(1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre IV. Services généraux que doivent les privilégiés. »
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(1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre IV. Services généraux que doivent les privilégiés. »

Chapitre IV.
Services généraux que doivent les privilégiés.

I. Exemple en Angleterre. — Les privilégiés ne rendent pas ces services en France. — Influence et droits qui leur restent. — Ils ne s’en servent que pour eux-mêmes.

Inutiles dans le canton, ils pourraient être utiles au centre, et, sans prendre part au gouvernement local, servir dans le gouvernement général. Ainsi fait un lord, un baronnet, un squire, même lorsqu’il n’est pas justice dans son comté ou membre d’une commission dans sa paroisse. Député élu à la chambre basse, membre héréditaire de la chambre haute, il tient les cordons de la bourse publique et empêche le prince d’y puiser trop avant. Tel est le régime dans les pays où les seigneurs féodaux, au lieu de laisser le roi s’allier contre eux avec les communes, se sont alliés avec les communes contre le roi. Pour mieux défendre leurs propres intérêts, ils ont défendu les intérêts des autres, et, après avoir été les représentants de leurs pareils, ils sont devenus les représentants de la nation. — Rien de semblable en France. Les États généraux sont tombés en désuétude, et le roi peut avec vérité se dire l’unique représentant du pays. Pareils à des arbres étouffés par l’ombre d’un chêne gigantesque, les autres pouvoirs publics ont péri de sa croissance ; ce qu’il en reste encombre aujourd’hui la place et forme autour de lui un cercle de broussailles rampantes ou de troncs desséchés. L’un d’eux, le Parlement, simple rejeton sorti du grand chêne, a cru parfois posséder une racine propre ; mais sa sève était trop visiblement empruntée pour qu’il pût se tenir debout par lui-même et fournir au peuple un abri indépendant. D’autres corps, survivants quoique rabougris, l’Assemblée du clergé et les États provinciaux, protègent encore un ordre et quatre ou cinq provinces ; mais cette protection ne couvre que l’ordre ou la province, et, si elle défend un intérêt partiel, c’est d’ordinaire contre un intérêt général.

II. Assemblées du clergé. — Elles ne servent que l’intérêt ecclésiastique. — Le clergé exempté de l’impôt. — Sollicitations de ses agents. — Son zèle contre les protestants.

Regardons le plus vivace et le mieux enraciné de ces corps, l’Assemblée du clergé. Tous les cinq ans elle se réunit, et, dans l’intervalle, deux agents choisis par elle veillent aux intérêts de l’ordre. Convoquée par le gouvernement, dirigée par lui, contenue ou interrompue au besoin, toujours sous sa main, employée par lui à des fins politiques, elle reste néanmoins un asile pour le clergé qu’elle représente. Mais elle n’est un asile que pour lui, et, dans la série de transactions par lesquelles elle se défend contre le fisc, elle ne décharge ses épaules que pour rejeter un fardeau plus lourd sur les épaules d’autrui. On a vu comment sa diplomatie a sauvé les immunités du clergé, comment elle l’a racheté de la capitation et des vingtièmes, comment elle a changé sa part d’impôt en un « don gratuit », comment chaque année elle applique ce don au remboursement des capitaux empruntés pour son rachat, par quel art délicat elle est parvenue, non seulement à n’en rien verser dans le Trésor, mais encore à soutirer chaque année du Trésor environ 1 500 000 livres ; c’est tant mieux pour l’Église, mais tant pis pour le peuple. — Maintenant parcourez la file des in-folios où se suivent de cinq ans en cinq ans les rapports des agents, hommes habiles et qui se préparent ainsi aux plus hauts emplois de l’Église, les abbés de Boisgelin, de Périgord, de Barrai, de Montesquiou ; à chaque instant, grâce à leurs sollicitations auprès des juges et du Conseil, grâce à l’autorité que donne à leurs plaintes le mécontentement de l’ordre puissant que l’on sent derrière eux, quelque affaire ecclésiastique est décidée dans le sens ecclésiastique ; quelque droit féodal est maintenu en faveur d’un chapitre ou d’un évêque ; quelque réclamation du public est rejetée102. En 1781, malgré un arrêté du Parlement de Rennes, les chanoines de Saint-Malo sont maintenus dans le monopole de leur four banal, au détriment des boulangers qui voudraient cuire à domicile et des habitants qui payeraient moins cher le pain cuit chez les boulangers. En 1773, Guénin, maître d’école, destitué par l’évêque de Langres et vainement soutenu par les habitants, est forcé de laisser sa place au successeur que le prélat lui a nommé d’office. En 1770, Rastel, protestant, ayant ouvert une école publique à Saint-Affrique, est poursuivi à la demande de l’évêque et des agents du clergé ; on ferme son école et on le met en prison. — Quand un corps a gardé dans sa main les cordons de sa bourse, il obtient bien des complaisances ; elles sont l’équivalent de l’argent qu’il accorde. Le ton commandant du roi, l’air soumis du clergé ne changent rien au fond des choses ; entre eux, c’est un marché103 : donnant, donnant ; telle loi contre les protestants, en échange d’un ou deux millions ajoutés au don gratuit. C’est ainsi que graduellement s’est faite, au dix-septième siècle, la révocation de l’édit de Nantes, article par article, comme un tour d’estrapade après un autre tour d’estrapade, chaque persécution nouvelle achetée par une largesse nouvelle, en sorte que, si le clergé aide l’État, c’est à condition que l’État se fera bourreau. Pendant tout le dix-huitième siècle, l’Église veille à ce que l’opération continue104. En 1717, une assemblée de soixante-quatorze personnes ayant été surprise à Anduze, les hommes vont aux galères et les femmes en prison. En 1724, un édit déclare que tous ceux qui assisteront à une assemblée et tous ceux qui auront quelque commerce direct ou indirect avec les ministres prédicants, seront condamnés à la confiscation des biens, les femmes rasées et enfermées pour la vie, les hommes aux galères perpétuelles. En 1745 et 1746, dans le Dauphiné, deux cent soixante-dix-sept protestants sont condamnés aux galères et nombre de femmes au fouet. De 1744 à 1752, dans l’Est et le Midi, six cents protestants sont enfermés et huit cents condamnés à diverses peines. En 1774, les deux enfants de Roux, calviniste à Nîmes, lui sont enlevés. Jusqu’aux approches de la Révolution, dans le Languedoc, on pend les ministres et l’on envoie des dragons contre les congrégations qui se rassemblent au désert pour prier Dieu ; la mère de M. Guizot y a reçu des coups de feu dans ses jupes ; c’est qu’en Languedoc, par les États provinciaux, « les évêques sont maîtres du temporel plus que partout ailleurs, et que leur sentiment est toujours de dragonner, de convertir à coups de fusil ». En 1775, au sacre, l’archevêque Loménie de Brienne, incrédule connu, dit au jeune roi : « Vous réprouverez les systèmes d’une tolérance coupable… Achevez l’ouvrage que Louis le Grand avait entrepris. Il vous est réservé de porter le dernier coup au calvinisme dans vos États ». En 1780, l’Assemblée du clergé déclare « que l’autel et le trône seraient également en danger, si l’on permettait à l’hérésie de rompre ses fers ». Même en 1789, le clergé dans ses cahiers, tout en consentant à tolérer les non-catholiques, trouve l’édit de 1788 trop libéral ; il veut qu’on les exclue des charges de judicature, qu’on ne leur accorde jamais l’exercice public de leur culte, et qu’on interdise les mariages mixtes ; bien plus, il demande la censure préalable de tous les ouvrages de librairie, un comité ecclésiastique pour les dénoncer, et des peines infamantes contre les auteurs de livres irreligieux ; enfin, il réclame pour lui-même la direction des écoles publiques et la surveillance des écoles privées  Rien d’étrange dans cette intolérance et dans cet égoïsme. Un corps, comme un individu, pense d’abord et surtout à lui. Si parfois il sacrifie quelque chose de son privilège, c’est pour s’assurer l’alliance des autres corps. En ce cas, qui est celui de l’Angleterre, tous ces privilèges qui transigent entre eux et se soutiennent les uns les autres composent par leur réunion les libertés publiques  Ici, un seul corps étant représenté, ses députés ne sont ni chargés, ni tentés de rien concéder aux autres ; son intérêt est leur seul guide ; ils lui subordonnent l’intérêt général, et le servent à tout prix, même par des attentats publics.

