l’auteur.

 

En 1852, vivait dans une belle maison de la rue Gorokhovaia, sur la cour, au cinquième étage, une famille dont le chef était Pavel Constantinovitch Rosalsky, régisseur de la maison, employé d’un ministère, et prêteur sur gages, un pauvre homme, bien humble et bien plat devant sa propriétaire, encore plus humble devant ses chefs, encore plus plat devant Maria Alexievna, sa femme. Ils avaient deux enfants, une fille, Véra, et un garçon, qu’on appelait Fédia. Une cuisinière, dont on changeait quelquefois, mais invariablement nommée Matrœvna, attestait par sa présence qu’à Saint-Pétersbourg comme ailleurs l’usure est quelquefois le commencement de l’aisance. Véra, pour son malheur, était belle, et la mère, fondant l’espoir de ses vieux jours sur la beauté de sa fille, ne prétendait pas moins qu’à la faire épouser par un bel officier, Michaël Ivanovitch Storechnikof, le propre fils de la propriétaire.

Cette idée lui était venue certain soir que le bel officier s’était avisé de transmettre lui-même à Pavel Constantinovitch un ordre de madame Storechnikof. Véra, sans le vouloir, avait plu ; c’était une maîtresse qui pouvait faire honneur ; Michaël Ivanovitch était donc revenu, mais pour voir ses tentatives échouer contre l’ambition bien résolue de la mère, et contre l’indignation de la jeune fille.

Deux traits ici sont admirablement observés. Le roman réaliste a parfois de ces bonnes fortunes, et, des bas-fonds où il se complaît, de loin en loin, il ramène quelque vérité psychologique précieuse.

Il y a quelque trente ans, un roman français nous eût montré Storechnikof, ou bien converti brusquement, comme par un coup de théâtre, au respect de l’innocence, ou bien au contraire plus âpre au désir, et, pour satisfaire sa passion, prêt à toute violence et toute perfidie ; le roman russe nous le montre acceptant sans hésiter l’idée du mariage et, puisqu’il n’est que le mariage pour arriver à posséder Véra, réglant sur cette idée sa conduite à venir. Là est en effet le vrai, là est la réalité, parce que la violence et la perfidie ne sont guère que des moyens de mélodrame, et quant à ces illuminations subites qui transformeraient si merveilleusement les cœurs, elles n’éclatent que sur le chemin de Damas. Autre exemple de naïveté dans la dépravation : quand Maria Alexievna s’aperçoit que la résistance de Véra, plus sûrement que tout calcul, a réduit Storechnikof à merci, quelle réflexion croyez-vous que fasse l’excellente mère ?

Elle est certainement encore plus rusée que moi ! s’écrie-t-elle, oh ! c’est une fine mouche. » Je ne dis pas que tout cela ne soit au fond franchement odieux, je remarque seulement qu’étant admise la situation, l’auteur a vu juste ; et j’ajoute que ce n’est pas peu de chose.

Storechnikof entre donc dans la maison du sous-chef de bureau comme prétendant en titre ; il y prend le thé tous les soirs ; on peut imaginer aisément toute l’horreur que son hypocrisie de renard pris au piège inspire à l’infortunée Véra.

Cependant le père de famille s’étant mis en quête, pour faire préparer son fils Fédia au collège, d’un bon maître « à bon marché », son choix est tombé sur un étudiant en médecine du nom de Lopoukhof. Nous l’appellerions un singulier personnage, s’il en fut, mais l’auteur nous assure qu’il existe en Russie plus de Lopoukhof qu’on ne croit. Certes, ce n’est pas lui qui, comme le Basarof de Tourguénef, s’éprendrait d’une aristocrate jusqu’à en mourir ; il est cuirassé contre l’amour, et cuirassé du raisonnement le plus victorieux que je connaisse : « Je n’ai jamais, dit-il, rencontré de femme qui n’eût au fond du cœur le regret d’être femme et le désir d’être homme, comme les pauvres ont le désir d’être riches. Or qui peut se plaire à voir les pauvres ? Et qui pourrait, par conséquent se plaire à voir les femmes ? » Il ne jette donc sur Véra qu’un regard indifférent, dédaigneux, à peine compatissant, quand il a fait connaissance du triste fiancé. Véra, de son côté, semble ne pas l’apercevoir.

C’est le babil indiscret, du jeune Fédia qui rompt la glace : « Et je lui ai dit, ma bonne sœur, que vous êtes une beauté chez nous, et lui m’a répondu : — Qu’est-ce que ça me fait ? — Et moi, ma bonne sœur, je lui ai dit ; — Mais tout le monde aime les beautés. — . Et il a repris ; — Tous les imbéciles les aiment. — Et moi j’ai dit : — Et vous, est-ce que vous ne les aimez pas ? — Et il m’a répondu : — Je n’ai pas le temps. — Et moi je lui ai dit, ma bonne sœur : — Ainsi vous ne voulez pas faire la connaissance de Vérotchka ? — J’ai beaucoup de connaissances sans elle, m’a-t-il répondu. »

Il y arrive pourtant, le philosophe ; il découvre dans la jeune fille une victime de la tyrannie maternelle, il fait vœu de la délivrer, il en cherche avec elle un moyen. Véra sait chanter, ne pourrait-on pas en faire une actrice ? Elle sait le français et l’allemand, — Lopoukhof d’ailleurs a complété ce qu’elle avait d’instruction en lui donnant à lire l’Essence de la religion, de Feuerbach, et la Destinée sociale, de Victor Considérant ; — ne pourrait-on pas lui trouver une place d’institutrice ou de gouvernante ? Ils parlent d’ailleurs de ces projets si froidement, leur entretien est si glacial, et l’un l’autre ils se reprennent avec une ironie si méprisante toutes les fois que leur conversation menace de s’égarer au-delà des considérations d’intérêt, qu’ils déjouent la perspicacité de Maria Alexievna elle-même. « Quel jeune homme sage, positif, noble, dirais-je ! Quelles règles prudentes il inspire à Véra ! » Tout habile qu’il soit, les démarches de Lopoukhof ne réussissent à rien. C’est un obstacle aujourd’hui, demain c’en est un autre. Véra se sent défaillir ; pour se soustraire au mariage qui la menace, elle ne voit plus que le suicide ; elle va « s’asphyxier », comme dit le traducteur, « à la manière des jeunes filles de Paris », quand Lopoukhof tout à coup se révèle comme un sauveur, et, poussant le dévouement jusqu’au bout, lui propose de l’enlever et de l’épouser. Ici se place la déclaration la plus étrange et la scène d’amour la plus extraordinaire ; Véra faisant ses conditions, stipulant « une chambre neutre », réservant son indépendance, et Lopoukhof se demandant : « Comment ferai-je pour éteindre en elle ce sentiment nuisible de la reconnaissance qui lui serait à charge ? » — Vous calculez de bien loin, ô Lopoukhof ; vos scrupules font voir trop de délicatesse ; laissez faire au temps, et vous serez étonné vous-même avec quelle facilité votre élève rejettera ce fardeau de reconnaissance.

Ils se marient donc, et commencent à vivre ensemble, à la manière de « deux familles qui prendraient par économie un appartement commun. Le lecteur se souviendra peut-être qu’il a vu l’hiver dernier cette même situation sur la scène, et dans le cocher des Danichef un fort bon modèle de ce genre de renoncement, où nous serons bientôt tentés de reconnaître un trait du caractère russe, Lopoukhof donne des leçons et tient des écritures ; Véra, de son côté, monte une espèce d’atelier coopératif de couture et de modes ; et tout enfin irait, au mieux dans le meilleur des mondes, si Kirsanof n’apparaissait.

