(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre premier »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre premier »

Chapitre premier

Guerre contre l’antiquité classique et l’antiquité chrétienne. — § I. Les trois campagnes contre les anciens. — Desmarest de Saint-Sorlin. — § II. Charles Perrault. — § III. Lamotte-Houdart. — Le type du spécieux. — § IV. Rôle de Fontenelle dans la guerre contre les anciens. Le bon et le mauvais Fontenelle. — § V. Guerre contre l’antiquité chrétienne. — La Mothe-Le Vayer. — Pascal. — Huet. — Bayle. — § VI. Effets du mépris des deux antiquités sur la littérature du dix-huitième siècle.

S’il est vrai que la perfection de l’esprit français au dix-septième siècle ait consisté dans son intime union avec les deux antiquités païenne et chrétienne, le jour où cette union sera rompue, ce jour-là verra l’esprit français déchoir, et le temps sera passé des œuvres parfaites. Quoi ! déjà la décadence ? Ôtons le mot, si l’on veut. Mais sachons voir la chose. Il vaut mieux y croire pour en avoir peur, que la nier et en être envahi. Appelons d’un autre nom, le changement qui s’accomplit dans les lettres au dix-huitième siècle, soit ! pourvu que ce ne soit pas le nom de progrès, et que les gains ne nous ferment pas les yeux sur les pertes.

§ I. Les trois campagnes contre les anciens. — Desmarets de Saint-Sorlin.

La guerre aux deux antiquités commença dès le dernier tiers du dix-septième siècle. Plusieurs années avant Perrault, Homère avait été traité comme Aristote. Le scepticisme existait avant Bayle. Chose étrange, ou plutôt chose humaine, c’est dans le plus grand éclat de ces deux lumières, à la veille d’Athalie et du Discours sur l’histoire universelle, que se préparait contre les deux antiquités une double insurrection.

L’esprit de réhabilitation, qui est une des justices et peut-être une des faiblesses de ce temps-ci, a essayé de relever les adversaires d’Homère du ridicule qui s’attache à leurs noms. On a vu dans cette querelle la cause du progrès, respectable, dit-on, jusque dans les plus méchants écrivains. Je veux bien la reconnaître dans la révolte de la science renaissante s’attaquant, sous l’inspiration de Descartes, à l’autorité superstitieuse d’Aristote mal traduit et mal compris. Au moment où elle renversait l’idole, ses découvertes prouvaient au monde que l’idolâtrie de l’immobilité avait fait place au culte intelligent et fécond de l’observation et de l’analyse. Mais voir des champions du progrès dans les adversaires de l’antiquité classique, c’est de l’indulgence ingénieuse ; ce n’est pas la vérité.

Je voudrais le dire sans me jeter dans l’extrémité opposée, et sans affecter contre des hommes et des livres oubliés une sévérité qui ressemblerait à de la colère contre des morts.

Il y a eu contre l’antiquité classique trois campagnes où figurent, en tête des combattants, trois hommes qui sont bien loin d’être méprisables, les deux derniers surtout : Desmarets de Saint-Sorlin, Charles Perrault et Lamotte-Houdart.

Desmarets, un des familiers de Richelieu, négligé ou disgracié par Mazarin, employé par Colbert, membre de l’Académie française dès la fondation, s’était fait connaître d’abord par des comédies, des romans et des poèmes. Une conversion religieuse subite le jeta dans la controverse théologique. Dans l’un comme dans l’autre genre, le tour d’esprit du temps plutôt que le génie l’avait décidé. Il avait compris l’amour comme le comprenaient les précieuses, et la théologie telle que la figuraient les disputes. On l’avait vu tour à tour se mêler de poésie sans être poète, de religion sans être théologien, et prendre ces grandes choses tour à tour par le côté extérieur et de mode, tout pouvant être de mode en France, même la théologie.

En 1670, l’oubli vint, ou plutôt fondit tout à coup sur Desmarets. Le siècle avait autre chose à faire qu’à lire ses poésies et sa controverse. Tous les illustres amants de l’antiquité occupaient la scène. Molière avait fait applaudir le Tartufe, Racine Andromaque et Britannicus ; on savourait les premières fables de La Fontaine ; Boileau, déjà célèbre par ses Satires, lisait dans les cercles son Art poétique. Desmarets sentit le coup. Il éclata par un livre. « Sans considérer si je serai suivi et soutenu, dit-il, j’entreprends le combat contre les amants passionnés des Grecs et des Latins, qui voudraient nous faire quitter la plume en nous mettant, s’ils le pouvaient, dans le désespoir de les pouvoir jamais atteindre1. »

Ce cri de guerre était d’un homme accoutumé à emboucher la trompette épique. Son défi n’eut pas de réponse. Il se piqua au jeu, et l’année suivante il revint à la charge, assisté d’un champion déjà plus que blessé, son Clovis réimprimé. Un Discours au roi, en tête du poème, prenait Louis XIV à témoin « qu’il n’y avait pas de présomption à un chrétien de croire que, par une supériorité dont il rendait honneur à Dieu, il faisait de la poésie mieux conçue, mieux conduite et plus sensée que celle des païens. » Boileau ne crut pas offenser Dieu ni déplaire au roi en ne ratifiant pas la bonne opinion que Desmarets avait de ses vers. Des allusions fort peu voilées firent justice du Clovis ressuscité pour mourir encore, et des théories du Discours au roi. Desmarets en vint aux injures. Boileau eut le bon goût de se taire. Son adversaire avait quatre-vingts ans, et mourait deux ans après avoir lancé contre son jeune vainqueur le trait de Priam,

… Telum imbelle sine ictu.

Desmarets ne nous intéresse que comme un type. Il appartient à cette classe d’écrivains qui se servent de la plume de tout le monde pour ne dire que ce que tout le monde dit. Arrivé vieux à une époque où les nouveautés durables, l’invention, le grand style, allaient prévaloir, il ne put se mettre au pas des nouveau-venus, et il se fâcha. Toute la cause de sa guerre contre les anciens est sa vanité blessée. Clovis n’est pas lu ; voilà le vrai tort d’Homère.

Les critiques de Desmarets contre les anciens méritent un regard de l’histoire, à titre de préjugés littéraires propres à une époque, et de travers d’esprit intermittents. Ce qui manque aux anciens, selon Desmarets, notamment à Homère et à Virgile, c’est, faut-il l’écrire ? le jugement. Il est très vrai qu’ils n’ont pas jugé les choses et les hommes comme Desmarets. Ils n’avaient pas sous les yeux, pour peindre l’homme, l’idéal du Clovis, le guerrier sans faiblesse, toujours égal à lui-même, que son courage n’emporte ni ne trahit jamais, un héros dans la langue des romans, un parfait dans la langue de la théologie. Souffrir des imperfections dans un personnage épique, c’était manquer de jugement. C’est le défaut d’Homère imaginant un Achille qui s’emporte, et qui pour une captive enlevée refuse aux Grecs le secours de son bras. Virgile, à son tour, manque de jugement, quand il représente son Enée, à la vue de la tempête qui se déchaîne, frissonnant d’effroi :

Extemplo Æneæ solvuntur frigore membra.

Que Segrais connaissait bien mieux l’homme, et qu’il avait plus de souci de l’honneur d’Enée, lui qui « adoucissait cette grande peur », en traduisant ainsi le vers de Virgile :

Enée en fut surpris2 !

Ce n’est pas le seul bon office de ce genre que Segrais ait rendu au poète latin. Enée avoue, et devant qui ? devant Didon, qu’à la vue de Polyphème s’avançant dans la mer à la poursuite de son vaisseau, il a gagné le large au plus vite :

Nos procul inde fugam trepidi celerare…

Un héros d’épopée qui fuit, et qui en fait l’aveu, quelle honte ! s’est dit Segrais ; et couvrant cette

fois encore l’honneur d’Énée, il lui fait dire ces mots mieux séants :

Nous partons…

Tous les amis de Desmarets n’étaient pas de son avis sur les anciens. Huet, qui le qualifie d’esprit merveilleusement doué pour la poésie, et qui trouve dans ses poèmes « des pensées sublimes3 », — ce qui n’est pas d’un ennemi, ce semble, — déclare qu’il eût jugé autrement Homère et Virgile, « s’il se fût appliqué à acquérir une plus parfaite connaissance de l’antiquité et de lui-même. »

Ainsi le premier adversaire de l’antiquité classique est un homme d’esprit qui parle des anciens sans les connaître, et s’ignore lui-même ; un poète qui est à lui-même son propre idéal ; un chrétien, s’il le fut sincèrement, qui n’a ni l’humilité ni la charité. A juger de la cause par le défenseur, on peut s’assurer qu’elle n’est pas la bonne.

§ II. Charles Perrault.

Le second champion des modernes contre les anciens élève la querelle par les principes dont il s’autorise, par le choix des modernes qu’il oppose aux anciens, enfin par le mérite de ses écrits. C’est Charles Perrault. Un petit livre de bontés a rendu son nom populaire. Nous l’avons tous lu sur les genoux de nos mères. Il faut s’en souvenir en jugeant l’auteur.