III. Influence des nobles. — Règlements en leur faveur. — Préférence qu’ils obtiennent dans l’Église. — Distribution des évêchés et des abbayes. — Préférence qu’ils obtiennent dans l’État. — Gouvernements, offices, sinécures, pensions, gratifications. — Au lieu d’être utiles, ils sont à charge.

Ainsi travaillent les corps quand, au lieu d’être associés, ils sont séparés. Même spectacle, si l’on regarde les castes et les coteries ; leur isolement fait leur égoïsme. Du bas en haut de l’échelle, les pouvoirs légaux ou moraux qui devraient représenter la nation ne représentent qu’eux-mêmes, et chacun d’eux s’emploie pour soi au détriment de la nation  À défaut du droit de s’assembler et de voter, la noblesse a son influence, et, pour savoir comment elle en use, il suffit de lire les édits de l’almanach. Un règlement imposé au maréchal de Ségur105 vient de relever la vieille barrière qui excluait les roturiers des grades militaires, et désormais, pour être capitaine, il faudra prouver quatre degrés de noblesse. Pareillement, dans les derniers temps, il faut être noble pour être reçu maître des requêtes, et l’on décide secrètement qu’à l’avenir « tous les biens ecclésiastiques, depuis le plus modeste prieuré jusqu’aux plus riches abbayes, seront réservés à la noblesse ». — De fait, toutes les grandes places, ecclésiastiques ou laïques, sont pour eux ; toutes les sinécures, ecclésiastiques ou laïques, sont pour eux, ou pour leurs parents, alliés, protégés et serviteurs. La France ressemble à une vaste écurie où les chevaux de race auraient double et triple ration pour être oisifs ou ne faire que demi-service, tandis que les chevaux de trait font le plein service avec une demi-ration qui leur manque souvent. Encore faut-il noter que, parmi ces chevaux de race, il est un troupeau privilégié qui, né auprès du râtelier, écarte ses pareils et mange à pleine bouche, gras, brillant, le poil poli et jusqu’au ventre en la litière, sans autre occupation que de toujours tirer à soi. Ce sont les nobles de cour, qui vivent à portée des grâces, exercés dès l’enfance à demander, obtenir et demander encore, uniquement attentifs aux faveurs et aux froideurs royales, pour qui l’Œil-de-bœuf compose l’univers, « indifférents aux affaires de l’État comme à leurs propres affaires, laissant gouverner les unes par les intendants de province, comme ils laissent gouverner les autres par leurs propres intendants ».

Voyons-les à l’œuvre sur le budget. On sait combien celui de l’Église est large ; j’estime qu’ils en prélèvent au moins la moitié. Dix-neuf chapitres nobles d’hommes, vingt-cinq chapitres nobles de femmes, deux cent soixante commanderies de Malte, sont à eux par institution. Ils occupent par faveur tous les archevêchés, et, sauf cinq, tous les évêchés106. Sur quatre abbés commendataires et vicaires généraux, ils en fournissent trois. Si, parmi les abbayes de femmes à nomination royale, on relève celles qui rapportent 20 000 livres et au-delà, on trouve qu’elles ont toutes pour abbesses des demoiselles. Un seul détail pour montrer l’étendue des grâces : j’ai compté quatre-vingt-trois abbayes d’hommes possédées par des aumôniers, chapelains, précepteurs ou lecteurs du roi, de la reine, des princes et princesses ; l’un d’eux, l’abbé de Vermond, a 80 000 livres de rente en bénéfices. Bref, grosses ou petites, les quinze cents sinécures ecclésiastiques à nomination royale sont une monnaie à l’usage des grands, soit qu’ils la versent en pluie d’or pour récompenser l’assiduité de leurs familiers et de leurs gens, soit qu’ils la gardent en larges réservoirs pour soutenir la dignité de leur rang. Du reste, selon la coutume de donner plus à qui plus a, les plus riches prélats ont, par-dessus leurs revenus épiscopaux, les plus riches abbayes. D’après l’almanach, M. d’Argentré, évêque de Séez107, se fait ainsi en supplément 34 000 livres de rente ; M. de Suffren, évêque de Sisteron, 36 000 ; M. de Girac, évêque de Rennes, 40 000 ; M. de Bourdeille, évêque de Soissons, 42 000 ; M. d’Agout de Bonneval, évêque de Pamiers, 45 000 ; M. de Marbeuf, évêque d’Autun, 50 000 ; M. de Rohan, évêque de Strasbourg, 60 000 ; M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, 63 000 ; M. de Luynes, archevêque de Sens, 82 000 ; M. de Bernis, archevêque d’Alby, 100 000 ; M. de Brienne, archevêque de Toulouse, 106 000 ; M. de Dillon, archevêque de Narbonne, 120 000 ; M. de La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, 130 000 : c’est-à-dire le double et parfois le triple en sommes perçues, le quadruple et parfois le sextuple en valeurs d’aujourd’hui. M. de Rohan tirait de ses abbayes, non pas 60 000 livres, mais 400 000, et M. de Brienne, le plus opulent de tous après M. de Rohan, le 24 août 1788, au moment de quitter le ministère108, envoyait prendre au « Trésor les 20 000 livres de son mois qui n’était pas encore échu, exactitude d’autant plus remarquable, que, sans compter les appointements de sa place et les 6 000 livres de pension attachées à son cordon bleu, il possédait en bénéfices 678 000 livres de rente, et que, tout récemment encore, une coupe de bois dans une de ses abbayes lui avait valu un million ».

