José-Maria de Heredia
Nous avons, en France, la manie des formules, des étiquettes et des casiers. Pour beaucoup de personnes, amies des nigaudes symétries, un poète est un artiste qui ne sait rien, un historien est un savant qui écrit mal. Il est vrai que certains rimeurs se vantent publiquement d’être des cancres. Et plusieurs érudits, fiers de leurs barbarismes, font profession de n’avoir point de talent. Les uns et les autres n’ont pas de peine à prouver qu’ils disent vrai. Mais il ne faut pas que leur charlatanisme trivial nous expose à mal juger ceux qui aiment d’un égal amour l’exactitude des informations, signe évident d’une bonne conscience, et la perfection du langage, forme charmante de la probité.
Pendant longtemps, José-Maria de Heredia, admiré de tous ceux qui adorent les vers, célébré par tous les mondains et toutes les mondaines qui s’occupent de littérature, cité dans les classes par les professeurs de rhétorique, loué par les gens de lettres que sa renommée aristocratique et discrète ne gênait pas, fut aux yeux d’une élite soigneusement choisie l’auteur castillan des Conquistadores, l’hidalgo drapé de splendides métaphores, expert à l’escrime courtoise des mots étincelants, le maître des élégances hautaines et seigneuriales, le gentilhomme dédaigneux de publicité roturière, celui dont les alexandrins couraient sous le manteau, l’homme aux sonnets. C’est seulement au mois de mars de l’année 1893, qu’il consentit à imprimer pour le public. Aujourd’hui, José-Maria de Heredia, l’un des Quarante de l’Académie française, auteur d’un livre qui a donné la sensation de la beauté à ceux qu’affligent la mort de Leconte de Lisle et le silence de Sully Prudhomme, a tiré le gros public de la prose où il s’enfonçait et l’a forcé à saluer, à applaudir, à acheter (ô miracle !) les radieux Trophées. Certes, c’est un beau triomphe, en un temps où la littérature s’estime par kilos, s’expédie par bourriches, et s’écoule, le plus souvent, en saletés abominables, que d’aller à la gloire avec un volume de 214 pages et un total de 3 038 vers. Mais il ne faut pas que les onze éditions de ces nobles Trophées nous fassent oublier la prose |érudite et colorée de l’auteur des Conquérants 1.
On cite des écrivains qui ont excité l’admiration de leurs contemporains ou mérité les
suffrages de l’Académie par de simples traductions. Le premier ouvrage de Montaigne fut
une version en français du latin barbare d’un théologien. Malherbe, avant de consoler du
Périer, s’était exercé à reproduire en notre langue les gentillesses d’un Italien.
La Fontaine, onze ans avant les Contes et quatorze ans avant les
Fables, traduisait l’Eunuque, de Térence. Vaugelas consacra trente années
de sa vie à traduire Quinte-Curce, et donna ainsi, dit Voltaire, « le premier bon
livre écrit purement »
. La Bruyère considéra ses Caractères comme
un simple appendice à une paraphrase de Théophraste. M. Jaurès, avant d’être le député de
Carmaux, a fait, en parlant d’Amyot, — qui traduisit Plutarque, Diodore de Sicile et
Héliodore, — cette remarque judicieuse :
Il ne ressemble pas à ces traducteurs imprévoyants qui s’aventurent dans un livre sans le connaître et qui, surpris sans cesse, forcés dans leur propre style par les tournures mêmes de l’auteur, se traînent sur son chemin sans joie et sans liberté. Amyot connaît Plutarque en abrégé avant de le traduire en détail ; le texte n’est là que pour guider sa pensée déjà familière avec tous les détours et pour avertir à propos son imagination, nourrie des figures de l’auteur. Un mot, à peine entrevu, rappelle une phrase, et l’œuvre est fidèle comme une traduction, naturelle et charmante comme un ressouvenir.
On en pourrait dire autant de la Véridique Histoire du capitaine Bernal Diaz, traduite par José-Maria de Heredia. Ici, l’auteur et le traducteur sont si proches parents, ils ont si bien, dans le sang, les mêmes braises et le même appétit d’héroïsme que cette version française a l’air d’un récit original, né d’une fraternelle collaboration.
Quand le vieux compagnon de Cortez, débarrassé de son gilet de buffle, ayant mis l’espingarde au râtelier, la cape au portemanteau, l’épée au croc et la rondache au clou, dictait à son chapelain la découverte de Campèche, la « grande soif de Cuba », la merveille des Florides, la déconfiture des caciques, le siège de Mexico, les pestilences des Antilles, tous les mirages et toutes les misères de la Castille d’Or, il ne se doutait pas que, trois siècles après sa mort, le petit-fils d’un conquérant des Indes, né au pays des pêcheries miraculeuses et des rêves dorés, viendrait secouer le sommeil des chefs endormis sous les palmes, et réveiller le bruit d’armes et le feu de convoitise qui semblaient engloutis avec la dernière caravelle de la dernière armada. S’il avait pu entrevoir de loin l’évocateur de cette épopée, il lui eût dit, comme don Diègue à Rodrigue : « Don José ! Fils de mon âme ! Je te reconnais ! Tu es de ma race ! »
Oh ! cette fièvre de l’or, cet El Dorado promis aux braves, cette chimère d’Ophir, de l’île des Épices, des trésors de Salomon, la fable des pépites de Cipango, l’appel des forêts mystérieuses, parfumées et chantantes, les paradis où les ruisseaux roulent des diamants, où les oiseaux égrènent des émeraudes, la source de Santé, l’empire des Amazones, la mer Pacifique, la terre bienheureuse, resplendissante de pierreries et de perles, comme tout cela revit, remue, sonne, étincelle et chatoie dans les pages brûlantes où José-Maria de Heredia commente et illustre Bernal Diaz !
L’éblouissante fantasmagorie de la Nouvelle-Espagne a hanté son âme visionnaire. Il s’est
fait le contemporain des quinze cents routiers qui partirent de San-Lucar, pendant la
semaine sainte de l’année 1514, avec le capitaine général Pedro Arias de Avila. Il aurait
voulu, au sortir de cette longue intimité avec les chercheurs d’aventures,
« peindre l’Espagne aux premières années du xvie
siècle, tout un peuple halluciné, la croisade cupide qui le précipita vers
l’Amérique, une nature vierge, la civilisation brillante et barbare des Aztèques,
l’écroulement de leur vaste empire… »
. Il n’a pas suivi son dessein. Ce livre
d’histoire, qu’il nous promettait en 1878, est inachevé.
Souhaitons qu’il se remette à la tâche. Car les fragments trop courts qu’il a livrés au
public donnent envie de lire le reste. Voici une narration que Gonzalo Hernandez de Oviedo
y Valdès, le Tite-Live espagnol, ne désavouerait peut-être pas :
Aussitôt ses dépêches expédiées, Pedrarias, capitaine-général de la Castille d’Or, alla prendre congé du roi. Ferdinand lui fit accueil, lui recommandant, en prince soucieux des intérêts du Ciel, de ne pas oublier d’emporter des cloches pour les églises, des ornements sacerdotaux et du vin pour célébrer le sacrifice de la messe et de la fine fleur de farine dont on ferait des hosties. Le capitaine-général, ayant ployé le genou, jura foi et hommage entre les mains de son seigneur et prêta le serment de remplir fidèlement sa charge. Puis, ayant baisé la dextre royale, il se leva et annonça à Son Altesse la détermination où était sa femme, donna Ysabel de Bobadilla qui, en matrone virile, par amour de son époux et de la gloire, avait résolu de le suivre au-delà des mers. Le roi loua hautement ce mâle courage. Il déclara que les ordonnances somptuaires ne regarderaient ni Pedrarias ni sa femme, ne voulant pas, disait-il, ôter au velours, au drap d’or, à la toile d’argent, l’occasion unique qui leur était donnée de faire paraître dans la personne d’une si généreuse dame la vertu la plus éclatante et la plus agréable à voir. Animés par cet exemple, les volontaires s’offrirent en si grand nombre qu’on eût pu embarquer dix mille hommes. À la cour, Pedrarias reçut quantité de noblesse, jeune, ardente, splendidement équipée. Et sans plus de délais, en compagnie du nouvel évêque, fray Juan de Quevedo, il s’achemina vers Séville…
Que nous voilà loin des rédactions d’histoire informes, incolores, ingrates, dont le galimatias a mis entre le passé et nous un barbouillage de brouillards ! Cette prose est lucide ; elle perce et déchire les nuages comme un rayon de soleil. Elle découvre des vues de pays infiniment lointaines, fait luire des costumes et des armes qui semblaient usés, ternis ; elle atteint même, sous les baudriers et les écharpes, sous les pourpoints d’écarlate et les armures dorées, des cœurs tout chauds de vie où battent des sentiments que nous ne connaissons plus. D’un rapide mouvement, nous voilà transportés en Espagne ; et, si quelque chose nous étonne, c’est de ne point rencontrer Gastibelza, l’homme à la carabine.
La prose de M. José-Maria de Heredia est si peu connue que je veux faire encore plusieurs citations, assuré que personne ne les trouvera trop longues. L’historien a tenté de peindre la vie que l’on menait à Séville au commencement de l’année 1514, lorsque le capitaine-général y assembla ses bandes, prêtes à partir. Les routes d’Andalousie étaient couvertes de gens venus de toutes parts. Hidalgos ruinés, soldats sans solde, moines sans couvent, étudiants vagabonds, bacheliers affolés de lectures romanesques, accouraient pour entendre les sermons où l’évêque de Séville vantait les trésors d’outre-mer et démontrait la légitimité de la flibuste. Ce saint homme était fort éloquent. Ses arguments, traduits et magnifiés par José-Maria de Heredia, sont faits pour toucher des âmes d’explorateurs :
N’était-ce pas à l’Espagne, disait-il, n’était-ce pas à l’Espagne qu’il appartenait de conquérir ce nouveau monde, après en avoir annoncé la découverte ? Cette gloire lui était due. Le vaillant pape Alexandre, un Espagnol aussi, avait, par ses bulles, confirmé les droits de la couronne de Castille et débouté les Portugais de leurs prétentions insolentes…
L’orateur passait alors du spirituel au temporel :
Il disait la richesse métallique, les trésors cachés, l’exubérance de la terre de Darien, ses fleuves, ses forêts immenses où rôdent les léopards, les chats sauvages, les loups cerviers, les tigres, les lions sans crinière, moins hardis et furieux que ceux de Barbarie, le nombre épouvantable des guenons et des singes, les cerfs, les chevreuils et les daims, dont le pelage est couleur de gris d’argent et qui n’ont point de cornes, les lézards monstrueux, et, parmi d’autres animaux inconnus, une bête qu’ils nomment Anta, laquelle a la taille d’un bœuf, la tête d’éléphant, le poil de vache et les ongles de cheval. Sous l’ombre (les forêts d’arbres incorruptibles, aussi vieux que le monde, qu’entrelacent des plantes volubiles aux fleurs éclatantes, au bord des eaux, tout cela chasse, crie, rugit, pullule, au milieu du ramage discordant des perroquets innombrables et variés, des aigles noirs, des éperviers, des hérons, des flamants roses, des oies, des canards, des faisans et des paons ocellés… Ne semble-t-il pas qu’on ait retrouvé, dans cette Castille d’Or, le vrai jardin du Paradis ?
De telles extravagances allumaient des convoitises dans la cervelle des conquistadores. Ce ramassis d’aventuriers maigres, dont les loques glorieuses auraient amusé Callot, grouilla pendant tout un hiver autour de la cathédrale de Séville et dans les bouges du quartier de Triana. Ce fut d’abord un beau spectacle. Ces gens étaient accoutrés de façon fort pittoresque. José-Maria nous énumère, avec une volupté qu’il ne cherche pas à dissimuler, toutes les pièces de leur équipement : éperons clairs comme escarboucles ; étriers d’or fin ; panaches de plumes, gants parfumés d’ambre ; cuirasses brunies, engravées, dorées ; épées argentées, incrustées, damasquinées ; tambours et trompettes ; étendards enluminés, où se mêlaient aux châteaux de Castille les pals d’Aragon !… Ici, dans la prose de notre poète, il y a un cliquetis d’acier et un frou-frou d’étoffes précieuses. Quelle joie, de déplier ces velours, ces satins, ces brocarts, déchiquetés, tailladés, piqués, brodés, bruissants de cannetilles et de perles ! Oh ! ces pourpoints de drap écarlate, ces courroies de soie incarnadine ou vermeille, ces « gorgarans » couleur de rose sèche ou de peluche colombine ! Il y en a presque trop. On se croirait dans un musée trop bariolé et trop divers. L’histoire, l’histoire vraie est moins splendide.
Les conquérants du Nouveau-Monde commencèrent par s’emparer du cœur des Sévillanes. Que de sérénades furent chantées en l’honneur des Andalouses « au sein bruni » ! Combien d’œillades étincelèrent, comme flammèches d’incendie, derrière les barreaux des fenêtres grillées !
Avant de partir on s’amusa ferme. Mais, grâce au sortilège de José-Maria, nous avons la consolation de penser qu’à ces ébattements se mêlait quelque élégance :
La profusion et la curiosité dans les festins étaient alors excessives. Vivès emploie plus d’un de ses Dialogues au fastueux dénombrement de ces somptuosités. Les Sévillanes aimaient les promenades à la prairie de l’Alameda. Elles y allaient, en allègres compagnies, faire collation sur l’herbe de confitures et de pâtisseries que l’on servait dans ces belles terres émaillées de Valence, de Triana et de Malaga, où la lumière fait chatoyer des reflets de saphir, de cuivre rouge et d’or pâle, dans la concavité éblouissante, sur l’ombilic armorié des plats. Elles se plaisaient à goûter les vins blancs, rouges, paillets, de Candie, de Ribadavia, de Guadalcanal et de Manzanilla, dans ces frêles verreries de Cadahalso où persiste la nerveuse gracilité des formes orientales. Les assignations secrètes se donnaient alors volontiers dans la calle de Chicarreros, qui est la rue des Orfèvres, ou dans la galerie des Merciers. L’argent des patrimoines vendus et des majorats engagés fondit vite. Le jeu, le trente par force, la prime, les alburs, le chilindron, la triomphe, le reynado, les dés prirent le reste. Les aventuriers insoucieux encore voyaient sans inquiétude s’épuiser leurs bourses. La prévoyance du Roi leur avait assuré le passage gratuit, des vivres ; et puis, au-delà des mers, El Dorado ne les attendait-il pas ?
Le moment du départ fut différé par ces retards incessants dont nul ne s’étonne aux pays du soleil. L’attente énerva, aigrit les courages. Les instincts de pillage, de tuerie, de violence, qui avaient poussé tous ces rêveurs et tous ces gueux sur la poussière des chemins, faillirent coûter cher à la jolie cité sévillane. Cet affreux señor soldado qui, pendant plus d’un siècle, ensanglanta, souilla l’Italie, pullulait aux environs de la Giralda. Ce furent des rixes, des orgies. Les familles prudentes s’en allèrent, flairant cette odeur qui, dans le malaise des villes assiégées, précèdent les débauches de désir et de sang :
Les danseuses d’Andalousie n’avaient point dégénéré, depuis le temps de Martial et de Pline, où elles emplissaient de leur folie lascive les festins consulaires et les voies impures de Suburra. Elles avaient, comme alors, dans leurs cheveux d’un noir d’enfer, une fleur d’œillet ou de grenadier insolemment piquée au-dessus de la conque de l’oreille, des lèvres rouges que gonfle une sève luxurieuse, les paupières sombres, l’œillade furtive et fulgurante, des reins onduleux, lascivos docili tremore lumbos. À toutes ces promesses de paradis diaboliques s’ajoutait un charme nouveau, irrésistible. Le danger les faisait plus désirables. Le soir, les soldats s’égaraient volontiers, au-delà du Guadalquivir, dans les faubourgs mal famés. Ces rues tortueuses, les taudis qui les bordent, s’animent, après le coucher du soleil, d’une vie étrange. L’alguazil s’y hasarde peu… Des vieilles femmes crient des boudins, des beignets frits à l’huile, du vin noir… Des hommes passent rapidement, embossés dans leur cape. Plus loin, des éclats de voix, des rires, des battements de mains. Une porte s’ouvre. C’est une cour moresque tapissée d’arbustes et de plantes. Des lampes fumeuses, de forme antique, l’éclairent. Là, au milieu d’un cercle de figures farouches, brigands de la Sierra, contrebandiers, bravaches, vauriens, quelque fringante fille, mal vêtue de haillons éclatants, se cambre dans une pose hardie. Le claquement sec des castagnettes, le râle des guitares, les tambours bourdonnants, les cris gutturaux, l’odeur capiteuse des orangers fleuris, le vertige d’une danse enragée, la nuit, des vins brûlants, des bouffées chaudes, le vent des jupes envolées, sifflant autour des hanches, troublent, énervent, font courir dans les veines de ces hommes à demi africains toute la flamme, tous les frissons d’une ivresse furieuse, sanguinaire et bestiale. Un mot, un geste, et tous les couteaux sont à l’air… Le rêve de plus d’un conquérant s’acheva dans la boue fétide et sanglante des ruelles de Triana. Les ruffians de Séville, dit Ambrosio de Salazar, dans son Miroir général de la Grammaire, ont toujours été réputés vaillants mâles, plus lestes qu’aucun moine à expédier un chrétien avec le viatique d’un blasphème et du sang frais en guise d’huiles saintes.
Bernal Diaz, qui était à Séville en ce temps-là, eut l’heur d’échapper à tous ces périls,
ainsi qu’à beaucoup d’autres. Ayant suivi Balboa, Alvarado, Sandoval, Fernand Cortez et
reçu au service de, ces grands hommes plus de mauvais coups que de doublons sonnants, il
devint quelque chose comme juge de paix dans le Guatemala. Il mourut en possession de cet
office, qui lui laissait le loisir d’étudier. Si ce capitaine avait pu apprendre à lire
dans les livres français, il eût certainement aimé les Commentaires, écrits
au château d’Estillac, en Gascogne, après une vie remplie d’arquebusades, par messire
Blaise de Montluc, maréchal de France. Il eût goûté cette brave façon de dire, ce parler
court, nerveux et franc, où l’on voit la différence qu’il y a d’un homme oiseux, nourri
mollement et délicatement dans la
poussière des livres et des
études, à un vieux soldat, élevé dans la poussière des armées et des batailles. C’est
pourquoi le traducteur a pris, dans le langage du xvie
siècle, tout ce qu’il y pouvait trouver de méridional, de généreux et de
guerrier, pour en nourrir et aviver sa phrase, pour faire sentir l’origine, le terroir et
la fierté de l’auteur. Telle page de la Véridique Histoire aurait ravi
d’aise, par son audace cavalière, Agrippa d’Aubigné ou Brantôme. Je citerai quelques
exemples. Mais d’abord, mettons-nous dans un « état d’âme » approprié aux spectacles que
l’auteur et le traducteur, dignes l’un de l’autre, tous deux magnifiques et cruels, vont
évoquer devant nous. Essayons de voir avec nos yeux ces Aztèques, qui, paraît-il,
alliaient aux élégances les plus raffinées, la plus effroyable cruauté. Comme je regrette
de connaître si imparfaitement ces Caciques empennés, tatoués et néroniens ! Comme je
regrette de n’avoir pu suivre le bon voyageur Désiré Charnay, lorsqu’il visita les
pyramides de Tchotiluacan, de Tholula, les ruines de Palanqué, le palais des Nonnes !
L’archéologie aztèque est proprement horrifique. Je vous défie de regarder longtemps ces
tigres accroupis à figure humaine, ces vases qui ont des yeux de chouettes, ces
bas-reliefs où des artistes probablement épileptiques ont épuisé toutes les combinaisons
possibles de l’ankylose, de la contorsion et de l’angoisse… Oh ! ce « Sacrifice au dieu
Cuculcan », photographié par
M. Charnay, dans le pays des
Lacandons ! Un prêtre agenouillé, coiffé d’orfèvreries, drapé dans un manteau raide de
dorures, s’est passé, au travers de la langue, une corde qu’il promène, comme un archet,
dans le trou saignant. Un autre prêtre debout, fort empanaché, tout caparaçonné de
pierreries et de perles, encourage le patient à continuer. C’est épouvantable… Il faut
aller à Kairouan, à la mosquée des Aissaouas, pour voir de pareilles folies. Les savants
nous racontent sur les Caciques des histoires à donner le cauchemar. À certains jours de
fêtes nationales, on étendait, sur de longues tables, des victimes humaines, qui, sous le
couteau des sacrificateurs, « s’ouvraient en deux comme des grenades
mûres »
. Le chef des pontifes plongeait ses mains dans les poitrines béantes,
arrachait les cœurs, et les jetait pieusement à la figure des dieux. Puis on lançait les
cadavres au bas des degrés du temple, et les fidèles s’en partageaient les morceaux.
Quelque temps avant ces cérémonies, on mettait les prisonniers de guerre dans des cages,
et on les engraissait, afin que leur chair fût meilleure au goût. En vain le grand roi
Tezcoco Netzahualcoyotl — celui que l’on appelle communément le Salomon du Mexique —
voulut s’opposer à ces barbares coutumes. Une fois, pour célébrer l’inauguration d’un
temple, on égorgea quatre-vingt mille prisonniers. Le sang
bondissait en cascades, le long des escaliers de pierre, et s’épandait à travers la
ville. Le carnage dura quatre jours. On étalait le long des rues, les cadavres encore
chauds. Les Aztèques et leurs invités, solennellement, les dévoraient.
Voilà, paraît-il, les gens bizarres dont l’Occident, représenté par des boucaniers terrifiants, allait envahir l’empire. Or, Bernal Diaz fut d’abord étonné par la douceur des nouveaux habitants du sol. Il y avait, parmi les caciques, des hommes très bien élevés et fort civils. Tel, ce « Gros Cacique » de Cempoala, avec lequel Fernand Cortès s’entretint d’une façon si amicale :
Nous cheminâmes jusqu’à une lieue de la ville. Et, comme nous en étions déjà proche, vingt Indiens des principaux sortirent nous recevoir de la part du Cacique ; ils apportèrent des espèces de pommes de pin du pays, rouges et très parfumées, et les donnèrent à Cortès et aux gens de cheval avec grande affection, disant que leur seigneur nous attendait dans ses appartements, lequel, pour être homme fort, gros et pesant, ne pouvait venir à notre rencontre…
Sitôt que nous commençâmes à entrer parmi les maisons et que nous vîmes une si grande peuplade, n’en ayant jamais vu d’autre aussi considérable, nous en fûmes très émerveillés… et nous donnions bien des louanges à Dieu qui nous avait fait découvrir de si nobles terres… Nos coureurs, qui étaient à cheval, parvinrent à la grande place et aux préaux où étaient les appartements que les Indiens avaient, peu de jours auparavant, si bien blanchis à la chaux qu’ils reluisaient… et il sembla à un de nos cavaliers que ce blanc qui reluisait était argent, lequel retourna à bride abattue annoncer à Cortès que les murailles étaient en argent… Nous eûmes bien de quoi rire avec son argent et sa folie, et nous lui disions toujours depuis que tout ce qui était blanc était argent. Laissons cette gausserie… Le Gros Cacique sortit jusqu’au préau pour nous recevoir : et, comme il était très gros, je le nommerai de ce surnom. Il fit très grande révérence à Cortès et l’encensa (telle est leur coutume), et Cortès l’embrassa.
Cependant cette concorde ne pouvait pas durer. On se battit. Les conquistadores reçurent pas mal de horions. Ils souffrirent de la faim et de la soif. La chaleur les accabla. Si bien qu’ils éprouvèrent un grand désir de retourner dans leur pays. Sept d’entre eux, très fatigués, allèrent trouver Cortès dans son campement ; et celui des sept qui s’entendait le mieux aux paroles persuasives harangua le chef. Ici, je cède volontiers la place à l’historien de la conquête :
Il dit à Cortès : De bien considérer combien nous étions malement navrés, maigres et éreintés, et les grands travaux que nous avions toutes les nuits, sentinelles, vedettes, rondes, éclaireurs et, de jour et de nuit, bataille… Que lui, Cortès, voulût bien n’être pas pire que Pierre le Charbonnier2, car il nous avait mis dans une telle passe, que nous n’avions rien autre chose à attendre que d’être un jour ou l’autre sacrifiés aux idoles, ce qu’à Dieu ne plaise !… Que nous étions pires que des bêtes de somme, parce qu’aux bêtes qui ont fait leur journée, on leur ôte les bâts, on leur donne à manger et elles se reposent, tandis que nous, de jour et de nuit, nous allions toujours chargés d’armes et toujours chaussés. Ils lui dirent en outre de considérer dans toutes les histoires, tant des Romains que d’Alexandre, qu’aucun capitaine des plus renommés qu’il y ait eu au monde n’avait eu l’audace de faire échouer ses navires et de se mettre avec si peu de gens au milieu de si grandes peuplades…
Cortès répondit fort doucement : Quant à ce que vous dites, messieurs, que jamais capitaines romains des mieux renommés n’ont entrepris choses si grandes que les nôtres, Vos Grâces disent vrai, et dorénavant, avec l’aide de Dieu, on parlera de nous dans les histoires… De manière, messieurs, qu’il n’est point à propos de retourner un seul pas en arrière…
Quelle grandiloquence ! Quelle façon nette, brève, impérieuse, d’écarter les obstacles, et d’aller de l’avant ! Ici, le flibustier, le chercheur d’or se hausse au niveau des chevaliers. Il parle comme eût parlé le Cid. Brigand sublime, il égale tous ces Hommes illustres de Castille, dont l’historien Fernando del Pulgar a bravement narré les exploits. Voilà ce qui a séduit l’âme héroïque de José-Maria de Heredia. L’Amérique du Sud, qui devait, plus tard, jeter sur notre asphalte boulevardier tant de généraux sans armée, de présidents sans république et de gentilshommes rastaquouères, l’Amérique du Sud a superbement réparé ses torts, en dotant la poésie française d’un trésor auprès de qui tout l’or de la Californie, tout l’argent du Nicaragua, tout le cuivre du Chili, tout le sucre du Brésil, tout le quinquina de la Bolivie, tout le cacao de l’Équateur, et tout le guano du Pérou ne comptent pas plus qu’une poignée de maravédis devant une perle.
L’auteur des Trophées porte en lui toutes les Espagnes. Ayant transvasé dans sa prose, comme dans une coupe de bronze doré, les récits épiques du vieux Bernal, il entreprit de traduire, avec le même souci de belliqueux archaïsme, un roman de cape et d’épée qui s’intitule la Nonne alferez. Il s’est plu à dessiner d’un crayon vif et soigneux la figure picaresque de cette nonne. Quelle maîtresse femme ! Ou plutôt, comme on disait jadis, quelle satanée femelle ! Mise en chartre privée chez des béguines dès l’âge le plus tendre, mais incapable de donner dans le panneau et de baiser le babouin, cette aventurière plie bagage dès qu’elle trouve chape-chute, et sans baguenauder ni caqueter, saute le bâton et détale, au nez de la mère abbesse. Au bon joueur vient la balle. La gaillarde, ayant demeuré trois jours dans une châtaigneraie où elle jeta aux orties ses cottes et ses coiffes, afin de se déguiser en homme, arriva ainsi accoutrée en la bonne ville de Vitoria où un docteur en théologie, qui avait la vue basse, l’accueillit dans sa maison, croyant avoir affaire à quelque étudiant. La nonne prit, dans un tiroir, un sac de piécettes, que ce pédant avait économisées sur le prix de ses leçons, partit pour Valladolid, et entra, en qualité de page, au service d’un secrétaire du roi. Ayant quitté ce seigneur et jeté la plume au vent, elle s’embarqua, le lundi saint de l’année 1603, sur un galion qui appareillait pour le Nouveau-Monde. Là, un quidam nommé Reyes s’étant avisé de la houspiller et de lui chercher noise, elle fit aiguiser son couteau en dents de scie et balafra le visage du maroufle d’une estafilade à dix coutures. Sur quoi le corregidor se fâcha et la mit au pain et à l’eau dans un cul-de-basse-fosse… Elle rompit ses chaînes, chanta pouille à ses gardiens et s’empressa de gagner pays. À Truxillo, elle tua, d’une forte estocade, un hobereau malchanceux. Sentant à ses trousses les sergents d’un alcade chafouin, elle déguerpit au plus vite, afin de se réfugier dans la cité de Lima, populeuse et riche à souhait, où cependant n’ayant pu trouver chaussure à son pied, elle s’enrôla dans une compagnie de gens d’armes, que le capitaine Gonzalo Rodriguez recrutait pour guerroyer au Chili. Elle eut la bonne fortune de prendre une enseigne et de daguer un cacique. Pour ces faits d’armes, elle obtint le grade d’alferez. Malheureusement, elle se prit de querelle au jeu, avec deux clabauds qu’elle laissa morts sur la place ; et le destin voulut qu’en secondant un ami elle eut la douleur de tuer, sans le connaître, son propre frère, le capitaine Miguel de Erauso. Un peu plus tard, après maintes pilleries, ferrailleries et pistolades avec des cadets de haut appétit, joueurs, ribleurs et coupeurs de bourses, cette grande pécheresse, lasse de battre l’estrade et de trouver partout buisson creux, se laissa mettre le frein aux dents. Le saint évêque de Guamanga reçut avec bonté sa confession générale qui dura deux jours et confia la repentie aux clarisses de son diocèse, qui la gardèrent plusieurs mois dans leur moutier. L’alferez redevint nonne. Mais quoi ? De torte bûche fait-on feu droit ? Les bagarres, batteries, nasardes, horions, taillades, parades et bottes tentaient si fort la dame qu’elle reprit son hausse-col, sa golille et sa casaque, fourbit sa flamberge et fit encore le diable à quatre, tant qu’enfin le diable l’emporta.
La vie exaspérée de la Nonne alferez n’est pas une invention de M. José-Maria de Heredia. Ce conte fantastique est, paraît-il, une histoire vraie. C’est la nonne elle-même qui a écrit la relation de ses exploits. Un auteur espagnol, disciple de l’illustre Lope de Vega, fit de cette femme enragée l’héroïne d’un drame en trois journées, souvent applaudi. En 1829, le libraire Jules Didot publia le texte complet de l’Historia de la monja alferez. Un ancien capitaine espagnol, devenu commerçant au Pérou, et exilé à cause de ses opinions politiques, don Joaquin-Maria Ferrer, écrivit pour cette édition une préface où il dissertait sur les sphinx, les hippogriffes, les acéphales, les androgynes, les hermaphrodites, et, comparait la célèbre nonne à Sapho, à Aspasie, à Portia, à sainte Thérèse, à Mme Staël… En 1877, M. Antoine de Latour, dans un recueil d’études intitulé Valence et Valladolid, donna une analyse et une traduction partielle du manuscrit publié par Didot. La version de José-Maria de Heredia est la première qui suive le texte d’un bout à l’autre. Elle a une couleur et une allure qui rappellent les récits de Quevedo et réjouiraient Mérimée. La Nonne alferez appartient maintenant au poète des Trophées, comme Guzman d’Alfarache appartient à l’auteur de Gil Blas.
Quant aux commentaires critiques, philologiques, historiques, qui accompagnent les aventures de Bernal Diaz et de la nonne, je préviens les personnes scrupuleuses et trop facilement inquiètes que M. de Heredia n’est pas seulement un ordonnateur d’alexandrins fastueux. Il est ancien élève de l’École des chartes.
Dès lors, il est aisé de voir comment travaille José-Maria de Heredia. Les narrations prolixes du capitaine Diaz furent, pour lui, une espèce de matière diffuse qui peu à peu se condensa, se durcit, étincela en clartés fixes de gemmes. Les tableaux, un peu allongés et distendus, qui s’étalent dans la faconde de l’historien, se réduisent, dans l’imagination du poète, à de vigoureux raccourcis. Peu de matière et beaucoup d’art :
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,Fatigués de porter leurs misères hautaines,De Palos de Moguer, routiers et capitainesPartaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.Ils allaient conquérir le fabuleux métalQue Cipango mûrit dans ses mines lointaines,Et les vents alizés inclinaient leurs antennesAux bords mystérieux du monde Occidental.Chaque soir, espérant des lendemains épiques,L’azur phosphorescent de la mer des TropiquesEnchantait leur sommeil d’un mirage doré ;Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,Ils regardaient monter en un ciel ignoréDu fond de l’Océan des étoiles nouvelles 3.
Je descendis un jour dans les mines du Laurium, inépuisables en merveilles, et qui donnent encore un pur métal à des races fatiguées et barbares, après avoir prodigué aux belles filles et aux dieux rayonnants de la Grèce libre des bijoux et des idoles d’argent.
Tandis que je marchais, le dos courbé, dans ces galeries souterraines qui furent creusées par des esclaves du temps d’Alcibiade, la lampe du mineur allumait, aux parois humides et sombres, des feux de pierreries et de joyaux. L’antique terre de Beauté laissait voir, au voyageur épris de sa grâce et de sa force, les trésors qu’elle avait formés lentement, et que la patiente action des siècles avait accumulés dans ses profondeurs. Parfois, nous nous arrêtions dans des grottes tout incrustées de cristallisations brillantes. Involontairement, on songeait à ces retraites enchantées où la magicienne Circé entraînait le divin Ulysse, afin de lui faire oublier la misère du monde réel. C’étaient des stalactites qui semblaient rehaussées d’un semis de perles ; des blocs de quartz pur, taillés à facettes comme des diamants, ou d’étranges végétations, qui se ramifiaient en branches de rubis et en aigrettes d’émeraudes. Combien de temps il avait fallu, pour faire éclore ces floraisons étincelantes et dures ! Combien de travail sourd et de mouvements cachés ! Du fond du sol sacré, par des fissures imperceptibles, l’affinité mystérieuse qui choisit au vaste chaos de l’univers avait conduit là ce qui brille, ce qui chatoie, ce qui demeure. La nature, sans savoir pourquoi, avait amassé dans la nuit ces choses claires. Et voilà qu’une lumière, apportée par un homme, faisait reluire et flamboyer le trésor enseveli.
Je ne puis m’empêcher d’évoquer ces images, toutes les fois que je regarde rayonner les Trophées. Ces vers aux contours précis, aux arêtes vives, d’où viennent-ils ? Ces sonnets, incrustés d’escarboucles, quelle en est l’origine ? Où était auparavant, disséminée et diffuse, la matière précieuse d’où furent tirés ces reliquaires ciselés, ces calices, gobelets, aiguières, buires, clochettes et pendeloques ? Quels déplacements d’atomes, quels nuages de poussière d’or ont peu à peu aggloméré ces menues merveilles, résistantes à qui les touche, coupantes et aiguës, désormais rebelles à l’usure du temps ? Ces cristallisations sortent, elles aussi, du désordre et de l’ombre. Elles sont l’aboutissement d’un travail souterrain. Telle de ces fleurs n’a pu germer qu’après les obscurs mouvements par où l’érudition et la science ont remué et peu à peu modifié l’aspect du passé et du présent. Les compilateurs de documents, les correcteurs de textes, les regratteurs de manuscrits, les déterreurs d’inscriptions travaillent quelquefois pour les poètes. Et cela leur inspire un légitime orgueil, dans la retraite studieuse où ils se sont volontairement enfoncés.
L’air fraîchit. Le soleil plonge au ciel radieux.Le bétail ne craint plus le taon ni le bupreste.Aux pentes de l’Othrys l’ombre est plus longue. Reste,Reste avec moi, cher hôte envoyé par les dieux.Tandis que tu boiras un lait fumant, tes yeuxContempleront, du seuil de ma cabane agreste,Des cimes de l’Olympe aux neiges du Thymphreste,La riche Thessalie et les champs glorieux.Vois la mer et l’Eubée et, rouge au crépuscule,Le Callidrome sombre de l’Œta, dont HerculeFit son bûcher suprême et son premier autel ;Et là-bas, à travers la lumineuse gaze,Le Parnasse où, le soir, las d’un vol immortel,Se pose et d’où s’envole, à l’aurore, Pégase !
Voulez-vous voir le bloc informe où le maître sculpteur a taillé l’image de ses bergers antiques ? Voulez-vous connaître la pâle esquisse que le maître peintre a fait flamboyer en la retouchant ? Lisez ceci :
D’ici, l’horizon est très large, trop large même ; ce panorama de vallées et de cimes est si varié et si complexe, que l’œil ne sait où se fixer. L’Othrys n’a pas les aspérités, les brusques saccades qui coupent d’arêtes vives le profil heurté du Kiona et du Korax. C’est une large ondulation de hautes collines et comme une fluctuation de pentes douces. Presque pas de rochers ; la terre végétale rougeoie sur les rondeurs où se plaquent de minces buissons de chênes verts et quelques touffes d’arbres rabougris. Au nord, par-delà un rempart allongé, la plaine thessalienne s’étale comme le lit d’un lac desséché, noyée dans une vapeur rousse, sous la pâleur du ciel incandescent où l’Olympe estompe vaguement ses formes. Le lac de Daoukli, glauque, avec des reflets métalliques, luit d’un éclat mat, ourlé, par les marais, d’une bordure verte. Plus loin dans une très douce lueur, dans des irradiations apaisées, dans une tonalité presque irréelle de nuances fondues, les dentelures du Pinde, comme indiquées sur l’horizon par une main très légère, semblent une vision de rêve, une percée lointaine sur d’étranges paradis. À l’est, on aperçoit l’Eubée, le cap Vasilina et le cap Lithada, les îles lointaines, la mer d’un bleu tendre, la haute barrière qui ferme la Phocide, les Thermopyles, le Callidrome, très sombre le long de la maremme fauve où miroitent les flaques du Sperchios, l’Œta, évoquant des souvenirs d’aventures gigantesques, les clameurs d’Héraklès, sa mort dans un vaste flamboiement ; au-delà, le Parnasse rayonne, inondé d’une clarté diffuse qui supprime les plans, atténue les saillies, laisse voir seulement le pur dessin, le contour parfait, nimbé de lumière. Puis la ligne des sommets se continue, très longue comme la crête d’un mur, jusqu’au Thymphreste, grande cime claire, piquée d’un étincellement de paillettes neigeuses.
Cette page est extraite d’un livre que je n’ai ni le droit de louer ni le désir de blâmer4. Je n’aurais pas eu l’audace de la citer, si le poète ne m’avait dit lui-même qu’il y trouva une occasion de rêve et la matière d’un sonnet.
Ainsi, derrière les Trophées, j’entrevois de bons voyageurs qui ont rapporté de là-bas leurs croquis modestes, leurs notes, précieux documents où l’artiste a répandu la couleur et la vie. J’aperçois de bons hellénistes, des philologues diligents, qui ont peiné afin de déchirer le voile qui dérobait à nos yeux la radieuse, la charmante antiquité. La besogne a été rude et beaucoup d’ouvriers y ont dépensé leurs forces. L’ennui régnait sur la Grèce et sur Rome. Un brouillard scolaire avait défiguré les dieux. Croquemitaine sévissait au vallon des Muses. Les échos du Parnasse répétaient des ânonnements d’écoliers et des claquements de férules. Bitaubé avait mis à tous les héros d’Homère le même casque de pompier. Les écrits des anciens ne semblaient avoir été faits que pour fournir des pensums aux régents des races futures. Mais les paléographes, les grammairiens, les numismates, les épigraphistes, les métriciens, les mythologues sont venus. Gens très utiles, dont la foule ne soupçonne pas l’action efficace, et sur lesquels Eugène Labiche a soulagé copieusement son excessif besoin d’hilarité. Ces ouvriers patients ont d’abord accompli une œuvre qui semblait impossible. Ils ont séparé la Grèce et Rome. Ils ont rendu aux dieux de l’Olympe tout leur nectar et toute leur ambroisie, que les vilains fétiches du Latium dévoraient sans se gêner. Le blond Phoibos apparut enfin, dans toute sa gloire, sur les sommets de Delphes. On vit briller au soleil son arc d’argent et ses flèches retentissantes. Les Muses, ressuscitées, menèrent, avec le divin chorège, des chœurs de danse, près des fontaines, dans les vallées fleuries d’anémones et de lauriers-roses.
Cette vision n’aurait pas enchanté nos yeux, si les archéologues n’avaient fouillé les décombres des siècles morts, afin de retrouver, taillée dans le marbre, modelée sur l’or et l’argent des médailles, gravée sur les pierres fines, l’effigie du dieu éternellement jeune, du patron universel des porte-lyre. Je voudrais nommer ici tous ceux qui ont bien mérité du Citharède. Ils sont dignes d’être inscrits au temple de Mémoire : Ottfried Müller, martyr, qui eut le bonheur d’être foudroyé par le soleil de Delphes, et qui mourut dans Athènes ; Stackelberg, qui veilla, peut-être trop jalousement, sur le sanctuaire de Phigalie ; Wieseler, qui rabattit les prétentions de l’« Apollon du Belvédère » ; Ray et, Thomas, Haussoullier qui sont allés à Milet pour adorer les sveltes colonnes d’Apollon Didyméen ; Maurice Holleaux, qui a ressuscité Apollon Ptoos ; Gustave Fougères, terrassé par la fièvre dans les marais et les broussailles de Mantinée, et guéri par la joie de voir sortir de terre un Apollon vainqueur, qui devait peut-être au ciseau de Praxitèle sa délicate beauté. Et que ne puis-je célébrer sur le mode dorien la noble procession des fouilleurs de Délos et de Delphes ! Ils vont, et le coryphée Homolle les conduit…
Les poètes, qu’ils y consentent ou non, sont les disciples des antiquaires au pied léger. Si Blouet n’avait pas rapporté au Louvre les métopes d’Olympie, Leconte de Lisle n’aurait pas chanté en beaux vers Hèraklès au Taureau :
Le soleil déclinait vers l’écume des flots,Et les grasses brebis revenaient aux enclos ;Et les vaches suivaient, semblables aux nuéesQui roulent sans relâche, à la file entraînées,Lorsque le vent d’automne, au travers le ciel noir,Les chasse à grands coups d’aile, et qu’elles vont pleuvoir.Derrière, les brebis toutes lourdes de laine,Telles s’amoncelaient les vaches dans la plaine.La campagne n’était qu’un seul mugissement,Et les grands chiens d’Élis aboyaient bruyamment.Puis, succédaient trois cents taureaux aux larges cuisses,Puis deux cents au poil rouge, inquiets des génisses…
Quel dommage que Leconte de Lisle n’ait pas vu le vase d’or récemment découvert à Vaphio, en Laconie, par M. l’éphore Tsountas ! Il eût aimé la force des taureaux et l’adresse des bouviers qu’a fait vivre et remuer, sur la panse de ce vase, la maîtrise d’un orfèvre inconnu. Quel dommage aussi que l’auteur des Érinnyes et de Kybèle n’ait point connu l’élégant Catalogue des figurines du Louvre, par Léon Heuzey, les Fouilles de Myrina, par Edmond Pottier et Salomon Reinach, le Manuel exquis de Max Collignon, les Miroirs de Dumont, les Gemmes de Westropp, les Bijoux de Billing, les Thiases et les Orgéons de Foucart !… Il eût évité, par là, de donner aux Grecs des proportions trop colossales, des noms trop baroques et des poses trop hiératiques. Il fût entré, par une pente douce, dans la familiarité du génie ancien. Il eût fait surgir de leur tombe des personnages plus gais que le chef Agamemnon. Il eût aperçu, dans ses songes, une Grèce aimable, heureuse de vivre, maîtresse d’éloquence et de sagesse, mais parée et rieuse comme une reine d’Orient.
