Chapitre III :
Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique
L’observation, conduite d’après les règles qui précèdent, confond deux ordres de faits, très dissemblables par certains côtés : ceux qui sont tout ce qu’ils doivent être et ceux qui devraient être autrement qu’ils ne sont, les phénomènes normaux et les phénomènes pathologiques. Nous avons même vu qu’il était nécessaire de les comprendre également dans la définition par laquelle doit débuter toute recherche. Mais si, à certains égards, ils sont de même nature, ils ne laissent pas de constituer deux variétés différentes et qu’il importe de distinguer. La science dispose-t-elle de moyens qui permettent de faire cette distinction ?
La question est de la plus grande importance ; car de la solution qu’on en donne dépend l’idée qu’on se fait du rôle qui revient à la science, surtout à la science de l’homme. D’après une théorie dont les partisans se recrutent dans les écoles les plus diverses, la science ne nous apprendrait rien sur ce que nous devons vouloir. Elle ne connaît, dit-on, que des faits qui ont tous la même valeur et le même intérêt ; elle les observe, les explique, mais ne les juge pas ; pour elle, il n’y en a point qui soient blâmables. Le bien et le mal n’existent pas à ses yeux. Elle peut bien nous dire comment les causes produisent leurs effets, non quelles fins doivent être poursuivies. Pour savoir, non plus ce qui est, mais ce qui est désirable, c’est aux suggestions de l’inconscient qu’il faut recourir, de quelque nom qu’on l’appelle, sentiment, instinct, poussée vitale, etc. La science, dit un écrivain déjà cité, peut bien éclairer le monde, mais elle laisse la nuit dans les cœurs ; c’est au cœur lui-même à se faire sa propre lumière. La science se trouve ainsi destituée, ou à peu près, de toute efficacité pratique, et, par conséquent, sans grande raison d’être ; car à quoi bon se travailler pour connaître le réel, si la connaissance que nous en acquérons ne peut nous servir dans la vie ? Dira-t-on que, en nous révélant les causes des phénomènes, elle nous fournit les moyens de les produire à notre guise et, par suite, de réaliser les fins que notre volonté poursuit pour des raisons supra-scientifiques ? Mais tout moyen est lui-même une fin, par un côté ; car, pour le mettre en œuvre, il faut le vouloir tout comme la fin dont il prépare la réalisation. Il y a toujours plusieurs voies qui mènent à un but donné ; il faut donc choisir entre elles. Or, si la science ne peut nous aider dans le choix du but le meilleur, comment pourrait-elle nous apprendre quelle est la meilleure voie pour y parvenir ? Pourquoi nous recommanderait-elle la plus rapide de préférence à la plus économique, la plus sûre plutôt que la plus simple, ou inversement ? Si elle ne peut nous guider dans la détermination des fins supérieures, elle n’est pas moins impuissante quand il s’agit de ces fins secondaires et subordonnées que l’on appelle des moyens.
La méthode idéologique permet, il est vrai, d’échapper à ce mysticisme et c’est, d’ailleurs, le désir d’y échapper qui a fait, en partie, la persistance de cette méthode. Ceux qui l’ont pratiquée, en effet, étaient trop rationalistes pour admettre que la conduite humaine n’eût pas besoin d’être dirigée par la réflexion ; et pourtant, ils ne voyaient dans les phénomènes, pris en eux-mêmes et indépendamment de toute donnée subjective, rien qui permit de les classer suivant leur valeur pratique. Il semblait donc que le seul moyen de les juger fût de les rapporter à quelque concept qui les dominât ; dès lors, l’emploi de notions qui présidassent à la collation des faits, au lieu d’en dériver, devenait indispensable dans toute sociologie rationnelle. Mais nous savons que si, dans ces conditions, la pratique devient réfléchie, la réflexion, ainsi employée, n’est pas scientifique.
Le problème que nous venons de poser va nous permettre de revendiquer les droits de la raison sans retomber dans l’idéologie. En effet, pour les sociétés comme pour les individus, la santé est bonne et désirable, la maladie, au contraire, est la chose mauvaise et qui doit être évitée. Si donc nous trouvons un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifiquement la santé de la maladie dans les divers ordres de phénomènes sociaux, la science sera en état d’éclairer la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode. Sans doute, comme elle ne parvient pas présentement à atteindre l’individu, elle ne peut nous fournir que des indications générales qui ne peuvent être diversifiées convenablement que si l’on entre directement en contact avec le particulier par la sensation. L’état de santé, tel qu’elle le peut définir, ne saurait convenir exactement à aucun sujet individuel, puisqu’il ne peut être établi que par rapport aux circonstances les plus communes, dont tout le monde s’écarte plus ou moins ; ce n’en est pas moins un point de repère précieux pour orienter la conduite. De ce qu’il y a lieu de l’ajuster ensuite à chaque cas spécial, il ne suit pas qu’il n’y ait aucun intérêt à le connaître. Tout au contraire, il est la norme qui doit servir de base à tous nos raisonnements pratiques. Dans ces conditions, on n’a plus le droit de dire que la pensée est inutile à l’action. Entre la science et l’art il n’y a plus un abîme ; mais on passe de l’une à l’autre sans solution de continuité. La science, il est vrai, ne peut descendre dans les faits que par l’intermédiaire de l’art, mais l’art n’est que le prolongement de la science. Encore peut-on se demander si l’insuffisance pratique de cette dernière ne doit pas aller en diminuant, à mesure que les lois qu’elle établit exprimeront de plus en plus complètement la réalité individuelle.
I
Vulgairement, la souffrance est regardée comme l’indice de la maladie et il est certain que, en général, il existe entre ces deux faits un rapport, mais qui manque de constance et de précision. Il y a de graves diathèses qui sont indolores, alors que des troubles sans importance, comme ceux qui résultent de l’introduction d’un grain de charbon dans l’œil, causent un véritable supplice. Même, dans certains cas, c’est l’absence de douleur ou bien encore le plaisir qui sont les symptômes de la maladie. Il y a une certaine disvulnérabilité qui est pathologique. Dans des circonstances où un homme sain souffrirait, il arrive au neurasthénique d’éprouver une sensation de jouissance dont la nature morbide est incontestable. Inversement, la douleur accompagne bien des états, comme la faim, la fatigue, la parturition qui sont des phénomènes purement physiologiques.