Passons au budget laïque ; là aussi les sinécures abondent et sont presque toutes à la noblesse. De ce genre, sont en province les trente-sept grands gouvernements généraux, les sept petits gouvernements généraux, les soixante-six lieutenances générales, les quatre cent sept gouvernements particuliers, les treize gouvernements de maisons royales, et nombre d’autres, tous emplois vides et de parade, tous entre des mains nobles, tous lucratifs, non seulement par les appointements du Trésor, mais aussi par les profits locaux. Ici encore la noblesse s’est laissé dérober l’autorité, l’action, l’utilité de sa charge, à condition d’en garder le titre, la pompe et l’argent109. C’est l’intendant qui gouverne ; « le gouverneur en titre ne peut remplir aucune fonction sans lettres particulières de commandement » ; il n’est là que pour donner à dîner ; encore lui faut-il pour cela une permission, « la permission d’aller résider dans son gouvernement ». Mais la place est fructueuse : le gouvernement général du Berry vaut 35 000 livres de rente, celui de la Guyenne 120 000, celui du Languedoc 160 000 ; un petit gouvernement particulier, comme celui du Havre, rapporte 35 000 livres, outre les accessoires ; une médiocre lieutenance générale, comme celle du Roussillon, 13 000 à 14 000 livres ; un gouvernement particulier, de 12 000 à 18 000 livres ; et notez que, dans la seule Ile-de-France, il y en a trente-quatre, à Vervins, Senlis, Melun, Fontainebleau, Dourdan, Sens, Limours, Etampes, Dreux, Houdan et autres villes aussi médiocres que pacifiques ; c’est l’état-major des Valois qui depuis Richelieu a cessé de servir, mais que le Trésor paye toujours  Considérez ces sinécures dans une seule province, en Languedoc, pays d’États, où il semble que la bourse du contribuable doive être mieux défendue. Il y a trois sous-commandants à Tournon, Alais et Montpellier, « chacun payé 16 000 livres, quoiqu’ils soient sans fonctions, puisqu’ils n’ont été établis que dans un temps de troubles et de guerres de religion, pour contenir les protestants ». Douze lieutenants du roi sont également inutiles et pour la montre. De même les trois lieutenants généraux : chacun d’eux « reçoit, à tour de rôle et tous les trois ans, une gratification de 30 000 livres, pour services rendus à cette même province, lesquels sont vains et chimériques, et qu’on ne spécifie pas » ; car aucun deux ne réside, et, si on les paye, c’est pour avoir leur appui en cour. « Ainsi, M. le comte de Caraman, qui a plus de 600 000 livres de rente comme propriétaire du canal du Languedoc, reçoit 30 000 livres tous les trois ans sans cause légitime, et indépendamment des dons fréquents et abondants que la province lui fait pour les réparations de son canal. » — La province donne aussi au commandant comte de Périgord une gratification de 12 000 livres en sus de ses appointements, et à sa femme une autre gratification de 12 000 livres, lorsque pour la première fois elle honore les États de sa présence. Elle paye encore au même commandant quarante gardes, « dont vingt-quatre seulement servent pendant sa courte présence aux États », et qui, avec leur capitaine, coûtent par an 15 000 livres. Elle paye de même au gouverneur de quatre-vingts à cent gardes « qui reçoivent chacun 300 ou 400 livres, outre beaucoup d’exemptions, et ne sont jamais en fonctions puisque le gouverneur ne réside jamais » ; pour ces fainéants subalternes la dépense est de 24 000 livres, outre 5 000 à 6 000 pour leur capitaine, à quoi il faut ajouter 7 500 pour les secrétaires du gouverneur, outre 60 000 livres d’appointements et des profits infinis pour le gouverneur lui-même. Je vois partout des oisifs secondaires pulluler à l’ombre des oisifs en chef et puiser leur sève dans la bourse publique qui est la commune nourrice. Tout ce monde parade, boit et mange copieusement, en cérémonie : tel est leur principal emploi, et ils s’en acquittent en conscience. Les tenues d’États sont des bombances de six semaines, où l’intendant dépense 25 000 livres en dîners et réceptions110.

