Études sur Saint-Just, par M. Édouard Fleury.
(2 vol. — Didier, 1851.)
Dans les premiers moments où ce livre parut, je me suis abstenu d’en parler, estimant qu’un tel sujet revenait de droit à notre vaillant et hardi collaborateurq, M. Granier de Cassagnac ; je ne voulais point chasser sur ses terres : et, dans le cas présent, c’eût été chasser le tigre. Mais, M. Granier de Cassagnac ne devant point donner de chapitre spécial sur Saint-Just58, je me décide à dire quelque chose de cet homme odieux, parce que le travail de M. Fleury mérite de ne pas être passé sous silence, et que des biographies de ce genre, une fois faites, coupent court à bien des impostures historiques et à de fausses peintures.
M. Fleury, à qui l’on doit déjà une biographie très complète de Camille Desmoulins et qui habite à Laon, s’est donné pour mission de rassembler tout ce qu’il pourrait trouver sur la vie et les actes des révolutionnaires fameux qui ont appartenu plus ou moins à ces départements de la Picardie. Il y mêle des considérations politiques qui sont toutes dans le sens de l’ordre et de la défense sociale : mais, même quand il serait plus sobre de ce genre de discussions, le seul tableau des faits, la suite même des textes, les pièces à l’appui qu’il produit avec étendue, fournissent une base de jugement irréfragable, et tout lecteur, en se laissant conduire par le biographe, peut statuer à son tour en connaissance de cause et en sûreté de conscience. C’est ce que nous ferons pour Saint-Just.
Antoine-Louis-Léon-Florelle de Saint-Just était fils d’un militaire, ancien maréchal des logis de gendarmerie et chevalier de Saint-Louis. Il naquit à Decize, petite ville du Nivernais, le 25 août 1769, ce qui le fait mourir (28 juillet 1794) à moins de vingt-cinq ans accomplis. Peu après sa naissance, sa famille quitta le Nivernais, et vint habiter la Picardie et la petite ville de Blérancourt. Ayant perdu son père de bonne heure, il fut confié par sa mère aux Oratoriens du collège Saint-Nicolas de Soissons, chez qui il fit ses études. Tout annonce qu’il s’y distingua, et l’on croira sans peine qu’en appréciant la précocité de son talent, ses maîtres eurent de bonne heure à reconnaître le tour peu maniable de son caractère. Il était joli homme, même beau de visage, et bien fait de sa personne. De retour à peine à Blérancourt, et tout en se livrant à toutes sortes de lectures, il eut des amourettes, il fit quelques fredaines, et l’on dit même qu’il fut quelque temps enfermé dans la maison de correction des Pères Picpus de Vailly. Ce serait dans les loisirs forcés de cette réclusion qu’il aurait composé le poème héroï-comique d’Organt.
Ce petit poème que j’avais depuis plus de vingt ans dans ma bibliothèque sans le
lire, est tout simplement une imitation, un pastiche de La Pucelle de Voltaire. Il porte le millésime 1789, avec cette
indication dérisoire : Au Vatican ; et pour toute préface, on
lit ces mots qui font un singulier contraste avec la destinée prochaine de
Saint-Just : « J’ai vingt ans ; j’ai mal fait ; je
pourrai faire mieux. »
C’est tout ce que les amateurs qui
possèdent ce livre se contentent ordinairement d’en lire, et ils font bien. Je
viens de m’efforcer pour la première fois de le parcourir tout entier, et ce n’a
certes pas été sans dégoût et sans ennui.
Et tout d’abord je dirai la pensée qui, pour moi, résulte de toute cette étude
que je viens de faire sur Saint-Just, c’est qu’il est déplorable que des hommes
encore si jeunes, si peu faits, et qui périssent avant vingt-cinq ans, viennent
ainsi s’imposer violemment au monde et condamner l’attention de l’histoire à les
suivre dans leurs égarements d’écolier et de libertin. Saint-Just lui-même, dans
une première brochure de 1791 où il n’est pas encore jacobin, nous parle de
l’homme qui n’a point vingt-cinq ans et qui ne peut être élu à la législature ;
il le définit l’homme « dont l’âme n’est point sevrée »
. Il a
raison ; l’âme de Saint-Just, toute violente et concentrée qu’elle pouvait être,
n’était point sevrée lorsqu’il fit en 1789 ce misérable poème
d’Organt, lorsqu’il publia en 1791 son incohérente
brochure intitulée : Esprit de la Révolution. L’était-elle
dans les vingt-deux derniers mois de sa vie, lorsqu’il se livra à tous ses
appétits d’orgueil, de cruauté, de domination ? Certes, il n’a donné à personne
d’humain le désir de savoir quelle
eût été la suite,
et ce qu’il aurait pu faire hors de sevrage et dans sa juste maturité ; mais,
physiologiquement, je maintiens qu’à aucune époque Saint-Just ne fut mûr. Ne
nous laissons point imposer par une certaine rigueur de système et par une
certaine emphase de talent : je trouve en lui l’écolier d’abord, et puis
aussitôt le tigre ; dans l’intervalle il n’avait pas eu le temps de devenir
homme.
Organt est donc un détestable poème, passe-temps d’un jeune désœuvré qui vient de lire La Pucelle. L’analyser serait chose impossible, et je dirai de plus, inutile. On en citerait des passages qui jureraient avec les doctrines futures de Saint-Just ; mais ce serait faire trop d’honneur à ces boutades rimées que d’en tirer la moindre conséquence un peu suivie. Voltaire a commencé l’un de ses chants par ces vers bien connus :
Si j’étais roi, je voudrais être juste.Dans le repos maintenir mes sujets,Et tous les jours de mon empire augusteSeraient marqués par de nouveaux bienfaits.Que si j’étais contrôleur des finances… etc.