José-Maria de Heredia ne me pardonnerait pas, si je le louais aux dépens de son illustre maître. Pourtant, je suis obligé de dire que ses vers attestent un plus vif souci d’exactitude et serrent davantage la vérité. Que voulez-vous ? Quand on a été chartiste, on reste toujours ami des textes et des documents. Heredia est un ancien élève de l’École des chartes, tout comme MM. Gaston Paris et Paul Meyer. Il a fréquenté, tout jeune, les archives, les vieilles armures et les églises vénérables. Il s’est habitué à saisir d’une vue directe la figure du passé. Il s’est plu aux doctes dissertations, aux monographies, aux recueils de parchemins, aux albums d’armoiries, aux glossaires. Il est demeuré grand lecteur de mémoires érudits, de brochures rares, de commentaires peu connus. Les sociétés savantes des départements lui ont fourni, plusieurs fois, des motifs de poésies. Souvent, une planche d’archéologie entrevue dans une bibliothèque, un pan de mur, une statue cassée qui gît dans l’herbe, un fragment de stèle, une guirlande de palmettes qui court sur une frise, se fixent dans son esprit, l’accompagnent partout, à pied et à cheval, en voiture et en omnibus, au théâtre et dans le monde. Les jours passent, les semaines, les mois, parfois les années. La vision s’enrichit de lectures et de méditations nouvelles : elle attire des mots colorés et sonores ; elle se vêt de pourpre, d’azur et d’or ; elle se couvre de cristaux et d’aiguilles comme ces branches de bois mort que l’on jette dans les mines du Harz. Brusquement, elle éclate en une magnificence de phrases, en un triomphe de rimes ; elle scintille, elle éblouit, elle émerveille. La poésie française compte un sonnet de plus.
Si l’analyse chimique pouvait atteindre de pareils composés, on retrouverait peut-être plusieurs gros traités dans cette fine Médaille :
L’Etna mûrit toujours la pourpre et l’or du vinDont l’Érigone antique enivra Théocrite,Mais celles dont la grâce en ses vers fut écrite,Le poète aujourd’hui les chercherait en vain.Perdant la pureté de son profil divin,Tour à tour Aréthuse esclave et favoriteA mêlé dans sa veine où le sang grec s’irriteLa fureur sarrasine à l’orgueil angevin.Le temps passe. Tout meurt. Le marbre même s’use.Agrigente n’est plus qu’une ombre, et SyracuseDort sous le bleu linceul de son ciel indulgent ;Et seul le dur métal que l’amour fit docileGarde encore en sa fleur, aux médailles d’argent,L’immortelle beauté des vierges de Sicile.
Je reconnais dans le sonnet intitulé Marsyas un raccourci de toute une série de bas-reliefs et de peintures céramiques. Hermès criophore est un ressouvenir des statuaires de Sicyone. La Villula résume à peu près ce que Friedländera a dit, d’après Pline le Jeune, sur les villégiatures des Romains ; et l’on voudrait vivre, sinon avec Gallus,
au penchant du coteau cisalpin,
du moins dans ce doux pays de Tibur, où Suetonius Tranquillus
se plaisait à venir chaque automne,Loin de Rome, aux rayons des derniers ciels d’azur,Vendanger ses ormeaux qu’alourdit le cep mûr…
Les « sonnets épigraphiques » par où se termine la série intitulée Rome et les Barbares sont sortis par hasard d’un petit ouvrage que les lettrés devront dorénavant révérer à l’égal d’une relique.
Heredia faisait une saison à Luchon. Il s’ennuyait à l’hôtel et ne savait comment employer ses loisirs, lorsqu’il vit, sur une table, un livre qui traînait. Il le regarda indulgemment et lui fit bon accueil, comme à un interlocuteur imprévu. Il se sentit moins seul. Pourtant le livre était un peu sévère : Épigraphie de Luchon. L’auteur était M. Julien Sacaze, savant pyrénéen, pour qui les tumulus et les cromlechs n’avaient pas de secrets. La première page racontait les aventures d’une pierre votive qui, trouvée dans les thermes de Luchon en 1764, sous les yeux de la princesse de Ligne, avait couru de main en main jusqu’au musée de Beauvais, où M. Sacaze put enfin la rattraper. Sur cette pierre on lit ceci :
ILIXONI
DEO
FAB… FESTA
V. S. L. M.
Et M. Sacaze traduit : « Au dieu Ilixon, Fabia Festa :
juste accomplissement d’un vœu spontané. »
Plus loin, sur un cippe, autre inscription encore plus rébarbative :
ISCITTO DE
HVNNV
VLOHOXIS
FIL…
V. S. L. M.
M. Sacaze traduit : « Au dieu Iscitt, Hunnu, fils de Huoloxis5 »
Le dieu Ilixon ! Le dieu Iscitt ! Fabia Festa ! Hunnu ! L’imagination du poète s’éveille. Ces mots entrecoupés venus à nous, du fond des siècles, en syllabes balbutiantes, lui font entrevoir un spectacle composite et bigarré. Il écoute. Des clameurs sauvages se mêlent aux rythmes d’une langue illustre, amollie par la voix des femmes et façonnée par le verbe des orateurs. Des patriciennes aux yeux las sont venues dans le pays des Ibères afin d’y trouver la solitude, le silence ou la santé. L’urbanité romaine a coudoyé la rudesse des montagnards basques. Les citadins et les barbares ont échangé leurs superstitions :
Jadis l’Ibère noir et le Gall au poil fauveEt le Garumne brun, peint d’ocre et de carmin,Sur le marbre votif entaillé par leur main,Ont dit l’eau bienfaisante et sa vertu qui sauve.Puis les Imperators, sous le Venasque chauve.Bâtirent la piscine et le therme romain,Et Fabia Festa par ce même chemin,A cueilli pour les dieux la verveine et la mauve.
Béni soit M. Sacaze ! Grâce à lui, les yeux du poète sont tombés sur ces lettres presque inintelligibles :
MONTIBVS…
GARRI DEO…
SABINVLA
V. S. L. M.
Et peu à peu s’épanouit ce sonnet de l’Exilée, cette fleur d’ennui et de tristesse, qui est sans contredit la plus jolie de toutes les « restitutions » épigraphiques :
Dans ce vallon sauvage où César t’exila,Sur la roche moussue, au chemin d’Ardiège,Penchant ton front qu’argente une précoce neige,Chaque soir, à pas lents, tu viens t’accouder là.Tu revois ta jeunesse et ta chère villaEt le flamine rouge avec son blanc cortège ;Et lorsque le regret du sol latin t’assiège,Tu regardes le ciel, triste Sabinula.Vers le Gar éclatant aux sept pointes calcaires,Les aigles attardés qui regagnent leurs airesEmportent en leur vol tes rêves familiers ;Et seule, sans désirs, n’espérant rien de l’homme,Tu dresses des autels aux monts hospitaliersDont les dieux plus prochains te consolent de Rome.
Cette Sabinula, dévote aux montagnes divines, n’était peut-être qu’une pauvre esclave, vêtue de toile bise et de lainage grossier. Mais ne querellons point le pèlerin qui a ennobli son ex-voto. Par cette érudition volontiers minutieuse, par ce goût du passé, par cet amour des vieux parchemins et des vieilles pierres, José-Maria de Heredia se situe exactement en un point précis de notre évolution intellectuelle. Successeur des poètes qui ont introduit l’Espagne en France, héritier d’une longue lignée qui va de Jean Chapelain à Pierre Corneille et d’Abel Hugo à Victor Hugo, l’auteur des Trophées se distingue cependant de tous ses devanciers par des traits qui lui sont personnels. Son chartisme n’a pas nui — tant s’en faut — à son esthétique. Les triomphes de la Philologie l’ont émerveillé. Il a vu les profondeurs du passé magnifiquement illuminées par ces sciences très spéciales que le vulgaire ignore ou méprise, et qui sont d’admirables lampes de mineur : l’archéologie, l’épigraphie, la diplomatique. Il a compris que l’office et le bienfait de la littérature consistent surtout à ouvrir au public des trésors cachés, et à faire entrer dans le domaine de tous ce qui était auparavant l’exclusive propriété de quelques spécialistes volontiers jaloux. Il a puisé à des sources mystérieuses et nouvelles. Ce Parnassien est un moderne.
Verlaine
À Athènes, le jour des Skyrophories, une procession, partie de l’Acropole, se rendait, en suivant la Voie sacrée d’Éleusis, à un sanctuaire situé en dehors des murs de la cité. Le cortège était conduit par la prêtresse d’Athéna Polias, par le prêtre d’Érechthée et par celui d’Hélios, qui s’avançaient à l’abri d’un vaste parasol blanc porté par les descendants de la famille des Étéoboutades.
Tels, ou peu s’en faut, les jeunes poètes, auxquels s’étaient adjoints quelques gentilshommes, plusieurs grandes dames et un éditeur, menèrent le deuil de Paul Verlaine.
On lisait, au même moment, dans l’Ermitage :
Paul Verlaine est mort le 8 janvier. L’Ermitage ne peut que s’associer au deuil douloureux et profond de la poésie française. C’était notre père à tous, un bon cher et vieux grand-père de qui on aimait tout et à qui on pardonnait tout ; il nous aimait lui aussi, se réchauffait à notre ardeur et collaborait à notre œuvre. On a pu lire ici plusieurs de ses poèmes si exquis et si charmants. L’Ermitage, pour qui il voulait bien manifester une sympathie particulière, honore hautement en lui le grand poète chrétien et français dont la mort, hélas ! laisse à notre beau firmament d’art le noir d’une étoile qui aurait cessé d’y briller, comme une larme et comme un sourire.
La Rédaction.
Et le même fascicule contenait un article où l’auteur de Mes hôpitaux et de Mes prisons était appelé « Apôtre », « Pasteur » et « Peregrin ». L’auteur de cette oraison funèbre, M. Edmond Pilon, disait :
Agenouillons-nous, très simplement, dans la poussière de sa tombe, et le prenant pour EXEMPLE, adorons sa toute limpide, toute vivace et toute inexprimable Douleur. De hautains, d’isolés ou de sévères, il nous rendra la superstition généreuse de l’apitoiement. Il y a plus d’inattendu génie dans une seule larme ou un seul sourire de ce maître que dans tous les froids décors de nos pensers. Certains de ses poèmes ont la lucidité admirable des Évangiles ou de l’Imitation, je déclare qu’unique, à la fin désolante de ce siècle, il apporta, ingénue et lumineuse, l’assurance audacieuse d’une divinité.
Il a fait — cet homme — autant pour la Religion que pour la Poésie. Qu’on le veuille ou non, depuis M. d’Aurevilly, il a présenté, sans exemple, l’attitude majestueuse d’un lévite. Les vers synthétiques de Sagesse unissent, à la grâce mièvre des prières, le tumulte de la trompette de Jéricho. De simples élans piaculaires, il s’est haussé, ce prophète, à des grandeurs théologales. L’enthousiasme du Salve regina ou du Lauda Sion, impossible désormais, sous les voûtes glaciales des modernes églises, a frémi, dans les vers de Paul Verlaine, d’un extatique essor. Artistement, il a renouvelé le miracle expiatoire de Saint Augustin. C’est à lui que s’applique, volontiers, cette phrase : Le repentir est le grand acte chrétien. Son poème de l’Amour, de prosterné comme certains versets de l’Écclésiaste, prend, peu à peu, une envergure oratoire et s’élève à de suprêmes vigueurs scripturales.
M. Edmond Pilon, disait encore :
Nul, plus que Verlaine, ne prodigua de sa vie. Il en fut si peu avare, dirai-je même, que nous lui devons un peu de la nôtre, parce que, au moment où nous naquîmes à l’Art, lui seul, ce poète, ce prêtre, ce héros, eut l’admirable bonté, alors que tous nous bafouaient, de se tourner vers nous, et vers nos jeunes lèvres, de tendre la coupe fraîche et virginale de ses vers radieux. Aujourd’hui qu’est prononcé le consummatum est et que, d’un coup d’œil d’ensemble, nous résumons les livres nombreux que nous valut sa riche fécondité6, nous sommes émus et reconnaissants du legs surhumain qu’il nous a laissé, comme un héritage et un enseignement.
De la douceur, de la douceur, de la douceur…
Et M. Edmond Pilon concluait :
Notre grand poète est mort. Avec oisiveté, on va lui chercher, en notre respect et notre admiration, quelqu’un digne de lui succéder. En vérité, en vérité, il y aurait beaucoup de présomption dans cette enquête. Bien que j’en sache un ou deux dignes d’être adorés après Verlaine, par nous, faut-il encore qu’ils nous présentent, avec autant de lumière et de grandeur, l’assurance solennelle du génie7
Ne soyons pas trop grincheux pour ces excès de louanges. Est-ce que le vieux Claude Binet, biographe de Ronsard, n’a pas raconté que la naissance de son héros avait été entourée de miracles ? Est-ce que l’honnête Racan n’a pas cru, avec la plus belle gravité du monde, que la peau de Malherbe exhalait une odeur suave !
Mais il est nécessaire, tout de même, de remettre les choses au point.
Un mauvais sujet, qui fut un brave homme ; — un pauvre diable qui faisait des vers comme un ange ; — un bohème qui donne l’idée d’un vrai poète ; — un Villon buveur d’absinthe ; — un Hégésippe Moreau moins geignard ; — un La Fontaine dénué de sérénité, un Henri Heine moins cosmopolite… tout cela avec un curieux mélange de Parny, de Dorat, de Pigault-Lebrun. Telles sont les images, évidemment incomplètes, qui me viennent à l’esprit, au moment où j’évoque le crâne chauve, la barbe hirsute, les petits yeux obliques, le nez kalmouk, le visage ravagé, l’âme sensuelle et dolente de Paul Verlaine.
Dans nos cohues bourgeoises, à travers notre démocratie commerçante, fabricante, prétendue libre, mais serve de tous les intérêts, exempte de grands vices, mais affligée d’un tas de petites vertus, émancipée par des révolutions épiques, mais domestiquée par des tyrannies burlesques, le poète de la Bonne Chanson a passé, montrant ses plaies, confessant ses fautes, exempt d’ironie, disant tout haut ses rêves, traînant la jambe, ne se reposant guère qu’en des lieux publics.
Avez-vous vu, aux vitrines des papetiers, cette série de photographies, qu’un entrepreneur de documents a intitulée : Nos contemporains chez eux ? Tous nos « chers maîtres » sont là, depuis le docteur Péan (superbe avec son habit de cérémonie, sa grosse chaîne de montre et sa décoration de commandeur), jusqu’à M. Jean Richepin (dont les livres sont soigneusement rangés, et dont la culotte courte laisse voir, sous la table à écrire, une magnifique paire de mollets musculeux). On y voit aussi M. Loti, habillé en Arabe, et dardant un regard terrible parmi des divans de café maure. La plupart de ces « intérieurs » d’artistes, de savants ou de praticiens indiquent des mœurs régulières, des vies convenables, des positions cossues, des budgets solidement équilibrés. Seul, Paul Verlaine fait exception parmi ces gloires confortables. On l’a photographié dans un café. Non pas dans un de ces cafés somptueux où fréquentent les fêtards porteurs de monocles et possesseurs de fourrures. Dans une brasserie quelconque du boulevard Saint-Michel ou de la rue Pigalle. Il est assis devant une table où gisent son feutre mou et son bâton ferré, près d’un moulage en carton qui simule, pour amuser les clients, un rocher et une grotte. Triste est la « consommation » verte où l’auteur des Poèmes saturniens vient de tremper sa moustache. Triste, la moleskine de la banquette, cette moleskine collante qui met, dans les cabarets d’étudiants, je ne sais quelle odeur d’antichambre ministérielle. Le poète a demandé au garçon « de quoi écrire ». On est allé chercher, près du siège où se prélasse la dame du comptoir, le petit sous-main graisseux, la bouteille d’encre, la plume encrassée, le papier à lettres, les enveloppes « bulle ». C’est avec ces instruments, ordinairement consacrés aux rapides amours des potaches, des pions et des commis, que Verlaine griffonna, dans une rumeur de bocks entrechoqués et de dialogues ineptes, quelques-uns de ses poèmes impudiques et douloureux.
Un philologue hollandais, connu des romanistes pour ses dissertations sur François Villon, vint à Paris en 1891, et interviewa Verlaine, après une station au Chat-Noir et une visite à Bruant. C’est au café François Ier que l’entretien eut lieu. On trouvait là, très souvent, les personnes ingénieuses qu’amusait ce villonisme : Charles Morice, Louis Le Cardonnel, Alejandro Sawa, romancier espagnol, Gabriel Vicaire, Jean Carrère, Julien Leclercq, Henri Degron, Henri Quittard, Raymond Daly, Yvanhoé Rambosson, etc. De loin en loin Stuart Merrill, Adolphe Retté, Hugues Rebell faisaient une apparition. Le voyageur étranger tira son carnet de sa poche et crayonna ce croquis un peu prolixe :
La lumière tamisée, qui filtrait dans la salle oblongue, éclairait faiblement la figure hâve du poète qui nous attendait, le regard fixé sur l’invisible.
Le visage était flétri et fatigué. Son long carrick lui donnait l’air d’un pauvre vieux chanteur des rues, exposé depuis des années au vent et à la pluie ; un chapeau mou usé couvrait son crâne chauve.
Toute cette mise donnait l’impression d’une physionomie de bohème qui vit dans son rêve sans se soucier de ce qui se passe en dehors de lui. Seul, un foulard de soie jaune au cou éclatait comme une note gaie et troublante de gaieté dans la gamme grise de son extérieur morne.
Un vague sourire de bienvenue passa sur ses traits vieillis lorsqu’il nous vit arriver.
Oh ! l’étrange mobilité de cette physionomie ! Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’une variété étonnante de sentiments étaient déjà venus y marquer leur empreinte, tout en lui laissant son ton dominant de tristesse vague ; tel l’effet sombre d’un paysage mis en relief par des ombres de nuages qui fuient sous la pluie et le vent. Tantôt le front du poète se renflait, les narines palpitaient et le malin satyre apparaissait, avec des yeux tirés au coin, qui appellent la jouissance. Tantôt ses sourcils se fronçaient, le regard indiquait la colère, la main frappait la table, la voix avait des éclats de tonnerre — pour se changer en un rire franc qui se modérait tout à coup et passait, par une transition subtile, au sourire timide d’un enfant qui craint la punition. Car il y avait un côté enfantin dans ce visage du vieux pécheur, et ses gestes nerveux étaient ceux d’un gamin qui ne se sent pas à son aise et tire ses habits. Puis c’était un tantinet d’affectation qui perçait dans ses manières, ou une teinte légère de blague qui se figeait dans l’expression d’ennui d’un homme qui ne se soucie plus de rien au monde. Et cette dureté des traits se fondait dans les brouillards d’une mine distraite qui regarde l’espace sans rien voir.
La façon dont Verlaine accueillit le nouveau venu fut d’une parfaite bonhomie : c’était la bienveillance affectueuse avec laquelle on caresse un chien étranger.
Un autre témoin, M. Yvanhoé Rambosson, résume ainsi les propos de table de Verlaine :
C’est dans ce café, dans ce mouvement, au milieu de tant de cadets, que Paul Verlaine — entre ses villégiatures à l’hôpital — se trouva longtemps chez lui. Assis devant « l’humble absinthe éphémère », un foulard lie de vin à la diable sur une chemise plutôt de flanelle, la pipe courte dans un poing glorieusement menaçant ou affirmateur, une gouaillerie dans la moustache humide et affaissée, une bonté dans ses yeux de faune, il parlait avec des douceurs tantôt et tantôt des tremblements et des rebellions, d’une voix légèrement éraillée et sourde.
Ses préoccupations — dans ces heures de quotidienne causerie — n’étaient pas spécialement orientées vers la littérature. Il aimait peu la théorie, préférant aux longues discussions esthétiques la malice d’une expression, le coq-à-l’âne ou… la politique. Il fallait l’entendre parler de « Badinguet » ou de Boulanger. Le « brav’ général » avait toutes ses sympathies et, fidèle au dieu tombé, Verlaine les lui conserva toujours. En bon Lorrain de Metz, ayant opté pour la France, il arborait un chauvinisme qui nous semblait bien hors de saison. Mais, sur ce chapitre, il ne voulut jamais entendre contradiction. Il abominait « le Prussien » et Bismarck (avec lequel quelques-uns lui trouvèrent une ressemblance) et daubait sur les histoires de pendules comme un notable de petite ville au Café du Commerce 8. Mais il était si charmeur en outre, avec si bien l’air d’un enfant qui joue au militaire, que nous le contemplions avec admiration, enviant ses heureux enthousiasmes et ses quasi jeunes confiances.
M. Laurent Tailhade a joliment raconté sa première entrevue avec l’auteur de la Bonne Chanson :
La première fois, dit-il, que j’eus l’extrême joie de rencontrer Verlaine, ce fut à la brasserie du Soleil d’or où, vers 1884, se réunissait, le samedi soir, une génération — neuve alors — de poètes en apprentissage et de prosateurs débutants.
En ce temps-là, je ne pensais à faire autre chose qu’un jeu des talents que quelques amis, trop bénins, se plaisaient à m’attribuer. Un volume de vers — le volume de la vingtième année — formait tout mon bagage.
Mais je rimais avec entrain, le goût des vers tenant, ainsi que moi, la plupart de mes compagnons.
De ces compagnons dispersés, les plus intimes furent alors : Jean Moréas, qui préludait aux Cantilènes ; Gustave Kahn, dont la métrique fait paraître tant d’aimables surprises ; Charles Vignier, un délicat si raffiné qu’il semble avoir émoussé la trempe de son instrument pour la vouloir aiguiser trop. Autour de nous et sympathiques, Fernand Jores, mort depuis ; Esparbès aux larges rimes sonores ; ce mystérieux et charmant Albert Samain ; Émile Peyrefort, le paysagiste incomparable qui nous montrait un lever de soleil sur les arbres,
Dont les peupliers en fuseaux,Paraissaient filer la lumière,outre une légion thébaine de jeunes artistes — pas trop aigris encore — et qu’un amour très sincère du beau maintenait en des dispositions suffisamment cordiales.
Le soir que je fus présenté à Verlaine, il n’était ivre qu’au point de montrer la plus généreuse cordialité.
« Maître », lui dis-je. — « Appelez-moi « vieille bête » si la chose vous amuse ; mais pas de gros mots, n’est-ce pas ? » et la glace fut ainsi rompue.
Mais le meilleur portrait de Verlaine est celui qu’a tracé M. Anatole France. Nul n’a
mieux noté la « laideur pittoresque, la folie amusante de ce vieil enfant perdu,
plein de vices sincères et d’innocence »
:
Il longeait le quai, boitant d’une jambe, le chapeau en arrière sur son crâne bossué, la barbe inculte et traînant un vieux sac de tapisserie. Il était presque terrible, et, malgré ses cinquante ans, avait l’air jeune, tant ses yeux bleus étaient clairs et luisaient, tant son visage jauni et creusé avait gardé d’audace ingénue, tant jaillissait de ce vieil homme ruineux l’éternelle adolescence du poète et de l’artiste… Il allait, jetant dans chaque voiture un regard brusque, qui devenait peu à peu mauvais et méfiant9.
Parfois, il se passait des semaines, des mois, sans que l’on rencontrât Verlaine ni au Soleil d’or ni au François Ier . C’est qu’il était malade et avait dû chercher un refuge ailleurs.
L’ancien régime aurait peut-être pensionné ce vieil enfant. Notre république l’hospitalisa. Presque chaque année, il allait prendre ses « quartiers d’hiver » à Broussais ; il y avait gagné, par son ingénuité compliquée, la sympathie des infirmiers et des internes, qui le considéraient comme une espèce de Gilbert ou de Malfilâtre. Ceux de ses amis qui redoutaient la puanteur et le tapage des brasseries allaient le voir là.
« Je l’aimais, dit M. Stéphane Mallarmé. Quand je l’allais voir, en quelque station de son physique calvaire, nos promenades à travers les jardins dolents de malades s’animaient principalement de ses boutades à lui, de ses monologues. C’était un très surprenant soliloquiste, toujours en train de faire son odelette, mais ne la faisant pas avec l’affectueux souci d’établir un courant. Avec lui, je ne sentais pas réellement le contact. »
Verlaine a raconté Ses hôpitaux, en des pages douces et presque nostalgiques :
Peut-être un jour regretterons-nous ce bon temps où vous, travailleurs, vous vous reposiez ; où nous, les poètes, nous travaillions ; où toi, l’artiste, tu gagnais ton banyuls et tes todds avec des portraits de suppléantes et d’élèves et quelles « fresques » dans la salle de garde !
Oui, peut-être un jour nous reviendront, mélodieuses du passé, ces conversations de lit à lit, de bout à bout de salle parfois : « Allons, messieurs, un peu de silence, donc ! Nous ne sommes pas ici à la Chambre. Taisez-vous, 27, espèce de cheval de retour ! C’est toujours les abonnés qui font le plus de pétard ! » ces discussions plus qu’animées et rien moins qu’attiques ; ils nous reviendront ces sommeils coupés de cris d’agonie, des vociférations de quelque alcoolique, ces réveils avec de ces nouvelles : « Le 15 a cassé sa pipe. — As-tu entendu ce cochon de 4 ? Quel nom de Dieu de sale ronfleur ! » Par-dessus tout nous reviendra, hélas ! sous forme d’utile regret, ce calme sobre, cette stricte sécurité de ces lieux de douleur, certes, mais aussi de soins sûrs et de pain sur la planche.
Peut-être, un jour que la mort nous tâtera, que la maladie avant-courrière et fourrière nous tiendra fiévreux et douloureux et peut-être miséreux et solitaires, les reverrons-nous, non sans attendrissement et une sorte de triste — oh bien triste ! — gratitude, ces longues avenues de lits bien blancs, ces longs rideaux blancs, car tout est long et blanc, en quelque sorte, en ces asiles…
Verlaine fut un isolé. Je ne connais pas d’exemple qui contredise plus victorieusement la fameuse théorie des « milieux ». Ce poète qui vécut, aima et rima hors de toutes les lois, cet échappé de collège, qui enfreignit si volontiers les règles de la morale et de la césure, cet ennemi de la bonne tenue et de la rime riche, fut, comme Baudelaire, un bourgeois. On évalue à plus de deux cent mille francs la fortune dont il fut doté lorsqu’il vint au monde10. Il était né d’une mère timorée et d’un père officier.
Il prit plaisir, plus tard, aux heures de tristes « vadrouilles », à se rappeler le logis familial. Lisez cette page des Confessions :
Mon père était capitaine du génie… J’étais si fier du bel uniforme paternel : habit à la française au plastron de velours avec ses deux belles décorations d’Espagne et de France, Alger et Trocadéro, bicorne à plume tricolore de capitaine-adjudant-major, l’épée, le bien ajusté pantalon bleu foncé à bandes rouges et noires, à sous-pieds ! Si fier aussi de son port superbe d’homme de très haute taille, « comme on n’en fait plus », visage martial et doux où néanmoins l’habitude du commandement n’avait pas laissé de mettre un pli d’autorité qui m’imposait et faisait bien, car j’étais mauvais comme un diable quand on me tolérait trop d’espièglerie11.
Son enfance s’était écoulée dans une maison familiale à Metz, en face des bâtiments sévères de l’École d’application, puis à Montpellier, où son père était allé tenir garnison.
Il fut élevé non pas dans les cabarets de Montmartre, mais aux Batignolles, 2, rue Nollet, parmi de bons bourgeois, presque tous rentiers ou retraités. Il fréquentait une institution proche de la rue de Clichy, où il eut pour camarade Raoult Rigault. Puis on le transféra chez un autre marchand de soupe, qui était capitaine de la garde nationale et qui se vantait d’avoir éduqué Sainte-Beuve. Il fit de bonnes études au lycée Bonaparte (appelé depuis Fontanes et maintenant Condorcet), où il fut l’élève de M. Réaume, de M. Perrens, de M. Deltour, de M. Ernest Desjardins, de M. Camille Rousset.
Sa première communion fut bonne et il fut reçu au baccalauréat avec boules blanches…
Mais (c’est lui qui le confesse) « la sensualité le prit, l’envahit vers l’âge de
douze ou treize ans »
. Ses premières lectures furent édifiantes : Les
Œuvres secrètes de Piron, les Fleurs du mal,
Gamiani. C’est vers ce temps qu’il commença d’écrire. Comme l’auteur des
Fleurs du mal, il essaya d’abord d’être un parfait comédien, de façonner
son esprit à tous les sophismes, à toutes les corruptions. Il simula l’ébriété et la folie
avant d’être en effet ivre et fou. D’abord, il
baudelairisa
juvénilement, aligna des alexandrins comme ceux-ci :
Je ne sais rien de gai comme un enterrement.……………………………………………………Le chagrin qui me tue est ironique et jointLe sarcasme au supplice, et ne torture pointFranchement, mais picote avec un faux sourireEt transforme en spectacle amusant mon martyre,Et sur la bière où gît mon Rêve mi-pourri,Beugle un De Profundis sur l’air de Traderi……………………………………………………
Plus tard, fréquentant aussi peu que possible l’École de droit, où il était inscrit, et les bureaux de la Ville, où il était employé, il trouva, par hasard, en flânant sur les quais, les Flèches d’or d’Albert Glatigny et la Philomela de Catulle Mendès. Cette rencontre le décida à tenter, lui aussi, l’ascension du Parnasse. Sur ces hauteurs, il devint l’ami, le condisciple de Coppée, de Dierx, de Léon Valade, du marquis de Ricard, d’Albert Mérat (l’auteur exquis des Violettes), de Sully Prudhomme. On le vit chez Leconte de Lisle le samedi, chez Banville le jeudi, chez Lemerre presque tous les jours. Il fréquentait aussi chez Nina de Villars, où l’on savourait des soupers fins. C’est dans ce cénacle qu’il fit sa rhétorique et qu’il apprit à fond — lui plus tard si dédaigneux du « métier », — tous les secrets du vocabulaire, de la prosodie et de la syntaxe. Il est resté depuis, à cause de cet apprentissage, un excellent écrivain, fort éloigné des cacographies décadentes.
De ce temps (1867) sont datés ses Poèmes saturniens, cahier de musique, recueil de gammes et d’exercices difficiles, où frémit, toutefois, sous une apparence d’impassibilité, la fièvre charnelle qui dévorait ses sens.
Ce recueil, publié le même jour que le Reliquaire de M. François Coppée,
fit quelque bruit parmi les lettrés. Nestor Roqueplan, qui tenait quelque part le
« sceptre de la critique », et dont les gilets étaient célèbres sur le Boulevard, daigna
parler des Poèmes saturniens avec une faveur marquée. Yriarte fut clément.
Enfin, Sainte-Beuve écrivit une lettre autographe au jeune auteur ! Si bien que Coppée et
Verlaine allèrent, de compagnie, rendre visite à l’illustre critique. Chauve, rasé,
bedonnant, clignotant, rhumatisant, coiffé d’une calotte noire, vêtu d’un complet de
flanelle blanche, « mi-voltairien, mi-clérical »
, un peu semblable à un
pape désabusé et narquois, tel leur apparut, dans sa maison de la rue Montparnasse, le
troublant romancier de Volupté, le savoureux écrivain des
Lundis.
Il parlait posément, d’une voix claire. Son langage courant et pittoresque, tout pareil à
son écriture, leur fit l’effet « d’un ruisseau sur des herbes et sur des
cailloux »
. Il les entretint de Victor Hugo, avec une admiration qui les étonna.
Il les félicita, d’un ton paterne et amical, comme un vieil oncle. Il les plaisanta sur
l’orthographe enragée que leur
avait apprise Leconte de Lisle.
Trop de K, trop d’Y, trop de Ç. Pourtant, il approuva ces deux vers :
Ainsi que Çavitry faisons-nous impassibles,Mais, comme elle, dans l’âme, ayons un haut dessein !
Il les interrogea sur leurs projets d’avenir.
« J’ai envie de me marier », lui confia Verlaine.
À quoi l’auteur des Poésies de Joseph Delorme répondit en souriant :
« C’est à voir, c’est à voir. »
En ce temps-là, pourtant, Verlaine se vantait d’être aussi froid qu’un marbre. Il affectait de dompter le désir. Il disait, avec la sincérité d’un disciple qui répète les paroles du maître :
Ce qu’il nous faut à nous, les Suprêmes PoètesQui vénérons les dieux et qui n’y croyons pas,À nous dont nul rayon n’auréola les têtes,Dont nulle Béatrix n’a dirigé les pas,À nous qui ciselons les mots comme des coupesEt qui faisons des vers émus très froidement,À nous qu’on ne voit point les soirs aller par groupesHarmonieux au bord des lacs et nous pâmant,Ce qu’il nous faut à nous, c’est aux lueurs des lampes,La science conquise et le sommeil dompté,C’est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,C’est l’Obstination et c’est la Volonté.Libre à nos Inspirés, cœurs qu’une œillade enflamme,D’abandonner leur être aux vents comme un bouleau ;Pauvres gens ! l’Art n’est pas d’éparpiller son âme :Est-elle en marbre ou non la Vénus de Milo ?
Touchante fanfaronnade. Jusque dans la gaucherie de ces apostrophes apparaît le fantasque rêveur qui dira plus tard, en son Art poétique :
Que ton vers soit la bonne aventureÉparse au vent crispé du matinQui va fleurant la menthe et le thym…Et tout le reste est littérature.
Il essayait, comme les autres, de se déguiser en druide, en bonze, en fakir. Il voulait
s’empêtrer dans les jungles et mêler à son absinthe de l’eau du Gange. Il sacrifiait à
Raghû, à Ganga, à Bhagavat, à Kçhatrya, à Valmiki, à Rama. Il tâchait de faire entrer dans
le tissu fragile de ses poèmes « ces vastes noms indiens qui ressemblent aux joyaux
énormes dont sont ornés les caparaçons d’éléphants »
. Il émigrait à Bagdad et à
Visapour. Il méprisait Lamartine. Il prononçait l’éloge de César Borgia et lançait des
invectives à Joseph Prudhomme. Mais il n’était pas né pour la versification
« truculente et portenteuse »
. Un grain de sensibilité lui agréait plus
que des soleils d’hémistiches flamboyants. Il fuyait le vacarme verbal et le cliquetis des
armures. Il était volontiers confidentiel. Il soupirait :
Les sanglots longsDes violonsDe l’automneBlessent mon cœurD’une langueurMonotone.
Marceline Desbordes-Valmore lui plaisait. Il préférait Racine à Shakespeare.
— « Shakespeare ! disait-il, pourquoi me lancer toujours ce nom ? Il a du talent, certainement ; qui dirait le contraire ? Mais ce Shake-pear, ce secoueur de poires, n’a pas attrapé le fruit d’or, le fruit unique qui l’aurait marqué pour être le premier génie du monde. Auprès de Racine, c’est un pédant, un janséniste !
— Mais, cher maître !…
— Je n’exagère rien. Je ne veux rien dire de mal de son Othello, ni, pour ma part, de son Henry VIII, mais le nommer en même temps que Racine, lui, le cuistre, le sale gredin ! »
Au fond, Verlaine était lakiste et lamartinien. À Dieu ne plaise que j’attribue à Wordsworth, à Lamartine les émotions ni les sensations qu’il a chantées ! Mais comme eux, plus qu’eux, il a jeté sa vie sur le papier, dans un pêle-mêle où l’aveu cynique s’attendrit de repentance navrée et s’exaspère de furieuse contrition.
En 1870, Verlaine se maria avec l’aimable sœur du compositeur Charles de Sivry. Il chantait, oublieux de ses premières débauches, et rajeuni :
Donc, ce sera par un clair jour d’été.Le grand soleil, complice de ma joie,Fera, parmi le satin et la soie,Plus belle encore votre chère beauté.Et, quand le soir viendra, l’air sera douxQui se jouera, caressant, dans vos voilesEt les regards paisibles des étoilesBienveillamment souriront aux époux.
Ce fut, dans cette existence lâchée, une idylle dont le malheureux poète, retourné à ses rechutes, savoura plus tard, aux heures troubles et perverses, l’arrière-goût délicieux. Cette aventure, qui dura peu, nous a valu la Bonne Chanson, que je préfère, pour ma part, à ces Confessions récentes où Verlaine a décrit, avec un luxe de détails vraiment excessif, des intimités qu’il eût mieux fait de ne point révéler aux foules.
Verlaine n’était pas fait pour vivre dans une société policée. On le vit bien, le jour où il se fit mettre en prison.
En un temps où l’hypocrisie et la convention s’accordent pour taire certaines choses
auxquelles tout le monde pense, cet irrégulier prit un plaisir presque infernal à
déshabiller, en pleine rue, ses vices habituels et ses péchés mignons. C’était un satyre.
Les Chansons pour elle et surtout le recueil intitulé
Parallèlement sont des chefs-d’œuvre d’impureté provocante, agressive.
Les doigts de ce cynique parcourent tout le clavier des pensées mauvaises et des songes
fous, toute la lyre où vibra jadis la luxure de Martial, où se démena la fureur de Sapho.
Les Amies sont parfaitement ignobles et les Pensionnaires
sont abominables.
Ce n’est pas la grivoiserie bonhomme de
La Fontaine ou le jeu polisson de Voltaire. C’est quelque chose de farouche, de forcené,
un sombre éréthisme coupé par des hoquets d’ivrogne. Nous sommes d’ailleurs avertis — par
une préface où il est question de Dieu — que cette œuvre sadique est, « en quelque
sorte, l’Enfer d’un Œuvre chrétien »
.
En effet, au milieu de ses pires inventions, l’auteur des Amies, de
Ganymède et de la Ballade Sappho, demeurait, cahin-caha,
fidèle à la foi de ses ancêtres. Comme Barbey d’Aurevilly, Baudelaire et Villiers de
l’Isle-Adam, il fut triste après avoir consenti aux déchéances de la chair.
Omne animal…
Il regrettait alors le brassard blanc qu’il avait
porté le jour de sa première communion. L’enthousiasme religieux succédait chez lui à
l’excitabilité érotique. Il aimait à sa façon les liturgies de l’Église catholique
romaine. Il tendait ses mains vers les tabernacles. Seulement, sa piété faisandée était
sujette aux défaillances sensuelles. Il se surprenait à désirer le malin plaisir de la
profanation, la volupté du sacrilège. Et aussitôt, ce faune chrétien maudissait l’ordure
de son péché mortel. Il ne tirait point vanité de ses vices. Il semblait les subir.
Le Hollandais dont j’ai cité le témoignage au commencement de cette étude, a noté quelques propos de table où apparaît nettement cet état d’âme. C’était en 1891, près du boulevard Saint-Michel.
— « Cher maître, dit le Hollandais, voulez-vous dîner avec nous ?
— C’est convenu, répondit Verlaine, mais je me sens assez mal disposé aujourd’hui. J’ai eu des chagrins ce matin.
Gneuse inepte, lâche bourreau,Horrible, horrible, horrible femme !» Tristes querelles ! J’ai cherché à me distraire :
Ah ! si je bois, c’est pour me soûler, non pour boire.» Oui, sans doute, j’irai avec vous. Nous tâcherons d’être bons amis et de nous amuser. Car, hors l’amitié, il n’y a point d’amusement. »
Il poursuivit, dessinant vaguement avec sa canne un demi-cercle sur le trottoir, et les yeux perdus dans un mauvais rêve :
— « Vous savez, je suis hanté, ces jours-ci, par une image terrible. Je ne peux m’empêcher de penser aux personnages de Huysmans, Là-Bas. La messe noire, la souillure de l’hostie, et puis le chanoine Docre, qui dit la messe de Satan pour les fidèles du Diable. Quel homme, ce chanoine Docre ! »
Il répétait, frappant le pavé du bout de son
bâton : « Le
chanoine Docre ! »
Et il reprit, changeant brusquement le cours de ses idées et
ébauchant dans l’ombre un geste sévère :
— « La messe ! Penser que durant les siècles passés le même culte a été célébré, toujours invariable, et qu’il se maintiendra sans changement jusqu’au dernier jour ! Tout passe ; seule, cette parole restera, comme elle a été instituée dès le commencement. De toutes les parties du monde cette voix s’élève, partout la même, avec son sens inexhaustible, que tous les siècles à venir sont incapables d’approfondir. Ceci restera ; ceci est inébranlable. Les paroles de la messe sont gravées sur un airain que l’éternité même ne saurait entamer. »
Quand on fut arrivé près du Panthéon, il fut ressaisi par la hantise de son cauchemar :
« La messe noire ! Le chanoine Docre ! »
Puis il revint à des pensées
plus graves.
— « Tout est sublime dans cette liturgie, dit-il ; pas le moindre acte qui n’ait sa raison mystique. Le prêtre lève la coupe des deux mains et par ce geste il veut réunir tous les hommes pour les faire participer à l’acte sacré ; il n’exclut personne. Le protestant ne fait usage que de la main droite pour porter la coupe à ses lèvres, comme s’il voulait dire : Allez-vous-en, pécheurs, vous n’avez rien à faire ici. Au contraire, le prêtre de Satan prend la coupe de la main gauche ; il ne remplit son ministère que pour les pécheurs, le chanoine Docre ! »
Et, après une courte méditation :
— « Comme je hais tout ce qui est janséniste, ou protestant, mesquin, en un mot ! Vouloir rapetisser la nature humaine, m’enlever, à moi, la suprême jouissance de la communion ! de la communion par laquelle je participe au corps de Dieu ! Quiconque croit que ma foi n’est pas sincère ne connaît pas l’extase de recueillir dans son corps la chair même du Seigneur. Pour moi, c’est un bonheur qui m’étourdit : c’est une émotion physique. Je sais trop bien que j’en suis indigne : il y a plus d’un an que je n’ose plus aller recevoir l’hostie. La dernière fois que j’ai communié, je me suis senti un instant pur et lavé de tous mes péchés, et le soir même… Non, non, j’en suis indigne. »
Il insista :
— « Tous les péchés capitaux, je les ai commis en pensée et en action ! Un véritable damné… Seulement, je ne crois pas qu’on puisse m’accuser de simonie ! »
Il se lança dans des considérations théologiques sur saint Jean, « brave homme
tourmenté par de curieuses visions »
, sur saint Matthieu, « honnête
employé des douanes »
. Finalement il conclut :
— « Pour me sauver de ma misère, j’ai besoin d’un Dieu… Ah ! mais, qui croyez que la figure de Jésus est renfermée dans le cadre de quelques méchants petits livres ! Croyez-vous donc que le christianisme est sorti des Évangiles ? Non, non, ce sont les pauvres femmelettes du peuple qui ont gardé fidèlement les souvenirs de la Passion et de la Croix ; c’est Néron, faiseur de martyrs, qui a sauvé la foi au Christ et qui en a fait une chose de douleur et de sang. Car pour moi Jésus est le crucifié ; il est mon Dieu parce qu’il a souffert, parce qu’il souffre. Je le vois devant mes yeux, couvert d’horribles blessures, suant l’angoisse suprême comme les petites femmes de Judée l’ont vu dans leurs jours.