Kirsanof est un second Lopoukhof. « Les uns trouvaient que celui-ci était le plus beau, les autres que c’était celui-là. » Lopoukhof avait un nez grec et Kirsanof un nez aquilin, Lopoukhof avait des yeux bruns, Kirsanof avait des yeux bleus, mais, ces yeux et ce nez mis à part, l’un et l’autre étaient le portrait également ressemblant des hommes de l’avenir.

Pourquoi donc Véra s’éprend-elle tout à coup de Kirsanof comme s’il y avait quelque chose en lui qui ne fut en Lopoukhof ? Le romancier n’a pas assez éclairci le mystère. Toujours est-il que bientôt, après quelques visites, l’astre de Lopoukhof pâlit. Véra résiste, elle essaie d’échapper à la domination du sentiment nouveau qui l’envahit, elle demande secours, pour la première fois, par une inspiration monstrueuse, à l’amour de son mari. Elle cède enfin, et part en laissant derrière elle une lettre ainsi conçue : « Mon cher ami, je ne me suis jamais sentie si fortement attachée à toi qu’en ce moment ; si je pouvais mourir pour toi ! Oh ! que je serais heureuse de mourir pour toi ! Mais je ne puis vivre sans lui. Je t’offense, je te tue, mon cher ami ; je ne le voudrais pas, mais j’agis malgré moi ! Pardonne-moi ! pardonne-moi ! »

Ne nous récrions pas ! les duchesses de Balzac ont écrit de ce style. Quant à Lopoukhof, s’il prêche la brebis égarée, ce n’est pas espérance de la ramener au bercail ; il ne veut que constater qu’elle ne se trompe pas une seconde fois sur la sincérité du sentiment qui l’entraîne ; et, ce dernier devoir accompli, prétextant un voyage, il va se brûler la cervelle sur un pont de Moscou. Que faire ? Nous avons la moitié de la réponse ; il faut se brûler la cervelle.

On pourrait croire ici le roman terminé ; on peut mettre du moins un signet au volume ; c’est maintenant la thèse qui commence. Non pas déjà que le long récit de ces très simples événements ne soit entrecoupé de longues digressions, dissertations, et déclamations nihilistes. Car « M. Tchernychefsky, selon son traducteur, n’est pas de ceux qui écrivent simplement pour le plaisir de noircir du papier. » On peut dire au moins que, dans cette première partie, si l’on tient compte, et de l’intention, et des circonstances, et de la malheureuse habitude aussi que nous avons contractée de voir la thèse et le philosophisme s’étaler à l’aise dans le roman comme dans leur domaine d’élection, il y a lieu de signaler quelques qualités toutes russes, particulièrement remarquables, à ce titre, dans une littérature qui d’ailleurs est toute d’emprunt.

« La gloire, disait un jour M. de Balzac, à qui en parlez-vous ? Je l’ai connue, je l’ai vue ! Je voyageais en Russie avec quelques amis. La nuit vient, nous allons demander l’hospitalité à un château. A notre arrivée, la châtelaine et ses dames de compagnie s’empressent ; une de ces dernières quitte un moment le salon pour aller nous chercher des rafraîchissements. Cependant la conversation s’engage, et celle de ces dames qui était sortie rentre ; elle entend tout d’abord ces paroles : « Eh bien, monsieur de Balzac, vous pensez donc ?.. » De surprise et de joie elle fait un mouvement, elle laisse tomber le plateau de ses mains, et tout se brise », Si l’aventure n’est pas vraie, elle mériterait de l’être. En effet, à ce que conte la renommée, tous les défauts que nous reprochons à Balzac étaient devenus là-bas autant de qualités. Encore aujourd’hui, il paraît qu’en Russie le romancier français à la mode est l’héritier de la pire manière de Balzac, M. Emile Zola ; on le traduit en russe ; et si l’on traduisait dans notre langue les romans de M. Glèbe Ouspensky, par exemple, des gens bien informés assurent que la ressemblance serait frappante.

Contentons-nous de M. Tchernychefsky. C’est la même prétention d’analyse, la même précision du détail, si repoussant qu’il puisse être, la même vigueur brutale de trait, le même relief, la même lumière crue. Le portrait de Maria Alexievna ne déparerait pas la galerie des Rougon-Macquart. Mais en plus, chez les réalistes russes, vous retrouverez cette saveur étrange de mysticisme, si prononcée déjà chez Balzac, Comptez qu’il n’y a pas moins de quatre songes dans le roman de M. Tchernychefsky, quatre songes ! et Véra, la femme émancipée, « l’une des premières femmes dont la vie se soit arrangée », ne prend de résolution qu’à la suite d’un songe ! C’est après un songe qu’elle quitte la maison paternelle, après un songe qu’elle devient la femme de son mari… grâces soient rendues au traducteur d’avoir supprimé le quatrième songe ! Mais, par la plus singulière contradiction, serait-ce donc décidément, en tout pays, le sort du réalisme que de tourner au mysticisme ? Il est vrai que le mysticisme, de tout temps, a si facilement tourné lui-même au réalisme !

Deux choses, toutefois (sans parler de la forme dont nous ne saurions être juges), relèvent le réalisme russe. Il est sincère d’abord, il est ce qu’on appelle vécu : on sent que le roman a copié le vif, et que la fable n’en est inventée que pour servir de cadre aux types qui s’y meuvent. En second lieu : l’ironie, l’ironie méprisante que les Russes manient comme personne, une forme de l’ironie qui ne ressemble ni à l’humour anglais, ni surtout à la raillerie française. Ce qu’elle a de caractéristique, c’est une persistance à ramener tous les actes de l’humaine nature à quelque motif d’intérêt odieux ou ridicule ; c’est aussi l’aisance hautaine et familière avec laquelle elle se soutient pendant des pages entières, un chapitre, quelquefois un volume.

Bien des raisons sans doute ont dû favoriser en Russie ce penchant naturel : entre les plus puissantes, sous un gouvernement longtemps et cruellement despotique, la nécessité de se contraindre et d’envelopper la pensée d’une obscurité calculée ; mais plus puissante encore peut-être, dans une société fondée sur le tchine, où c’est un proverbe usuel que de souhaiter à quelqu’un la santé et le grade de général, la sourde irritation et le secret orgueil d’hommes qui se sentent supérieurs à la situation où le hasard d’une hiérarchie de titres administratifs les a fait naître, et les enchaîne. Sous les dehors d’une bienveillance et d’une affabilité qui ne sont, en somme, rien de plus que le signe des éducations aristocratiques, l’orgueil moscovite se cache, plus âpre et plus entier que l’orgueil anglais lui-même.

A ce point de vue, peu de documents sont plus curieux que le roman de M. Tchernychefsky. L’auteur avait débuté dans la littérature par une sorte de manifeste réaliste sur les Rapports esthétiques de l’art et de la réalité. Vous diriez, à l’entendre parler, le dernier mot de la critique. « Pour ce qui est, dit-il au lecteur, pour ce qui est des ouvrages célèbres de tes auteurs de prédilection, tu peux, pour l’exécution, mettre ce roman a leur niveau, tu peux même le placer au-dessus, car il y a ici plus d’art que dans les ouvrages précités, tu peux en être sûr. » Ce n’est encore là qu’un simple avis au public ; le ton s’élève et devient plus méprisant quand l’auteur consent à faire connaître au lecteur ignorant la suprême exigence de l’art ; … mais ceci nous ramène au roman.