Saint-Just, qui n’est qu’un imitateur, commence son chant troisième par un vœu, par un élan tout pareil de sensibilité :
Je veux bâtir une belle chimère ;Cela m’amuse et remplit mon loisir.Pour un moment, je suis roi de la terre ;Tremble, méchant, ton bonheur va finir !Humbles vertus, approchez de mon trône ;Le front levé, marchez auprès de moi ;Faible orphelin, partage ma couronne…Mais, à ce mot, mon erreur m’abandonne ;L’orphelin pleure ; ah ! je ne suis pas roi !
Ce ne sont là, je le répète, que des hasards et des curiosités d’où
l’on ne peut rien conclure. La seule conclusion
que
permette le poème d’Organt, et qui porte sur l’ensemble, c’est
que l’âme de jeune homme, qui se complut à vingt-ans dans ces combinaisons et
ces images, était dure, grossière, sensuelle, sans délicatesse. L’âne y joue un rôle perpétuel, et y revient comme la métamorphose
robuste et de prédilection. L’auteur avait déjà flétri en lui la fleur de
l’idéal, et même celle de la volupté, s’il l’avait jamais connue. Son
imagination était sombre, bilieuse et dépravée, capable d’une débauche lente et
froide. Des portions sérieuses, des complications de systèmes sur le monde
physique et moral s’y mêlaient. Il méprisait l’homme, ce « vil roi de
l’univers »
; il le croyait sot, destiné de tout temps à toutes les
sottises, et il jouissait de le lui dire en face ; il prenait plaisir à salir le
genre humain, à la veille de le vouloir régénérer. Saint-Just bientôt va jouer
au Caton et au Lycurgue ; mais, à l’exemple de tous les réformateurs de la fin
du xviiie
siècle, ce Lycurgue a été contemporain
de De Sade, et on le sent d’abord. Les vices honteux avaient précédé en lui les
vices féroces ; au fond de ce cœur il y avait une caverne toute préparée.
Pourtant d’autres hommes très corrompus du siècle ne furent point cruels quand l’heure sanglante fut venue ; il y en eut même, comme Louvet, qui eurent de beaux élans d’humanité. Il fallait donc qu’il y eût chez Saint-Just, indépendamment de ce fonds de volupté sombre, une prédisposition instinctive à la cruauté.
Le talent poétique qu’on peut entrevoir dans Organt est à peu près nul ; il y a de la facilité, çà et là un vers spirituel, rien de plus. Vers la fin, il semble par moments que l’auteur se forme. Quelques tableaux s’animent de détails plus vifs ; je remarque dans une suite de vers insipides ces deux vers coquets :
Ses blonds cheveux, bouclés par la nature,D’un front d’ivoire agaçaient la blancheur.
Cela promettait un petit-maître jusque dans le futur jacobin. Mais ce qui restera surtout à Saint-Just, ce sera l’habitude et l’usage des comparaisons, qu’il transportera plus tard dans sa prose oratoire avec concision et sobriété, et qui y seront parfois d’un effet réel.
Vers ce temps, Saint-Just, amoureux d’une jeune personne de Blérancourt, manqua sa poursuite, et on la maria à un notaire du pays. Il se fit aimer d’elle, l’emmena plus tard à Paris et en fit publiquement sa maîtresse. Mme Thorin (c’était son nom) se joint au poème d’Organt, pour réfuter les historiens complaisants ou crédules qui ont voulu faire du jeune oracle de la Montagne une espèce d’Hippolyte, un modèle de chaste et farouche pudeur59.
Ces désordres de tempérament n’empêchaient pas Saint-Just de s’occuper ardemment des choses publiques, et de travailler à s’instruire et à se produire. Il venait assez souvent à Paris, y voyait Camille Desmoulins et quelques autres de cette jeunesse révolutionnaire. Nommé lieutenant-colonel de la garde nationale de Blérancourt, et l’un des meneurs du pays, il s’exerçait à la parole dans les questions d’intérêt local ; mais par goût il la faisait toujours laconique et brève. Un jour, il se rendit en visite à la tête des paysans de Blérancourt au château de Manicamp, chez le comte de Lauraguais, colonel des gardes nationales du canton, et un peu pour le braver :
On nous dit que le comte était aux champs, raconte Saint-Just dans une lettre, et moi cependant je fis comme Tarquin : j’avais une baguette avec laquelle je coupai la tête à une fougère qui se trouva près de moi sous les fenêtres du château, et sans mot dire, nous fîmes volte-face.
Dans une autre circonstance, comme la municipalité de Blérancourt
faisait brûler en grande pompe, sur la place publique, la protestation que
quelques membres de la minorité de l’Assemblée constituante s’étaient permise
contre le décret favorable aux droits des non-catholiques :
« M. de Saint-Just, dit le procès-verbal, a prêté le serment civique,
et il a promis de mourir par le même feu qui a dévoré la protestation,
plutôt que de refuser sa soumission entière à la Nation, à la Loi et au
Roi. »
On a prétendu même qu’il étendit la main sur le brasier,
comme Scévola. Ces images de Scévola, de Tarquin, de Brutus, reviennent à tout
propos dans sa bouche ou à son sujet. M. Cuvillier-Fleury, dans les articles
qu’il a donnés sur Saint-Just, a très bien relevé ces traces persistantes de
l’écolier de rhétorique en lui ; elles se retrouvent chez presque tous les
révolutionnaires de l’époque.