» Agenouillons-nous donc et croyons avec ces pauvres d’esprit. »
On distinguera aisément, dans cette profession de foi, la part de la fantaisie et de la sincérité. Évidemment, notre Verlaine — qui aimait à sourire comme tous les Lorrains — n’a pas résisté au plaisir de stupéfier un peu l’honnête philologue des Pays-Bas, le savant romaniste, le mage de Hollande qui voulait adorer Villon en chair et en os… M. Marcel Schwob et le dessinateur Cazals, qui assistaient à cet entretien, n’ont pas dû s’ennuyer un seul instant. Mais, défalcation faite d’une dose d’innocente mystification, le vrai Verlaine est bien là, avec son inaptitude à raisonner et sa sensibilité frémissante, avec sa foi visionnaire que harcèle la tentation, avec son esprit que tourmente l’assaut de la chair, pécheur meurtri, suffisamment châtié par les combats intérieurs dont il souffre. Quel est celui qui se croirait assez impeccable pour le condamner sans appel ?
Il se repentait. Il disait :
Je vois un groupe sur la Mer,Quelle mer ? celle de mes larmes.Mes yeux mouillés du vent amerDans cette nuit d’ombre et d’alarmesSont deux étoiles sur la mer…
Ce même homme, divisé contre lui-même, a invoqué l’humaine indulgence. Il a songé à celle dont il n’aurait jamais dû meurtrir la tendresse. Il a entrevu sa vie telle qu’elle aurait dû être : un beau rêve d’amour et de fidélité :
Les chères mains qui furent miennes,Toutes petites, toutes belles,Après ces méprises mortellesEt toutes ces choses païennes,Après les rades et les grèves,Et les pays et les provinces,Royales mieux qu’au temps des princes,Les chères mains m’ouvrent les rêves.Mains en songes, mains sur mon âme,Sais-je moi ce que vous daignâtes,Parmi ces rumeurs scélérates,Dire à cette âme qui se pâme ?Ment-elle ma vision chasteD’affinité spirituelle,De complicité maternelle,D’affection étroite et vaste ?Remords si chers, peine très bonne,Rêves bénis, mains consacrées,Ô ces mains, ces mains vénérées,Faites le geste qui pardonne !
Il regretta
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
Puis, n’espérant plus au monde, il s’est tourné vers la miséricorde de Dieu ; il a compté sur la justice divine qui peut tout pardonner, parce qu’elle sait tout :
Ô mon Dieu ! vous m’avez blessé d’amourEt la blessure est encore vibrante,Ô mon Dieu ! vous m’avez blessé d’amour.Ô mon Dieu ! j’ai connu que tout est vilEt votre gloire en moi s’est installée,Ô mon Dieu ! j’ai connu que tout est vil.Noyez mon âme aux flots de votre vin,Fondez ma vie au pain de votre table,Noyez mon âme aux flots de votre vin.Voici mon sang que je n’ai pas versé,Voici ma chair indigne de souffrance,Voici mon sang que je n’ai pas versé.Voici mon front qui n’a pu que rougir,Pour l’escabeau de vos pieds adorables,Voici mon front qui n’a pu que rougir.Voici mes mains qui n’ont pas travaillé,Pour les charbons ardents et l’encens rare,Voici mes mains qui n’ont pas travaillé.Voici mon cœur qui n’a battu qu’en vainPour palpiter aux ronces du Calvaire,Voici mon cœur qui n’a battu qu’en vain.Voici mes pieds, frivoles voyageurs.Pour accourir au cri de votre grâce,Voici mes pieds, frivoles voyageurs.Dieu de terreur et Dieu de sainteté,Hélas ! Ce noir abîme de mon crime,Dieu de terreur et Dieu de sainteté.Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur.Vous connaissez tout cela, tout cela,Et que je suis plus pauvre que personne.Vous connaissez tout cela, tout cela.Mais ce que j’ai, mon Dieu, je vous le donne.
L’art semble absent de ces litanies éplorées, dont les tercets se suivent, en un rythme martelé, monotone, à la façon des strophes lugubres du De profundis. Verlaine avait eu de la chance d’échapper, d’assez bonne heure, à ce mécanisme parnassien, grâce auquel on peut fabriquer les vers à la douzaine comme des gaufres dans un gaufrier. Même il finit par négliger trop délibérément le métier. Dans ses accès de pénitence, l’artiste qui jadis avait si amoureusement « fignolé » le style Watteau des Fêtes galantes, se persuada qu’il avait mésusé de la littérature et de ses pompes.
Il n’aimait plus
Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.
Il eût renié ce menuet, un menu chef-d’œuvre :
La tristesse des menuetsFait chanter mes désirs muetsEt je pleureD’entendre frémir cette voixQui vient de si loin, d’autrefois,Et qui pleure.Chansons frêles du clavecin,Notes grêles, fuyant essaimQui s’efface,Vous êtes un pastel d’antanQui s’anime, rit un instantEt s’efface !Ô chants troublés de pleurs secrets,Chagrins qui s’ignorent, les vrais,Pudeur tendre,Sanglots que l’on cache, au départEt qui n’osent s’avouer, parOrgueil tendre.Comme vous meurtrissez les cœursDe vos airs charmants et moqueursEt si tristes,Menuets à peine entendus,Sanglots légers, rires fondus,Baisers tristes…
Il semble que la religion n’ait pas été pour lui un accessoire littéraire. Il crut naïvement qu’il devait expier les complaisances qu’il avait eues autrefois pour les caresses des beaux mots, pour les blandices des phrases parées, pour les arpèges des symphonies artificielles. Ses derniers vers sont décharnés, dénudés comme des ascètes. À la fin, sa voix n’était plus qu’un balbutiement fragile et enfantin, venu des limbes.
Les impressions de Verlaine furent rarement assez fortes pour se fixer en des formes définitives. Sa chanson, souvent perverse et ingénue, fut grêle et intermittente. Ses sentiments furent peu nombreux, ses idées rabougries, ses inspirations courtes. Ceci est aussi plat qu’un cantique de frères ignorantins :
Je ne veux plus penser qu’à ma mère MarieSiècle de la sagesse et source des pardons,Mère de France aussi, de qui nous attendonsInébranlablement l’honneur de la patrie.
À vivre perpétuellement au café, ou à l’hôpital, on perd tout contact avec la réalité. Cet isolé n’eut presque rien de commun avec son siècle. Ce qui l’empêchera toujours — indépendamment des autres raisons — de figurer parmi les grands poètes dont la parole est capable d’apporter l’expression d’un temps et le témoignage d’une race. Il n’a rien achevé. C’est un délicieux et déconcertant poeta minor. Il vivra dans les anthologies, moins par des pièces complètes que par des vers détachés, qui sont très beaux.
Il a donné du jour, de l’air, et une sorte de fluidité frémissante aux vers et à la strophe, qu’avait durcis et glacés la discipline des Parnassiens. Sa prosodie imprécise a rendu plus musicale la poésie française, qui se surchargeait de couleurs pittoresques et se raidissait en structures architecturales. Il brisa les contours arrêtés où s’emprisonnait notre lyrisme. Par lui les rythmes furent amollis, assouplis, mués en cadences berceuses. Sa phrase ondoyante se fond en douceurs câlines ou s’amortit en plaintes sourdes. Ce fut un mélodiste subtil et vague. Sa vision est souvent complexe, embrouillée, baignée de mystère, comme la réalité vivante. Il a passionné une poésie qui risquait de se sécher dans les œuvres immobiles et brillantes des Impassibles. Il a contribué à réconcilier la littérature avec la vie.
On ne saurait, d’ailleurs, considérer comme une « école » la séquelle qu’il traînait derrière lui.
Verlaine, byronien avec douceur et fatal sans ostentation, fut un Cœlio moins le dandysme, le Fantasio du quartier latin, le Musset de la troisième République, — un Musset hagard, illuminé parfois d’une furtive lueur de génie, un pauvre homme qui est digne d’admiration, parce qu’il a augmenté le trésor de notre poésie, et qui mérite une pitié indulgente, parce qu’il a beaucoup souffert.
L’historien de l’impressionnisme12
Il y a beaucoup de gens, à Paris, qui tiennent boutique de critique d’art. Ce métier n’est pas difficile. N’importe qui, après trois vernissages, sait parler d’ « empâtements », de « brosse », de « bousillage » et même de « tonalités ». Ce métier passe pour lucratif. Songez donc ! Il y a tant de braves peintres, d’intrépides sculpteurs, de graveurs et d’aquarellistes qui mettent en réserve le « petit bibelot » en échange du « petit mot aimable » ! Ce genre de littérature doit être inscrit dans le Bottin au chapitre Commission, Exportation. Quelques philosophes▶ désabusés y trouvent l’emploi de leurs facultés et la sécurité de leur vieillesse. Ces industriels dirigent d’ailleurs la conscience artistique d’un grand nombre d’amateurs, qui ne sont pas tous Américains. Ils parlent une fois par an, le jour de l’ouverture des Salons. Après quoi, ces oracles rentrent dans le repos qu’ils ont bien gagné.
Tandis que ces opérations de courtage occupent, amusent ou dévalisent les badauds, trois ou quatre écrivains (guère plus) persistent courageusement, malgré les cohues et les foires où s’étalent, chaque année, des kilomètres de toile barbouillée et des quintaux de marbre déshonorés, à défendre contre le furieux assaut des fabricants et des imbéciles la Vérité ou la Beauté. Ils suivent, avec une pitié parfois inquiète, l’évolution de l’art contemporain. Ils voudraient que notre République laissât dans le monde autre chose que des pneus increvables, des chromolithographies et des coffres-forts tout en fer. Ils répètent à la démocratie, vraiment trop sourde, que la vie n’est pas possible sans le rêve, qu’aimer ce qui est beau, c’est déjà être bon, qu’échapper à la prise des besognes serviles, c’est commencer d’être heureux ; que fixer, par le sortilège de l’art, un moment entre deux éternités, c’est presque vaincre la mort…
M. Gustave Geffroy est un de ces écrivains. Je n’ai pas l’honneur de le connaître personnellement, et il ne sait pas, sans doute, qu’il a opéré en moi un miracle. C’est ainsi. Je devins, à cause de lui, un lecteur fidèle du journal la Justice. Pourtant, je ne raffolais pas des prouesses littéraires de M. Camille Pelletan. Les pastiches, un peu épais, de M. Millerand me laissaient froid. Je me priverais, au besoin, de la prose quotidienne de M. Clemenceaub, bien que les derniers articles de l’ancien député de Draguignan fassent regretter que cet homme actif se soit jadis égaré dans la politique. Mais, parmi les dissertations monotones qui encombraient les colonnes de ce journal ordinairement gris, je trouvais, imprimée en petits caractères, dissimulée sous le titre banal de « chronique », une jolie prose, un peu nerveuse et mélancolique, évocatrice de paysages, tout imprégnée de vie moderne, souvent brisée et fiévreuse comme le style des Goncourt, volontiers pointillée, papillotante, grouillante et versicolore comme la peinture des peintres impressionnistes. La prose d’un sensitif dont l’œil est plus amusé par la métamorphose des couleurs que par l’apparente perpétuité des lignes, et d’un homme sincère qui fait effort pour nous représenter les choses telles qu’il les voit.
Claude Monet, Raffaëlli, Degas, Whistler, écriraient sur ce ton et avec cette nervosité un peu maladive, si jamais ils essayaient de rendre leurs impressions avec des signes noirs sur du papier blanc.
M. Gustave Geffroy fut le secrétaire de la rédaction de la Justice. Il fit ce qu’on appelle, dans l’argot du métier, la « cuisine » de ce journal.
Pendant longtemps il passa toutes ses soirées dans l’usine à journaux de la rue du
Croissant, dans une salle étroite, sous le flamboiement du gaz, parmi l’odeur de l’encre
d’imprimerie, avec, pour horizon, « un mur couleur de boue, dans lequel s’ouvre une
fenêtre aux carreaux moitié cassés, moitié bouchés par des toiles d’araignée13 »
.
Il s’est consolé de cette réclusion en s’échappant pour regarder les choses et en notant ce qu’il voyait. Il aima Paris, et il en fut le peintre. Non pas le Paris spacieux et rectiligne des quartiers riches, pleins de chevaux qui steppent, de domestiques solennels, de magasins pompeux, de femmes cambrées et qui piaffent. Mais le Paris pauvre des rues étroites, des maisons hautes, des escaliers gras et des fenêtres brouillées qui ressemblent à des « jours de souffrance ». Il regarda la Butte Montmartre et les tristes Batignolles avec une tendresse amusée. Il les détailla d’un œil subtil et minutieux. Il les décrivit avec une obstination douce, et les fit, pour ainsi dire, passer sur ses carnets. Les petites boutiques des marchands de vin du boulevard Montparnasse et du boulevard de Vaugirard furent aussi, de temps en temps, ses asiles de prédilection. Il entra dans les cafés de l’avenue Daumesnil ou du boulevard Bineau, et observa les vieux employés qui vont, le soir, faire leur manille et échanger des politesses avec la dame du comptoir. Toutes les existences menues qui végètent, trottinent, se résignent et s’étiolent dans l’immense ville sont pour lui des occasions de rêve. Les peintures qu’il en fait sont à la fois précises et vagues, d’une minutie de myope penché sur l’ouvrage, et d’une indétermination, d’un flou, d’un tremblé où apparaît le sens et le désir du mystère. Volontiers il enveloppe d’une ambiance de brouillards la silhouette de ses décors et le dessin de ses figures. Sa pensée aime à se perdre, avec un délicieux vertige, dans le clair-obscur que notre esprit entrevoit au-delà des limites où expire la portée de nos sens.
Il a partagé son âme entre la réalité ainsi transposée, et l’art éternel. Il va dans les musées comme d’autres vont aux églises. C’est un des rares hommes de ce temps-ci qui entrent quelquefois au Louvre pour y faire une cure. Parfois même, il s’arrête dans les salles réservées aux monuments de l’antiquité la plus reculée. C’est ainsi qu’un jour, fatigué du bourdonnement de notre civilisation compliquée et féroce, curieux de paix et de sérénité, il alla se recueillir, loin des politiciens, des cabots et des marchands, devant le sarcophage de Taho, qui fut, en des temps très anciens, prêtre d’Imhotep, fils de Phtah. Il songea au mort qui, avant de dormir dans ce cercueil de basalte, avait vécu heureux parmi les acacias, les dattiers et les sycomores. Il vit Osiris, Horus et Nepthys la pleureuse. Il admira les figures exquises que les statuaires égyptiens avaient incisées à l’intérieur du sarcophage, et que personne n’aurait jamais vues, si les archéologues n’étaient pas assez audacieux pour troubler le mystère des sépulcres. Cette belle conscience artistique, ce renoncement à la publicité le frappèrent de stupeur. Il songea, par contraste, à nos expositions forcenées, à nos réclames enragées, au puffisme de nos marchands de toile peinte. « Ne semble-t-il pas, tout de même, pensa-t-il, qu’on installe trop la boutique et que les hommes de maintenant feraient bien, certains jours, de regarder de leurs yeux respectueux l’intérieur de l’émouvant sarcophage ? »…
Volontiers, aussi, il s’attarde en la compagnie des Japonais. Notamment avec le doux rêveur Saami, fils de Guéami, qui étage des kiosques dans la brume. Il est allé à Londres tout exprès pour admirer Hokusaï. Il a écrit sur celui-ci de jolies choses :
Hokusaï occupe les écrivains d’art, les peintres et les amateurs de Londres. Sa gloire apparaît, comme un soleil tardif, à travers le brouillard, son rire spirituel se fait fièrement entendre à travers le bruit de bataille de là tumultueuse ville. C’est un charme, en quittant la rue violente, houleuse de foule, où les cabs filent et oscillent comme des bateaux secoués par les lames, c’est un charme de trouver, dans le tranquille abri, le petit peuple enfantin et narquois, souriant, subtil et puéril. Les contemplatifs s’accordent et réfléchissent, pèchent à la ligne, fument leurs minuscules pipes, regardent la dorure du soleil sur le sommet d’une montagne. Les promeneurs, circulent, la tête cachée sous des parasols, les artisans travaillent avec des gestes de drôlerie et des grimaces de bonne humeur. Les femmes passent, les unes vivaces, trottant menu comme des souris, les autres lentes et souples comme des couleuvres. Partout, ce sont de tendres images, des couleurs harmonieuses légèrement indiquées, de profonds paysages dont les perspectives s’éloignent sous des ciels roses, des vagues contournées et mousseuses, des levers de lune qu’un calme poète regarde, assis au frais d’une terrasse, des tombées de cascade bleues, des feuillages d’automne, des rouges érables, d’échevelés et somptueux chrysanthèmes… Au dehors, dans Londres, les locomotives mugissent, le mouvement de la rue s’accélère, la suie tombe.
Il méprise les chercheurs d’attitudes nouvelles et d’inédites ankylosés, les « seigneurs de l’avenue de, Villiers ». Il ne croit qu’aux artistes solitaires et inquiets.
Telle page de lui restera, pour annoncer et certifier aux races futures les rites étranges par lesquels notre bourgeoisie prétend célébrer annuellement le culte de l’art. Sa profession l’oblige à visiter nos Salons annuels.
Vous savez ce que sont ces Salons.
Plusieurs fois par an, surtout au commencement des saisons nouvelles, une nuée de petits papiers multicolores s’abat sur les familles. Où que vous soyez, à la ville ou à la campagne, à pied ou à cheval, en bateau ou en voiture, au sommet d’une montagne ou sur les rives fleuries d’un lac bleu, vous recevez le prospectus tenace par lequel le public est informé que le Louvre, le Bon Marché, le Printemps ou le Petit-Saint-Thomas organisent une grande « exposition de nouveautés ». On est libre d’aller ou de ne pas aller à ces fastueuses boutiques. L’entrée en est permise aux badauds vagabonds, et la réclame adroite y provoque les acheteuses. Mais enfin, ces étalages périodiques de taffetas glacés et de mousselines de soie, ces amoncellements de mohair, de bengaline et de crépon, ces musées commerciaux, où abondent les manches bouffantes, les corsages-blouses, les jupes d’amazones, les guêtres de chasseresses et les pantalons de bicyclistes, ne prétendent pas s’élever au rang d’une institution nationale. On peut négliger ces assises solennelles sans s’exposer au reproche d’être un barbare, un provincial ou un mauvais citoyen.
Au contraire, l’industrie de la toile peinte, du marbre taillé et du bronze fondu veut s’imposer à nous avec je ne sais quelle majesté impérieuse et sacrée. La visite annuelle aux deux Salons de peinture et de sculpture (bientôt il y en aura trois ou quatre) est un rite auquel les paisibles bourgeoises ne peuvent pas plus échapper que les fougueuses héroïnes du « Tout-Paris » neurasthénique et tapageur. Il faut donner vingt sous au guichet du Champ de Mars, sans quoi la Société nationale des Beaux-Arts s’irrite. Il faut donner vingt sous au tourniquet des Champs-Élysées, sans quoi la Société des artistes français se fâche. Notez, en passant, que la plupart de ces Français et de ces Nationaux dirigent leurs principaux produits vers le pays des Rastaquouères…
Il y a plusieurs façons d’aller voir les images que nos peintres, nos sculpteurs et même nos architectes exposent chaque année dans deux palais vastes, afin de gagner de la gloire et de l’argent.
La méthode la plus ordinaire et la plus humble consiste à passer devant ces toiles et ces marbres afin de s’exposer soi-même, et de faire voir au prochain ce que l’on porte sur la tête ou sur le dos. Tous les ans, dès que les premières feuilles verdoient aux marronniers des Champs-Élysées, et aux platanes du Champ de Mars, trente mille Parisiens, parmi lesquels il y a dix mille provinciaux, dix mille « rastas », six mille badauds, quinze cents modèles, quelques bookmakers et plusieurs centaines de reporters, vont dévotement se montrer les uns aux autres dans le hall de l’avenue de la Bourdonnais et dans le Palais de l’Industrie. Ils tournent, retournent, se dévisagent, se bousculent. Après quoi, saturés de poussière et fous de vanité, ils se répandent chez les gargotiers d’alentour, afin qu’on les regarde manger une entrecôte mal cuite et des pommes mal soufflées. Le lendemain, ils se jettent sur les journaux afin d’y voir leur nom imprimé. Et ils sont désolés s’ils ne le trouvent pas. Car il paraît que l’acte de présence aux cohues annuelles par où l’on inaugure les Salons est un fait notoire. On s’en vante comme d’une prouesse. On en parle à ses amis. On a été au vernissage ! On a fait partie de trente mille privilégiés ! On se croit très chic. Et, si l’on baragouine quelque peu l’anglais, on s’intitule très selected. Et l’on est quitte, pour un an, avec les arts du dessin.
D’autres personnes, un peu plus raisonnables, vont aux Salons et y reviennent, afin d’exercer leurs facultés critiques. Ce sont des juges. Rien n’échappe à leurs poids et à leurs mesures. Le moindre paysage leur est un sujet de dissertations infinies. L’art de pérorer devant un tableau est leur plaisir et leur triomphe. Art très simple, d’ailleurs, et qui se compose de deux ou trois procédés bien connus. On jargonne quelques mots empruntés au vocabulaire des ateliers. On souligne ce que l’on dit par un coup de pouce qui semble assujettir aux lois de la beauté la matière rebelle. Et rien n’empêche, après cela, qu’on ne soit pris pour un critique influent ou pour un riche amateur.
Mais, décidément, c’est se donner trop de peine pour une occupation qui doit être surtout commode et agréable. Car enfin, quelle serait la raison d’être de l’art, s’il n’était pour nous une cause de plaisir et une occasion de divertissements ?
Allons donc aux Salons sans complications intellectuelles, ni angoisses morales, ni prétentions à l’éloquence. Ces statues nous font des signes de bienvenue. Ces tableaux s’efforcent de nous faire bon accueil. Il n’est pas jusqu’aux architectes, qui n’aient jeté de jolies formes et de fraîches nuances sur leurs châssis.
M. Gustave Geffroy aime les « isolés et les révoltés » : Édouard Manet, Mme Berthe Morisot, et surtout Rodin, « celui qui mène d’un commandement sûr
le troupeau des hommes tristes et des femmes inassouvies »
. Il a commenté
amoureusement Carrière, le ténébreux et douloureux Carrière, le peintre des visages pâles,
des tons mourants, des grisailles poignantes, des mères alanguies, des enfants
souffreteux, des logis modernes où il n’y a pas de lumière et pas de bonheur.
Je dirais qu’il est leur critique « officiel », si ce mot, qui sent la domesticité et la sujétion, ne choquait cet esprit avide de liberté. Et jamais on ne vit plus d’harmonie préétablie entre un critique d’art et l’art particulier dont il s’est fait le défenseur enthousiaste. Parfois, les historiens de la peinture parlent de leurs sujets en un style propre à effrayer tous ceux qui gardent encore quelques soucis esthétiques. Ici, rien de pareil. Il y a une correspondance parfaite entre le commentaire et l’œuvre commentée. De la toile du peintre, les reflets tremblants, les rayons de lumière, les demi-teintes, les ombres bleues ou violettes ont passé dans la prose de l’écrivain, et la font chatoyer, pétiller, brasiller avec un éclat trop brusque et trop mobile, qui picote les yeux. Ou bien la tristesse des banlieues, la nudité pelée des terrains vagues, la clownerie morose des foires suburbaines, les manies et les tics des petits bourgeois hargneux, les ignobles folies de la « haute », les vulgarités bleuâtres et attendries que cherche Raffaëlli, les rencontres triviales où se plaît Degas, les lumières contrariées qui attirent Whistler, les fêtes macabres que dénonce Forain, toutes les pauvretés de la tragi-comédie où notre siècle agonise, jettent de larges grisailles, des noirceurs muettes, des teintes plombées sur le papier de ce chroniqueur, qui n’écrit pas pour amuser le public et que l’actualité navre.
Telle page de M. Gustave Geffroy vaut les Meules de Claude Monet, et peut-être davantage. Lisez plutôt :
Ces meules, dans ce champ désert, ce sont des objets passagers où viennent se marquer, comme à la surface d’un miroir, les influences environnantes, les états de l’atmosphère, les souffles errants, les lueurs subites. L’ombre et la clarté trouvent en elles leur centre d’action ; le soleil et l’ombre tournent autour d’elles en une poursuite régulière : elles réfléchissent les chaleurs finales, les derniers rayons ; elles s’enveloppent de brume, elles sont mouillées de pluie, glacées de neige, elles sont en harmonie avec les lointains, avec le sol, avec le ciel.
Elles apparaissent d’abord dans la sérénité des belles après-midi, leurs bords frangés des morsures roses du soleil, prenant des apparences d’heureuse chaumière en avant des feuillages verts, des coteaux mamelonnés d’arbres. Elles se dressent nettement, au-dessus du sol clair, dans une atmosphère limpide… Puis, ce sont les fêtes colorées, somptueuses et mélancoliques de l’automne. Par les jours voilés, les arbres et les maisons se tiennent à distance comme des fantômes. Par les temps très clairs, des ombres bleues, déjà froides, s’allongent sur le sol rose. Aux fins des journées de tiédeur, après des soleils obstinés qui s’en vont à regret, qui laissent une poudre d’or dans la campagne, les meules resplendissent dans la confusion du soir, comme des amas de joyaux sombres. Leurs flancs se crevassent et s’allument, laissent entrevoir des escarboucles et des saphirs, des améthystes et des chrysolites. — les flammes éparses dans l’air se condensent en feux violents, en flammes légères de pierres précieuses — l’ombre de ces meules rougeoyantes s’allonge criblée d’émeraudes… Et c’est enfin l’hiver, la neige éclairée de rose, les ombres bleues et pures, la menace du ciel, le blanc silence de l’espace…
Voilà une citation qui me dispensera de gloses et d’éloges. Je ne crois pas que
M. Geffroy soit voyageur, et c’est surtout dans les œuvres de Claude Monet qu’il a vu la
Hollande, la
Normandie, le Midi de la France, Belle-Île-en-Mer,
la Creuse. Mais il sait que « l’artiste peut passer sa vie à la même place et regarder
autour de lui sans épuiser le spectacle sans cesse renouvelé ». Il aime la vie, énorme,
multiple, toujours inédite, toujours inattendue, qui s’offre à chaque esprit qui vient de
naître. Cet élégiaque a usé sa vue à contempler le décor « où nous promenons notre
vain désir de bonheur »
. Il n’a quitté son faubourg natal que pour rendre visite
à des peintres. Hans Holbein le Jeune lui a fait aimer Bâle. Turner, héritier de Claude
Lorrain et de Watteau, et grand-père de Claude Lorrain, l’a retenu dans les salles de la
National Gallery.
Je ne vois guère, parmi les jeunes écrivains, que M. André Chevrillon qui sache
représenter avec cette abondance de tons et ces changements de nuances fuyantes, les
« aspects nouveaux des objets immuables »
, le « bleuissement des
verdures dans la lumière »
, les sensations mobiles et courtes qu’éveille en nous
« le passage du ciel sur les choses »
.
Ailleurs, quelle triste halte sur la berge de la Seine ! Ah ! ce n’est plus la rive fleurie où Mme Deshoulières menait paître ses chères brebis :
Le Bord de l’eau à Gennevilliers ! Un terrain qui monte, puis s’abaisse jusqu’au fleuve, — l’eau qui passe, sale et froide ; de l’autre côté de l’eau, la plaine triste, sans verdure. Un horizon de masures, de chantiers, de fabriques, hérissé de tuyaux, noirci de fumée, — un ciel bas et noir, prêt à crever en pluie, proche et pesant… Il y a une tombée glaciale d’air humide, un tumulte de vent au-dessus de l’eau trouble et de la terre boueuse. Un homme gravit le tertre, la tête baissée, le dos frissonnant, un homme écrasé, éreinté, portant un sac. Un chien le suit, aussi lamentable, promis d’avance au fleuve limoneux qu’il longe. L’horreur des rivières sans ombrages, qui coulent entre les amoncellements de gravats, les décharges de sables, les murs d’usines, est ici exprimée fortement par un pinceau âpre, des couleurs vraies et tristes.
Voilà le décor, voici les habitants, les banlieusards peints par Raffaëlli et transposés par la maîtrise de M. Geffroy :
… Petits trafiquants terrés dans leur cambuse, sur une place tranquille. Industriels qui passent chaque jour sur les routes, du même pas lent. Le cabaretier qui ne bouge pas de chez lui, le fumiste qui remue des tuyaux devant sa porte, — le marchand d’habits, le marchand de chiens… La hotte ou le sac sur le dos, le crochet en main, le chiffonnier gravit les monticules, escalade les clôtures… le voici en excursion avec son chien, le bull à poils ras, à museau carré, à queue courte… le voici fatigué, assis sur un tertre poussiéreux, ou arrêté pour allumer sa pipe, — le voici chez lui, derrière la palissade qui dessine son enclos, triant l’ordure, raccommodant sa hotte, — le voici qui rentre au matin tout noir sous le ciel clair. Puis ce sont les travailleurs des carrières, les terrassiers musculeux, aux pas lourds, qui jettent le sable et manient les pierres avec de grands gestes raides et rythmés. L’un d’eux, un gros homme court, demi-matois, rustaud et solidement nourri, est assis au bas d’un mamelon de terre grise hérissé de longues herbes sèches. Il a posé sa pelle auprès de lui, il s’est tassé pour quelques minutes d’inaction et de détente des muscles, il a croisé ses mains dures et halées.
Est-ce M. Degas qui a conduit M. Geffroy chez les blanchisseuses, ou bien est-ce le critique qui a suggéré au peintre l’idée de chercher dans les lavoirs ou dans les ateliers de repassage, des sujets d’esquisses naturalistes ? On hésite à résoudre cette question, lorsqu’on a lu ceci :
Degas s’intéressa au labeur jovial des blanchisseuses qui séjournent, molles et apoplectiques, dans les salles surchauffées par le poêle. Elles absorbent de forts ragoûts arrosés de litres de vin. Elles suivent un régime qui doit fatalement dilater leur estomac et enfler leurs chairs. Tout le monde les a vues ainsi, à travers les carreaux de leurs magasins tout blancs et tout bleus de linge, installées comme des matrones au milieu de leurs ouvrières, débonnaires et flasques, sirotant leur café et surveillant la jeunesse. C’est de cette façon que Degas les a prises et dessinées, dans une chaleur d’étuve, haletantes sous la camisole, présidant au régulier nettoyage du linge sale de l’humanité.
Lorsqu’on écrit avec cette âpreté correcte et ce naturalisme volontiers élégant, on n’a
pas le droit de parler de « jambes rhumatismales »
ni d’appeler Pascal
« un souverain de la pensée »
, ni de dire que « le froid s’est
accentué »
, ni d’exhumer cette phrase, qui date, pour le moins, des soirées de
Médan : « Une féminité qui s’affirme depuis la plantation des
cheveux jusqu’à des jambes ardentes, entrevues dans l’ombre d’une jupe. »
Mais
laissons ces menues chicanes.
M. Gustave Geoffroy est aux antipodes de la
Grèce, à mille
lieues du printemps divin où a fleuri Athènes « couronnée de violettes »
.
Il est l’historiographe très clairvoyant d’un art et d’une société dont l’adaptation
réciproque apparaît à tous ceux qui observent avec quelque liberté d’esprit les splendeurs
et les misères, les coutumes et les nouveautés, les convoitises et les découragements, les
sursauts et les zigzags de la démocratie raffinée et barbare où le sort nous a jetés.
Art scintillant et brumeux, amusant et morne, agressif et désabusé, réaliste et irréel,
fluide, flou, fait de nuances vagues, de couleurs crues et indécises, citadin avec
passion, rural avec frénésie, brutal et inerte, crépusculaire et tapageur, curieux de
lumière et noyé d’ombre, attentif à ce qui tremble, ondule, frissonne, cherchant ce qu’il
y a de mou, de dilué, d’instable dans l’aspect des choses sensibles, image d’un monde qui
vacille, clignote et se dissout. Cette fantasmagorie pittoresque est directement issue
d’une philosophie qui déclare que l’univers est un défilé d’illusions. Taine a répété que
nous sommes des patients en qui se joue un drame intérieur, féerie brève et macabre. Et
l’illustre auteur de l’Intelligence ajoutait : « Un flux et un
faisceau de sensations et d’impulsions qui, vus par une autre face, sont aussi un flux
et un faisceau de vibrations nerveuses, voilà l’esprit. Ce feu d’artifice,
prodigieusement multiple et complexe, monte et se renouvelle
incessamment par des myriades de fusées ; mais nous n’en apercevons que la
cime… »
Renan semble avoir prévu la peinture impressionniste lorsqu’il a dit :
« De ce qu’une chose est éphémère, ce n’est pas une raison pour qu’elle soit
vanité. Tout est éphémère, mais l’éphémère est quelquefois divin. »
Je ne sais
si Caillebotte, Renoir, Degas, Fantin-Latour, Pissarro ont lu Taine et Renan. Ils sont
pourtant, jusqu’à un certain point, les disciples de ces deux maîtres. Pour ces bons
peintres néo-bouddhistes, comme pour ces grands ◀philosophes▶, il n’est rien dans l’univers
qui ne soit l’instrument de notre sujétion. Ce paysage, que nous admirons, nous asservit.
Ces silhouettes d’arbres et de collines, nous en retrouverons, malgré nous, l’action
inévitable dans la trame de nos sentiments, de nos paroles, de nos actions à venir.
Esclaves du ciel brumeux ou clair ; esclaves des eaux obscures ou transparentes, esclaves
des floraisons de la terre printanière, voilà ce que nous sommes. Quel enfantillage que
cette prétendue division, inventée par la sublime naïveté des stoïciens, entre ce qui
dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous ! Rien ne dépend de nous. Ce misérable moi, dont nous parlons avec fierté, n’est qu’une combinaison disparate,
faite de pièces et de morceaux, foyer de mirages multicolores et d’hallucinations ; notre
pensée n’est qu’un feu d’artifice dans un crâne…
Au temps où l’on
croyait fermement à la réalité du monde extérieur, aux causes finales et à la « véracité
de Dieu », il était naturel que l’on enserrât les choses dans des contours précis et des
arêtes dures. Nos ancêtres croyaient tenir le monde. Nous sentons trop qu’il nous échappe.
Ils achevaient scrupuleusement leurs ouvrages. Nous autres, pour mieux montrer ce qu’il y
a d’indécis et d’indéterminé dans la nature, nous négligeons de finir nos tableaux. Ils
dessinaient. Nous tachons. Ils aimaient les diamants, les cristaux taillés à facettes, ce
qui rayonne, ce qui demeure. Nous préférons les brumes impalpables qui flottent, le glacis
argenté qui noie les reflets des rivières molles, l’indécision du crépuscule, tout ce qui
endort notre souci, tout ce qui se prête complaisamment à notre rêve, tout ce qui dissout
notre âme inapaisée et veule. Nous voudrions substituer à l’art qui constate l’art qui
transforme… Ils étaient raisonnables. Nous sommes impressionnistes. Ils croyaient. Nous
doutons. Ils étaient stables. Nous sommes en fuite, comme ces nuances d’orangé qui passent
au bleu par d’insaisissables transitions de lilas et de rose. Ils s’efforçaient d’agir et d’être. Nous nous laissons aller au gré du
hasard. Nous devenons. Quoi ? Le diable m’emporte si je le sais. Les
peintres impressionnistes ont écrit, d’une main tremblante, l’histoire de nos névroses, de
nos aboulies. Ils ont recueilli,
sur notre temps, des documents
précieux. Ils ont raconté comment on s’amusa et surtout comment on « s’embêta » pendant
l’agonie de ce siècle blet.
Telle peinture, telle société. L’art impressionniste ne pouvait naître que dans une civilisation éclairée au gaz et à l’électricité, cahotée en omnibus, aveuglée de fumée d’usine et de limailles de fer, nourrie de mauvaises viandes, blême d’anémie, ataxique et neurasthénique, intoxiquée d’alcool, émaciée par la bicyclette, affolée de scandales, secouée par la trépidation du télégraphe, du téléphone, séduite par tout ce qui luit et pétille, attirée par les vibrations passagères qui laissent une trace brillante, sonore, rapide. Songez à toutes les empreintes légères qui attaquent, chaque jour, le cerveau d’un Parisien… Ajoutez à cela que nous sommes presque tous bureaucrates, ce qui nous inflige le regret du « plein air », l’amour désordonné de la campagne et le désir de nous échapper vers ces « effets de lumière » dont le reflet traverse mal les grilles des geôles administratives. Notez aussi que les Français, étant généralement candidats aux divers examens, usent leur vue sur des grimoires et deviennent de plus en plus myopes. Or, chacun sait que les myopes, incapables de percevoir les lignes, ne voient, dans l’univers, qu’un bariolage de couleurs juxtaposées. Ils clignotent ; ils sont impressionnistes malgré eux… Ils outrent leurs impressions. C’est dans la littérature des myopes, — dans la nôtre, — qu’un parterre fleuri devient un « incendie de fleurs », qu’un bec de gaz est une « prunelle de flamme ». Mais je ne puis énumérer les causes multiples qui ont fait naître, malgré les mânes irrités de M. Ingres, le kaléidoscope des temps nouveaux.
Nous avons l’art que nous méritons. Ceci doit logiquement engendrer cela, conclut le
théoricien de l’impressionnisme, se conformant trop étroitement peut-être à la doctrine de
Taine sur les milieux. L’humanité est vulgaire, plate, veule. Il faut la dessiner et la
peindre vulgaire, plate, veule. Grâces soient rendues à Degas, qui, par exemple,
représente la femme moderne « telle qu’on la verrait par le trou d’une
serrure, réduite à la gesticulation de ses membres, à l’aspect de son corps, la
femme considérée en femelle, exprimée dans sa seule animalité, se baissant, se
redressant dans son tub, les pieds rougis par l’eau, s’épongeant la nuque, se levant sur
ses courtes jambes massives, tendant les bras pour reprendre sa chemise, s’essuyant, à
genoux, avec une serviette ou debout, la tête basse et la croupe tendue… »
.
Hélas ! il m’est impossible, quelle que soit mon estime pour le talent de M. Geffroy,
d’entonner un hosannah en l’honneur de ces « instantanés ». Cette forme de l’Éternel
féminin me semble plutôt négligeable.
Il y a deux façons d’appartenir à son milieu. La première consiste à suivre le torrent des choses, à calquer la réalité prochaine et accidentelle, à prêter son âme à tous les remous des phénomènes, à constater sans passion, comme un témoin, à cataloguer sans émoi, comme un commissaire-priseur. Dans ce cas, on considère tous les accidents de l’éternelle fantasmagorie comme également caractéristiques ; on ne distingue plus les moments essentiels des moments secondaires. On fait des œuvres d’art avec des instantanés. L’autre consiste à réagir contre les vices de ce milieu, à se rebeller contre la tyrannie de ce qui est laid, bête et méchant, à introduire dans le réel, tous les jours, un peu d’harmonie, de justice, de charité.
Il y a un art moderne qui accable l’humanité de sarcasmes et qui allume une lanterne magique pour montrer des vilenies. Il y aura, je l’espère, un art moderne qui tâchera de consoler l’humanité vieillie, de la délivrer, de la hausser jusqu’à la conception de la vie idéale. M. Gustave Geffroy semble préférer l’un. Décidément, j’aime mieux l’autre.
Les gens du monde et le roman contemporain
Les gens qui ne sont pas du monde n’ont guère que deux ou trois moyens de connaître ceux qui en sont : d’abord, les nouvelles mondaines des journaux ; on y voit que, tout près de la fourmilière démocratique où les hommes s’agitent pour gagner du pain, il y a encore des privilégiés, nobles ou non, dont la grande affaire, chaque jour, est de savoir s’ils déjeuneront au Tennis-Club, s’ils dîneront à l’Épatant (ex-impérial), s’ils auront l’honneur de conduire, en mail, une des nombreuses altesses du boulevard, s’ils souperont assis par petites tables, s’ils entendront, chez de grandes dames, quelque conférencier spirite ou socialiste, tout à fait « nouveau jeu »… Ces petits bulletins de victoire du high-life pourraient être illustrés par plusieurs portraits soigneusement choisis au Champ-de-Mars et aux Champs-Élysées ; mais on s’exposerait ainsi à croire, si l’on n’avait pas recours à d’autres documents, que presque toutes les mondaines ont un divin sourire et que la plupart des mondains, même les plus inoffensifs, aiment à prendre, pour la galerie, une mine arrogante de spadassin. Heureusement, nous avons à notre disposition, pour nous renseigner davantage sur la vie, les mœurs, la conversation, les sentiments des gens du monde, toute une série de petits livres, fort coquets, bien imprimés, dont les uns furent écrits à la diable par des personnes nées sur les sommets ou dans les parages de « la haute », et dont les autres furent composés, avec plus d’habileté littéraire, par de courageux explorateurs, décidés à tout visiter, à tout voir, à tout entendre, à tout dire.
De Mme de Girardin à Gyp, d’Octave Feuillet à MM. Henri Lavedan, Maurice Donnay, Paul Hervieu le monde a marché. Une évolution décisive semble avoir modifié l’allure, le costume, le goût, le langage, le cœur des mondains, et même, comme dit le plus impitoyable historiographe des, élégances modernes, leur « beau physique ».
Maxime Odiot de Champcey d’Hauterive, le jeune homme pauvre dont le roman finit par un si riche mariage, M. de Camors, le général marquis de Campvallon d’Arminges, Sibylle de Férias, Julia de Trécœur, Marie Fitz-Gérald, si d’aventure ils revenaient aux charmilles où leur cœur souffrit d’amour, ne reconnaîtraient sans doute plus le décor accoutumé où erra leur fière mélancolie, ni les compagnons attentifs et discrets auxquels ils firent la confidence de leurs aristocratiques douleurs. Ces héros, très nobles, souvent larmoyants, toujours magnanimes, aimaient à trouver sur cette terre d’exil où leur grande âme rêvait de l’au-delà, un cadre qui eût belle figure, qui fût disposé au gré de leurs hautaines fantaisies, façonné à leurs sentiments.
Châteaux moyenâgeux, jardins à l’ancienne mode, allées solitaires des vieux parcs, terrasses plantées de tilleuls, bois mélancoliques semés de ruines, grandes plaines de bruyères fouettées par les vents de l’Océan, arbres aux cimes tordues et convulsives, falaises de granit creusées par les vagues éternelles, manoirs et donjons, vallées où miroitaient des étangs ombragés de saules, sentiers parfumés de jacinthes, de violettes et d’églantines, clairières où filtrait, parmi la mousse, l’eau des sources mystérieuses, vous avez vu passer l’arrière-garde encore vaillante de la chevalerie ; petite troupe un peu dépaysée et inquiète, médiocrement armée, sans casques, sans panaches et sans bannières, assez disposée à vivre aux dépens des pays traversés, mais toujours prête, comme autrefois, à donner à toutes ses actions, bonnes ou mauvaises, un air de croisade.
Et vous aussi, vastes salons, exempts des bibelots cosmopolites où s’est complu un dilettantisme déjà suranné, orangeries aimées des chanoinesses, cours d’honneur où piaffèrent les dernières haquenées, lingeries seigneuriales où s’étalaient en des armoires vitrées des piles blanches, reliées par des rubans bleus et semées de sachets roses, un charmant conteur vous a célébrés et vous vivrez, dans ces romans féodaux, qui sont comme le dernier cycle épique d’une race épuisée et où se prolonge, très affaibli, l’écho des chansons de gestes. Octave Feuillet est vraisemblablement le dernier trouvère ou, si l’on aime mieux, le dernier troubadour qui aura tâché de faire admirer aux petites gens les prouesses et courtoisies des gentils seigneurs.
