(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre cinquième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre cinquième »

Chapitre cinquième

§ I. Suite de l’histoire des pertes. — La tragédie au dix-huitième siècle. — Les premiers imitateurs de Corneille et de Racine. — Le Manlius de Lafosse. — L’Ariane de Thomas Corneille. — § II. Des innovations de Crébillon. — L’homme et le poète. — § III. De l’Œdipe de Voltaire. — Des perfectionnements que lui doit la tragédie. — § IV. Zaïre et Mérope. — § V. Des défauts du théâtre de Voltaire et de leurs causes. — § VI. Du style de Voltaire dans ses tragédies. — § VII. De quelques imitateurs de Voltaire. — Tentatives pour régénérer la tragédie. — Ducis. — Lemercier.

§ I. Suite de l’histoire des pertes. — La tragédie au dix-huitième siècle. — Les premiers imitateurs de Corneille et de Racine.

La tragédie après Corneille et Racine ne fut d’abord qu’une imitation ; et comme on n’imite pas la vérité des caractères et des passions, ni les beautés d’une langue de génie, on imita tantôt l’abus des raisonnements et de l’intrigue de Corneille, tantôt la galanterie noble de Racine. Racine, comme venu le dernier, fut le plus imité. On crut lui prendre ses plans en s’assujettissant étroitement à ses règles, et son harmonie en évitant les vers durs. Telle fut l’illusion des premiers qui après Racine osèrent donner des tragédies, Campistron, Lagrange-Chancel, Duché. Ils ne manquaient pourtant ni d’esprit ni de goût, et leur admiration de disciples tendres et fidèles donne à leurs pièces le caractère de pieux hommages à la gloire du maître. C’est assez pour racheter leurs intentions, mais c’est trop peu pour se faire lire.

Le meilleur ouvrage imité de Corneille est le Manlius de Lafosse. Manlius est un assez beau type du conjuré qui a de grands desseins et qui est capable d’exercer le pouvoir qu’il veut usurper ; Rutile, du conjuré qui satisfait plutôt une passion qu’il ne poursuit un dessein ; Servilius, du conjuré d’autant moins secret qu’il est plus emporté et plus sincère. La jalousie des privilèges aristocratiques, l’orgueil du sénat, sont bien peints dans Valérius, et la femme de Servilius, Valérie, intéresse par ses combats entre sa tendresse pour son mari et son devoir envers son père. Le style est ferme et soutenu dans toute la pièce, et, parmi des vers généralement bons, il y en a d’excellents.

Je préférerais pourtant à Manlius une pièce qui n’est ni si bien composée, ni écrite avec la même fermeté, mais qui touche : c’est l’Ariane de Thomas Corneille. Un peu plus de poésie, une main plus sûre, et telle scène de l’Ariane serait digne de Racine. J’aime mieux Ariane que Manlius de toute la préférence que je donne aux beautés de sentiment sur les autres beautés de l’art. Ariane me tire des larmes si vraies que je ne m’avise pas qu’il y en ait de meilleur aloi, et ni Bérénice, ni Phèdre, ni Hermione ne me rendent moins touchante l’amante délaissée de Thésée.

Quelques scènes heureuses, de beaux vers, plutôt des rôles que des caractères, l’amour sous la forme de la galanterie, des pièces dont les meilleures laissent une impression d’estime pour l’auteur plutôt que le souvenir de personnages vivants ; l’art demeurant dans les grandes voies, mais sans produire d’effets nouveaux ; une langue saine dans les bons endroits, incorrecte, vague, sans couleur dans le reste, et, là même où elle est irréprochable, paraissant fatiguée ; telle est la tragédie dans les mains des imitateurs de Corneille et de Racine. Il n’en faudrait même pas parler si, dans cet art si difficile de la tragédie, il n’y avait quelque gloire, non seulement à écrire une belle scène, mais à relever par de beaux vers une scène médiocre.

§ II. Des innovations de Crébillon. — L’homme et le poète.

Le commencement du dix-huitième siècle vit paraître un auteur qui était d’ambition à tout changer, et qui avait assez de talent pour produire des nouveautés durables : c’est Crébillon. L’extraordinaire ne manque pas dans sa vie. Nous voilà loin du poète du dix-septième siècle, qui savait être homme de génie au théâtre et homme de sens dans sa vie. Crébillon a ce désordre intéressant auquel certaines théories complaisantes reconnaissent le signe et comme la fatalité du génie. Il ne se fera pas reprocher, comme Racine, ses qualités d’homme de ménage. Il est le premier de cette famille de poètes qui n’a aucune des petites vertus de la vie civile, et pour lesquels on a épuisé les comparaisons de lions, d’aigles et autres espèces d’animaux fiers et solitaires. Crébillon ne sut jamais s’il pourrait payer ce qu’il achetait. Il se mariait sans le consentement de son père et se faisait déshériter. Il vendait un office de receveur des amendes à la cour des comptes et en laissait perdre le prix ; il gagnait de l’argent au système de Law et ne savait pas le garder. Le régent d’abord, puis Mme de Pompadour, voulurent l’enrichir : c’est à peine s’ils parvinrent à le faire vivre.

Corneille, Racine, Molière, les deux derniers surtout, avaient été les plus savants dans leur art. Crébillon connaît mieux la Calprenède qu’Eschyle ou Sophocle. Seul, dans une chambre écartée, enveloppé d’un nuage de tabac, sans livres ni papier devant lui, il composait de mémoire des pièces qui se sentaient de ses lectures. Ses devanciers travaillaient à la lumière du soleil, cette joie des yeux, comme l’appelle Bossuet ; lui, il ferme ses fenêtres en plein jour et travaille aux bougies ; puis, sortant de cette retraite, dans son jardin, l’habit bas, il marche à pas inégaux, déclamant ses vers à voix haute, au grand effroi de son jardinier. Il ne faisait pas de plan ; on n’en cite qu’un qu’il ait écrit, c’est celui de Xerxès. Autant valait le laisser flotter dans sa vaste mémoire, puisqu’en le fixant sur le papier, il n’a pas su voir par où il péchait. Racine disait : « Je n’ai plus que les vers à faire. » Pour Crébillon, les vers faits, il restait à faire la pièce.

D’un poète si singulier, il ne pouvait manquer de sortir du nouveau.

Il devait sortir un Catilina en sept actes, où l’on eût vu en action la scène du serment et la coupe de sang humain promenée à la ronde. Au moment de mettre la pièce au jour, Crébillon recula.

Il devait sortir une tragédie romanesque, Cléomède, dont chaque acte se terminait par une catastrophe. Ce fut la dernière rêverie d’un octogénaire dont les mains défaillantes venaient de laisser tomber le Triumvirat.

En fait de nouveau, nous n’avons donc eu de Crébillon que des promesses ou des menaces. Ces vastes pièces, ces catastrophes à la fin de chaque acte, sont demeurées au fond de sa mémoire et ont péri avec lui. Les ouvrages qu’il a donnés au théâtre ne quittent pas les voies de la tragédie classique. Les conversations y sont aussi longues et le paraissent bien plus, parce que les personnages nous parlent trop d’eux et pas assez de nous. Des trois unités, Crébillon en observe au moins deux : celles de temps et de lieu. Pour l’unité d’intérêt, il y est moins fidèle : c’est le plus difficile de l’art, et l’habileté n’y peut suppléer le génie. Le spectateur veut bien ne pas regarder de trop près aux moyens dont se sert le poète pour faire rencontrer ses personnages au même lieu et dans le même temps ; mais il ne consent ni à s’intéresser à plusieurs personnages à la fois, ni à s’intéresser médiocrement au principal.

