I
Il y a dans Werther un passage qui m’a toujours frappé par son admirable justesse : Werther compare l’homme de génie qui passe au milieu de son siècle, à un fleuve abondant, rapide, aux crues inégales, aux ondes parfois débordées ; sur chaque rive se trouvent d’honnêtes propriétaires, gens de prudence et de bon sens, qui, soigneux de leurs jardins potagers ou de leurs plates-bandes de tulipes, craignent toujours que le fleuve ne déborde au temps des grandes eaux et ne détruise leur petit bien-être ; ils s’entendent donc pour lui pratiquer des saignées à droite et à gauche, pour lui creuser des fossés, des rigoles ; et les plus habiles profitent même de ces eaux détournées pour arroser leur héritage, et s’en font des viviers et des étangs à leur fantaisie. Cette sorte de conjuration instinctive et intéressée de tous les hommes de bon sens et d’esprit contre l’homme d’un génie supérieur n’apparaît peut-être dans aucun cas particulier avec plus d’évidence que dans les relations de Diderot avec ses contemporains. On était dans un siècle d’analyse et de destruction, on s’inquiétait bien moins d’opposer aux idées en décadence des systèmes complets, réfléchis, désintéressés, dans lesquels les idées nouvelles de philosophie, de religion, de morale et de politique s’édifiassent selon l’ordre le plus général et le plus vrai, que de combattre et de renverser ce dont on ne voulait plus, ce à quoi on ne croyait plus, et ce qui pourtant subsistait toujours. En vain les grands esprits de l’époque, Montesquieu, Buffon, Rousseau, tentèrent de s’élever à de hautes théories morales ou scientifiques ; ou bien ils s’égaraient dans de pleines chimères, dans des utopies de rêveurs sublimes, ou bien, infidèles à leur dessein, ils retombaient malgré eux, à tout moment, sous l’empire du fait, et le discutaient, le battaient en brèche, au lieu de rien construire. Voltaire seul comprit ce qui était et ce qui convenait, voulut tout ce qu’il fit et fit tout ce qu’il voulut. Il n’en fut pas ainsi de Diderot, qui, n’ayant pas cette tournure d’esprit critique, et ne pouvant prendre sur lui de s’isoler comme Buffon et Rousseau, demeura presque toute sa vie dais une position fausse, dans une distraction permanente, et dispersa ses immenses facultés sous toutes les formes et par tous les pores. Assez semblable au fleuve dont parle Werther, le courant principal, si profond, si abondant en lui-même, disparut presque au milieu de toutes les saignées et de tous les canaux par lesquels on le détourna. La gêne et le besoin, une singulière facilité de caractère, une excessive prodigalité de vie et de conversation, la camaraderie encyclopédique et philosophique, tout cela soutira continuellement le plus métaphysicien et le plus artiste des génies de cette époque. Grimm, dans sa Correspondance littéraire ; d’Holbach, dans ses prédications d’athéisme ; Raynal, dans son Histoire des deux Indes détournèrent à leur profit plus d’une féconde artère de ce grand fleuve dont ils étaient riverains. Diderot, bon qu’il était par nature, prodigue parce qu’il se sentait opulent, tout à tous, se laissait aller à cette façon de vivre ; content de produire des idées, et se souciant peu de leur usage, il se livrait à son penchant intellectuel et ne tarissait pas. Sa vie se passa de la sorte, à penser d’abord, à penser surtout et toujours, puis à parler de ses pensées, à les écrire à ses amis, à ses maîtresses ; à les jeter dans des articles de journal, dans des articles d’encyclopédie, dans des romans imparfaits, dans des notes, dans des mémoires sur des points spéciaux ; lui, le génie le plus synthétique de son siècle, il ne laissa pas de monument.
Ou plutôt ce monument existe, mais par fragments ; et comme un esprit, unique et substantiel est empreint en tous ces fragments épars, le lecteur attentif, qui lit Diderot comme il convient, avec sympathie, amour et admiration, recompose aisément ce qui est jeté dans un désordre apparent, reconstruit ce qui est inachevé, et finit par embrasser d’un coup d’œil l’œuvre du grand homme, par saisir tous les traits de cette figure forte, bienveillante et hardie, colorée par le sourire, abstraite par le front, aux vastes tempes, au cœur chaud, la plus allemande de toutes nos têtes, et dans laquelle il entre du Goethe, du Kant et du Schiller tout ensemble.
Nulle part, pour qui veut étudier Diderot, il n’y a plus de facilité et de révélations
intimes que dans la Correspondance qui est publiée pour la première fois aujourd’hui.
Diderot écrit à mademoiselle Sophie Voland, sa maîtresse, celle à laquelle il fut le
plus fidèle, et qui en était le plus digne. Il a déjà atteint l’âge de quarante-six
ans ; sa vie, ses opinions sur toutes choses et ses relations du monde sont fixées
autant qu’elles le seront jamais. C’est un plaisir singulier de l’entendre librement
discourir sur tout ce qu’il voit et ce qu’il sent, avec abandon, naïveté, complaisance,
et quelquefois, s’il en a le temps, et si le caprice lui vient, avec art et curiosité.