Lopoukhof et Véra nous paraissent déjà des personnages assez bizarres, pour ne pas dire extraordinaires. Erreur ! l’auteur a rencontré des Lopoukhof et des Véra par « centaines. » Il les considère comme des gens ordinaires, eux-mêmes se considèrent comme tels, et nous allons promptement nous apercevoir, à notre tour, qu’en effet, ils ont raison. Le voilà, ce grand secret, la voilà, cette découverte surprenante : introduisons dans l’intrigue, — d’ailleurs sans qu’il ait aucun motif d’y faire figure, — un troisième personnage, celui-là vraiment extraordinaire, et mesurons les autres à sa taille !

Je l’appelle Rakhmétof, et il représente l’idéal non plus de l’homme seulement, mais du nihiliste de l’avenir. « Puisque nous demandons que les hommes jouissent complètement de la vie, nous devons prouver par notre exemple que nous le demandons, non pas pour satisfaire nos passions personnelles, mais pour l’homme en général. » Sans doute ce raisonnement n’est point si sot : mais Rakhmétof en tire de singulières conséquences. « Lorsqu’on servait des fruits, il mangeait des pommes, parce que la plèbe en mange, il ne mangeait jamais d’abricots, parce que la plèbe n’en mange pas, … il mangeait des oranges à Saint-Pétersbourg, en province jamais, parce qu’à Saint-Pétersbourg la plèbe en mange, ce qui n’a pas lieu en province. » De temps en temps il remonte le Volga, tirant la corde le long des chemins de halage, « parce que la force est un moyen de se faire estimer de la plèbe. » Il n’emploie guère à ses affaires qu’une petite part de son temps ; le reste est pour s’ingérer des affaires des autres, pour imposer sa connaissance aux gens qui ne la souhaitent pas, ou même qui la repoussent. Il passe la nuit sur un feutre garni de « petits clous qui ressortaient d’un pouce de longueur. » Est-ce bien le nihiliste de l’avenir, ce Rakhmétof ? ou si ce n’est pas plutôt quelque ascète et quelque extatique des siècles depuis longtemps passés ? Le mysticisme reparaît toujours, toujours remonte à la surface, et décidément le nihilisme est bien moins une doctrine qu’une secte.

On imagine aisément qu’un tel homme, chargé d’adoucir à Véra la nouvelle du suicide et de la mort de Lopoukhof, ne saurait manquer d’excellentes raisons pour lui prouver que tout remords serait une sottise, et toute résolution extrême, comme de renoncer à Kirsanof, une erreur de jugement. Le conseil est pour plaire ; Véra n’hésite pas davantage ; elle épouse Kirsanof. Elle recommence encore une fois la vie, et tandis que Kirsanof, médecin-professeur, presque célèbre déjà, continue de soigner les malades et d’accroître sa réputation naissante, sa femme fonde un atelier, deux ateliers, trois ateliers de couture, et tient boutique sur la perspective Nevsky, à l’enseigne du Bon-Travail, Magasin de nouveautés. Quand elle a des loisirs, elle rejoint Kirsanof à l’hôpital, et, sous la direction conjugale, étudie passionnément la médecine.

Mais voici bien une autre affaire ! Lopoukhof n’est pas mort, et si l’on a retrouvé dans la rivière sa casquette percée d’une balle, ce n’était qu’un ingénieux artifice, un moyen délicat de tourner la loi russe, qui ne permet le divorce que dans des cas bien rares, à prix d’or, et que par conséquent le ménage Lopoukhof, trop pauvre, aurait vainement suppliée de briser les liens qui l’unissaient. Lopoukhof a quitté la Russie ; d’Allemagne en Amérique, d’Amérique en Angleterre, il a parcouru le monde ; puis, quelques années écoulées, il est revenu à Saint-Pétersbourg, sous le nom de Charles Beaumont, pour y traiter, comme représentant d’une maison anglaise, de l’achat d’une fabrique.

Autre type curieux de traitant russe que le directeur de cette fabrique ! Sous-capitaine de cavalerie démissionnaire, Polosof a si bien trafiqué de quelques roubles qu’il avait, qu’il est maintenant trois ou quatre fois millionnaire. Gonflé de son importance, fournisseur du gouvernement, cet habile homme a commis un jour la maladresse de ne pas plier à temps devant un personnage en place. Depuis lors ses « fournitures de vivres et de crépins » ont été systématiquement mises au rebut, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre, aujourd’hui parce qu’on avait constaté dans ses cuirs de bottes « quelques négligences », et le lendemain, parce que dans ses légumes secs on reconnaissait de « mauvaises intentions. » Les jours pénibles sont venus, et des débris de splendeur il n’a conservé qu’une fabrique de stéarine, dont il est le directeur, et le principal intéressé. Comme l’affaire soulève des difficultés nombreuses et délicates, Lopoukhof ou Charles Beaumont, obligé d’entrer en relations quotidiennes, intimes bientôt, avec son vendeur, fait chez lui la connaissance de mademoiselle Polosof. On devine la conclusion : Lopoukhof épouse mademoiselle Polosof. Il y a un épilogue. Puisqu’il est maintenant remarié, Lopoukhof n’a plus de motifs de ne pas renouer les relations d’autrefois avec son ami Kirsanof. Il confie son désir à sa nouvelle épouse, et c’est elle qui se charge d’aller annoncer à Véra la grande nouvelle : « Lopoukhof est ressuscité ! » Le ménage Kirsanof ne se sent pas de joie, tout est bien qui finit bien, on fera désormais tous ensemble vie commune, on habitera le même appartement, il y aura, comme toujours, des « chambres neutres » et des « chambres non neutres. » Que faire ? disait le titre du roman ; voilà, nous apprend le traducteur, la solution qu’a trouvée la « nouvelle société russe. » En tout cas, solution bien étrange, plus qu’étrange en vérité, si l’on considère quel soin méticuleux a pris l’auteur d’accumuler toutes les circonstances qui pouvaient ajouter au cynisme de ses personnages et à l’odieux de leur situation ; Kirsanof, l’unique ami de Lopoukhof ; Véra, tirée par Lopoukhof de la plus honteuse famille, et sauvée du plus triste mariage ; Lopoukhof, dévoué jusqu’au sacrifice ; et cet accord à quatre qui termine le roman.

Et maintenant remarquez bien que l’auteur, M. Tchernychefsky, n’est qu’à peine un romancier. Je ne veux pas dire seulement par là qu’à peine de loin en loin rencontre-t-on dans son livre quelque ombre des qualités du romancier, mais je voudrais avertir le lecteur que c’est ici l’œuvre d’un économiste. Le grand ouvrage de M. Tchernychefsky, celui qui le plaça naguère à la tête du parti de l’avenir en Russie, ce n’est pas un roman, c’est l’Économie politique jugée par la science, critique et réfutation des Principes d’économie politique de Stuart Mill. Le roman n’a été pour lui qu’un moyen, qu’une tentative pour convertir à ses idées économiques et sociales un plus grand nombre d’adeptes, pour mettre la bonne nouvelle à la portée d’un public plus vaste, et c’est là le grand intérêt d’une rapsodie que comme œuvre d’art le lecteur est à même de juger.

Que ce roman, mal conçu, mal exécuté, ait eu d’ailleurs un succès éclatant en Russie, il ne nous importe guère ; et ce n’est pas affaire à la critique d’accepter et de discuter le succès par cela seul qu il est le succès. Ce n’est pas tout que de réussir et il faut encore mériter son succès. Mais enfin, tel quel, ce récit étrange a passé, passe encore pour une sorte d’évangile du nihilisme russe. Et s’il était nécessaire d’excuser la longue analyse que nous avons essayé d’en faire, il nous suffirait de rappeler que, dans un récent et substantiel ouvrage, l’un des hommes d’Allemagne qui connaissent le mieux, le plus intimement, la Russie contemporaine, et qui la connaissent d’original, n’a pas consacré moins de vingt pages à l’exposition des idées de M. Tchernychefsky25. C’est plus de place qu’il n’a donné, plus d’honneur qu’il n’a fait à aucun autre écrivain de la Russie moderne.