Aussi lucratives et aussi inutiles sont les charges de cour111, sinécures domestiques dont les profits et accessoires dépassent de beaucoup les émoluments. Je trouve dans l’état imprimé 295 officiers de bouche sans compter les garçons pour la table du roi et de ses gens, et « le premier maître d’hôtel jouit de 84 000 livres par an en billets et en nourritures », sans compter ses appointements et les « grandes livrées » qu’il touche en argent. Les premières femmes de chambre de la reine inscrites sur l’Almanach pour 150 livres et payées 12 000 francs, se font en réalité 50 000 francs par la revente des bougies allumées dans la journée ; Augeard, secrétaire des commandements et dont la place est marquée 900 livres par an, avoue qu’elle lui en vaut 200 000. Le capitaine des chasses, à Fontainebleau, vend à son profit chaque année pour 20 000 francs de lapins. « Dans chaque voyage aux maisons de campagne du roi, les dames d’atour, sur les frais de déplacement, gagnent 80 pour 100 ; on dit que le café au lait avec un pain à chacune de ces dames coûte 2 000 francs par an, et ainsi du reste. » — « Mme de Tallard s’est fait 115 000 livres de rente dans sa place de gouvernante des enfants de France, parce que, à chaque enfant, ses appointements augmentent de 35 000 livres. » Le duc de Penthièvre, en qualité de grand-amiral, perçoit sur tous les navires « qui entrent dans les ports et embouchures de France » un droit d’ancrage, dont le produit annuel est de 91 484 francs. Mme de Lamballe, surintendante, inscrite pour 6 000 francs, en touche 150 000112. Sur un seul feu d’artifice, le duc de Gesvres gagne 50 000 écus par les débris et charpentes qui lui appartiennent en vertu de sa charge113  Grands officiers du palais, gouverneurs des maisons royales, capitaines des capitaineries, chambellans, écuyers, gentilhommes servants, gentilshommes ordinaires, pages, gouverneurs, aumôniers, chapelains, dames d’honneur, dames d’atour, dames pour accompagner, chez le roi, chez la reine, chez Monsieur, chez Madame, chez le comte d’Artois, chez la comtesse d’Artois, chez Mesdames, chez Madame Royale, chez Madame Élisabeth, dans chaque maison princière et ailleurs, des centaines d’offices pourvus d’appointements et d’accessoires sont sans fonctions ou ne servent que pour le décor. « Mme de la Borde vient d’être nommée garde du lit de la reine avec 12 000 francs de pension sur la cassette du roi ; on ignore quelles sont les fonctions de cette charge, qui n’a pas existé depuis Anne d’Autriche. » Le fils aîné de M. de Machault est nommé intendant des classes. C’est un de ces emplois dits gracieux : cela vaut « 18 000 livres de rente pour signer son nom deux fois par an ». De même la place de secrétaire général des Suisses valant 30 000 livres de rente et donnée à l’abbé Barthélemy ; de même la place de secrétaire général des dragons, valant 20 000 livres par an, occupée tour à tour par Gentil Bernard et par Laujon, deux petits poètes de poche  Il serait plus simple de donner l’argent sans la place ; en effet on n’y manque pas ; quand on lit jour par jour les Mémoires, il semble que le Trésor soit une proie. Assidus auprès du roi, les courtisans le font compatir à leurs peines. Ils sont ses familiers, les hôtes de son salon, des gens de race comme lui, ses clients naturels, les seuls avec lesquels il cause et qu’il ait besoin de voir contents ; il ne peut s’empêcher de les assister. Il faut bien qu’il contribue à doter leurs enfants, puisqu’il signe au contrat ; il faut bien qu’il les enrichisse eux-mêmes, puisque leur luxe sert à la décoration de sa cour. La noblesse étant un ornement du trône, c’est au possesseur du trône à le redorer aussi souvent qu’il le faudra114. Là-dessus quelques chiffres et anecdotes pris, entre mille, sont d’une rare éloquence115  « M. le prince de Pons avait 25 000 livres de pension des bienfaits du roi, sur quoi Sa Majesté avait bien voulu en donner 6 000 à Mlle de Marsan, sa fille, chanoinesse de Remiremont. La famille a représenté au roi le mauvais état des affaires de M. le prince de Pons, et Sa Majesté a bien voulu accorder à M. le prince Camille, son fils, 15 000 livres de la pension vacante par la mort de son père, et 5 000 livres d’augmentation à Mme de Marsan. » — M. de Conflans épouse Mlle Portail : « En faveur de ce mariage, le roi a bien voulu que, sur la pension de 10 000 livres accordée à Mme la présidente Portail, il en passât 6 000 à M. de Conflans après la mort de Mme Portail. » — M. de Séchelles, ministre qui se retire, « avait 12 000 livres d’ancienne pension que le roi lui conserve ; il a, outre cela, 20 000 livres de pension comme ministre ; et le roi lui donne encore outre cela 40 000 livres de pension »  Parfois les motifs de la grâce sont admirables. Il faut consoler M. Rouillé de n’avoir pas participé au traité de Vienne ; c’est pourquoi « on donne une pension de 6 000 livres à sa nièce, Mme de Castellane, et une autre de 10 000 à sa fille, Mme de Beuvron, fort riche »  « M. de Puisieux jouit d’environ 76 ou 77 000 livres de rente des bienfaits du roi ; il est vrai qu’il a un bien considérable ; mais le revenu de ce bien est incertain, étant pour la plupart en vignes. » — « On vient de donner une pension de 10 000 livres à la marquise de Lède parce qu’elle a déplu à Madame Infante et pour qu’elle se retire. » — Les plus opulents tendent la main et prennent. « On a calculé que, la semaine dernière, il y eut pour 128 000 livres de pension données à des dames de la cour, tandis que depuis deux ans on n’a pas donné la moindre pension à des officiers : 8 000 livres à la duchesse de Chevreuse dont le mari a de 4 à 500 000 livres de rente, 12 000 livres à Mme de Luynes pour qu’elle ne soit pas jalouse, 10 000 à la duchesse de Brancas, 10 000 à la duchesse douairière de Brancas, mère de la précédente, etc. » En tête de ces sangsues sont les princes du sang. « Le roi vient de donner un million cinq cent mille livres à M. le prince de Conti pour payer ses dettes, dont un million sous prétexte de le dédommager du tort qu’on lui a fait par la vente d’Orange, et 500 000 livres de grâce. » « M. le duc d’Orléans avait ci-devant 50 000 écus de pension comme pauvre et en attendant la succession de son père. Étant devenu par cet événement riche de plus de trois millions de rente, il a remis sa pension. Mais depuis il a représenté qu’il dépenserait par-delà son revenu, et le roi lui a rendu ses 50 000 écus. » — Vingt ans plus tard, en 1780, quand Louis XVI, voulant soulager le Trésor, signe « la grande réforme de la bouche », « on donne à Mesdames 600 000 livres pour leur table » ; rien qu’en dîners, voilà ce que trois vieilles dames, en se retranchant, coûtent au public. Pour les deux frères du roi, 8 300 000 livres, outre deux millions de rente en apanages ; pour le Dauphin, Madame Royale, Madame Élisabeth et Mesdames, 3 500 000 ; pour la reine, quatre millions ; voilà le compte de Necker en 1784. Joignez à cela les dons de la main à la main avoués ou déguisés : 200 000 francs à M. de Sartine pour l’aider à payer ses dettes, 200 000 à M. de Lamoignon, garde des sceaux, 600 000 francs à M. de Miromesnil pour frais d’établissement, 166 000 à la veuve de M. de Maurepas, 500 000 au prince de Salm, 1 200 000 au duc de Polignac pour l’engagement du comté de Fenestranges, 754 337 à Mesdames pour payer Bellevue116. « M. de Calonne, dit Augeard, témoin compétent117, fit, à peine entré, un emprunt de cent millions, dont un quart n’est pas entré au Trésor royal : le reste a été dévoré par les gens de la cour ; on évalue ce qu’il a donné au comte d’Artois à cinquante-six millions, la part de Monsieur à vingt-cinq millions ; il a donné au prince de Condé, en échange de 300 000 livres de rente, douze millions une fois payés et 600 000 livres de rentes viagères, et il fait faire à l’État les acquisitions les plus onéreuses, des échanges dont la lésion était de plus de 500 pour 100. » N’oublions pas qu’au taux actuel tous ces dons, pensions, appointements valent le double. — Tel est l’emploi des grands auprès du pouvoir central : au lieu de se faire les représentants du public, ils ont voulu être les favoris du prince, et ils tondent le troupeau qu’ils devraient préserver.