La vie, le sentiment de la réalité, y respirent ; de frais paysages, l’intelligence
poétique symbolique de la nature, une conversation animée et sur tous les tons,
l’existence sociale du xviiie
siècle dans toute sa
délicatesse et sa liberté, des figures déjà connues et d’autres qui le sont du moment
qu’il les peint, d’Holbach et le père Hoop, Grimm et Leroy, Galiani le cynique ; puis
ces femmes qui entendent le mot pour rire et qui toutefois savent aimer plus et mieux
qu’on ne prétend ; la tendre et voluptueuse madame d’Épinay, la poitrine à demi nue, des
boucles éparses sur la gorge et sur ses épaules, les autres retenues avec un cordon bleu
qui lui serre le front, la bouche entr’ouverte aux paroles de Grimm, et les yeux chargés
de langueurs ; madame d’Houdetot, si charmante après boire, et qui s’enivrait si
spirituellement à table avec le vin blanc que buvait son voisin ; madame d’Aine, gaie,
grasse et rieuse, toujours aux prises avec le père Hoop, et madame d’Holbach, si fine et
si belle, au teint vermeil, coiffée en cheveux, avec une espèce d’habit de marmotte,
d’un taffetas rouge couvert partout d’une gaze à travers la blancheur de laquelle on
voyait percer çà et là la couleur de rose ; et au milieu de tout ce monde une causerie
si mélangée, parfois frivole, souvent souillée d’agréables ordures
, et
tout d’un coup redevenant si sublime ; des entretiens d’art, de poésie, de philosophie
et d’amour ; la grandeur et la vanité de la gloire, le cœur humain et ses abîmes, les
nations diverses et leurs mœurs, la nature et ce que peut être Dieu, l’espace et le
temps, la mort et la vie ; puis, plus au fond encore et plus avant dans l’âme de notre
philosophe▶, l’amitié de Grimm et l’amour de Sophie ; cet amour chez Diderot, aussi vrai,
aussi pur, aussi idéal par moments que l’amour dans le sens éthéré de Dante, de
Pétrarque ou de notre Lamartine ; cet amour dominant et effaçant tout le reste, se
complaisant en lui-même et en ses fraîches images ; laissant là plus d’une fois la
philosophie, les salons et tous ces raffinements de la pensée et du bien-être, pour des
souvenirs bourgeois de la maison paternelle, de la famille, du coin du feu de province
ou du toit champêtre d’un bon curé, à peu près comme fera plus tard Werther amoureux de
Charlotte : voilà, et avec mille autres accidents encore, ce qu’on rencontre à chaque
ligne dans ces lettres délicieuses, véritable trésor retrouvé ; voilà ce qui émeut,
pénètre et attendrit ; ce qui nous initie à l’intérieur le plus secret de Diderot, et
nous le fait comprendre, aimer, à la façon qu’il aurait voulu, comme s’il était vivant,
comme si nous l’avions pratiqué. Avant d’avoir lu ces lettres, et malgré notre goût bien
vif pour tous ses autres ouvrages, il manquait quelque chose à l’idée que nous nous
formions du grand homme ; de même qu’on ne comprendrait pas Mirabeau tout entier si l’on
ne connaissait aussi ses lettres écrites à la Sophie qu’il aimait.
Ce serait pour nous une trop longue, quoique bien agréable tâche, de rechercher dans ces volumes et d’extraire tout ce qu’ils renferment d’idées et de sentiments par rapport à l’amour, à l’amitié, à la haute morale et à la profonde connaissance du cœur ; au spiritualisme panthéistique, véritable doctrine de notre ◀philosophe▶ ; à l’art, soit comme théorie, soit comme critique, soit enfin comme production et style. Il y a en effet de tout cela, et à foison. Et pour ne prendre ici que l’amour, quel homme l’a senti et ne sera touché jusqu’aux larmes des pensées suivantes, que nous détachons presque au hasard ?