La seule invention de Crébillon, ce fut de forcer l’un des deux ressorts de la tragédie classique, la terreur. Il avait pris pour modèle le cinquième acte de Rodogune et ses beautés si périlleuses. Il définissait la tragédie « une action funeste qui doit conduire les spectateurs à la pitié par la terreur. »

Il est vrai qu’il ajoute : « avec des mouvements et des traits qui ne blessent ni leur délicatesse ni les bienséances. » Voilà pourquoi il a fait enlever par Thyeste aux autels mêmes la femme d’Atrée. Dès lors la haine d’Atrée n’est plus une haine de frère, mais la vengeance d’un mari à qui on a enlevé sa femme. « Je l’ai mis, dit Crébillon, dans le cas du mari de la Coupe enchantée 43. » C’est ce qu’il appelle accommoder la terreur à la délicatesse des spectateurs et aux bienséances. Par un accommodement du même genre, au lieu de Thyeste buvant le sang de son fils, nous en sommes quittes pour voir la coupe dont Thyeste n’approche même pas les lèvres. Ainsi, Crébillon concevait ou empruntait à la Fable un caractère et une action atroces ; et pour les faire passer au théâtre, il altérait le caractère ou adoucissait l’horreur de l’action par des atténuations de pure fantaisie.

Cette terreur mitigée, cette terreur qui se défie d’elle-même, qui désire ménager les bienséances, n’est pas un moyen dramatique sérieux. Quant à la terreur de la tragédie grecque, celle qui faisait accoucher en plein théâtre les femmes d’Athènes, nous ne voulons pas de ses émotions, parce qu’elles coûtent trop cher au goût. Il existe, pour ceux qui prisent les violentes secousses au théâtre, un genre de pièces où il n’est pas toujours prudent de conduire une femme grosse : c’est le mélodrame. L’idéal qui apparaissait à Crébillon, à travers les bouffées du tabac, ne serait-ce pas le mélodrame d’aujourd’hui ?

Notre goût a réduit la terreur tragique à ce qu’elle doit être pour que les nerfs n’y aient pas plus de part que l’esprit. L’approche d’une catastrophe qui n’est guère moins prévue que redoutée, une sorte de crainte qui nous instruit en même temps qu’elle nous trouble, voilà la terreur telle que l’entendent les maîtres de notre théâtre. Le Cid, Polyeucte, Cinna, presque tout Racine, sont en dehors de la théorie de Crébillon. Est-ce qu’il y a chez nos grands tragiques de la terreur pour les nerfs ? Je n’y vois que cette crainte réfléchie qu’ils ont découverte, non dans les livres d’Aristote, mais dans le cœur humain. Nous ne sommes assurément ni si passionnés, ni si peu maîtres de nous que certains de leurs personnages ; mais, en revanche, ceux-ci ne sont pas si transformés par la passion que nous ne reconnaissions en eux des frères en faiblesse et en misère. Quand nous les voyons sur le point de se perdre, il y a dans notre crainte comme un aveu secret que nous pourrions bien courir le même péril, si nous avions un pied sur la pente d’où ils vont se précipiter.

Malgré ses mauvaises doctrines et ses mauvais exemples, si Crébillon est moins qu’un homme de génie, il est plus qu’un homme de talent. La Muse qui souffle les belles paroles à l’oreille des hommes de génie lui a inspiré, parmi tant d’exagérations, des vérités de passion et de sentiment, et, parmi tant de personnages de fantaisie, des ébauches de caractères. La langue de la tragédie, qui déjà paraissait épuisée, se renouvelle sous sa plume. Les bons vers de Duché, de Lafosse, de Thomas Corneille, ont le tort d’en rappeler de meilleurs ; ce sont de bonnes monnaies, mais les profils en sont émoussés. Ceux de Crébillon semblent partis de la main de Corneille et de Racine. Ce sont des pièces du même or, frappées et mises en circulation le même jour.

Dans Rhadamiste et Zénobie, son principal titre, non seulement de très bons vers nous rendent la langue des maîtres, mais des actes entiers, des caractères vivants nous rappellent leurs créations. Rhadamiste ne serait pas un indigne frère du Cid, et Zénobie est la sœur de Pauline. Ce sont des membres de la famille héroïque dont Corneille est le père. Aux sentiments comme au langage, je reconnais la race cornélienne. Crébillon, d’ordinaire si incorrect, et qui semble recevoir ses mots de la rime, les a tirés cette fois de son cœur et de sa raison. Et, chose remarquable du plus rocailleux de nos poètes, l’impression dernière qui nous reste des vers de Rhadamiste et Zénobie, est une impression d’harmonie : tant il est vrai que cette qualité, au lieu d’être un don personnel, est l’effet nécessaire de toutes les autres qualités du langage réunies.

En imaginant la théorie de la terreur, Crébillon n’avait trouvé qu’un paradoxe : ceux qui l’en louaient de son temps comme d’une nouveauté durable, n’avaient trouvé qu’un moyen de plus de chagriner Voltaire. Son meilleur ouvrage est un éclatant démenti à sa théorie.

§ III.

DE L’Œdipe DE VOLTAIRE. — QUELS PERFECTIONNEMENTS LUI DOIT LA TRAGÉDIE.

Huit ans après Rhadamiste et Zénobie, une très belle scène dans une pièce médiocre, plus de beaux vers que de bons, faisaient applaudir, à la représentation d’Œdipe, un poète de vingt ans. Voltaire était poète par la jeunesse, par sa vive admiration pour les chefs-d’œuvre du dix-septième siècle. Il a fait plusieurs fois aussi bien que cette belle scène ; je doute qu’il ait fait jamais mieux.

Comme poétique de la tragédie, il n’y a rien à ajouter aux enseignements de ses préfaces, à ses jugements sur ses prédécesseurs, à tant de pensées profondes, écrites, comme en se jouant, dans ses lettres, où elles semblent n’être que des grâces du style épistolaire.

L’esprit de cette poétique n’est pas l’application étroite d’une théorie. Voltaire trouve du bon à prendre partout, même dans Shakspeare qu’il eut le tort de traiter de barbare. Mais ses modèles les plus proches, ce sont Corneille et Racine. Tandis que Lamotte, qui n’avait que de l’esprit, croit, la tragédie épuisée, et propose, pour rajeunir cette reine de l’art, de lui ôter sa couronne, la langue des vers, Voltaire, qui avait du génie, juge qu’il n’y a rien à tenter de durable hors de la grande voie tracée par ses devanciers.

Il recommande la vérité des caractères, le développement des passions, l’unité d’intérêt et de temps, sinon de lieu, enfin, la perfection des vers pour faire durer tout le reste.

Mais s’il ne veut pas d’autres modèles de la tragédie que les pièces de Corneille et de Racine, c’est sous la réserve de les imiter librement. Il crut que plus de rapidité dans l’action produirait des effets nouveaux, que plus de spectacle ajouterait à la vraisemblance, que le plaisir des yeux rendrait plus vif le plaisir de l’esprit. Seulement il fallait prendre garde qu’en donnant plus de place à l’action et à la pompe, on n’ôtât quelque chose à l’essentiel de l’art, et que pour être plus près du réel on ne s’éloignât du beau. Ainsi amendée par Voltaire, la poétique de la tragédie du dix-septième siècle est celle que nous tenons pour la seule vraie, après tous les exemples des Grecs, après ceux du dix-septième siècle, après les beautés supérieures d’un théâtre plus libre, celui de Shakspeare.

Cette part nouvelle faite à l’action et au spectacle rendait nécessaire une double réforme du théâtre.

On avait abusé longtemps des tirades et du monologue, la plus longue de toutes ; Voltaire raccourcit la tirade, réduisit le nombre des monologues, puis les supprima tout à fait. Par là les acteurs devaient ressembler de plus en plus à des personnages qui agissent, à des peintures vivantes, comme les voulait Voltaire.

Pour ajouter à la vraisemblance par plus de spectacle, il fallait une scène entièrement libre, d’où l’on vît venir les acteurs de loin ; assez vaste pour rendre les aparté vraisemblables : il fallait qu’on pût voir dans le fond de la scène des rochers, des précipices ; à l’horizon, des tentes, et « Julie dans l’enfoncement, couchée entre des rochers44. » Ce point gagné, il fallait plus de richesse dans les costumes, des décorations souvent renouvelées, des bûchers, des flammes d’alcool, du tonnerre, des éclairs, des comparses pour représenter les foules. Voltaire demanda et obtint tous ces changements. On lui doit la liberté de la scène, l’éclat des costumes, premier pas vers l’exactitude historique, la pompe des décorations. Pour la liberté de la scène surtout, il eut fort à faire. Ce n’était pas chose facile d’en renvoyer les gentilshommes, pour qui c’était un privilège de leur rang d’y voir la pièce assis sur des banquettes, et de s’y faire voir. Voltaire y réussit45.