IV. Isolement des chefs. — Sentiments des subordonnés. — La noblesse de province. — Les curés.

À la fin le troupeau écorché découvrira ce qu’on fait de sa laine. « Tôt ou tard118, dit un Parlement dès 1764, le peuple apprendra que les débris de nos finances continuent d’être prodigués en dons si souvent peu mérités, en pensions excessives et multipliées sur les mêmes têtes, en dots et assurances de douaires, en places et appointements inutiles. » Tôt ou tard, il repoussera « ces mains avides qui toujours s’ouvrent et ne se croient jamais pleines, ces gens insatiables qui ne semblent nés que pour tout prendre et ne rien avoir, gens sans pitié comme sans pudeur ». — Et ce jour-là les écorcheurs se trouveront seuls. Car le propre d’une aristocratie qui ne songe qu’à soi est de devenir une coterie. Ayant oublié le public, elle néglige par surcroît ses subordonnés ; après s’être séparée de la nation, elle se sépare de sa suite. C’est un état-major en congé qui fait bombance et ne prend plus soin des sous-officiers ; vienne un jour de bataille, personne ne marche après lui, on cherche des chefs ailleurs. Tel est l’isolement des seigneurs de cour et des prélats au milieu de la petite noblesse et du bas clergé ; ils se font la part trop grosse, et ne donnent rien ou presque rien aux gens qui ne sont pas de leur monde. Contre eux, depuis un siècle, un long murmure s’élève et va s’enflant jusqu’à devenir une clameur où l’esprit ancien et l’esprit nouveau, les idées philosophiques grondent à l’unisson. « Je vois, disait le bailli de Mirabeau119, que la noblesse s’avilit et se perd. Elle s’étend sur tous les enfants de sangsues, sur la truandaille de finance, introduits par la Pompadour, sortie elle-même de ces immondices. Une partie va s’avilir dans la servitude de cour ; l’autre se mélange à la canaille plumière qui change en encre le sang des sujets du roi ; l’autre périt étouffée par de viles robes, ignobles atomes de la poussière de cabinet qu’une charge tire de la crasse » ; et tout cela, parvenus d’ancienne ou de nouvelle race, fait une bande qui est la cour. — « La cour ! s’écrie d’Argenson, dans ce mot est tout le mal. La cour est devenue le sénat de la nation ; le moindre valet de Versailles est sénateur ; les femmes de chambre ont part au gouvernement, sinon pour ordonner, du moins pour empêcher les lois et les règles ; et, à force d’empêcher, il n’y a plus ni lois, ni ordres, ni ordonnateurs… Sous Henri IV, les courtisans demeuraient chacun dans leur maison, ils n’étaient point engagés dans des dépenses ruineuses pour être de la cour ; ainsi les grâces ne leur étaient pas dues comme aujourd’hui… La cour est le tombeau de la nation. » — Quantité d’officiers nobles, voyant que les hauts grades ne sont que pour les courtisans, quittent le service et vont porter leur mécontentement dans leurs terres. D’autres, qui ne sont point sortis de leur domaine, y couvent dans la gêne, l’oisiveté et l’ennui leurs ambitions aigries par l’impuissance. En 1789, dit le marquis de Ferrières, la plupart sont « si las de la cour et des ministres qu’ils sont presque des démocrates ». Du moins « ils veulent retirer le gouvernement à l’oligarchie ministérielle entre les mains de laquelle il est concentré ». Point de grands seigneurs pour députés ; ils les écartent et « les rejettent absolument, disant qu’ils trafiqueraient des intérêts de la noblesse » ; eux-mêmes, dans leurs cahiers, ils insistent pour qu’il n’y ait plus de noblesse de cour.

Mêmes sentiments dans le bas clergé, et encore plus vifs ; car il est exclu des hautes places, non seulement comme inférieur, mais encore comme roturier120. Déjà en 1766, le marquis de Mirabeau écrivait : « Ce serait faire injure à la plupart de nos ecclésiastiques à prétentions que de leur proposer une cure. Les revenus et les distinctions sont pour les abbés commendataires, pour les bénéficiers à simple tonsure, pour les nombreux chapitres ». Au contraire, « les vrais pasteurs des âmes, les coopérateurs dans le saint ministère ont à peine une subsistance ». La première classe, « tirée de la noblesse et de la bonne bourgeoisie, n’a que les prétentions sans vrai ministère. L’autre, n’ayant que des devoirs à remplir sans espoir et presque sans revenu…, ne peut se recruter que dans les derniers rangs de la société civile, et les parasites qui dépouillent les travailleurs affectent de les subjuguer et de les avilir de plus en plus »  « Je plains, disait Voltaire, le sort d’un curé de campagne obligé de disputer une gerbe de blé à son malheureux paroissien, de plaider contre lui, d’exiger la dîme des pois et des lentilles, de consumer sa misérable vie en querelles continuelles… Je plains encore davantage le curé à portion congrue à qui des moines, nommés gros décimateurs, osent donner un salaire de quarante ducats pour aller faire, pendant toute l’année, à deux ou trois milles de sa maison, le jour, la nuit, au soleil, à la pluie, dans les neiges, au milieu des glaces, les fonctions les plus pénibles et les plus désagréables. » — Depuis trente ans, on a tâché d’assurer et de relever un peu leur salaire ; en cas d’insuffisance, le bénéficier, collateur ou décimateur de la paroisse, doit y ajouter jusqu’à ce que le curé ait 500 livres (1768), puis 700 livres (1785), le vicaire 200 livres (1768), puis 250 (1778), et à la fin 350 (1785). À la rigueur, au prix où sont les choses121, un homme peut s’entretenir là-dessus. Mais il vit parmi les misérables auxquels il doit l’aumône, et il garde au fond du cœur une amertume secrète contre le richard oisif qui, les poches pleines, l’envoie faire, avec des poches vides, un ministère de charité. À Saint-Pierre de Barjouville, dans le Toulousain, l’archevêque de Toulouse prend la moitié des dîmes et fait par an 8 livres d’aumône ; à Bretx, le chapitre de l’Isle-Jourdain qui perçoit la moitié de certaines dîmes et les trois quarts des autres, donne 10 livres ; à Croix-Falgarde, les Bénédictins, à qui la moitié de la dîme appartient, donnent 10 livres par an122. À Sainte-Croix de Bernay en Normandie123, l’abbé non résident, qui touche 57 000 livres, donne 1 050 livres au curé qui n’a pas de presbytère et dont la paroisse contient 4 000 communiants. À Saint-Aubin-sur-Gaillon, l’abbé, gros décimateur, donne 350 livres au vicaire, qui est obligé d’aller dans le village quêter du blé, du pain, des pommes. À Plessis-Hébert, « le desservant déportuaire, n’ayant pas de quoi vivre, est forcé d’aller chercher ses repas chez les curés voisins ». Dans l’Artois, où souvent la dîme prélève 7 1/2 et 8 pour 100 du produit de la terre, nombre de curés sont à la portion congrue et sans presbytère ; leur église tombe en ruines et le bénéficier ne donne rien aux pauvres. « À Saint-Laurent, en Normandie, la cure ne vaut pas plus de 400 livres que le curé partage avec un obitier, et il y a 500 habitants, dont les trois quarts à l’aumône. » — Comme les réparations du presbytère et de l’église sont d’ordinaire à la charge d’un seigneur ou d’un bénéficier souvent éloigné, obéré ou indifférent, il arrive parfois que le prêtre ne sait ni où loger, ni où dire la messe. « J’arrivai, dit un curé de Touraine, au mois de juin 1788… Le presbytère ressemblerait à un souterrain hideux s’il n’était ouvert à tous les frimas et à tous les vents » : en bas, deux chambres carrelées sans portes ni fenêtres, hautes de quatre pieds et demi, une troisième haute de six pieds, carrelée, servant de salon, de salle, de cuisine, de buanderie, de boulangerie et d’égout pour les eaux de la cour et du jardin ; au-dessus trois pièces semblables, « le tout absolument lézardé, crevé, menaçant ruine, sans portes ni croisées qui tiennent », et, en 1790, les réparations ne sont pas encore faites. — Voyez par contraste le luxe des prélats qui ont un demi-million de rente, la pompe de leurs palais, les équipages de chasse de M. de Dillon, évêque d’Evreux, le confessionnaux garnis de satin de M. de Barrai, évêque de Troyes, l’innombrable batterie de cuisine en argent massif de M. de Rohan, évêque de Strasbourg. — Tel est le sort des curés à portion congrue, et il y en a beaucoup qui n’ont pas la portion congrue, que la mauvaise volonté du haut clergé en exclut, qui, avec leur casuel, ne touchent que 400 à 500 livres, qui réclament en vain la maigre pitance à laquelle ils ont droit par le dernier édit. « Une pareille demande, dit un curé, ne devrait-elle pas être acceptée de bon gré par MM. du haut clergé qui souffrent des moines jouir de 5 à 6 000 livres de rente par chaque individu, tandis qu’ils voient les curés, au moins aussi nécessaires, réduits à la mince portion, tant pour eux que pour la paroisse ? » — Et, sur cette mince pitance, on rogne encore pour payer le don gratuit. En ceci comme pour le reste, les pauvres sont chargés pour décharger les riches. Dans le diocèse de Clermont, « les curés, même à simple portion congrue, sont imposés à 60, 80, 100, 120 livres et plus ; les vicaires qui ne subsistent que du fruit de leurs sueurs, sont taxés à 22 livres ». Au contraire, les prélats payent peu de chose, et « encore est-on dans l’usage de présenter aux évêques la quittance de leur taxe, aux étrennes du premier de l’an124 ». — Nulle issue pour les curés. Sauf trois ou quatre petits évêchés « de laquais », toutes les dignités de l’Église sont réservées à la noblesse ; « pour être évêque aujourd’hui, dit l’un d’entre eux, il faut être gentilhomme ». Je vois en eux des sergents qui, comme leurs pareils dans l’armée, ont perdu l’espoir de jamais devenir officiers. — C’est pourquoi il y en a chez qui la colère déborde : « Nous, malheureux curés à portions congrues ; nous, chargés communément des plus fortes paroisses, telles que la mienne qui a, jusqu’à deux lieues dans les bois, des hameaux qui en feraient une autre ; nous dont le sort fait crier jusqu’aux pierres et aux chevrons de nos misérables presbytères », nous subissons des prélats « qui feraient encore quelquefois faire par leurs gardes un procès au pauvre curé qui couperait dans leurs bois un bâton, son seul soutien dans ses longues courses par tous chemins ». À leur passage, le pauvre homme « est obligé de se jeter à tâtons le long d’un talus, pour se garantir des pieds et des éclaboussures de leurs chevaux, comme aussi des roues et peut-être du fouet d’un clocher insolent », puis « tout crotté, son chétif bâton d’une main et son chapeau, tel quel, de l’autre, de saluer humblement et rapidement, à travers la portière du char clos et doré, le hiérarque postiche ronflant sur la laine du troupeau que le pauvre curé va paissant et dont il ne lui laisse que la crotte et le suint ». Toute la lettre est comme un long cri de rage ; ce sont des rancunes semblables qui feront les Joseph Lebon et les Fouché. — Dans cette situation et avec ces sentiments, il est manifeste que le bas clergé traitera ses chefs comme la noblesse de province a traité les siens125. Il ne choisira pas « pour représentants ceux qui nagent dans l’opulence et qui l’ont vu toujours souffrir avec tranquillité ». De toutes parts les curés se confédèrent » pour n’envoyer aux États généraux que des curés, et pour exclure, « non seulement les chanoines, les abbés, les prieurs et tous autres bénéficiers, mais encore les premiers supérieurs, les chefs de la hiérarchie », c’est-à-dire les évêques. En effet, sur trois cents députés du clergé, on compte aux États généraux deux cent huit curés, et, comme la noblesse de province, ils apportent avec eux la défiance et le mauvais vouloir qu’ils nourrissent depuis si longtemps contre leurs chefs. On s’en apercevra tout à l’heure à l’épreuve. Si les deux premiers ordres sont contraints de se réunir aux communes, c’est qu’au moment critique les curés font défection. Si l’institution d’une chambre haute est repoussée, c’est que la plèbe des gentilshommes ne veut pas souffrir aux grandes familles une prérogative dont elles ont abusé.