Entouré de glorieux modernes, derrière lesquels il aurait pu faire aux anciens une guerre spécieuse, Desmarets se garde bien de les appeler à son aide, parce qu’il les sait prévenus en faveur d’Homère et de Virgile ; il trouve plus beau d’être seul contre tous. C’était dans les mœurs de ses héros.

Perrault rend la cause meilleure en adoptant la gloire de ces modernes, y compris Boileau, auquel il fait habilement une place parmi eux. Il la rend plus spécieuse en contestant la supériorité des anciens, non pas au nom de son goût particulier, mais par comparaison avec un idéal nouveau qu’il a soin de ne pas personnifier en lui.

Aussi, tandis que les provocations du vieux Desmarets obtiennent pour toute réponse quelques vers dédaigneux où Boileau tourne en ridicule ses poèmes et omet son nom, Perrault, soutenu de Fontenelle, a l’honneur d’avoir pour contradicteurs La Fontaine et Boileau.

Il n’est pas étonnant, selon lui, que les modernes soient les égaux des anciens : ils doivent les surpasser. Le monde ne va-t-il pas de la sorte, que les derniers venus profitent de tout ce qui a été découvert, pensé, imprimé avant eux ? On en sait plus sur les conditions du poème épique qu’au temps d’Homère. On doit donc faire mieux que l’Iliade et l’Odyssée. A ce compte, Chapelain, qui a beaucoup plus pensé qu’Homère aux conditions du poème épique, doit être supérieur à Homère. Il le surpasse en effet, selon Perrault. Il est vrai que ce n’est pas comme poète, mais seulement par la conduite et l’art. Le bel avantage si la Pucelle n’est pas lisible !

Une seule chose est sérieuse dans la polémique de Perrault, c’est ce travers d’esprit, propre à son temps, et qui, depuis le glorieux avènement des sciences dans les temps modernes, a pris les proportions d’un travers de l’esprit humain ; je veux parler de la prétention des savants à juger des choses littéraires par les principes qui régissent les sciences. Confondre l’art dans les lettres avec la méthode dans les sciences, attribuer à l’un et à l’autre la même vertu, c’est une illusion plus ancienne que Perrault et qui lui a survécu. Rien de plus différent pourtant que ces deux choses. Dans les sciences, la méthode est à l’origine toute l’invention et toute la science. En littérature, elle a suivi les créations ; les règles ne sont que les raisons du plaisir que nous prenons aux beautés des lettres. Appliquer la méthode scientifique, c’est-à-dire observer, analyser, classer, c’est faire trois opérations créatrices, c’est créer. Qui applique les règles littéraires n’a rien fait, si d’abord il n’a créé. Tel ouvrage où l’auteur y est resté fidèle, sans rien créer, n’a réussi qu’à montrer ce qu’il était incapable de faire.

Étendre de la science aux lettres le principe de la raison substituée à l’autorité est un effet du même travers. Dans la pensée de Descartes menant la raison en guerre contre l’autorité, il s’agit de l’autorité qui, par les lettres patentes de François Ier, condamnait Ramus pour crime de lèse-majesté contre Aristote ; qui, en 1624, bannissait de Paris, par arrêt du parlement, tous les professeurs convaincus d’irréligion aristotélique ; qui, jusqu’en 1671, menaçait de frapper de la même peine les gens suspects du même crime, et rendait nécessaire l’Arrêt burlesque de Boileau.

Dans les lettres, contre quelle autorité était-il besoin de défendre la raison ? Jamais roi ni parlement avaient-ils fait de l’admiration pour Homère une loi d’État ? Il est vrai que les poésies homériques étaient enseignées dans les écoles. Personne ne les y avait introduites, sinon cette douce autorité qu’exerçaient les arts de la Grèce vaincue sur Rome victorieuse :

Græcia capta ferum victorem cepit…

et que sentirent, quinze siècles plus tard, ces vieillards de la Renaissance, qui venaient s’asseoir sur les bancs des écoles pour y apprendre la langue de l’Iliade. Quelle apparence que la raison résiste à l’autorité d’Homère ? Cette autorité n’est que le libre assentiment de la raison. Tout ce qui plaît à notre imagination dans la sublimité des fables homériques, tout ce qui touche nos cœurs dans cette première et naïve expression des passions humaines, notre raison l’approuve, et elle y trouve sa part dans la leçon morale qui s’insinue sous le plaisir.

Il a fallu, pour en juger autrement, que Perrault et ses partisans prissent pour la raison le raisonnement. Nous connaissons de longue date cette raison-là. Au moyen âge, elle s’était si bien confondue avec le syllogisme, qu’elle mit à sa place et qu’elle adora son simulacre. Au dix-huitième siècle elle dira d’Athalie : « Qu’est-ce que cela prouve ? »

Quand on raisonne si légèrement sur l’art et la littérature, il n’est pas étonnant qu’on soit mauvais juge de l’antiquité classique. C’est le cas de Perrault. Pour lui, Platon est ennuyeux, même dans la version de Maucroix, où il l’a lu et qu’il vante. Les dialogues de Platon ne valent pas les Provinciales. Voilà qui paraît moins mal jugé ; mais, prenons-y garde, Perrault est janséniste : dans son jugement sur les Provinciales, s’il y a de l’admiration pour Pascal, il y a encore plus d’esprit de parti.

A ses yeux Démosthènes « a la taille trop droite » ; il faut l’avoir « gracieuse. » Il ne dit que « le nécessaire » ; c’est trop peu. Pourtant il y a du bon dans l’apostrophe aux guerriers morts à Marathon. A quoi doit-elle de plaire à Perrault ? « Au fond terne » sur lequel elle se détache.

Horace n’est que la moitié d’un poète satirique. Il faudrait le doubler de Juvénal. Il n’est pas besoin de lire Sophocle et Euripide dans le grec ; Garnier et Hardi en donnent une idée très satisfaisante. Le beau mérite qu’a eu Térence de faire parler ses personnages selon la nature ! La nature est tout au plus bonne dans les bois et dans la solitude. C’est en gens d’esprit qu’il fallait les faire parler. Ovide s’y entend bien mieux que Térence ; aussi est-il le poète favori de Perrault.

Rien n’est bon dans Homère, ni le plan, ni les mœurs, ni la diction. Les caractères ne valent même pas ceux de Térence ; ils ne parlent ni selon la nature, ni en gens d’esprit. Nestor intervenant entre Agamemnon et Achille, et leur disant qu’il a connu dans sa jeunesse des hommes plus forts qu’eux, est le plus malavisé des médiateurs. Pour Achille, n’est-ce pas un étrange héros d’épopée qu’un homme qui demande à la déesse sa mère de le venger de ses ennemis, et qui reste sous sa tente pendant qu’on se bat ?

Je ne m’étonne pas, d’ailleurs, que le caractère d’Achille ait été si mal critiqué dans un temps où il était si médiocrement admiré. Où Perrault ne voit qu’un brutal, Boileau n’admirait qu’un type de la colère. Il y a tout un Achille que Boileau ne semble pas avoir plus connu que Perrault ; il y a le fils qui donne au souvenir de son père des larmes plus précieuses que celles que Boileau aime à lui voir verser pour un affront ; il y a l’ami de Patrocle, plus fidèle à l’amitié qu’à la colère ; il y a un sage aimable qui apaise les disputes parmi les hommes et console les vaincus ; il y a un homme qui, dans la solitude de sa tente, a beaucoup pensé sur le bien et le mal, sur la vie, sur la destinée, sur lui-même, le premier type de cette mélancolie que l’âme d’Homère a connue avec tous les sentiments qui sont de l’homme. Une idée trop étroite de l’unité du caractère, dans les personnages épiques, semble avoir caché à Boileau et à Perrault le véritable Achille. Tous les deux ont l’esprit touché d’un idéal de héros qu’ils ont trouvé, Perrault dans les romans, Boileau dans les poétiques d’alors. Achille n’est qu’un homme.

Il n’y a pas d’apparence que, se trompant si fort sur les anciens, Perrault fut un bon juge des modernes. Il met au même rang les médiocres et les excellents, et il n’admire pas les excellents par les bonnes raisons. Bossuet est nommé, pour l’histoire, à côté de Cordemoy. Molière fait nombre dans une liste où figurent

Les galants Sarrazin et les tendres Voiture.

La Fontaine est à priser pour un certain sel qui n’est pas le sel attique, dit Perrault, et où il entre « une naïveté, une surprise et une plaisanterie d’un caractère tout particulier, qui charme, qui émeut, qui frappe tout d’une autre manière. » Etrange sel, en effet, que ce composé de naïveté qui charme, de surprise qui émeut, de plaisanterie qui frappe ! Perrault tient surtout à ce que la plaisanterie y domine. La Fontaine plaisante plus agréablement que les anciens. Voilà son lot. Qu’il a dû se trouver bien partagé !