Ce sont là des innovations durables et à l’honneur de Voltaire. Mais ces libertés données à l’art avaient leur péril. Dans une réforme de ce genre, où s’arrêter ? Comment faire que l’attention du spectateur ne dégénère pas en curiosité impatiente ? Comment amuser les yeux sans distraire les esprits ? Le public qui ne sait pas se partager entre deux plaisirs, n’aide guère le poète à trouver cette mesure. L’action qui l’emporte le rend indifférent aux discours qui veulent le ramener sur lui-même, en mêlant de la réflexion à son plaisir.

On en vit plus d’une preuve au temps même des réformes de Voltaire. Peu de personnes ont lu l’Hypermnestre de Lemierre. Je ne sais pourtant si Zaïre fut plus applaudie. A quoi Lemierre dut-il son succès ? A une scène de la fin, où l’on voyait un poignard levé sur Danaüs. Tout le monde tremblait. On le croyait mort. Point. Il était sauvé et son assassin tué. La Veuve du Malabar, du même Lemierre, fut d’abord froidement accueillie, parce qu’au lieu d’être brûlée sur la scène, elle descendait dans un trou où l’attendait le bûcher. A ce trou, Lemierre substitua un bûcher véritable sur lequel montait son héroïne ; on courut à la pièce avec fureur. Un récit de la pomme eût fait tomber son Guillaume Tell ; la scène en action le fit réussir.

Voltaire lui-même est l’exemple le plus éclatant du péril de ses propres nouveautés. Trompé par son succès, il finit par mettre l’action et le spectacle au-dessus du reste, et il appela les tragédies de ses devanciers de longues conversations en cinq actes. Lui qui estimait assez peu les anciens, faute de les connaître à fond, il les trouvait fort bons à imiter dans la pompe de leur théâtre. Il transportait, sans s’en apercevoir, l’opéra sur la scène tragique. « Olympie s’élance sur le bûcher aux yeux de ses amis épouvantés et des prêtres, qui tous ensemble sont dans une attitude douloureuse, empressée, égarée, qu’annonce une marche précipitée (quel luxe de pantomime !), les bras étendus et prêts à courir au secours. » « Toutes ces peintures vivantes, ajoute-t-il, formées par des acteurs pleins de feu et d’âme, pourraient donner quelque idée de la terreur et de la pitié. » Ainsi la terreur et la pitié, au lieu de naître et de s’accroître à mesure que la pièce se noue, ne sont plus que des secousses subites et inattendues, provoquées par des effets de théâtre.

Ce besoin d’acteurs pleins d’âme et de feu pour des peintures vivantes, trahit le penchant croissant du poète à chercher l’effet du poème dans le secours de ceux qui l’interprètent. Au lieu de se faire le juge de la pièce qu’il compose, il s’en fait en idée le spectateur frivole. Il est utile sans doute que le poète donne des indications aux acteurs ; mais les bons ouvrages sont ceux qui forment les bons acteurs par la secrète vertu de leurs beautés. Je doute que Racine en eût plus appris à Talma sur la manière de jouer ses pièces, que Talma n’en apprenait tout seul dans la méditation de Racine, en ce temps si cher à nos souvenirs, où le grand acteur, tour à tour Mithridate, Néron, Oreste, Achille, Joad, eût étonné l’auteur de ces sublimes créations.

La pente était rapide, et Voltaire y était emporté par sa gloire. Il n’en resta pas à ses premières insinuations contre le théâtre de ses devanciers ; il s’émancipa peu à peu du principe salutaire qu’il faut écrire pour être représenté et lu, et il fit passer le parterre avant le lecteur. Plus il travaille, ou plutôt plus il réussit, plus il est frappé des imperfections de l’ancien théâtre, plus il se plaint des inconvénients, des entraves, noms que donnent aux règles et aux fortes disciplines les esprits qui se relâchent. Le voilà qui se choque du prosaïsme de notre poésie, et qui extrait du théâtre de Racine quinze ou vingt vers médiocres pour s’autoriser à écrire plus hardiment. Il veut qu’on ne rime que pour les oreilles : « Il faut des lois sévères, dit-il, — concession que font tous ceux qui vont prendre des licences ; — mais non un vil esclavage. » Comme si rimer maigrement aidait à penser plus fortement !

Ces attaques détournées contre les sévères conditions de l’ancien théâtre ne prouvaient qu’une chose : c’est que Voltaire cherchait des excuses pour y avoir manqué. Sa critique de l’art de ses devanciers n’est qu’une apologie indirecte du sien. Voltaire, qui a eu du génie pour tant de choses, n’avait pas tout le génie que veut chaque chose. Entre les beautés du fond et celles de la représentation, son penchant, pour ne pas dire sa faiblesse, le portait vers les secondes, vers la tragédie représentée, quoique tout d’abord ses excellents jugements sur ses prédécesseurs, ses exclamations sur Racine, lussent tout en l’honneur de la tragédie lue. Il est même remarquable que, tout en préférant, jusqu’à l’injustice, Racine à Corneille, il ait plus imité les intrigues compliquées du second que la simplicité des plans du premier, et plus souvent les incertitudes de la langue de Corneille que la pureté et la hardiesse contenue de celle de Racine. Quand il juge l’art de ses prédécesseurs, il ne voit rien de plus beau que le développement des caractères par le dialogue. Veut-il justifier son théâtre, ces développements, ces dialogues deviennent des « conversations trop longues », que les étrangers ont raison de reprocher au théâtre français.

C’est à la scène que Voltaire a tous ses avantages ; il faut le juger en spectateur pour lui donner tout son prix. Si nous n’avons pas le plaisir de voir la passion se former au fond du cœur de ses personnages, croître et s’exalter par sa lutte même avec l’intérêt ou le devoir, Se servir de l’esprit, de la raison, de la bonne foi même, pour se justifier, nous voyons des actions qui se précipitent, des péripéties imprévues, des coups d’épée qui tranchent les situations. Tout en pressentant la fragilité de cet art, sa grâce et son éclat nous éblouissent.

Le spectacle déployé au théâtre avec discrétion est une ressemblance de plus avec la vie. Nous voyons les personnages plus au vrai, les voyant, pour ainsi dire, chez eux. Une certaine image des arts et de la civilisation, à l’époque et dans le pays où se passe l’action, ajoute à l’effet dramatique le profit d’une notion d’histoire. Elle donne à la pièce une date, au spectateur le relief d’un homme instruit. Enfin, quand on me fait voir, « dans cette île où les triumvirs firent les proscriptions et le partage du monde, la scène s’obscurcir, les éclairs sillonner la nue, et Julie paraître dans l’enfoncement, couchée entre des rochers46 », je m’y prête très volontiers, pourvu que le tonnerre ne soit pas une machine qui remplace la terreur ; que la scène ne s’obscurcisse pas pour porter dans mes sens un trouble que la pièce ne porte pas dans mon esprit ; pourvu que cet enfoncement, ces rochers, où est couchée Julie, ne la dispensent pas de me dire en un beau langage ce qu’elle a dans le cœur.

La représentation donne au théâtre de Voltaire un dernier avantage ; elle dérobe au parterre les fautes de l’exécution. Tant de facilité et d’abondance désarme le goût. La scène agrandie fait voir le poète de plus loin, et l’on sait que le respect est plus grand pour les choses éloignées. Des acteurs habiles, de beaux décors, des costumes brillants, le visage d’une Gaussin, sont comme autant de séductions qui nous empêchent d’aller droit à la pièce, et notre esprit est au moins amolli quand il la juge. Qu’est-ce qu’une froide épithète de plus ou de moins dans ce torrent de vers brillants, une mauvaise rime dans ces tirades roulantes, une fausse métaphore dans cet éclat ? Nous allons au théâtre pour être touchés ou amusés, non pour nous mettre à l’affût des incorrections du langage ni pour éplucher des rimes. A la lecture, nous ne sommes pas si accommodants. Le poète n’a plus d’intermédiaires entre nous et lui, ni d’enchanteurs pour nous corrompre, ni le débit et le geste d’un Lekain pour donner de l’accent et du corps à des pensées faibles ou vagues, ni les yeux et la voix d’une Clairon ou d’une Lecouvreur pour prêter de la tendresse à des développements de rhétorique. Il s’en faut que cette seconde épreuve soit aussi favorable à Voltaire. Mais avant de dire par où il pèche, je voudrais m’arrêter un moment sur ses beautés.