Que ces messieurs et que ces dames parlaient bien ! Comme ils trouvaient l’expression la plus juste, l’attitude la plus convenable, le geste le plus noble, soit pour contracter à Saint-Thomas-d ’Aquin un légitime mariage, soit pour nouer élégamment, dans l’embrasure d’une fenêtre, sur un banc rustique ou pendant les interminables figures du cotillon, une intrigue coupable, soit pour sauter à bas d’un dog-car, soit pour se précipiter dans la mer du haut d’une falaise, et pour chercher dans le profond abîme l’oubli des passions, des vertiges et des larmes ! Julia de Trécœur passe pour la moins bien élevée de toutes les héroïnes d’Octave Feuillet ; et pourtant, même en ces jours de grande indiscipline, ses innocentes plaisanteries seraient considérées avec quelque dédain par Mlle Loulou, par M. Bob, par Mlle Paubariot, par le vieux Saint-Hubertin, l’anglais Thomson, le colonel de Neuille, le banquier Benjamin Jacob, le duc de Coutras, l’abbé d’Angelle, le baron Zéphraïm, le prince d’Aurec, M. Le Hinglé, etc., personnages qui représentent, dit-on, les nouvelles couches de l’aristocratie et dont les vices nous sont copieusement énumérés par plusieurs romanciers, moins épris, semble-t-il, des chansons de gestes que des fabliaux.
Le ton de M. Octave Feuillet, ce ton respectueux et admiratif, où il y avait quelque chose de l’onction habituelle au prêtre bien élevé, de la déférence dont sont coutumiers les précepteurs de grande maison et de l’aisance vite acquise par les hommes d’esprit qui dînent souvent dans les châteaux, ce ton a disparu des récits et des dialogues où sont décrites, maintenant, les mœurs mondaines.
I. Quelques moralistes
Si nous n’arrivons pas à connaître très bien les gens du monde, les « cercleux » et les « genreux », ce ne sera pas la faute de Gyp, ni de M. Henri Lavedan, ni de M. Maurice Donnay, sans compter M. Maurice Boniface, dont les ingénieuses et cruelles satires révélèrent un observateur fort habile à saisir les ridicules, les tics, les tares et les vilenies.
Il n’y a pas à dire. Les cercles sont en train de baisser dans l’estime publique. Les pontes, jeunes et vieux, se fatiguent. La « haute » pâtit. Le « persil » (pardonnez-moi cette expression) écope. Il semble que, parfois, on entende, dans le vent et l’orage, un chant de désolation et de désespérance : « Nous n’irons plus au Bois, les gardénias sont coupés… »
Comment ? Les voilà, ces jolis messieurs, qui sont si agréables à voir avec leurs redingotes pincées, leurs monocles impertinents et leurs gants frais ? Moi qui les croyais si intelligents, si nobles, si généreux ! Ils sont si beaux, si raides, si gourmés, quand ils chevauchent au petit galop, dans l’allée des Bouleaux, ou quand ils dissertent dans le paddock de Longchamps ! Au moins, Bourget leur attribuait des amours perverses. C’était toujours quelque chose. Il paraît qu’ils ne sont même plus capables de cet effort. Tous vagues, veules, « claqués ». Pas possible, ô psychologues ?
Et leurs femmes ? Grâce au moins pour elles ! Ce sont de si jolies petites créatures si fines, si délicates, si franches du collier, si promptes à se cabrer dans des emballements nerveux ! Lors-* qu’elles passent, par les matins de soleil, gentiment chapeautées, corsetées serré, douchées fraîchement, toutes roses de l’ablution récente, embaumant l’air d’iris et de violette russe, je ne dis pas qu’elles évoquent la vision blanche des vierges antiques et qu’elles soient capables d’éveiller dans l’âme des poètes une féerie de rêves étoilés ; mais ce sont bien les phis amusants bijoux que je connaisse et, somme toute, ce que notre civilisation extravagante a façonné de plus coquet. Bijoux faux, peut-être, qui brillent comme le cuivre en paillettes, à force d’être frottés, usés, amincis… Qu’importe, si aux facettes de ces bibelots en toc, brille tout de même de temps en temps un éclair de beauté !
« Non, pas de grâce, jamais, jamais ! » répondent, d’une voix presque inquiétante, les trois juges : Gyp, Lavedan, Donnay.
Et, Gyp, sans écouter les cris ni les doléances, prend au hasard, dans le monde où l’on s’amuse, trois ou quatre pantins, autant de poupées, et en un tour de main, les déshabille.
D’abord, M. de Morières. Grand garçon, brun, mince, très dégagé. Son âge ? Depuis quelques années, il a trente-cinq ans. Fort distingué. Le comble du chic. Cité tous les matins dans les notes mondaines des journaux. Impitoyable pour toutes les infractions aux règles de l’élégance. Saisit d’un œil sûr la « grimace » d’une jupe dont la fermeture fait un pli, les chapeaux qui datent, les cheveux trop lisses, les manches trop plates, les pantalons qui « tombent mal », la coupe défectueuse d’un smoking, l’imperceptible détail qui déshonore un cabinet de toilette, enfin tous les péchés qui scandalisent les gens scrupuleux. A voyagé en Perse, parce qu’on lui a dit qu’un voyage en Perse était quelque chose de select. Connaît l’adresse des bons couturiers. Aimable, séduisant, un peu raseur. Très occupé : club, cheval, courses, salle d’armes, polo, tennis, patinage, visites. Plein d’aphorismes et de maximes qui ne valent pas les sentences de La Rochefoucauld. Voici quelques-unes des pensées où se plaît cet homme sage :
On ne monte pas en filet ailleurs qu’à la campagne, … ça ne se fait pas !
Si un cheval tire avec une bride, on peut lui mettre un pelam, … ça se fait.
On ne monte pas avec un melon avant le Grand-Prix…, ça ne se fait pas. Après le Grand-Prix, on peut se permettre un marin en paille.
M. d’Argonne. Hypnotisé par le précédent. Peigne ses cheveux et ébouriffe sa moustache
comme M. de Morières. Très fier de sa grosse victoria commandée à Londres et de ses deux
cobs irlandais. Désolé parce que sa femme ne dépense
que douze
mille francs par an pour sa toilette et ne porte pas de corset. Une fois, pendant toute
une nuit d’insomnie, coupée de cauchemars, il répéta cette lancinante question :
« Pourquoi les Treuil emmènent-ils les Vonancourt plutôt que nous en
coach ? »
Et désespérément, le pauvre homme redit à sa femme, l’exquise
Christiane : « C’est singulier !… toi qui es si fine, … il y a de certaines
nuances que tu ne saisiras jamais… Je te l’ai déjà dit, tu te fagotes… Je veux que tu
arrives à être la femme qui donne le la… Je veux que tu sois une petite femme tout à
fait chic. Tu as des talons Louis XV. Le chic veut des talons anglais. Il faut être
comme tout le monde… »
Le petit Frühling. Teint rose. Yeux clairs. Bouche souriante et honnête. Chef de quelque chose dans un ministère. Partage ses loisirs entre une danseuse de l’Opéra qui lui coûte quelques sous et une vieille duchesse qui lui rapporte quelques louis.
Le baron de Treuil. Gentilhomme de haute lignée. Tous ses ancêtres sont allés à toutes les croisades. Lui, il a épousé la brune et altière Agar, fille du comte Salomon. Il touche régulièrement sa pension, tous les mois, aux guichets de son beau-père, et mange ce gros revenu avec Mlle Lacombe Ire, la plus jolie paire de jambes du théâtre de l’Opéra, laquelle le bat, l’injurie, le vole, et le trompe de toutes ses forces avec un jeune officier d’académie, attaché au cabinet d’un sous-secrétaire d’État.
Le comte Dupuis. Laid, bête et méchant. Toujours la bouche en cœur, le salut moelleux, l’échine tendue. Spécialement chargé de diriger l’écurie du comte Salomon.
Le banquier Salomon, comte du pape, membre du Jockey, venu d’Allemagne après la guerre. Vilain homme, énorme, rapace, féroce (proche parent du baron Saffre, de l’Armature). Sa figure est toute zigzaguée de petites veines rouges qui font ressembler sa peau à l’envers d’une feuille de bégonia. Grosses mains de portefaix, de tripoteur, d’étrangleur. Petits yeux de faune. Entouré d’amis qui ne cherchent qu’à le « taper », il a des prudences de serpent, et s’esquive, malgré sa corpulence, dès qu’il voit venir l’emprunt sournois. Le comte Salomon ne prête qu’aux femmes. Il aime à tirer d’embarras les pauvres petites qui n’osent pas avouer leurs dépenses à leurs maris ou à leurs amants. Il sait les notes en souffrance, les billets étourdiment signés, les échéances prochaines. Il est là, au bon moment, prêt à dénouer les cordons de sa bourse, en échange d’une récompense déshonnête. Cet affreux poussah triomphe là où don Juan serait battu. Nul ne sait combien de marquises récalcitrantes, de baronnes rétives et de princesses dégoûtées ce vieux Salomon a réduites à composition ! Le gibier, même sauvage, tombe inévitablement dans ses pièges. Tous les couturiers, corsetiers, chemisiers, doucheurs, coiffeurs, masseurs, manicures et pédicures de Paris sont ses confidents et ses rabatteurs. Ce gros homme a un goût désordonné pour les blondes délicates, fluettes, un peu pâles.
Mme d’Argonne. Vingt-trois ans. Un amour. Teint éblouissant, dents
claires, taille divine, cheveux blonds, très lourds et très doux. Une naïveté de
pensionnaire et une gaieté sentimentale de jeune mariée. C’est le personnage
sympathique, l’intéressante victime de ce vilain milieu. Rit comme une folle. Saute
comme une fillette. Adore les toilettes blanches. Rougit comme un bébé, dès que
l’espérance d’un plaisir permis lui monte à la tête. Dédaigneuse du chic au point
d’aimer son mari, cette petite femme résiste tant qu’elle peut aux propositions du vieux
Salomon qui lui offre carrément de l’argent, ainsi qu’aux entreprises du beau Morières
qui promène vainement sur elle ses yeux câlins. Elle n’a qu’une idée, qu’un rêve : avoir
des enfants. Mais M. d’Argonne rechigne, invoque des prétextes, l’exemple des autres,
les règles du bon goût : « Voyons ! ma chère amie, ça ne se fait pas… Ça n’est
pas chic. »
Et voilà Leurs âmes ! C’est, je crois, le meilleur « gyp » que nous ait donné, jusqu’ici, le peintre amusé et amusant de M. Bob et de Mlle Loulou. Ce n’est pas du « gyp » dialogué, coupé, haché menu, tailladé en petites bouchées. C’est un récit qui a un commencement, un milieu, presque une fin. Le style en est souple, léger, transparent, docile au contour des objets, exactement ajusté à l’importance des choses, style de femme élégante et drôle, qui fait vite et bien, qui aime ce qui est gracieux et « bon enfant », qui déteste tout ce qui bouffe, tout ce qui gondole, tout ce qui exagère et déforme. Ah ! la redoutable habilleuse ! Voyez comme elle drape un ménage moderne :
Froissée, d’abord, de se voir délaissée par son mari, Mme de Treuil avait compris bien vite qu’un ménage uni est presque ridicule aux yeux du monde. Il faut que le mari s’amuse, sinon bruyamment, du moins assez haut pour qu’on le dise tout bas, et que la femme soit irréprochable de tenue, quitte à faire silencieusement tout ce que bon lui semblera.
Et, comme elle n’avait pas la moindre affection pour l’imbécile qui lui avait vendu son nom sans même savoir se faire payer intégralement la marchandise livrée, les premières frasques de M. de Treuil n’atteignirent que sa vanité, et elle s’empressa de les exploiter à son profit. Elle commença par supprimer totalement les très rares instants d’abandon qui, tout de courtoisie de la part de son mari, étaient pour elle d’effroyables corvées…
Remarquez ce ton. C’est à peu près ainsi — toutefois avec quelque chose de plus tenu, de moins lâché — que l’on racontait, au temps de Crébillon fils et du marquis de Mirabeau, les fredaines galantes et les liaisons dangereuses. Point de tension ni d’effort ; mais aussi, nul excès d’abandon, nulle veulerie. Le style de Gyp ressemble à ces corsages-blouses, dont la soie molle indique aux yeux un libre dessin et laisse à l’imagination une agréable liberté. Beaucoup de personnes préfèrent cette aisance imprécise aux vêtements trop collants qui ont toujours l’air de craquer et qui rendent, en tout cas, l’illusion impossible.
Il était facile, en un pareil sujet, de prendre une grosse voix de sibylle, de prédire la fin de Sodome et de tonner contre les orgies de Gomorrhe. On ne se figure pas Gyp sur un trépied. Gyp sait tout dire sans exclamations ni prosopopées, avec une bonne humeur que rien ne décourage. Un peuple a toujours les Jérémies qu’il mérite. Un Jérémie indigné et pleurard nous ferait trop d’honneur. Nous ririons au nez de ce vénérable prophète. Nous dirions à cette vieille barbe, comme le délicieux Costar de M. Henri Lavedan, qu’on « ne nous la fait pas », que nous « ne coupons pas dans ces ponts ».
C’est égal… La bonne humeur de Gyp (et ceci démolit toutes les théories littéraires qu’on m’apprenait dans les classes) aboutit à de véritables effets de terreur, qu’Aristote, Longin et Joseph-Victor Le Clerc n’avaient pas prévus. Quoi ! Déjà désabusée, incapable décoléré, blasée d’émotion, vaccinée contre la colère par le spectacle quotidien de la pleutrerie ?… Enfin, il faut bien se supporter les uns les autres, à moins de se résigner à vivre tout seul dans la forêt de Bondy… Tout de même, il y a des moments, dans le monde, où l’on doit avoir envie de brandir le « fouet de la satire » et de distribuer, par-ci par-là, quelques fessées. Oh ! ce petit Frühling ! Et ce comte Dupuy ! Et ce baron de Treuil ! Et ce vieux Salomon ! Horrible ! horrible !
Les Marionnettes de M. Henri Lavedan sont à deux pas du guignol de Gyp. Entrons. C’est un joli spectacle.
M. Henri Lavedan, observateur minutieux, prompt à mettre sur le papier ce qu’il entend
et ce qu’il voit dans les cafés et dans les cercles, nous a donné, avec le soin d’un
rapporteur qui rédige des procès-verbaux, une copieuse série de petits dialogues qui,
par une sobriété fort spirituelle, par une recherche légèrement impertinente de l’impure
vérité, et par un petit goût de décadence, font songer aux mimes, récemment retrouvés,
de l’Alexandrin Hérondas. Avec la Haute, Petites fêtes, Nocturnes, Leur
cœur, le Nouveau Jeu, le Vieux Marcheur, il sera
aisé aux historiens qui viendront après nous de se représenter une partie de la société
contemporaine, la compagnie bruyante et morose des « viveurs », des « cercleux », de
ceux qui, comme le
proclame Paul Costar, héros favori de
M. Henri Lavedan, « ont une façon de nocer qui leur fait honneur »
.
Tels qu’ils sont, ces pantins en frac sont assez amusants. Ils prennent la vie en
douceur et se fatiguent l’esprit le moins possible. M. de Camors se levait souvent de
très bon matin. Le prince d’Aurec se lève à onze heures. Il revêt un complet de flanelle
rose. Il regarde dans sa glace pour voir « si sa façade se gerce »
et si
son ventre commence à « pointer ». Puis il déjeune d’une tasse de thé et de deux œufs
cocotte. Après quoi il livre sa tête à son valet de chambre Gaspard, chargé spécialement
de lui dire si « ça repousse »
et si « les tempes sont
bonnes »
. Puis les fournisseurs viennent : le tailleur, le coupeur,
l’essayeur, « trois messieurs tout à fait bien »
, dont le rêve est de
signer « un pantalon qui ne soit pas brutal, qui meure bien au
cou-de-pied »
, etc.
Vers six heures, un tour au cercle, pour jouer ou causer, avant le dîner. Ces messieurs
ont une façon de prononcer et de dire qui est bien déconcertante pour les gens qui n’en
ont pas l’habitude. On assure que les gérants et les garçons mettent longtemps à s’y
accoutumer. Les philologues, gens intrépides, qui d’ordinaire ne reculent pas devant
l’ennui, devraient aller dans les cercles pour étudier les dialectes qu’on y parle. S’il
est vrai, comme l’a dit un écrivain solennel,
que « le
style c’est l’homme »
, le baron Thouaré, le marquis de Tonneins et Gontran de
Saint-Galmier doivent être, au moral, dégingandés, mal bâtis, incomplets. Il y a des
trous dans leur langage et dans leur cerveau. Les phrases qu’ils profèrent sont
inachevées, molles, veules. Telles, les cantilènes d’Yvette Guilbert et les strophes
sans vertèbres des petits poètes languides et déliquescents. Ils n’aiment pas les
verbes. Ils en ont tant conjugué au collège !
Exemples : « Pas grand faim ! Tasse de chocolat, fameux chocolat… Moi vanné ?
Pas possible ! Léger au contraire, frais comme un œuf à la coque !… Qu’as-tu fait ce
soir ? — Théâtre. — Quel ? — Vaudeville. — Amusé ? — Non la pluie, un
rasoir ! »
Quand ils emploient des verbes, ils les privent de leurs pronoms.
Exemple : « Perdre son temps, faut rien perdre… Sommes pas des cruches, Dieu
merci !… »
Avec cela, ils ont des trouvailles d’expression, lorsqu’ils content
leurs exploits ou ceux de leurs amis. Lisez ce récit de M. d’Argentaye, comparez-le à
celui de Théramène :
Coutras. — Gentil, Thomson, hé ?
Nouvaus. — Tout à fait.
D’Argentaye. — Belle tenue… Avec cela du cœur, et puis un esprit d’élite. Il mène divinement ! Je me souviens, l’an passé, route de Marly, dans son mail. Saint-Hubertin tenait les ficelles, il se laisse gagner à la main ; un des chevaux de volée qui était sous l’œil prend peur, l’autre s’échauffe, nous voilà emmenés. Saint-Hubertin tire… tire… des veines dans le cou, gonflées à claquer. Il avait beau faire… Batt ! Je dis à Morgane : « Mon petit, nous allons être semés ! » Alors Thomson se lève, empoigne les rênes des mains de Saint-Hubertin, et en trois minutes il nous réintégrait les canards aux petites allures top… top… joli, sans douleur.
Il ne faudrait pas croire que ces occupations et ces divertissements soient tout à fait
incompatibles avec la méditation et la vie intérieure. Ces messieurs philosophent
généralement de deux à quatre heures du matin, à l’heure où leur estomac « crie
après une douzaine d’huîtres »
. Sur le trottoir nocturne, ils sont parfois
mélancoliques et les fiacres attardés qui roulent cahin-caha sur le pavé de bois les
font songer confusément à des illusions qui s’en vont une à une et s’évanouissent dans
le noir. D’autres fois, ils se laissent aller à des projets d’avenir, à de vaillantes
résolutions, à de viriles pensées. M. Henri Lavedan a guetté le jeune Cabariot, au
moment où il sortait d’un bal, avec MM. René Fresnay et Jacques de Rouille. C’est
l’instant où l’on rentre chez soi, le col du paletot relevé jusqu’aux oreilles, le
revers de l’habit décoré d’« accessoires » par des mains mignonnes, l’esprit hanté
peut-être par le souvenir charmant d’un visage rose qui sourit, de deux yeux qui
étincellent, d’une voix même dont on voudrait entendre l’écho… Que disent les trois
marcheurs qui
cheminent en souliers vernis sur l’asphalte ?
Voici la sténographie de leur conversation.
Cabariot. — Je suis pas fâché d’être sorti de là-dedans, moi.
Fresnay. — Pourquoi allez-vous dans les bals si ça vous ennuie ?
Cabariot. — Pour me faire voir, pour qu’on apprécie ce que je vaux, et puis surtout pour les mères, les mères calées. Un jeune homme qui ne va pas dans le monde avec l’idée fixe, la préméditation de s’y marier le mieux, le plus richement possible, est un niais.
De Rouille. — Cependant, si on aime à danser ?
Cabariot. — Il y a des endroits, des moments pour ça. Le soir du 14 juillet.
Fresnay. — Vous n’êtes pas sérieux.
Cabariot. — Jure que si. Nous sommes entre hommes, pas de pose à faire.
Qu’est-ce que c’est un bal ? Un marché, une exposition de jeunes filles. Je viens, je regarde, je compare, je prends la taille, je me rends compte… Bon. Rentré, je vais trouver mon paternel, ou la maternelle, est-ce que je sais ? La famille enfin, et je dis : « Voilà j’ai remarqué la petite une telle, qui m’irait. » Si on me répond : Grosse fortune, belle position, je dis : Trottez. On fait des ouvertures aux parents de la personne, on leur apprend que je l’aime, que je parle deux langues, que j’aurai 300 000 francs du côté de mon oncle. Et ça s’arrange.
Bravo, Cabariot, adolescent peu mystique ! Tu n’as pas perdu ta journée, et tu peux,
comme dit l’ami Costard, homme lettré, « faire ton petit Titus »
.
Ce bon jeune homme me dispensera de m’arrêter longuement devant Saint-Chamarre dont la philosophie est réjouissante, devant la princesse Tzaritzin dont le positivisme est effrayant, devant Pont-Orangis dont j’aime le profil.
Quelques censeurs prétendent que M. Lavedan, à force d’écouter les mêmes hommes et les mêmes femmes, risque de répéter les mêmes propos et de peindre les mêmes « rosseries ». Évidemment, le domaine un peu étroit qu’explore obstinément l’auteur du Nouveau Jeu n’est plus une terre vierge. Le sublime Costar est dépassé. Les « petits jeunes » le considèrent déjà comme un ancêtre. Quant au vieux Labosse, incliné vers la tombe, fatigué d’avoir tant marché, il pleure les jours révolus, les beautés flétries, la force écoulée et, d’une plume tremblante, il écrit son testament… Mais les censeurs sont trop sévères pour l’aimable moraliste qui a bien voulu servir de secrétaire à ces messieurs. Est-ce l’effet d’une mélancolie précoce ? Il me semble que M. Lavedan se transforme. Son sourire devient sombre, et ses « instantanés » les plus récents sont noirs. On dirait que l’état d’âme de la jeunesse contemporaine est, maintenant, ce qui le préoccupe par-dessus tout. Il ausculte, l’oreille au guet et l’angoisse au cœur, ceux qui ont vingt ans. Il devient, comme disait spirituellement M. Émile Faguet, néanioscope. Voilà qui est grave. Lavedan pédagogue ! Qui diable aurait jamais cru que cela pût arriver ?
Pourtant, il est impossible d’en douter. Dans le dialogue intitulé Livres de classe, un ami fait à M. et Mme Bauvin une conférence sur la meilleure méthode à suivre pour enseigner l’histoire aux enfants. Et il dit, ma foi, des choses fort justes :
Y pensez-vous bien, voyons ? Une petite fille de neuf ans, un petit garçon de onze ! et ce qu’ils nous ont raconté ! Toutes les Ingrie, les Carélie, Jean Knox, Jéroboad, Erchinoald, les leudes… Tout le bazar ! Ah ! Seigneur ! Mais c’est à faire jaillir des cheveux de la tête d’un chauve ! Eh bien, le voilà le programme des études intelligemment conçu ! Les voilà les livres de classe, les sacrés livres de classe ! Aussi bien ceux des abbés que ceux des anciens proviseurs ! Ils se valent ! Non. Je ne vous comprends pas et je ne peux pas m’empêcher de bouillonner ! Ça n’est pas ainsi qu’on apprend quoi que ce soit à des enfants, et surtout à ses enfants. L’histoire, si c’est d’elle qu’il s’agit, demande à être enseignée d’une façon toute spéciale et toute simple à un bonhomme de dix ans. Les personnages doivent lui être présentés en deux mots, en deux coups de pouce et de crayon, de manière à le frapper, à l’amuser et à lui rester à jamais gravés, comme des souvenirs vécus. Il faut lui parler de l’Histoire en lui contant des histoires, lui faire une espèce d’imagerie du passé, de lanterne magique d’autrefois, tourner ça au pittoresque et aux contes de fées… Il apprendra les traités plus tard.
Est-ce que M. Lavedan serait jaloux de Platon, de Montaigne, de M. Seignobos, qui enseigne aux étudiants de la Sorbonne la « pédagogie historique » ?
L’auteur des Marionnettes, effrayé par les jeunes hommes qu’a produits le petit jeu des nouveaux programmes, auquel s’amuse depuis dix ans une assemblée de réformateurs, a entrepris de montrer, aussi, les dangers où les maris sont exposés par tous ces cours et toutes ces conférences dont les femmes aiment, présentement, à se saturer l’âme. Lisez le dialogue où l’on voit un monsieur obligé de coucher ses enfants lui-même, parce que madame est obligée, tous les soirs, de résumer la parole de ses professeurs, et vous serez diverti, inquiété presque par la force croissante du sexe faible.
Les mêmes soucis pédagogiques apparaissent dans le livre de M. Maurice Donnay, intitulé : Éducation de prince.
M. Donnay est un ingénieux humoriste qui, après avoir désopilé le public du Chat-Noir, a commis, en collaboration avec Aristophane, une farce un peu forte : Lysistrata. C’est pour expier cette fantaisie qui attira sur l’Éden-Théâtre la vengeance des dieux, que M. Donnay traite maintenant, en une série d’entretiens spirituels, le grand problème de l’instruction et de l’éducation. Il nous apprend comment le professeur René Cercleux instruit et éduque le jeune prince Alexandre de Styrie, garçon intelligent, très désireux d’apprendre les manières du beau monde et de s’initier au frisson de Paris. Je crois que, dans un demi-siècle, les examinateurs du baccalauréat donneront aux candidats un sujet de dissertation ainsi conçu : « Comparer l’éducation de Gargantua et celle du prince de Styrie. Que pensez-vous de Ponocratès, par rapport à Cercleux ? Esquisser, à ce propos, une histoire sommaire de la pédagogie. »
Voici une leçon sur le « tapage ». Ici, il faut comprendre. Je désespère d’expliquer la chose moi-même ; je cède la parole au professeur :
D’abord, que doit être le Tapeur, j’entends le Tapeur type, le Tapeur avec un grand T ? Le Tapeur doit avoir un beau nom, bien porté par ses ascendants, ce qui lui facilite des relations. Il doit être toujours très correct, plutôt mis avec recherche, afin d’inspirer confiance et plus aisément faire des dupes ; pour la même raison, faire partie d’un cercle coté. Il est évident que d’être du Franco-Rasta ou des Pieds-Nickelés ne serait pas une recommandation. Il doit être parfaitement au courant de la vie privée, des liaisons, des scandales, des infamies, des vices secrets, des passions honteuses des gens auxquels il peut s’adresser. Il doit connaître tous les cadavres, car autant le Tapeur doit inspirer la confiance par ses relations et la correction de sa tenue, autant il doit inspirer la défiance par sa science parfaite du potin et son adresse à faire des mots cruels.
Exquis, n’est-ce pas, et tout à fait pratique ?
Passons du grave au doux. Voici une petite leçon dont tout le monde pourra profiter :
Il y a certaines parties de l’habillement qui ne doivent jamais avoir l’air d’être entièrement dans leur neuf : la cravate est du nombre. C’est pourquoi, lorsqu’elle arrive de chez le chemisier, il faut en cravater un mannequin pour fatiguer un peu, assouplir l’étoffe et ensuite l’exposer au soleil et à l’air, pour atténuer, anémier pour ainsi dire les couleurs. De même la jaquette, la redingote, l’habit ne doivent jamais avoir l’air d’être portés pour la première fois. Il faut les entraîner chez soi, leur faire faire un petit travail dans l’intimité, en les portant pendant quelques jours une heure ou deux, en marchant, s’asseyant, s’étendant avec, … vous saisissez bien ?
D’autres choses, au contraire, doivent toujours sembler neuves : tels sont les pantalons, les gants, le chapeau, le chapeau de soie surtout, qui doit être poli et brillant comme un sabre, selon la belle expression de Paul Bourget…
Et ainsi de suite. De la théorie, le professeur passe très vite à la pratique. Au cours oral, selon les règles de la bonne pédagogie, succèdent les leçons de choses. Nous pourrions suivre le maître et l’élève chez les rois en exil, les généraux péruviens, les peintres de casino, les médecins d’opéra bouffe, les avocats « bien connus », les journalistes sans journal, les romanciers de trottoir et les croupiers de grand chemin qui encombrent de leur importance toutes les premières et tous les vernissages. Nous aurions plaisir et profit à entendre chez ces messieurs le babil de Suzanne Ortolan, de Raymonde Percy et de Nini Soif-d’Égards. C’est fou. C’est drôle. C’est un peu raide. C’est très instructif. Il y a là, notamment, un poète ineffable et languide, qui ne peut réciter ses vers « que sur un fond de batiste mauve !… »
On n’est pas plus « fin de globe ». Et ce carnaval des temps nouveaux, comme dit le prince de Styrie, est d’une « putréfaction assez avancée ». C’est du Pétrone allégé, pétillant et agressif comme le champagne des cabinets particuliers.
Ce n’est point dans ces saynètes que M. Maurice Donnay a donné toute la mesure de son talent subtil et cruel. C’est dans une comédie intitulée Amants, et représentée un grand nombre de fois sur la scène de la Renaissance. J’ai idée que quelques-uns, parmi le public enthousiaste, allèrent à cette pièce pour voir Mme Jeanne Granier passer un peignoir crevette et procéder à sa toilette de nuit. C’était l’année des literies en cinq actes, le temps où l’on ne pouvait pas aller au spectacle sans assister à un déshabillage et à un coucher. M. Donnay nous racontait, dans cette comédie vraiment délicieuse, les amours d’abord perverses, ensuite ingénues, d’une cocotte et d’un clubman. Le fond de cette œuvre était un peu grêle. Mais la forme en était charmante et troublante. Tout Paris courut se regarder dans ce miroir.
C’est égal. Je ne suis pas prophète. Mais je parie que l’abus de ces instantanés charmants et épouvantables va remettre à la mode la littérature bleue ou rose. D’ici peu, nous aurons une forte envie de brûler du sucre, de songer aux petits oiseaux et de parfumer l’air avec de la fleur d’oranger.
II. L’ennemi des jeunes filles
Le Chastiement des Dames, de Robert de Blois, est un manuel de civilité honnête et un peu puérile. Robert de Blois, qui fut un des protégés du célèbre Thibaut, comte de Champagne, déclare, au début de son poème, que son but est d’enseigner courtoisement aux dames quelle est la contenance, le maintien qu’elles doivent toujours avoir. Il leur recommande de ne pas trop rire. « Si vous allez au monastère ou ailleurs, gardez-vous de trotter ou de courir » ; allez tout droit, le « biau pas » ; ne passez point trop devant votre compagnie ;
Il ne faut pas se mêler de pérorer, de discuter bruyamment ;
Ne pas jurer ; ne pas manger avec excès ;
À l’église, se tenir convenablement ;
De moult rire, de moult parlerSe doit l’on en moustier garder.Moustiers est maison d’oroison,N’y doit parler se de Dieu non ;
À l’Évangile, se lever et faire courtoisement le signe de croix ;
Chanter, lorsque des gens considérables vous demandent, quand vous êtes seules, pour vous distraire,
Por vous mëismes solacier ;
Avoir les mains propres ; se couper souvent les ongles,
Ne doivent pas la char passer ;
En mangeant ne pas trop rire ; ne pas trop parler. Si l’on mange avec quelqu’un, lui laisser les bons morceaux. Choisir pour soi ce qu’il y a de meilleur n’est pas « courtoisie » ;
Lorsqu’on boit, ne pas s’essuyer la bouche ou le nez à la nappe ;
Lorsqu’on passe devant une maison, ne pas s’arrêter pour regarder à l’intérieur ; si l’on entre quelque part, s’annoncer en toussant.
Philippe de Navarre, chancelier du roi de Chypre, disait : « Toutes fames
doivent savoir filer et coudre ; car la pauvre en aura métier, et la riche en
connaîtra mieux l’œuvre des autres. A fame ne doit-on apprendre letres ne écrire, se
ce n’est espéciaument pour être nonnain. »
J’ai pensé à toutes ces choses respectables en lisant le terrible réquisitoire que le moraliste Marcel Prévost a fulminé contre les jeunes filles. Mais, d’abord, résumons les faits de la cause. Voici l’histoire, vraiment extraordinaire, que M. Marcel Prévost nous raconte. Oh ! nous sommes loin de la « sainte mousseline » qu’a célébrée jadis M. Sardou.
Mlle Maud de Rouvre, fille d’un clubman français et d’une créole sud-américaine, a dix-neuf ans, des hanches rondes, un corsage mûr, des dents claires, des cheveux bruns, moirés d’or fauve, l’air ambigu d’une jeune fille qui serait presque femme, peu de fortune, point de croyances, beaucoup d’ambition. Élevée à l’anglaise, dans un mobilier cosmopolite, à côté d’une mère rhumatisante, par des domestiques vicieux, des institutrices nigaudes et des conférenciers mondains, cette « demi-vierge », à qui les romances sentimentales n’imposent point leurs duperies, réserve le meilleur d’elle-même pour un fiancé dont elle a fait choix parmi les capitalistes cossus. En attendant, elle prodigue pas mal de menue monnaie à son cotillonneur préféré. Si elle ne connaît pas encore toute la lyre, il s’en faut de peu. Chez elle, dans son salon pelucheux, soyeux, caressant, clair-obscur, propice à l’émoi des confidences, ou bien encore dans les villégiatures printanières, sur un lac mélancolique et lamartinien, elle consent aux amicales causeries avec son futur époux, aux projets d’avenir, aux pudeurs roses, aux baisers retenus, aux timides élans de l’amour permis… Et puis, fouette, cocher !… Le coupé roule, s’arrête, et, sous l’œil d’une femme de chambre bien stylée, la fiancée monte chez son futur amant, chez le drôle, très adoré, dont elle est séparée, jusqu’à nouvel ordre, par une barrière de prudence, qu’elle n’ose encore franchir.
Maud a une sœur, Mlle Jacqueline, une toute petite personne rousse
et grasse : « peau de soie, yeux glauques toujours à demi cachés par des
paupières qui semblent lourdes d’une langueur de volupté, formes déjà mûres, seins et
hanches d’épouse, avec la taille la plus mignonne et une puérilité voulue de geste, de
propos et de toilette, des robes courtes de gamine qui remontent à chaque instant,
laissant voir des mollets ronds et rebondis ; enfin, un être extraordinaire et
troubleur, fait pour enflammer le désir des hommes et leur injecter de la folie dans
les yeux et dans le sang… »
. Cette enfant est irrésistible lorsqu’elle répète,
avec des intonations incongrues et une mimique endiablée, les prétendues leçons de son
professeur de philosophie sur l’amour conjugal. Moins intelligente que sa sœur aînée et
peut-être plus perverse, elle se contente de flirter pour rire avec
son doucheur, et pour de bon avec le politicien Luc Lestrange, chef de cabinet d’un
ministre, et valseur loustic.
Maud et Jacqueline ont des amies : Juliette Avrezac, gentille et nerveuse, toujours prête, paraît-il, à faire des intérims dans les garçonnières des messieurs « comme il faut » ; Dora Calvell, petite Cubaine aux joues de citron clair, aux cheveux quasi bleus, au parler roucoulant et aux regards incendiaires, toute frétillante dès qu’on lui raconte des histoires un peu « raides » ; Madeleine de Reversier, dont la nuque fluette est souvent frôlée par des barbes chatouilleuses et des nez flaireurs. Ajoutez une demi-douzaine de têtes amusantes et de corps imprécis, que M. Worth habille, que M. Rebout coiffe et que M. Marcel Prévost définit en bloc par le diagnostic suivant, que je ne puis citer en entier, et qui est d’un moraliste bien rigide :
Jeunes filles qui échantillonnent en juste proportion la jeune personne de Paris jouisseur, celle qui a des parents à l’aise et sans morgue, qui va au bois, au bal, au théâtre, à Aix, à Trouville ; qui fait de l’hydrothérapie, du tennis, des parties de rallies… Chattes frôleuses, dont le titre et la vêture de vierges rendent les discours, les allures plus déconcertants… Qui se gêne pour parler devant elles du scandale d’hier ? À quelles pièces ne les mène-t-on pas ? Quels romans n’ont-elles pas lus ? Et encore la conversation, le livre, le théâtre, ce n’est que des paroles… Il y a, à Paris, dans le monde, des professionnels… des hommes à raffut de l’innocence… La première leçon est donnée aux jeunes filles le soir du premier bal ; le cours se poursuit pendant la saison ; vienne l’été, les promiscuités de la ville d’eau ou de la plage permettront au professionnel de mettre à son œuvre la dernière main.
Autour des jupes de ces demoiselles, papillonnent et gesticulent des smokings et des gardénias tout à fait distingués. Près de la table à thé, entre cinq et sept, tandis que les mères, corpulentes et graves, sont affalées dans de grands fauteuils, un peu à l’écart, les chaises se rapprochent, les chuchotements se font plus confidentiels, les couleurs tendres des robes légères touchent les laides grisailles du costume masculin ; le flirt émoustillé les cervelles, délie les langues, allume les yeux. Alors, des moustaches frisées aux lèvres mignonnes, des cheveux courts aux torsades magnifiques et lourdes, des doigts virils aux mains délicates, des faces barbues aux visages clairs, — comme si tous ces êtres de chair fragile vibraient sous l’action de je ne sais quel fluide, — circule un petit vent de vice, capiteux, délicieux, mortel.
Tel est le monde attirant et horrifique où M. Marcel Prévost nous emmène et où son
imagination se complaît visiblement, malgré le ton effarouché, l’air de prédicateur,
l’allure de quaker émoustillé, qui donnent de la variété et du piquant à ses
déshabillages. L’auteur des Lettres de femmes conte les demi-défaillances
de ses nouvelles héroïnes d’une voix aimable, un peu molle, dénonciatrice et cependant
friande, la voix des vieux magistrats qui aiment à instruire les affaires de huis clos…
Jamais son style n’a été plus habile, plus insinuant, plus curieux, plus enclin à
défaire, à dénouer, à ôter sans violence tout ce qui empêche de voir… C’est un plaisir
périlleux que de suivre cette phrase en maraude
jusqu’aux
mystères qu’elle cherche, vers les confins où elle se glisse, si câline et enjôleuse. Ce
talent, expert à noter les plus clandestines nuances de la volupté, accoutumé à
l’expression des lassitudes énervées et du désir inapaisé, presque amusant d’adresse et
de flair toutes les fois qu’il entre dans le secret des sensualités les mieux closes,
perd quelques-uns de ses moyens lorsqu’il entreprend de décrire la fraîcheur de
l’innocence et la salubrité de la vertu. Parmi les pécheresses, toutes jeunes et déjà
blettes, que ce livre prétend morigéner et flétrir, c’est à peine si l’on voit passer,
au fond du décor, le sage Maxime, gentilhomme qui pourrait être ingénieur, et la bonne
petite Étiennette, dégoûtée de la « noce », parce qu’elle a entendu sa mère, une vieille
cocotte, répéter dans les spasmes de l’agonie : « Oh ! les hommes, j’en ai
assez ! »
Si nous pouvions douter que ce roman luxurieux fût un ouvrage moral, la fin suffirait à
nous édifier. Qui donc a prétendu que le vice n’est jamais puni ? La jeune Maud est
réduite à devenir la maîtresse de l’affreux banquier Aaron, directeur du Comptoir
catholique. La jeune Jacqueline, à bout de patience, prise au piège, se marie avec son
joli mufle de chef de cabinet. Quant aux autres demi-vierges, « elles épousent
des barons en toc, d’importants industriels guettés par la faillite, des hommes
splendides, rongés par des maladies
mortelles, toutes
sortes de maris de façade qui s’écroulent un mois après la noce… car, ajoute l’auteur,
c’est un étrange châtiment de ces petites trompeuses d’être leurrées presque
infailliblement par le mariage, avec quoi elles voulurent biaiser »
.
N’importe. Depuis que j’ai lu cette mercuriale où la malice féminine est flagellée avec une conscience de séminariste, je suis quelque peu inquiet sur le sort des célibataires. Qui voudra chercher femme, si cette peinture est vraie ? Qui pourra céder à l’appel des voix douces et se laisser vaincre par la splendeur des yeux épanouis ?
Je regardais, l’autre jour, pendant les intermèdes d’un « bal blanc », un parterre enfantin de têtes blondes, aux cheveux flottants ou serrés en nattes tombantes par ces rubans aux teintes pâles, dont la délicatesse s’accorde si bien au teint rose des très jeunes filles. Malgré tout ce qu’ont dit sur ce sujet les poètes et les prosateurs, malgré tant de toiles, de chromos et de keepsakes, la grâce virginale est éternellement jeune, nouvelle, rafraîchissante. Il y a des sujets que les hommes de génie ne réussissent pas à épuiser et que les médiocres eux-mêmes ne peuvent défraîchir. La beauté de la vierge est séduisante et un peu triste, presque décourageante, étant si tendre, si frêle. On se dit que cela est particulièrement éphémère et qu’il faudra, dans quelques jours, faire de cette chose exquise un deuil éternel.
Le souvenir des Demi-vierges me hantait, assombrissait tout ce vif éclat de jeunesse en fleur, enveloppait d’ombres funèbres cette vision d’aurore. S’il n’y a plus de jeunes filles, si le dernier refuge où allait notre désir d’idéal nous est enlevé, si nous voyons s’évanouir ce charme délicieux et cruel, tout cet inconnu qui flotte autour des fronts sans rides et des âmes sans tache, il faut maudire le trouble-fête qui est venu trop tôt jeter de la lumière dans les brumes dorées où se plaisaient nos songes. Tel, au matin d’un bal, le conducteur du cotillon s’amuse quelquefois, en une dernière plaisanterie, à ouvrir les volets, afin de laisser entrer le jour blême, qui fait voir, à la place de la féerie qui souriait sous les lustres, une friperie lamentable de fleurs fanées, de visages décolorés, d’étoffes froissées, de gants sales, de bras las, d’épaules rougies. Voilà notre part de poésie encore diminuée. Et Dieu sait que nous aurions pourtant besoin, pour reprendre goût à la vie réelle, d’un coup d’aile et d’un joyeux essor vers les étoiles.
« Mais pardon ! Il y a encore des jeunes filles ! » s’écrient de généreux avocats, qui étalent un volumineux dossier, en évoquant, au milieu des faits et des preuves, les gracieuses silhouettes de leurs clientes.
Décidément, mon choix est fait dans ce débat. Si habile que soit le mandement de M. Marcel Prévost, je donne tort à ses accusations et je tiens pour des utopies, d’ailleurs louables, les réformes qu’il propose pour restaurer la morale dans la famille et dans la société. Je ne crois pas que nous soyons réduits, pauvres hommes, à cette dure alternative : ou bien épouser avec des transes d’inquiétude une « petite rosse » déjà piquée et gâtée comme ces beaux fruits tardifs que ronge un ver, ou bien faire venir de province une « petite oie blanche », qui passera, bien confessée, du dortoir des religieuses à la chambre de l’époux.