Au fond Perrault n’est que Desmarets, avec plus d’esprit et soufflé par Fontenelle. C’est une copie du même type. Comme Desmarets, il est à la suite de toutes les modes. Dans sa jeunesse, on était affolé du burlesque et des Iris en l’air ; il travestit le sixième livre de Virgile, et il chante une Iris dont

La bouche et petite et vermeille
Est d’un rouge animé qui n’eut jamais d’égal.

Une autre mode du temps était de disputer entre beaux esprits sur des points de galanterie ou de morale. Il écrit un dialogue où il recherche : « Pourquoi l’amour est frère de l’amitié et quel est l’aîné des deux. »

Il est vrai que ce sont des ouvrages de jeunesse. Mais ni l’âge mûr de Perrault, ni sa vieillesse, ne s’en repentirent. Dans des mémoires écrits pour l’instruction de ses enfants, il leur recommande, au lieu de s’en confesser, son Virgile travesti ; il se loue du portrait d’iris, le meilleur morceau, dit-il, qu’il eût fait dans ce genre-là. Quant au dialogue sur l’amour et l’amitié, il rappelle avec complaisance que M. Fouquet en a fait encadrer le vélin d’or et de peinture. N’est-ce pas d’un homme qui a l’air de s’y mirer ?

Ainsi le second adversaire des anciens n’est, comme le premier, qu’un bel esprit qui les ignore et qui ne se connaît pas lui-même. Il avait d’ailleurs, lui aussi, son Clovis à défendre, et c’est sa tendresse inquiète pour un Saint Paulin qui construisait le vaste ouvrage de défense de ses Parallèles en quatre tomes. Mais plus de mesure dans l’attaque, l’art de s’y faire des auxiliaires, plus de vérités de détail parmi les mêmes erreurs, des idées justes sur les arts écrites dans une prose aisée, l’honneur d’avoir travaillé sous Colbert aux merveilles de Versailles, des contes où le précieux même n’est pas sans grâce, tout cela, sans rendre la cause meilleure, diminue le ridicule de l’avocat.

§ III. Lamotte-Houdart.

Le troisième champion des modernes, Lamotte, reprit la thèse de Perrault, et ce dut être un vif dépit pour Boileau de voir Perrault ressuscité ; et, pour comble, de ne pouvoir s’en fâcher. Lamotte y avait pourvu. Deux odes où il qualifiait Boileau d’Horace français et ses ouvrages d’écrits sublimes avaient rendu « le vieux lion plus traitable. » On ne se moque pas de qui vous marchande si peu les louanges. Vingt ans auparavant, Boileau n’eût pas voulu des louanges à cause des vers ; mais plus vieux et plus faible pour ses propres ouvrages, s’il n’approuva pas Lamotte, il le regarda faire. C’est ainsi que, sous ses yeux à demi fermés, Lamotte put impunément publier tout un recueil d’odes, des fables, et jusqu’à des églogues imitées des pastorales de Fontenelle, l’oracle et le conseil secret de Perrault.

Lamotte fit plus. Il fit agréer à Boileau des passages de sa traduction abrégée de l’Iliade. Le vieux poète, à l’en croire, y aurait été si bien pris qu’il lui serait échappé de dire, sous le charme, « qu’il aimerait mieux avoir écrit l’Homère français que d’être Homère lui-même. » Évidemment il n’y a ici de pris que Lamotte. En tout cas, à l’époque où il se paraît de ce témoignage, Boileau n’y pouvait plus contredire ; il était mort.

Avec le même art de conjurer de loin la critique, Lamotte s’était fait pardonner son projet barbare par celui de tous les grands écrivains du dix-septième siècle qui a été le plus touché du génie d’Homère, Fénelon. Les encouragements qu’il en tira sont moins suspects que ceux de Boileau, car ils sont écrits. Lamotte put montrer des lettres signées de Fénelon, où celui-ci louait son entreprise, accusait notre versification, blâmait les gens de goût qui se moquaient de Lamotte, et toutefois se taisait sur ses vers. C’était assez de scandale. Dans une telle impiété contre le génie même de la poésie, obtenir le silence de Boileau et la neutralité de Fénelon, il y avait là pour Lamotte une victoire.

Lamotte se l’était adjugée à l’avance, et dans quels vers !

Je vois au sein de la nature
L’idée invariable et sûre
De l’utile beau, du parfait.
Homère m’a laissé la muse,
Et si mon esprit ne m’abuse,
Je vais faire ce qu’il eût fait.

On a besoin de croire que les yeux de Boileau vieillissant ne furent pas attristés par cette méchante prose rimée.

Il ne restait plus à Homère que deux défenseurs, Dacier et sa femme. Ils semblaient comme préposés à la garde du temple que Lamotte avait violé deux fois, la première fois par sa traduction abrégée, la seconde par son Discours sur Homère. Quelle fortune, s’il réussissait à endormir leur vigilance ! Il s’y était pris avec eux comme avec Boileau et Fénelon. Au mari, il avait dit dans une ode :

Si j’exécute ce que j’ose,
Et que mon vol hardi puisse plaire à tes jeux,
Ton suffrage pour moi vaut une apothéose ;
J’ai déjà le front dans les cieux.

Mme Dacier avait traduit Anacréon. Cette traduction, lui disait galamment Lamotte, c’était la rançon dont l’Amour, tombé captif entre les mains de la dame, avait racheté sa liberté ;

Il voue donna pour sa rançon
Ce qu’il estimait davantage,
Et ce fut votre Anacréon.

Ainsi, longtemps à l’avance il s’était mis à l’abri de la foudre sous le laurier dont il couronnait Mme Dacier. Les deux époux n’avaient pas été insensibles aux odes de Lamotte, il pouvait produire des preuves écrites de leur reconnaissance. Le chef-d’œuvre de sa politique, ce fut de déclarer, avant d’attaquer Homère, qu’à Mme Dacier seule il avait l’obligation de le connaître. Peu s’en fallut qu’on ne crût les Dacier complices de la profanation qui allait se consommer.

Ainsi assuré contre toutes les censures, l’ouvrage parut. Une estampe y représentait Homère conduit par Mercure, et mettant sa lyre aux mains de Lamotte. C’est à l’honneur de Mme Dacier de n’avoir pu souffrir cette indignité. Où Boileau s’était tu, où Fénelon était resté neutre, une femme éclata. A l’âge de soixante-trois ans, elle entra vaillamment en lice contre un adversaire qui avait pour lui la jeunesse et la mode. Il est vrai qu’on ne lit guère plus le vainqueur que le vaincu, et on a raison ; la défense, sauf dans quelques pages, n’est guère moins au-dessous du sujet que l’attaque. Mais s’il y a eu quelque gloire dans cette querelle, c’est pour la femme illustre qui est restée, contre le préjugé d’une époque puissante et brillante, de l’avis de l’esprit humain.

Le Discours de Lamotte sur Homère n’est que l’apologie de sa traduction. Il y fait moins la critique de l’Iliade grecque que les honneurs des timidités savantes et des hardiesses calculées de l’Iliade française. Il partage honnêtement les louanges entre Homère et lui, et, quoiqu’il se donne la plus grosse part, il fait celle d’Homère d’assez bonne grâce.

Aussi, bon nombre de gens s’y laissèrent-ils prendre. Au lieu des bravades de Desmarets et des légèretés de Perrault, on croyait avoir de la vraie critique. Lamotte, d’ailleurs, se louait en homme qui s’excuse ; il ôtait aux gens l’envie de lui refuser ce qu’il se mesurait d’une main si discrète, outre l’art très estimable et où il y a de l’honnête homme, de paraître douter de ce qu’il affirmait, de contredire sans injurier, et de se croire vainqueur sans chanter victoire.

Tant d’habileté et de bonne conduite mit tout le monde de son parti. La violence de Mme Dacier4 répondant au Discours sur Homère fit valoir cette modération. Elle attaquait tout le monde, et si elle ne s’emportait pas jusqu’à l’injure, elle sortait par moments de la civilité. Pour nous, qui jugeons la querelle après un siècle et demi, Mme Dacier a un tort bien autrement grave : c’est que ses raisons ne valent pas son admiration, ni le plaidoyer la cause. Elle aussi trouve à reprendre dans Homère ce que Perrault et Desmarets appelaient des mots bas. Elle aussi a honte, pour son idéal, de la familiarité et, comme on disait alors, de la grossièreté de certains détails. Sa traduction, moins respectueuse et moins intelligente que son admiration, a des timidités du même genre que celle de Lamotte. A la peinture poignante que fait Homère de l’orphelin « marchant la tête toujours baissée », elle ajoute : « avec mille sujets de mortification. » Elle le trouve plus noble « mendiant de parte en porte », que « tirant par leur tunique ou par leur manteau les amis de son père. » Elle aime mieux Astyanax « nourri sur les genoux de son père avec tant de soin », que « mangeant la moelle et la meilleure graisse des brebis. » Lamotte mutilait la statue, Mme Dacier la badigeonnait.