§ IV. Zaïre et Mérope.

Il ne faut pas chercher si l’action dans Zaïre et dans Mérope est simple et sans incidents romanesques, si les personnages sont mis en présence par la passion ou par des combinaisons arbitraires ; si c’est la logique des caractères ou le fil des marionnettes qui les fait entrer ou sortir. Laissons-nous aller, et puisque les deux pièces marchent et intéressent, qu’importe que ce soit au prix de quelques convenances qui, pour rendre l’effet plus légitime, l’auraient rendu moins puissant ?

Il n’y manque pas non plus de ces coups de théâtre que Voltaire veut dans la tragédie. La reconnaissance de Lusignan et de sa fille, dans Zaïre ; l’arrivée du vieux Narbas, dans Mérope, au moment où la reine va frapper Égisthe, sont des effets admirables ; on ne leur demande pas s’ils sont conformes aux règles. L’émotion n’est pas trop chèrement payée par le léger tort que peut faire à l’art l’irrégularité du moyen.

Cependant, ce n’est ni l’action ni les coups de théâtre qu’on admire le plus dans Zaïre et dans Mérope : ce sont les caractères. Ces caractères vivent ; nous les connaissons, nous les aimons.

Zaïre est un des plus touchants caractères de la scène. Elle a toute la pureté d’une jeune fille vertueuse, et pourtant elle meurt comme une coupable ; triste exemple du ravage des passions, qui dévorent même ceux à qui elles n’ont pas ôté l’innocence. Zaïre aime ; rien ne lui en fait un crime ; seule, sans appui, esclave d’un prince qui veut élever sa captive jusqu’à lui, son amour pour Orosmane est à la fois une passion et un bon sentiment. On lui a dit, à la vérité, qu’elle est née de parents chrétiens, et la croix qu’elle porte sur son cœur ne laisse pas de la troubler par moments ; mais l’amour est le plus fort, et la pièce en commençant nous la montre heureuse de la meilleure sorte de bonheur, le bonheur qu’on espère.

Les événements du drame lui apprennent tour à tour qu’elle est chrétienne, de la race des anciens rois de Jérusalem, fille du dernier Lusignan, que son père vit encore. Elle le voit ; il l’exhorte avec l’autorité du sang, des cheveux blancs, de la mort qui s’approche, à confesser la foi chrétienne. Elle la confesse ; c’en est fait : la voilà désormais placée entre deux devoirs incompatibles : aucun ne cédera ; c’est elle qui sera brisée.

Cependant, tout n’est pas dit encore. Cette loi chrétienne, quelle est-elle ? La religion de Nérestan et de Lusignan interdit-elle à Zaïre d’être la femme d’un vainqueur généreux qui n’a voulu l’obtenir que d’elle-même ? Nérestan lui ôte toute espérance ; cette union serait un crime digne du poignard. Elle résiste à y croire ; elle montre quelque étonnement d’avoir à se reprocher jusqu’à sa reconnaissance pour Orosmane, et d’être forcée de haïr celui qu’elle aime. Mais l’ardeur de Nérestan ne la laisse pas respirer. Le devoir parle d’ailleurs ; à peine a-t-il apparu aux âmes bien nées, qu’il y règne en maître. Zaïre a fait son sacrifice ; ce cœur si tendre jette un dernier cri :

Pardonnez-moi, chrétiens, qui ne l’aurait aimé ?

Zaïre ne peut plus être à Orosmane ; mais elle l’aime encore. Il vient, il la presse ; il prend ses hésitations pour l’embarras de la pudeur. Zaïre balbutie ; sa foi n’est pas celle de Polyeucte, qui s’anime par son abondance et se fortifie par ses subtilités même. C’est la foi d’une fille obéissante ; elle croit par respect pour son père et par honneur domestique. Aux instances d’Orosmane elle ne sait que répondre ; elle demande que le mariage soit différé et elle s’enfuit. Cette fuite n’est pas une difficulté éludée ; c’est un trait de génie, comme, dans le tableau de Timanthe, le voile jeté sur l’indescriptible visage d’un père qui pleure.

Le drame voulait une dernière explication entre Orosmane et Zaïre ; la vérité voulait un dernier combat. Zaïre a juré à Lusignan qu’Orosmane ne saurait pas le secret de ses parents retrouvés et de son baptême clandestin ; elle tiendra son serment.

Mais, elle ne veut pas que son amant la soupçonne d’infidélité. Que va-t-elle dire ? La foi qui devient de plus en plus impérieuse, le sang que chaque minute fait parler plus haut, peuvent bien arrêter sur ses lèvres tremblantes les paroles trop tendres ; mais ils ne la forceront pas à simuler la trahison ou l’indifférence. Il faut qu’elle désespère Orosmane sans le tromper. Déchirée, entre des devoirs contradictoires, la piété filiale, la religion, un amour né de la reconnaissance, l’infortunée ne voudra manquer à aucun ; mais, quand Orosmane la frappera, elle sentira sans horreur la pointe du poignard qui doit lui ôter avec la vie le regret de ce que sa vertu lui aura coûté.

Mérope est peut-être une création moins originale que Zaïre. Je voudrais qu’elle me fît moins penser à Andromaque à qui elle emprunte la fidélité de la veuve, à Clytemnestre dont elle imite l’orgueil. Je lui voudrais un esprit plus profond et plus politique. Une reine, une veuve de roi, une mère qui voit l’héritage de son fils convoité par un Polyphonte, a plus pensé, plus senti, et doit en savoir plus sur le cœur humain que Mérope. Quand Polyphonte la force de choisir entre sa main et la mort d’Égisthe, je regrette qu’elle n’ait rien de l’innocente habileté d’Andromaque, faisant servir au salut de son fils la passion qu’elle inspire à Pyrrhus. Quand la vie d’Égisthe est menacée, je regrette qu’à l’exemple de Clytemnestre défiant Agamemnon d’arracher sa fille d’entre ses bras, elle ne rende pas à Polyphonte menace pour menace, et ne sache pas en même temps prier et se faire craindre. Elle dit plus d’une chose vaine :

Quoi ! ce jour que j’abhorre,
Ce soleil luit pour moi ! Mérope vit encore !

et plus loin :

Ne m’ôtez pas la douceur de le voir ;
Rendez-le à mon amour, à mon vain désespoir.

C’est peut-être de la rhétorique maternelle ; j’y cherche vainement l’éloquence d’une mère. L’âme de Voltaire n’était pas assez tendre pour inventer dans un ordre de sentiments où l’imagination n’est d’aucune aide. Un génie brillant, le feu de la poésie, les souvenirs de quelque amour de jeunesse, c’est assez pour créer Zaïre. Il fallait le génie profond et la tendresse de Racine pour faire parler un cœur de mère.

Enfin, pour épuiser les réserves, l’action marche, les situations se compliquent, sans que le caractère de Mérope se développe. Il est, au cinquième acte, ce qu’il était au premier, uniforme, plutôt que conforme à lui-même, comme le veulent les maîtres, et comme l’exige la vérité dramatique. La surface de ce cœur semble seule troublée. Le péril qui s’accroît, le dénoûment qui s’approche, n’en font sortir aucun accent inattendu. Il y a même lieu d’admirer l’industrie avec laquelle le poète diversifie par les jeux de scène l’expression d’un sentiment qu’il n’a pas su varier en l’approfondissant.

Cependant la tristesse de Mérope, à la fois noble et tendre, son indifférence pour la possession d’une couronne qui ne doit pas passer sur la tête de son fils, l’ennui qu’on lui cause en lui parlant des intrigues de Polyphonte au milieu de ses angoisses sur le sort d’Égisthe, ce vide du pouvoir suprême pour une mère qui craint de n’avoir plus de fils, voilà des traits de nature ; et si la Mérope de Voltaire n’est pas une de ces vigoureuses créations auxquelles le génie du poète donne une existence historique, c’est du moins une admirable esquisse.