Certes, l’atmosphère qui entoure la jeunesse contemporaine est toute viciée de mauvaises odeurs, chargée de germes, pullulante de microbes. Nulle famille ne peut fermer si bien ses fenêtres, qu’une bouffée de cet air n’entre parfois dans la maison. Il n’est pas de frère un peu attentif qui ne soit obligé de défendre sa sœur contre les contagions qui la guettent dès qu’elle a franchi le seuil d’un salon. On dirait parfois que nos regards, nos paroles, nos pensées conspirent à briser l’exquise merveille des cœurs ingénus, à dévelouter l’âme innocente qui s’éveille devant la vie, à détruire cette grâce vite effacée, que ni la séduction de la femme, ni le sourire de l’enfant, ni même la bonté de l’aïeule ne peuvent égaler. On n’attend pas que j’expose ici tous les dangers où peut se heurter, se meurtrir, se gâter pour toujours la candeur de celles en qui repose l’énigme de l’avenir. On remarque aisément ces périls. En voici quelques-uns : 1º le nombre toujours croissant des garçons mal élevés et des femmes détraquées ; le marivaudage mondain, devenu (à force de balourdise bourgeoise, ébattement de commis voyageurs ou de sous-officiers, récréation de commères surexcitées, gamineries de collégiens vicieux ; 2º l’écho des scandales, multiplié, aggravé par le tapage des journaux ; 3º la suggestion des images étranges que la police tolère à l’étalage des kiosques, à la cimaise des murailles, aux vitrines des marchands de tableaux ; 4º le répertoire des cafés-concerts, dont la présence sur les pianos de famille rend tout à fait superflue la sévérité des mères envers les romans contemporains… Ajoutez les propos tenus à table, les récits physiologiques, les descriptions médicales, que sais-je ?… Notez enfin (car on dirait que les braves gens aiment, eux aussi, à barboter dans l’eau des sources) la bizarrerie de certains programmes, les questions d’examens, la naïveté des professeurs de jeunes filles.
M. Marcel Prévost (et c’est par là que sa monographie morbide est si intéressante) a très bien vu le cercle restreint, le « bouillon de culture » où la combinaison de toutes ces influences dégage le fumet grisant, vite écœurant, d’une Maud de Rouvre, d’une Dora Calvell. Mais quoi qu’il en dise, les « cas » qu’il a étudiés sont très rares et ses « sujets » sont des êtres d’exception. Les demi-vierges qu’il nous présente en liberté sont des bêtes de demi-sang, de race douteuse, plus ou moins croisées d’hérédités rastaquouères, affligées de tares coloniales. Dans certains quartiers neufs de Paris, vers la plaine Monceau et l’Arc de Triomphe, il y a de jolies sauvagesses que l’on s’étonne de ne point voir avec un anneau dans le nez. Beaucoup de romanciers vont chercher là-bas des occasions de rire ; et c’est leur droit. Mais ils auraient tort de considérer comme un symptôme de déchéance nationale et quasi universelle le bouillonnement de surface qui fait pétiller ce monde où l’on s’amuse, écume de ruisseau et mousse de champagne.
J’aurais voulu que le fécond narrateur de tant de mésaventures galantes nous eût
montré, à une certaine distance de ces flirteuses fin-de-siècle, la jeune fille moderne,
la véritable, le type nécessairement nouveau, que de nouvelles mœurs façonnent parmi
nous dans l’élite qui travaille, la forme neuve d’un genre qui évolue comme tout le
reste, la frappe récente d’une médaille qui a été remise à la fonte et dont le métal est
resté pur. Cette jeune Française, telle que je l’ai vue, telle que je la vois, n’a plus,
j’en conviens, les paupières baissées d’Agnès, le maintien d’Angélique, les retraites
pudibondes et les attitudes penchées de « mam’zelle Nitouche ». Les vieux messieurs,
friands de sagesses, disent peut-être,
au cercle, que son
allure est trop vive et décidée. Elle sait tendre la main franchement, loyalement. Elle
entre dans la vie, les yeux ouverts, rebelle aux mensonges, prête à la vaillante
acceptation de tous les devoirs, résolue à se donner sans réserve à l’élu qu’elle aura
choisi, préservée de toute souillure par le respect de soi-même, plus exposée sans doute
que les pensionnaires d’autrefois, mais fortifiée, trempée, comme une fille de bonne
race, contre les dangers dont elle a le sentiment vague, par l’usage qu’on lui laisse
faire de sa volonté. Vraiment, je préfère à toutes les simagrées des « petites oies
blanches » la droiture de son regard et la probité de son cœur. Incomparable amie, femme
dont la tendresse est douce et forte, on peut répéter en son honneur ce mot de
l’Écriture : « Elle est comme une fleur de joie épanouie dans la
maison »
; fleur si délicate qu’on ne sait, en vérité, si la nature féminine en
a jamais produit de pareilles, fleur si précieuse, qu’on hésite à croire qu’un seul
homme, en notre société mêlée, puisse être tout à fait digne d’en goûter le parfum.
Est-ce que, nous autres hommes, nous sommes toujours ce que nous devrions être quand nous sentons près de nous cette charmante honnêteté de la jeune fille ? Noblesse oblige. La confiance que l’on nous témoigne nous impose de nouveaux scrupules. La jeune fille se fie à notre courtoisie chevaleresque ; notre respect doit grandir à mesure que croît sa liberté. Nous la voulons plus libre, moins ignorante, presque émancipée ; et nous apportons encore, dans nos conversations avec elle, des propos de cuistre et des façons d’affranchi. Vraiment, quand on songe à ce que sont la plupart des « épouseurs » et à ce que valent exactement leurs offres, on est tenté de les trouver trop exigeants dans leurs demandes.
III. Snobopolis14
Je copie dans un vieux livre oublié sur les tablettes d’une bibliothèque de province la règle d’un jeu auquel nos ancêtres se divertissaient beaucoup, et qui s’appelait le jeu du pince-sans-rire :
« Il faut qu’à ce jeu chaque joueur ou joueuse pince le nez de son voisin ou de sa voisine ; et s’il rit, il donne un gage. En se pinçant ainsi, les joueurs se font des questions baroques. Celui qui rit en répondant ou en questionnant donne un gage, et l’on cherche mutuellement à se faire perdre le sérieux. La finesse de ce jeu consiste à se mettre deux ou trois personnes qui le connaissent contre d’autres qui ne l’ont pas encore joué. Les plus fins se noircissent les doigts avec du bouchon brûlé ; en pinçant le nez de leurs voisins, ils le leur noircissent, et l’on rit à leurs dépens ; eux-mêmes éclatent en voyant ceux qui sont noircis et ne s’aperçoivent pas qu’ils ne le sont pas moins, ce qui fait donner beaucoup de gages… »
Ayant lu ces phrases judicieuses, je trouve que M. Pierre Veber est, de tous les citoyens de la troisième République, celui peut-être qui réalise le mieux le type parfait du « pince-sans-rire ». Il fait partie de cette laborieuse équipe, si féconde, qui s’intitule « les Auteurs gais », et qui travaillent, en l’agonie morose de ce siècle, à désopiler nos rates rétives. Il a uni sa froideur satirique à la fantaisie de Georges Auriol, à la malice de Willy, à l’hilarité ◀philosophe▶ de Courteline. M. Jules Renard, l’homme aux Sourires pincés, lui plaît. Mais c’est M. Tristan Bernard qui est son principal associé. En compagnie de ce facétieux camarade, il fut jadis « Chasseur de chevelures ». C’est ainsi du moins que ces deux scalpeurs se dénommaient entre eux. Semblables aux Sioux et aux Apaches, ils se payaient, si j’ose m’exprimer ainsi, la tête de leurs ennemis. Il leur arrivait quelquefois — par une singulière contradiction — de courir sus à des gens chauves. Maintenant, Pierre Veber et Tristan Bernard ont séparé leurs efforts. Ils suivent des pistes différentes, et, comme chacun d’eux est doué d’un flair subtil, la chasse est double. Tandis que Tristan Bernard se contente d’attribuer à José-Maria de Heredia les sonnets qu’il rapporte de ses vagabondages en toutes sortes de buissons, le multiforme Pierre Veber, connu particulièrement sous le nom de Bill Sharp, taquine avec flegme ses contemporains, regarde d’un œil placide notre névrose, et renouvelle, par son goût de l’actualité, par sa clairvoyance très sereine, par son ironie lancinante, ce genre un peu usé : la chronique.
Le livre par lequel il nous introduit chez les snobs n’est pas autre chose qu’une chronique dialoguée. Je sais bien que ce gracieux in-douze est appelé, en sous-titre, « roman ». Et, en effet, il est fort intéressant de savoir si la petite Dora Sweet épousera le bon snob Jarrossay ou le méchant snob Cœurdroy. Nous ne sommes pas indifférents aux mésaventures conjugales de Mme Maissène, laquelle pince son mari en conversation intime avec la plate (oh, combien plate !) Myriem, ancienne sage-femme, veuve morganatique du poète Jan des Anges, actuellement directrice du Pantacle et ange gardien des « jeunes ». Mais, ce qu’il y a de plus savoureux dans ces trois cents pages, c’est assurément la somme considérable d’informations, de notes, de menus faits que l’auteur a recueillis, chemin faisant, dans le pays des snobs.
Méthodiquement, il mesure la superficie de cette contrée, il en trace les limites, il en dessine la figure avant d’en décrire les habitants.
La terre de snobisme n’est pas très grande. On en a vite fait le tour. Située aux environs de l’Arc de Triomphe, elle risque d’être encombrée par la colonisation excessive des Américains du Sud. Parfois, pendant les nuits d’hiver et de printemps, il y a des espaces déserts dans ce pays, les snobs ayant émigré en masses vers les Bouffes-du-Nord.
On reconnaît les snobs au costume prétentieux et laid dont ils s’affublent. Actuellement, ils vont par la ville, enjuponnés de longues redingotes, le col engoncé dans des collets en velours, les épaules remontées presque au niveau des oreilles par le relief des manches. Ils s’efforcent d’avoir « un air 1830 ». Étranglés dans des cravates-garrots, ils divisent leurs cheveux en deux parties inégales par une raie qui ressemble à celle d’Alfred de Musset ou du général Changarnier. Sur leurs gilets de velours noir, ils laissent tomber de minces chaînes d’or. À la campagne, ils préfèrent les vestons à cassures régulières, les chaussures fauve clair, les chemises historiées, les feutres mous. Leurs femmes aiment les bandeaux plats, les manches plates, les sarraus moyen âge, les tuniques « à l’Elsa », les accoutrements élégiaques, mystiques, wagnériens, fabuleux. Lorsqu’elles assistent aux cérémonies solennelles des Bouffes-du-Nord, elles tâchent de ressembler à des magiciennes allongées et alanguies. Alors, elles font briller à leurs doigts des gemmes aux noms sonores, telles que béryls hyacinthes et chrysoprases. Ou bien, engainées de soie verte, couleur d’yeux maudits, ceinturées de platine (à ce que prétend M. Pierre Veber), chapeautées de fleurs méditatives, elles tiennent à la main de sveltes lotus, sans affectation. Volontiers, elles convoquent leurs amants dans les musées, parce que les vieux sarcophages et les tableaux anciens exhalent une odeur de passion veule et de volupté blette. En ce cas, elles adoptent, selon le témoignage de M. Pierre Veber, de grandes robes de soie noire, droites (avec plissés accordéon), des manches bouffantes plissées, rabattues, des toques d’alchimiste, brodées de soie noire… Si elles ont l’intention de flirter sérieusement dans les recoins de l’exposition d’horticulture, sur quelque banc laqué vert clair, dans la fraîcheur de la terre arrosée, parmi les roses trop pâles, les chrysanthèmes à peine mauves et l’odeur suggestive des orchidées, elles se cuirassent d’une « toilette de combat : jupe de drap gris clair, corsage de chinchilla à petites basques, manches de velours gris clair, toque François Ier gris clair à grande aigrette ». Pour les rendez-vous blancs, les voiles de mousseline de soie, à l’instar d’Eisa, sont très convenables. Si c’est pendant la nuit, au fond d’un retrait mystérieux, on porte une petite lampe d’argent, de forme antique.
Le décor et les accessoires où les snobs, mâles et femelles, encadrent leur vie, sont extravagants. Nul voyageur n’a catalogué ces objets avec autant de soin que M. Pierre Veber. Il procède à cet inventaire posément, avec la tranquillité hautaine d’un commissaire-priseur très distingué. Suivons-le dans le bric-à-brac de Snobopolis (je n’hésite pas à écrire ce mot, puisqu’il a été lancé dans un livre mémorable par M. Paul Bourget).
Voici d’abord un salon oratoire d’un mauve mourant. (Encore !) Partout des bouddhas, des madones, des ciboires, des vitraux, des étoles. Très commode pour les tête-à-tête ; recommandé, par les grands maîtres du snobisme, pour enjoliver d’un ragoût bien moderne l’éternel et banal péché.
Autre salon, tendu de soies, cretonnes et velours en harmonie jaune et vert d’eau. On n’ose y marcher, de peur de casser un tas de petits meubles inutiles, dont l’incohérence paraît s’adapter exactement aux pensées dépareillées des snobs. Tous ces meubles — faut-il le dire ? — sont laqués en clair et supportent des verreries britanniques. Un grand lys émerge d’une touffe de pivoines… Tiens ! Mais il n’est pas mal, après tout, ce salon.
Bureau de la directrice du Pantacle : l’obscure clarté d’un vitrail agonise sur des tentures où le vert mousse s’impose (la maîtresse de la maison étant rousse). Vieilles tapisseries, antiques verdures… Au fond de la pièce, dans une alcôve bretonne, un lit pas fait, mais caparaçonné d’une grande peluche aubergine relevée d’orfroi. Aux murs, des gravures dédicacées par des « Petits Jeunes » : eaux-fortes, représentant des dragons dévorant le crâne d’un moine dans les ténèbres ; dessin d’Odilon Redon, où l’on voit des serpents enroulés autour d’un ciboire d’où sortent des seins de femmes avec un œil au milieu. Encrier de bronze, affectant des platitudes sournoises de crapaud accroupi.
Qu’est-ce donc, en somme, que les snobs ? Voici la définition que M. Pierre Veber nous propose, par la voix de deux personnages qu’il a chargés spécialement de faire paraître ses propres opinions :
« Enfin, où sommes-nous ? Dans le monde, n’est-ce pas ?
— Qu’entendez-vous par le monde ? C’est très grand ou très petit…
— J’entends par : le monde, une réunion de gens… une association…
— Ne cherchez pas, il y a comme ça des mots très précis que l’on applique à des choses dont on ne saurait donner une définition nette. Le monde, on sent confusément ce que c’est ; on est incapable de le dire ; ce n’est pas les bourgeois, ce n’est pas les rastas, ce n’est pas les financiers. Or je vous jure que je ne sais pas encore si nous sommes dans le monde. Ordinairement, on juge d’après les toilettes, les figures, les conversations…
— Si nous ne sommes pas dans le monde, où sommes-nous ?
— Chut !… Nous sommes chez les snobs !
— Qu’entendez-vous exactement par snob ?
— Encore un de ces mots que je vous signalais tout à l’heure ; on peut dire que les snobs sont ceux qui, en tout, portent la dernière, « dernière mode », la mode que l’on ne suit plus parce qu’elle est trop exagérée ; mais c’est insuffisant : ce sont aussi, vous dira-t-on, les gens qui veulent tout comprendre ou, chose bien différente, paraître tout comprendre ; ce n’est pas encore suffisant, ce sont les « chercheurs d’inédit » peut-être, à moins qu’ils ne soient les « suiveurs d’inédits ». Ce sont ceux qui n’estiment que le rare et le précieux, et tombent ainsi dans l’extravagant, ce sont les badauds qui se laissent égarer par une réclame bien machinée ; ce sont aussi les crédules qui se prennent à toute affectation d’étrangeté et de cosmopolitisme. Mais ce n’est pas encore cela, et il y a de tout cela ! C’est un état d’âme assez nouveau, indéfinissable, pour lequel il a fallu un nouveau mot : les snobs sont les snobs, voilà ! »
Si l’on s’en tient aux termes mêmes de cette définition, le profil des snobs est assez difficile à saisir, puisque leur nez tourne au vent comme une girouette, et qu’ils sont uniquement préoccupés de connaître la « dernière mode », de proférer le « dernier cri ». Or, cette « mode », ce « cri » changent quasiment tous les jours. Le « nouveau jeu » de l’année dernière est une vieillerie déjà fanée. Voilà bien longtemps que les lys de Fiesole sont coupés. Finie, la dévotion à saint François d’Assise, la piété envers sainte Claire. Le napoléonisme lui-même est périmé, malgré les Aigles que M. Rouffet, peintre excellent et retardataire, vient d’exposer au salon des Champs-Élysées. Les menues « rosseries » du Théâtre-Libre ont vécu. Le socialisme chrétien, naguère prisé dans les salons et favorable au mariage riche des jeunes gens pauvres, a rejoint les anciens almanachs. Les petits anarchistes en smoking n’osent plus souffler mot depuis la décapitation d’Émile Henry. La plupart des poètes symbolo-instrumentistes, encore valides il y a deux ans, ne sont plus que des ombres vagues et illusoires, des chevaliers du passé. Les uns se sont retirés dans l’administration ou dans le notariat ; les autres font du reportage ou des hexamètres réguliers. Ils ont presque tous des « situations » et renient — tels, des révolutionnaires devenus sous-préfets ou ministres — leurs juvéniles roublardises. Wagner lui-même est un peu suranné… Bref, il y a presque autant de snobismes que de mois dans l’année, de semaines dans le mois et de jours dans la semaine. Ce qui « se fait » aujourd’hui n’est plus du tout ce qui « se faisait » hier.
On a beau, comme M. Pierre Veber, être muni d’un très bon appareil de photographie instantanée. Les vérascopes les plus perfectionnés n’y feront rien. On ne peut fixer cette incessante métamorphose, ces aspects, si divers, de l’éternelle sottise. Les snobs de M. Veber sont déjà vénérables et caducs, comme des portraits d’ancêtres. Braves gens ! Je les respecte autant que les statues archaïques de l’Acropole. Ils datent. Ce sont des grands-pères. Ils sont touchants. Ils s’occupent d’occultisme, de magie noire, de magie blanche et de messes démoniaques. Ils s’entretiennent de théosophie. Ils se traitent mutuellement d’« âmes sœurs » quand ils appartiennent à des sexes différents. Ils cultivent Henrik Ibsen et sont encore secoués par le frisson scandinave. Ils ignorent la Renaissance latine et Gabriel d’Annunzio.
N’importe. Nous devons remercier M. Pierre Veber pour l’esprit et pour la patience
qu’il a dépensés dans cette étude. Ce jeune et vaillant explorateur n’a pas hésité à
camper chez les snobs, afin d’écouter leurs discours, de s’initier à leurs usages et de
flétrir leurs vices. Que de conférences il a dû entendre ! Que de soirées « d’initiation
musicale » ! Que de séances « ésotériques » n’a-t-il pas dû subir, en compagnie de ces
messieurs extasiés et de ces dames pâmées ! J’imagine qu’il s’est résigné à pas mal de
dîners et de truffes, avant d’entendre une jeune esthète lui dire, après le potage, en
tournant vers lui un visage pénétré d’idéalisme : « J’ai entrevu tantôt un violet
passionné dont je suis encore angoissée ; les couleurs évoquent en moi d’antiques
légendes, ou des souvenirs de parfums troublants. »
La même voisine lui a dit
ces mots, qu’il écrivit sur son carnet en les arrangeant un peu comme c’était son
droit :
« L’hiératisme silencieux et profond est la
seule attitude d’âme seyante à notre lassitude. »
Il n’ignore rien des
boniments et des palabres chers aux snobs d’antan. Ceci est drôle (c’est une maîtresse
de maison qui parle) :
« Je vais vous présenter à Rolf Maaden ; il ne parle que le danois ; il est beau comme un fier Viking. »
J’ai goûté cette déclaration amoureuse :
« L’exquise douceur de la solitude permet l’amour, d’une chasteté encore perfectible, l’amour qui unit des âmes comme la vôtre et la mienne. Des éternités nous nous sommes cherchés. Vous êtes la Haute, la Surnaturelle, enfin l’Élue, et je ne veux qu’un culte muet qui s’effrayerait de profaner d’un désir la pieuse image. »
Ceci est vraiment beau :
« Pourquoi exposez-vous les purs Chevaliers du Graal aux entreprises des Filles-Fleurs ? La candeur impolluée du Lys s’offense de la trop lubrique pivoine. »
Enfin, M. Veber n’a point perdu son temps, le jour où il est allé voir, dans les bâtiments de l’exposition canine — obligeamment prêtés par l’administration, — le salon annuel des quatre maîtres et des quatorze sous-maîtres qui ont le don d’exciter l’enthousiasme des snobs iconolâtres. Il a entendu là cette conversation aussitôt sténographiée :
« Bonjour, Freddy, Simon m’a présenté ses « yearlings ».
— Simon ? Il est là ? Je voudrais lui parler d’un jeune Sinoque… Myriem m’a dit que c’était un Redon, plus chaste.
— En effet, il y a de lui, ici, l’Antechrist, très, très profond. Je vous signale également un Poème de chair de Cloakes, et n’oubliez pas la Vision barbare. Sabot m’a avoué qu’il avait failli devenir fou avant d’achever cette toile ; c’est du Chenavard plus intense. »
Mon Dieu ! ces enfantillages, après tout, paraissent assez anodins. S’il plaît à ces gens d’être si ridicules, qu’est-ce que cela nous fait ? D’accord, réplique M. Pierre Veber ; on pourrait se contenter de sourire et de hausser les épaules, si les snobs étaient naïfs. Mais l’insincérité de leur enthousiasme, l’artifice de leurs pâmoisons apparaissent à tous les yeux. Cabotins ! cabotins ! Et souvent cabotins sinistres. Ce disant, M. Veber nous montre le snob malin et pratique, le snob « rosse », chercheur d’eau trouble, pilleur d’épaves, coureur de dots. Un joli monsieur ! Ses plastrons amidonnés, ses cravates claires recouvrent des abîmes de perversité. C’est l’immortel Rastignac, mais obligé par le malheur des temps à disserter sur Gabriel-Dante Rossetti…
L’ennui, pour nous autres braves gens, c’est que les snobs grotesques jouissent à présent d’une autorité insupportable. C’est un point sur lequel l’analyse de M. Pierre Veber insiste avec raison. Ils sont en possession de distribuer la notoriété. Parfaitement. Nous pouvons blaguer leurs grands hommes ; nous les subissons, ces grands hommes ; et ils savent bien, eux pas bêtes, que chacune de nos blagues est une réclame de plus. Le public — cet être anonyme et collectif qu’on appelle le « public » — devient de plus en plus moutonnier. De sorte que les arrêts bruyants d’une demi-douzaine de rastaquouères, de toqués et de bourgeois gentilshommes acquièrent aisément force de loi. La coterie des snobs est une association très habile à capter toutes les sources de renommée et de lucre. M. Veber résume plaisamment les opérations d’honnête courtage où excellent et triomphent les « arrivistes » de cette nation :
… Très remuants, très malins, et surtout très unis, ils menaient un tapage autour de leurs personnalités, intimidaient la critique et passaient, avec certains crieurs publics, des traités que l’on pourrait résumer ainsi : « Article premier. Μ. X… nous découvrira et déclarera que nous sommes les Maîtres de demain. — Article 2. Nous nous engageons à ne pas attaquer Μ. X… et à le reconnaître comme un Maître d’aujourd’hui. »
Hélas ! ces honteux marchés recommencent dans tous les siècles. Cet échange de procédés constitue les éléments mêmes de l’art de parvenir. Est-ce que les choses se passaient autrement, du temps des Précieux et des Précieuses, qui furent à peu près les snobs d’autrefois ?… Soit, répond M. Veber, mais les Précieux et les Précieuses, trop calomniés du reste, étaient du moins de notre pays, de notre sang et de notre race. Tandis que les snobs… Ah ! quel ramassis ! Parmi ces beaux messieurs et ces belles dames qui donnent le ton à notre société et représentent éminemment « l’esprit parisien », il y a surtout des Yankees marchands de cochons, des Levantins qui roulèrent le long de toutes les Échelles, des marquis des Carpathes, des barons de la Pouille, des hospodars de Valachie…
Eh bien ! mais n’est-ce pas précisément la raison pour laquelle nous nous acheminons doucement vers un cosmopolitisme fertile en jouissances intellectuelles ?… Grâces soient rendues à ces amateurs éclairés… Laissez-moi donc tranquille, riposte M. Pierre Veber, ces brocanteurs de littérature et d’art, ces rustres vaniteux ne sont bons qu’à gonfler de gros sous l’escarcelle d’un certain nombre de pornographes effrontés, de récitateurs abscons et de peintres charlatans. Quand, par hasard, leur admiration tombe juste, elle gâte aussitôt les œuvres où elle s’abat. Les snobs ont rendu Botticelli burlesque. À cause d’eux, on ne peut plus prononcer décemment le nom de Burne Jones. Ils ont déshonoré Ibsen par leur engouement inepte. Ils nous ôtent l’envie de relire Shelley et Browning. Un hiver a suffi pour compromettre d’Annunzio et Fogazzaro. Quel mauvais tour vont-ils nous jouer pendant la saison qui vient ? On est inquiet en songeant que quelqu’un dans l’ombre prépare déjà le « dernier cri » de l’hiver prochain.
Les raisons de M. Veber ne manquent point de force. Vous ai-je dit que son esprit est fin, aiguisé, coupant, qu’il a le don du dialogue, que plusieurs des scènes de ce roman parlé pourraient facilement être transportées au théâtre ? Si je l’ai dit, je le répète. Ce jeune homme me semble créé et mis au monde pour donner un pendant aux Précieuses ridicules.
IV. Paul Hervieu
M. Paul Hervieu est né observateur. Il traverse la farandole contemporaine en regardant d’un œil placide, poli et secrètement féroce les horreurs que dissimule le vernis, déjà craquelé, de nos élégances bourgeoises. La première fois que je l’ai rencontré, il m’a effrayé, bien que son aspect soit tranquille. J’ai senti tout de suite l’inquiétude instinctive que l’on éprouve lorsqu’on pénètre, même innocent, dans la chambre où fonctionne la terrible anthropométrie du docteur Bertillon. J’avais devant moi un appareil enregistreur, fait pour saisir au vol et fixer instantanément tous les tics, toutes les tares, tous les maléfices et tous les ridicules qui se peignent sur nos visages. M. Hervieu regarde ses contemporains et il a raison. C’est un merveilleux spectacle que la peau d’un homme. Pour quiconque sait voir, il y a là des énigmes à déchiffrer, des profondeurs à sonder, une clef à découvrir. J’ai passé plusieurs années en Asie Mineure et en Grèce à lire des rébus inscrits sur de vieilles pierres qui étaient rongées par le temps, cassées par les Turcs et dérangées par les révolutions politiques. C’était un plaisir que de faire causer, à force de sollicitations et de ruses, un sénatus-consulte bégayant, une épitaphe rétive. Quand j’avais deviné une ligne éraflée ou « restitué », à force de conjectures, un mot tronqué, j’étais content. Ce jeu de cache-cache avec l’antiquité s’appelle l’épigraphie. C’est presque aussi amusant que l’occupation qui consiste à épeler un visage humain. Et ces deux études se ressemblent, exigent presque les mêmes qualités d’attention, la même capacité de noter ce qui est, de suppléer ce qui manque. Mettez M. Paul Foucart devant un grimoire du ve siècle avant Jésus-Christ : il verra clair à travers les signes, achèvera les lettres décapitées, et nous apportera quelque hypothèse ingénieuse et solide sur des questions réputées insolubles. Mettez M. Paul Hervieu, dans un bal ou un dîner, devant la façade compliquée et sophistiquée d’une mondaine : il lira cette figure, comme un bon voyageur lit une carte. Les lignes et les couleurs lui raconteront des histoires sentimentales ou des fantaisies vicieuses. Telle ride, ensevelie sous le fard, et imperceptible à nos sens grossiers, lui révélera des manies sournoises, des habitudes cachées, des désirs inavoués. Il démêlera, dans le tissu modifié par des préparations savantes, la marbrure révélatrice, la petite tache qui raconte les gros péchés. Ce pli, qui fêle la tempe, cette lourdeur qui appesantit les paupières, cette contraction qui pince la bouche pâlie, ce rictus qui retrousse les lèvres au-dessus des canines, tous ces mouvements presque inaperçus sont des indices qui révèlent des plaies intimes, des mécomptes, des jalousies, des misères, des drames… Quand on remarque tout cela, si l’on est gai, on s’amuse prodigieusement en société ; si l’on est triste, on devient misanthrope. M. Paul Hervieu est-il indigné ou diverti ? En tout cas, voilà bientôt dix ans qu’il travaille sur la peau des gens du monde.
Ses grands romans et ses contes brefs attestent une vraie santé morale. Le Petit Duc et les récits qui suivent (particulièrement Un petit ménage, la Justice sous un saule, Pif) sont l’œuvre d’un homme qui n’est point touché par la contagion de nos vices, de nos tics et de nos misères. Tandis que M. Paul Bourget n’a pas échappé au soupçon d’aimer en secret les élégances dont il s’indigne ; tandis que les moralités de MM. Henri Lavedan et Maurice Donnay rentrent plutôt dans la catégorie de ces homélies que les gens du moyen âge appelaient des Sermons joyeux, M. Hervieu, lui, traverse d’un pas égal et d’une mine calme la cohue bariolée où nos contemporains et nos contemporaines s’aiment, se haïssent, se bousculent à tort et à travers. Il ne bronche pas, même lorsqu’il reçoit à brûle-plastron les plus chaudes confidences. Il étudie avec une sérénité minutieuse nos feux, rougeurs et démangeaisons, sans que cette étude professionnelle l’expose même au péril de se gratter. Nulle inflexion dans sa voix, même lorsqu’il rapporte des faits scandaleux, relate des paroles peu décentes ou décrit des postures incongrues. Rien ne fait trembler dans sa main la loupe avec laquelle il explore le corps et l’âme des gens du monde. Écoutez de quel ton il raconte, dans une de ses plus jolies nouvelles, les chutes et les rechutes d’une de ses pénitentes.
Au bout de peu d’années de mariage, Georgette avait été étroitement circonvenue par la plupart des amis de la maison, qui avaient vivement l’envie de tâter d’elle.
Son charme était bizarre. La gorge abondante et jeunement ronde, sur une taille très fine et des hanches minces, était portée, comme l’épanouissement même de la vie de Georgette, par la frêle tige de son corps. Ses yeux bleus étaient cerclés de bistre et dominaient des pommettes roses. Sa lèvre inférieure un peu courte, découvrant des dents claires et fines, lui mettait au bas du visage un perpétuel petit sourire, le sourire d’une souris. Elle était très blonde, avec des cheveux follement luxuriants qu’elle nouait et s’épinglait légèrement sur la tête, plutôt qu’elle ne les y peignait. En sorte que sa coiffure avait toujours un air d’être déshabillée comparativement au reste de sa toilette. Et les gens, devant la jeune femme, en concevaient ainsi l’idée de la voir nue ; ils se représentaient irrésistiblement la vision de la nudité qui devait convenir à l’état de cette chevelure sans gêne et s’en accommoder le mieux.
Saint-Caprais, avec sa grande barbe et sa fatuité de clubman à bonnes fortunes, avait un trop gros ventre pour plaire à Georgette. Dès l’abord, elle en avait ri. Elle avait ri aussi de Varagrine, pour ce que les propositions de celui-ci avaient eu tout de suite de formel ; et elle ne s’était pas moins divertie de Kerbel, parce qu’il étranglait à ne rien demander de précis.
Et cependant, sans aimer aucun de ces hommes, en moins de six ans elle fut la maîtresse de Saint-Caprais, de Kerbel, de Varagrine ; puis, à nouveau, de Saint-Caprais, malgré le gros ventre qu’il avait. Et elle eut encore deux amants de plus : l’un qu’elle prit parce qu’elle n’en avait pas ; et l’autre avec lequel ça lui parut tout simple, puisqu’elle en avait déjà un.
C’est du Marivaux cruel, raccourci et comme crispé.
Assurément, M. Paul Hervieu est sensible, tout comme un autre, à la grâce des lignes brisées où zigzague et se tourmente, de plus en plus, le profil des Parisiennes. Il regarde volontiers, lorsqu’il passe dans la rue ou lorsqu’il est assis dans un salon, les frimousses qui s’ébouriffent, les yeux qui pétillent, l’allure provocante des tailles cambrées, tout ce qu’il y a de gentil, de crâne, de capiteux et d’extravagant dans la silhouette de nos compagnes. Il n’ignore rien de la femme moderne. Il en sait les attitudes, les minauderies, les effarements, les défaites et les pâmoisons. Écrivant, en un jour de fantaisie, une préface pour les Mémoires d’une glace, recueillis et illustrés par le bon féministe Albert Guillaume, il avouait ses prédilections avec une friandise un peu apprêtée et très savoureuse. Il disait, s’adressant à Guillaume le ◀philosophe▶ :
On sait, mon cher Guillaume, qu’une glace dont votre spirituel crayon s’est chargé de conter les mémoires, n’aura pas été accrochée à tort et à travers, ni, par exemple, dans ces endroits néfastes que l’on caractérise en disant que « ça manque de femme ».
On rend trop justice à votre sens du joli, du profane et de l’affriolant pour ne pas prévoir que la glace de votre choix aura, le plus souvent, occupé des panneaux privilégiés où les formes féminines traçaient ces angles d’incidences qui déterminent d’exactes réflexions. Et l’on serait bien étonné si cette glace, au gré de votre artistique caprice, n’avait point su trouver, de-ci de-là, les inclinaisons adroites ou les perpendicularités propices, et si elle ne prodiguait, parmi tous ces déshabillages où vous excellez, les jets de lumière les plus ascendants et les mieux plongeants.
Mais ne sent-on pas, jusque dans cet abandon volontaire, quelque chose de sérieux et d’un peu farouche, le labeur d’un psychologue, le sourcil grave d’un observateur dont la constatation placide implique, même dans les circonstances les plus scabreuses, un blâme hautain ?
Et puis, M. Hervieu est moins attiré par l’extérieur des corps que par l’intérieur des âmes.
Encore que ses héros et ses héroïnes soient, presque toujours, bien habillés, il évite ce défaut si répandu chez les gens de lettres qui peignent les gens du monde, ce défaut excusable mais si agaçant que M. Paul Bourget appelle spirituellement le « snobisme vestimentaire ». Son style, dont la complexité ingénieuse n’est pas exempte d’obscurité, se débarrasse du moins de ces catalogues obsédants, qui sentent l’atelier de la modiste, l’établi du tailleur ou la boutique du couturier. Chez lui, point de garde-robes soigneusement inventoriées, ni de pantalons amoureusement dépliés, ni de charmantes vestes du matin, ni de chemisettes en mousseline de soie ni de souliers rangés en bel ordre, ni de « tubes » aux huit reflets, ni de monocles au large cordon noir. Le robuste romancier de l’Armature peut dédaigner ces ustensiles. Ses récits, ainsi allégés, seront plus forts pour défier les revirements de la mode et pour braver les atteintes du temps. On les lira, même lorsque les manches à gigots, les jupes à godets et les « plissés accordéon » auront rejoint, au musée des antiquailles, les vertugadins, les guimpes, les gorgerettes et les crinolines. On n’aura pas besoin, pour les comprendre, de rechercher, aux Archives nationales, les vieux prospectus du Louvre et du Bon Marché.
Si d’aventure l’auteur du Petit Duc est obligé, par la marche de sa narration ou par les exigences de son analyse, d’insister sur l’accoutrement d’un homme ou d’une femme, il s’acquitte de sa tâche avec une rigoureuse méthode. Il néglige les accessoires, évite de s’embrouiller dans les « dessous » et s’efforce de saisir l’essence même du costume. Raisonneur intrépide, déchiffreur d’énigmes, incliné par la pente de son esprit aux témérités et aux réussites de la logique inductive, il veut savoir ce que révèlent, sur nos vices permanents et nos défaillances momentanées, les nippes plus ou moins fastueuses que nous portons sur le dos. À quel trait de caractère correspond telle ou telle forme de chapeau ? À quel état d’âme se rapporte telle combinaison de draperie ou de lingerie ? Voilà ce qui l’intéresse. Toutes les fois que l’auteur de Peints par eux-mêmes inspecte, pour notre plaisir et pour notre profit, la coupe d’une redingote ou les contours d’un corsage, il me fait penser à un topographe qui, avec le plus beau sang-froid du monde, mesure des altitudes, jauge des profondeurs, lève des plans.
Vous vous rappelez, au commencement de Flirt, la précise description de Mme Mésigny :
Chaque matin, Mme Mésigny parcourait deux fois, à pied, dans toute sa longueur, la longue avenue du Bois, depuis un mois ; depuis que ce docteur, qui avait déjà fait maigrir Mme de Prébois, Mme Nully-Lévrier et Mlles Balbenthal, l’avait prévenue que, si elle n’y faisait pas très, très attention, elle serait énorme à trente ans.
Cette jolie paresseuse, qui, naguère, pour l’heure de midi, n’avait pas toujours fini d’enfiler la seconde manche d’un des peignoirs jonquilles ou roses, à travers quoi rayonnaient, çà et là, des clartés de marbre vivantes ; ayant passé son temps à se lever à demi, à se recoucher de moitié, à lire sur une chaise longue, à se suggérer une obligation de comptes domestiques ou quelque devoir d’écrire pour retarder le moment où sa femme de chambre voudrait la coiffer ou lui lacer le corset : maintenant, tous les jours, à dix heures trois quarts, elle était habillée, prête (ce qui, de la part d’une femme, est un résultat de longtemps postérieur à celui d’être habillée, sans que les plus fins aient jamais su découvrir pourquoi). Enfin, un peu avant onze heures, Clotilde était archiprête, sortie, en route, à l’œuvre.
Dans une toilette matinale, qui était une sorte de costume de chasse, tant la marche lui apparaissait telle qu’un sport et non comme un des actes les plus naturels de la créature, Mme Mésigny avait descendu, toute seule, à un coin de la rue de Presbourg, l’escalier monumental de l’entresol assez exigu où son mari n’était pas encore tout à fait éveillé, et où, quatre ans auparavant, avait commencé une lune de miel un peu pâle, dont le dernier quartier, à présent, ne jetait plus sur le ménage que des lueurs rares, fugitives et froides.
Sous un chapeau de paille marron, de forme presque masculine et presque tyrolienne, à plume marron, à voile marron, dans une robe et une veste de léger drap marron qu’éclairait seulement un gilet de coutil, les chevilles serrées par un cuir fauve, les pieds pointus et moulés par le vernis, Clotilde traversait lestement l’avenue Kleber, l’avenue d’Eylau, et avec sa vivacité grasse de femme trop énergique de jeunesse pour ne pas pouvoir (sans qu’il y parût) tyranniser son embonpoint, ayant bientôt gagné l’avenue du Bois-de-Boulogne à l’instant et à l’endroit où y flânent les promeneurs printaniers, elle ralentissait toutefois son train pour arpenter le large et honorable trottoir que longent, à droite, un mouvement élégant d’équipages, et, à gauche, une pente de gazons bien lavés, rasés de frais, brillants et soignés comme les cheveux d’un snob.
En ce temps-là (Flirt est daté de 1892), M. Paul Hervieu n’était pas encore tout à fait maître de son talent. Les surcharges, les retouches, les bavures empâtaient ses meilleurs tableaux. Voulant tout dire, il ne résistait pas à la tentation de dire trop. Ses phrases bourrées, engorgées, s’étranglaient, faute d’air. Il ressemblait, par sa difficulté de langage, à ces personnes, d’ailleurs bien douées, que l’abondance des idées, l’afflux des sensations condamne au bredouillement. Mais combien cette pénible élocution est préférable à la banale facilité de ceux dont le génie puéril se joue sur les surfaces ! Comme c’est plein de substance et de moelle ! Comme on sent, dans ce loyal effort où le crayon s’écache et où le pinceau quelquefois gicle, le souci de fixer fortement le trait qui en vaut la peine, le caractère qui est vraiment significatif ! Maintenant M. Hervieu marque, dans tout ce qu’il entreprend, les mêmes habitudes de conscience et de réflexion. Seulement, son dessein est plus serré, sa couleur plus franche. Et ses peintures, vigoureusement ramassées, n’en sont que plus suggestives. Exemple : les trois dames du château de Boisrose et l’« effet » instantané que produit leur beau physique sur le tempérament du petit duc, chasseur en quête de fin gibier.
Le déjeuner du lendemain fut servi à dix heures, en raison des convenances de la chasse.
À cette occasion, le goût du petit duc pour toutes les manifestations féminines se sentit caressé lorsqu’il vit apparaître, dans leurs costumes de chasseresses, celles qui allaient faire partie de l’expédition.
La baronne Nordensund, en velours gris souris, portait un attifement qui lui seyait à merveille. Avec sa carabine en bandoulière et son feutre noir, elle avait l’air moins sauvage qu’un franc-tireur, quoique plus hardi qu’un arlequin. Mme de Chorieu, en drap gros bleu, et coiffée d’une sorte de petit tricorne, avait peut-être l’allure moins guerrière, mais une grâce plus théâtrale. Quant à la comtesse Hélise-Quède, elle était ajustée dans une cheviotte roux-écureuil, à longs poils laineux, qui faisait valoir par contraste sa figure sombre et brune ; et ses noirs cheveux là-dessus lui complétaient l’aspect d’un étrange et superbe animal, à corps clair et à tête foncée.
Autre exemple. Le petit duc Sigebert d’Œuilly en personne :
Une fine couche de neige avait poudré le paysage. Tout projet de nouvelle chasse était donc écarté. Mais Sigebert fut informé que par compensation on allait faire une sortie matinale en break, jusqu’aux ruines d’une abbaye curieuse à visiter et notamment célèbre pour n’avoir jamais fabriqué de liqueur.
Sigebert, attentif à se bien parer, avait différé l’instant de descendre de chez lui, juste assez pour ne se faire attendre que très peu. Il avait dosé son temps de l’infinitésimale quantité de retard qui lui gardait encore l’aspect de l’extrême politesse. Mais il comptait, en marquant ainsi un droit coquet aux privautés, forcer enfin sur lui l’attention des femmes et s’introniser quelque peu dans leur camp, à elles. Et quand, sur le sommet du perron, devant l’attelage rangé, il apparut en souples bottes russes, gentiment emmitouflé, sa moustache blonde et son regard bleu émergeant d’un haut col de fourrure, toute sa personne éclairée par les reflets blancs du sol, il avait l’air d’un petit conquérant du monde.
Mais il eut aussitôt le regret de voir que tout son effet était manqué. Aucune de ces dames n’était encore là.
Voilà, si je ne me trompe, beaucoup de choses en quelques lignes. Le décor et le personnage mis en scène nous sont désormais familiers. Nous connaissons de l’un le faste cossu, de l’autre la frivolité un peu soucieuse, l’enfantillage inquiet, la vanité sentimentale, avec ce je ne sais quoi, ce signe qui, dans notre foire démocratique, atteste la race et attire, selon les circonstances, la sympathie ou l’hostilité des foules et des femmes.
Je voudrais, si j’en avais le loisir, complimenter M. Paul Hervieu sur l’heureuse physionomie des noms qu’il attribue à ses personnages. Presque tous sont bien choisis, sans excès de caricature. Ils s’adaptent exactement à la figure de ces messieurs et de ces dames. Ils leur vont aussi bien que leurs jupes et leurs culottes. Ils achèvent de nous renseigner sur les origines, les prétentions et les espérances de ces héros. Rarement on a mieux vu et plus fidèlement noté l’exotisme bizarre de l’armorial français, la cacophonie de nos appellations patronymiques, l’aplomb du commerce enrichi et de la finance triomphante, l’effronterie des blasons achetés ou volés, le prestige cocasse de nos titres et l’ineptie, même grammaticale, de nos particules.