Est-ce à dire que vraiment le nihilisme ait tant d’importance en Russie, que le nombre de ses prosélytes y soit considérable, et que la diffusion enfin de semblables doctrines y doive inspirer une telle crainte, ou du moins une telle préoccupation de l’avenir ? Oui et non : il faut distinguer.

Dans nos sociétés occidentales, il serait permis de ne pas accorder plus d’attention au nihilisme que nous n’en accordons au fouriérisme par exemple. Non pas, bien entendu, qu’à tel moment donné, si les circonstances et la mauvaise fortune y prêtent, de dangereux esprits ne puissent essayer de faire passer ces théories dans la pratique, mais parce qu’en somme, chez nous, les habitudes historiques et le tempérament national nous empêcheront toujours de souscrire cette abdication de la personne, qui serait, dans les écoles communistes, le premier pas vers la sagesse.

Sans doute, comme ces théories, sous un voile de générosité, ne s’adressent en fait qu’aux plus grossiers appétits de la nature humaine, elles exercent, et elles exerceront longtemps une puissance de séduction singulière sur ces natures brutales dont le fonds est une inépuisable avidité de jouir ; mais, au premier essai d’application, elles succombent et se condamnent elles-mêmes, parce qu’en échange d’un leurre de volupté, la première loi qu’elles imposent au misérable qu’elles ont tenté, se trouve être la seule chose dont il soit incapable : le renoncement à soi-même. On le voit bien, quand on repasse en esprit l’histoire des sectes américaines, celle des Mormons entre toutes, dont le nombre semble aller diminuant de jour en jour, pauvres gens qui, cédant à l’appât du rien faire et de la polygamie, gémissent sous un joug si pesant, que tous les observateurs s’accordent à reconnaître que la mort de Brigham Young sera le signal de la dissolution de la communauté. Ajoutez, comme un autre symptôme la répulsion presque universelle que ces sectes inspirent, et refaites sur la carte les étapes de leur exode, pour vous convaincre qu’elles ne doivent guère d’exister encore qu’à l’immensité des territoires américains.

Il n’en est pas de même en Russie.

Là, quatre siècles d’esclavage ont façonné quelque quarante millions de serfs à l’abdication du vouloir, et d’ici longtemps encore n’offrent d’objet à leurs désirs que la satisfaction des appétits matériels. De plus, on dirait qu’il y a dans la nature du paysan russe un fonds indestructible de communisme ; et ainsi, tandis que les aberrations du communisme occidental sont en quelque manière du domaine du rêve et de l’imagination pure ; au contraire, dans les déclamations du nihilisme russe, on est tenté de voir la formule quasi scientifique des aspirations traditionnelles d’une race. Et le mal qu on peut qualifier ici d’insignifiant est peut-être en Russie très grave.

Évidemment nous ne saurions avoir la prétention de résoudre de semblables problèmes, mais ne semble-t-il pas que Montesquieu soupçonnât quelque chose de ces questions, auxquelles est suspendu l’avenir de la Russie, quand il laissait tomber ce mot terrible : « Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est plus pesant qu’aux peuples mêmes. On a cassé les grands corps de troupes, on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connaître les lois, on a instruit les peuples ; mais il y a des causes particulières qui le ramèneront peut-être au malheur qu’il voulait fuir. »

Les romans de Miss Rhoda Broughton (édition de 1883)

« Qui l’a faite ? Quiconque il soit, en ce a été prudent que il n’y a point mis son nom. » Je parle de l’anonyme qui traduisit pour la première fois en notre langue, — à ce qu’il croyait, — un roman de miss Rhoda Broughton, il y a de cela tantôt six ou sept ans. L’auteur anglais, assurément, méritait mieux, Non qu’elle ait égalé, parmi ses illustres devancières, l’auteur de Jane Eyre ou l’auteur d’Adam Bede. On peut même prédire, et sans aucun espoir d’être démenti par l’avenir, qu’elle ne les égalera jamais. Mais, à quelque distance d’Adam Bede et de Jane Eyre, qui pourraient bien être les chefs-d’œuvre du roman anglais contemporain, il y a place, heureusement pour des œuvres fort honorables encore. C’est de quoi le lecteur conviendra, nous l’espérons, s’il veut bien lire, même Nancy dans la traduction anonyme, et surtout Adieu les amoureux ! — Fraîche comme une rose, — et Joanna, dans l’agréable traduction de madame C. du Parquet. Outre quelques-uns des mérites ordinaires à la plupart de ces romans de moeurs dont l’Angleterre est la patrie d’élection, il y reconnaîtra des qualités originales et qui n’appartiennent bien qu’à miss Rhoda Broughton. Deux ou trois de ces récits sortent certainement de la moyenne et valent la peine d’être distingués dans le torrent de ces romans pieux, ou plus exactement piétistes, dont les filles de clergymen inondent périodiquement le pays du Common Prayer Book, ce qui leur est une manière, — lucrative à la fois en ce monde et profitable dans l’autre, — d’abaisser l’orgueil de leur cœur charnel, de terrasser le démon, et de glorifier Dieu. Ce sont, je crois, quelques-unes de leurs expressions favorites.

Les mérites ordinaires d’un bon roman anglais, on les connaît ; et le compte en est réglé depuis longtemps.

Les romans anglais sont honnêtes, d’abord, et sans vouloir ici faire aucune confusion de la morale et de l’art, j’ose avancer ce paradoxe que, dans le temps où nous sommes, c’est peut-être quelque chose, pas grand’chose, mais pourtant quelque chose. La lecture des romans anglais, en général, repose, apaise, console, et quelquefois même fortifie.

On dit, à la vérité, que les romans de miss Rhoda Broughton auraient fait un peu scandale, et, par l’audace des situations et la liberté du langage, tranché sur l’uniformité des productions édifiantes. Mais j’ai quelque peine à le croire. Ou bien alors, il faudrait que la lecture des Soirées de Médan m’eût étrangement corrompu le goût et perverti le sens moral. L’une des héroïnes de miss Rhoda Broughton, quelque part, en frappant du pied, traite le mot « convenable » et les convenances en même temps, de petit, de lâche, et de servile. Elle a tort, j’y consens ; mais puisqu’elle est en colère ! Une autre, dans un autre roman, émet cet aphorisme que « le mariage décidément est une chose haïssable. » Il est évident qu’elle se trompe. Mais puisqu’elle n’en finit pas moins par être heureuse en ménage, et même, au dénouement, puisqu’on la voit descendre « la pente de la vie, l’œil fixé sur ce Dieu redouté, mais bon, que l’on discerne à travers le voile de ses œuvres magnifiques ! » Est-ce bien là de quoi choquer, ou seulement effaroucher, le plus austère puritanisme ? Mais non pas même quand ailleurs on aurait plaisamment habillé quelque homme d’église, et traité le recteur de Plass-Beerwynn d’imbécile, sans plus de façons ? A moins qu’il ne fût convenu, comme le prétendait un jour Macaulay, que la morale anglaise, tous les six ou sept ans, doit devenir féroce, et la vertu britannique éprouver le besoin de s’assurer d’elle-même en opposant sa raideur à la facilité de nos mœurs continentales ?