§ V. Des défauts du théâtre de Voltaire et de leurs causes.

Voltaire n’a rien fait de meilleur que Zaïre et Mérope. Ce sont deux peintures de maître, l’une à la fresque et l’autre à l’huile. S’il fallait donner la préférence, j’aimerais mieux la peinture à la fresque. Ces vers de Zaïre, qui ne coûtèrent que vingt jours de travail, valent mieux que les vers si souvent retouchés de Mérope. Je ne serais pourtant pas si indulgent que la Harpe, qui ne trouve à relever dans Zaïre que dix fautes, soit de grammaire, soit contre l’élégance. Il fallait ou céder au charme tout à fait, ou savoir mieux s’en défendre ; et puisque la Harpe regardait aux fautes jusqu’à les compter, il eût pu se montrer meilleur gardien de la langue et de la logique, sans rabaisser cette charmante création. Je conçois cependant que Zaïre l’ait ébloui ou désarmé ; mais qu’il n’ait compté dans Mérope que neuf fautes, tout juste une de moins que dans Zaïre, voilà qui est moins d’un critique que d’un auteur de tragédies qui sentait les vers d’autrui comme il faisait les siens. Il n’est pas besoin de savoir beaucoup de grammaire ni de Versification pour noter dans Mérope cent exemples d’impropriété ou d’incohérence. Y relever neuf fautes, c’est prétendre qu’à neuf vers près tout y est sentiment, trait de passion, vérité de cœur humain ; car les bons vers ne sont que ces choses-là bien exprimées. Or Voltaire lui-même, malgré sa complaisance pour Mérope, n’eût pas été dupe du compte de la Harpe.

Voltaire avait le sentiment de tout ce qu’il perdrait à la lecture. Il se l’est prédit en vers charmants. Il lui était impossible de s’excepter de son admirable bon sens. Il voyait par-delà ses succès le refroidissement venir, dès qu’on lirait ses pièces avec le goût qu’il avait lui-même contribué à former. Il appréhendait les retours de fortune, et il semble qu’il voulût les conjurer, en s’y offrant avec toutes les grâces d’une modestie à laquelle, d’ailleurs, il eût été imprudent de se fier. Il nous invite à le critiquer ; il se livre, moitié sincèrement, moitié avec le désir de n’être pas pris au mot. Il en a coûté à tels de ses contemporains d’avoir accepté l’invitation, et de ne s’être pas doutés que c’est pour se rendre d’autant plus inviolable, qu’un poète s’offre de lui-même aux coups. Pour nous, qui n’avons pas à craindre que Voltaire se moque de nous pour l’avoir cru sur parole, nous pouvons examiner impunément si, en faisant si bon marché de ses pièces, il n’a pas eu plus de clairvoyance qu’il ne croyait.

Le plus sensible de ses défauts, et pour ainsi dire le vice organique de son théâtre, c’est la faiblesse de la conception et le caprice des plans. On n’y sent pas la vérité historique. Je n’entends pas par là l’authenticité de l’événement qui sert de sujet à une tragédie, ni cette notoriété qui résiste au scepticisme d’un Niebuhr. Les traditions religieuses, les fables même, par leur conformité avec le cœur humain, ont autant de réalité historique que les faits de l’histoire proprement dite. Certains héros de la Grèce primitive, certains saints du moyen âge, en qui la critique s’évertue à chercher des mythes, sont historiques, parce que nous nous reconnaissons dans leurs pensées, dans leurs actions, dans leur grandeur même, pour peu qu’elle ne soit pas inaccessible. Ce que l’esprit humain tient pour vraisemblable, ce que le cœur humain tient pour vrai, voilà l’histoire. Le poète dramatique n’est lui-même qu’un historien qui commence où l’annaliste finit ; il raconte ce qui s’est accompli dans ce secret des cœurs, où les passions consomment leur œuvre et où l’annaliste ne pénètre pas. L’invention au théâtre ne doit être qu’une conjecture approuvée par la conscience du genre humain ; le plan, que la suite invincible des pensées et des actions, et comme la trace encore fraîche que les personnages ont laissée de leurs pas.

Dans le théâtre de Voltaire, l’invention n’est le plus souvent qu’une combinaison ingénieuse ; le plan, qu’un enchaînement arbitraire d’incidents imaginés dans le cabinet. Les événements n’y sont pas nécessaires comme dans l’histoire, et la moralité n’en a rien de plus imposant que celle d’un roman. Ce théâtre est trop son ouvrage ; les personnages sont trop ses enfants. Il en use comme de sa chose. Il les groupe pour en faire des contrastes, il les façonne à ses effets de scène. Il y a dans tout cela, malgré un esprit infini, je ne sais quoi qui sent la tragédie de collège. Je ne m’étonne pas qu’on ait joué longtemps dans les collèges le théâtre de Voltaire. Des écoliers bien appris pouvaient se tirer agréablement de rôles qui ne dépassent pas pour la plupart la force d’une composition de rhétorique.

Au lieu de la loi qui fait sortir les situations des caractères et la catastrophe du combat des passions, je vois quantité de petits expédients et de fils dans la main d’un machiniste très habile. Voltaire a pris trop souvent le cœur humain pour un moyen de théâtre parmi d’autres, et non pour la source unique de toutes les beautés comme de toutes les inventions dramatiques. Rarement il nous élève à cette hauteur d’où nous contemplons les choses humaines d’un regard qu’elles ne troublent pas, et où nous pouvons les sentir sans en être agités. Je retiens en vain un mot qui veut sortir ; les tragédies de Voltaire semblent toutes des ouvrages de jeunesse. Il n’y a pas mis tout ce qu’il savait du cœur humain ; il ne pensait guère qu’à échanger avec ses contemporains du plaisir contre de la popularité.

Nous voulons bien que les héros du théâtre aient plus d’esprit que nous, que leur sensibilité soit plus profonde, leur imagination plus riche, leur raison plus hardie que la nôtre ; qu’ils soient les premiers, mais les premiers parmi leurs pareils. Les personnages de Voltaire ne sont pas nos pareils ; j’en accuse plus d’un d’avoir moins d’esprit que son père et moins de cœur que nous. Ils ont beau nous faire mille avances, mille agaceries, nous parler la langue de nos préjugés : loin de nous abandonner avec eux, nous les discutons ; nous ne savons pas au juste à qui nous avons affaire. Ce ne sont pas là de vieilles connaissances, comme les personnages de Corneille et de Racine, ou ceux de ce Shakspeare, le père de tant d’immortels enfants en qui les derniers lecteurs de ses drames reconnaîtront des frères et des amis.

« Une des premières règles, dit Voltaire, est de peindre les héros connus tels qu’ils sont ou plutôt tels que le public les imagine47. » C’est en vertu de cette règle que nous refusons de reconnaître Mahomet, Cicéron, César, aux portraits défigurés que Voltaire en a tracés. Il n’y a là ni ce que nous savons de ces grands hommes, ni ce que nous en imaginons. Nul ne s’est représenté Mahomet sous les traits d’un charlatan qui se moque de lui-même et qui crie sa supercherie sur les toits. En quoi le maigre croquis du César de la Rome sauvée ressemble-t-il au plus grand homme de l’Italie ancienne et de l’antiquité ? Est-ce par quelques vers politiques que lui fait débiter Voltaire ?

Mais ces vers nous font penser à ceux de Cinna, et le César de Voltaire au César de Shakspeare.

Ce que le nom de Gengis-kan éveille d’images de guerre et de destruction, rendues plus grandes par l’immensité et l’inconnu de l’Orient, ne nous prépare guère au sauvage doucereux de l’Orphelin de la Chine, rappelant à Idamé qu’il l’a aimée sous le nom de Témugin, et l’invitant à divorcer avec Zamore pour devenir sultane ; car, remarque-t-il :

Le trône a quelques charmes,
Et le bandeau des rois peut essuyer des larmes.

Que Gengis-kan redevienne un moment Témugin, que Mahomet arrête sa course victorieuse pour parler d’amour à une esclave, soit : nous avons passé à Racine Mithridate amoureux ; ne soyons pas plus difficiles pour Voltaire. Mais encore faudrait-il que le reste de la pièce nous montrât Gengis-kan et Mahomet tels qu’ils sont ou tels que nous les imaginons.