Ce fut de la part de Lamotte une dernière adresse de ne pas profiter de tous les avantages que lui donnaient sur Mme Dacier la rudesse de sa polémique, la lourdeur de son style et la grosseur de son volume. Il ne s’adjugea pas le triomphe, il se le laissa décerner. Il se souvint de son ode à celle qui avait traduit Anacréon, et il ne voulut pas la démentir, par respect pour Mme Dacier et par amour pour son ode. Un ami commun réconcilia les deux adversaires. On fit la paix à table. La spirituelle Mme de Staal était des convives. « J’y représentais la neutralité, dit-elle ; on but à la santé d’Homère, et tout se passa bien. »

Après la mort de Mme Dacier, Lamotte la chanta dans une nouvelle ode où les bons sentiments tiennent lieu des bons vers. Il la représente, dans les Champs Élysées, marchant à la rencontre de la grande ombre d’Homère et s’agenouillant devant elle ; et il l’en blâme galamment.

Boileau n’avait pas mis la même grâce dans sa réconciliation avec Perrault. L’admirable lettre où il fait la paix maintient tous ses principes, parce que ce ne sont pas des vues particulières, et que la cause n’est pas la sienne. Il honore Perrault, il le loue même, mais d’une plume avare, et non sans jeter sur lui un dernier regard de travers ; et quand on lui annonce sa mort, « il n’y prend, dit-il, d’autre intérêt que celui qu’on prend à la mort de tous les honnêtes gens5. » La différence entre cette réconciliation un peu maussade et le traité de paix accepté par Lamotte ne s’explique pas seulement par l’humeur des deux hommes. Boileau, en mettant bas les armes, craignait d’avoir sacrifié à la civilité quelque chose de plus que son amour-propre ; Lamotte, par l’air galant dont il désarmait devant une femme, faisait encore les affaires de sa vanité.

Si Lamotte n’entend rien à Homère, l’ignorance de la langue n’en est pas la seule cause. L’Iliade et l’Odyssée ont eu plus d’un admirateur qui ne savait pas le grec. Des enfants, des artistes presque sans lettres, se sont passionnés pour ce qui perce des beautés homériques à travers les traductions les plus infidèles. « Il y a quelques jours, disait le sculpteur Bouchardon, qu’il m’est tombé entre les mains un vieux livre français que je ne connaissais point : cela s’appelle l’Iliade d’Homère. Depuis que j’ai lu ce livre-là, les hommes ont quinze pieds pour moi, et je n’en dors plus6. » Où l’artiste voyait des géants, l’homme de lettres regrettait de ne pas trouver des héros de roman, les mœurs de la fin du dix-septième siècle, la raison de Fontenelle et l’esprit de la cour de Sceaux.

Il faut, pour bien juger Homère, le grand goût des hommes de génie, ou la naïveté de l’artiste, ou cette raison dont la connaissance de nous-mêmes est à la fois le fond et la première marque. Au temps où Boileau y conviait tous les poètes, comme à la source de toute création durable, l’esprit chrétien avait fait, de cette connaissance, la plus obéie des règles et la plus sûre des sciences. En accoutumant l’homme à regarder par-delà ses pensées le fonds où elles se forment, elle apprenait aux juges des choses de l’esprit à reconnaître, sous les traits changeants d’une époque, les traits inaltérables de la nature primitive, et l’homme qui demeure le même sous la mobilité des mœurs et des coutumes.

C’est pour cela que les plus pénétrés de l’esprit chrétien, au dix-septième siècle, ont été les plus grands admirateurs d’Homère. Tout ce qui choquait la délicatesse de Lamotte, discours des personnages, éloges qu’ils font de leur race et d’eux-mêmes, défis qu’ils échangent avant le combat, insultes du vainqueur à l’ennemi mort, allocutions des guerriers à leurs chevaux, tous ces premiers mouvements des passions humaines, que la science de la vie civile nous apprend à comprimer et à cacher, tout cela charmait un Racine, un Bossuet, un Fénelon, un Rollin ; tout cela leur paraissait aussi conforme à la nature qu’à la raison.

Mais la raison qui rendait Lamotte si difficile pour Homère n’a de commun avec celle-là que le nom. Elle demande à toute chose ses preuves, et comme le sentiment n’en peut administrer aucune, elle le nie. Née d’une révolte des esprits contre l’autorité, elle se défie de l’admiration comme d’une servitude, de la tradition comme d’un préjugé, du passé comme d’un obstacle au présent. Le beau lui déplaît, comme une sorte de royauté devenue légitime par la longue obéissance des esprits. Elle prétend découvrir les lois de l’enthousiasme par les mêmes méthodes qui ont découvert les lois de la chaleur et de la lumière, et ce qu’elle analyse elle croit le créer. Lamotte fit de tout, odes, fables, épopées, comédies, tragédies ; et parce qu’il n’a mal raisonné d’aucun de ces genres, il crut avoir réussi dans tous.

L’esprit d’analyse appliqué aux lettres et aux arts produit, au lieu du vrai, quelque chose qui en usurpe pour un temps le crédit, je veux dire le spécieux. Le spécieux, c’est tout Lamotte. Il n’est pas le père du genre, mais le genre semble fait pour lui. Ses poésies, comme ses doctrines, ne sont que des apparences ; et son nom, entre ceux que le genre humain répète et ceux qu’il oublie, suspendu et comme réservé pour un jugement qui ne sera jamais rendu, son nom n’est ni glorieux ni inconnu : il est spécieux.

Ce qu’est le spécieux, Lamotte va nous l’apprendre. « Le vrai mérite, dit-il dans son Discours sur Homère, consiste à reconnaître les défauts partout où ils sont. Non, je n’en conviens pas. Ce n’est là qu’une sorte de mérite ; il en est un autre plus rare, qui consiste à admirer les beautés partout où elles sont. Pour qui n’a pas les deux, mieux vaut le second que le premier ; car l’admiration échauffe et féconde, et le cœur y a toujours sa part ; la critique dessèche : heureux si elle ne dégénère pas en une secrète envie contre ceux qu’elle juge ! « On ne doit aux morts, dit au même lieu Lamotte, que la vérité ; aux vivants, on doit des égards. » Encore une pensée spécieuse. A qui doit-on d’abord la vérité, sinon à qui peut en faire son profit ? Que gagne un mort à ce qu’on la lui dise, ou un vivant à ce qu’on la lui taise ? La vérité se doit à tous, mais aux vivants bien plus qu’aux morts, et aux morts dans l’intérêt seul des vivants. Quant « aux égards », il n’y faut manquer envers qui que ce soit.

Le spécieux, dans Lamotte, est le plus souvent intéressé. S’il tient à nous persuader que tout le mérite du critique est de voir les défauts partout où ils sont, c’est pour rehausser ce qu’il croit avoir eu de mérite à découvrit ceux d’Homère. Le conseil de garder la vérité pour les morts et les égards pour les vivants, sert à faire excuser les vérités qu’il croit dire à l’Iliade d’Homère, et à obtenir des égards pour la sienne.

Mais le spécieux qui domine dans Lamotte et qui paraît comme son naturel, ce sont ces pensées, équivoques secrètes, qui, vraies à la première vue, sont fausses dès qu’on y appuie, sans pourtant qu’on en sache mauvais gré à l’écrivain qui nous en donne le mirage passager. C’est un trait commun à toute une classe d’auteurs, et voilà pourquoi je le relève. Les hommes de génie vont naturellement au vrai ; les beaux esprits comme Lamotte vont naturellement au spécieux. Les premiers ne s’inquiètent pas si d’autres ont pensé ce qu’ils pensent à leur tour ; c’est assez qu’ils le pensent sincèrement ; ils sauront bien se l’approprier par l’expression. Les autres, Boileau les a notés :

Ils croiraient s’abaisser, dans leurs vers monstrueux.
S’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme eux.

C’est toucher du même coup le défaut et la vanité qui s’y intéresse. Vanité, désir de briller, sont des faiblesses inséparables du spécieux. Aussi, les écrivains qui le cultivent sont-ils d’assidus courtisans de la mode à qui le spécieux doit sa fortune passagère.

Cependant n’est pas spécieux qui veut, et nul n’a ce défaut sans en avoir la qualité. Se jouer entre le vrai et le faux n’est pas un bel emploi de l’esprit ; mais à côtoyer ainsi le vrai, on a la chance d’y toucher quelquefois. Là même où Lamotte n’est que spécieux, pour peu qu’il le soit sans intérêt, ses vues ingénieuses et engageantes provoquent la réflexion plutôt que la contradiction, et il sert le goût par les scrupules mêmes qu’il éveille. Du reste, il s’impose moins qu’il ne s’insinue. Le ton dont il affirme n’offense pas les contradicteurs ni ceux qui veulent rester dans le doute. La douceur de ses paradoxes fit leur succès ; aujourd’hui elle les recommande encore aux indulgents amis des choses de l’esprit. Il a une manière d’avoir tort qui le rend digne d’avoir raison. C’est ce qui est passé de son aimable caractère dans ses écrits.