Il résultera donc de là que les romans de miss Rhoda Broughton ne sont pas un prêche perpétuel, comme ceux de miss Yonge, par exemple, ni même, si vous le voulez, ce qu’on appelle une morale en action. Au surplus, soyez certains qu’ils contiennent, tout autant de sermons qu’un lecteur français en puisse raisonnablement supporter. Il y a de bien jolis détails dans Joanna, et cependant, déjà, la matière d’édification y tient une si large place, — comme si l’auteur eût jugé qu’il était temps enfin pour elle de cesser de scandaliser ses respectables compatriotes, qu’il est à craindre que tout le monde, chez nous, n’ait pas la patience d’aller jusqu’au bout du récit.

Un autre mérite, et bien souvent loué, des romans anglais, c’est la fidélité scrupuleuse, et aussi l’habileté rare, avec laquelle ils rendent l’aspect extérieur des choses. On serait tenté de dire que ce don n’est pas moins particulier, moins spécial, moins unique dans la littérature contemporaine aux romanciers anglais, que jadis aux petits maîtres hollandais dans l’histoire de la peinture. C’est l’art de se laisser faire et de transporter directement sur la toile ou de fixer par des mots l’impression des choses telle qu’on la reçoit, presque involontairement. Pour le bien sentir, ce sont des exemples insignifiants par la nature même des objets représentés qu’il convient de choisir : « Joanna a besoin de pleurer, et elle se sent soulagée par les larmes qui coulent en grosses gouttes sur ses garnitures de crêpe et qui s’arrêtent tout à coup quand elle s’aperçoit qu’un gras et bel enfant frisé, assis en face d’elle, la regarde obstinément et effrontément, comme s’il se demandait s’il est permis à une grande personne de pleurer. »

Voici un bout de conversation que je détache encore de ce même roman de Joanna, — pour compenser ce que j’en ai dit tout à l’heure :

« — On se passe difficilement de la société des militaires quand on y a toujours été habituée, dit pompeusement mistress Moberley. Ces enfants appartiennent à l’armée, leur père était officier !

  • — Dites qu’il était le chirurgien du régiment, s’écrie l’honnête Diana.
  • — Je ne nie pas qu’il fût docteur, mais cela n’empêche pas d’être militaire.
  • — Personne ne fait grand cas des docteurs, rétorque Diana. Qui de nous voudrait danser avec le docteur Slop ?
  • — Vous savez aussi bien que moi qu’ils ont rang d’officier, s’écrie avec chaleur mistress Moberley, et leur uniforme est beaucoup plus beau.
  • — Ce n’est pas la même chose, répète obstinément Diana, et toutes les fois que je vous entendrai dire, que papa était officier, j’expliquerai tout de suite qu’il n’était que chirurgien militaire. »

Ce n’est rien, et ce dernier trait sans doute est moins encore : « Cependant les taquineries cessent, les deux enfants se retirent dans l’embrasure d’une fenêtre, où ils font si peu de bruit que Joanna, qui va s’assurer de la cause qui les tient si tranquilles, les trouve occupés sérieusement à essayer qui gardera le plus longtemps un centime sur son nez. » Mais c’est justement parce que ce n’est rien que c’est quelque chose, justement parce que ces détails en eux-mêmes sont de nul prix, justement parce qu’il n’y a pas dans ces quelques lignes un seul mot qui peigne, je veux dire qui vienne pour l’effet, justement parce que cela n’a de mérite enfin que d’avoir été vu, senti, aimé, compris et rendu.

Et de là, nous pourrions déduire une comparaison, qui serait peut-être instructive, entre le réalisme des romans anglais et le naturalisme de nos romans français. C’est dommage que les romans de miss Rhoda Broughton ne nous en offrent pas l’occasion naturelle. Mais, quelles que soient leurs qualités, ils n’ont vraiment pas assez d’étoffe ; ils ne sont pas, si je puis ainsi dire, d’une substance assez forte.

Il ne suffit pas, en effet, que des romans soient faciles, agréables, émouvants même à lire, pour porter le poids de ces sortes de discussions ; il faut encore qu’ils donnent à penser ; et le plus vif admirateur des romans de miss Rhoda Broughton poserait leur accorder cette louange. Ce sont les romans du grand écrivain qui vient de mourir, George Eliot, et de préférence même, je crois pouvoir le dire, à ceux de Dickens ou de Thackeray, qu’il faudrait prendre. Alors on verrait clairement ce qu’il y a de différence entre nos réalistes français, qui copient de parti pris et comme seul digne d’être copié, ce qui est rare, curieux, singulier à noter, et les réalistes anglais, qui ne s’attachent qu’à ce qu’ils voient à travers l’émotion de leurs souvenirs intimes ; voilà pour la forme ; ce qu’il y a de différence entre l’intérêt superficiel que les romanciers français prennent à leurs personnages, et la communauté de vie morale que les romanciers anglais entretiennent avec les leurs ; voilà pour le fond. « Il n’y a pas de nouveauté qui puisse valoir cette douce monotonie où chaque chose est connue et aimée parce qu’on la connaît », dit quelque part l’auteur du Moulin sur la Floss, et l’auteur d’Adam Bede : « Oui ! Dieu merci, l’amour humain est comme les puissantes rivières qui fécondent la terre ; il n’attend pas que la beauté vienne à lui, mais il s’élance et la porte avec lui. » Tout le réalisme anglais, tout le naturalisme hollandais peut-être, est comme enfermé dans la circonvolution de de ces deux formules. Mais convenez qu’il n’y a rien de moins familier à nos romanciers français que l’un ou l’autre de ces deux axiomes : Ces différences tiennent à plusieurs causes, très complexes, que ce n’est pas ici le temps de débrouiller, mais dont voici, sauf erreur, l’une des principales, et qui peut en même temps être comptée parmi les traits caractéristiques du roman anglais ; ce sont des romans psychologiques.

On n’entend pas toujours très bien le sens exact de ce mot. Aussi dit-on volontiers que les romans anglais manquent d’action. C’est parce que nos romans français, en général, commencent au point précis où finissent les romans anglais. Même quand ce sont des romans dignes d’être appelés psychologiques, et non pas des poèmes en prose, ou des plaidoyers, ou des romans d’aventures, — on peut observer, en effet, que nos romanciers prennent ordinairement des caractères tout formés, qu’ils jettent dans le train de la vie du monde, et dont ils étudient les modifications successives au contact des événements et des hommes. En Angleterre, ce qu’il semble que l’on étudie beaucoup plus volontiers, c’est comment les caractères se forment, et par quelle suite insensible de transitions l’enfant devient un homme et la jeune fille une femme. C’est peut-être pourquoi les enfants et les jeunes filles jouent un rôle si considérable dans un si grand nombre de romans anglais. — Faites au surplus, comme toujours, la part des exceptions : il ne s’agit que d’indiquer une direction générale.

Prenez maintenant Nancy, qui n’est pourtant pas, il s’en faut de beaucoup, le meilleur entre les cinq ou six romans de miss Rhoda Broughton. Rien de plus simple, ou même de plus banal, que le sujet. Il peut tenir en quatre mots : une toute jeune fille épouse un homme de vingt-cinq ou trente ans plus âgé qu’elle : c’est tout. Que croyez-vous qu’un romancier français tirât de la donnée, réduite à ces seuls termes ? ou, car je poserai peut-être mieux la question d’une autre manière, de quel point pensez-vous qu’il partît ? Selon toute vraisemblance, et presque toujours, car la situation n’est pas neuve, du moment précis où, toute illusion étant détruite, l’un ou l’autre des deux époux n’aperçoit plus d’une union disproportionnée que les inconvénients et les charges. Là-dessus, relisez Indiana. Mais l’auteur anglais, au rebours. C’est d’avant le mariage qu’elle part. Et comme après tout elle ne saurait s’empêcher d’être de son pays, c’est-à-dire de tourner, un peu plus, un peu moins, son récit aux choses de la morale, elle dessine et présente ses caractères par les côtés qu’il faut pour que rien ne s’oppose irrémédiablement au bonheur de cette jeune femme et de ce vieux mari.