Si j’ai le regret de voir Mithridate user d’une supercherie de comédie pour savoir le secret de Xipharès et de Monime, au moins je le retrouve, dans ses discours contre Rome, tel qu’il est, grand comme l’objet de sa haine ; et mon imagination est satisfaite. Quand le poète met en scène un personnage fameux, il éveille à la fois beaucoup de curiosité et quelque crainte ; on veut voir du grand, et l’on a peur que le poète ne reste au-dessous de ce qu’on attend. Il faut contenter cette curiosité et dissiper cette crainte. C’est ce que font Horace, Auguste, dans Corneille ; Mithridate, Agrippine, Néron, Phèdre, dans Racine. Ils sont égaux à leur renommée.

Voltaire a mieux réussi dans les personnages de son invention. N’y regardons pourtant pas de trop près. Plusieurs ne sont que d’agréables héros de roman ; on les voit volontiers une fois, mais on n’a pas envie de les revoir. Au surplus, Voltaire nous met bien à l’aise avec eux : « C’est de la crème fouettée », dit-il de Zulime. Il avait dit aussi de Mahomet ; « C’est du gros vin. » Pourquoi respecterions-nous plus son travail qu’il ne l’a respecté lui-même ? Il est vrai qu’il y a beaucoup de bon dans les deux choses auxquelles il compare ses pièces. La crème fouettée est un petit plat qui, offert à la fin du dîner, a son prix, et dans le gros vin il y a la force.

Parmi les personnages romanesques du théâtre de Voltaire, quelques-uns ont plus d’un père. Cideville, d’Argental et sa femme, Formont, d’Argens, madame du Châtelet, y ont contribué, ceux-ci par des additions, ceux-là par des retranchements. C’est de la tragédie qui se traitait par correspondance. On envoyait au poète des amendements à son plan et comme des membres qu’il ajustait à ses personnages, soit pour les accommoder au goût du jour, soit pour complaire aux gens avec lesquels il en partageait la paternité.

J’admire la Harpe de juger du même style doctrinal les pièces romanesques de Voltaire et les tragédies de Corneille et de Racine, et d’appliquer la même critique à d’aimables jeux de société et à des œuvres de marbre et d’airain ! Et n’est-il pas plaisant de voir Voltaire lui-même, dans ses charmantes lettres, donner des démentis aux pédants qui s’enflaient pour le louer ? La tendresse de l’auteur pour les vers qui viennent d’éclore, cette candeur du premier travail qui lui fait tenir pour bon tout ce qu’il vient d’écrire sincèrement, la contradiction, l’injustice des critiques et l’excès des louanges, tout cela pouvait tromper un moment Voltaire sur la valeur de son œuvre. Mais le goût reprenait le dessus, et Voltaire avait du goût même contre Voltaire. Quand Fréron le harcelait de la gloire de Corneille et de Racine, je comprends que par dépit il fût tenté de diminuer leur part pour grossir la sienne. Mais quand il se charge lui- même de faire la comparaison, il se traite plus durement que ses critiques, et dans la façon dont il plaisante ses pièces je sens une généreuse inquiétude. Autant Voltaire regimbe contre la correction qui lui vient d’autrui, autant il se ménage peu quand il se l’administre de ses propres mains.

Je n’ai rien à dire de cette livrée philosophique qui fait d’un bon nombre de ses personnages des encyclopédistes. Ce défaut a été assez relevé. N’oublions pas, après tout, que tel d’entre eux a rendu populaire plus d’une vérité utile. Ce que nous ôterions au poète, par amour de l’art, un historien de Voltaire aurait à le restituer au philosophe. On exposerait, d’ailleurs, à des représailles Corneille et Racine, qui, eux aussi, accommodent l’histoire à leur temps et font parler des Romains en théologiens et des petites-filles de Jupiter en chrétiennes. Seulement, chez ces deux grands poètes, les caractères restent vrais, en dépit de l’anachronisme. Dans Voltaire l’anachronisme est souvent tout le caractère de ses héros. Il fait la pièce pour une maxime, et les personnages pour la propager ; j’y vois des gens du dix-huitième siècle dont le nom seul n’est pas du temps.

Ce n’est pas le génie tragique qui a manqué à Voltaire ; c’en est, si je puis parler ainsi, la gravité. Il ne s’est pas assez défié de ses qualités merveilleuses ; il a été trop adonné à son temps. Au lieu de chercher ses sujets dans une profonde étude de l’histoire ou dans son propre fonds, il les recevait des passions ou des préjugés de ses contemporains.

Il écrit Mahomet « pour faire voir le danger du fanatisme » ; Marianne, parce qu’on pleure à Inès de Castro ; Zulime, pour essayer de fléchir un père qui ne voulait pardonner ni à son gendre ni à sa fille, mariés sans son consentement ; Sémiramis, Oreste, Rome sauvée, pour faire pièce à la Sémiramis, à l’Électre, au Catilina de Crébillon, qui s’imprimaient au Louvre aux frais du roi. Quant à Zaïre, elle est née du défi que lui porta Lamotte de composer une pièce toute d’amour. Il y répondit en vingt-deux jours. Cette fois c’était le cas de dire que le temps ne fait rien à l’affaire.

On ne peut pas douter que la légèreté de ces motifs n’ait été la principale cause de la faiblesse du théâtre de Voltaire. Il en est bien autrement des œuvres de Corneille et de Racine. Leur solidité s’explique par le choix libre et savant de leurs sujets. Pour Racine en particulier, c’est dans la méditation des historiens et des tragiques de l’antiquité, entre Tacite et Sophocle, qu’il cherchait les sujets de ses pièces, regardant l’homme tour à tour dans l’histoire, dans le cœur des maîtres de l’art et dans son propre cœur, essayant divers sujets, rejetant ceux où il aurait eu à mettre trop du sien, résistant à la tentation du poète dramatique de façonner le monde pour son théâtre, et l’homme pour le rôle qu’il lui fait. Un jour, pourtant, on lui commanda des sujets religieux. Il y était tout prêt. On l’invitait à épancher dans les derniers et les plus beaux de ses vers les trésors d’adoration, les tendresses chrétiennes, les souvenirs des saints livres, qu’il avait amassés pendant douze ans d’une vie employée à expier sa célébrité. En écrivant Esther et Athalie, il ne flattait pas une mode, il ne faisait pas sa cour à la religion ; c’est la religion elle-même qui demandait au plus humble de ses fidèles de lui consacrer ses grands talents, et qui lui permettait de purifier sa gloire en y ajoutant. Quel spectacle, et que j’aime à m’y reposer de la vue de cet autre grand esprit, esclave de son siècle pour en être applaudi, qui tour à tour se faisait le complaisant des préjugés du parterre ou faisait du parterre le complaisant de sa vanité !

Voltaire commettait encore la tragédie en se partageant, dans le même temps, entre ses pièces et des travaux de tout autre sorte. Cela flattait sa vanité de faire dire qu’en trois mois il avait composé la Mort de César et Eriphyle, et achevé l’Histoire de Charles XII. Il n’était pas rare qu’il menât de front trois ou quatre ouvrages. Tandis qu’il écrivait Alzire, il disputait à Euler un prix de physique. Le génie qui dépense ainsi ses forces peut répandre des lumières et des beautés sur tous les sujets ; mais il n’excelle en aucun, et j’ai bien peur qu’il ne soit ni assez physicien dans ses mémoires de physique, ni assez poète dans ses tragédies.

Cependant Voltaire voulait faire bien, et il croyait n’y rien négliger en corrigeant beaucoup48. Mais ces corrections, aussi rapides que sa première rédaction, ne fortifiaient pas son travail ; il enjolivait la façade d’une maison qui péchait par les fondements. Trompé par sa sévérité même, il pensait créer à nouveau ce qu’il ne faisait que rhabiller, et, en mettant sous le joug sa muse légère, il se flattait d’avoir trouvé le secret de joindre à l’éclat des ouvrages faciles la solidité des ouvrages travaillés. Pour dernier malheur, la plupart de ses retouches lui étaient suggérées par ses amis. Quand je le vois ajouter ainsi ou retrancher, sur des conseils que lui apporte le courrier du matin, sacrifier à d’Argental un trait, allonger une tirade pour Cideville, improviser pour madame du Châtelet un effet de scène, je me figure un peintre, au milieu d’amis invités à voir sa nouvelle toile, qui, debout, devant son tableau, la palette en main, ferait des retouches à toute réquisition. Certes, les amis de ce peintre pourraient admirer fort un ouvrage où chacun d’eux aurait mis du sien ; mais les connaisseurs feraient peu de cas d’une toile qui serait plutôt une succession d’ébauches superposées qu’une œuvre d’art.