Les élections pour l’Assemblée législative, qui devait remplacer la Constituante, se préparaient, et Saint-Just, bien qu’il n’eût point l’âge requis, aspirait à se faire nommer. C’est dans ce but qu’il publia en 1791 la brochure intitulée : Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, que les collecteurs de ses Œuvres n’ont point jugé à propos d’y recueillir, comme n’étant point assez jacobine. En effet, dans cette brochure qui a un but électoral, Saint-Just, âgé de vingt-trois ans, ne se montre point tel encore qu’il sera dix-huit mois plus tard. Il emprunte son épigraphe à Montesquieu, dont on le croirait l’élève, et dont il affecte un peu la concision et le décousu dans de fréquents et sentencieux chapitres :
Je n’ai rien à dire de ce faible essai, écrit-il modestement dans son avant-propos ; je prie qu’on le juge comme si l’on n’était ni Français ni Européen ; mais, qui que vous soyez, puissiez-vous, en le lisant, aimer le cœur de son auteur ! je ne demande rien davantage.
Le cœur de Saint-Just ! c’est ce dont plus tard il parlera
toujours : « Quelqu’un cette nuit a flétri mon
cœur »
, dira-t-il dans son dernier discours au 9 Thermidor.
« L’injustice a fermé mon cœur, je vais
l’ouvrir tout entier à la Convention nationale »
, écrivait-il le
matin du même jour à ses collègues du Comité de salut public, et en rompant avec
eux. Robespierre de même, au 8 Thermidor, s’écriait à la tribune de la
Convention : « J’ai besoin d’épancher mon
cœur. »
Règle littéraire, n’employons jamais le mot de cœur que
là où il vient naturellement et nécessairement, quand nous le voyons ainsi
prodigué et étalé par de tels hommes.
Un autre mot qui est le cachet de ce temps, c’est celui de vertu ; jamais on n’en fit si grand usage :
Tant d’hommes ont parlé de cette Révolution, continue Saint-Just dans l’avant-propos de sa brochure de 1791, et la plupart n’en ont rien dit. Je ne sache point que quelqu’un, jusqu’ici, se soit mis en peine de chercher dans le fond de son cœur ce qu’il avait de vertu, pour connaître ce qu’il méritait de liberté.
La pensée d’ailleurs est juste, et certes, s’il y avait moyen d’établir la proportion entre le degré de liberté qui peut être accordé par les lois et le degré de vertu qu’indiquent les mœurs, on aurait résolu le problème social ; mais les hommes sont peu bons juges dans cet examen d’eux-mêmes, et Saint-Just, tout le premier, commence par se trouver une très grande dose de vertu ; il se pose dès l’abord en sage :
N’attendez de moi, dit-il, ni flatterie, ni satire ; j’ai dit ce que j’ai pensé de bonne foi. Je suis très jeune, j’ai pu pécher contre la politique des tyrans, blâmer des lois fameuses et des coutumes reçues ; mais, parce que j’étais jeune, il m’a semblé que j’en étais plus près de la nature.
Ici celui qu’on pouvait prendre pour un élève de Montesquieu redevient un écolier de Rousseau, et, en général, toute cette brochure pèche par une grande obscurité et une grande confusion d’idées. L’auteur ne s’est point encore tiré à clair lui-même.
Le cachet pourtant qu’on y remarque, quand on sait la suite et le lendemain de cette carrière, c’est la modération relative, Saint-Just, parlant des cruautés qui souillèrent la prise de la Bastille, disait :
Le peuple n’avait point de mœurs, mais il était vif. L’amour de la liberté fut une saillie, et la faiblesse enfanta la cruauté. Je ne sache pas qu’on ait vu jamais, sinon chez des esclaves, le peuple porter la tête des plus odieux personnages au bout des lances, boire leur sang, leur arracher le cœur et le manger ; la mort de quelques tyrans à Rome fut une espèce de religion.
Il entend par ce dernier mot quelque chose d’à part et de solennel,
et qui n’impliquait pas des cruautés lâches, comme celles qu’il signale. Ce
prochain démagogue fait un aveu peu propre à encourager : « Le peuple est
un éternel enfant. »
Et rien n’empêche chez lui de croire l’aveu
sincère. À cette date, et avant que ses instincts cruels aient été mis
directement aux prises avec les événements et avec les tentations ambitieuses,
Saint-Just est encore imbu des doctrines philanthropiques du xviiie
siècle en matière pénale : c’est un élève de
Beccaria. Homme sensible, il n’admet point la peine de mort :
Quelque vénération que m’impose l’autorité de J.-J. Rousseau, je ne te pardonne pas, ô grand homme, d’avoir justifié le droit de mort ; si le peuple ne peut communiquer le droit de souveraineté, comment communiquera-t-il les droits sur sa vie ?
Il s’étend longuement et déclame contre l’échafaud, les bourreaux,
les supplices ; il y a des moments où, à l’entendre épancher ses vœux
d’optimisme et d’indulgence, on croirait avoir affaire à un de Gérando. Lui, qui
refusera plus tard aux accusés devant le Tribunal révolutionnaire les défenseurs
officieux sous prétexte que « tous les jurés sont des
patriotes »
, il s’écrie ici, ou plutôt il soupire du ton d’un berger
d’églogue :
Bienheureuse la contrée du monde où les lois protectrices de l’innocence instruiraient contre le crime avant de présumer son auteur, jusqu’à ce que son crime l’accusât lui-même ; où l’on instruirait ensuite, non plus pour le trouver coupable, mais pour le trouver faible ; où l’accusé récuserait non seulement plusieurs juges, mais plusieurs témoins ; où il informerait lui-même contre eux après la sentence, et contre la loi, et contre la peine ! et bienheureuse mille fois la contrée où la peine serait le pardon ! le crime y rougirait bientôt, au lieu qu’il ne peut pâlir.