Le mariage a lieu : Nancy Grey devient lady Tempest ; un nom bien mal choisi, pour le dire en passant, et qui jure étrangement avec le caractère vrai de la personne. Cependant il n’est guère naturel que cette enfant s’éprenne vivement de ce vieillard. Tout le roman est donc consacré, sans qu’il s’y mêle que fort peu de drame, à l’étude subtile du curieux travail d’une âme honnête sur soi-même pour accorder son bonheur avec son devoir, et quand ce point d’équilibre psychologique est une fois atteint, le roman est terminé.

La conclusion, c’est qu’il se pourrait bien qu’en dépit de tant de chefs-d’œuvre du roman français, le théâtre fût pourtant chez nous, depuis Corneille, au moins, l’art national par excellence. En Angleterre, et depuis Robinson Crusoé, depuis Paméla surtout, c’est le roman. Il n’y a d’action pour nous que si nous voyons, même dans le roman, poindre et grandir le drame. Mais le drame intérieur cependant ? la lutte de soi-même contre soi-même ? ce combat qu’if faut soutenir pour devenir, enfin le maître de ses désirs ? pourquoi ne l’appellerions-nous pas drame, aussi bien, et pourquoi ne serait-ce pas action ? C’est ce drame intérieur que les romanciers anglais excellent à représenter, inhabiles au contraire, maladroits presque tous, et je dirai même radicalement impuissants à construire, à ménager, à dénouer le drame extérieur. Voyez plutôt le décousu de tels romans de Thackeray, qui seraient autrement du premier ordre, de l’Histoire de Pendennis ou de la Foire aux vanités ; ou voyez encore par quels incidents de mélodrame vulgaire Dickens a gâté quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, la Petite Dorrit, par exemple, ou Dombey et Fils, pour ne citer que ceux qui me reviennent en mémoire.

L’originalité des romans ou, pour mieux dire, de quelques-uns des romans de miss Rhoda Broughton, c’est qu’ils contiennent ce drame, et, par conséquent, provoquent un peu de cet intérêt de curiosité qui nous a tout l’air d’être ce que le lecteur français exigerait d’abord du romancier.

A ce point de vue, tels romans de miss Rhoda Broughton, Adieu les Amoureux ! par exemple, ou encore Fraîche comme une rose, (que pour notre part nous préférons peut-être à tous les autres), malgré quelques longueurs, semblent écrits pour le public français. Ce ne sont plus de ces récits où l’on voyait défiler toutes les classes de la société tour à tour, et qui promenaient le lecteur de l’hôpital et de la prison pour dettes aux salons de la banque et de l’aristocratie, trop heureux quand on ne lui faisait pas faire à la suite de la famille Pendennis ou de la tribu des Dorrit un voyage de plusieurs chapitres sur le continent. Mais, au contraire, par le petit nombre des personnages en jeu, par la concentration de l’intérêt, par le sacrifice du détail à quelques scènes capitales, par la rapidité de l’action enfin, et par l’unité de la composition, ce sont des romans comme on les aime en France, moins réels, mais non pas moins vrais peut-être ; d’une observation moins particulière et moins britannique, pour ainsi dire, mais non pas pour cela moins juste ; moins curieux sans doute aux yeux de la critique, parce qu’ils sont moins originaux, mais plus intéressants pour le grand public des lecteurs, parce qu’ils sont plus courts, et surtout plus émouvants.

Joanna, nous l’avons dit, est plus anglais. On regrettera vivement que la dernière partie n’y réponde pas aux deux premières. La peinture de la Villa Portland, des dames Moberley, de cet intérieur de province où le sort ennemi jette la pauvre Joanna…, miss Rhoda Rroughton n’a pas tracé de plus joli tableau, dont les tons soient plus justes, et l’effet plus heureux. Mais elle m’a gâté son héroïne en la transformant je ne sais en quel « ange gardien » de l’homme qu’elle aime, qu’un obstacle insurmontable l’a empêchée d’épouser, qui s’est marié depuis, et qu’elle continue trop naïvement de vouloir guider vers « la splendeur éclatante. » Au moins si Anthony Wolferstan, — c’est le nom du bien-aimé, — n’était pas colonel des grenadiers de la garde ! Il n’y a pas d’ailleurs de défaut plus ordinaire aux romans de femme, et c’est même un signe auquel ils se reconnaissent. Les débuts presque toujours en sont singulièrement heureux, de vraies trouvailles bien souvent, une manière hardie, large, et neuve de poser le sujet, puis tout à coup vous perdez terre, l’imagination reprend ses droits, et les figures, comme on dit, tournent au type. C’est fini. Nous voilà lancés dans les espaces, dans le bleu sombre comme dans Joanna, dans le noir, comme dans Adieu les amoureux ! quelquefois aussi, mais plus rarement, dans le rose. Charmant défaut, dans la conversation, — mais particulièrement désagréable et grave, dans le roman. On dit alors, depuis Horace, que les caractères ne se tiennent pas, — non servantur ad imum, — vieille remarque, vieille citation, vieille vérité.

Je ne répondrais pas qu’il ne fut assez facile, trop facile de signaler le même défaut dans Adieu les amoureux ! à savoir : la même soudaine déviation dans le développement des caractères. Mais, après tout, puisqu’il échappe à la lecture et qu’on ne l’aperçoit qu’à la réflexion, passons outre, et disons que le roman est des plus courts, des plus vifs, des plus serrés que nous connaissions parmi les romans anglais.

Une jeune fille, miss Lénore Herrick, orpheline dès l’enfance, impérieuse, fantasque, audacieuse, s’éprend, non pas d’un jeune homme, les jeunes hommes sont d’ordinaire mal partagés, mal traités, assez insignifiants, quand ils ne sont pas ridicules, de pauvres sires, dans les romans de miss Rhoda Broughton, mais d’un homme dont le caractère, façonné par une expérience déjà longue, est aussi volontaire, dominateur, et absolu que le sien. Elle l’amène pourtant, de coquetteries en coquetteries, et malgré qu’il en ait, à l’amour. De la rencontre, ou plutôt du choc de ces deux caractères, l’un et l’autre, dominés par une passion profonde, mais incapables également de se plier aux exigences l’un de l’autre, jaillissent naturellement des défiances, des soupçons, des colères, des outrages. Vous diriez de ces deux amoureux qu’ils se haïssent encore plus qu’ils ne s’aiment, qu’ils éprouvent plus d’humiliation d’aimer que de plaisir d’être aimés, et que leur orgueil à tous deux résiste contre cette fatale abdication de la personne et cette dépossession du moi, par où cependant il faut bien que tout amour humain se termine.

On retrouve des traits de cette curieuse manière d’aimer dans Joanna, mais surtout dans le Roman de Gilliane. C’est aussi bien comme une marque où l’on reconnaît les romans de miss Rhoda Broughton. A la vérité, c’est devenu dans le Roman de Gilliane, et même un peu déjà dans Joanna, ce qu’on appelle procédé, mais à l’origine, et dans Adieu les amoureux ! c’était trouvaille, et c’était invention.

J’achève en quatre lignes une sèche analyse du roman, car je ne voudrais détourner personne du plaisir de le lire. Les coquetteries de Lénore irritent son fiancé jusqu’à l’offense. Ils rompent et se séparent pour ne plus, se rencontrer qu’une fois, par hasard, au cours d’un voyage en Suisse, et se dire l’éternel adieu, Lénore avant de mourir et l’amant avant de devenir l’heureux époux d’une petite cousine, moins séduisante, mais moins coquette et plus soumise, probablement, que sa fiancée d’autrefois. La morale, je pense, est assez claire ; un prédicateur ne la déduirait pas mieux : jeunes filles, ne soyez point trop coquettes, et vous souvenez que la parfaite épouse anglaise doit obéir à son mari !