Prosateur incertain et inégal, et, partout où il n’est que spécieux, semé d’impropriétés cachées, Lamotte est bon écrivain quand il est dans le vrai de la tradition ou dans la nouveauté de bon aloi. Presque plus heureux que les grands poètes du dix-septième siècle, à qui certains délicats ne permettent pas d’être de grands prosateurs, les vers de Lamotte n’ont pas nui à sa prose. On est si agréablement surpris, au sortir de cette poésie rocailleuse, de se trouver au milieu de pages d’une prose unie, aisée et brillante, qu’on fait au prosateur un surcroît de mérite de n’avoir plus affaire au poète. Qu’il y a loin pourtant de ses meilleures pages à la simplicité nerveuse des Réflexions sur Longin, et surtout à la lettre où Boileau raconte sa réconciliation avec Perrault ! Sans compter que le bon, dans Lamotte, ou procède de Boileau, ou n’est que l’application heureuse des principes littéraires du dix-septième siècle.

C’est par la partie de ses écrits où Lamotte se conforme à ces principes qu’il s’est racheté de celle où il les renie. Par là seulement il n’a pas péri tout entier sous le ridicule d’avoir traduit et abrégé en barbare l’Iliade d’Homère, traité de futilité la poésie tout en faisant des volumes de vers, mis en prose les vers de Mithridate, essayé de l’ode sans vers. Ce qu’il y a d’esprit véritable derrière son savoir-faire, et de l’honnête homme dans le papelard 7 l’a sauvé de l’oubli. Il a eu et mérité la fortune très rare, après avoir passé par la vogue, de trouver la justice. Faut-il aller plus loin, et le mettre, sur la foi de Voltaire, dans le Temple du goût ? Je le veux bien, pourvu que ce ne soit pas le temple où préside Homère. Mais y en a-t-il un autre ?

§ IV. Rôle de Fontenelle dans la guerre contre l’antiquité classique. — Le mauvais et le bon Fontenelle.

A côté de Perrault d’abord, puis de Lamotte, un homme qui se servait d’eux encore plus qu’il ne les servait, Fontenelle, faisait la guerre aux anciens, à sa manière, par des réflexions aiguisées et d’ingénieux paradoxes, plutôt que par des manifestes. Tandis que Perrault levait séditieusement l’étendard des modernes en pleine académie, et y fâchait jusqu’à La Fontaine ; que Lamotte, plus imprudent encore, s’attaquait doublement à Homère en le traduisant et en le jugeant, Fontenelle, à petit bruit, sans prendre à partie aucun des anciens ni aucun de leurs défenseurs, chicanant plutôt que disputant, se tenait à côté du champ clos pour ne pas attraper de coups, et hors de la querelle pour éviter la défaite. Il venait à son tour, et de son pas, non point combattre, mais glisser des observations, insinuer des doutes, qui, passant entre les personnes et les amours-propres, servaient la cause sans exposer l’avocat.

Il se garde bien de faire le procès à Homère. Là étaient le scandale et le péril. Avec moins d’éclat et moins de risque, il se contente de l’effleurer de quelques remarques épigrammatiques, et il le comprend dans un doute général jeté sur les écrivains illustres. Il éparpille ainsi l’attaque pour dérouter les défenseurs. Le beau de sa tactique, c’est de mettre les Latins au-dessus des Grecs à titre de modernes, afin d’encourager les modernes à se croire supérieurs, par le bénéfice des siècles, aux Latins et aux Grecs à la fois. Comment ne s’y seraient-ils pas prêtés de bonne grâce ? S’ils ne voulaient pas, par modestie, le devoir à leur mérite, quel scrupule avaient-ils à le devoir au temps ?

Quoique plus habile que ses complices, le nouvel adversaire des anciens est, au fond, poussé par les mêmes motifs. Comme eux, un peu moins qu’eux peut-être, il ignore ceux qu’il attaque. Mais il n’est pas si simple que de se vanter de son ignorance. Il laisse au candide Lamotte à confesser « qu’il ne fait point vanité d’ignorer le grec ; qu’il serait mieux qu’il le sût. » Fontenelle n’est pas si naïf ; il ne fait pas les honneurs de son ignorance. C’est la frivolité de ses critiques qui la trahira.

Un second motif d’hostilité contre les anciens lui est commun avec Desmarets, Perrault et Lamotte ; c’est l’ignorance de soi-même. Beaucoup d’esprit peut servir également à se connaître et à s’ignorer. Il suffit d’un peu de vanité pour faire d’un homme d’esprit un sot. Desmarets et Perrault fabriquant des épopées chrétiennes, Lamotte s’imaginant qu’il est un Pindare sage, ne se sont pas plus ignorés que Fontenelle maniant la houlette et se croyant par vocation le peintre des bergers. Il est vrai qu’il n’a pas en vue ceux de Théocrite, trop grossiers selon lui et sentant le fumier ; ses bergers sont habillés de neuf, et ont passé par les mains du costumier de l’Opéra.

Il y a encore du Desmarets, du Perrault et du Lamotte, dans le motif le plus prochain qui rangea Fontenelle sous leur drapeau. Lui aussi était poète, et un peu moins encore que les trois autres qui ne le sont guère. On le savait dans le camp des anciens, et on le disait. L’épigramme de Racine contre l’Aspar du sieur de Fontenelle est un sifflet qui retentit encore. Boileau avait poursuivi Perrault et Desmarets d’épigrammes dont Fontenelle était bien forcé de prendre sa part. Il se vengea sur les anciens des dédains de leurs admirateurs. Eschyle taxé de « folie », Euripide de « grossièreté », payent pour Racine et Boileau, sans compter ce que donnait de mauvaise humeur à Fontenelle, contre tout ce qu’aimait Racine, sa qualité de neveu de Corneille.

Un dernier motif, propre au seul Fontenelle, explique son peu de goût pour les anciens. Il n’a pas le sens de l’admiration. Admirer n’est pas éprouver une courte surprise après laquelle on refaire dans l’indifférence ; c’est s’être pris pour la beauté littéraire d’un amour qui ne doit pas finir. Fontenelle n’a pas connu cet amour. Pour lui les beautés des lettres ne sont que de froides notions. Une fois acquises et le plaisir de la surprise épuisé, elles ont le tort d’être du connu. Il faut passer outre et aller à l’inconnu. On dirait un homme pour qui le soleil ne serait qu’une notion de cosmographie, qu’on sait une fois pour toutes, et non le foyer d’où nous viennent incessamment la chaleur et la lumière. L’abbé Ledieu raconte que Bossuet était quelquefois réveillé la nuit en sursaut par des réminiscences d’Homère. Voilà l’admiration ; c’est une douce flamme qui, une fois allumée, ne doit plus s’éteindre. Et quel exemple, pour le dire en passant, que l’homme de génie qui en a tant inspiré pour lui-même, l’ait si vivement sentie pour les autres ! Elle veillait seule en lui, quand toutes les autres facultés de son âme sommeillaient, ou plutôt elle était son âme tout entière, réveillée par quelque apparition des beautés admirées toute sa vie et qu’il s’était comme incorporées.

Fontenelle montre beaucoup d’admiration pour le grand Corneille, son oncle ; je doute qu’il l’admire autant qu’il le dit. Si j’en juge par le ton de ses louanges, il connaît ce que vaut son oncle ; il ne le sent pas. Il a besoin, pour le mettre à son prix, de le comparer ; sa prétention vient alors en aide à son admiration languissante, et je le crois plus touché de ce qu’il ôte à Racine que de ce qu’il donne à Corneille.

Fontenelle a dû goûter surtout dans Corneille ce qu’on pourrait appeler les beautés douteuses de ce grand homme, l’esprit et les artifices, là où le génie a fait défaut au sujet ou le sujet au génie. Lui qui ne savait rien de mieux à dire d’une chose d’esprit, sinon que « Cela est vu », n’estimait dans les ouvrages que les vues. Il préférait aux vérités une fois acquises et, si l’on me passe le mot, emmagasinées, les doutes qui ont le faux air de vues nouvelles. Aussi ne s’accommode-t-il du génie de Cicéron qu’avec la pointe de Sénèque. Dans un Cicéron doublé d’un Sénèque, il se serait résigné aux beautés pour avoir les vues, et il aurait volontiers passé par le vieux pour arriver au neuf.

Il avait donné à Lamotte l’exemple de mépriser la poésie tout en faisant des vers. Inconséquence d’esprit, non de conduite, dans un temps où les mœurs conservaient l’art d’écrire en vers comme un amusement, et où la philosophie commençait à l’attaquer comme un vain emploi de l’esprit. Fontenelle flattait deux modes à la fois, faisant des vers pour ceux qui croyaient encore à la poésie, des théories antipoétiques pour ceux qui n’y croyaient plus. Le malheur des esprits fins, c’est qu’on leur prête encore plus de finesse qu’ils n’en ont. Fontenelle, en réduisant toute poésie au fin, espérait-il être assez poète, s’il faisait accepter au public son paradoxe ? Et d’autre part, en prédisant à l’art des vers une mort prochaine, comme à une puérilité dont on se lasserait, voulait-il se faire pardonner le tort de n’y avoir pas brillé, par le mérite de n’en avoir pas été dupe ?