§ VI. Du style de Voltaire dans ses tragédies.

Il est plus aisé de dire ce que n’est pas le style de Voltaire que ce qu’il est. Cette légèreté dans le choix des sujets, ces caresses au goût du jour, ces tragédies en collaboration avec tout le monde, ces corrections rapides, tout cela n’est guère compatible avec un style. On trouve dans les tragédies de Voltaire des exemples de toutes les qualités du style : force, douceur, délicatesse, coloris poétique ; on y cherche un style.

Quand on parle du style de Corneille, du style de Racine, tout esprit cultivé s’en fait une idée, et, à la différence de celui de Voltaire, il est plus aisé de dire ce qu’est ce style que ce qu’il n’est pas.

Ces deux grands poètes n’ont pas seulement le style de leurs sujets, ils ont un style personnel, et ce style c’est leur âme. L’âme de Corneille se nourrissait du grand. Le grand est le côté par lequel il voyait les choses humaines. Toutes les qualités prenaient cette forme à ses yeux, même la douceur dans un caractère de femme. Je m’explique par cette passion pour le grand, par cette vie de son esprit au sein du grand, ce qu’on raconte de sa candeur, de son ingénuité, de ses absences, de sa maladresse pour les choses de la vie réelle. S’il avait eu l’âme moins élevée, il eût flatté plus habilement Montauron. On l’a appelé le grand Corneille, comme on a appelé Louis XIV Louis le Grand, autant pour la grandeur de leurs œuvres que parce qu’ils ont aimé avant tout le grand. Cet amour se sent jusque dans les fautes du roi, jusque dans les plus faibles pièces du poète. Il survit au malheur, à la vieillesse ; les derniers actes de Louis XIV sont d’un héros, les dernières lueurs du génie de Corneille sont des vers sublimes.

Avec plus de sensibilité que Corneille, Racine avait, non pas plus d’esprit, mais un sentiment plus juste de la réalité. Racine voit tout, le grand où il se présente, les qualités mêlées qui sont plus de l’homme, le vrai, en un mot, dont le grand n’est que le genre le plus rare. Il en est un autre pourtant qui lui parle plus intimement : c’est le vrai des sentiments tendres. La même justice qui a donné à Corneille le nom de grand a dit le tendre Racine, non pour le réduire au mérite d’avoir bien exprimé la tendresse, mais parce que c’est sa qualité dominante. Si ce titre n’en dit pas assez pour tout ce que Racine a fait, il en a un second, c’est celui de grand poète. Il a tous les talents et toutes les ressources de l’auteur dramatique, et de plus il est poète. Qu’est-ce donc que cette poésie qui répand sur le style les couleurs et l’harmonie, et qui fait parler poétiquement les personnages, sans qu’aucun d’eux sente son poète ? Je ne m’aventurerai pas à le définir. Le grand poète Racine dit tout cela.

Le trait caractéristique du style de Corneille est la simplicité. Grandeur et simplicité sont choses qui vont ensemble. On ne s’avise pas de remarquer la simplicité dans un discours ordinaire ; on n’en est averti que là où la grandeur des pensées fait contraste avec la simplicité des mots. Comme il n’y a pas de gens qui se mettent plus à l’aise que les grands hommes, il n’y a pas de discours qui soit plus simple que le sublime.

La simplicité des héros de Corneille me rappelle celle de César dans ses Mémoires. Ce qui s’y voit de grand, ce sont les actions ; la simplicité des paroles, au lieu de les dérober, les fait paraître plus grandes. César avait assez d’esprit pour les enfler, s’il eût voulu, par le discours ; mais il avait une idée trop exquise de la gloire pour être tenté de se vanter, et il a raconté simplement des choses prodigieuses, sachant bien qu’il donnerait à l’homme de guerre tout ce qu’il ôterait à l’écrivain.

Voltaire a des vers simples qui ont la précision et la plénitude de sens de ceux de Corneille ; il en a de tendres, il en a de poétiques, comme Racine. C’est même une de ses mille qualités d’avoir su imiter ce qu’il admirait. Mais ces beaux échantillons de style ne suffisent pas à donner à son discours un corps et un caractère. Tous les vers de Voltaire semblent être des expédients. Là où les pensées sont fortes, ces expédients sont des beautés, ailleurs, c’est une phraséologie d’emprunt, dont Voltaire se serait moqué dans les ouvrages d’un autre. Piron disait d’une pièce de Voltaire qui n’avait pas réussi : « Il voudrait bien que j’en fusse l’auteur » ; mot charmant, parce qu’il contient à la fois une épigramme contre le poète tombé et un hommage au goût du critique. En effet, Voltaire désintéressé ne se trompe guère en fait de style. Nul n’a mieux vu chez les autres ses propres défauts.

On a trouvé un mot pour caractériser le style de ses tragédies ; c’est le mot brillant. Voltaire est le père du style brillant. Comme on dit le grand Corneille, le tendre et le grand poète Racine, on dit le brillant auteur de la Henriade et de Zaïre. C’est beaucoup sans doute, et n’est pas brillant qui veut ; mais c’est trop peu pour la durée. Où la pensée est solide, le sentiment juste et profond, le style ne brille pas ; il pénètre, il frappe, il échauffe. Les sentiments superficiels, les pensées spécieuses appellent le style brillant, avec le cortège des mille fautes secrètes dont il fourmille. Je le compare aux feux d’artifice : il éblouit plus qu’il n’éclaire, il éclaire plus qu’il n’échauffe, et avec la dernière fusée le souvenir s’en évanouit. Il ne reste qu’un certain étonnement d’une invention si ingénieuse.

§ VII.

DES IMITATEURS DU THÉÂTRE DE VOLTAIRE : DE BELLOY, GUYMOND DE LA TOUCHE, 8AURIN, LA HARPE, MARIE-JOSEPH CHÉNIER. — TENTATIVE POUR RÉGÉNÉRER LA TRAGÉDIE : DUCIS, LEMERCIER.

La tragédie de Voltaire devait avoir beaucoup d’imitateurs. Il ne fallait que de l’esprit pour imiter la légèreté de ces conceptions, l’artifice de ses effets de scène, ses personnages romanesques qu’il ne réussit pas à rendre historiques, ses personnages historiques qu’il rend romanesques, Il ne fallait qu’un peu de talent pour attraper quelque chose de sa manière brillante. C’est par là surtout que les imitateurs étaient séduits. Le style brillant paraît plus beau que le style vrai, et il est plus facile ; nous y sommes donc attirés à la fois par notre vanité et notre paresse. Aussi Voltaire fit-il souche féconde.

A peine de tant de tragédies imitées des siennes est-il resté quelques vers brillants ; encore ne faut-il pas s’y arrêter : en les regardant, on les dissipe. Ce sont les fusées de tout à l’heure, après lesquelles les ténèbres sont plus noires.

Les imitateurs de Voltaire, et lui tout le premier, nous ont gâté le vers alexandrin. Il faut des sentiments généraux et profonds pour une forme que la plénitude du sens fait trouver si simple, que des pensées vagues ou communes font trouver si vide ; il faut des diamants pour de pareils chatons. L’alexandrin est insupportable dans des scènes romanesques, où des personnages indécis nous parlent des petites contrariétés qu’il a plu au poète de leur donner, ou ne savent pas nous parler des grandes affaires que les événements leur ont mises sur les bras. « Qu’est-ce qu’un roman mis en action et en vers ? » disait excellemment Voltaire49. Rien, même avec le talent de Voltaire.