Dirons-nous que la santé, consistant dans un heureux développement des forces vitales, se reconnaît à la parfaite adaptation de l’organisme avec son milieu, et appellerons-nous, au contraire, maladie tout ce qui trouble cette adaptation ? Mais d’abord — nous aurons plus loin à revenir sur ce point — il n’est pas du tout démontré que chaque état de l’organisme soit en correspondance avec quelque état externe. De plus, et quand bien même ce critère serait vraiment distinctif de l’état de santé, il aurait lui-même besoin d’un autre critère pour pouvoir être reconnu ; car il faudrait, en tout cas, nous dire d’après quel principe on peut décider que tel mode de s’adapter est plus parfait que tel autre.
Est-ce d’après la manière dont l’un et l’autre affectent nos chances de survie ? La santé serait l’état d’un organisme où ces chances sont à leur maximum et la maladie, au contraire, tout ce qui a pour effet de les diminuer. Il n’est pas douteux, en effet, que, en général, la maladie n’ait réellement pour conséquence un affaiblissement de l’organisme. Seulement elle n’est pas seule a produire ce résultat. Les fonctions de reproduction, dans certaines espèces inférieures, entraînent fatalement la mort et, même dans les espèces plus élevées, elles créent des risques. Cependant elles sont normales. La vieillesse et l’enfance ont les mêmes effets ; car le vieillard et l’enfant sont plus accessibles aux causes de destruction. Sont-ils donc des malades et faut-il n’admettre d’autre type sain que celui de l’adulte ? Voilà le domaine de la santé et de la physiologie singulièrement rétréci ! Si, d’ailleurs, la vieillesse est déjà, par elle-même, une maladie, comment distinguer le vieillard sain du vieillard maladif ? Du même point de vue, il faudra classer la menstruation parmi les phénomènes morbides ; car, par les troubles qu’elle détermine, elle accroît la réceptivité de la femme à la maladie. Comment, cependant, qualifier de maladif un état dont l’absence ou la disparition prématurée constituent incontestablement un phénomène pathologique ? On raisonne sur cette question comme si, dans un organisme sain, chaque détail, pour ainsi dire, avait un rôle utile à jouer ; comme si chaque état interne répondait exactement à quelque condition externe et, par suite, contribuait à assurer, pour sa part, l’équilibre vital et à diminuer les chances de mort. Il est, au contraire, légitime de supposer que certains arrangements anatomiques ou fonctionnels ne servent directement à rien, mais sont simplement parce qu’ils sont, parce qu’ils ne peuvent pas ne pas être, étant données les conditions générales de la vie. On ne saurait pourtant les taxer de morbides ; car la maladie est, avant tout, quelque chose d’évitable qui n’est pas impliqué dans la constitution régulière de l’être vivant. Or il peut se faire que, au lieu de fortifier l’organisme, ils diminuent sa force de résistance et, par conséquent, accroissent les risques mortels.
D’autre part, il n’est pas sûr que la maladie ait toujours le résultat en fonction duquel on la veut définir. N’y a-t-il pas nombre d’affections trop légères pour que nous puissions leur attribuer une influence sensible sur les bases vitales de l’organisme ? Même parmi les plus graves, il en est dont les suites n’ont rien de fâcheux, si nous savons lutter contre elles avec les armes dont nous disposons. Le gastrique qui suit une bonne hygiène peut vivre tout aussi vieux que l’homme sain. Il est, sans doute, obligé a des soins ; mais n’y sommes-nous pas tous également obligés et la vie peut-elle s’entretenir autrement ? Chacun de nous a son hygiène ; celle du malade ne ressemble pas à celle que pratique la moyenne des hommes de son temps et de son milieu ; mais c’est la seule différence qu’il y ait entre eux à ce point de vue. La maladie ne nous laisse pas toujours désemparés, dans un état de désadaptation irrémédiable ; elle nous contraint seulement à nous adapter autrement que la plupart de nos semblables. Qui nous dit même qu’il n’existe pas de maladies qui, finalement, se trouvent être utiles ? La variole que nous nous inoculons par le vaccin est une véritable maladie que nous nous donnons volontairement, et pourtant elle accroît nos chances de survie. Il y a peut-être bien d’autres cas où le trouble causé par la maladie est insignifiant à côté des immunités qu’elle confère.
Enfin et surtout, ce critère est le plus souvent inapplicable. On peut bien établir, à la rigueur, que la mortalité la plus basse que l’on connaisse se rencontre dans tel groupe déterminé d’individus ; mais on ne peut pas démontrer qu’il ne saurait y en avoir de plus basse. Qui nous dit que d’autres arrangements ne sont pas possibles, qui auraient pour effet de la diminuer encore ? Ce minimum de fait n’est donc pas la preuve d’une parfaite adaptation, ni, par suite, l’indice sûr de l’état de santé si l’on s’en rapporte à la définition précédente. De plus, un groupe de cette nature est bien difficile à constituer et à isoler de tous les autres, comme il serait nécessaire, pour que l’on pût observer la constitution organique dont il a le privilège et qui est la cause supposée de cette supériorité. Inversement, si, quand il s’agit d’une maladie dont le dénouement est généralement mortel, il est évident que les probabilités que l’être a de survivre sont diminuées, la preuve est singulièrement malaisée, quand l’affection n’est pas de nature à entraîner directement la mort. Il n’y a, en effet, qu’une manière objective de prouver que des êtres, placés dans des conditions définies, ont moins de chances de survivre que d’autres, c’est de faire voir que, en fait, la plupart d’entre eux vivent moins longtemps. Or, si, dans les cas de maladies purement individuelles, cette démonstration est souvent possible, elle est tout à fait impraticable en sociologie. Car nous n’avons pas ici le point de repère dont dispose le biologiste, à savoir le chiffre de la mortalité moyenne. Nous ne savons même pas distinguer avec une exactitude simplement approchée à quel moment naît une société et à quel moment elle meurt. Tous ces problèmes qui, déjà en biologie, sont loin d’être clairement résolus, restent encore, pour le sociologue, enveloppés de mystère. D’ailleurs, les événements qui se produisent au cours de la vie sociale et qui se répètent à peu près identiquement dans toutes les sociétés du même type, sont beaucoup trop variés pour qu’il soit possible de déterminer dans quelle mesure l’un d’eux peut avoir contribué à hâter le dénouement final. Quand il s’agit d’individus, comme ils sont très nombreux, on peut choisir ceux que l’on compare de manière à ce qu’ils n’aient en commun qu’une seule et même anomalie ; celle-ci se trouve ainsi isolée de tous les phénomènes concomitants et on peut, par suite, étudier la nature de son influence sur l’organisme. Si, par exemple, un millier de rhumatisants, pris au hasard, présente une mortalité sensiblement supérieure à la moyenne, on a de bonnes raisons pour attribuer ce résultat à la diathèse rhumatismale. Mais, en sociologie, comme chaque espèce sociale ne compte qu’un petit nombre d’individus, le champ des comparaisons est trop restreint pour que des groupements de ce genre soient démonstratifs.