« Faisons en sorte, mon amie, que notre vie soit sans mensonge ; plus je vous estimerai, plus vous me serez chère ; plus je vous montrerai de vertus, plus vous m’aimerez… J’ai élevé dans mon cœur une statue que je ne voudrais jamais briser ; quelle douleur si je me rendais coupable d’une action qui m’avilît à ses yeux ! »
« Au milieu de cela, j’envoie quelquefois ma pensée aux lieux où vous êtes, et je me distrais… Avec vous, je sens, j’aime, j’écoute, je regarde, je caresse, j’ai une sorte d’existence que je préfère à toute autre. Il y a quatre ans que vous me parûtes belle ; aujourd’hui je vous trouve plus belle encore ; c’est la magie de la constance, la plus difficile et la plus rare de nos vertus… Mon amie, tout peut s’altérer au monde ; tout, sans vous excepter ; tout, excepté la passion que j’ai pour vous. »
« Oh ! mon amie, ne faisons point de mal ; aimons-nous pour nous rendre meilleurs ; soyons-nous, comme nous l’avons toujours été, censeurs fidèles l’un à l’autre. »
« Je disais autrefois à une femme que j’aimais et en qui je découvrais des défauts (madame de Puisieux) : Madame, prenez-y garde ; vous vous défigurez dans mon cœur : il y a là une image à laquelle vous ne ressemblez plus. »
Dans une lettre, Diderot raconte comment il est tout occupé de la philosophie des Arabes, des Sarrasins et des Étrusques ; puis il s’écrie avec un élan de tendresse incomparable :
« J’ai vu toute la sagesse des nations, et j’ai pensé qu’elle ne valait pas la douce folie que m’inspire mon amie, j’ai entendu leurs discours sublimes, et j’ai pensé qu’une parole de la bouche de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu’ils ne me donneraient pas. Ils me peignaient la vertu, et leurs images m’échauffaient ; mais j’aurais encore mieux aimé voir mon amie, la regarder en silence, et verser une larme que sa main aurait essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. Ils cherchaient à me décrier la volupté et son ivresse, parce qu’elle est passagère et trompeuse ; et je brûlais de la trouver entre les bras de mon amie, parce qu’elle s’y renouvelle quand il lui plaît, et que son cœur est droit, et que ses caresses sont vraies. Ils me disaient : — Tu vieilliras ; — et je répondais en moi-même : — Ses ans passeront avec les miens. — Vous mourrez tous deux ; — et je disais : — Si mon amie meurt avant moi, je la pleurerai et je serai heureux en la pleurant. Elle fait mon bonheur aujourd’hui, demain elle fera mon bonheur, et après-demain, et après-demain encore et toujours, parce qu’elle ne changera pas, parce que les dieux lui ont donné le bon esprit, la droiture, la sensibilité, la franchise, la vertu, la vérité qui ne change point. Et je fermai l’oreille aux conseils austères des ◀philosophes▶ ; et je fis très bien, n’est-ce pas, ma Sophie ? »
Jamais puissances du cœur, jamais facultés aimantes ont-elles eu de plus saisissant langage, de plus irrésistibles accents de tendresse ?
Et l’art chez Diderot ! non pas seulement l’art théorique, l’art esthétique et raisonneur, mais l’art qui produit et qui excelle en créant ; l’art qui se complaît aux détails, qui réalise en idéalisant, qui cisèle et qui peint : nous pourrions en citer vingt exemples tirés de ces lettres dont nous parlons. Il y a des portraits à la manière de Greuze, des paysages civilisés et galants dans le ton de Watteau, d’autres paysages frais, verdoyants, touffus et sincères qu’on croirait du Poussin. Je ne citerai ici en finissant qu’une espèce d’idylle, du genre de Théocrite et de Longus, comme André Chénier ou Paul-Louis Courier auraient pu la faire, ingénieuse, quelque peu lascive, d’une couleur étudiée, d’une grâce accomplie. Le héros est M. Leroy, homme d’esprit et ◀philosophe, capitaine des chasses, amateur du sexe et ami de Diderot :
« Si vous saviez combien je l’aime, écrit ce dernier, vous sauriez aussi combien il m’a été doux de le voir. Il y avait près de trois mois que j’en avais besoin. Il avait passé tout ce temps à jouir d’une petite retraite qu’il s’est faite dans la forêt. Cette retraite s’appelle les Loges. Malheur aux paysannes innocentes et jeunes qui s’amuseront aux environs des Loges ! Paysannes innocentes et jeunes, fuyez les Loges ! C’est là que le satyre habite. Malheur à celle que le satyre aura rencontrée auprès de sa demeure ! C’est en vain qu’elle tendra les mains au ciel et qu’elle appellera sa mère ; le ciel ni sa mère ne l’entendront plus ; ses cris seront perdus dans la forêt ; personne ne viendra qui la délivre du satyre ; et quand le satyre l’aura surprise une fois aux environs de sa demeure, elle y retournera pour être surprise encore. Si le hasard conduit encore les pas du satyre vers elle, elle s’enfuira comme auparavant, mais plus lentement, et peut-être retournera-t-elle la tête en fuyant ; et quand le satyre l’atteindra, elle ne l’égratignera plus ; elle dira qu’elle va crier, mais elle ne criera plus ; elle n’appellera plus sa mère. Mais le satyre ne la cherchera pas longtemps ; car il est plus inconstant encore que libertin : le bélier qui paît l’herbe qui croît autour de sa cabane n’est pas plus libertin ; le vent qui agite la feuille de lierre qui la tapisse est moins changeant. Celles qu’il ne recherchera plus et qui se seront amusées inutilement autour de sa cabane, et il y en aura beaucoup, s’en retourneront tristes et chagrines, en disant au dedans d’elles-mêmes : « Ô méchant satyre ! ô satyre inconstant ! si je l’avais su ! » Et leurs compagnes qui verront leur tristesse leur en demanderont la cause, et elles ne la diront pas ; et les autres bergères innocentes et jeunes continueront de s’amuser autour de la cabane du satyre ; et lui de les surprendre, de les surprendre encore une fois, de ne les surprendre plus ; et elles de se taire. Voilà, mon ami, ce qu’on appelle une idylle que je vous fais, tandis que le satyre, l’oreille dressée, se réjouit à dire des contes aux femmes, etc.23 »