Puis, tout à côté, parlant des journalistes du temps, il fait
presque un éloge de Marat, dans lequel il ne voit guère qu’un Scythe ou un
paysan du Danube dans la grande Babylone, et dont il dit pour toute critique :
« il eut une âme pleine de sens, mais trop inquièt. »
. Cela
nous prépare à cet autre mot de Saint-Just en 1793 : « Marat
avait quelques idées heureuses sur le gouvernement représentatif,
que je regrette qu’il ait emportées. »
Mais,
je le répète, à cette date de 1791, Saint-Just n’est pas encore formé, et il
cherche sous ses airs didactiques à donner une expression arrêtée à des idées
incohérentes.
Ici il se dérobe à nous. Ses ennemis l’empêchèrent d’être nommé à l’Assemblée législative en dénonçant son âge ; il est certain qu’il en garda une rancune profonde, et quand il reparut, un an plus tard, député à la Convention, son cœur était envenimé. Une lettre écrite dans l’intervalle nous le montre en proie à une colère furieuse dont la cause première était dans sa défaite électorale, mais qui s’aigrissait encore de circonstances particulières, à nous inconnues. À la Convention, Saint-Just ne nous apparaît que calme d’aspect, inflexible, maître de lui ; son ardeur est fixée, et se recouvre d’un front impassible. Ici, dans cette lettre qui est de juillet 1792, nous le surprenons en plein dans le désordre et comme dans le travail de sa frénésie. Tout fanatisme, en secret, a dû passer par là. On dirait que le soleil du 10 août, qui se lève déjà à l’horizon, lui donne sur la tête et lui embrase le cerveau :
Je vous prie, mon cher ami (écrit-il à un M. Daubigny), de venir à la fête ; je vous en conjure ; mais ne vous oubliez pas toutefois dans votre municipalité. J’ai proclamé ici le destin que je vous prédis : vous serez un jour un grand homme de la République : Pour moi, depuis que je suis ici, je suis tourmenté d’une fièvre républicaine qui me dévore et me consume. J’envoie par le même courrier à votre frère la deuxième (sans doute quelque lettre ou brochure). Procurez-la-vous dès qu’elle sera prêter. Donnez-en à MM. de Lameth et Barnave ; j’y parle d’eux. Vous m’y trouverez grand quelquefois. Il est malheureux que je ne puisse rester à Paris. Je me sens de quoi surnager dans le siècle. Compagnon de gloire et de liberté, prêchez-la dans vos sections ; que le péril vous enflamme. Allez voir Desmoulins, embrassez-le pour moi, et dites-lui qu’il ne me reverra jamais, que j’estime son patriotisme, mais que je le méprise, lui, parce que j’ai pénétré son âme, et qu’il craint que je ne le trahisse. Dites-lui qu’il n’abandonne pas la bonne cause et recommandez-le-lui, car il n’a point encore l’audace d’une vertu magnanime. Adieu ; je suis au-dessus du malheur. Je supporterai tout ; mais je dirai la vérité. Vous êtes tous des lâches qui ne m’avez point apprécié. Ma palme s’élèvera pourtant et vous obscurcira peut-être. Infâmes que vous êtes, je suis un fourbe, un scélérat, parce que je n’ai pas d’argent à vous donner ! Arrachez mon cœur et mangez-le ; vous deviendrez ce que vous n’êtes point : grands…
Ô Dieu ! faut-il que Brutus languisse oublié loin de Rome ! Mon parti est pris cependant : si Brutus ne tue point les autres, il se tuera lui-même.
Brutus Saint-Just tiendra parole : il tuera tout
le monde jusqu’à ce qu’il se fasse tuer lui-même. Nommé député à la Convention
en septembre 1792, il court à
Paris rejoindre
Robespierre, vers lequel il s’était senti poussé dès longtemps par une affinité
secrète, et à qui il avait écrit dès le 19 août 1790 : « Je ne vous
connais pas, mais vous êtes un grand homme ! Vous n’êtes point seulement le
député d’une province, vous êtes celui de l’humanité et de la
République. »
Ces deux hommes, dont l’un avait dix ans de moins que
l’autre, se convenaient par un caractère également sombre, méfiant, concentré,
une ambition froide, un orgueil implacable, une personnalité cruelle, un
appareil d’intégrité et de respect d’eux-mêmes qui les distinguait et les
isolait des autres chefs de la démocratie. Du moment qu’ils ne se heurtaient pas
et que l’un devenait le séide de l’autre, ils se complétaient par leurs talents
et leurs aptitudes diverses à la tyrannie et au crime. Leurs deux fanatismes
s’amalgamèrent et formèrent une puissance terrible, indivisible. Dans ce mélange
obscur et ténébreux, la part de Saint-Just passe pour avoir été au moins égale à
celle de l’autre : il inspirait souvent, il imposait ses résolutions, il ne
cédait jamais. « Calme-toi donc, disait-il un jour en avertissant
Robespierre qui s’était laissé emporter à un moment de colère dans une
séance de comité, l’empire est au
flegmatique. »
Le premier début éclatant de Saint-Just à la Convention fut son discours dans le procès de Louis XVI. Il vint y poser, avec un cynisme audacieux, sa doctrine sauvage. Il pense que Louis XVI peut être jugé, et qu’il ne doit être considéré ni comme roi inviolable ni comme simple citoyen, c’est-à-dire qu’on ne lui doit accorder aucune garantie :
L’unique but du Comité (de législation) fut de vous persuader que le roi devait être jugé en simple citoyen ; et moi, je dis que le roi doit être jugé en ennemi, et que nous avons moins à le juger qu’à le combattre.
Il cite l’exemple de César, immolé en plein sénat sans autre formalité que vingt-deux coups de poignard :
Et aujourd’hui, s’écrie-t-il, l’on fait avec respect le procès d’un homme assassin d’un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main dans le crime.