Or, à défaut de cette preuve de fait, il n’y a plus rien de possible que des raisonnements déductifs dont les conclusions ne peuvent avoir d’autre valeur que celle de présomptions subjectives. On démontrera non que tel évènement affaiblit effectivement l’organisme social, mais qu’il doit avoir cet effet. Pour cela, on fera voir qu’il ne peut manquer d’entraîner à sa suite telle ou telle conséquence que l’on juge fâcheuse pour la société et, à ce titre, on le déclarera morbide. Mais, à supposer même qu’il engendre en effet cette conséquence, il peut se faire que les inconvénients qu’elle présente soient compensés, et au-delà, par des avantages que l’on n’aperçoit pas. De plus, il n’y a qu’une raison qui puisse permettre de la traiter de funeste, c’est qu’elle trouble le jeu normal des fonctions. Mais une telle preuve suppose le problème déjà résolu ; car elle n’est possible que si l’on a déterminé au préalable en quoi consiste l’état normal et, par conséquent, si l’on sait à quel signe il peut être reconnu. Essaiera-t-on de le construire de toutes pièces et a priori ? Il n’est pas nécessaire de montrer ce que peut valoir une telle construction. Voilà comment il se fait que, en sociologie comme en histoire, les mêmes événements sont qualifiés, suivant les sentiments personnels du savant, de salutaires ou de désastreux. Ainsi il arrive sans cesse à un théoricien incrédule de signaler, dans les restes de foi qui survivent au milieu de l’ébranlement général des croyances religieuses, un phénomène morbide, tandis que, pour le croyant, c’est l’incrédulité même qui est aujourd’hui la grande maladie sociale. De même, pour le socialiste, l’organisation économique actuelle est un fait de tératologie sociale, alors que, pour l’économiste orthodoxe, ce sont les tendances socialistes qui sont, par excellence, pathologiques. Et chacun trouve à l’appui de son opinion des syllogismes qu’il juge bien faits.
Le défaut commun de ces définitions est de vouloir atteindre prématurément l’essence des phénomènes. Aussi supposent-elles acquises des propositions qui, vraies ou non, ne peuvent être prouvées que si la science est déjà suffisamment avancée. C’est pourtant le cas de nous conformer à la règle que nous avons précédemment établie. Au lieu de prétendre déterminer d’emblée les rapports de l’état normal et de son contraire avec les forces vitales, cherchons simplement quelque signe extérieur, immédiatement perceptible, mais objectif, qui nous permette de reconnaître l’un de l’autre ces deux ordres de faits.
Tout phénomène sociologique, comme, du reste, tout phénomène biologique, est susceptible, tout en restant essentiellement lui-même, de revêtir des formes différentes suivant les cas. Or, parmi ces formes, il en est de deux sortes. Les unes sont générales dans toute l’étendue de l’espèce ; elles se retrouvent, sinon chez tous les individus, du moins chez la plupart d’entre eux et, si elles ne se répètent pas identiquement dans tous les cas où elles s’observent, mais varient d’un sujet à l’autre, ces variations sont comprises entre des limites très rapprochées. Il en est d’autres, au contraire, qui sont exceptionnelles ; non seulement elles ne se rencontrent que chez la minorité, mais, là même où elles se produisent, il arrive le plus souvent qu’elles ne durent pas toute la vie de l’individu. Elles sont une exception dans le temps comme dans l’espace33. Nous sommes donc en présence de deux variétés distinctes de phénomènes et qui doivent être désignées par des termes différents. Nous appellerons normaux les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques. Si l’on convient de nommer type moyen l’être schématique que l’on constituerait en rassemblant en un même tout, en une sorte d’individualité abstraite, les caractères les plus fréquents dans l’espèce avec leurs formes les plus fréquentes, on pourra dire que le type normal se confond avec le type moyen, et que tout écart par rapport à cet étalon de la santé est un phénomène morbide. Il est vrai que le type moyen ne saurait être déterminé avec la même netteté qu’un type individuel, puisque ses attributs constitutifs ne sont pas absolument fixés, mais sont susceptibles de varier. Mais qu’il puisse être constitué, c’est ce qu’on ne saurait mettre en doute, puisqu’il est la matière immédiate de la science ; car il se confond avec le type générique. Ce que le physiologiste étudie, ce sont les fonctions de l’organisme moyen et il n’en est pas autrement du sociologue. Une fois qu’on sait reconnaître les espèces sociales les unes des autres — nous traitons plus loin la question — il est toujours possible de trouver quelle est la forme la plus générale que présente un phénomène dans une espèce déterminée.
On voit qu’un fait ne peut être qualifié de pathologique que par rapport à une espèce donnée. Les conditions de la santé et de la maladie ne peuvent être définies in abstracto et d’une manière absolue. La règle n’est pas contestée en biologie ; il n’est jamais venu à l’esprit de personne que ce qui est normal pour un mollusque le soit aussi pour un vertébré. Chaque espèce a sa santé, parce qu’elle a son type moyen qui lui est propre, et la santé des espèces les plus basses n’est pas moindre que celle des plus élevées. Le même principe s’applique à la sociologie quoiqu’il y soit souvent méconnu. Il faut renoncer à cette habitude, encore trop répandue, de juger une institution, une pratique, une maxime morale, comme si elles étaient bonnes ou mauvaises en elles-mêmes et par elles-mêmes, pour tous les types sociaux indistinctement.