V. Le roi. — Son privilège est le plus énorme de tous. — Ayant accaparé tous les pouvoirs, il s’est chargé de toutes les fonctions. — Pesanteur de cette tâche. — Il s’y dérobe, ou n’y suffit pas. — Sécurité de sa conscience. — La France est sa propriété. — Comment il en abuse. — La royauté centre des abus.

Reste un dernier privilège, le plus énorme de tous, celui du roi ; car, dans cet état-major de nobles héréditaires, il est le général héréditaire. À la vérité son office n’est pas une sinécure comme leur rang ; mais il comporte des inconvénients aussi graves et des tentations pires. Deux choses sont pernicieuses à l’homme, le manque d’occupation et le manque de frein ; ni l’oisiveté, ni la toute-puissance ne sont conformes à sa nature, et le prince absolu qui peut tout faire, comme l’aristocratie désœuvrée qui n’a rien à faire, finit par devenir inutile et malfaisant. — Insensiblement, en accaparant tous les pouvoirs, le roi s’est chargé de toutes les fonctions ; tâche immense et qui surpasse le forces humaines. Car ce n’est point la Révolution, c’est la monarchie qui a implanté en France la centralisation administrative126. Sous la direction du Conseil du roi, trois fonctionnaires superposés, au centre le contrôleur général, dans chaque généralité l’intendant, dans chaque élection le subdélégué, mènent toutes les affaires, fixent, répartissent et lèvent l’impôt et la milice, tracent et font exécuter les routes, emploient la maréchaussée, distribuent les secours, réglementent la culture, imposent aux paroisses leur tutelle, et traitent comme des valets les magistrats municipaux. « Un village, dit Turgot127, n’est qu’un assemblage de maisons, de cabanes et d’habitants aussi passifs qu’elles… Votre Majesté est obligée de décider tout par elle-même ou par ses mandataires… Chacun attend vos ordres spéciaux, pour contribuer au bien public, pour respecter les droits d’autrui, quelquefois même pour user des siens propres. » Par suite, ajoute Necker, « c’est du fond des bureaux que la France est gouvernée… Les commis, ravis de leur influence, ne manquent jamais de persuader au ministre qu’il ne peut se détacher de commander un seul détail ». — Bureaucratie au centre, arbitraire, exceptions et faveurs partout, tel est le résumé du système. « Subdélégués, officiers d’élections, directeurs, receveurs et contrôleurs des vingtièmes, commissaires et collecteurs des tailles, officiers des gabelles, voituriers-buralistes, huissiers, piqueurs des corvées, commis aux aides, au contrôle, aux droits réservés, tous ces hommes de l’impôt, chacun selon son caractère, assujettissent à leur petite autorité et enveloppent de leur science fiscale des contribuables ignorants et inhabiles à reconnaître si on les trompe128. » Une centralisation grossière, sans contrôle, sans publicité, sans uniformité, installe sur tout le territoire une armée de petits pachas qui décident comme juges les contestations qu’ils ont comme parties, règnent par délégation, et, pour autoriser leurs grappillages ou leurs insolences, ont toujours à la bouche le nom du roi, qui est obligé de les laisser faire. — En effet, par sa complication, son irrégularité et sa grandeur, la machine échappe à ses prises. Un Frédéric II levé à quatre heures du matin, un Napoléon qui dicte une partie de la nuit dans son bain et travaille dix-huit heures par jour, y suffiraient à peine. Un tel régime ne va point sans une attention toujours tendue, sans une énergie infatigable, sans un discernement infaillible, sans une sévérité militaire, sans un génie supérieur ; à ces conditions seulement on peut changer vingt-cinq millions d’hommes en automates, et substituer sa volonté partout lucide, partout cohérente, partout présente, à leurs volontés que l’on abolit. Louis XV laisse « la bonne machine » marcher toute seule, et se cantonne dans son apathie. « Ils l’ont voulu ainsi, ils ont pensé que c’était pour le mieux »129, telle est sa façon de parler « quand les opérations des ministres n’ont pas réussi ». — « Si j’étais lieutenant de police, disait-il encore, je défendrais les cabriolets. » Il a beau sentir que la machine se disloque, il n’y peut rien, il n’y fait rien. En cas de malheur, il a sa réserve privée, sa bourse à part. « Le roi, disait Mme de Pompadour, signerait sans y songer pour un million, et donnerait avec peine cent louis sur son petit trésor. » — Louis XVI essaye pendant un temps de supprimer plusieurs rouages, d’en introduire de meilleurs, d’adoucir les frottements du reste ; mais les pièces sont trop rouillées, trop pesantes ; il ne peut les ajuster, les accorder, les maintenir en place ; sa main retombe impuissante et lassée. Il se contente d’être économe pour lui-même ; il inscrit sur son journal un raccommodage de montre, et laisse la voiture publique, aux mains de Calonne, se charger d’abus nouveaux pour rentrer dans l’ancienne ornière, d’où elle ne sortira qu’en se disloquant.