Un de ces crimes de Louis XVI et que dénoncera Saint-Just dans un second discours, c’est, au 10 août, de s’être réfugié au sein de l’Assemblée législative, accompagné de quelques soldats et serviteurs fidèles :
Il se rendit au milieu de vous, s’écrie l’énergumène hypocrite ; il s’y fit jour par la force… Il se rendit dans le sein de la Législature ; ses soldats en violèrent l’asile. Il se fit jour, pour ainsi dire, à coups d’épée dans les entrailles de la patrie pour s’y cacher.
Pauvre Louis XVI, accusé d’avoir tiré l’épée au moment même où il la rendait !
Ce premier discours de Saint-Just dans le procès de Louis XVI fournit quantité de ces axiomes et aphorismes dont la parole de l’orateur est habituellement tissue, et qui vont devenir la théorie conventionnelle la plus pure :
De peuple à roi je ne connais plus de rapport naturel… Pour moi je ne vois point de milieu : cet homme doit régner ou mourir.
Juger un roi comme un citoyen, cela étonnera la postérité froide. Juger, c’est appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice : quel rapport de justice y a-t-il donc entre l’humanité et les rois ?… On ne peut point régner innocemment, etc., etc.
Et il revient avec un appareil logique à la doctrine qu’il ne faut juger Louis XVI que selon le droit des gens, c’est-à-dire comme on repousse la force par la force, comme on jugeait un étranger, un ennemi, un barbare un vaincu prisonnier de guerre, dans le temps où l’on égorgeait les prisonniers et les vaincus. Ce premier acte d’iniquité et de cruauté, il en fait audacieusement la pierre fondamentale de toute l’œuvre nouvelle :
Je ne perdrai jamais de vue que l’esprit avec lequel on jugera le roi sera le même que celui avec lequel on établira la République. La théorie de votre jugement sera celle de vos magistratures ; et la mesure de votre philosophie dans ce jugement sera aussi la mesure de votre liberté dans la Constitution.
La philosophie politique de Saint-Just était déjà tout entière, en effet, dans ce premier discours.
Cette même philosophie se retrouve dans le procès de la reine. Dans un rapport fait à la Convention, le 16 octobre 1793 (le jour même où l’on exécutait Marie-Antoinette), à propos de la prohibition des marchandises étrangères, prohibition qu’il était d’avis d’appliquer aux seules marchandises anglaises, il ajoutait :
Votre Comité a pensé que la meilleure représaille envers l’Autriche était de mettre l’échafaud et l’infamie dans sa famille, et d’inviter les soldats de la République à se servir de leurs baïonnettes dans la charge.
Ainsi l’échafaud de Marie-Antoinette est mis sur la même ligne que
le courage de nos armées. Et à propos de ce procès encore, dans un dîner donné
par Barère, et où l’on vint à parler des infâmes questions d’Hébert adressées à
la reine sur son jeune fils, tandis que d’autres paraissaient irrités contre
l’imbécillité d’Hébert qui avait ménagé un triomphe à sa victime, Saint-Just osa
dire ce mot qu’un des convives a recueilli : « En somme, les mœurs gagneront à cet acte de justice nationale. »
Saint-Just, malgré la fièvre de fanatisme qui l’avait saisi, méprisait les hommes. Voulant créer une république, il sentait bien que, s’il ne faisait passer dans les autres quelque chose du même fanatisme dont il était animé depuis ces derniers mois, il ne réussirait jamais. Il n’était pas sans se rendre compte des difficultés :
Tout le monde, disait-il, veut bien de la république, personne ne veut de la pauvreté ni de la vertu… Il s’agit de faire une république d’un peuple épars avec les débris et les crimes de sa monarchie ; il s’agit d’établir la confiance ; il s’agit d’instruire à la vertu les hommes durs qui ne vivent que pour eux. Ce qu’il y a d’étonnant dans cette révolution, c’est qu’on a fait une république avec des vices ; faites-en avec des vertus : la chose n’est pas impossible.
Elle n’était pas impossible à ses yeux, moyennant des institutions draconiennes, soutenues pendant longtemps de la guillotine en permanence : il se réservait tout un lointain de clémence et d’âge d’or dans le fond.
Dans un discours sur les subsistances (novembre 1793), il a des lueurs de justesse et des aperçus qui se rattachent encore à l’expérience :
Il faudrait interroger, deviner tous les cœurs et tous les maux, et ne point traiter comme un peuple sauvage un peuple aimable, spirituel et sensible (toujours de la sensibilité : c’est encore un des mots favoris du temps), dont le seul crime est de manquer de pain.
Mais quel moyen employer dans les circonstances violentes où l’on
s’est placé ? Saint-Just sent très bien de bonne heure qu’il n’y a qu’un
gouvernement fort qui puisse porter remède aux désastres de l’anarchie, et en
cela il s’élève au-dessus du commun des démagogues : « Lorsqu’un peuple
n’a point un gouvernement prospère, c’est un corps délicat pour qui tous les
aliments sont mauvais. »
Ce gouvernement meilleur et plus ferme, il
va le chercher non dans la Convention même où l’on parle trop pour cela (et il
est impossible, pense-t-il, que l’on gouverne sans laconisme), mais dans les
Comités, en les résumant le plus possible dans la personne de deux ou trois
chefs influents, parmi lesquels il se compte. Ici le fanatisme reparaît et se
donne carrière ; il s’agit, en effet, de refaire un pays de fond en comble,
d’infuser dans les veines de tous ce qui n’est que le délire et la fièvre de
quelques-uns. Saint-Just
n’en désespère pas ;
l’échafaud de Louis XVI est le premier moyen :
La République, dit-il, ne se concilie point avec des faiblesses : faisons tout pour que la haine des rois passe dans le sang du peuple ; tous les yeux se tourneront alors vers la patrie.