Afin de se distraire des élégantes compagnies où il fréquente, et peut-être pour se retremper, comme on dit, dans le sein de la démocratie, M. Hervieu a consenti quatre ou cinq fois, à quitter sa clientèle ordinaire. Il s’est échappé, en excursions furtives, vers les étages hauts et même vers de vagues banlieues, parmi des employés en retraite ou des boutiquiers retirés. De cette courte exploration, il a rapporté de très philosophiques histoires, notamment l’odyssée d’une canne à pêche dont il parle avec flegme et que Labiche aurait contée avec une jovialité intempérante. Il s’est même hasardé dans les vilains faubourgs où l’on boit des setiers de vin bleu et où roulent, de gargote en gargote, des tonnerres de gros mots. M. Hervieu empiétant sur le domaine de M. Zola, voilà une chose digne de remarque. Rien de plus curieux que d’entendre ce délicat raconter, avec d’infinies précautions et une correction de diplomate, ce qu’il a vu ou écouté là-bas. Le contraste entre la gêne qui le retient et le désir qu’il a d’être compris, aboutit à des effets de haut comique qui, d’ailleurs, ne sont pas involontaires. Il y a, dans quelques-unes de ces idylles faubouriennes ou suburbaines, une science d’agencement très subtile et de singulières réussites. Il m’a semblé que je voyais quelqu’un « de la carrière » s’évertuant à exprimer l’inexpressible. Je ne sais si vous serez de mon avis, mais je confesse que j’ai ri tout haut en lisant ceci :
Des vociférations ont éclaté à l’extrémité d’une ruelle sombre qui débouche sur la Grande-Rue. Une jeune fille apparaît bientôt sous le réverbère du coin, venant d’une marche vive et franche. Elle est en cheveux, bien peignée, en corsage de toile rose, en robe décente et longue.
Aucun pas ne résonne derrière elle : rien que des outrages qui bourdonnent et volent à sa suite dans l’obscurité. Tous, nets et pareils, consistent à proférer le nom monosyllabique d’une partie de son corps. Rien de plus n’y est ajouté que l’adjectif possessif par lequel, avec des râles de fureur, on lui constitue la pleine et large disposition de la chose nommée, comme pour qu’elle l’emporte où elle voudra et qu’elle n’asseye plus jamais ça dans la maison.
La demoiselle au corsage rose est entrée, en face de la ruelle, dans un débit de vins. Elle en ressort aussitôt une bouteille sous le bras, et retourne directement vers le point d’où partent les clameurs. Elle a de grands yeux de nuance indistincte. Elle est peut-être jolie. Son expression est si intense qu’en tout cas elle est momentanément belle.
Pendant la traversée de la Grande-Rue, elle murmure doucement, ainsi que dans un aparté, et de façon qu’on ne lui attribue d’autre souci que celui des affaires sérieuses et de sa propre dignité :
« On va bien voir si je ne lui casse pas mon litre sur la trompette… »
J’ai peut-être eu tort de rire. Mais enfin cela ne se commande pas.
Rentrons dans le pays des belles manières. Laissons les « figures falotes ». Retournons au premier et au plus achevé de ces récits très modernes. Nous y verrons les joies et les tribulations d’un gentilhomme récemment issu des « nouvelles couches, M. de Gibré, lequel a eu la bonne fortune d’attirer dans son castel un petit duc, un vrai, sur lequel il compte pour séduire et vaincre l’aristocratie revêche des châteaux d’alentour. Mais le petit duc s’ennuie. Le petit duc ne peut pas vivre quinze jours sans crise sentimentale. Or, les invitées de Gibré — une baronne exquise, une comtesse ravissante et une jeune mariée insupportable — font semblant de ne pas entendre l’appel muet de ce cœur en détresse. Le petit duc veut s’en aller. Désespoir de Gibré, qui doit précisément donner prochainement une fête, et qui a promis à tous les hobereaux du voisinage de les présenter à un duc. Quelle déconvenue ! Que faire ? Gibré va trouver sa femme et lui demande conseil. Quel moyen employer pour retenir le petit duc ? Finalement, Mme de Gibré se charge de l’affaire, et tout s’arrange.
Ne croyez pas, d’après ce scénario, que le Petit Duc soit une monographie du genre « rosse ». C’est un gentil et pénétrant marivaudage. On voit très bien cette historiette transposée en une comédie légère que joueraient, dans un décor Pompadour, des personnages appelés Dorante, Ergaste, Araminte, Orgon, Silvia, Lucidor…
M. Hervieu est ordinairement plus sombre. Il démasque les clubmen les mieux voilés de gouailleuse indifférence et montre comment ils peuvent être secoués, eux aussi, par les passions tragiques qui donnent l’envie de mourir et le désir de tuer. D’un ton élégamment attristé, en phrases compliquées, subtiles et longues, avec le style pénétrant d’un analyste aigu, il nous raconte des amours mondaines, aussi désolantes, hélas ! que le sont parfois les amours des vilains. Son plus cruel roman, Peints par eux-mêmes, a fait beaucoup de bruit. Ce livre est assez connu du public pour qu’il soit superflu d’en conter les péripéties et d’en faire ressortir le mérite. C’est assurément l’œuvre la plus distinguée (et je ne prends pas ce mot au sens mondain et banal) qui ait paru depuis longtemps. On a loué, comme il le fallait, la force, la netteté de ce livre tragique ; on a noté l’impression d’amertume qu’il laisse après lui, et qui le classe parmi les romans que l’on peut aimer ou haïr, mais auxquels il est impossible de rester indifférent. On a remarqué aussi chez ce jeune écrivain qui appartient à une génération où l’on tolstise volontiers, une instinctive répugnance pour les tirades attendries, une froideur singulière, une impassibilité un peu dédaigneuse, qu’il garde jusqu’au bout, malgré l’horreur des mystères dont il nous entretient. C’est sans doute pour cela qu’il a moins plu aux femmes qu’aux hommes, et que la plupart des lectrices ont été choquées par les lettres amoureuses de Mme de Trémeur à M. Le Hinglé.
Ces lettres sont souvent charmantes, câlines, d’une sincérité caressante, malgré les enfantillages, les snobismes de femme désœuvrée, les récits de chasse et les épouvantables aveux qui s’y trouvent mêlés aux tendres coquetteries.
M. Paul Hervieu est un procureur général qui nous livre une liasse de pièces à conviction, sans commentaires ; mais il est facile de voir les conclusions qu’il veut nous imposer.
Plusieurs adultères, un avortement, un chantage, deux suicides, et des cas innombrables de flirt fort dangereux, voilà ce que M. Paul Hervieu a vu dès ses premiers pas à travers le monde « où l’on s’amuse » ; et (d’autres témoignages confirment sa déposition) son expérience et ses désillusions ne sont point faites pour nous donner l’envie de le suivre. S’il dit vrai, si ces belles mœurs sont aussi répandues qu’il l’affirme dans l’aristocratie, ou plutôt (puisqu’il n’y a plus de castes), dans les premières du train vertigineux qui nous emmène vers une destination inconnue, les moralistes ont raison de s’indigner et de craindre.
Son dernier roman, l’Armature, atteint presque le niveau de Peints par eux-mêmes. C’est dire assez quelle en est la valeur.
Qu’est-ce que l’« armature » ? Voici :
On désigne ainsi un assemblage de pièces de métal, destiné à soutenir et à contenir des parties moins solides, ou lâches d’un objet déterminé. Eh bien ! pour soutenir la famille, pour contenir la société, pour fournir à tout ce beau monde la rigoureuse tenue que vous lui voyez, il y a une armature en métal qui est laite de son argent. Là-dessus, on dispose la garniture, l’ouvrage d’art, la maçonnerie, c’est-à-dire les devoirs, les principes, les sentiments qui ne sont point la partie résistante, mais celle qui s’use, se change à l’occasion et se rechange. L’armature est plus ou moins dissimulée, ordinairement tout à fait invisible ; mais c’est elle qui empêche la dislocation, quand surviennent les accrocs, les secousses, les tempêtes imprévues, quand l’étoffe des sentiments se déchire et que se fend la devanture des devoirs ou des grands principes. C’est seulement en ces circonstances-là, et pour quelques instants, que l’on peut parfois apercevoir dans le cœur de la société, au centre des familles ou entre les deux parties d’un ménage, leur armature à nu, le lien d’argent. Mais vite on recouvre ça de sentiments neufs ou de principes d’occasion. On remplace les préjugés détériorés et les devoirs crevés… Et l’armature a supporté le tremblement ! Elle est restée en permanence pour maintenir scrupuleusement la forme et l’apparence des foyers domestiques et pour recevoir la réparation dont a besoin la façade mondaine.
On remarque aisément, par cet exemple, les qualités et les défauts du style de M. Hervieu. On doit la vérité tout entière aux écrivains de cette valeur. Je dirai, quoi qu’il m’en coûte, que M. Hervieu est souvent obscur, contracté, crispé par l’effort qu’il fait pour ramasser sa pensée en de vigoureux raccourcis. Son élocution est parfois bizarre, malaisée, insolite. Il a horreur des « clichés », et je lui en fais mon compliment. Mais il est assez riche pour sacrifier délibérément ce que j’appellerai (pour continuer notre métaphore photographique) les « ratés ». Quelques exemples, pour liquider cette querelle et passer outre. Vraiment, dussé-je être accusé de pédantisme par quelque « rasta », je ne supporterais pas, même de mon plus vieil ami, la phrase que voici : « … Il fut question de tourterelles blanches (buvant à un ruisseau tout bordé de pervenches) dans la bouche d’une petite actrice dont le marquis de Renève crut remarquer que le grand-duc la considérait avec une bienveillante curiosité. »
Je ne souffrirais pas davantage ceci : « Plutôt que de se frotter encore une
fois à quelqu’un des pareils au comte de Grommelain… »
Je n’aime guère cette
façon de dire : « Ce qu’il avait été de ponctuel et de serviable en tant
qu’employé, il l’était désormais en tant qu’époux, que père d’une progéniture déjà
considérable, en tant que beau-frère et notamment que gendre… »
Je note encore
ceci : « Il (Olivier) trouva la femme de chambre qui alla prévenir sa maîtresse
de la démarche d’Olivier, et revint avec l’invitation d’introduire ce
dernier. »
(Ce n’est pas Olivier qui revint, c’est la femme de chambre ; on
pourrait s’y tromper.) J’ai noté ces empâtements et ces bavures (qui ont trahi la
conscience de l’artiste et qui ont échappé à sa minutie laborieuse)
dans les vingt-trois premières pages de l’Armature. Un
puriste fermerait le livre et aurait tort. Puis, pour se rincer les yeux, il lirait une
page d’Anatole France, et il aurait sans doute raison. Si c’étaient là des nouveautés,
des « hardiesses », des expressions inventées, elles me choqueraient moins vivement.
Mais il est évident que ce sont des singularités dont tout le monde est capable, des
négligences malheureusement banales, que le talent si personnel de M. Paul Hervieu ne
doit plus se permettre.
Laissons ces chicanes. Si la forme de l’Armature est souvent étrange, le fond en est solide et résistant.
On lit dans le dictionnaire de Littré : « Safre, adjectif,
terme populaire. Qui se jette avidement sur le manger. Un enfant safre. Il faut
prendre garde à ce chien, il est si safre qu’il emporte tout. »
Le principal personnage de l’Armature s’appelle le baron Saffre, et il justifie son nom. Gobseck, Vautrin et en général tous les vautours de Balzac sont, auprès de lui, d’innocentes colombes. C’est le comte Salomon, de Gyp, mais poussé au noir, un orang-outang d’apocalypse, démesurément griffu, pattu, lippu, lubrique. Ce pilleur d’épaves, très inventif, monte des affaires, organise des sociétés, qu’il fait savamment crouler sous lui et d’où il sort sain et sauf, toujours plus riche qu’avant. C’est un mangeur d’associés, un dévorateur de commanditaires, un faiseur de ruines, liquidateur de toutes les faillites, syndic de toutes les débâcles. Rien ne résiste à l’énormité de ses appétits. C’est un corps de faune et une âme d’ogre. Saffre a deux filles, un fils, une femme. Il n’est jamais ni père ni époux. Il n’est qu’usurier et accapareur. Ses mains rapaces et ses narines friandes cherchent l’or jaune et la chair fraîche. Pour lui, gibier traqué est gibier pris. Son large souffle souille l’air comme un poison et salit tout. Ses pesantes semelles piétinent, de préférence, ce qui est délicat et noble, ce que la souffrance embellit et idéalise. Ce financier répugnant est un roi, presque un dieu. Ce colosse a broyé, entre ses épaisses mâchoires, des filles de ducs authentiques, des femmes de marquis abondamment blasonnés. Les hommes d’épée obéissent à cet homme d’argent. Les amazones ne peuvent rien refuser à ce goujat. Haut et puissant seigneur de la plaine et de la montagne, de la lande et du taillis, il se compare sans doute, in petto, à Napoléon. Tous les gredins de ce temps-ci, depuis Raskolnikoffc jusqu’à Saffre, ont cru excuser leur vilenie en comparant leur volonté méchante à la volonté victorieuse de l’empereur… À Saffre sont rattachés, par les liens multiples de l’armature métallique, les plus beaux noms de l’armorial de France, les plus purs représentants de l’ancienne chevalerie : d’abord, son gendre, le comte de Grommelain, gentilhomme de fière mine, tenu en respect par l’appât d’une dot qui permet à Mme de Grommelain toutes les indépendances (le ménage Treuil, de Gyp, mais analysé à la loupe, avec beaucoup de minutie et de force) ; c’est ensuite Catherine de Valdrenne, la belle-fille du baron, échangée toute jeune contre un sac d’écus, épouse loyale du fils Saffre, qui est studieux, rangé, candidat à l’Institut, et un peu grotesque. C’est enfin une collection de personnages titrés, dont l’aspect difforme rappelle ces caricatures où les libéraux de 1820 bafouaient les émigrés. M. Paul Hervieu, après avoir multiplié les touches violentes pour nous faire connaître son monstre, dessine d’un crayon vif et dur les invalides et les éclopés qui viennent mendier, chez les « princes de la finance », le morceau de pain qui soutiendra leur misérable vie et donnera un dernier sursaut d’apparente vigueur à leurs prétentions politiques, religieuses, sociales. Voici le duc de Gisors, relié à Saffre par les cent mille francs que le baron a mis généreusement dans la cagnotte du comité royaliste. Voici M. de Saint-Andoche, dont la maison, au fond du Faubourg, est close comme une sacristie. M. de Saint-Andoche, si dédaigneux, est l’homme-lige de Saffre, parce que Saffre a donné de l’argent aux « bons pères » scandaleusement expulsés… Je passe le duc de Marengo, le marquis de Renève, d’autres encore, tous, s’il faut en croire le redoutable peintre de l’Armature, domestiqués, avilis, esclaves.
Le monde a toujours les maîtres qu’il mérite. Au temps où l’on se battait au soleil, d’estoc et de taille, les yeux dans les yeux, le brigand cuirassé et casqué, le reître, le señor soldado fut roi de l’univers. Il entrait dans les villes, la lance au poing, le panache au front, l’insulte aux lèvres, le poing sur la hanche, parmi des roulements de tambours et des salves de mousqueterie, élevé au-dessus de l’humanité par la haute stature du destrier de guerre, par la pourpre et l’azur des oriflammes, par l’acclamation des cloches, par le triomphe éclatant des fanfares. Il faisait ce qu’il voulait. Il pouvait incendier les maisons, égorger les hommes, choisir sa proie dans le troupeau des femmes. Et tout de même, quelle que fût sa violence, on l’admirait. Ses victimes subissaient l’ascendant de sa grandeur farouche. Il exposait sa vie. Il faisait face au danger. C’était un beau joueur qui ne cherchait pas à piper les dés ni à biseauter les cartes. On pardonne beaucoup à quiconque est assez fort pour se dire à lui-même, au milieu d’une orgie de sang, de volupté et de larmes : « Je serai peut-être mort demain ! » Les épouvantables routiers de la guerre de Trente Ans font figure de héros. Somme toute, j’aime mieux Wallenstein que le baron Saffre.
Saffre étrangle un homme au coin de son bureau, d’un trait de plume, sous la protection du Code et sous l’œil bienveillant des gendarmes. Il prend les femmes, non point dans les fumées, les ruines et les révoltes d’une ville prise d’assaut, sous la menace d’une poutre branlante qui peut lui casser les reins ou d’un couteau qui peut arrêter net ses tentatives, mais tranquillement et confortablement, parmi des bibelots qui amusent l’œil, et des tentures qui amortissent les bruits, étouffent les plaintes… La scène navrante et tragique où il surprend, dans un guet-apens longuement combiné, la pauvre Gisèle d’Exireuil, qui se résigne à tout pour sauver de la ruine un mari qu’elle aime, est racontée avec une émotion sobre et une force implacable, qui donnent le frisson. Je voudrais citer, d’un bout à l’autre, les pages vraiment belles où l’auteur expose comment Jacques d’Exireuil découvrit l’infâme lien d’argent qui le rivait, comme un forçat, aux geôles de Saffre. La naissance du soupçon dans une âme simple et confiante, l’éclaircissement lent d’un mystère entrevu, la certitude affreuse, l’aveu arraché, l’irrésistible mouvement de colère, l’ivresse de vengeance, le cri plaintif et doux de la condamnée, l’imploration d’une femme qui, malgré tout (ces combinaisons de sentiments ne sont pas rares), aime son mari, la prière qui désarme, enfin le contrat tacite qui, soudain, ligue ces deux malheureux contre l’homme méprisable et méchant d’où vient le mal, tout cela est peint avec une sûreté d’observation, une vigueur logique, une gradation d’intensité, une puissance dramatique, une angoisse croissante dont le lecteur, comme l’auteur, a le cœur serré. Je crois que cette scène, représentée aux yeux, sur un théâtre, produirait, comme on dit, un grand effet. C’est simple. C’est tragique, vraiment douloureux, frissonnant de colère contenue, et tout imprégné d’humaine pitié.
On ferme le livre avec la certitude que l’homme qui a écrit l’Armature est un des premiers, dans cette laborieuse équipe de romanciers, qui n’a pas désespéré de découvrir des nouveautés au fond des passions modernes, même après l’enquête si méthodique de M. Paul Bourget. M. Paul Hervieu sera, quand il voudra, un maître. Je prie le lecteur de donner à ce mot, que l’on prodigue étrangement, toute sa valeur et toute sa portée. On abuse tellement, dans la critique, des termes vagues, des hyperboles outrées ou des sous-entendus désobligeants, que je ne saurais prendre trop de précautions pour déterminer exactement ce que je veux dire, L’Armature a eu ce qu’on appelle une bonne presse, trop bonne, au gré de ceux qui estiment que le talent de M. Paul Hervieu n’a pas besoin d’être « lancé » comme un apéritif, un pneu ou un guano. Dire que l’Armature n’est pas un roman, mais que c’est « le Roman », c’est ne rien dire. Crier en tête d’un journal que Balzac est désormais enfoncé et que la Comédie humaine n’est plus bonne qu’à envelopper des pains de sucre, c’est, je crois, s’exposer au sourire de M. Hervieu lui-même, que les excès froissent et que les vociférations agacent. C’est surtout rendre un très mauvais service à l’auteur à qui l’on veut plaire. C’est habituer le public à ne plus croire un seul mot de ce qu’on écrit dans les journaux.
L’Armature est une œuvre imparfaite, mémorable, où fourmillent les remarques décisives et les mots frappants, et dont certaines parties sont tout à fait supérieures. Rien de plus, mais aussi rien de moins. Je connais peu d’écrivains dont on puisse en dire autant.
Le public, qui achète les livres (quoi qu’en disent les éditeurs) et qui les lit (quoi qu’en disent les vaudevillistes), a bien le droit de donner son avis, lorsqu’on lui présente un miroir et qu’on veut le forcer à s’y reconnaître. C’est pourquoi je cède volontiers la parole à un correspondant, qui m’envoie, de Turin, une lettre fort intéressante, où je lis ceci :
Le 26 février 1895.
Monsieur,
« Voulez-vous permettre à un lecteur de vos écrits quelques remarques sur votre dernier article ? Je ne les risquerais certes pas si vous étiez un de ces produits de l’asphalte pour qui rien n’existe hors Paris, hors leur coterie intime. Mais vous avez habité l’étranger, Monsieur, et, passez-moi la flatterie, à notre grand profit. Vous savez donc avec quelle jalouse passion on aime la France quand on en est loin et vous avez sans doute senti l’angoisse qui étreint le cœur quand, au travers des phrases courtoises dont on vous encense, on discerne une invincible répulsion pour les mœurs et le caractère de notre nation.
» Au cours de voyages en pays fort divers, j’ai, pour ma part, beaucoup lu et causé ; et, si j’ai trouvé sans cesse une admiration très sincère pour nos artistes et nos savants, j’ai le plus souvent constaté un étonnement plus grand encore qu’avec un gouvernement si « anarchique » et une société si « dissolue » la France puisse faire preuve de tant de vitalité.
» Laissons là, si vous voulez, la question de gouvernement. — Aussi bien les États-Unis, marchant à la tête du progrès en dépit d’une corruption politique effroyable, suffisent à prouver que la vitalité des peuples n’est pas en raison directe de l’autorité et de la probité des gouvernants.
» Est-elle aussi indépendante des mœurs, cette vitalité ? — C’est ce qu’on ne pense guère à l’étranger et j’avoue ne pas être d’un autre sentiment. — Reste donc à démontrer que les mœurs françaises ne sont pas aussi dépravées qu’on se le figure. Je suis bien convaincu, Monsieur, que vous avez rompu plus d’une lance à ce sujet ; quant à moi je ne compte plus les discussions engagées sur ce thème.
» C’est presque un truisme de dire qu’à part de rarissimes exceptions, l’étranger nous juge sur ce que nous lui disons de nous dans nos romans et dans nos pièces, sur ce que nous lui montrons de nous à Paris, ou plutôt dans un coin de Paris. — Le Bois, les Variétés, le Moulin-Rouge, le Gil Blas et la Vie parisienne ; les personnages de Zola, Bourget, Marcel Prévost, et de l’aimable trio que vous recommandez à notre admiration : voilà, pour l’étranger, la France et les Français.
» Jugement superficiel ? — On ne peut pourtant demander à ces gens de faire une contre-enquête après chaque pièce ou chaque roman. — Avouons plutôt, bonnement, que nous faisons le possible pour entretenir la fâcheuse opinion qu’ils ont de notre vie sociale.
» C’est d’abord grâce à notre fureur de blague, de dénigrement, de “débinage” de tout ce qui est français, de tout ce qui est à nous ; à ces stupides et agaçantes fanfaronnades dont on peut dire, en retournant la définition de l’hypocrisie, que le vice y reçoit l’hommage de la vertu.
» C’est grâce aussi, il faut bien le dire, à un certain goût tout cérébral pour la polissonnerie littéraire. Telle brave mère de famille, assez bégueule chez elle, se précipite à des pièces dont rougirait un suisse : vérité en deçà du « home », erreur au-delà.
» À tout cela, vous le pensez, je ne viens pas proposer de remèdes ; je n’ai pas l’ambition de régenter les goûts de mes contemporains et c’est là œuvre de sénateur. — Mais il est un point sur lequel je voudrais attirer votre attention, car il contribue plus que tout le reste à fausser l’opinion étrangère, et parce qu’en somme cela se réduit à une question de probité.
» Je veux parler de ce sophisme si commun qui consiste à donner comme type de toute une classe une abstraction faite de tous les défauts d’un groupe de cette classe. Ainsi Zola, ayant soigneusement catalogué toutes les turpitudes d’un arrondissement agricole, nous a bâti “le paysan français” ; ainsi Bourget, après analyse de cette écume où s’ébattent fraternellement rastas, noble et financiers, nous a donné “la physiologie de l’amour moderne”. — Rien n’est assurément moins légitime que cette façon de concevoir un “type” représentant soi-disant toute une classe ou toute une société. — Ce n’est plus un portrait, plus même une caricature, mais un véritable monstre qu’on a rarement occasion, Dieu merci ! de rencontrer en chair et en os.
» Oserai-je vous dire maintenant que vos trois amis ne me paraissent pas exempts du même reproche ? — Certes, on peut aimer ou haïr les « clubmen », c’est affaire de goût ; mais encore faudrait-il s’entendre. — De grâce, Monsieur, prenez les annuaires des quatre cercles de Paris où l’élection se fait au suffrage universel (environ trois mille individus, je pense) et, muni de tous les renseignements possibles, veuillez les examiner avec le même scrupule qu’un texte grec. — Les voilà passés au crible, les affreux clubmen de Gyp, Lavedan et Donnay ! — Maintenant, en conscience, dites combien vous avez trouvé d’Argannes, de Morières, etc. — Sont-ils deux cents ? J’en doute. Mettons trois cents si vous voulez : cela ferait un dixième. Eh bien ! Monsieur, volontairement ou non c’est cette infime minorité que vos amis nous donnent pour la haute société française ; c’est du moins ce que l’étranger, la province, et bon nombre de Parisiens, sans doute, ne manqueront pas de prendre pour tel !
» Surtout n’allez pas croire que ceci soit un plaidoyer pour l’art utilitaire. L’art pour l’art, c’est entendu ! Encore faudrait-il que cet art sacro-saint n’induise pas en erreur l’infortuné qui n’est pas du cénacle ! — Ce que je demande c’est que les personnages sur lesquels a porté l’observation soient nettement et loyalement situés.
» Il plaît à tel auteur de traiter des sujets scabreux, de disséquer un monde spécial, de brûler des parfums plus ou moins subtils. Fort bien, c’est son droit ! — Mais, ce faisant, qu’il ne perde pas de vue que son livre franchira le cercle des Parisiens, que plus loin on prend aisément la partie pour le tout, — bref, qu’il prenne la peine de tracer les limites de la province qu’il explore.
» Tant pis pour les imbéciles ! dira-t-on.
» Non ! — Mais tant pis pour la justice et la vérité ! Tant pis pour le bon renom de la France dans le monde ! Tant pis aussi, peut-être, pour la stabilité sociale de notre pays !
» De tout cela, Monsieur, je sais que vous avez cure et c’est ce qui me fait espérer votre indulgence pour ce long grimoire. »
Voilà des réflexions fort sensées. Elles tombent directement sur les gentilshommes de l’Armature, si petits, si vilains, et sur le baron Saffre, si gros, si encombrant, presque invraisemblable, Moloch de métal. Je sais bien ce qu’on peut répondre : un moraliste est presque toujours obligé de choisir des caractères nettement tranchés, de noter ce qui tire l’œil, de s’élever jusqu’au symbole. Voyez Molière et son Avare, son Tartuffe d… Oui, mais Molière n’a pas prétendu représenter la forme particulière qu’a prise l’avarice ou l’hypocrisie à un moment très précis de l’évolution sociale. Harpagon, Tartuffe pourraient être avancés ou reculés d’un siècle ou deux sans rien perdre de leur vraisemblance. Au contraire, quand on est le biographe ou le géographe d’un certain « milieu », on est tenu à plus de détails et de diversité. Il me semble que les personnages de Balzac sont très complexes ; qu’ils « baignent », pour ainsi dire, dans une atmosphère de vie, qu’on sent remuer en eux des sentiments multiples et grouiller, autour d’eux, un pêle-mêle de gens qui ne leur ressemblent pas, qui ne sont pas tous nécessairement des imbéciles et des canailles… Enfin M. Paul Hervieu n’aura pas trop de toute sa subtilité inventive pour répondre à ces objections.
M. Paul Hervieu n’est pas seulement un observateur, un témoin. Il formule parfois des conclusions. Quelque temps après la publication de l’Armature, il fit représenter, sur la scène du Théâtre-Français, les Tenailles.
C’est l’histoire d’un mauvais ménage, mais dégagée de tous les incidents grotesques, par lesquels les dramaturges farceurs réussissent à nous égayer avec ce qu’il y a au monde de plus sérieux et de plus tragique. L’horreur que recèle la juxtaposition coutumière et monstrueuse d’un homme et une femme qui ne s’aiment pas, y apparaît avec un puissant relief. Cette belle monographie a secoué un public blasé, en montrant ce qui est, je crois, la pire des misères, et en faisant apparaître la forme la plus immorale de la légalité et du devoir.
Il y eut, par conséquent, contre les Tenailles de M. Paul Hervieu, une belle insurrection de consciences revêches et apparemment irréprochables.
En vain on a prouvé que ce drame ne pouvait pas nuire à l’institution du mariage ; une assemblée de femmes, qui toutes, je pense, sont délicieuses pour leurs maris, s’irrite contre cette pauvre Irène Fergan, qui est coupable de préférer à son insupportable époux, un gentil garçon, normalien, élégant et membre de l’École française d’Athènes. Dans ce concert de vociférations suraiguës, on distingue, par intervalles, des basses profondes et caverneuses. C’est la voix des professionnels de la morale, lesquels, comme vous savez, sont toujours des maris absolument exquis. Ces messieurs voudraient lapider en place publique la maîtresse de l’Athénien. Tels ces scribes et ces pharisiens qui, selon l’Évangile de saint Jean, jetaient des pavés à la femme adultère. « Cette femme, disent-ils en montrant du doigt la jeune Irène, cette femme doit être maudite, parce qu’elle ne fait pas son devoir. »
Le devoir ! Voilà le grand mot lâché. Je respecte infiniment ce vocable sacré et commode. Précisément parce que je le respecte, je ne puis m’empêcher d’être choqué par l’étrange abus que l’on en fait.
J’ai connu un professeur de rhétorique qui ne pouvait m’allonger trois heures de retenue sans s’écrier aussitôt : « Ce n’est pas moi qui vous punis, monsieur, c’est mon Devoir ! » J’entends encore sa voix sèche. Je vois son geste coupant. Ce justicier nous eût hachés en petits morceaux si son « Devoir » lui en eût suggéré le désir. À propos d’un barbarisme, d’un solécisme, d’un faux sens ou de la plus naïve incongruité, il évoquait son spectre favori. C’était lancinant, odieux, bête. C’était à vous dégoûter de la morale. On devrait défendre aux gens de compromettre ainsi la vertu. Pendant un an, le devoir fut le cauchemar de nos jours et de nos nuits.
Plus tard, je lus un livre anglais qui traitait du Bonheur de vivre. L’auteur, personnage notable, membre de la Chambre des communes, bon pied, bon œil, bonne fourchette, se déclarait parfaitement heureux. Il flétrissait les hâves pessimistes. Il laissait entendre qu’un mauvais estomac, un foie rebelle, une jambe rhumatisante et une vessie graveleuse sont toujours associés à une mauvaise conscience. Pour lui, grâce au Ciel, il n’avait pas à se plaindre de la destinée. Il avait trouvé le moyen de se réjouir du matin au soir. Généreusement, il livrait au public son infaillible secret (j’allais dire son truc). C’était bien simple. Deux mots suffisaient à exposer la méthode : ce gentleman faisait toujours son devoir, tout simplement.
Par devoir, un Anglo-Saxon entre, le matin, solennellement, dans son tub et vaque aux soins minutieux de l’hygiène et de la propreté, ainsi que le recommande la morale britannique, au •chapitre des devoirs de l’homme envers lui-même. Par devoir, le même Anglo-Saxon, pour se conformer aux vues de la nature qui le doua d’un robuste appétit, s’assied devant un confortable beefsteak. Partout le devoir, au tennis, au polo, au football, au gulf. Outre-mer, le développement des biceps est le commencement de la sainteté. M. Paul Bourget raconte qu’il y a en Amérique des lycées de jeunes filles où les élèves sont mesurées tous les mois. On donne de mauvaises notes à celles qui négligent leurs muscles et dont la taille, les hanches et le buste dénotent un athlétisme insuffisant.
Lorsqu’on est ainsi en règle avec soi-même, c’est une joie profonde que de remplir ses devoirs envers ses semblables. Car l’homme a des obligations envers l’humanité. À l’égoïsme bien entendu doit s’unir l’altruisme raisonnable. Faisons connaître aux nations les vérités dont nous sommes dépositaires : par conséquent, répandons sur le monde les petits livres ennuyeux des sociétés bibliques. Soyons les pionniers de la civilisation. C’est un excellent prétexte pour dépouiller, alcooliser et même fusiller de pauvres nègres qui vivaient tranquilles dans leurs forêts de baobabs.
Le « devoir », ainsi conçu, autorise tout, même ce qui n’est pas permis. Je ne prétends
pas que cette morale, essentiellement pratique, soit spéciale aux puritains anglicans.
Elle est commune, paraît-il, à presque toutes les races du Nord. Taine a écrit une belle
page là-dessus. « Ce qui distingue, dit-il, le génie des peuples germains, ce
sont ses préoccupations morales. Plus grossiers et plus lourds, plus abandonnés à la
gloutonnerie et à l’ivrognerie, ils sont en même temps plus remués par la conscience…
De la beauté épanouie et heureuse, nul souci. »
Et l’illustre auteur de
l’Histoire de la littérature anglaise attribue cette disposition morose
à l’influence de la boue et de la pluie, à l’« abondance des spectacles
déplaisants et mornes »
, au « manque des vifs et délicats
chatouillements »
, à « l’ouragan qui se démène dans les noires forêts
de sapins ou sur la houle blafarde parmi les goélands qui crient »
. Il montre
les progrès qu’ont faits les
Anglais et les Allemands, depuis
le temps où « raidis et violacés par le froid, ils trouvaient pour tout régal, en
se claquemurant dans leurs chaumières, une pièce de bœuf salé, sous une lampe fumeuse,
près d’un feu de tourbe »
.
Vous reconnaissez, dans ces images poussées au noir, la théorie des « milieux ». C’est en effet dans une ville lugubre, à Königsberge, que l’éthique du Devoir trouva sa formule la plus célèbre. Un professeur de logique et de mathématiques, Emmanuel Kant, entreprit de mettre l’humanité au pas et de la faire manœuvrer en lui dictant quelques consignes prussiennes. Il inventa l’Impératif catégorique et fonda sur ces deux mots une philosophie qui, dans la suite, servit merveilleusement les desseins de M. de Bismarck, D’ailleurs, ce sage évita soigneusement, pour son propre compte, les devoirs trop lourds et trop compliqués. Ce fut un célibataire endurci. Par là, il se dispensa d’étudier les douloureux problèmes que M. Paul Hervieu soumet au public du Théâtre-Français. Et cet apôtre de l’action réduisait son activité à se promener tous les jours, à la même heure, au même endroit, méthodiquement, hygiéniquement.
La génération à laquelle j’appartiens a été élevée dans le kantisme. Cette doctrine maussade ayant réussi aux Allemands, les réformateurs de notre enseignement public ne doutèrent pas un seul instant qu’elle ne fût très propre à former, pour la France nouvelle, des électeurs consciencieux, des réservistes modèles et des territoriaux excellents. Je crains qu’ils n’aient été dupes d’une illusion.
Notre race, ardente, passionnée, mobile, a toujours répugné aux sermons. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir semé, dans l’histoire, d’assez beaux exemples. On n’obtient rien de nous avec des mots froids et des conceptions abstraites. On aura beau faire. Nous avons l’imagination vive, et, pour nous, le Devoir tout nu a une triste figure. Nous n’aimons pas les donneurs de pensums. Les locutions vagues, les mines hypocrites déplaisent à notre esprit qui est clair, et à notre cœur qui est franc. Essayez d’imiter les prêcheurs de Londres, de monter sur un tréteau, le dimanche, et d’inviter les gamins de Paris à l’accomplissement de leur « devoir ». Vous aurez un beau succès de rire. Et pourtant, ces mêmes gamins, s’ils sont « emballés » par quelque vision sublime, sont capables de se faire casser la tête, très gentiment.
Le Français est sensible à l’amour de la gloire, à l’amour de la patrie, à l’amour de la vérité et de la beauté. Ce peuple, qui passe pour impie, a fait de grandes choses pour l’amour de Dieu. Il met toujours de l’amour dans sa vertu. C’est ce qui lui donne une grâce efficace à laquelle les quakers eux-mêmes ne peuvent résister. Un Français amoureux est ce qu’il y a au monde de plus charmant, de plus fort et de meilleur.
Alors quoi ?
Eh bien ! il faut laisser à leurs doléances les censeurs qui font consister le devoir dans je ne sais quel monstrueux mépris des plus légitimes passions. Certes, je n’approuve pas les conclusions extrêmes que le poète Catulle Mendès, en un feuilleton mémorable, a tirées des Tenailles. Mais je plains ceux qui cherchent dans le mariage autre chose que les plus profondes délices auxquelles puisse aspirer notre cœur. Il faut renoncer à ces unions de « convenance » ou de « raison » qui enthousiasment les mères prudentes, font pleurer de joie les grands-parents et les tantes et jettent dans une impasse deux jeunes hypnotisés. Il faut maudire cet odieux dicton de sagesse bourgeoise qui prétend que « l’affection naît sur le chevet ». Il ne faut pas croire que la société à tout fait lorsqu’elle a ménagé à ses victimes la misérable échappatoire du divorce.
Tâchons de conformer davantage nos lois et nos mœurs aux instincts éternels qui donnent
à la vie toute sa saveur et tout son prix. La morale y trouvera son compte, puisqu’il
est prouvé que l’amour rend toutes les corvées faciles et tous les « devoirs » légers.
Il est la source de tout héroïsme.
Voilà longtemps que
Lancelot disait à la reine Guenièvre : « Ce mot me conforte en tous mes ennuis ;
ce mot m’a toujours garanti et gardé de tout péril et péché. »
L’alliance des hommes et des femmes serait honteuse si elle se réduisait à des associations commandées par le hasard, par l’intérêt, par la coutume, et désavouées par la nature. Une société qui résiste trop durement à l’amour se· suicide. Elle condamne les individus à l’inertie ou à la révolte. Elle détraque la machine en faussant le grand ressort.
Que M. Paul Hervieu soit loué, pour avoir dénoué des masques d’hypocrisie, et pour avoir agacé, par ses hardiesses courageuses, l’odieux snobisme des Pharisiens !
M. Paul Bourget retour d’Amérique
En ce temps-là l’esprit français prit un billet circulaire sur les railways, steam-boats, tramways et funiculaires de l’univers civilisé, et se mit à faire le tour du monde. On ne voyait partout que gens de lettres portant des sacoches, consultant des horaires, griffonnant des notes sur des feuilles volantes et regardant l’humanité par la portière d’un wagon ou par une fenêtre d’hôtel.
M. André Chevrillon partait pour l’Inde et en rapportait un beau livre, où le bouddhisme flambe, étincelle, pullule avec une intensité accablante. M. René Bazin promenait sa curiosité douce à travers l’Italie et l’Espagne. M. Gabriel Mourey et M. Max Leclerc passaient le détroit, l’un pour cueillir de sveltes fleurs au verger magique des préraphaélites, l’autre pour observer, dans la fumée des usines et dans la rumeur des écoles, comment nos voisins d’outre-Manche savent fabriquer les choses et les hommes dont ils ont besoin. M. Teodor de Wyzewa, rapide et polyglotte, aventurait dans tous les pays sa souple et subtile intelligence. M. Anatole France tombait amoureux de Florence et de l’Ombrie. M. André Hallays préférait Munich et nous disait — trop rarement — les raisons de sa préférence.
M. Émile Zola, lui-même, homme casanier, pensa que ce mouvement centrifuge ne pouvait pas continuer sans lui et organisa des tournées. Puis nous eûmes les missionnaires du New York Herald. M. James Gordon Bennett pria M. Pierre Loti de lui dire son sentiment sur la Terre sainte, et M. Paul Bourget de lui remettre une consultation sur les États-Unis.
Voilà donc l’auteur de Cruelle énigme parti pour le nouveau monde. Il est
sur un « énorme bateau, qui a trois cheminées, qui jauge plus de,
dix mille tonnes, dont la vitesse moyenne est de cinq cents milles par jour, et qui
marche à toute vapeur sur l’énorme mer »
. C’est vrai. Mais on
dirait que M. Paul Bourget est un voyageur trop consciencieux, trop préparé. Il veut se
mettre en état de grâce et se faire une âme américaine. Il sait trop bien, à l’avance, ce
qu’il va voir. Sur le quai d’embarcadère, au moment où sonne le
signal de partance, il se dit déjà que sa vision d’Amérique sera un spectacle
d’énormités.
Cette prédisposition donne aux deux volumes qu’il a rapportés d’Outre-Mer
beaucoup de tenue et de suite, mais leur inflige, en même temps, un peu de monotonie.
Énorme, la ripaille quotidienne de la table d’hôte : vingt-cinq plats, et quel prodigieux
gâchage de whiskey, d’ale, de soda, de thé, de limonade, de porto, de sherry, de champagne
sec, d’eau-de-vie, d’apollinaris !… Énorme, ce dentiste de New York, « artiste en
aurification, qui creuse des tunnels dans les dents de ses clients, qui construit dans
les bouches les plus démontées des ponts de métal avec des habiletés et des audaces
d’ingénieur »
. N’est-il pas, ce dentiste, le symbole d’une race goulue
« pour qui l’entretien du grand outil masticateur a dû devenir aussi important
que celui de la serre pour le vautour ou de la griffe pour le lion »
?
Énorme, cette partie de poker, où l’on voit les parieurs « lire leurs points à
l’angle d’énormes cartes »
, tandis qu’on note le mouvement
cruel de leurs lèvres, la fièvre froide de leurs yeux, tout l’effort de leur immobile
visage tendu pour le bluff… Énormes, ces policemen dont le ventre
bedonne sous le ceinturon… Énormes, ces douaniers « dont une chique enfle la joue,
et qui souillent de longs jets de salive la place qui attend les malles »
.
Énormes, ces réclames qui
recommandent des bicyclettes, des
apéritifs, des guanos merveilleux, des corsets colossaux, des tailleurs incomparables et
des charlatans inouïs.
Mais, s’il en est ainsi, elle est horrible, cette Amérique ! Quelle triste chose que l’arrivée à New York :
Des charpentiers, avec des varlopes et des marteaux, déclouent, reclouent les caisses ; des bras d’employés plongent dans les casiers ouverts… Puis, ces malles sitôt fermées et chéquées, des portefaix les saisissent. Ils les précipitent le long d’une pente en bois dans l’étage inférieur, au risque de les briser, et une âcre, une écœurante odeur de suée humaine pèse sur cette bagarre retentissante… Le landau délabré où je finis par monter me semble un paradis roulant au sortir de cette cohue, quoiqu’il chemine sur un pavé de bois cruellement entretenu — premier signe des dilapidations du budget municipal — et que ce quartier entre le port et la cinquième avenue, où se trouve l’hôtel, soit abominable de laideur.
Des maisons rouges s’allongent indéfiniment… D’autres maisons apparaissent, sales d’affiches… Sur le sol souillé traîne comme une boue gluante, moins pétrie de terre que de détritus…
Un ami de M. Bourget, M. C…, n’y put tenir. Le choc de la libre Amérique faillit lui briser bras et jambes. Cette frénésie de tramways et de locomotives, ces bruits de poulies, ces engrenages de chemins de fer à crémaillère le rendaient fou. Il reprit le bateau, se tenant la tête à deux mains, criant après la douceur de l’Europe et la politesse de la France, absolument ahuri. M. Bourget persista. Mais, à voir cet artiste si délicat, si sensitif, coudoyé, froissé, meurtri par ces mêlées de reporters, de photographes, de prédicants et de marchands de cochon, on souffre, à peu près comme si l’on voyait une fleur happée par la mâchoire d’un concasseur mécanique.