S’il ne s’agit, quand on ouvre un roman pour le lire, que de perdre une heure ou deux assez agréablement, il est bien possible que l’on voie dans Adieu les amoureux ! le meilleur des romans qu’ait donnés jusqu’ici miss Rhoda Broughton. Mais si c’est l’auteur à qui l’on s’intéresse, et de qui l’on cherche à voir les qualités sous leur jour le plus favorable, il faut passer par-dessus le titre, un peu prétentieux, et lire : Fraîche comme une rose.

L’histoire est aussi d’une jeune fille et d’un mariage manqué, je veux dire qui manque deux fois, mais qui finit par se conclure. J’aime mieux ce dénouement. Se marier, c’est moins poétique, moins romanesque, moins romantique assurément que de mourir phtisique dans « la haute et froide vallée de l’Engadine », mais là où l’observation ne fait que courir à fleur de peau, là où l’on glisse, comme dans les romans de miss Rhoda Broughton, sans jamais appuyer bien profondément, là enfin où l’on conte une histoire plutôt que l’on ne construit une œuvre, je n’aime pas qu’au moment où je commençais de prendre un vif intérêt à leur sort, on vienne ainsi méchamment me tuer mes personnages. J’ai donc été très aisé de voir Esther Craven épouser Saint-John Gerard.

Elle est d’ailleurs très finement contée cette histoire, et délicatement esquissé, ce caractère de jeune fille. Coquette elle aussi, comme Lénore Herrick, mais coquette naïve, et presque sans le savoir, non plus par besoin de dominer, mais au contraire par besoin d’être aimée, de se sentir entourée d’affections attentives, d’une protection toujours présente et d’un amour toujours vigilant. Orpheline, vivant avec son frère dans une modeste ferme du pays de Galles, Esther Craven est adorée de Robert Brandon, qu’elle n’aime pas, mais à qui cependant elle s’engage, parce qu’il l’aime, parce qu’il est bon, parce qu’il est importun surtout, le pauvre et honnête Bob, et quoi qu’il ait des « souliers bien mal faits. » Un jour, d’anciens amis de son père, qui par hasard se sont souvenus d’elle, invitent la jeune fille à venir passer quelque temps auprès d’eux à la campagne. Sir Thomas et lady Gerard ont une pupille, miss Constance Blessington, et un fils, qu’on appelle Saint-John, Saint-John ! un bien joli nom ! ne peut s’empêcher de soupirer Esther, un nom bien plus joli que Bob ! Et la voilà toute prête à se faire aimer de Saint-John, d’autant plus que, dans ce vieux château, sir Thomas est toujours en colère, lady Gerard toujours somnolente, miss Blessington imperturbablement correcte et glaciale. Elle réussit. Son malheur veut seulement qu’en s’engageant à Saint-John, elle n’ait oublié que de parler de Bob, et le jour où Saint-John, averti par la très froide, mais très jalouse miss Blessington, l’interroge à ce sujet, il s’ensuit une rupture et le naufrage des espérances d’Esther.

Ce qui est original ici, c’est le détail, que malheureusement nous sommes obligés de supprimer, c’est surtout la prise douloureuse que ces aventures quotidiennes, banales, vulgaires exercent pourtant sur l’imagination du lecteur. Cela tient à ce que l’auteur, non sans art, a placé toutes ses héroïnes dans cet âge intermédiaire, encore si voisin de l’enfance, ou la jeunesse reçoit la première et dure leçon de l’expérience et de là vie réelle.

Toutes ou presque toutes, Esther Crayon ou Lénore Herrick, le coup qui les frappe les étonne, pour ainsi dire, plus encore qu’il ne les blesse. Elles ont peine à croire que le malheur ne soit pas un rêve. Et leur consternation est celle d’un enfant qui, pour la première fois mis en présence de la mort, comprend qu’il n’y a rien d’éternel, et qu’il vient de disparaître quelqu’un du cercle de ses habitudes et de ses affections. Quoi donc ! elles sont capables de se faire elles-mêmes du mal ! On n’aura donc plus pour leurs fautes l’inépuisable indulgence qu’elles avaient jusqu’ici rencontré partout autour d’elles ! On les jugera donc désormais sur leurs actes et non plus sur leurs intentions ! C’est ainsi qu’il se mêle à la douleur d’Esther Craven je ne sais quel sentiment de surprise en même temps que d’effroi de l’avenir ; et ce sont toutes ces nuances de la douleur, habilement assorties ensemble, qui donnent au caractère son originalité pathétique.

C’est au lendemain même de la rupture qu’une dépêche rappelle brusquement Esther auprès de son frère, qui se meurt. Elle part, mais divers incidents la retardent, et tout est fini quand elle arrive. Obligée de recevoir l’hospitalité chez la mère de Bob, dont l’intérieur méthodiste est agréablement peint, quoique un peu en caricature, elle cherche un moyen de gagner sa vie et devient dame de compagnie chez une lady Blessington, la tante précisément de la rivale qu’elle a connue chez les Gérard. Il paraît que Saint-John maintenant doit épouser miss Blessington. Il se montre cependant, et l’ancien amour aussitôt renaît entre Esther et lui. Vainement essaient-ils d’y résister, et même se séparent-ils une seconde fois ; une grave maladie d’Esther précipite le dénouement. Saint-John revient pour la troisième fois, et c’est miss Blessington, comme jadis Robert Brandon, que l’on sacrifie à l’éternel égoïsme de l’amour.

Le Roman de Gilliane est bien inférieur à ceux dont nous venons de parler. Il nous fournit toutefois l’occasion d’achever de caractériser routeur en disant deux mots du genre auquel elle s’est visiblement consacrée. Ce que miss Rhoda Broughton semble étudier presque uniquement, en effet, dans ses romans, et ce que l’on pourrait appeler soft domaine psychologique réservé, c’est la coquetterie. Toutes ces jeunes filles sont coquettes, mais chacune d’elles à sa façon. Esther Craven, c’est la coquetterie qui s’ignore ; Lénore Herrick, c’est la coquetterie qui provoque les hommages pour le plaisir, d’user de son pouvoir ; Joanna, c’est la coquetterie qui veut gouverner vers le bien et diriger vers l’idéal l’homme de son choix ; Gilliane, enfin, dans ce dernier roman, c’est la coquetterie la plus naturelle et la plus permise, celle qui veut triompher des préventions, et complaire aux yeux d’un juge défiant.

On a fait cette remarque, plus d’une fois, que les romanciers anglais ne ressemblaient pas mal à des mineurs toujours à la recherche de quelque filon productif. « Ils n’obéissent pas à une vocation, ils sont en quête d’une manière et d’un succès26. » Et quand ils ont trouvé cette manière, ils s’y tiennent, car, puisqu’il ne s’agit que de réussir, de quoi se soucieraient-ils encore quand ils ont une fois réussi ? L’auteur d’Adieu les amoureux et de Fraîche comme une rose moralise agréablement sur les dangers d’être coquette. Notez d’ailleurs qu’il y a manière et manière. Le mot, quelquefois, sert assez improprement à désigner ce que l’on appellerait mieux l’originalité, la personnalité d’un grand artiste, et cette part de soi-même qu’il ne peut s’empêcher de mettre dans ses œuvres. Il sert plus souvent, et plus justement, à désigner un ensemble de procédés raisonnés, acquis et voulus, que l’on applique sans beaucoup de travail et comme mécaniquement à la reproduction non pas tout à fait des mêmes sujets, mais, pour parler le langage qui convient ici, à la fabrication de produits similaires. Je crains que ce ne soit un peu le cas de miss Rhoda Broughton.