À part cette idée de gouvernement fort, dont il abuse et qu’il pervertit au gré de ses sophismes et de sa passion ; toute la doctrine politique de Saint-Just n’est qu’un délire. On a recueilli ses Fragments et pensées sur les institutions républicaines, trouvés dans ses papiers : en ce qui est de l’éducation, du mariage, de la pénalité, des fêtes et de toute l’organisation sociale, c’est une parodie sérieuse de la République de Platon, des lois de Lycurgue ou de celles de Minos. Il semble que ce membre du Comité de salut public soit allé dormir et rêver dans la grotte d’Épiménide. Par exemple :
Les hommes qui auront toujours vécu sans reproche, porteront une écharpe blanche à soixante ans. Ils se présenteront, à cet effet, dans le temple, le jour de la Fête de la vieillesse, au jugement de leurs concitoyens ; et, si personne ne les accuse, ils prendront l’écharpe.
Le respect de la vieillesse est un culte dans notre patrie. Un homme de l’écharpe blanche ne peut être condamné qu’à l’exil.
Et autres folies, renouvelées, mais considérablement augmentées, du Télémaque et du royaume de Salente.
Mais qu’ai-je fait en venant nommer Fénelon ? En ce qui est de la morale commune et appréciable à tous, ce sont des sentences roides, bizarres, stoïques, telles que celles-ci :
Le bien même est souvent un moyen d’intrigue. Soyons ingrats, si nous voulons sauver la patrie.
Et le tout se couronne par cette gageure de forcené :
Le jour où je me serai convaincu qu’il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles, et inexorables pour la tyrannie et l’injustice, je me poignarderai.
En attendant, il ne recule devant aucun moyen pour tenter d’établir ces mœurs à la fois sensibles et inexorables. Toutes les fois que Robespierre a besoin d’un rapporteur impassible, sophistique, aux lèvres d’airain et au front de marbre, pour épurer la Convention et envoyer à l’échafaud, sous couleur de bien public, d’anciens amis et complices, il met en avant Saint-Just, qui s’acquitte de cette tâche comme d’un sacerdoce.
Comme tous les fanatiques, Saint-Just confondait le triomphe de ses passions avec celui de ses idées, et avec le règne de la vérité absolue. Tout dissident lui paraissait à l’instant, et du même coup, méprisable, haïssable et criminel : c’était à ses yeux un homme à supprimer, un homme ou une classe d’hommes, le chiffre ne l’arrêtait pas ; et le tout, disait-il, en vue d’assurer le plus grand bien futur.
Au Comité de salut public ou dans ses missions aux armées, Saint-Just sera le
même. Pour parvenir à ses fins, il est sans remords ni scrupule sur les moyens.
Que quantité d’innocents soient confondus avec un seul coupable, peu lui
importe. À la réclamation que lui adressait un jour le maire de Strasbourg en
faveur de quelques détenus, il répondait : « Un aveugle qui cherche une
épingle dans un tas de poussière, saisit le tas de poussière. »
Voilà bien l’homme60, et aussi sa
manière de dire. « Tu n’es qu’une boîte à
apophtegmes »
, lui disait Collot d’Herbois. Et un écrivain aussi a
très bien défini Saint-Just : « C’est un monstre bien peigné et qui
débite des apophtegmes. »
Dans sa parole brève, concise et coupante, et assez habilement relevée de rares images, il ne doutait de rien :
Travaillons enfin pour le bonheur du peuple, disait-il magistralement, et que les législateurs qui doivent éclairer le monde prennent leur course d’un pied hardi, comme le soleil.
Du talent, il y en a dans ses discours ; je dirai de quel genre. Il a, pour exprimer des choses assez simples, de ces expressions denses, de ces formules qui se retiennent aisément et qui jouent la profondeur. Venant proposer une mesure qui a pour but de diminuer la misère des patriotes indigents, il dira :
Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur : le bonheur est une idée neuve en Europe !
En ce sens Saint-Just fut le doctrinaire de la
Montagne : il le fut par le tour comme par les idées. Il a gardé de son premier
métier de poète la faculté des images : seulement les siennes sont sobres, d’une
nature sombre et forte ; on dirait qu’il les a trempées dans le Styx :
« Pour vous, s’écrira-t-il, détruisez le parti rebelle, bronzez la liberté ! »
Il aime et affecte ces métaphores
de foudre, de coups de tonnerre : « La Révolution est comme un coup de
foudre, il faut frapper. »
C’est ainsi encore qu’il dira en paroles
d’airain, que l’Histoire cependant ne peut s’empêcher de graver, car elles
apportaient avec elles leurs actes terribles :
Que le cours rapide de votre politique entraîne toutes les intrigues de l’étranger. Un grand coup que vous frappez retentit sur le trône et sur le cœur de tous les rois ; les lois et les mesures de détail sont les piqûres que l’aveuglement endurci ne sent pas… On trompe les peuples de l’Europe sur ce qui se passe chez nous ; on travestit vos discussions, mais on ne travestit point les lois fortes : elles pénètrent tout à coup les pays étrangers comme l’éclair inextinguible.
Il dira des factions révolutionnaires au moment où il les dénonce :
Ces factions, nées avec la Révolution, l’ont suivie dans son cours, comme les reptiles suivent le cours des torrents.
On voit quel est cet ordre d’images : les torrents, l’orage, le tonnerre, le vautour, le soleil, en font les frais. C’est un talent qui deviendrait bien vite monotone, et qui n’a toute sa valeur qu’en raison des reflets sanglants qui s’y mêlaient.