Ses deux volumes, bourrés de faits, fourmillants d’idées, fort compacts, touffus et surabondants, veulent prouver beaucoup. Ils prouvent d’abord (si je ne me trompe) que l’auteur du Disciple s’est ennuyé au pays du colonel Buffalo Bill.
Chateaubriand, dans son voyage d’Amérique, n’a vu que des Français, des sauvages, des fleuves, des forêts vierges et des cataractes. M. Paul Bourget, plus consciencieux, a dirigé sa vue perçante vers les Yankees et vers les machines. Il a tâché, mais en vain, de se faire Yankee lui-même. Il s’est essoufflé parmi des foules hâtives. Il a couru après des tramways. Il a essayé de se passionner pour le cours des viandes salées. Il a visité, du haut en bas, des maisons de quatorze étages. Des ascenseurs perfectionnés l’ont hissé jusqu’à des chambres d’hôtel où il suffit de presser un bouton pour avoir à volonté, dans les cinq minutes, un cocktail, un journal, un cab, un médecin, un pédicure, un billet de théâtre, une brosse à dents, des tickets de chemin de fer, en un mot tous les objets nécessaires à la vie. Dans cinq hôtels, il a compté cinq systèmes différents pour vider les lavabos et les baignoires. Il a essayé de composer un article avec une de ces machines à écrire, dont les touches ressemblent au clavier d’un étrange piano. Il a circulé dans des trains où l’on trouve un buffet roulant, une boutique de barbier, un salon de lecture et une salle de bain. Il a vu à Newport des cottages où d’ingénieux propriétaires avaient combiné les pilastres de Trianon avec les chapiteaux de Baalbeck. Il a lu des réclames affichées dans des voitures électriques. Et ce fut un tourbillon de déjeuners, de parties de coatches, de promenades en yacht, de dîners effrayants, de tennis monstres et de bals forcenés. On lui a fait manger « des raisins prodiges, aux grains aussi gros que de petits boulets ». Un maçon, qui s’intitulait architecte, lui a dit :
« Nous avons fait assez d’argent pour être artistes maintenant. Ainsi, moi, j’étudie le xviiie siècle français. Je veux bâtir des maisons qui soient de ce type, avec tout le confort moderne : eau, gaz à tous les étages, etc. »
D’opulentes dames étalèrent à ses yeux « des turquoises grosses comme des amandes,
des perles grosses comme des noisettes, des diamants longs comme leur ongle »
.
Voici un aperçu des sommes que les gens de là-bas lui firent payer : un costume de soirée,
120 dollars ; une course en
fiacre pour aller dîner en ville,
3 dollars, et 5 s’il s’agit de revenir. Les idées de commerce, de spéculation, de jeu, de
ploom, de puff et de bluff
l’enveloppèrent d’une brume épaisse. On lui vanta les exploits d’un gymnaste célèbre qui
réunit dans sa loge, après le spectacle, les femmes de la meilleure société, et leur
donne, le torse nu, a lecture about his body, une conférence de
musculature. Il remarqua, dans les musées des Américains, un mélange stupéfiant de
Bouguereau et de Besnard, et, dans leurs cervelles, les amalgames littéraires les plus
bizarres : Verlaine avec Georges Ohnet, Mallarmé avec Armand Silvestre. Il a recueilli des
conversations de jeunes filles. Voilez-vous la face, ô Marcel Prévost, et écoutez
ceci :
La jeune fille américaine, quand elle se mêle de faire l’homme, a des audaces de langage qui déconcertent : « Que pensez-vous des petits pantalons que mes vertueux concitoyens ont mis aux statues de Philadelphie et de Baltimore ? » J’ai vu un de mes amis français sursautera cette question brusquement posée dans un salon de la vertueuse New-England. Un autre commençait de s’intéresser à une des innombrables Mays qui circulent à travers les bals et les thés d’après-midi. Une des camarades de May, fumeuse de cigarettes, lui dit à brûle-pourpoint : « Eh bien ? à quand le mariage ? Elle est très gentille, vous savez, très gentille… C’est dommage qu’elle n’ait que la tête de bien… Mais oui, insista-t-elle en gouaillant, nous avons couché dans la même chambre pendant huit jours à la campagne… » Et une description suit, minutieuse : « Pas de poitrine, des omoplates saillantes, des jambes maigres, pas de hanches… Il n’y a que les cheveux. Ah ! par exemple, jusque-là … » Et elle-même plie la jambe, et montre avec sa main la place de son jarret.
Une blonde aux yeux bleus, avec un nez spirituel et impertinent, exposa son état d’âme au French novelist :
— « Maman dit que l’amour est comme un mal de dents. Jusqu’ici je n’ai jamais eu besoin de dentiste. Je n’épouserai qu’un homme riche, très riche. Le reste viendra quand il pourra, ou ne viendra pas. En ce moment, j’ai preneur à cinq millions. Ainsi rien ne presse… »
Et rêveuse, elle ajouta :
— « Je voudrais surtout être veuve. J’ai toujours rêvé de perdre mon mari le jour de mon mariage. J’aurais ainsi moins de regrets, le connaissant moins. Je voudrais, le jour de la cérémonie, en descendant de l’église, le voir foudroyé à mes pieds. C’est si gentil d’être une jeune veuve… »
Autres profils de girl : les garçonnières, capables, pour se procurer quelque excitement, de voyager, accroupies sur un chasse-pierres, ou de lire tout Darwin en quatre jours ; — la collectionneuse, qui combine habituellement les respects de deux soupirants un peu vieux avec les audaces de deux adorateurs un peu jeunes ; — l’intéressée, qui suppute exactement ce que rapporte un honnête flirt. — Lire aussi le joli portrait de l’équilibrée. C’est un repos, une délicieuse fraîcheur… Mais aussitôt recommence le cauchemar américain : va-et-vient de tramways à chaîne, lynchages, trains lancés à toute vapeur, grincement des cars à câbles, montée vertigineuse des ascenseurs, spéculations horrifiques, coups de revolver, ranches, mines, abattoirs… Oh ! ces fermiers, qui émigrent du côté des prairies, ruinés par d’affreux politiciens ! Et ces boucheries où onze mille bestiaires dépècent des viandes saignantes ! Ces gouffres voraces, qui engloutissent, par an, sept cent cinquante mille porcs, un million quatre-vingt mille bœufs, six cent vingt-cinq mille moutons ! Abominables, ces fabriques de rosbifs et de jambons ! Et moins banales, assurément, que les usines de reportage où notre voyageur, harassé, regarda les journalistes américains lancer à cinq cent mille exemplaires l’arrivée d’un pugiliste, la pendaison d’un nègre, ou la biographie d’une chanteuse de café-concert.
M. Bourget s’est attardé quelque peu dans ce qu’il appelle ingénieusement des
« paysages d’affaires »
. Je ne crois pas qu’il s’y soit fort diverti.
Décidément, le plaisir est mince, au sortir des « sensations d’Italie », de compter les
treize millions d’acres de l’Union Pacific, les six millions du Kansas Pacific, les douze millions du Central Pacific,
les quarante-sept millions du
Northern
Pacific, les quarante-deux millions de l’Atlantic Pacific…
Quelle vie ! mon Dieu ! quelle vie !
Pensif, dans le hall d’un des grands hôtels de la cinquième avenue, à
New York, tandis que trois ascenseurs allaient et venaient avec un bruit de poulies
enragées, M. Paul Bourget regrettait « la douce et lente Europe »
, et, tout
en se balançant sur un rocking-chair, il souhaitait « une terre
de beauté où il y eût moins de machines, moins d’usines, moins de journaux, moins
d’écoles, mais des touches d’art partout… »
Et l’auteur de Cruelle
énigme se demandait :
« À quelle heure meurt-on ici ? À quelle heure aime-t-on ? À quelle heure pense-t-on ? À quelle heure est-on homme enfin, rien qu’un homme, comme le criait le vieux Faust, et pas une machine à travail et à mouvement ? »
Forain, lui aussi, était là-bas. Très fatigué, lui aussi, d’être transbordé de cable-cars en elevated, atteint par la nostalgie de la flâne et du bavardage, mordu par le regret des créatures divines qui savent perdre leur temps, Forain soupirait :
« Oh ! qui m’emportera vers une loge de concierge ? »
Et M. Paul Bourget, se rappelant les infernales villégiatures de Newport, reprenait in petto :
« Où est le petit bourgeois de la banlieue parisienne, son arrosoir dans une main, son sécateur dans l’autre ? »
Et tous deux étaient d’accord pour murmurer cette élégie, qui est du vrai Bourget, du Bourget câlin et délicieux :
… Constante outrance dans le luxe et le raffinement. Cet excès a son image dans cette rose, qu’ils dénomment si justement American beauty, et dont les touffes énormes couronnent leurs tables. Elle est si haute sur sa tige, si intensément rouge, si largement épanouie, si violemment parfumée, qu’elle n’a plus l’air d’une fleur naturelle. C’est un produit qui appelle la serre, l’exposition, l’étalage. Splendide comme elle est, on se prend à regretter devant elle la mince églantine des buissons avec ses pétales rosés, qu’un souffle de vent froisse. Mais cette modeste églantine, c’est la nature et c’est aussi l’aristocratie…
Tout de même, les Américains, si occupés qu’ils soient, doivent s’amuser, de temps en temps. Voyons comment ces hommes affairés s’arrangent pour se divertir. Procédons avec méthode. Par tout pays, les étudiants ont la prétention de représenter la joie de vivre et d’être, en quelque sorte, les professionnels de la gaieté. Prenons donc un ticket à la gare et arrêtons-nous dans les cités universitaires : Harvardf, Yale, Wellesley.
La vie physique déborde et semble tout envahir, dans ces centres intellectuels. L’athlétisme y est si raffiné qu’on y trouve jusqu’à des instruments pour exercer les muscles des doigts. Voici un memorial hall, où mangent onze cents étudiants et où l’on dépense par an 40 000 dollars en nourriture.
À Wellesley, où un millier de jeunes filles font du grec, montent à cheval et canotent,
les élèves sont mensurées après chaque exercice. Tour de poitrine, capacité des poumons,
force des bras, force du dos, profondeur de la poitrine, largeur des épaules et des
hanches, dimensions des jambes, tout est noté, catalogué, classé. On obtient ainsi des
statistiques fort intéressantes. M. Paul Bourget put voir, chez la présidente d’un des
clubs de Wellesley, un tableau comparatif intitulé : Girth of chest.
C’était une série de courbes qui montrait le développement moyen de la poitrine obtenu par
vingt étudiantes, après cinq mois de gymnase et de rivière. De trente et un pouces, ces
jeunes personnes avaient passé à trente-trois. Une autre courbe indiquait le déchet subi
par les paresseuses qui n’avaient ni sauté, ni grimpé, ni nagé, ni ramé. Ainsi, en
Amérique, l’amusement est toujours utile et le vice est toujours puni. Toutes ces
universités ont des cris de guerre, qui leur appartiennent en propre. Les étudiants
d’Indiana dissent : « Gloriana, Frangipana ! Indiana ! Kazoo, Kazah !
Kazoo, Kazah ! Hoop Lah ! State University, Rah ! Rah ! Rah ! »
Ceux de
Denver font ceci avec leur bouche : « U, U, U, of. D. Denver,
Ver-si-ty ! Kai Gar
Wahoo Zip Boom. — D. U !… »
Dans
l’Illinois, on se contente de cette formule qui est officielle : « Rah-hoo-rah, zip boom ah ! Hip zoo, rah zoo, Jimmy, blow your bazoo. Ip-sidi-iki. U.
of I. Champaign ! »
Les universitaires du Nord-Dakota se reconnaissent à
cet appel :
Odz-dzo-dzi ! Ri-ri-ri ! Hy-ah ! Hy-ah !
Un peu Sioux des Batignolles, ces jeunes gens. Un peu amazones des prairies, ces demoiselles. Mais quelle énergie vitale ! Quelle dépense d’activité ! Je sais bien que nos préjugés et notre routine hésiteront toujours devant ce mélange de mouvements musculaires et de gloutonnerie cérébrale, de biftecks et d’encyclopédie. Seulement, constatons quelques faits et soyons justes. Ces étudiants étudient. Ils ne conspuent jamais leurs bons maîtres. Leurs associations vivent et prospèrent sans implorer la tutelle des pouvoirs publics ni l’aumône du budget. Les freshmen, les sophomores, les seniors, les juniors des universités transatlantiques n’aspirent pas tous à devenir attachés de cabinet, sous-préfets ou trésoriers-payeurs. Ces étudiantes sont respectées. Elles peuvent sortir dans la rue, se promener dans un square, sans risquer le coudoiement d’un goujat ou les avances d’un don Juan de brasserie. M. Bourget avoue qu’on les « entraîne » un peu comme de jeunes pouliches. Mais ce sont des pouliches intelligentes. Elles sont saines, robustes, gaies, fraîches, décidées d’avance, et sans pudibonderies niaises, à assurer le bonheur de leur mari et la perpétuité de leur race. Les Américains aiment mieux cela que la bécasse morose, plate et bébête, qui apporte sa dot et sa sécheresse à quelque fiancé rapace, nigaud et résigné. On a beau être Gallo-Romain, on ne saurait blâmer ce choix.
Ailleurs, en Géorgie, M. Paul Bourget fut invité à une partie de plaisir tout à fait originale. C’était une chasse à l’homme. Il fallait retrouver, à travers bois, un mulâtre qui avait tué, d’un coup de couteau entre les épaules, un gardien de prison. Les cavaliers se répandirent dans une forêt de térébinthes. M. Bourget montait une bête du Kentucky, douce et bien dressée. Les canons des carabines luisaient d’un éclat sombre sous les chèvrefeuilles en fleur. Les chiens aboyaient. Le mulâtre, débusqué par la meute, se jeta dans une rivière et nagea éperdument. Il plongeait pour éviter les balles. Comme il voulait se cramponner à un pont, deux riflemen tirèrent sur lui. Un de ses bras fut cassé et son front fut éraflé. On le ramassa évanoui. On le ligota. On le rapporta à la ville voisine. On le pendit.
« Affreux ! » dira le lecteur ému. Soit. Mais lisez ce récit au second volume d’Outre-Mer. Il est très beau. On ne peut se défendre d’un sentiment d’admiration en voyant de quelle façon mourut ce misérable. Ces gens-là ne savent pas seulement vivre, ils savent mourir.
Ainsi, à travers ce fouillis de faits, où il chancelait d’abord comme un trappeur inexpérimenté dans une forêt vierge, M. Paul Bourget s’achemine vers des conclusions qui sont favorables aux gens qu’il a observés. Car vous pensez bien que cet esprit, nourri de philosophie, ne pouvait s’abstenir de raisonner et de conclure. Le souvenir de Taine l’a orienté à travers cette végétation et ces broussailles. Frédéric-Thomas Graindorge, docteur en philosophie de l’université d’Iéna, marchand d’huiles et de porc salé à Cincinnati, ne l’a pas quitté un seul instant. Je crois même que, trop fidèle aux exemples de son illustre maître, il a cherché en Amérique moins des sensations neuves que des arguments pour une doctrine préconçue. Il voulait une leçon de courage et d’optimisme. Il l’a trouvée.
Le questionnaire qu’il s’est imposé représente, à peu de chose près, un ensemble de problèmes essentiels. Quel est l’avenir de la démocratie ? Le Suffrage universel peut-il rester un principe de gouvernement sans condamner les hommes à une odieuse barbarie ? — La Science a-t-elle, oui ou non, fait banqueroute ? (M. Paul Bourget ne pouvait échapper, pas plus que personne, à cette question oiseuse et inévitable.) — Enfin l’idée de la race, cette idée au nom de laquelle les Européens s’exterminent, pourra-t-elle supporter quelques tempéraments ? Telles sont les énigmes qui fixèrent l’attention de notre romancier gallo-romain, égaré chez des Anglo-Saxons. Rien n’était plus digne de fixer sa pensée.
Beaucoup d’autres voyageurs ont écrit sur le même sujet15. C’est une belle occasion de comparer, de réfléchir et, s’il y a lieu, de décider.
Mérimée prétendait que, pour bien connaître un pays, il faut commencer par y recueillir des anecdotes. Essayons :
… Un de mes amis, visitant la foire cosmopolite de Chicago, entra dans la section réservée aux plus modernes trouvailles de la pédagogie. Il y avait là des tables à écrire, inventées par d’ingénieux ébénistes, des plumes qui couraient quasiment toutes seules sur le papier, des cartes en relief, que l’on ne pouvait regarder sans apprendre malgré soi la géographie, des machines à compter, des appareils mnémotechniques, bref tout l’attirail par où les maîtres d’école tâchent maintenant de vaincre la paresse, de surmonter l’ennui ou de supprimer l’effort. Une jeune fille, de la plus rare beauté, était préposée à la garde et à l’entretien de ces objets. Elle vint vers mon ami, et, avec une grâce souriante, feuilleta devant lui quelques gros livres d’images, mis en évidence sur une table. Un de ces albums, consciencieusement colorié par un pédagogue expert aux leçons de choses, était intitulé Physiologie des sexes. Mon ami souffrait de voir les yeux bleus de cette jolie blonde se poser sur certains tableaux, terriblement instructifs. Elle lui dit, d’un air sérieux et candide :
« Tous nos garçons, toutes nos fillettes, dans le Tennessee, se servent de cet ouvrage. C’est le modèle le plus récent. »
… À Middlesbrough, ville nouvelle, qui se compose principalement d’une gare, d’un bureau de journal et d’une table d’hôte, M. Max Leclerc déjeuna près d’un homme d’affaires qui était venu de Boston, sa patrie, afin de fonder, dans ce coin reculé du Sud, un comptoir de renseignements commerciaux, de cigares, de couteaux à papier, de livres, de revolvers, de magazines, etc. Ce hardi pionnier, dont la chemise de flanelle, la culotte et les bottes avaient un aspect fort aventureux, ce notable négociant qui tenait avec ordre son livre de caisse et son carnet de chèques, était un gamin de douze ans. The youngest firrn in America ! comme disait, en mâchant sa chique et en caressant le pommeau de son énorme revolver, le rédacteur en chef du Middlesbrough Daily News.
… Mrs Peace Hazard, de Newport (Rhode Island), raconte que sa grand’mère, après avoir distribué à ses enfants la plus grosse part de ses livres sterling, de ses moutons et de ses terres, se félicitait d’être revenue à une vie simple, d’avoir réduit sa domesticité et « de ne nourrir plus que soixante et dix personnes, tant à la salle à manger qu’à l’office ».
… Un jour le baron de Hübner était assis dans un tramway-car, à New York. Soudain, un coup d’éventail le tire de sa rêverie. Il lève la tête et voit devant lui une jeune miss qui le toise d’un air exigeant. Fort penaud, le baron se dérange et cède sa place à l’impérieuse girl, qui ne daigne même pas le remercier. C’est l’usage en Amérique. La femme n’y attend point les marques de soumission, dont l’hommage volontaire flatte, en d’autres pays, sa coquetterie. Elle réclame orgueilleusement son dû. Tel, un créancier qui présente sa note.
… Un hôtelier fort entreprenant vient de « lancer », sur la plage d’Atlantic City, une « attraction » qui lui fera gagner pas mal de dollars. C’est un family-house, où l’on trouve, en outre du fumoir, de l’ascenseur, de la salle de bains et autres commodités, une terrasse pour flirtation. De ce lieu élevé, les amoureux peuvent voir, sans être vus, l’azur de l’Océan. Des parasols perfectionnés les préservent du soleil et de la poussière, comme ces palmes qui abritaient Paul et Virginie. Afin que rien ne manque à cette fête du cœur, le patron a disposé, sur des guéridons, les poésies de Tennyson et de Longfellow, l’indicateur du Michigan Central et de l’Union Pacific, le dictionnaire des professions lucratives, les romans de Dickens. On ne sait pas s’il touche une commission proportionnelle au nombre des mariages que décide, sur cette terrasse, l’influence combinée du sentiment et de la raison, de la terre et de la mer, du paysage et du confort.
… Deux voyageurs, l’un Français, l’autre Américain, s’assoient face à face dans un tramway. L’Américain chique et crache. Il crache par la portière, fort adroitement, et le long jet de salive brune passe, à intervalles réguliers, sous le nez du Français. Celui-ci, n’y tenant plus, veut montrer que les gens de sa race savent cracher aussi. Mais il prend si mal ses mesures, qu’il étale un large crachat sur la figure du Yankee. Aussitôt il s’excuse, mais le bon Yankee, s’essuyant le nez avec un mouchoir rouge : All’s right, stranger ! I guess you are a beginner ! « Cela ne fait rien, étranger, on voit que vous n’avez pas l’habitude. »
… Un jour, dans le Far-West, un wagon est envahi par des cow-boys, cavaliers intrépides, gardiens de troupeaux, moitié bergers, moitié bouchers, reconnaissables à ce feutre de mousquetaire, à ces bottes molles et à ces éperons de capitaine Fracasse, que le colonel américain Buffalo Bill exhiba jadis, dans un cirque et sur des affiches-réclames, aux yeux des Parisiens badauds. L’un d’eux, pour s’amuser, fait sauter, d’un coup de revolver, le cigare que fumait un paisible voisin. Le chef du train accourt au bruit et tue le cow-boy, en lui tirant à bout portant, une balle dans le dos. On jette le corps par la portière et tout est dit.
… Le baron de Mandat-Grancey, voyageur fort curieux, demande à son voisin de dining-car, le colonel F… :
— « Au fait, mon cher colonel, dans quelle arme avez-vous servi ?
— Oh ! je n’ai jamais servi. J’avais un frère aîné qui n’avait pas servi non plus. Seulement, comme il avait l’air très militaire, on l’appelait le général. Étant son cadet, j’ai naturellement pris le titre de colonel. »
Le même voyageur a constaté qu’en certaine petite ville du Dakota, il y a huit cents colonels et deux ou trois cents majors. Les autres citoyens ne sont encore que capitaines. Un nègre, ayant été courrier général des postes, s’appelle maintenant le général Taylor. Ce qui lui donne beaucoup de prestige dans les cafés des boulevards de Paris.
… M. de Grancey enregistre encore les observations que voici :
Les Américaines aiment mieux acheter une boîte de poulet de conserve que de prendre la peine d’élever des poulets. Elles font venir du lard rance de Chicago, plutôt que de nourrir un cochon. Les fermes du Dakota sont sales et laides. Pas un jardin, pas un coin agréable à voir. Rien qui dénote, comme chez nous, la présence de la ménagère. Les culottes des maris sont percées. Les mioches sont morveux et déguenillés. D’ailleurs, telle de ces fermières, une fois enrichie, pourra faire figure en quelque hôtel des Champs-Élysées. Mais alors elle aura tailleur anglais, couturier, pédicure, manicure, blanchisseur, valets de chambre et bonne d’enfants.
… Programme d’une fête de pompiers à Deadwood : Musique. — A neuf heures et demie, procession. — A dix heures, prière par un révérend et discours par un juge. — A onze heures, lecture de la Déclaration d’indépendance, par une dame. — Musique. — Jeux divers.
Fragment d’un speech entendu dans cette fête :
Messieurs, la divine Providence nous a conduits par la main, comme les Hébreux au sortir de la terre d’Égypte, pour nous amener dans cette terre de promission.
Nous étions sobres, chastes et laborieux… Ce n’est pas la république qui nous a donné toutes ces qualités ; ce sont toutes ces qualités qui nous ont rendus capables de vivre en république. Or, ces vertus de notre jeunesse, les avons-nous encore ?…
Quand les caisses publiques sont pillées par ceux-là mêmes auxquels on les avait confiées, comme nous venons de le voir dans l’affaire des Star route ; quand les Jay Gould sont au pouvoir, quand les élections ne sont plus libres, et que ce sont les compagnies de chemin de fer qui en disposent à leur gré en trafiquant de la conscience publique, alors, messieurs, il faut reconnaître que, si la forme républicaine est incapable d’arrêter une pareille désorganisation du corps social, le temps n’est pas loin où il faudra demander à une autre forme de gouvernement la liberté et la sécurité.
Silhouette d’un convoi d’émigrants, aux environs des Black Hills :
Cinq ou six charrettes, traînées par des chevaux maigres. Tout autour, une vingtaine de vaches et de juments poulinières La première voiture est chargée de marmaille. Le père, un petit vieux, le fusil sur l’épaule, la joue gonflée par une chique, marche à côté.
— « Où allez-vous ?
— Dans le Yellowstone.
— D’où venez-vous ?
— De l’Arkansas ; il y a deux mois que nous marchons.
— C’est à vous tous ces enfants-là ?
— Mais oui, étranger. Nous en avons déjà dix. Nous comptons bien compléter les deux douzaines.
— Votre femme n’a pas peur de voyager comme cela en pays indien ?
— Oh ! elle y est bien habituée : nous avions une ferme depuis quatorze ans dans l’Arkansas ; mais cet État-là devient trop peuplé, et puis le pays est entre les mains des politiciens qui ruinent le peuple. Les journaux disent qu’il y a de bonnes terres dans le Yellowstone. Nous avons vendu, et nous voilà. »
… Jack Slade, inspecteur d’une compagnie de transports en Californie, haïssait Jules Burgh, riche fermier. Un ami commun livra Jules à Jack. Le prisonnier fut attaché à un pieu dans une cour. L’autre s’assit en face de lui et le troua méthodiquement de vingt-trois balles de revolver, en ayant soin de ne pas le tuer et en lui indiquant, chaque fois, l’endroit qu’il visait. Le vingt-quatrième coup fut tiré dans la bouche, et défonça le crâne de l’homme. Alors, Jack prit un couteau, coupa les oreilles de son ennemi, les fit saler et les garda comme souvenir.
Le gouvernement essaye, parfois, de mettre un terme à ces vendettas. Baldi Eversale et Old Pap French, chefs de deux puissantes familles du Kentucky, ne pouvaient pas se sentir. On mit à leurs trousses une commission de juges, une compagnie d’infanterie, deux pelotons de cavalerie et quatre ou cinq canons, chargés de les réconcilier. Les deux ennemis furent amenés devant le tribunal, dans une salle d’audience tellement traversée de balles, que les courants d’air enrhumaient les juges. Eversale et French, désarmés et écumants, commencèrent par se regarder en dessous, en proférant d’effroyables jurons. On les rapprocha l’un de l’autre en les piquant par derrière avec des baïonnettes. Des soldats saisirent leurs mains et les réunirent dans une cordiale étreinte qu’un capitaine consolida par quelques tours de corde. Quand le shake-hand fut jugé suffisant on les détacha, on les assit face à face et on les invita à causer.
— « Le plus heureux jour de ma vie, dit le vieux French, est celui où j’ai tué ton fils aîné.
— Ah ! dit l’autre. Eh bien ! moi, je me suis joliment amusé, le jour où j’ai pris ta première femme. J’ai tué trente-deux French, et j’espère bien en tuer trente-deux autres avant de mourir.
— J’ai tué trente-quatre Eversale, répliqua Old Pap, et j’espère bien vivre assez vieux pour en tuer une centaine. »
Il est probable que cette conversation de gredins dure encore. Cela se passait au mois d’août 1890.
… Mgr Ireland, archevêque de Saint-Paul dans le Minnesota, écrivait à ses ouailles, lors de la promulgation de la loi contre le trafic des liqueurs, la lettre que voici :
Le trafic des liqueurs est démoniaque… Ce ne sont pas les marchands de liqueurs en détail qui sont les plus coupables. Les marchands en gros, les brasseurs, les distillateurs sont la cause principale de la multiplication des cabarets… Le trafic des liqueurs est démoniaque dans son insouciance : il ne s’inquiète point si le foyer domestique est désolé, si la joie et l’espérance sont écrasées dans le cœur, si la vertu est détruite, si les âmes sont damnées, si la terre est maudite et l’éternité devenue un désespoir hideux.
En observant la tendance de l’opinion publique, ici à l’Ouest, il n’est pas difficile de s’apercevoir que l’un et l’autre des deux grands partis politiques du pays seront bientôt forcés d’accepter les principes de cette grande et toujours croissante foule profondément convaincue que si l’on permet que la moralité publique dégénère, le fondement d’un État libre succomberait aussi, et l’anarchie usurperait le trône de la liberté. C’est un sophisme commun à ceux qui cherchent la popularité en faisant la cour aux instincts les plus abjects de l’homme, de prétendre que ceux qui veulent réprimer l’ivrognerie, et d’autres vices, par la législation si c’est nécessaire, s’efforcent de dérober toute joie de la vie, tandis que la misère, la tristesse et le désespoir de la vie sont liés au crime. Les vrais amis du peuple sont les vendeurs de liqueurs qui lui creusent les fosses, et remplissent les asiles d’orphelins.
J’ai ramassé un paquet de faits, à la façon de Stendhal et de Taine. Ce n’est pas M. Paul Bourget qui me le reprochera. Les témoins qui m’ont fourni ce statement of facts diffèrent beaucoup les uns des autres. M. Max Leclerc, jeune, entreprenant, audacieux, approuve les Américains, parce que les Américains n’exigent pas, comme nous, des hommes auxquels ils confient leurs intérêts, un certificat de vieillesse et de caducité. M. de Varigny, épris de courtoisie chevaleresque, pardonne beaucoup aux Yankees, parce qu’ils aiment et respectent les femmes. M. le baron de Grancey, qui trouve le moyen d’être à la fois amusant, réactionnaire et pessimiste, rédige, aux étapes de ses raids, des articles que M. Paul de Cassagnac pourrait signer, et envoie, du fond des Montagnes-Rocheuses, des arguments à M. le comte de Mun. Le lecteur soigneux complétera cette enquête en feuilletant le diary rapide de M. Léo Claretie, en lisant les notes précises de M. le marquis de Chasseloup-Laubat, ainsi que les rapports de M. Bonet-Maury sur cet étonnant congrès de Chicago, où l’on vit des curés, des pasteurs, des rabbins et des bonzes, mus par un généreux effort d’idéalisme, exposer leurs religions.
Ce dossier prouverait d’abord que chacun rencontre en Amérique ce qu’il y cherche. La richesse de ce pays est formidable. C’est bien toujours l’El Dorado des conquistadores. Les gens curieux d’expériences politiques, de nouveautés religieuses et de solutions sociales n’y sont pas moins satisfaits que les chercheurs d’or, de pétrole ou de nickel. C’est un chaos colossal, encore ouvert à toutes les investigations et à toutes les chimères.
Seulement, on se trompe si l’on croit trouver dans le tohu-bohu de New York ou dans le
silence des savanes, le remède aux maux sans nombre dont souffre l’Europe. Le voyage
d’Amérique, pour un Français, est proprement un voyage aux Antipodes. Les Yankees peuvent
être très forts, très bons même, très vertueux. Je n’y contredis pas. Les Américaines ont
d’ordinaire les cheveux longs, la taille riche, les dents claires, le teint éblouissant,
les plus beaux yeux du monde, et le diable au corps (oh ! combien !). Mais décidément,
nous n’avons pas le crâne fait de même. Il n’est rien, dans leur pays, qui ne froisse nos
habitudes, qui ne choque notre goût, qui ne déconcerte nos instincts. Nous aimons la
beauté, et notre fantaisie latine la fait consister principalement en un accord harmonieux
de parties liées. La mesure et la symétrie nous plaisent. Nous avons beau regarder vers le
Nord, nous n’en restons pas moins des orateurs et des architectes, amis des paroles
intelligibles et des formes nettes. Classiques jusque dans nos
exubérances, nous pardonnons à Victor Hugo ses métaphores à cause du bel ordre de ses
discours. Le souvenir du Parthénon nous rend indulgents pour la Madeleine. Logiciens à
outrance, plus jacobins que jamais, ennemis des juxtapositions artificielles, condamnés à
vivre dans le provisoire parce que nous sommes toujours à la recherche de l’absolu,
amateurs, avec cela, de tournois et de joutes, nous faisons battre, présentement, la
Science et la Foi et nous ne pouvons défendre l’une sans injurier l’autre. Cela s’appelle,
en pays latin, être conséquent avec soi-même.
Justum et tenacem
propositi virum…
Chez nous, on montre aux étrangers de distinction l’église Notre-Dame, le Panthéon, l’Académie, la colonne Vendôme, tout ce qui évoque le passé et défie l’avenir, tout ce qui parle de gloire, d’amour, de génie, de force morale, d’immortalité ; là-bas, on exhibe la boucherie de M. Armour, les cataractes du Niagara… On est fier du temple maçonnique de Chicago : 21 étages, 302 pieds de hauteur, 1 328 bouches de chaleur, 4 700 tonnes d’acier, 7 000 lampes électriques, 17 ascenseurs pouvant transporter par jour 50 000 personnes.
Outre-mer, on aime la force physique, les records, les gageures inouïes, la réclame, les fortunes stupéfiantes, tout ce qui étonne, tout ce qui abasourdit, tout ce qui « épate. ». Les ambitieux de notre pays sont tous plus ou moins hantés par l’épée, le petit chapeau et la redingote râpée de Napoléon. Nous sommes d’incorrigibles idéalistes et nous admirons béatement les conquêtes qui ne rapportent ni sou ni maille. Là-bas, on préfère les dollars de Jay Gould et de Vanderbilt.
Notre morale consiste principalement à enseigner l’art de se passer des choses. Simplifier la vie, supprimer nos désirs en faisant comme s’ils n’existaient pas, diminuer le nombre de nos besoins, voilà, pour nos ◀philosophes▶, le commencement de la sagesse. Le bonhomme Richard n’était point de cet avis. Soyons pratiques, disait en somme ce sage vieillard. Ne refusons pas les bienfaits que la Providence, aidée par l’industrie, nous prodigue abondamment. Les Américains ont écouté ces préceptes. Le renoncement aux joies terrestres leur a toujours paru, bien qu’ils soient religieux et volontiers prédicants, une sombre folie. Si Dieu (ils font souvent intervenir la divinité dans la question des tramways ou dans les discussions d’économie politique), si Dieu a donné au Yankee certains appétits, c’est apparemment qu’il l’a voulu. N’allons donc pas à l’encontre de sa sainte volonté. Qu’à chacun de nos besoins corresponde une conquête sur l’inertie des choses, un progrès de mécanique. Les Latins, qui sont des maladroits, conçoivent le paradis sous la forme d’un jardin mal entretenu. Pour l’oncle Sam, l’Éden idéal est celui où les élus n’auront qu’à presser un bouton pour boire à leur soif et manger à leur faim. Aussitôt dit, aussitôt fait. Et l’Amérique devint un gigantesque laboratoire où la Science déchaînée se livra à des orgies d’invention, de construction, de métallurgie et d’électricité.
M. Paul Bourget conclut : la Science n’a pas fait banqueroute. Voilà un peuple où les universités ‘vivent en paix avec les Églises, où la pédagogie rationnelle n’est pas nécessairement irréligieuse, où M. Homais ne se moque pas de l’abbé Bournisien. Les Américains ne demandent à la Science que les bénéfices dont elle dispose. Ils n’ont jamais cru que les lampes Edison, les Pullman-cars et les wagons réfrigérants leur donneraient la paix du cœur. Parfaitement, et nous devrions bien les imiter en cela. Mais ils ont une façon vraiment sommaire de concilier les antinomies. Un Anglo-Saxon, lorsqu’il ouvre une boîte de corned beef, ne doute pas un seul instant que ce corned beef n’ait été destiné, de toute éternité, à sa propre subsistance. Telle la manne pour les Israélites. (Voyez le livre inouï de sir John Lubbock sur le Bonheur de vivre.) Pour de tels esprits, la réconciliation de Darwin et de Moïse est l’affaire d’un tour de main : on les pousse l’un vers l’autre comme deux trappeurs ennemis. Nous voulons, nous autres, des solutions moins expéditives et plus durables. Notre science, qu’elle soit représentée par un Burnouf ou par un Pasteur, est de race fière et de mine hautaine. Elle dédaigne l’argent. Elle a horreur du commerce. Quand elle se réconciliera avec l’esprit religieux, ce sera par d’autres voies et par d’autres moyens.
Je ne crois pas que l’imitation complète de la démocratie américaine doive être proposée ou imposée à notre démocratie latine. Nos hérédités nationales répugnent à ce pastiche. Cette copie machinale nous ôterait nos qualités sans nous donner les vertus de nos modèles. Malgré tout, nous ne sommes pas résignés à considérer la politique comme un métier humble et suspect. Nous aurions un gros chagrin, le jour où le malheur des temps nous réduirait à cette extrémité. Pour nos yeux, non désaccoutumés des spectacles historiques, un ministre, un secrétaire d’État est encore autre chose qu’un simple gérant de cercle, ou qu’un courtier marron.
Autant j’admire les descriptions, les remarques, les vues de pays et les états d’âme que M. Paul Bourget a rapportés d’outre-mer, autant je me défie des recettes sociales et des panacées un peu cosmopolites dont il nous vante l’efficacité. Cela, pour beaucoup de raisons, qui seraient trop longues à énumérer, car la matière est infinie.
Et maintenant, retournons à M. Paul Bourget, romancier. L’auteur d’Outre-Mer s’est souvenu que sa renommée, fondée d’abord par des dissertations littéraires ou sociales, avait été singulièrement accrue par des récits tels que Cruelle énigme, Mensonges, Crime d’amour.
L’Idylle tragique l’a ramené, par une pente naturelle, aux héros qu’il aimait à fréquenter.
Quelques personnes aimeraient mieux que le célèbre auteur de Cruelle énigme consacrât son beau talent à ne pas nous raconter toujours ce que font les gens qui n’ont rien à faire. Mais ceci n’est que l’expression d’une préférence personnelle. Je ne voudrais pas que l’on donnât à ce regret, d’ailleurs superflu, la valeur d’une opinion. Suivons donc, encore une fois, M. Paul Bourget dans la haute pègre.
L’« idylle tragique » se noue parmi les joueurs cosmopolites du tripot de Monte-Carlo, se développe sous les palmiers d’un hôtel de premier ordre, court, sur la « côte d’azur », jusqu’à Gênes, flotte, en yacht américain, aux environs de Cannes, s’égare sur les pelouses d’un golf-club et autour d’innombrables five o’clock, erre de villa en villa et de casino en casino, se fixe en des jardins de roses, roule en sleeping-car, s’attarde en des smoking-rooms, se complaît au milieu des gentilshommes pauvres, des commerçants riches, des archiducs toqués et des rois noceurs qui bariolent si étrangement de leurs costumes, de leurs ambitions, de leurs misères, de leurs splendeurs et de leurs ennuis nos deux départements-auberges : les Alpes-Maritimes et le Var.
All right ! Va bene !… Qui oserait se plaindre que M. Paul Bourget, fort expert à choisir ses décors, ait encadré son drame dans cette magnificence de lumière, de luxe, de femmes et de fleurs ? Qu’importent les Anglo-Saxons rencontrés sur la Corniche ? Ce pays est unique au monde … Il est doré par le sable fauve des promontoires, argenté par le feuillage des oliviers pâles, bleui par le ciel clément et par la mer engageante. On voudrait s’arrêter à toutes les escales de ce rivage embaumé. On goûterait si bien, là-bas, dans l’ombre odorante des citronniers et des mimosas, la joie du souvenir ou la douceur douloureuse de l’oubli !… C’est dans ce paradis que j’ai lu la fin de l’Idylle tragique. J’allais, le long de la côte ligurienne, au retour d’un voyage dont les visions n’avaient point effacé les images gravées dans ma mémoire par les premières pages de cet émouvant récit. Lorsqu’une involontaire rêverie me détachait de ma lecture, j’apercevais, par la portière du wagon, quelque village heureux qui descendait vers un golfe, des bourgades aux noms sonores, des plages dont l’inflexion molle était un repos pour les yeux, des oasis de verdure et de parfums, qui semblaient épanouies tout exprès pour charmer et pour endormir la souffrance humaine. Idylle tragique ! Cette antithèse obsédante, que je retrouvais à tous les feuillets de mon livre, convenait à ce paysage. Tout est joli, tout est souriant, d’abord, dans ce jardin de délices. La couleur des eaux est en harmonie avec l’opulence pourprée des roses, avec la riche végétation des palmiers, des figuiers, des pins, avec l’éclat des fruits mûrs qui brillent à travers les feuillages. On ne songe plus, en regardant cette beauté qui rayonne, aux spectacles rebutants que la nature et l’homme infligent si souvent à notre esprit et à notre cœur. C’est une fête pour l’âme et pour les sens. L’hospitalité de cette mer, de cette terre, de ce ciel, est amicale, prévenante. La profusion des trésors étalés n’accable point l’esprit par un excès de grandeur ni de force. Rien d’énorme, ni de difforme, ni d’indiscret. Partout une grâce facile. Les roses s’enroulent, en guirlandes molles, au marbre ajouré des balustres. Et, parmi ces floraisons douces, les sveltes palmiers se hérissent en aigrettes ou se déploient en éventails. Non pas les palmiers d’Afrique, rigides, presque métallisés, durcis par les braises du désert, à peine égayés par le souffle tiède qui vient des syrtes. Non. Des palmiers apprivoisés, bénévoles, qui ne se haussent pas trop au-dessus de l’humanité. Ils sont là, bien tranquilles devant les portes, épandant leurs ombres indulgentes sur des massifs d’anémones et de violettes, tandis que les oliviers, aux pentes des collines, atténuent, de leur jolie nuance, le vert trop éclatant des pelouses… San Remo, Bordighera, Menton, Beaulieu… Pourquoi faut-il que ces noms, évocateurs de visions claires, éveillent aussi en nous la hantise de la maladie et de la mort ? Ces maisons blanches et roses, si coquettes, ont abrité de lentes agonies. Sous ces branches, que le printemps rajeunit, il y a des vieillesses précoces et de navrantes caducités. De toutes parts, dans cette surabondance de joie et de vie, on attend la mort ; on l’attend avec une angoisse résignée, en essayant d’obtenir d’elle quelques délais…
Mais à quoi bon chercher à décrire le théâtre de l’Idylle tragique, lorsqu’il me suffirait de feuilleter le volume que j’ai sous les yeux, et d’y choisir de ravissantes aquarelles ?