Ajoutons quelques mots. On aura sans doute remarqué combien étroite à la base, et combien fragile est l’intrigue de tous ces romans. Ils sont construits sur une pointe d’aiguille. Je ne veux pas précisément dire par là qu’ils soient vides d’événements, mais bien que le choix, l’enchaînement, le rapport de ces événements est singulièrement arbitraire. Presque dans tous ces romans, il suffirait d’un geste, il suffirait d’un mot, pour que l’intrigue s’achevât et que l’aventure fut dénouée. Pourquoi personne ne prononce-t-il ce mot, ou ne fait-il ce geste ? On ne saurait vraiment le dire, si ce n’est parce qu’il faut que le roman, bon gré, mal gré, s’étende au-delà des modestes proportions d’une nouvelle et remplisse, de quelque façon que ce soit, un nombre de pages déterminé.

Voici, par exemple, Esther Craven ; elle aime Saint-John, elle en est aimée ; vingt fois l’occasion s’est offerte, et toute naturelle, de rompre avec Robert Brandon et de dégager la promesse qu’elle lui a faite, — promesse vague, arrachée plutôt à son impatience qu’à sa compassion même, et nullement à son amour ; — pourquoi ne l’a-t-elle pas saisie ? Je serais embarrassé de le dire, et miss

Rhoda Broughton aussi. Voici Joanna, dont le mariage ne manque avec sir Anthony Wolferstan que parce qu’elle apprend un jour, tout à fait inopinément, qu’il y a je ne sais quelle tache sur le nom de son père, une tache dont elle se reprocherait de déshonorer l’écusson des Wolferstan ? Il faut donc qu’elle ait attendu jusqu’à dix-huit ou vingt ans pour savoir ce qu’était son père, et cela, demeurant sous le toit de sa propre tante, la meilleure, mais la plus indiscrète et la plus bavarde des femmes, et c’est de la mère de Wolferstan elle-même qu’elle apprendra cette nouvelle, et Wolferstan elle-même l’apprendra pour la première fois. Tout cela est trop artificiel, trop léger de construction, ce sont là de ces incidents que l’on combine à volonté, mais qui ne sont ni la fidèle représentation de la vie dans sa réalité, ni la déduction logique des caractères eux-mêmes, tels qu’ils nous sont donnés et que nous les avons admis.   

Aussi n’est-il pas étonnant qu’il y ait bien des longueurs dans les romans de miss Rhoda Broughton. Et j’appelle ici longueurs, — car il n’est presque pas un mot de la langue littéraire qu’il ne faille aujourd’hui définir avant de l’employer, les descriptions, peintures, épisodes enfin de toute sorte qui ne servent à rien, absolument à rien, qu’à grossir un volume, et vraiment décourager l’attention du lecteur. J’ai cité la description de l’intérieur des Moberley dans Joanna, de l’intérieur encore des

Brandon dans Fraîche comme une rose. Elles sont bien faites, amusantes, et vraisemblablement fidèles, comme ces portraits dont nous n’hésitons pas à garantir la ressemblance, quoique nous n’en ayons pourtant jamais rencontré l’original. Mais elles sont parfaitement inutiles, puisqu’elles ne nous font avancer d’un pas ni dans la connaissance du caractère intime des personnages, ni dans la connaissance même d’un milieu dont on ne leur fait pas subir l’influence.

Je pourrais multiplier les exemples : il suffira d’un seul. Esther Craven, cherchant une place de dame de compagnie, fait insérer une annonce dans un journal, et voilà miss Rhoda Broughton qui part de sa meilleure plume : « Et maintenant, cet avertissement parcourt en long ou en large le monde civilisé, pénètre dans les cafés, dans les hôtels, dans les maisons particulières, confondu avec ces paragraphes nombreux comme les sables de la mer, qui… » Vous comprenez bien qu’il n’y a pas de raison pour que l’on s’arrête, une fois lancé dans cette voie. C’est un développement de collège, une matière à mettre en vers latins. Si quelqu’un dépose une dépêche au bureau du télégraphe, je puis partir du même style : « Et maintenant cette dépêche parcourt en long et en large… » ou si j’embarque mes personnages sur un paquebot : « Et maintenant, livré aux hasards de la mer… » Le procédé est renouvelé, de Dickens, il est vrai, mais, pour l’employer à propos, ce n’est pas trop d’être Dickens lui-même. Et quand ces sortes de descriptions n’importent pas au récit, pour avoir le droit de s’y aventurer, il faut, comme Dickens lui-même, avoir cette vision poétique et cet art d’animer l’insensible qui caractérisent en effet à un si haut degré l’auteur de Martin Chuzzlewitt et de David Copperfield.

Enfin, et quoique ce soit toujours une témérité grande que de vouloir juger de la manière d’écrire et du style d’un écrivain dont nous n’ayons pas parlé la langue dès l’enfance, puisque l’on dit que le style de miss Rhoda Brougthon n’a pas, en Angleterre, le suffrage des connaisseurs, je crois volontiers ce qu’on en dit. Et même à travers une traduction le lecteur s’apercevra, je n’en doute pas, à chaque page de Fraîche comme une rose et d’Adieu les Amoureux ! d’un singulier mélange de prétention et de vulgarité. Certes, j’y sais quelques pages charmantes, quelques descriptions d’une fraîcheur tout anglaise, quelques bouts de dialogue d’un accent vif, net et juste. Mais il est trop évident que miss Rhoda Broughton se travaille à dire de bons mots, et qu’elle n’y réussit pas toujours. Écrire que le « salon du matin, à Felton, est ainsi nommé, parce qu’on s’y tient le soir », cela passerait en France pour une plaisanterie de petit journal, et je ne pense pas que ce soit beaucoup meilleur, ni d’un goût beaucoup plus fin en Angleterre. Où bien encore, dire que « le train rapide qui emporte Esther vers une nouvelle existence est saupoudré comme certains gâteaux », j’ai peine à me figurer que ce soit en aucune langue une façon bien simple, ou bien piquante, de signifier qu’il neige.

Il me paraît, d’ailleurs, à ces signes, qu’on en est en Angleterre où nous en sommes nous-mêmes. Nous aussi, nous écrivons de ce style précieux et brutal, entortillant de périphrases les choses les plus simples, comme de mauvais imitateurs de Marivaux, et de ci, de là, laissant échapper quelque mot vulgaire, emprunté de l’argot de la rue ou de l’atelier… Mais le sujet est de ceux qui demanderaient un volume.

Contentons-nous donc de dire, qu’en dépit de toutes ces critiques, les romans de miss Rhoda Broughton sont certainement à lire. Adieu les amoureux ! et Fraîche comme une rose, sont des œuvres fort honorables. Irons-nous d’ailleurs jusqu’à soutenir, pour expliquer l’estime assez modérée qu’il semble que l’on en fasse en Angleterre, ce paradoxe, après tout fort soutenable, que les compatriotes d’un écrivain vivant n’en sont pas toujours les meilleurs juges, ni surtout les juges sans appel ? Il faudrait pour cela qu’indépendamment des qualités de forme qu’on leur dispute, ces romans eussent une profondeur d’originalité qu’ils n’ont véritablement pas. Ce sont d’agréables récits, et voilà tout. Il est d’ailleurs un moyen de concilier les éloges dont les romans de miss Broughton nous paraissent dignes et les critiques dont ils ont été l’objet en Angleterre : c’est de foire la part très large au bon goût, au tact et à l’habileté de sa traductrice. Et, de fait, rien ne sera plus juste.