Puisque le point de repère par rapport auquel on peut juger de l’état de santé ou de maladie varie avec les espèces, il peut varier aussi pour une seule et même espèce, si celle-ci vient à changer. C’est ainsi que, au point de vue purement biologique, ce qui est normal pour le sauvage ne l’est pas toujours pour le civilisé et réciproquement34. Il y a surtout un ordre de variations dont il importe de tenir compte parce qu’elles se produisent régulièrement dans toutes les espèces, ce sont celles qui tiennent à l’âge. La santé du vieillard n’est pas celle de l’adulte, de même que celle-ci n’est pas celle de l’enfant ; et il en est de même des sociétés35. Un fait social ne peut donc être dit normal pour une espèce sociale déterminée, que par rapport à une phase, également déterminée, de son développement ; par conséquent, pour savoir s’il a droit à cette dénomination, il ne suffit pas d’observer sous quelle forme il se présente dans la généralité des sociétés qui appartiennent à cette espèce, il faut encore avoir soin de les considérer à la phase correspondante de leur évolution.
Il semble que nous venions de procéder simplement à une définition de mots ; car nous n’avons rien fait que grouper des phénomènes suivant leurs ressemblances et leurs différences et qu’imposer des noms aux groupes ainsi formés. Mais, en réalité, les concepts que nous avons ainsi constitués, tout en ayant le grand avantage d’être reconnaissables à des caractères objectifs et facilement perceptibles, ne s’éloignent pas de la notion qu’on se fait communément de la santé et de la maladie. La maladie, en effet, n’est-elle pas conçue par tout le monde comme un accident, que la nature du vivant comporte sans doute, mais n’engendre pas d’ordinaire ? C’est ce que les anciens philosophes exprimaient en disant qu’elle ne dérive pas de la nature des choses, qu’elle est le produit d’une sorte de contingence immanente aux organismes. Une telle conception est, assurément, la négation de toute science ; car la maladie n’a rien de plus miraculeux que la santé ; elle est également fondée dans la nature des êtres. Seulement elle n’est pas fondée dans leur nature normale ; elle n’est pas impliquée dans leur tempérament ordinaire ni liée aux conditions d’existence dont ils dépendent généralement. Inversement, pour tout le monde, le type de la santé se confond avec celui de l’espèce. On ne peut même pas, sans contradiction, concevoir une espèce qui, par elle-même et en vertu de sa constitution fondamentale, serait irrémédiablement malade. Elle est la norme par excellence et, par suite, ne saurait rien contenir d’anormal.
Il est vrai que, couramment, on entend aussi par santé un état généralement préférable à la maladie. Mais cette définition est contenue dans la précédente. Si, en effet, les caractères dont la réunion forme le type normal ont pu se généraliser dans une espèce, ce n’est pas sans raison. Cette généralité est elle-même un fait qui a besoin d’être expliqué et qui, pour cela, réclame une cause. Or elle serait inexplicable si les formes d’organisation les plus répandues n’étaient aussi, du moins dans leur ensemble, les plus avantageuses. Comment auraient-elles pu se maintenir dans une aussi grande variété de circonstances si elles ne mettaient les individus en état de mieux résister aux causes de destruction ? Au contraire, si les autres sont plus rares, c’est évidemment que, dans la moyenne des cas, les sujets qui les présentent ont plus de difficulté à survivre. La plus grande fréquence des premières est donc la preuve de leur supériorité36.
II
Cette dernière remarque fournit même un moyen de contrôler les résultats de la précédente méthode.
Puisque la généralité, qui caractérise extérieurement les phénomènes normaux, est elle-même un phénomène explicable, il y a lieu, après qu’elle a été directement établie par l’observation, de chercher à l’expliquer. Sans doute, on peut être assuré par avance qu’elle n’est pas sans cause, mais il est mieux de savoir au juste quelle est cette cause. Le caractère normal du phénomène sera, en effet, plus incontestable, si l’on démontre que le signe extérieur qui l’avait d’abord révélé n’est pas purement apparent, mais est fondé dans la nature des choses ; si, en un mot, on peut ériger cette normalité de fait en une normalité de droit. Cette démonstration, du reste, ne consistera pas toujours à faire voir que le phénomène est utile à l’organisme, quoique ce soit le cas le plus fréquent pour les raisons que nous venons de dire ; mais il peut se faire aussi, comme nous l’avons remarqué plus haut, qu’un arrangement soit normal sans servir a rien, simplement parce qu’il est nécessairement impliqué dans la nature de l’être. Ainsi, il serait peut-être utile que l’accouchement ne déterminât pas des troubles aussi violents dans l’organisme féminin ; mais c’est impossible. Par conséquent, la normalité du phénomène sera expliquée par cela seul qu’il sera rattaché aux conditions d’existence de l’espèce considérée, soit comme un effet mécaniquement nécessaire de ces conditions, soit comme un moyen qui permet aux organismes de s’y adapter37.
Cette preuve n’est pas simplement utile à titre de contrôle. Il ne faut pas oublier, en effet, que, s’il y a intérêt à distinguer le normal de l’anormal, c’est surtout en vue d’éclairer la pratique. Or, pour agir en connaissance de cause, il ne suffit pas de savoir ce que nous devons vouloir, mais pourquoi nous le devons. Les propositions scientifiques, relatives à l’état normal, seront plus immédiatement applicables aux cas particuliers quand elles seront accompagnées de leurs raisons ; car, alors, on saura mieux reconnaître dans quels cas il convient de les modifier en les appliquant, et dans quel sens.