Telle est toutefois la difficulté de ce grand art et la séduction des beaux vers, ne fussent-ils que brillants, que l’œuvre des imitateurs de Voltaire doit être mentionnée avec honneur dans une histoire des lettres françaises. On n’est pas un poète tragique même de troisième ordre sans avoir beaucoup de talent ; on n’a pas beaucoup de talent sans avoir exprimé en perfection quelques vérités du cœur humain, c’est-à-dire sans avoir eu par accident ce que l’homme de génie a d’habitude. La critique peut parler sévèrement des tragédies médiocres, en les comparant à l’idéal ; mais dans sa sévérité pour l’œuvre, elle doit faire sentir son estime pour l’ouvrier, et ne jamais perdre de vue ce qu’il faut de mérite même pour ne pas réussir, et tout ce qui sépare le talent de produire du talent de juger.

Une histoire spéciale du théâtre trouverait à louer plus d’une beauté dans le Spartacus de Saurin, dont Voltaire trouve les vers duriuscules. Elle ferait une place honorable à l’auteur d’une ou deux scènes de l’Iphigénie en Tauride, Guymond de la Touche, mort trop tôt peut-être. Elle aurait aussi quelques louanges pour le Siège de Calais de de Belloy, dont Voltaire disait : « Il a besoin d’un succès, il est mon ami. » J’ai rappelé à quels effets de scène Lemierre avait dû le succès de son Guillaume Tell et de sa Veuve du Malabar ; une histoire du théâtre y trouverait à louer autre chose, que la pomme et le bûcher. Enfin, elle rendrait justice à quelques tirades élégantes de Warwick et de Mélanie, tout en ne voyant dans ces pièces que de pâles témoignages de la prétention de la Harpe à l’universalité de Voltaire.

Le dernier de ses imitateurs, Marie-Joseph Chénier, paraît le moins loin du maître. Il avait des talents, et de plusieurs sortes ; aucun dans un degré supérieur. Il n’était point incapable de politique ni d’affaires ; il avait beaucoup de cet esprit qu’il a si bien défini :

Esprit, raison qui finement s’exprime.

Versificateur ingénieux, il ne quitte guère la rhétorique, mais il n’en abuse pas. Un peu plus qu’habile dans la prose où il a de bonnes pages, sensées et d’un style ferme, il avait de l’adresse, de la pratique, et ce goût vif pour les arts qui en donne quelquefois le talent. D’ailleurs assez peu poète ; le poète de la famille est André.

Le meilleur ouvrage de Marie-Joseph est posthume. C’est son Tibère. Au collège, Tibère ne me paraissait qu’un peu au-dessous de Britannicus. A cet âge-là on sait trop peu la vie pour discerner la vérité dramatique de ses apparences. Les événements artificiels, les incidents extraordinaires, plaisent à l’imagination des jeunes gens ; les fautes spécieuses, les impropriétés cachées, échappent à leur insuffisante connaissance de la langue. Tibère est d’ailleurs un échantillon du style brillant, et le brillant c’est l’amorce où la jeunesse se laisse prendre. Aussi admirai-je Tibère, outre que la politique du temps50, qui s’insinuait dans nos collèges et nous y divisait en partis, donnait à tout le mal que Chénier dit du vieux tyran de Caprée le piquant de l’à-propos.

J’ai lu Tibère une dernière fois, dirais-je pour la dernière fois ? — voulant le juger sur une impression récente. Les gens désappointés ne sont pas bons juges. Je ne voudrais pas m’appesantir sur cette pièce qui ne doit pas porter la peine de ce que je l’ai admirée. Il ne faut pas être ingrat, même envers les illusions perdues. Mais la vérité veut que je remarque par quel étrange et mélancolique retour ce qui nous a le plus séduits dans la jeunesse est ce qui choque le plus notre âge mur.

Je n’ai rien retrouvé en moi de ce qui m’avait fait goûter ce vernis de politique révolutionnaire, d’antiquité romaine fraîchement apprise, répandu sur une pièce que Chénier, appelé à un poste dans l’instruction publique, écrivit, dit-on, pour faire preuve de latinité. Le vernis a été mis d’ailleurs par une main habile, et bon nombre de beaux vers, comme il en survient aux poètes qui le sont à force d’esprit, font lire avec plaisir certains passages heureusement imités de Tacite. Mais entre Britannicus et Tibère il n’y a de commun qu’un sujet romain.

La fin du dix-huitième siècle fut témoin de deux tentatives éclatantes pour régénérer la tragédie qui se mourait entre les mains des imitateurs de Voltaire. Ducis voulut remplacer son faux poli par un peu de rudesse imitée de Shakspeare, corriger sa sécheresse par un peu de poésie descriptive imitée de Paul et Virginie, réchauffer sa rhétorique par quelques accents tirés de son cœur d’homme de bien. Népomucène Lemercier essaya de retremper la tragédie dans l’étude de l’art grec, et de la rendre plus forte en la rendant plus savante et plus littéraire. Roméo et Juliette, Hamlet, Abufar, sont nés de la première tentative ; Agamemnon de la seconde.

Les pièces de Ducis intéressent par tout ce qui s’y est répandu de ce cœur si chaud, de cette âme si naïvement éprise du grand et du bon, de cette bonhomie originale où l’on a reconnu un peu de La Fontaine, un peu du grand Corneille. Ducis se plaît dans les contrastes des passions mélancoliques et sombres du Nord et des mœurs primitives de l’Orient. Il aime les palmiers, les oasis, le soleil du désert ; même il n’a pas de répugnance pour le poignard du mélodrame.

Comme les hommes très simples et les caractères bénins, il prenait plaisir à effrayer son imagination. Mais il aimait surtout à se donner des images de sa belle âme dans les personnages qu’il inventait, et il les croyait vivants parce qu’il les avait animés de tous les bons sentiments dont il était plein. J’ai lu des lettres où il parle de ses pièces, non en auteur qui s’y admire, mais en père qui se complaît dans des enfants honnêtes et bons. Ducis était plus poète qu’auteur tragique. Il avait l’imagination qui peint non celle qui crée ; il avait la sensibilité des âmes affectueuses, non celle qui révèle aux maîtres du théâtre la profondeur ou la violence des passions qu’ils n’ont pas connues. Mais il est si rare d’être poète, qu’avec des ouvrages qui ne sont guère plus près de l’idéal que ceux des imitateurs de Voltaire, Ducis est pourtant fort au-dessus d’eux par quelques bons vers, écrits dans un temps où l’on n’en faisait que de brillants, et par quelques couleurs rendues à cette langue, si abstraite et si décolorée aux mains des poètes philosophes51.

Moins sensible que Ducis, mais plus fin, plus savant, avec une littérature plus profonde, joignant à un vrai talent pour le drame la sagacité et la philosophie du critique, Lemercier faisait applaudir, en 1797, une pièce qui éveillait les redoutables souvenirs du théâtre d’Eschyle et de Sophocle. Peut-être fut-ce une bonne chance pour la pièce qu’il n’y eût pas alors d’hellénistes pour l’accabler de la comparaison. Il y en a eu depuis lors, et d’éminents, aux yeux de qui Agamemnon est un bon ouvrage ; et la preuve que l’étude des modèles n’inspire pas si mal, c’est que l’originalité très réelle de Lemercier, — et il la poussa souvent jusqu’à se lasser d’être raisonnable, — ne lui a rien suggéré de mieux.

Aucun des ouvrages que je viens de nommer n’égale les bonnes pièces de Voltaire ; aucun, n’offre une scène à comparer à ses belles scènes. C’est ce qui prouve que beaucoup de talent ne suffit pas pour la tragédie, et qu’il fallait du génie, même pour n’y tenir, comme Voltaire, que le second rang. Malgré bien des fautes, l’ensemble de son œuvre théâtrale ne laisse pas d’être imposant. Et puisque je me règle d’ordinaire, dans mes jugements, sur l’impression dernière, celle qui me reste, au moment où j’écris ces lignes, est une impression de fécondité, de variété et de vie. A mesure que je m’éloigne des défauts, les beautés m’apparaissent, et, dans ce lointain où je les regarde une dernière fois, il me semble voir un monde ingénieux de personnages brillants, animés, éloquents, et au-dessus de toutes ces figures, dont plus d’une est indécise, une tête charmante et immortelle, Zaïre, et une tête sacrée, que les anciens appelaient l’épouse et la mère, Mérope.