Il songe encore à lui quand il n’attribue au poète que le talent, et qu’il met au-dessus du talent l’esprit. Lamotte l’a répété après Fontenelle ; tous les deux font penser à la fable du Renard qui a la queue coupée. Oui, le talent, qu’on le définisse comme Fontenelle et Lamotte, instinct, partie animale du génie, opération involontaire, — ils ont dit tout cela, — qu’on le ravale jusqu’au mécanisme de l’abeille pétrissant son alvéole, le talent est ce qui fait le poète. Le poète lui-même, au moment où il est inspiré, ignore ce qui l’inspire ; et c’est parce que le secret de son travail lui échappe qu’il en fait honneur à la muse, et qu’il transforme sa plume en une lyre mystérieuse touchée par des doigts divins. Vieilles images, j’en conviens, dont l’esprit de géométrie a sujet de ne se pas contenter ; mais par ce vague même et ce fabuleux qui lui répugnent, elles remplissent l’idée que les peuples se font du poète, et elles lui mettent au front l’auréole.

Fontenelle, allié de Desmarets, de Perrault et de Lamotte dans leur guerre contre les anciens, n’est qu’une variété du même type. Pour lui, comme pour ses amis, les anciens ne sont coupables que de ce qu’il les connaît mal, de ce qu’il s’ignore soi-même, de ce qu’il s’entête à faire des vers qui ont besoin d’être défendus par des paradoxes. C’est, avec plus d’esprit encore que Lamotte, avec plus de lumières et de prudence que tous les trois, le même travers. Il y a là ce qu’une critique indulgente appellerait un premier Fontenelle. Je l’appellerai tout bonnement le mauvais Fontenelle, et j’y mets d’autant moins de scrupule qu’à côté du mauvais il y a un bon, et que le bon a certainement plus servi l’esprit français que le mauvais n’a nui aux anciens.

Le bon Fontenelle

Le bon Fontenelle perce en plus d’un endroit sous le mauvais, dans le petit écrit sur les anciens et les modernes. La Fontaine avait dit :

On peut goûter la joie en diverses façons,
Au sein de ses amis répandre mille choses,
Et, recherchant de tout les effets et les causes,
A table, an bord d’un bois, le long d’un clair ruisseau,
Raisonner avec eux sur le bon, sur le beau ;

et il ajoute :

Pourvu que ce dernier se traite à la légère.

Malice innocente et méritée contre les lourds traités des Bouhours et des le Bossu. Fontenelle suivit ce conseil. Il raisonne sans pédantisme, sinon sans fatuité, proposant, au lieu de préceptes, ces doutes de bon goût qui fâchent moins les contradicteurs qu’ils ne les font réfléchir. On sent dès ce temps-là l’homme qui aimera mieux la vérité que l’erreur, mais qui préférera toujours ses aises à la vérité.

Le bon Fontenelle se montra tout à fait le jour où, entrant dans sa vraie voie, il eut l’idée d’initier le public aux vérités des sciences, de les mettre à la mode sans les abaisser. Les lettres françaises doivent à ce beau dessein deux ouvrages charmants, la Pluralité des mondes et les Éloges des savants.

La pluralité des mondes

Le cadre de la Pluralité des mondes est des plus heureux. Peut-on même dire, qu’il y ait un cadre là où les choses se passent si naturellement ? Une femme du monde ; curieuse, comme on l’était alors, des découvertes de la philosophie nouvelle, demande à notre philosophe comment est fait le monde que nous habitons, et s’il y a d’autres mondes habités. L’entretien a lieu le soir, dans un beau parc, à la clarté de ces mondes lumineux dont Fontenelle va lui dévoiler discrètement le mystère. La curiosité de l’aimable interlocutrice, tantôt naïve comme celle d’un enfant, tantôt hardie et compromettante comme celle d’un libre penseur, son impatience, quand les choses ne s’expliquent pas selon ses vues, sa joie, quand elles s’arrangent à son gré, comme si le Créateur avait pensé à lui plaire, les réflexions solides jetées avec la même légèreté que les plus frivoles, la vérité acceptée ou refusée par passion, des coquetteries avec la science pour la mettre de son côté, tout cela est d’une femme de ce temps-là, qui ne sera pas reniée par les femmes du nôtre.

Fontenelle lui-même n’a pas pris la peine de se déguiser dans ce tête-à-tête demi-savant, demi-galant, avec l’aimable ignorante. Il a gardé l’air et il laisse deviner jusqu’à l’attitude que lui a prêtée la médisance contemporaine. On croit l’entendre tantôt suppliant la marquise de consentir, quoi qu’il lui en coûte, à tourner avec la terre autour du soleil, tantôt se prêtant doctilement à ses suppositions les plus capricieuses, pour lui faire agréer la vérité qui les renverse ; sérieux, non jusqu’à effaroucher une attention féminine ; badin, sans compromettre le fonds de la science. L’illusion est complète. C’est Fontenelle peint par lui-même, et trahissant en plus d’un endroit son faible, l’amour du vrai moins fort que l’amour de sa commodité.

Sitôt que la chose en vient à la dispute, il se dérobe, comme s’il ne disait la vérité que par une permission dont il ne veut pas abuser. Il avait trente ans quand il écrivait ce livre ; il devait penser dès lors à l’art d’en vivre cent.

La science qui explique la nature et la marche des corps célestes pourra trouver des expressions plus grandes, mais non plus vives, pour graver dans notre esprit les deux plus grandes idées, après celle de Dieu, l’ordre universel et l’infini. L’air de légèreté dont Fontenelle les expose, loin de les rapetisser, ajoute à leur grandeur par la surprise. On croyait badiner, et on est enlevé tout à coup par-delà les sphères. Il promet peu, parce que promettre, c’est affirmer, et affirmer, pédanterie ; mais il tient plus qu’il n’avait promis. Le soin même qu’il prend de cacher, sous la forme de conjectures, sa foi si ferme dans l’avenir illimité de la science, nous gagne à cette foi, et ajoute au plaisir d’apprendre des découvertes accomplies une féconde curiosité des découvertes futures. Je sais bien que cet art d’accommoder les vérités scientifiques à notre ignorance toujours prévenue, n’est pas pur de toute fausse grâce, et qu’en faisant les honneurs de la science, Fontenelle ne s’est pas oublié. Je vois bien par moment passer le bout des manchettes de Cydias 8. Mais Cydias n’est pas tout Fontenelle ; et ce portrait, plus injurieux que piquant, par lequel La Bruyère se vengea de n’avoir pas eu sa voix à l’Académie, prouve surtout que le peintre n’était pas un candidat endurant. Un an avant de se donner ce contentement trop peu digne de lui, la Bruyère écrivait les belles pages où il fait servir les vérités de l’astronomie à la démonstration de l’existence de Dieu. Qui sait si la première idée ne lui en était pas venue de Cydias ?

Les Éloges des savants.

Il reste à peine quelques traces du mauvais Fontenelle dans les Éloges des savants. Faire siéger dans la même Académie, à côté des savants français, les savants étrangers, c’est une des plus grandes idées inspirées à Louis XIV par Colbert. Mais il fallait l’universalité de Fontenelle pour faire valoir cette idée, et pour apprendre à l’Europe savante quelle était sa part dans ce travail si divers, par lequel s’améliore incessamment la condition matérielle de l’homme. Il fallait cet esprit curieux de tout, juge excellent de tant de choses, pour rendre à chacun ce qui lui appartenait dans l’œuvre commune, depuis le métaphysicien qui fréquente l’infini, jusqu’à l’hydrographe qui relève les côtes et prépare de nouvelles routes au commerce du monde.

Fontenelle avait trouvé du même coup, avec sa vraie voie, toutes les convenances de son caractère et de son esprit, un poste d’où il voyait des premiers les choses nouvelles, l’activité sans l’agitation, l’importance et la réputation sans combat. Destinée unique, vie qui recommence après un demi-siècle, et pour un demi-siècle encore ; je ne m’étonne pas que, de tant de conditions heureuses, il soit sorti un livre à beaucoup d’égards parfait, par la convenance de l’entreprise au but et de l’œuvre à l’ouvrier.

Plaire au public éclairé sans faire sourire les savants, captiver l’attention en la menant de l’invention à l’inventeur, n’appuyer sur rien, cacher de la science tout ce qui n’en peut être connu que de ceux qui la cultivent ; c’est tout un art et une création durable. Tout est si bien tempéré, dans ces Éloges, que le lecteur ne s’aperçoit pas où finit sa compétence, et qu’il n’est pas tenté de fermer le livre, par la crainte de ne pas tout entendre.

On n’a que faire, d’ailleurs, d’être un savant pour goûter, dans le recueil de Fontenelle, les fins portraits qu’il a tracés. Chaque personnage a le sien. Les défauts y sont touchés avec discrétion, pour relever les qualités plutôt que pour y faire ombre, et aussi pour empêcher l’admiration superficielle. Fontenelle ne triomphe pas des travers des savants ; il omet tout ce qui sert à la malice sans servir à l’exemple : mais il est plein de détails sur les qualités, et il ne manque aucune occasion de faire voir quel lustre la vérité reçoit des mœurs aimables ou fières, des vies pures et cachées, des belles morts de ceux qui se dévouent à la chercher. Tout ce qu’il écrit, il le sent, sinon avec le cœur, du moins avec la raison doucement émue d’un sage qui voit, dans les vertus des hommes, d’aimables images de l’ordre universel. Il aime les morts comme nous aimons les absents, dont les défauts s’oublient, et dont les qualités nous deviennent plus chères par l’illusion de l’éloignement.