Il y a même des circonstances ou cette vérification est rigoureusement nécessaire, parce que la première méthode, si elle était employée seule, pourrait induire en erreur. C’est ce qui arrive aux périodes de transition où l’espèce tout entière est en train d’évoluer, sans s’être encore définitivement fixée sous une forme nouvelle. Dans ce cas, le seul type normal qui soit dès à présent réalisé et donné dans les faits est celui du passé, et pourtant il n’est plus en rapport avec les nouvelles conditions d’existence. Un fait peut ainsi persister dans toute l’étendue d’une espèce, tout en ne répondant plus aux exigences de la situation. Il n’a donc plus, alors, que les apparences de la normalité ; car la généralité qu’il présente n’est plus qu’une étiquette menteuse, puisque, ne se maintenant que par la force aveugle de l’habitude, elle n’est plus l’indice que le phénomène observé est étroitement lié aux conditions générales de l’existence collective. Cette difficulté est, d’ailleurs, spéciale à la sociologie. Elle n’existe, pour ainsi dire, pas pour le biologiste. Il est, en effet, bien rare que les espèces animales soient nécessitées à prendre des formes imprévues. Les seules modifications normales par lesquelles elles passent sont celles qui se reproduisent régulièrement chez chaque individu, principalement sous l’influence de l’âge. Elles sont donc connues ou peuvent l’être, puisqu’elles se sont déjà réalisées dans une multitude de cas ; par suite, on peut savoir à chaque moment du développement de l’animal, et même aux périodes de crise, en quoi consiste l’état normal. Il en est encore ainsi en sociologie pour les sociétés qui appartiennent aux espèces inférieures. Car, comme nombre d’entre elles ont déjà accompli toute leur carrière, la loi de leur évolution normale est ou, du moins, peut être établie. Mais quand il s’agit des sociétés les plus élevées et les plus récentes, cette loi est inconnue par définition, puisqu’elles n’ont pas encore parcouru toute leur histoire. Le sociologue peut ainsi se trouver embarrassé de savoir si un phénomène est normal ou non, tout point de repère lui faisant défaut.
Il sortira d’embarras en procédant comme nous venons de dire. Après avoir établi par l’observation que le fait est général, il remontera aux conditions qui ont déterminé cette généralité dans le passé et cherchera ensuite si ces conditions sont encore données dans le présent ou si, au contraire, elles ont changé. Dans le premier cas, il aura le droit de traiter, le phénomène de normal et, dans le second, de lui refuser ce caractère. Par exemple, pour savoir si l’état économique actuel des peuples européens, avec l’absence d’organisation38 qui en est la caractéristique, est normal ou non, on cherchera ce qui, dans le passé, y a donné naissance. Si ces conditions sont encore celles où sont actuellement placées nos sociétés, c’est que cette situation est normale en dépit des protestations qu’elle soulève. Mais s’il se trouve, au contraire, qu’elle est liée à cette vieille structure sociale que nous avons qualifiée ailleurs de segmentaire39 et qui, après avoir été l’ossature essentielle des sociétés, va de plus en plus en s’effaçant, on devra conclure qu’elle constitue présentement un état morbide, quelque universelle qu’elle soit. C’est d’après la même méthode que devront être résolues toutes les questions controversées de ce genre, comme celles de savoir si l’affaiblissement des croyances religieuses, si le développement des pouvoirs de l’État sont des phénomènes normaux ou non.40
Toutefois, cette méthode ne saurait, en aucun cas, être substituée à la précédente, ni même être employée la première. D’abord, elle soulève des questions dont, nous aurons à parler plus loin et qui ne peuvent être abordées que quand on est déjà assez avancé dans la science ; car elle implique, en somme, une explication presque complète des phénomènes, puisqu’elle suppose déterminées ou leurs causes ou leurs fonctions. Or, il importe que, dès le début de la recherche, on puisse classer les faits en normaux et anormaux, sous la réserve de quelques cas exceptionnels, afin de pouvoir assigner à la physiologie son domaine et à la pathologie le sien. Ensuite, c’est par rapport au type normal qu’un fait doit être trouvé utile ou nécessaire pour pouvoir être lui-même qualifié de normal. Autrement, on pourrait démontrer que la maladie se confond avec la santé, puisqu’elle dérive nécessairement de l’organisme qui en est atteint ; ce n’est qu’avec l’organisme moyen qu’elle ne soutient pas la même relation. De même, l’application d’un remède, étant utile au malade, pourrait passer pour un phénomène normal, alors qu’elle est évidemment anormale, car c’est seulement dans des circonstances anormales qu’elle a cette utilité. On ne peut donc se servir de cette méthode que si le type normal a été antérieurement constitué et il ne peut l’avoir été que par un autre procédé. Enfin et surtout, s’il est vrai que tout ce qui est normal est utile, à moins d’être nécessaire, il est faux que tout ce qui est utile soit normal. Nous pouvons bien être certains que les états qui se sont généralisés dans l’espèce sont plus utiles que ceux qui sont restés exceptionnels ; non qu’ils sont les plus utiles qui existent ou qui puissent exister. Nous n’avons aucune raison de croire que toutes les combinaisons possibles ont été essayées au cours de l’expérience et, parmi celles qui n’ont jamais été réalisées mais sont concevables, il en est peut-être de beaucoup plus avantageuses que celles que nous connaissons. La notion de l’utile déborde celle du normal ; elle est à celle-ci ce que le genre est à l’espèce. Or, il est impossible de déduire le plus du moins, l’espèce du genre. Mais on peut retrouver le genre dans l’espèce puisqu’elle le contient. C’est pourquoi, une fois que la généralité du phénomène a été constatée, on peut, en faisant voir comment il sert, confirmer les résultats de la première méthode41. Nous pouvons donc formuler les trois règles suivantes :
1° Un fait social est normal pour un type social déterminé, considéré à une phase déterminée de son développement, quand il se produit dans la moyenne des sociétés de cette espèce, considérées à la phase correspondante de leur évolution.
2° On peut vérifier les résultats de la méthode précédente en faisant voir que la généralité du phénomène tient aux conditions générales de la vie collective dans le type social considéré.
3° Cette vérification est nécessaire, quand ce fait se rapporte à une espèce sociale qui n’a pas encore accompli son évolution intégrale.
III
On est tellement habitué à trancher d’un mot ces questions difficiles et à décider rapidement, d’après des observations sommaires et à coup de syllogismes, si un fait social est normal ou non, qu’on jugera peut-être cette procédure inutilement compliquée. Il ne semble pas qu’il faille faire tant d’affaires pour distinguer la maladie de la santé. Ne faisons-nous pas tous les jours de ces distinctions ? — Il est vrai ; mais il reste à savoir si nous les faisons à propos. Ce qui nous masque les difficultés de ces problèmes, c’est que nous voyons le biologiste les résoudre avec une aisance relative. Mais nous oublions qu’il lui est beaucoup plus facile qu’au sociologue d’apercevoir la manière dont chaque phénomène affecte la force de résistance de l’organisme et d’en déterminer par là le caractère normal ou anormal avec une exactitude pratiquement suffisante. En sociologie, la complexité et la mobilité plus grandes des faits obligent à bien plus de précautions, comme le prouvent les jugements contradictoires dont le même phénomène est l’objet de la part des partis. Pour bien montrer combien cette circonspection est nécessaire, faisons voir par quelques exemples à quelles erreurs on s’expose quand on ne s’y astreint pas et sous quel jour nouveau les phénomènes les plus essentiels apparaissent, quand on les traite méthodiquement.