Ce jeune homme blond, à la coiffure soignée, si plein de respect pour lui-même, et qui portait sa tête comme un saint sacrement, débitait ses discours écrits, à la tribune, carrément, symétriquement, d’un air impassible et compassé, d’une voix âpre et sèche, mais quelquefois aussi avec des adoucissements hypocrites de ton qui simulaient les caresses et les ondulations perfides du chat-tigre. Il était vêtu aux grands jours, nous dit M. Fleury, d’un habit de couleur chamois, avec une vaste cravate qu’attachait un nœud d’une prétentieuse négligence. Son grand gilet blanc se fermait sur une culotte gris-tendre, et il avait souvent un œillet rouge à la boutonnière. Cette cravate, ce gilet, cet œillet ne sont pas très difficiles à emprunter, et il me semble que cette forme de style et de phrase se peuvent assez aisément imiter aussi.
De l’aimable Saint-Just les touchants opusculesReposaient sur mon cœur………………………
fait dire spirituellement M. Alfred de Musset à l’un de ces parodistes de Saint-Just, comme nous en avons vu plus d’un de nos jours.
Barère, un faux frère, qui a échappé au supplice et qui s’est vengé par des révélations, nous a montré Saint-Just au naturel dans l’intimité des séances du Comité de salut public. Un jour, Saint-Just vint froidement proposer un moyen de terminer la lutte de la Révolution contre les nobles suspects et détenus :
Il y a mille ans, dit-il, que la noblesse opprime le peuple français par des exactions et des vexations féodales de tout genre : la féodalité et la noblesse n’existent plus ; vous avez besoin de faire réparer les routes des départements frontières pour le passage de l’artillerie, des convois, des transports de nos armées : ordonnez que les nobles détenus iront par corvée travailler tous les jours à la réparation des grandes routes.
On peut juger du raffinement et de l’infernale intention qui allait
à humilier et à dégrader autant que possible ceux même qu’on n’égorgeait pas. Il
a rendu ce méchant sentiment avec toute l’énergie dont il était capable, dans un
de ses rapports où il est dit : « Il serait juste que le peuple régnât à
son tour sur ses oppresseurs, et que la sueur baignât l’orgueil
de leur front. »
Selon Barère, une telle proposition ne
trouva que résistance au sein même du Comité ; on répondit que nos mœurs
répugnaient à un tel genre de supplice ; que la noblesse pouvait bien être
abolie par les lois politiques, mais que les nobles conservaient toujours dans
la masse du peuple un rang d’opinion, une distinction due à l’éducation, et qui
ne permettait pas d’agir à Paris comme Marius agissait à Rome :
Eh bien ! s’écria Saint-Just, Marius était plus politique et plus homme d’État que vous ne le serez jamais ! J’ai voulu essayer les forces, le tempérament et l’opinion du Comité de salut public. Vous n’êtes pas de taille à lutter contre la noblesse, puisque vous ne savez pas la détruire ; c’est elle qui dévorera la Révolution et les révolutionnaires. Je me retire du Comité.
Saint-Just s’éloigna en effet peu après, et partit pour l’une de ses missions aux armées.
M. Fleury nous le fait suivre en détail dans ses missions militaires, à Strasbourg d’abord, puis à l’armée du Nord, où il paraît qu’il rendit des services en rétablissant à tout prix la discipline. Un collègue de Saint-Just, le conventionnel Levasseur, qui, peut-être par jalousie de métier, lui conteste le courage physique, lui reconnaît la force de tête et des parties d’organisateur. En entrevoyant ces témoignages d’énergie, de hardiesse, et d’une capacité qui pouvait utilement s’appliquer à l’État, on se reprend à déplorer le malheur des temps qui engagea ces tribuns précoces dans les tempêtes civiles, et qui les jeta tout d’abord dans le volcan. Ils furent des hommes féroces avant d’avoir eu le temps d’être des hommes distingués. Certes, il est des natures violentes et dures qui peuvent vigoureusement s’appliquer aux grandes mesures d’ordre et d’administration militaire ; témoin Louvois et Davout, qui, à ce que j’ai ouï dire, n’étaient pas tendres. Mais le nom de Saint-Just, même quand il s’y joindrait plus de preuves dans ce genre, ne peut convenablement se rapprocher d’aucun des noms estimés qu’enregistre l’histoire ; il a trop décidément commencé par le crime.
Et c’est par là aussi qu’il a fini. Dans les derniers mois, sa présence au Comité
de salut public, quand il était à Paris, n’avait pour objet que de faire
triompher les rancunes de Robespierre et les siennes, et de saisir pour eux
seuls le pouvoir. Ils en auraient fait ensuite un usage dont leur passé nous
répond. On a dit, et lui-même annonçait à ses amis, qu’
encore un dernier coup de collier, la clémence allait être mise à
l’ordre du jour
. Je félicite ceux qui admettent cette
arrière-pensée de clémence qu’il faut aller chercher par-delà des mares de sang.
Ce qu’il y a de triste et d’amer, c’est de voir à quel point le sophisme avait
dépravé cette âme superbe, hypocrite et malade. Les notes qu’on a trouvées dans
ses papiers ne parlent que de vertu, de justice et d’innocence. Ce ne sont
qu’apostrophes à la Providence et appels à la postérité :
Les circonstances, dit-il dans ses notes, ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau. Je l’implore, le tombeau, comme un bienfait de la Providence, pour n’être plus témoin des forfaits ourdis contre ma patrie et l’humanité.