Il y avait eu un temps où Fontenelle ne touchait aux grands hommes que pour les rabaisser, où, pour ruiner l’autorité, il essayait de déshonorer la gloire. C’est le temps où, dans ses Dialogites des morts, Alexandre reçoit de la courtisane Phryné une leçon sur la guerre ; où Raphaël se tait sur son art, et soutient qu’il faut conserver tous les préjugés ; où Homère se moque de ses dieux ; où Thersite, disputant avec Agamemnon, a le dessus. Contredire en tout le témoignage des hommes, jeter du ridicule sur toutes les passions dont il n’était pas capable, goguenarder la morale qui gênait son projet de vivre entre les vertus et les vices, ne rien admirer pour ne pas s’engager, se mettre au-dessus de tout le monde et de toutes choses par le doute qui n’est que de la vanité déguisée : tel est l’esprit du Fontenelle d’alors.

Dans les Éloges des savants, loin de rabaisser les illustres, il élève les plus humbles. Le Fontenelle des Dialogites veut détruire toute autorité ; le Fontenelle des Éloges tient seulement à n’en pas créer de nouvelle. Jeune, il se moquait de l’admiration ; vieux, il n’empêche pas qu’on admire, et par moment, il nous y aide.

De toutes les qualités, celle qu’on attend le moins d’un jeune homme, la finesse, il l’eut tout d’abord, et il la garda jusqu’à la fin. Mais jeune, il la cherchait ; vieux, elle lui est naturelle ; c’est un fruit mûr, en sa saison, du travail et de la vie. Ce qu’on dit de certains visages virils dès la jeunesse, qui, dans l’âge mûr, paraissent encore jeunes, est vrai du style des Éloges ; il ne paraît pas avoir son âge. Il s’en faut pourtant que le bon Fontenelle s’y soit corrigé de tous les défauts du mauvais. Il a gardé les réticences calculées, l’obscurité ambitieuse, les minauderies, le fin poussé jusqu’à l’énigme, le pensé, comme on disait alors, la pointe, où vise quiconque préfère aux vérités les vues. Mais quand le style de ces Éloges est bon, il est des meilleurs. Fontenelle n’avait pas impunément passé la première moitié de sa vie parmi des modèles de simplicité ornée et de justesse éloquente. Il lui en est resté de bonnes habitudes dont, fort heureusement pour lui, il ne se défera pas. Ses défauts même tiennent plus du dix-septième siècle que du dix-huitième, et, s’ils n’en sont pas plus aimables pour cela, ils déplaisent moins que la déclamation et l’impropriété dont le règne va commencer. Fontenelle a conservé les vieilles modes ; c’est un moindre travers que d’avoir pris les nouvelles.

Des quatre champions des modernes, dans la guerre contre l’antiquité, Fontenelle est le seul qui se soit racheté de sa part dans le travers commun par la gloire d’ouvrages durables. Mais ces ouvrages sont de ceux qu’on goûte et qu’on n’admire pas. Fontenelle n’a pas voulu de l’admiration pour les autres ; sa punition est de n’en pas inspirer pour lui-même.

§   V. Guerre contre l’antiquité chrétienne. — les trois sortes de doutes. — La Mothe-Le Vayer. — Pascal. — Huet. — Bayle.

Les attaques contre l’antiquité chrétienne avaient commencé avant la guerre contre l’antiquité classique. Attaques n’est peut-être pas le mot propre. Rien ne se faisait ouvertement. Les libertins, comme on appelait alors les incrédules, raillaient à table ; ils n’écrivaient rien. Le fameux sonnet de Desbarreaux est la plus grande indiscrétion de ce parti. Ils étaient désavoués même par les hommes qui inclinaient vers leur morale.

Le plus grand danger pour le christianisme ne venait pas des libertins, mais des sceptiques à deux faces, l’une tournée vers les croyants et qui leur sourit, l’autre tournée vers les incrédules et qui ne les décourage pas. Le doute est le véritable adversaire de l’antiquité chrétienne au dix-septième siècle.

Ses allures sont diverses. C’est la raison qui tantôt se fait petite, humble, incapable, pour décliner sa compétence en matière de religion ; tantôt reconnaît généreusement son impuissance, et s’emploie tout entière à se convaincre de la nécessité d’abdiquer dans la foi ; tantôt se présente comme un état suspensif de l’esprit, en face de toutes les affirmations contradictoires, et conseille, comme règle de conduite, la tolérance.

C’est dans La Mothe-Le Vayer que la raison se déclare incapable d’avoir un avis sur les choses de la foi, et même sur la religion naturelle. Il est impossible, selon lui, de prouver par « moyens humains » l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Les seules preuves sont dans la religion. Voilà ce qu’il écrivait avant le Discours de la Méthode, et ce qu’il continua de professer même après l’apparition de cette grande lumière, avec les déguisements et les précautions que lui commandait le temps. Il voulait amener la raison devant les questions qui attirent le plus irrésistiblement sa curiosité, et lui faire dire, d’un air de plainte sincère, qu’elle n’a rien à y voir. Personne ne s’y méprit. Desmarets avait tort sans doute de montrer au doigt Le Vayer comme un homme sans religion9; mais Desmarets devinait juste. Le premier risque que courent les douteurs, c’est de faire douter de leurs protestations.

Quand on parle de la raison qui met sa gloire à abdiquer, on a nommé Pascal. Le Vayer professe le doute universel, pour y envelopper la foi ; le doute de Pascal est un combat au profit de la foi contre la raison. Il rejette le secours que la philosophie de Descartes est venue apporter à la religion naturelle. Il ne veut pas d’une religion que la raison pourrait regarder comme son œuvre, et il en qualifie le système de roman de la nature. Il voit avec joie dans Montaigne la raison « invinciblement froissée par ses propres armes10. » C’est dans un transport de cette joie qu’il nous exhorte à nous faire petits, à nous humilier, et, par opposition à Montaigne qui veut nous assagir, à nous abêtir. Il traite sa raison comme une passion mal éteinte. Par là ce grand homme est le plus étonnant des écrivains ; car il force notre raison d’applaudir à l’éloquence qui la nie, et il obtient du vaincu de consentir à sa défaite.

Un autre pyrrhonien de la théologie, l’évêque d’Avranches, Huet, n’a rien de l’éloquence de Pascal ; mais sa haine contre la raison est encore plus forte. Il lui interdit toute connaissance, même de savoir avec certitude si deux et deux font quatre.

Plus dur que Pascal pour Descartes auquel, entre autres griefs, il en voulait d’avoir discrédité à l’avance son principal mérite par le peu de cas qu’il fait du savoir, Huet le poursuit pendant trente ans de ses écrits, se jetant, par aversion pour le spiritualisme cartésien, dans une sorte d’idéologie sensualiste assez malséante chez un chrétien et un évêque. Il n’admet pas les deux termes, foi et raison ; la foi seule existe, et la raison ne s’en distingue qu’au moment où elle s’y abîme.

Ces singularités faisaient murmurer l’homme de génie qui a le plus magnifiquement parlé de la raison, Bossuet. L’amitié qui le liait à l’évêque d’Avranches en fut troublée. Huet y fait allusion dans ses Mémoires, en se donnant d’ailleurs le beau rôle. Il n’avait pas l’humilité, et jamais pyrrhonien niant la raison ne fut plus chatouilleux aux doutes qu’on pouvait élever sur la solidité de la sienne.

Reste cette sagesse expectante dont je parlais tout à l’heure, née des témérités de l’affirmation, et qui conclut en toutes questions par la tolérance. C’est proprement le doute de Bayle. Il n’a rien d’une opinion dogmatique et impérieuse. On dirait plutôt l’humeur pacifique d’un homme de bien, qui veut tout au plus humilier les opinions superbes du récit de leurs contradictions, et apaiser les esprits par l’histoire des excès où l’on tombe en abondant trop dans son sens. Tour à tour du côté de la foi contre le doute irréligieux, ou du côté de la raison contre le dogmatisme théologique, il en dit assez pour donner à toutes les opinions des scrupules ; belle conquête, si l’homme se retenait sur cette pente, et si, en matière religieuse, il ne glissait du respect pour les croyances d’autrui dans l’indifférence.