S’il est un fait dont le caractère pathologique paraît incontestable, c’est le crime. Tous les criminologistes s’entendent sur ce point. S’ils expliquent cette morbidité de manières différentes, ils sont unanimes à la reconnaître. Le problème, cependant, demandait à être traité avec moins de promptitude.
Appliquons, en effet, les règles précédentes. Le crime ne s’observe pas seulement dans la plupart des sociétés de telle ou telle espèce, mais dans toutes les sociétés de tous les types. Il n’en est pas ou il n’existe une criminalité. Elle change de forme, les actes qui sont ainsi qualifiés ne sont pas partout les mêmes ; mais, partout et toujours, il y a eu des hommes qui se conduisaient de manière à attirer sur eux la répression pénale. Si, du moins, à mesure que les sociétés passent des types inférieurs aux plus élevés, le taux de la criminalité, c’est-à-dire le rapport entre le chiffre annuel des crimes et celui de la population, tendait à baisser, on pourrait croire que, tout en restant un phénomène normal, le crime, cependant, tend à perdre ce caractère. Mais nous n’avons aucune raison qui nous permette de croire à la réalité de cette régression. Bien des faits sembleraient plutôt démontrer l’existence d’un mouvement en sens inverse. Depuis le commencement du siècle, la statistique nous fournit le moyen de suivre la marche de la criminalité ; or, elle a partout augmenté. En France, l’augmentation est de près de 300 %. Il n’est donc pas de phénomène qui présente de la manière la plus irrécusée tous les symptômes de la normalité, puisqu’il apparaît comme étroitement lié aux conditions de toute vie collective. Faire du crime une maladie sociale, ce serait admettre que la maladie n’est pas quelque chose d’accidentel, mais, au contraire, dérive, dans certains cas, de la constitution fondamentale de l’être vivant ; ce serait effacer toute distinction entre le physiologique et le pathologique. Sans doute, il peut se faire que le crime lui-même ait des formes anormales ; c’est ce qui arrive quand, par exemple, il atteint un taux exagéré. Il n’est pas douteux, en effet, que cet excès ne soit de nature morbide. Ce qui est normal, c’est simplement qu’il y ait une criminalité, pourvu que celle-ci atteigne et ne dépasse pas, pour chaque type social, un certain niveau qu’il n’est peut-être pas impossible de fixer conformément aux règles précédentes42.
Nous voilà en présence d’une conclusion, en apparence, assez paradoxale. Car il ne faut pas s’y méprendre. Classer le crime parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n’est pas seulement dire qu’il est un phénomène inévitable quoique regrettable, dû à l’incorrigible méchanceté des hommes ; c’est affirmer qu’il est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine. Ce résultat est, au premier abord, assez surprenant pour qu’il nous ait nous-même déconcerté et pendant longtemps. Cependant, une fois que l’on a dominé cette première impression de surprise, il n’est pas difficile de trouver les raisons qui expliquent cette normalité et, du même coup, la confirment.
En premier lieu, le crime est normal parce qu’une société qui en serait exempte est tout à fait impossible.
Le crime, nous l’avons montré ailleurs, consiste dans un acte qui offense certains sentiments collectifs, doués d’une énergie et d’une netteté particulières. Pour que, dans une société donnée, les actes réputés criminels pussent cesser d’être commis, il faudrait donc que les sentiments qu’ils blessent se retrouvassent dans toutes les consciences individuelles sans exception et avec le degré de force nécessaire pour contenir les sentiments contraires. Or, à supposer que cette condition put être effectivement réalisée, le crime ne disparaîtrait pas pour cela, il changerait seulement de forme ; car la cause même qui tarirait ainsi les sources de la criminalité en ouvrirait immédiatement de nouvelles. En effet, pour que les sentiments collectifs que protège le droit pénal d’un peuple, à un moment déterminé de son histoire, parviennent ainsi à pénétrer dans les consciences qui leur étaient jusqu’alors fermées ou à prendre plus d’empire là où ils n’en avaient pas assez, il faut qu’ils acquièrent une intensité supérieure à celle qu’ils avaient jusqu’alors. Il faut que la communauté dans son ensemble les ressente avec plus de vivacité ; car ils ne peuvent pas puiser à une autre source la force plus grande qui leur permet de s’imposer aux individus qui, naguère, leur étaient le plus réfractaires. Pour que les meurtriers disparaissent, il faut que l’horreur du sang versé devienne plus grande dans ces couches sociales où se recrutent les meurtriers ; mais, pour cela, il faut qu’elle devienne plus grande dans toute l’étendue de la société. D’ailleurs, l’absence même du crime contribuerait directement à produire ce résultat ; car un sentiment apparaît comme beaucoup plus respectable quand il est toujours et uniformément respecté. Mais on ne fait pas attention que ces états forts de la conscience commune ne peuvent être ainsi renforcés sans que les états plus faibles, dont la violation ne donnait précédemment naissance qu’à des fautes purement morales, ne soient renforcés du même coup ; car les seconds ne sont que le prolongement, la forme atténuée des premiers. Ainsi, le vol et la simple indélicatesse ne froissent qu’un seul et même sentiment altruiste, le respect de la propriété d’autrui. Seulement, ce même sentiment est offensé plus faiblement par l’un de ces actes que par l’autre ; et comme, d’autre part, il n’a pas dans la moyenne des consciences une intensité suffisante pour ressentir vivement la plus légère de ces deux offenses, celle-ci est l’objet d’une plus grande tolérance. Voilà pourquoi on blâme simplement l’indélicat tandis que le voleur est puni. Mais si ce même sentiment devient plus fort, au point de faire taire dans toutes les consciences le penchant qui incline l’homme au vol, il deviendra plus sensible aux lésions qui, jusqu’alors, ne le touchaient que légèrement ; il réagira donc contre elles avec plus de vivacité ; elles seront l’objet d’une réprobation plus énergique qui fera passer certaines d’entre elles, de simples fautes morales qu’elles étaient, à l’état de crimes. Par exemple, les contrats indélicats ou indélicatement exécutés, qui n’entraînent qu’un blâme public ou des réparations civiles, deviendront des délits. Imaginez une société de saints, un cloître exemplaire et parfait. Les crimes proprement dits y seront inconnus ; mais les fautes qui paraissent vénielles au vulgaire y soulèveront le même scandale que fait le délit ordinaire auprès des consciences ordinaires. Si donc cette société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle qualifiera ces actes de criminels et les traitera comme tels. C’est pour la même raison que le parfait honnête homme juge ses moindres défaillances morales avec une sévérité que la foule réserve aux actes vraiment délictueux. Autrefois, les violences contre les personnes étaient plus fréquentes qu’aujourd’hui parce que le respect pour la dignité individuelle était plus faible. Comme il s’est accru, ces crimes sont devenus plus rares ; mais aussi, bien des actes qui lésaient ce sentiment sont entrés dans le droit pénal dont ils ne relevaient primitivement pas43.