Sans doute le mal qu’ils font ou qu’on fait en leur nom leur déplaît et les chagrine ; mais au fond leur conscience n’est pas inquiète. Ils peuvent avoir compassion du peuple, mais ils ne se sentent pas coupables envers lui ; car ils sont ses souverains et non ses mandataires. La France est à eux comme tel domaine est à son seigneur, et un seigneur ne manque pas à l’honneur parce qu’il est prodigue et négligent. C’est son bien qu’il dissipe, et personne n’a le droit de lui demander des comptes. Fondée sur la seigneurie féodale, la royauté est comme elle une propriété, un héritage, et ce serait infidélité, presque trahison chez un prince, en tout cas faiblesse et bassesse, que de laisser passer entre des mains de sujets quelque portion du dépôt qu’il a reçu intact de ses pères pour le transmettre intact à ses enfants. Non seulement, par la tradition du moyen âge, il est commandant-propriétaire des Français et de la France, mais encore, par la théorie des légistes, il est, comme César, l’unique et perpétuel représentant de la nation, et, par la doctrine des théologiens, il est, comme David, le délégué sacré et spécial de Dieu lui-même. À tous ces titres, ce serait merveille s’il ne considérait pas le revenu public comme son revenu privé, et si, maintes fois, il n’agissait pas en conséquence. En ceci notre point de vue est si opposé, que nous avons de la peine à nous mettre au sien ; mais le sien était alors celui de tout le monde. En ce temps-là il semblait aussi étrange de s’ingérer dans les affaires du roi que dans celles d’un particulier. C’est seulement à la fin de 1788130 que le fameux salon du Palais-Royal, « avec une hardiesse et une déraison inimaginables, prétend que, dans une véritable monarchie, les revenus de l’État ne doivent pas être à la disposition du souverain, qu’il doit seulement lui être accordé une somme assez considérable pour les charges de sa maison, ses dons et les grâces de ses serviteurs, ainsi que pour ses plaisirs, que le surplus doit être déposé au Trésor royal pour n’y être employé qu’aux objets sanctionnés par l’Assemblée de la Nation ». Réduire le prince à une liste civile, mettre la main sur les neuf dixièmes de son revenu, lui interdire les acquits au comptant, quel attentat ! La surprise ne serait pas plus grande, si aujourd’hui l’on proposait de faire deux parts dans le revenu de chaque millionnaire, de lui en accorder la plus mince pour son entretien, de mettre la plus grosse à la caisse des consignations pour ne la dépenser qu’en œuvres d’utilité publique. Un ancien fermier général, homme d’esprit et sans préjugés, écrit sérieusement pour justifier l’achat de Saint-Cloud : « C’était une bague au doigt de la reine ». À la vérité, la bague coûtait 7 700 000 francs. Mais « le roi de France avait alors 477 millions de rente. Que dirait-on d’un particulier qui aurait 477 000 livres de rente, et qui, une fois dans sa vie, donnerait à sa femme pour 7 000 ou 8 000 livres de diamants ?131 » On dirait que le don est modeste et que le mari est raisonnable  Pour bien comprendre l’histoire de nos rois, posons toujours en principe que la France est leur terre, une ferme transmise de père en fils, d’abord petite, puis arrondie peu à peu, à la fin prodigieusement élargie, parce que le propriétaire, toujours aux aguets, a trouvé moyen de faire de beaux coups aux dépens de ses voisins ; au bout de huit cents ans, elle comprend 27 000 lieues carrées. Certainement, en plusieurs points, son intérêt et son amour-propre sont d’accord avec le bien public ; en somme il n’a pas mal géré, et puisqu’il s’est toujours agrandi, il a mieux géré que beaucoup d’autres. De plus, autour de lui, nombre de gens experts, vieux conseillers de famille, rompus aux affaires et dévoués au domaine, bonnes têtes et barbes grises, lui font respectueusement des remontrances quand il dépense trop ; souvent ils l’engagent dans des œuvres utiles, routes, canaux, hôtels d’invalides, écoles militaires, instituts de science, ateliers de charité, limitation de la mainmorte, tolérance des hérétiques, recul des vœux monastiques jusqu’à vingt et un ans, assemblées provinciales, et autres établissements ou réformes par lesquels un domaine féodal se transforme en un domaine moderne. Mais, féodal ou moderne, le domaine est toujours sa propriété, dont il peut abuser autant qu’user ; or qui use en toute liberté finit par abuser avec toute licence. Si, dans sa conduite ordinaire, les motifs personnels ne l’emportaient pas sur les motifs publics, il serait un saint comme Louis IX, un stoïcien comme Marc-Aurèle, et il est un seigneur, un homme du monde semblable aux gens de sa cour, encore plus mal élevé, plus mal entouré, plus sollicité, plus tenté et plus aveuglé. À tout le moins, il a comme eux son amour-propre, ses goûts, ses parents, sa maîtresse, sa femme, ses familiers, tous solliciteurs intimes et prépondérants qu’il faut d’abord satisfaire ; la nation ne vient qu’ensuite  En effet, pendant cent ans, de 1672 à 1774, toutes les fois qu’il fait une guerre, c’est par pique de vanité, par intérêt de famille, par calcul d’intérêt privé, par condescendance pour une femme. Louis XV conduit les siennes encore plus mal qu’il ne les entreprend132, et Louis XVI, dans toute sa politique extérieure, trouve pour entrave le rets conjugal  À l’intérieur, il vit comme les autres seigneurs, mais plus grandement, puisqu’il est le plus grand seigneur de France ; je décrirai son train tout à l’heure, et l’on verra plus tard par quelles exactions ce faste est défrayé. En attendant, marquons deux ou trois détails. D’après des relevés authentiques, Louis XV a dépensé pour Mme de Pompadour 36 millions, au moins 72 millions d’aujourd’hui133. Selon d’Argenson134, en 1751, il a dans ses écuries 4 000 chevaux, et l’on assure que sa seule maison ou personne « a coûté cette année 68 millions », près du quart du revenu public. Quoi d’étonnant, lorsqu’on considère le souverain à la manière du temps, c’est-à-dire comme un châtelain qui jouit de son bien héréditaire ? Il bâtit, il reçoit, il donne des fêtes, il chasse, il dépense selon sa condition  De plus, étant maître de son argent, il donne à qui lui plaît, et tous ses choix sont des grâces. « Votre Majesté sait mieux que moi, écrit l’abbé de Vermond à l’impératrice Marie-Thérèse135, que, d’usage immémorial, les trois quarts des places, des honneurs, des pensions sont accordés non aux services, mais à la faveur et au crédit. Cette faveur est originairement motivée par la naissance, les alliances et la fortune ; presque toujours elle n’a de véritable fondement que dans la protection et l’intrigue. Cette marche est si fort établie, qu’elle est respectée comme une sorte de justice par ceux mêmes qui en souffrent le plus ; un bon gentilhomme, qui ne peut éblouir par des alliances à la cour, ni par une dépense d’éclat, n’oserait prétendre à un régiment, quelque anciens et distingués que puissent être ses services et sa naissance. Il y a vingt ans, les fils des ducs, des ministres, des gens attachés à la cour, les parents et protégés des maîtresses, devenaient colonels à seize ans ; M. de Choiseul fit jeter les hauts cris en rejetant cette époque à vingt-trois ; mais, pour dédommager la faveur et l’arbitraire, il a remis à la pure grâce du roi, ou plutôt des ministres, la nomination des lieutenances-colonelles et des majorités qui jusqu’alors allaient de droit à l’ancienneté du service, les gouvernements et les commandements des provinces et des villes. Vous savez, Monsieur l’ambassadeur, qu’on a fort multiplié ces places, et qu’elles se donnent par crédit et faveur, comme les régiments. Le cordon bleu, le cordon rouge sont dans le même cas, quelquefois même la croix de Saint-Louis. Les évêchés et les abbayes sont encore plus constamment au régime du crédit. Les places de finances, je n’ose en parler. Les charges de judicature sont les plus assujetties aux services rendus ; et cependant combien le crédit et la recommandation n’influent-ils pas sur la nomination des intendants, des premiers présidents », et des autres   Necker, entrant aux affaires, trouve 28 millions de pensions sur le Trésor royal, et, sitôt qu’il tombe, c’est une débâcle d’argent déversé par millions sur les gens de cour. Même de son temps, le roi s’est laissé aller à faire la fortune des amies et des amis de sa femme : à la comtesse de Polignac 400 000 francs pour payer ses dettes, 800 000 francs pour la dot de sa fille, en outre, pour elle-même, la promesse d’une terre de 35 000 livres de rente, et, pour son amant, le comte de Vaudreuil, 30 000 livres de pension ; à la princesse de Lamballe, 100 000 écus par an, tant par la charge de surintendante qu’on rétablit en sa faveur, que pour une pension à son frère136. Mais c’est sous Calonne que la prodigalité devient folle. On a fait honte au roi de sa parcimonie ; pourquoi serait-il ménager de sa bourse ? Lancé hors de sa voie, il donne, il achète, il bâtit, il échange, il vient en aide aux gens de son monde, le tout en grand seigneur, c’est-à-dire en jetant l’argent à pleines mains. Qu’on en juge par un seul exemple : pour secourir les Guéméné faillis, il leur achète moyennant 12 500 000 livres trois terres qu’ils viennent d’acheter 4 millions ; de plus, en échange de deux domaines en Bretagne qui rapportent 33 758 livres, il leur cède la principauté de Dombes rapportant près de 70 000 livres de rente137  Lorsqu’on lira plus tard le Livre Rouge, on y trouvera 700 000 livres de pensions pour la maison de Polignac, la plupart réversibles d’un membre à l’autre, et près de deux millions de bienfaits annuels à la maison de Noailles  Le roi a oublié que toutes ses grâces sont meurtrières ; car « le courtisan qui obtient 6 000 livres de pension reçoit la taille de six villages138 ». En l’état où est l’impôt, chaque largesse du monarque est fondée sur le jeûne des paysans, et le souverain, par ses commis, prend aux pauvres leur pain pour donner des carrosses aux riches  Bref le centre du gouvernement est le centre du mal ; toutes les injustices et toutes les misères en partent comme d’un foyer engorgé et douloureux ; c’est ici que l’abcès public a sa pointe, et c’est ici qu’il crèvera.