Certes, c’est quitter peu de chose qu’une vie malheureuse, dans laquelle on est condamné à végéter, le complice ou le témoin impuissant du crime…
Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter et la faire mourir, cette poussière ; mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux !…
Il disait encore, à propos de la vigilance perpétuelle et de l’infatigable activité qu’il s’imposait à lui et aux autres :
Ceux qui font les révolutions dans le monde, ceux qui veulent faire le bien, ne doivent dormir que dans le tombeau.
Sa conduite au 9 Thermidor, au moment de la chute et du supplice,
répondit à cette prévision funèbre qu’il avait eue de longue main. « Je
sais où je vais »
, répétait-il souvent. Il prétendait savoir où il
allait, s’il avait réussi : il le savait plus certainement s’il ne réussissait
pas. Il fut calme, taciturne, dédaigneux. On ne cite de lui aucune parole depuis
le moment de la défaite, durant ces dernières heures d’insulte et d’agonie ; il
n’exprima ni indignation, ni regrets, ni remords.
Âgé de vingt-cinq ans moins un mois, que peut-on conclure de sa vie et de sa mort ensanglantées ? C’est que les révolutions, à tant d’égards fatales, le sont particulièrement en ce qu’elles soumettent à la plus redoutable épreuve des âmes qui, dans un ordre plus régulier, parviendraient à franchir d’une manière moins funeste pour le monde et pour elles-mêmes les détroits orageux de la jeunesse. Ces organisations, composées d’éléments douteux et sombres, échapperaient du moins à cette première fièvre violente de fanatisme, qui les altère à jamais et les dénature. Elles arriveraient à la maturité peut-être, et là, se surmontant à force de travail par des motifs d’intérêt personnel plus puissants et mieux compris, elles deviendraient utilement applicables à la société, qu’elles bouleversent autrement, qu’elles ravagent et qu’elles déshonorent. L’esprit de l’homme est si faible, si imitateur, si enclin aux contagions, que l’exemple de Saint-Just, le croirait-on ? est devenu pour plusieurs une émulation et un culte. Il y a de jeunes fous et de vieux philosophes qui ont mis dans leur oratoire, au nombre de leurs saints, ce jeune homme atroce et théâtral, auquel on est même embarrassé, quand on embrasse sa courte et sinistre carrière, d’appliquer une seule fois le mot humain de pitié.
[Note.]
Comme je ne cherche que l’impartialité, voici pourtant sur Saint Just un témoignage à charge, que je tiens d’original et qui est trop singulier pour être omis :
M. Biot, à dix-huit ans, soldat et canonnier, revenait de la bataille de Hondschoote : fort malade, ayant un commencement de plique, il ne pouvait se traîner. Il résolut pourtant de traverser le nord de la France avec un billet d’hôpital, sans passeport, pour revenir au moins mourir chez sa mère. Entre Ham et Noyon, sur la grande route, se traînant comme il pouvait, appuyé sur son sabre, il entend venir une voiture : « Si c’est une charrette, se disait-il, je monterai dessus. » C’était un cabriolet : un jeune homme élégant était dedans, qui lui dit : « Mais, mon camarade, où allez-vous ? vous ne pouvez vous traîner. » M. Biot lui dit ce qu’il était et sa résolution. Le jeune homme lui offre une place dans son cabriolet ; M. Biot accepte, et l’on cause… « Comment êtes-vous aux armées ? quel est l’esprit de l’armée en face de l’ennemi ? » — « Ils parlent allemand, et nous français ; ils nous tirent des coups de fusil, et nous leur répondons par des coups de canon. On nous envoie un journal, Le Jacobin, que nous brûlons régulièrement tous les matins. » — « Mais, vous avez donc reçu de l’éducation ? » — « Mais oui. » — « Où avez-vous fait vos études ? » — « À Louis-le-Grand. » — « Et moi aussi. » Et là-dessus de causer des professeurs. Arrivés à Noyon, le jeune homme conduit M. Biot dans sa famille, très aimable, et l’y installe ; celui-ci couche dans un lit pour la première fois depuis des mois. Puis le lendemain, son bienveillant introducteur et guide lui offre une place pour Paris : M. Biot accepte encore. À chaque relais venaient des gendarmes pour demander des papiers ; un simple mot du jeune homme les satisfaisait, et l’on passait. À Compiègne on fut retardé pourtant ; le Comité révolutionnaire, sachant qu’il avait un militaire dans la voiture, exigea qu’il comparût. On descendit M. Biot de voiture, et on l’aida à monter, en lui donnant le bras, dans la salle du Comité. Mais là le jeune homme s’emporta contre le Comité, qui employait de tels procédés contre un soldat de la République ; il les traita comme des misérables, et ils le reconduisirent avec excuses, très humblement. Arrivé à Paris, déposé à la porte de sa mère, M. Biot demande au jeune homme de savoir le nom de celui à qui il a tant d’obligations. — Il lui fut répondu : Saint-Just, — avec l’adresse à un certain hôtel. — Après un mois et plus de maladie, lorsque le convalescent put aller à l’adresse indiquée, Saint-Just n’y était plus, et M. Biot ne l’a jamais revu depuis.
(Raconté à moi par M. Biot, le 3 avril 1860).
Maintenant l’on peut se demander, et M. Biot s’est demandé lui-même : Était-ce bien Saint-Just, le terrible Saint-Just, qui joua ce rôle de bienfaiteur inconnu ? Il y a à cela une petite difficulté : il ne paraît pas que Saint-Just ait jamais été, même une seule année, au collège Louis-le-Grand. Mais il est vrai qu’à la date du retour de M. Biot, il était en mission dans le Nord et qu’il a pu le rencontrer. Il a pu aussi se dire ancien élève du collège Louis-le-Grand pour mieux gagner la confiance du jeune soldat, qui l’avait intéressé dès l’abord. Il y a des moments pour l’humanité.