On se demandera peut-être, pour épuiser toutes les hypothèses logiquement possibles, pourquoi cette unanimité ne s’étendrait pas à tous les sentiments collectifs sans exception ; pourquoi même les plus faibles ne prendraient pas assez d’énergie pour prévenir toute dissidence. La conscience morale de la société se retrouverait tout entière chez tous les individus et avec une vitalité suffisante pour empêcher tout acte qui l’offense, les fautes purement morales aussi bien que les crimes. Mais une uniformité aussi universelle et aussi absolue est radicalement impossible ; car le milieu physique immédiat dans lequel chacun de nous est placé, les antécédents héréditaires, les influences sociales dont nous dépendons varient d’un individu à l’autre et, par suite, diversifient les consciences. Il n’est pas possible que tout le monde se ressemble à ce point, par cela seul que chacun a son organisme propre et que ces organismes occupent des portions différentes de l’espace. C’est pourquoi, même chez les peuples inférieurs, ou l’originalité individuelle est très peu développée, elle n’est cependant pas nulle. Ainsi donc, puisqu’il ne peut pas y avoir de société où les individus ne divergent plus ou moins du type collectif, il est inévitable aussi que, parmi ces divergences, il y en ait qui présentent un caractère criminel. Car ce qui leur confère ce caractère, ce n’est pas leur importance intrinsèque, mais celle que leur prête la conscience commune. Si donc celle-ci est plus forte, si elle a assez d’autorité pour rendre ces divergences très faibles en valeur absolue, elle sera aussi plus sensible, plus exigeante, et, réagissant contre de moindres écarts avec l’énergie qu’elle ne déploie ailleurs que contre des dissidences plus considérables, elle leur attribuera la même gravité, c’est-à-dire qu’elle les marquera comme criminels.
Le crime est donc nécessaire ; il est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale, mais, par cela même, il est utile ; car ces conditions dont il est solidaire sont elles-mêmes indispensables à l’évolution normale de la morale et du droit.
En effet, il n’est plus possible aujourd’hui de contester que non seulement le droit et la morale varient d’un type social à l’autre, mais encore qu’ils changent pour un même type si les conditions de l’existence collective se modifient. Mais, pour que ces transformations soient possibles, il faut que les sentiments collectifs qui sont à la base de la morale ne soient pas réfractaires au changement, par conséquent, n’aient qu’une énergie modérée. S’ils étaient trop forts, ils ne seraient plus plastiques. Tout arrangement, en effet, est un obstacle au réarrangement, et cela d’autant plus que l’arrangement primitif est plus solide. Plus une structure est fortement accusée, plus elle oppose de résistance à toute modification et il en est des arrangements fonctionnels comme des arrangements anatomiques. Or, s’il n’y avait pas de crimes, cette condition ne serait pas remplie ; car une telle hypothèse suppose que les sentiments collectifs seraient parvenus à un degré d’intensité sans exemple dans l’histoire. Rien n’est bon indéfiniment et sans mesure. Il faut que l’autorité dont jouit la conscience morale ne soit pas excessive ; autrement, nul n’oserait y porter la main et elle se figerait trop facilement sous une forme immuable. Pour qu’elle puisse évoluer, il faut que l’originalité individuelle puisse se faire jour ; or, pour que celle de l’idéaliste qui rêve de dépasser son siècle puisse se manifester, il faut que celle du criminel, qui est au-dessous de son temps, soit possible. L’une ne va pas sans l’autre.
Ce n’est pas tout. Outre cette utilité indirecte, il arrive que le crime joue lui-même un rôle utile dans cette évolution. Non seulement il implique que la voie reste ouverte aux changements nécessaires, mais encore, dans certains cas, il prépare directement ces changements. Non seulement, là où il existe, les sentiments collectifs sont dans l’état de malléabilité nécessaire pour prendre une forme nouvelle, mais encore il contribue parfois à prédéterminer la forme qu’ils prendront. Que de fois, en effet, il n’est qu’une anticipation de la morale à venir, un acheminement vers ce qui sera ! D’après le droit athénien, Socrate était un criminel et sa condamnation n’avait rien que de juste. Cependant son crime, à savoir l’indépendance de sa pensée, était utile, non seulement à l’humanité, mais à sa patrie. Car il servait à préparer une morale et une foi nouvelles dont les Athéniens avaient alors besoin parce que les traditions dont ils avaient vécu jusqu’alors n’étaient plus en harmonie avec leurs conditions d’existence. Or le cas de Socrate n’est pas isolé ; il se reproduit périodiquement dans l’histoire. La liberté de penser dont nous jouissons actuellement n’aurait jamais pu être proclamée, si les règles qui la prohibaient n’avaient été violées avant d’être solennellement abrogées. Cependant, à ce moment, cette violation était un crime, puisque c’était une offense à des sentiments encore très vifs dans la généralité des consciences. Et néanmoins ce crime était utile puis qu’il préludait à des transformations qui, de jour en jour, devenaient plus nécessaires. La libre philosophie a eu pour précurseurs les hérétiques de toute sorte que le bras séculier a justement frappés pendant tout le cours du moyen âge et jusqu’à la veille des temps contemporains. De ce point de vue, les faits fondamentaux de la criminologie se présentent à nous sous un aspect entièrement nouveau. Contrairement aux idées courantes, le criminel n’apparaît plus comme un être radicalement insociable, comme une sorte d’élément parasitaire, de corps étranger et inassimilable, introduit au sein de la société44 ; c’est un agent régulier de la vie sociale. Le crime, de son côté, ne doit plus être conçu comme un mal qui ne saurait être contenu dans de trop étroites limites ; mais, bien loin qu’il y ait lieu de se féliciter quand il lui arrive de descendre trop sensiblement au-dessous du niveau ordinaire, on peut être certain que ce progrès apparent est à la fois contemporain et solidaire de quelque perturbation sociale. C’est ainsi que jamais le chiffre des coups et blessures ne tombe aussi bas qu’en temps de disette45. En même temps et par contre-coup, la théorie de la peine se trouve renouvelée ou, plutôt à renouveler. Si, en effet, le crime est une maladie, la peine en est le remède et ne peut être conçue autrement ; aussi toutes les discussions qu’elle soulève portent-elles sur le point de savoir ce qu’elle doit être pour remplir son rôle de remède. Mais si le crime n’a rien de morbide, la peine ne saurait avoir pour objet de le guérir et sa vraie fonction doit être cherchée ailleurs.