VI. Désorganisation latente de la France.

Juste et fatal effet du privilège que l’on exploite à son profit au lieu de l’exercer au profit d’autrui. Qui dit sire ou seigneur, dit « le protecteur qui nourrit, l’ancien qui conduit139 » ; à ce titre et pour cet emploi, on ne peut lui donner trop, car il n’y a pas d’emploi plus difficile et plus haut. Mais il faut qu’il le remplisse ; sinon, au jour du danger, on le laisse là. Déjà, et bien avant le jour du danger, sa troupe n’est plus à lui ; si elle marche, c’est par routine ; elle n’est qu’un amas d’individus, elle n’est plus un corps organisé. Tandis qu’en Allemagne et en Angleterre le régime féodal conservé ou transformé compose encore une société vivante, en France son cadre mécanique n’enserre qu’une poussière d’hommes. On trouve encore l’ordre matériel ; on ne trouve plus l’ordre moral. Une lente et profonde révolution a détruit la hiérarchie intime des suprématies acceptées et des déférences volontaires. C’est une armée où les sentiments qui font les chefs et les sentiments qui font les subordonnés ont disparu ; les grades sont marqués sur les habits et ne le sont plus dans les consciences ; il lui manque ce qui fait une armée solide, l’ascendant légitime des officiers, la confiance justifiée des soldats, l’échange journalier des dévouements mutuels, la persuasion que chacun est utile à tous et que les chefs sont les plus utiles de tous. Comment trouverait-on cette persuasion dans une armée dont l’état-major, pour toute occupation, dîne en ville, étale ses épaulettes et touche double solde ? Déjà avant l’écroulement final, la France est dissoute, et elle est dissoute parce que les privilégiés ont oublié leur caractères d’hommes publics.