Le doute de Bayle ne s’impose pas, ne régente personne, honore dans les opinions la liberté de la pensée, dans les erreurs le droit de chercher la vérité, ne blâme que les persécuteurs, et prend plaisir à tout. L’examen de toutes ces croyances exclusives, qui ne se ressemblent que par l’oppression commune de leurs contradicteurs, est pour lui comme un festin délicat auquel il convie les gens d’esprit, attirés tout à la fois par la variété des mets et la tempérance de leur hôte. Plusieurs parmi les meilleurs chrétiens, se laissèrent prendre aux aimables avances de son doute. Témoin Boileau, si en sûreté du côté de la foi, qui ne craignait pas d’avoir Bayle en très grande estime. Pour La Fontaine, je ne m’étonne pas de le voir parmi les convives du banquet de Bayle. Il est, à son insu, de la religion de tous ceux qu’il aime. Il dit de Bayle comparé à un érudit du même temps, Leclerc :

Il est savant (Leclerc), exact et voit clair aux ouvrages ;
Bayle aussi. Je fais cas de l’une et l’autre main.
Tous deux ont un bon style et le langage sain.
Le jugement en gros sur ces deux personnages,
Et ce fut de moi qu’il partit,
C’est que l’un cherche à plaire aux sages,
L’autre veut plaire aux gens d’esprit.

Il leur plaisait jusqu’à leur faire lire sans défiance des explications atténuantes de toutes les incrédulités, y compris l’athéisme. En cherchant l’instruction sur les pas d’un homme qui savait la rendre si agréable, on s’aventurait dans ces questions où la curiosité n’est le plus souvent qu’une première tentation du doute. Ajoutez à cette séduction du tour d’esprit de l’homme, le charme d’un langage sain, naturel, aisé plutôt que négligé, assez négligé toutefois pour qu’on ne se sentît pas pris dans un filet en apparence si lâche, et vous vous figurerez les ravages que dut faire ce doute, plus semblable à une volupté de l’esprit qu’à une opinion.

Telles sont, au dix-septième siècle, les trois formes sous lesquelles le doute, divers selon les écrivains qui le personnifient, s’est attaqué à l’antiquité chrétienne. Je ne me résigne pas sans scrupule à imputer à Pascal une part dans le dommage. Il est vrai qu’à la différence des autres sceptiques, s’il veut nous prendre notre raison, c’est pour nous donner sa foi, et le don est inestimable, à voir à quel degré de pureté, de grandeur morale, la foi a élevé Pascal. Mais il fallait son âme pour ses vertus. Dans la médiocrité commune, on estima plus ce qu’il voulait nous ôter que ce qu’il offrait de mettre à la place, et la raison se vengea d’abord, par l’incrédulité, du conseil de s’abêtir. Plus tard, quand les préventions prirent fin avec les polémiques, cette même raison faisant réflexion sur sa fragilité, sur ses ténèbres, sur son impuissance contre les passions, se souvint de quels combats douloureux, de quelles ardeurs dévorantes Pascal a payé ce conseil. Nous continuons à douter qu’il soit dans les desseins de Dieu que nous étouffions de nos mains la lumière qui luit en chaque homme venant au monde ; mais nous demandons à Pascal son secours pour apprendre dans le christianisme la science de nous-mêmes et la règle de notre vie.

J’ai moins de scrupule à reconnaître la part de Le Vayer, de l’évêque d’Avranches et de Bayle dans le discrédit de l’antiquité chrétienne. Voltaire les avoue pour ses pères, même l’évêque, qui par son acharnement à prétendre que la raison n’a rien à voir à la foi, n’a réussi qu’à faire douter de sa foi et médiocrement estimer sa raison.

Les querelles religieuses, en mettant le doute en faveur, ajoutaient à ce discrédit. Si l’Eglise a pu dire : Il faut qu’il y ait des hérésies 11, elle l’a dit dans un temps où les hérésies profitaient à la religion, en raffermissant la foi par la dispute. Mais il est des époques où elles risquent de fatiguer une société qui incline vers l’indifférence. L’effet en est d’ailleurs fort différent sur les combattants et sur les témoins. Tandis que la foi des premiers s’y fortifie de leur opiniâtreté, les seconds en font des railleries qui remontent jusqu’à la religion elle- même. C’est bien pis si les gouvernements s’en mêlent. L’intérêt qu’ils y prennent passe facilement pour une violence faite aux consciences, et l’opinion protégée, fût-elle la bonne, a le tort de l’être de par l’autorité. C’est ce qui se vit au commencement du dix-huitième siècle, quand les derniers jours de Louis XIV mourant furent agités de projets de coups d’État contre les opposants à la bulle Unigenitus. L’indifférence inquiétée devint bientôt hostile. La religion paya pour les ennuis que donnait la théologie, et dans la réaction qui éclata contre les actes de Louis XIV mort, on ne sut pas lui en vouloir de ses excès de zèle religieux, sans en vouloir à la religion au nom de laquelle il les avait commis.

La théologie tombée dans la défaveur, les livres saints furent fermés. Il en fut de même des livres des Pères de l’Église, où toutes les querelles religieuses allaient prendre des armes. Par dégoût de textes prostitués à tant de violentes polémiques, on renonça aux vérités supérieures qui y sont répandues, et même à ce que les obscurités de ces écrits cachent de nouveautés durables dans la science de l’homme. La règle des mœurs ne tarda pas à s’en ressentir. A la morale chrétienne, on substitua ce qu’à cent ans de là Charron avait appelé prud’homie. C’était la morale naturelle, celle qui avait inspiré Socrate. Mais on ne fut ni l’honnête homme de la morale chrétienne, ni le prud’homme de la morale de Socrate. On fut la pire des choses, un chrétien qui se fait païen.

§ VI. Effets du mépris des deux antiquités sur la littérature française au dix-huitième siècle.

Le moins que perde l’écrivain qui néglige l’antiquité classique, ce sont des lumières sur le cœur humain. Le moins que perde celui qui dédaigne l’antiquité chrétienne, ce sont des lumières sur son propre cœur. C’est par des ignorances sur les autres et sur eux-mêmes que les écrivains du dix-huitième siècle ont payé leur prévention contre les deux antiquités. De là le caprice des vues particulières, et le goût du paradoxe par le défaut de justesse et par la peur de ne pas faire ses affaires avec le vrai. De là la vanité de gens qui se jugent moins par leur conscience que par le bruit qu’ils font, et les jalousies d’écrivains qui se disputent les bénéfices de ce bruit. De là cette religion de l’humanité, qui a eu ses hypocrites, et qui, à tous les maux des sociétés humaines, a ajouté l’esprit de chimère et le scandale de professer ce qu’on ne pratique pas.

La justice veut qu’on partage les fautes des écrivains du dix-huitième siècle entre eux et leur temps, et qu’on soit indulgent même pour ce qui leur est personnel. A Dieu ne plaise que je manque à ce devoir ! Enfant du dix-huitième siècle, je serais ingrat si je ne rapportais à ses écrivains ma part dans les biens de l’ordre moral qui ont élevé la condition humaine au dix-neuvième. La liberté civile, la liberté religieuse, l’égalité devant la loi, le droit donné à chacun, et désormais inaliénable, d’agir par son opinion ou son suffrage sur le gouvernement de son pays, se sont là autant de conquêtes où ces hardis esprits ont mené nos pères, avec des plumes acérées comme l’épée, quelques-uns au péril de leur liberté, tous au prix de leur repos. Il est très vrai que ces grands principes n’ont pas reçu dans leurs livres l’expression parfaite des vérités immortelles. La polémique les a défigurés, et trop souvent les vérités n’y sont guère moins laides que les préjugés qu’elles combattent. Il vaut mieux les aller lire inscrites dans les codes qui régissent notre société libre, dégagées de toute polémique, sous la forme de simples et pacifiques affirmations. Mais la transformation qu’elles ont subie, en passant des livres dans nos lois, ne doit pas nous cacher le mérite de ceux qui les ont professées les premiers, et ce serait une impiété de se servir, pour les dénigrer, des progrès mêmes qu’ils ont fait faire à la raison.

Au reste, que les défauts des écrivains du dix-huitième siècle leur viennent d’eux seuls, ou leur soient communs avec leur temps, une seule chose importe, c’est de ne s’y pas tromper. Cette précaution prise, on peut se donner le plaisir de les admirer, soit qu’ils appliquent à des réformes sensées les vérités spéculatives du siècle précédent, et que, dans un combat nécessaire contre les abus, ils se servent, au risque de les souiller de poussière, de ces belles armures de guerre enlevées du musée où elles pendaient oisives, soit qu’ils emploient la méthode et la langue du dix-septième siècle à exprimer des vérités nouvelles dans la science des sociétés humaines, ou des découvertes dans la science de la nature. Je me figure avec quel profit les jeunes esprits à qui saint Basile recommandait la lecture des poètes et des orateurs païens, devaient étudier ces livres dans lesquels la piété du saint leur avait signalé les pièges où pouvait tomber leur foi. Tel doit être le profit pour ceux qui lisent les écrivains du dix-huitième siècle à la lumière du dix-septième. S’il est vrai que plus on voit les choses de haut, plus on les voit dans leur vérité, le dix-septième siècle étant le point le plus haut d’où l’on puisse regarder les choses de l’esprit en France, c’est de cette hauteur, où l’on respire la modération et la sérénité, qu’on jugera le plus équitablement ce que le seizième siècle a fait pour préparer la perfection des lettres françaises, et ce que le dix-huitième a fait pour n’en pas déchoir.