Il s’en faut donc que les règles précédemment énoncées n’aient d’autre raison d’être que de satisfaire à un formalisme logique sans grande utilité, puisque, au contraire, selon qu’on les applique ou non, les faits sociaux les plus essentiels changent totalement de caractère. Si, d’ailleurs, cet exemple est particulièrement démonstratif — et c’est pourquoi nous avons cru devoir nous y arrêter — il en est bien d’autres qui pourraient être utilement cités. Il n’existe pas de société ou il ne soit de règle que la peine doit être proportionnelle au délit ; cependant, pour l’école italienne, ce principe n’est qu’une invention de juristes, dénuée de toute solidité46. Même, pour ces criminologistes, c’est l’institution pénale tout entière, telle qu’elle a fonctionné jusqu’à présent chez tous les peuples connus, qui est un phénomène contre nature. Nous avons déjà vu que, pour M. Garofalo, la criminalité spéciale aux sociétés inférieures n’a rien de naturel. Pour les socialistes, c’est l’organisation capitaliste, malgré sa généralité, qui constitue une déviation de l’état normal, produite par la violence et l’artifice. Au contraire, pour M. Spencer, c’est notre centralisation administrative, c’est l’extension des pouvoirs gouvernementaux qui est le vice radical de nos sociétés, et cela quoique l’une et l’autre progressent de la manière la plus régulière et la plus universelle à mesure qu’on avance dans l’histoire. Nous ne croyons pas que jamais on se soit systématiquement astreint à décider du caractère normal ou anormal des faits sociaux d’après leur degré de généralité. C’est toujours à grand renfort de dialectique que ces questions sont tranchées.
Cependant, ce critère écarté, non seulement on s’expose à des confusions et à des erreurs partielles, comme celles que nous venons de rappeler, mais on rend la science même impossible. En effet, elle a pour objet immédiat l’étude du type normal ; or, si les faits les plus généraux peuvent être morbides, il peut se faire que le type normal n’ait jamais existé dans les faits. Dès lors, que sert de les étudier ? Ils ne peuvent que confirmer nos préjugés et enraciner nos erreurs puisqu’ils en résultent. Si la peine, si la responsabilité, telles qu’elles existent dans l’histoire, ne sont qu’un produit de l’ignorance et de la barbarie, à quoi bon s’attacher à les connaître pour en déterminer les formes normales ? C’est ainsi que l’esprit est amené à se détourner d’une réalité désormais sans intérêt pour se replier sur soi-même et chercher au-dedans de soi les matériaux nécessaires pour la reconstruire. Pour que la sociologie traite les faits comme des choses, il faut que le sociologue sente la nécessité de se mettre à leur école. Or, comme l’objet principal de toute science de la vie, soit individuelle soit sociale, est, en somme, de définir l’état normal, de l’expliquer et de le distinguer de son contraire, si la normalité n’est pas donnée dans les choses mêmes, si elle est, au contraire, un caractère que nous leur imprimons du dehors ou que nous leur refusons pour des raisons quelconques, c’en est fait de cette salutaire dépendance. L’esprit se trouve à l’aise en face du réel qui n’a pas grand’chose à lui apprendre ; il n’est plus contenu par la matière à laquelle il s’applique, puisque c’est lui, en quelque sorte, qui la détermine. Les différentes règles que nous avons établies jusqu’à présent sont donc étroitement solidaires. Pour que la sociologie soit vraiment une science de choses, il faut que la généralité des phénomènes soit prise comme critère de leur normalité.
Notre méthode a, d’ailleurs, l’avantage de régler l’action en même temps que la pensée. Si le désirable n’est pas objet d’observation, mais peut et doit être déterminé par une sorte de calcul mental, aucune borne, pour ainsi dire, ne peut être assignée aux libres inventions de l’imagination à la recherche du mieux. Car comment assigner à la perfection un terme qu’elle ne puisse dépasser ? Elle échappe, par définition, à toute limitation. Le but de l’humanité recule donc à l’infini, décourageant les uns par son éloignement même, excitant, au contraire, et enfiévrant les autres, qui, pour s’en rapprocher un peu, pressent le pas et se précipitent dans les révolutions. On échappe à ce dilemme pratique si le désirable, c’est la santé, et si la santé est quelque chose de défini et de donné dans les choses, car le terme de l’effort est donné et défini du même coup. Il ne s’agit plus de poursuivre désespérément une fin qui fuit à mesure qu’on avance, mais de travailler avec une régulière persévérance à maintenir l’état normal, à le rétablir s’il est troublé, à en retrouver les conditions si elles viennent à changer. Le devoir de l’homme d’État n’est plus de pousser violemment les sociétés vers un idéal qui lui paraît séduisant, mais son rôle est celui du médecin : il prévient l’éclosion des maladies par une bonne hygiène et, quand elles sont déclarées, il cherche à les guérir47.