Voici un clair de lune à Monaco :
… Le disque d’argent éclairait tout l’horizon d’une lumière presque aussi intense que celle du grand jour. C’était d’abord la mer que cette lune illuminait, une mer de velours bleu, sur laquelle cette ruisselante et mourante traînée de clarté blanche traçait un chemin miraculeux. La nuit était si limpide que, dans cette baie ainsi éclairée, on distinguait le gréement d’un yacht immobile sur ses ancres, à l’abri du promontoire que couronnent les créneaux guelfes du vieux palais Grimaldi. La grande forme sombre du cap Martin s’allongeait de l’autre côté, et c’était partout un mélange d’éclatantes transparences et de formes noires, comme découpées à l’emporte-pièce sur cette lumière de rêve. Les longues branches des palmiers recourbées en chapiteaux, les poignards dressés des aloès, l’épaisse feuillée des orangers se projetaient en ombres presque dures, tandis que sur les gazons la magie du clair de lune étalait des splendeurs nacrées. Une à une, les maisons éteignaient leurs feux, et… toutes blanches, presque fantomatiques, s’endormaient du vaste sommeil répandu sur ce paysage. L’apaisement de cette heure était si complet que les promeneuses n’entendaient d’autre bruit que le craquement du gravier sous leurs petits souliers du soir et le frisson de leurs robes…
Tournons une quarantaine de pages et regardons cette marine :
La Jenny profilait les lignes élégantes de sa coque blanche et de ses agrès… Elle semblait vraiment la jeune et coquette reine de ce petit port où les bateaux de pêche, les yoles de course et les bateaux de cabotage se pressaient le long du quai. Des marins assis à même les dalles, au soleil, raccommodaient en chantant les mailles brunes d’un filet. Au rez-de-chaussée des maisons s’ouvraient des échoppes où se vendaient les mille outils de la mer : des cordages et des vestes goudronnées, des chapeaux de cuir bouilli et les bottes en caoutchouc…
Ailleurs, c’est le départ de la Jenny :
La colline de Grasse s’étalait luxuriante de cultures, tandis que, sur la baie, la suite des blanches villas s’égrenait parmi les jardins, et que les îles, semblables à deux oasis d’un vert sombre, marquaient un point de départ à la courbe d’un autre golfe, achevée sur la pointe solitaire d’Antibes ; et les arbres de cette pointe, comme ceux des îles, ces bouquets de pins-parasols penchés d’un seul côté, disaient le drame éternel de cette côte, la bataille du mistral et des flots en ce moment suspendue… Pas un mouton d’écume ne tachait cette vaste étendue de saphir en fusion sur laquelle la Jenny avançait dans un bruissement sonore et frais d’eau déchirée. Pas un cirrus, pas une de ces effilochures de nuages que les marins appellent des queues de chat ne rayait la coupole radieuse du ciel, où le soleil semblait se dilater, se réjouir dans un éther absolument pur. Il semblait qu’il y eût comme une conjuration de ce ciel, de cette mer…
Vue des jardins de la villa Helmholtz :
Elle l’avait conduit, sous prétexte de causerie, jusqu’à une espèce de belvédère, de cloître plutôt, avec une double rangée de colonnes peintes d’où l’on découvrait la mer et les îles. Au centre, un carré de terre nue formait un patio planté de gigantesques camélias poussés librement. Le sol était tapissé, feutré, étoffé par la jonchée des épais pétales rouges, roses et blancs, tombés des branches, brillants et lisses comme des éclats de marbre. D’autres fleurs, rouges, roses et blanches, luisaient dans le sombre feuillage lustré. Là il l’avait, pour la seconde fois, tenue entre ses bras, plus près de lui encore…
Vue des jardins de la villa Ellen-Rock, à Antibes :
Elle était arrivée si belle, si mince, tout en mauve, sur un sentier bordé de cinéraires bleues, de pensées jaunes et de larges anémones violettes… Assis tous deux sur la bruyère blanche, sous les pins noirs au tronc rougeâtre qui descendent vers une petite crique d’eau bleue et de rochers gris, il avait appuyé sa tête sur le cœur de sa chère compagne de promenade… Maintenant, rien qu’à regarder ce buste jeune, il lui semblait entendre le battement profond de ce cœur, et retrouver contre sa joue la forme divine de ce sein.
Elle, c’est la baronne Ely de Carlsberg. Trente ans. Fille d’un général
autrichien et d’une
Monténégrine. Petite-fille d’une Grecque.
Épouse morganatique d’un archiduc qui est jaloux, féroce et chimiste. Très belle, d’une
beauté régulière, presque [classique. Un « masque magnifique à la fois et fin,
auquel une blancheur mate et chaude achève de donner un vague reflet oriental »
.
Des yeux « d’une nuance indécise, bruns tirant sur le jaune, avec quelque chose
d’inéclairable dans leur prunelle, comme si une détresse intime en ternissait le
regard »
. Une grâce imposante et douce. Des mains « de grande dame et de
fantaisiste »
. Joueuse intrépide et crâne aventurière. Très cultivée. Lit tous
les livres. Écrit en quatre ou cinq langues. A beaucoup voyagé. Fume des cigarettes de
tabac russe. Professe « qu’il n’y a qu’une chose de vraie ici-bas : s’assouvir le
cœur, sentir et aller jusqu’au bout de tous ses sentiments, désirer et aller jusqu’au
bout de tous ses désirs, vivre enfin sa vie à soi, sa vie sincère, en dehors de tous les
mensonges et de toutes les conventions, avant de sombrer dans l’inévitable
néant »
.
Lui, c’est Pierre Hautefeuille, un Français, venu à Cannes en
convalescence. Très charmant. À fait la guerre de 1870. Garçon délicat, romanesque. Aussi
chaste, qu’on peut l’être en notre temps, « il a atteint la trentième année sans
rien connaître de la vie sensuelle que les froides et rares rencontres de la galanterie
vénale, suivies aussitôt de dégoût et de remords »
. Jeune, naïf,
une âme transparente. Né pour être un Tristan ou un Lancelot, en un
siècle où Guenièvre devient rare et Yseult plus encore.
Voici, maintenant, les autres personnages mis en scène dans ce drame :
Olivier Du Prat, deuxième secrétaire d’ambassade. Ami intime du précédent, avec lequel il
a fait la guerre de 1870. Trente-deux ans, mais paraît plus vieux que son âge. Visage
brun, très maigre, très creusé, « se modelant en méplats vigoureusement
marqués »
. Yeux noirs, d’un noir humide et velouté, dents blanches et
régulières, cheveux drus et bien plantés. Âme étrange, « incomplète et supérieure,
noble et dégradée, sensible et aride, où tout semble velléité, avortement, souillure,
désillusions »
. A eu beaucoup de maîtresses, notamment la baronne Ely de
Carlsberg. Ne croit à rien, sinon à cette maxime de La Rochefoucauld : « Quelque
rare que soit le véritable amour, il l’est encore moins que la véritable
amitié. »
Berthe Du Prat, épouse d’Olivier. Une petite Parisienne comme il y en a beaucoup. Peut-être l’avez-vous rencontrée dans la rue, à moins que ce ne soit à la Bodinière ou aux matinées classiques de l’Odéon. Blonde aux yeux bleus. Fille d’un avoué. Une dinde exquise. La seule honnête femme de toute la bande.
Marius de Corancez. Un Méridional, natif des environs de Barbentane. Se dit gentilhomme. Mélange de Tartarin et de d’Artagnan. A fait la noce, sur le boulevard, avec Casal, Vardes et Machault. Las des cabarets, léger d’argent, exempt de scrupules. Voudrait maintenant dorer son faux blason et réparer les brèches de son héritage en épousant (secrètement, s’il le faut) la marquise Andriana Bonnacorsi, noble Vénitienne, qui descend des doges et possède un sac.
Dickie Marsh, Américain. Ancien conducteur de tramway à Cleveland, dans l’Ohio.
Propriétaire de trois mille kilomètres de chemins de fer dans son pays. A fondé une ville
de cinquante mille habitants, qu’il a appelée Marionville, du nom de sa femme. Promène des
grands-ducs et des princes souverains sur la Jenny, yacht de dix-huit
cents tonnes. Enragé abatteur de besogne et lanceur d’entreprises. Installe le téléphone
entre son yacht et le télégraphe, et « en avant le câble avec New York, avec
Chicago, avec Frisco ! »
Occupe, à toutes les heures du jour, trois secrétaires
et une machine à écrire. Ce « Napoléon de l’Ohio » stupéfie Hautefeuille et Corancez en
leur exposant le plus modeste de ses projets. « Connaissez-vous, leur dit-il, notre
région des lacs ? Tenez, voici la carte. Nous avons là, rien que sur le Supérieur, le
Michigan, le Huron et l’Érié, soixante mille navires, d’un tonnage de trente-deux
millions de tonneaux. Ils transportent par
an pour trois
milliards et demi de marchandises. Il s’agit de mettre cette flotte et les villes
qu’elle dessert (Duluth, Milwaukee, Chicago, Detroit, Cleveland, Buffalo, Marionville)
en communication directe avec l’Europe… Notre capital est souscrit d’hier soir : deux
cents millions de dollars… Dans deux ans, j’irai de ce quai, avec la Jenny, à mon home sans transbordement… Je veux que Marionville
devienne le Liverpool des lacs. Nous sommes un peuple jeune, avec beaucoup de crudités,
mais nous poussons et nous, vous poussons… À tout à l’heure, messieurs ! »
— Un
détail : ce yatchsman homme d’affaires, ayant perdu sa fille, a fait
modeler la statue de la pauvre enfant ; et, devant cette effigie, installée à bord sur un
lit de parade, il apporte, chaque matin, des gerbes d’œillets et d’orchidées.
Miss Flossie Marsh, nièce de Dickie. Visage et volonté d’outre-mer. Incroyablement
sportive et sentimentale. Sait l’archéologie. Peint. Manipule dans les laboratoires de
chimie. Elle épousera M. Marcel Verdier, « un grand garçon blond, très laid, mal
habillé »
, ancien élève de l’École normale, docteur ès sciences. Ce jeune homme
pourrait être un Pasteur. Elle en fera un simple Edison.
Le comte Navagero, Vénitien. Vêtu d’un complet coupé à Londres, le bas du pantalon retroussé comme à Londres, même lorsqu’il ne pleut pas. Marche le pas allongé, la jambe raide, tenant ses gants d’une main et de l’autre sa canne par le milieu, le visage rasé et tendu sous une casquette plate. Fume continuellement une courte pipe en racine de bruyère. Ne vous fiez pas à l’air idiot de ce parfait snob. C’est un Borgia très moderne. Il se débarrasse de ses rivaux en leur proposant des parties de bicyclette, et en limant au préalable les écrous des pédaliers.
D’autres encore : M. Brion, financier, officier de la Légion d’honneur, le vicomte et la vicomtesse de Chézy, etc.
Je prévois qu’après ce catalogue on va reprocher encore à M. Paul Bourget je ne sais quelle prédilection pour les rastaquouères. Là-dessus il faut s’entendre.
D’abord, je ne suis pas éloigné de partager, sur le chapitre de ces bons « rastas », l’opinion de Corancez, lequel expose excellemment, ce me semble, la doctrine de l’auteur :
Rastaquouères ! rastaquouères !… Quand vous avez proféré cet anathème, tout est dit, et, à force de le prononcer, vous ne vous doutez pas que vous êtes en train de devenir, vous autres Parisiens, les provinciaux de l’Europe. Mais oui, mais oui… Qu’il y ait des aventuriers sur la Rivière, qui le nie ? Mais aussi que de grands seigneurs ! Et ces grands seigneurs, sont-ce des Parisiens ? Non, mais des Anglais, des Russes, des Américains, voire des Italiens, qui ont tout autant d’élégance et d’esprit que vous, avec du tempérament sous cette élégance, chose que vous n’avez jamais eue, et de la gaieté, chose que vous n’avez plus. Et les étrangères que l’on rencontre sur cette côte ! Si nous parlions un peu des étrangères ? Et si nous les comparions à cette poupée sans cœur ni sens, à cette vanité en papier mâché qu’est la Parisienne !
Je demande grâce pour quelques Parisiennes, mais j’avoue que cette
Cosmopolis est agréable à regarder. Tous ces gens-là — sauf peut-être
Navagero — s’affublent de jolis costumes et savent arranger leurs gestes en d’harmonieuses
poses. Ils sont plus ragoûtants, n’est-ce pas, que les ouvriers, que les paysans et
surtout que les bureaucrates ! Ils sentent bon. Dans ce monde-là, les âmes ne sont pas
meilleures que dans la bourgeoisie boutiquière ou administrative, mais les cheveux sont
plus brillants et plus souples, les barbes sont mieux frisées, les haleines sont moins
lourdes, les peaux sont plus propres, étant continuellement rafraîchies par le bain, par
la douche et par la friction. Ces oisifs sont exempts de nos tares professionnelles. Ces
inutiles servent à la récréation de nos yeux, et c’est déjà quelque chose. S’ils ont des
vices, ils les étalent sans gêne et, par là, nous consolent de toute l’hypocrisie et de
toute la laideur dont nous devons subir journellement le répugnant voisinage. Corancez
lui-même est charmant, lorsqu’il s’avance vers la Californie (faubourg de Cannes),
« gaiement, un bouquet de violettes à la boutonnière du plus délicieux veston que
jamais tailleur complaisant ait coupé à crédit pour un joli garçon en chasse
d’une dot, ses pieds minces bien pris dans ses bottines jaunes, un
chapeau de paille sur ses épais cheveux noirs, l’œil humide, la dent blanche, fleurant
bon, portant beau »
. — Pierre Hautefeuille, lorsqu’il monte à bord d’un yacht,
dissimule son svelte corps « sous une veste de serge bleu marine et un pantalon de
flanelle blanche »
. La petite Berthe Du Prat, bien qu’elle sente encore un peu
l’étude paternelle, a été habituée, par son diplomate de mari, à mouler sa fine taille
dans un élégant costume tailleur… Mais il faut regarder surtout la baronne Ely de
Carlsberg, soit qu’elle apparaisse « en corsage de poult de soie violet recouvert
d’une mousseline de soie noire plissée avec des manches pareilles »
, soit
qu’elle pose sur ses cheveux « un chapeau tout petit, composé de deux ailes pailletées de
jais violet et d’argent », soit qu’elle prenne le thé, sous un abat-jour rose, « en
robe de dentelle noire à nœuds de satin vert myrte »
, soit qu’elle arbore
« la singularité piquante d’une toilette rouge et blanche aux vives couleurs du
golf-club »
, soit qu’elle accoude au bastingage d’un yacht
« la souple étoffe de sa blouse rouge »
, tandis que le vent fait flotter
« les larges bouts de sa cravate en mousseline noire, assortis aux grands carrés
noirs et blancs de sa jupe »
. Admirez-la, sur ce yacht, à cette minute lumineuse
et suprême :
Des profondeurs de son être, un vague de passion montait, ravageant tout, noyant tout. Que pesaient les craintes de l’avenir, les remords du passé, à côté de la présence de Pierre, ce Pierre dont elle voyait, dont elle sentait le cœur battre, la poitrine respirer, le corps bouger, l’esprit penser, la personne vivre ?… Au commencement du repas, leurs genoux s’étaient frôlés, et tous deux s’étaient retirés par une honte spontanée de ces familiarités que prémédite le libertinage. Mais il y a, chez deux créatures qui s’aiment, une force plus puissante que toutes les hontes, fausses ou vraies, et qui les contraint de se prodiguer ces caresses, si vulgaires quand elles sont voulues et calculées, si romanesques, si délicates lorsqu’elles sont sincères et empreintes, de cet infini que le sentiment communique à ses plus humbles signes. À un moment, leurs pieds se touchèrent sous la table. Ils se regardèrent. Ni l’un ni l’autre n’eut le courage de se reculer. À un autre moment, comme Hautefeuille avait glissé dans une phrase un rappel d’une de leurs tendres promenades à Cannes, Ely éprouva un tel besoin de lui donner une caresse, qu’instinctivement, inconsciemment, son pied à elle se dégagea de son petit soulier, et vint toucher, presser le pied du jeune homme. Ils se regardèrent de nouveau. Il avait pâli à ce contact si intime, si vivant, si voluptueux. Qu’il devait souvent la revoir ainsi dans son souvenir, et tout lui pardonner des affreuses souffrances qu’il subit à cause d’elle, pour la beauté qu’elle avait à cette seconde ! Ah ! la divine Beauté !… Une langueur noyait ses yeux. Ses lèvres ouvertes aspiraient l’air comme si elle allait mourir. L’admirable rondeur de son cou se dessinait nue et sans collier. L’attache en apparaissait gracieuse et puissante, hors de l’échancrure d’une robe noire, d’un noir absorbant qui donnait un éclat plus mat à la blancheur de son teint. La chair, dans cette gaine de soie sombre, avait la délicatesse d’une chair de fleur, et dans ses cheveux bruns qui coiffaient simplement sa tête fière et en marquaient la noble forme un peu longue, un seul bijou brillait : un rubis, rouge et chaud, comme une goutte de sang !
J’entends d’ici le chœur des censeurs. Eh quoi ! ces hommes,
que M. Paul Bourget appelle spirituellement « les chevaliers du smoking »
,
ces femmes plus ou moins folles, est-ce donc là notre dernière aristocratie ? Sans doute.
Du train dont marche notre république, c’est la seule aristocratie qui puisse exciter la
jalousie ou l’admiration des foules. Comment diable voulez-vous qu’il naisse à présent des
aristocrates ? Par l’épée ? On ne fait plus la guerre. Par la vertu ? On s’en (comment
dirai-je ?), on s’en moque pas mal ! Par la gloire ? À quoi cela sert-il, depuis qu’il n’y
a plus de postérité ?
Donc, tout bien considéré, ne blâmons pas M. Bourget au nom de nos bonnes mœurs, qui ne sont le plus souvent qu’une heureuse incapacité de mal faire, ne lui reprochons pas d’avoir cherché, aux environs de la roulette et du tir aux pigeons, des personnes vraiment supérieures qui mènent la vie libre et qui échappent à la vulgarité par un bel appétit d’aventure.
Le diplomate Olivier Du Prat, étant attaché à l’ambassade de Rome, aima la baronne de Carlsberg et en fut aimé. Puis, dans un de ces accès de lassitude dont il est coutumier, il l’a plantée là, seule avec l’archiduc. Il est revenu à Paris. Fatigué d’expériences passionnelles, écœuré par les garçonnières et par les cabinets particuliers, il s’est laissé aller à un « mariage de lassitude » avec sa petite dinde, fille d’un avoué.
Pendant ce temps, la baronne a juré de se venger. Elle rencontre Pierre Hautefeuille à Cannes. Elle apprend que Pierre et Olivier sont aussi liés l’un à l’autre que pouvaient l’être, aux temps mythologiques, Nisus et Euryale. Dès lors, elle se propose un but : jeter au travers de cette amitié un amour fait de haine par qui cette amitié sera bientôt ravagée et détruite… Seulement, elle se prend à ce jeu dangereux. Elle a commencé par se laisser aimer fort méchamment ; elle a répondu aux avances du candide Pierre, lequel ignore la biographie de cette dame et la croit pure. Elle finit par aimer tout bonnement.
Survient Olivier-Nisus. Il arrive d’Égypte, où il a exécuté, point par point, pendant six mois, tout le programme d’un fastidieux voyage de noces (dahabiehs, pyramides, obélisques, temples, cataractes, embrassades obligatoires dans les hôtels). Afin d’oublier les nausées de l’insipide corvée conjugale, il a hâte de revoir son ami, ce qu’il aime le mieux au monde.
Pierre-Euryale va l’attendre à la gare et lui prodigue toutes les preuves d’affection dont il a besoin dans ce cruel moment. Le malheureux Olivier, très clairvoyant comme tous les hommes qui souffrent d’un malaise amoureux, ne tarde pas à voir transparaître à travers les menus incidents de la vie quotidienne le bonheur de Pierre. Nul doute. Pierre aime. Il est aimé ! Et celle qui l’aime, c’est la baronne de Carlsberg… Alors une jalousie affreuse lui torture le cœur. Dégoûté de sa femme, il songe à ce qu’aurait pu être sa félicité avec l’autre, s’il avait su dire les paroles qui apprivoisent les maîtresses indomptées. Il veut revoir cette divine baronne, qui désormais lui est odieuse. Rendez-vous est pris. L’entretien est d’abord aigre, violent. Mais peu à peu, Olivier se sent ému par l’accent très élevé, très noble, d’une passion dont il ne soupçonnait pas la sincérité. Alors il se résout au sacrifice. Il ne fera rien qui puisse déranger la félicité de Pierre. Il s’en ira, n’importe où, avec la fille de l’avoué.
Mais celle-ci a surpris des lettres, des photographies. Elle a découvert l’ancienne liaison de son mari avec la baronne. Et cette Berthe, sottement jalouse, va tout raconter à Pierre !
Entrevue des deux amis. Ils hésitent, ne savent que se dire, puis, brusquement prennent un parti. Réduits à choisir entre l’amour et l’amitié, ils choisissent l’amitié. Ils jurent de fuir, tous les deux, cette femme dont la présence a empoisonné leur union, jadis si saine et si robuste.
Hélas ! pourquoi faut-il que l’infortuné Pierre ait, au dernier moment, une défaillance ? Vaincu par les supplications et par les larmes, il consent à revoir, par un beau soir d’été, celle à laquelle il renonce. Or, ce soir-là, précisément, l’archiduc, qui ne veut plus jouer le rôle de George Dandin, aposte des sbires dans son jardin et leur ordonne de tirer s’ils voient quelque chose remuer dans les allées. Pierre est perdu s’il sort de la chambre de la baronne. Mais Olivier a tout su. Il a deviné la faiblesse de son ami et connu les desseins de l’archiduc. Il se dévoue. Las de traîner sa mélancolie, il entre de propos délibéré dans le jardin sinistre. Un coup de fusil dans l’ombre… Olivier tombe, troué par les balles. Ainsi l’idylle s’achève en tragédie.
Un roman romanesque, un peu étouffé par le détail des anecdotes épisodiques et des personnages accessoires ; — un album de paysages ; — une amusante galerie de profils cosmopolites ; — une suite unique de réflexions sur l’amour, sur le mariage, sur l’adultère (réflexions aiguës qui piquent l’esprit et vont souvent jusqu’au fond du cœur) ; — l’analyse poignante d’un conflit entre deux passions impérieuses ; — l’option finale pour une de ces deux passions : — telle est cette œuvre complexe, touffue, dont l’unique défaut est peut-être une surabondance de richesse et de vigueur. C’est une tentative intéressante pour réconcilier la micrographie psychologique avec le mouvement de la vie et (disons le mot) pour tirer le roman d’analyse du genre ennuyeux où il menaçait de s’embourber. Les titres mêmes des chapitres indiquent clairement le dessein de l’auteur, son intention de revenir aux traditions des vieux conteurs français : En mer… Il matrimonio segreto… L’Ami et la Maîtresse… Un serment… Entre deux drames… le Dénouement. Tandis que, d’autre part, le poète inquiet des Aveux apparaît dans ces en-tête : le Cri d’une âme… Volontés d’amoureux… Autour d’un scrupule…
L’ingénieuse entreprise de M. Paul Bourget a réussi très heureusement. On lit sans fatigue ce gros in-douze de 500 pages. Il y a dans ce récit fourmillant de faits et nourri de substance tout ce qu’il faut pour assurer la fortune d’un livre et pour accroître une renommée qui semblait ne plus pouvoir grandir.
M. Gaston Paris16
M. Gaston Paris a voulu être, avant tout, un philologue. C’est presque malgré lui qu’il est un écrivain. Jamais vocation ne fut plus précoce, ni mieux explicable, ni plus naturelle. La « race », le « milieu », le « moment », comme dirait Taine, unirent leurs influences diverses pour faire de lui, dès sa naissance, un romaniste, et quelque chose de plus.
Il naquit, pour ainsi dire, parmi les vieilles chartes, les vitraux fleuris et les anciennes légendes. Si l’esprit mythologique n’avait pas quitté la terre, avec beaucoup d’autres choses surannées et charmantes, ses biographes raconteraient qu’il fut tenu, sur les fonts baptismaux, par l’enchanteur Merlin et par la fée Viviane. Tout jeune, il fut initié aux tendresses douloureuses de Tristan et d’Yseult la Blonde.
Il était encore adolescent, lorsqu’il entendit Lancelot du Lac dire tout bas à la reine
Guenièvre : « Dame, vous m’avez dit en me quittant : Adieu, beau doux
ami. Jamais ce mot, depuis ce temps, ne m’est sorti du cœur. C’est le mot qui
fera de moi un vaillant homme, si jamais je le suis. Ce mot me conforte en tous mes
ennuis. Il m’a guéri de toute peine, gardé de tout péril, enrichi dans la
pauvreté. »
Les exploits de Roland, les prouesses d’Oger le Danois et de
Guillaume au court nez, les doléances de la dame du Fayel et de la reine Berthe ont
entouré sa vie d’un joli bruit d’héroïsme et d’amour. Il a puisé aux sources mêmes, sans
l’intermédiaire des nourrices rabâcheuses, l’enchantement des contes de fées. C’est Marie
de France, en personne, qui lui a conté le « lai » du Chèvrefeuille :
Un jour Tristan errait dans une grande forêt en Cornouaille. Il cherchait la reine Yseult. Comme la fête de la Pentecôte était proche, on lui dit que la reine passerait sûrement par le chemin des bois avec toute la cour. Alors, il coupa une branche de coudrier autour de laquelle s’enroulait une brindille de chèvrefeuille, et sur l’écorce fraîche il grava ces mots :
Belle amie, ainsi va de nous ;Ni vous sans moi, ni moi sans vous.
C’est ainsi que les deux amants se retrouvèrent et eurent de la joie.
M. Gaston Paris a indiqué lui-même, dans la dédicace qui précède son Histoire poétique de Charlemagne, quelques-unes des impressions qui ont éveillé d’abord ses sentiments et ses pensées. Il dit, s’adressant à son père :
Tout enfant, je connaissais Roland, Berthe aux grands pieds et le bon cheval Bayard aussi bien que Barbe-Bleue ou Cendrillon. Vous nous racontiez parfois quelqu’une de leurs merveilleuses aventures, et l’impression de grandeur héroïque qu’en recevait notre imagination ne s’est point effacée. Plus tard, c’est dans vos entretiens, dans vos leçons et dans vos livres que ma curiosité pour ces vieux récits, longtemps entrevus, a trouvé à se satisfaire. Quand j’ai voulu, à mon tour, étudier leur origine, leur caractère et les formes diverses qu’ils ont revêtues, votre bibliothèque, rassemblée avec tant de soin depuis plus de trente années, a mis à ma disposition des matériaux qu’il m’eut été bien difficile de réunir et souvent même de soupçonner. Vos encouragements m’ont soutenu dans le cours de mes recherches ; vos conseils en ont rendu le résultat moins défectueux. En vous dédiant ce livre, je ne fais donc, en quelque façon, que vous restituer ce qui vous appartient.
Son père, le célèbre professeur Paulin Paris, passionné, enthousiaste comme tous les vaillants de 1830, avait voué une sorte de culte au roi Arthur et aux chevaliers de la Table-Ronde. Mais, en même temps que cet exemple l’engageait à aimer le passé de notre pays, la science paternelle l’habituait à la recherche sincère et désintéressée, au culte pur de la vérité.
À peine sorti du collège Rollin, il se fit inscrire sur les registres de l’université de Bonn, afin d’y recevoir directement la doctrine de l’illustre Diez, que tous les savants de l’Europe reconnaissaient alors comme le maître des études romanes. Il passa une seconde armée à Gœttingue, où il étudia la langue et la littérature du moyen âge allemand, puis rentra à Paris pour devenir élève de notre École des chartes. Pendant plusieurs années, enfermé dans des bibliothèques, dans des ateliers de recherche et des laboratoires d’érudition, il ne se préoccupa guère du « gros public ». Il écrivait une Étude sur le rôle de l’accent latin dans la formation du français, une Histoire poétique de Charlemagne, des dissertations sur le Pseudo-Turpin ; il publiait la Vie de saint Alexis ; il fondait la Revue critique et la Romania. Aujourd’hui encore, lorsqu’il est descendu de sa chaire et qu’il croit avoir assez contribué à la vulgarisation des idées qui lui sont chères, il écrit pour des recueils spéciaux des monographies sur quelques point d’histoire linguistique ou littéraire. Il collabore depuis vingt ans à l’Histoire littéraire de la France, commencée par les Bénédictins, continuée par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vaste monument, fort majestueux et un peu sépulcral, où Renan, lui aussi, aimait, de temps en temps, à disparaître et à se recueillir.
On trouvera peut-être que c’est là une besogne fort ingrate. Déchiffrer de vieux manuscrits, changer des virgules, raisonner sur des étymologies, quel labeur fastidieux ! À quoi cela sert-il ? Ainsi s’exprime, dédaigneuse, la sagesse des brillants causeurs et des écrivains rapides dont la verve débridée ne connaît pas de scrupules ni d’obstacles. J’essayerais de montrer l’utilité de ces menus travaux, si un disciple de M. Gaston Paris — M. Joseph Bédier, auteur d’une remarquable thèse sur les Fabliaux — n’avait écrit cet élégant plaidoyer, qui me dispensera de plus amples explications :
Les érudits se sont mis à l’œuvre depuis trente ans. Voués à cette science de nos anciens dialectes, si jeune et déjà si puissamment féconde, ils s’enferment dans le monde de l’infiniment petit, ils pèsent les syllabes, ils regrattent les mots douteux au jugement. Et le public lettré, qu’effrayent leurs appareils critiques et leur jargon de spécialistes, considère avec surprise leurs laboratoires de recherches microscopiques, et passe.
Œuvre digne de respect, pourtant, et d’émotion. Après les généralisations hâtives, brillantes et inutiles de l’école de Raynouard, de Fauriel, d’Ampère et de Villemain, alors que l’intelligence du moyen âge était compromise par l’à-peu-près et le clinquant romantiques, il fallait que cette réaction érudite se produisit. Il est bon qu’une génération se soit consciemment, pieusement sacrifiée à une œuvre souterraine, obscure, mais nécessaire. Ils savent, ces érudits, aussi bien que personne, que le monde des idées générales est le seul qui vaille la peine qu’on y vive, et ils se sont interdit d’y pénétrer. Ils savent que les faits qu’ils s’épuisent à établir n’ont pas de valeur comme faits, mais seulement si l’on peut en dégager des lois — et ils n’ignorent pas que, le plus souvent, ces lois, d’autres qu’eux les dégageront. Ils savent que le travail scientifique ne connaît pas d’autres joies que celle de la synthèse, et ils sont restés confinés dans leurs analyses infinitésimales. Ils ont su écrire pour vingt lecteurs, contents de travailler pour ceux-là qui viendront. Mais, grâce à cette très belle génération d’érudits, un jour viendra, un jour prochain, où, les grandes œuvres de notre adolescence nationale étant enfin datées, localisées, restituées en leur intégrité et leur splendeur premières, le tableau du moyen âge pourra se développer avec la belle ordonnance, la logique et l’eurythmie de nos siècles classiques.
En effet, on peut dire que, depuis une trentaine d’années, l’aspect du moyen âge se métamorphose sous nos yeux. Auparavant, c’était un bloc, une masse confuse, qui s’interposait entre l’harmonieux décor de l’antiquité et l’inquiète cohue des temps modernes. On admettait que la civilisation occidentale s’était arrêtée pendant cette longue période. On maudissait généralement les années comprises entre 395, date de la mort de Théodose, et 1453, date de la prise de Constantinople par le sultan Mahomet. Ces deux dates étaient considérées comme deux murailles de Chine, derrière lesquelles on entendait une rumeur de folie. Pendant mille cinquante-huit ans, l’humanité n’avait cessé de s’abrutir. Superstition, fanatisme, malpropreté, contravention perpétuelle aux lois les plus élémentaires de l’hygiène, tels étaient, selon l’opinion la plus répandue, les principaux traits de nos ancêtres. Les politiciens flétrissaient avec rage ces siècles abhorrés. On trouverait encore des chefs-lieux d’arrondissement où le « temps des seigneurs » est très commode pour les tournées électorales… Cependant, le moyen âge plaisait aux poètes, aux romanciers, aux peintres en quête de belles férocités. Les mâchicoulis d’une tour crénelée, se découpant sur des rougeurs d’incendie, et recommandés à l’attention des spectateurs par le trémolo de l’orchestre, enflammèrent d’enthousiasme le public de l’Ambigu et de la Porte-Saint-Martin. Pour les romantiques et pour les feuilletonistes, le moyen âge fut un vestiaire, un arsenal, un magasin d’accessoires. Auguste Maquet, le baron Taylor, le père Dumas et Ponson du Terrail, excités par l’exemple de Walter Scott, s’approvisionnèrent de cuirasses, de casques, de plumets, de dagues, de hoquetons et de souliers à la poulaine. Ils mirent au monde une quantité incroyable de chevaliers, de varlets, de bannerets, de dames, de damoiselles et de damoiseaux, de ribauds et de ribaudes, à qui l’on pardonne encore leur absence de vie intérieure, à cause de leurs pittoresques accoutrements.
Rien de plus simple d’ailleurs, ni de plus sommaire que cette vision « moyenâgeuse ». Depuis la mort de Théodose jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs, à travers les règnes et les dynasties, malgré les changements de la mode et les révolutions de la politique — pendant dix siècles, — le costume, les mœurs, le langage demeuraient conformes à un type définitivement choisi. Toujours le même panache, la même cotte de mailles, le même « poignard de miséricorde », la même « épée de Tolède », les mêmes jurons : Têtebleu, sacrebleu, sambleu, corbleu. Le cor de la Chasse du Burgrave sonnait toujours aux quatre coins de l’horizon. Quant au « vieux français » que parlent ordinairement le Bâtard de Mauléon et Charles VII chez ses grands vassaux, rien n’est plus aisé que de l’apprendre. Cela consiste à mettre les messire devant les noms propres et moult devant adjectifs. Ce « vieil languaige » est mort récemment, sur les hauteurs de Montmartre, malgré les efforts que tentèrent les joyeux cabaretiers du Chat-Noir, pour le préserver de la désuétude…
C’est que, peu de temps avant le Chat-Noir, les érudits étaient venus, paléographes, diplomatistes, correcteurs de textes, redresseurs de torts, tous armés de ces instruments de précision à qui les préjugés, les snobismes et les erreurs ne peuvent pas résister. Quelques-uns, parmi eux, apportaient à leur besogne un respectable zèle de prosélytisme, une vraie fureur de réhabilitation. Tel M. Léon Gautier, qui est arrivé, par un minutieux dépouillement des chansons de geste, à reconstituer — ou peu s’en faut — le cabinet de toilette et le trousseau de la belle Aude, d’« Aélis au clair visage », d’Anfélise, de Mangalie et de plusieurs autres princesses, aussi vermeilles que la rose en mai. Le même M. Léon Gautier, d’ailleurs si savant et si digne d’estime, semble croire (oserai-je le dire ?) que l’auteur anonyme de la Chanson de Roland pensait déjà au comte de Chambord, au comte de Mun et à M. l’abbé d’Hulst.
C’est excessif. Je préfère les philologues moins lyriques, qui se contentent de chercher
simplement la vérité. M. Gaston Paris disait, à ses auditeurs du Collège de France, le
8 décembre 1870 : « Je professe absolument et sans réserve cette doctrine, que la
science n’a d’autre objet que la vérité et la vérité pour elle-même… Celui qui, par un
motif patriotique, religieux et même moral, se permet, dans les faits qu’il étudie, dans
les conclusions qu’il tire, la plus petite dissimulation, l’altération la plus légère,
n’est pas digne d’avoir sa place dans le grand laboratoire où la probité est un titre
d’admission plus indispensable que l’habileté. Ainsi comprises, les études communes,
poursuivies avec le même esprit dans tous les pays civilisés, forment au-dessus des
nationalités
restreintes, diverses et trop souvent hostiles,
une grande patrie qu’aucune guerre ne souille, qu’aucun conquérant ne menace, et où les
âmes trouvent le refuge et l’unité que la cité de Dieu leur a donnés en d’autres
temps. »
Voilà un beau rêve et un admirable programme. M. Gaston Paris a su grouper autour de lui, en un temps où le conflit des nationalités s’exaspère et s’aigrit, des disciples qui appartiennent à toutes les nations. La salle où il enseigne, au Collège de France, est toujours fréquentée par des auditeurs venus de loin, qui vont ensuite porter, dans les universités de l’Europe ou du nouveau monde, les résultats de sa doctrine et les applications de sa méthode. M. Van Hamel en Hollande, MM. Stengel et Foersterg en Allemagne, M. Meyer-Lübke en Autriche, MM. Wulff, Wahlund et Vising en Suède, MM. Wallensköldh et Söderhjelmi en Finlande, M. Batiouchkovj en Russie, MM. De Lollis et Gorra en Italie, MM. Morf, Taverney, Muret en Suisse, M. Todd en Amérique, sont tous, plus ou moins, ses élèves et s’en vantent. Il serait trop long d’énumérer tous les Français dont l’intelligence et le goût furent éveillés par ses doctes et spirituelles leçons. J’ai déjà cité M. Joseph Bédier. Je dois nommer aussi M. A. Thomas, lexicographe ingénieux ; M. Sudre, qui a recherché les lointaines origines du Roman de Renart ; M. Langlois, qui s’est consacré au Roman de la Rose ; M. Loth, celtisant, qui est, à ses heures, un polémiste trop fougueux ; d’autres encore, M. G. Raynaud, M. Demaison, M. Jeanroy et avant tous Arsène Darmesteter, enlevé si jeune à la science qui lui devait déjà tant….
Certes, je ne me dissimule pas que quelques-uns de ces messieurs sont inconnus sur le boulevard et que la plupart d’entre eux manquent sans doute, la nuit de Noël, à ces réveillons solennels où le « Tout-Paris » des premières représentations mange périodiquement des huîtres pour accomplir un devoir. Mais, sans vouloir recommencer ici des querelles sur cette notoriété parisienne que la complaisance des badauds et des « gobeurs » distribue à tort et à travers, je ne résiste pas au plaisir de dire tout haut ces noms à l’oreille du public. Le temps n’est plus où l’ignorance passait pour gentilhommerie et où l’insupportable « honnête homme du xviie siècle » se vantait de ne rien savoir, en gardant la prétention de juger tout. Il serait désirable enfin que chacun fût remis à sa place et que l’outrecuidance, l’aplomb, le « toupet » ne fussent plus des titres suffisants à la popularité.
Les hommes que je viens de citer — si modestes, point du tout charlatans — collaborent à une œuvre nationale. Grâce à eux, grâce au maître dont ils se réclament, nous avons renoncé à croire que notre patrie était née d’hier. Les traits essentiels de notre caractère ethnique nous apparaissent avec un relief qui s’impose désormais à notre mémoire. La nuance, sans laquelle il n’y a pas de connaissance exacte des choses, commence à modifier notre ancienne perception du moyen âge. Nous ne confondons plus dans une même définition les siècles qui ont suivi cette fameuse mort de Théodose. La diversité et la complexité, sans lesquelles il n’y a pas de vie ni de progrès possibles, ont ranimé l’histoire, naguère si monotone, de nos origines et de nos premières conquêtes.
Le onzième siècle nous plaît par sa rudesse naïve, par la franchise de sa poésie
spontanée, par ses dures épopées, que les jongleurs faisaient retentir dans les châteaux
et sur les places publiques pour les nobles et pour les vilains. « On aimait alors
la poésie, non comme l’ingénieux et vain passe-temps d’une société élégante, non comme
l’entretien et l’exercice d’un cercle de lettrés, mais comme un enchantement, un charme,
un carmen, qui vous enlevait aux chagrins, aux ennuis, aux mesquineries de la vie
quotidienne. »
Puis, c’est le xiie
siècle, « l’époque classique de
la littérature française au moyen âge »
. La hiérarchie féodale est alors solide
et brillante comme une bâtisse neuve. Une suite de rois justiciers, « droituriers et
aumôniers », un concours de circonstances heureuses, quelques périodes
de paix, une ample moisson de gloire donnent aux Français le goût de
vivre, l’instinct d’agir, le loisir de rêver. C’est dans cette saison propice que notre
littérature écrite a germé. Les anciennes gestes,
récitées dehors, parmi le tumulte des soudards et des rustres, semblent dorénavant trop
bourrues, trop foraines, trop dénuées de vie sentimentale. Les femmes commencent à écouter
les dangereuses confidences des romanciers et des poètes. Elles se plaisent aux récits
d’amour courtois. Elles s’étonnent que les passions très nobles soient
presque toujours, par un étrange caprice du sort, coupables et malheureuses. Charlemagne
et ses douze pairs, Berthe aux grands pieds, Naymes, duc de Bavière, et ce pauvre Roland,
qui n’était amoureux que de son épée, sont désormais négligés. Ce que la dame, en sa
chambre enluminée de verrières peintes, veut maintenant ouïr conter, ce sont des prouesses
fines, des galanteries subtiles, des gageures de vaillance, des miracles d’amour. Qu’on
lui montre les chevaliers de la Table-Ronde, en quête du mystérieux Graal ! Qu’on lui
parle de ce Lancelot qui fut l’aimé, « le désiré de toutes » et dont la fidélité obstinée
triompha de l’injustice des hommes et de la malice des choses ! Qu’on lui dise surtout que
l’amour est plus fort que la mort et que sur la terre fraîchement remuée qui recouvrait
les cercueils de
Tristan et d’Yseult, on vit cette merveille :
un rosier et une vigne qui s’inclinèrent l’un vers l’autre et entrelacèrent leurs feuilles
et leurs fleurs, si bien que personne au monde ne put jamais les séparer.
La France, au temps de saint Louis, fut traversée, purifiée par un large flot d’idéalisme, venu des profondeurs mêmes de notre conscience nationale, dérivé de ces sources inépuisables que recelait l’âme des vieux Celtes, et répandu ensuite à travers le monde par la propagande efficace de nos écrivains.
La littérature française, toutes les fois qu’elle s’épanouit, a coutume d’étendre ses floraisons au-delà de nos frontières. Sa végétation drue et forte pousse des rejets de tous les côtés, parce que ses racines multiples ont cherché la sève dans tous les sens. Le génie de notre race a besoin d’être en communication avec l’univers civilisé ; sinon il s’affaiblit, renonce au progrès et s’imite lui-même, ce qui est pour les individus comme pour les nations, un signe certain de décrépitude. Je ne prétends pas comparer à l’influence de Voltaire, ni au cosmopolitisme de Rousseau, la gloire de ce Chrestien de Troyes qui mit en vers les aventures de Perceval, ni la renommée de cette bonne Marie de France, qui rimait des lais fort goûtés à Londres. Mais je constate ceci : toutes les fois que la littérature française a cessé d’être, par ses emprunts et par ses apports, une littérature européenne, elle a cessé de compter, elle a manqué à la mission que notre caractère, notre histoire, nos qualités et même nos défauts lui assignent.
On voit que les questions relatives au moyen âge ne sont pas très éloignées de nos préoccupations actuelles et que les chevaliers d’Arthur peuvent encore animer à la rescousse tous ceux qui combattent pour la vérité et la beauté.
Les anciens harpeurs bretons disaient que la reine Hélène, femme du roi Ban et surnommée la « Dame aux grandes douleurs », avait laissé son fils, le petit Lancelot, sur l’herbe, au bord d’un lac. Elle avait oublié l’enfant, parce qu’on venait de lui apprendre la mort de son époux, et qu’elle était dolente. Quand elle revint sur le rivage, elle vit une femme très belle qui prit Lancelot, s’éleva dans les airs au-dessus du lac, et soudain disparut sous les eaux…
Or, la Dame du lac était fée. Et le lac n’était qu’une apparence, un enchantement qui trompait les faibles yeux des hommes. Sous le mirage de ce lac fantôme, il y avait des vallées fleuries, des bois, des vergers, un paradis…
Le moyen âge me fait songer au palais de la Dame du lac. À première vue, c’est un abîme vertigineux, sans couleur et sans fond. Mais, pour ceux qui sont initiés, c’est une féerie merveilleuse. M. Gaston Paris a guidé ses contemporains dans cette forêt vierge où les uns se sont amusés à cueillir des bouquets de fleurs magiques, où les autres veulent découvrir quelques-unes de ces idées souveraines qui sont, comme le Graal, la récompense des imaginations vaillantes et des courages aventureux.
M. Gabriel Hanotaux17
M. Ernest Lavisse raconte que Duruy, quittant, au mois de juillet 1869, le ministère de l’instruction publique, où il avait travaillé pendant six ans, se rendit tout droit de la rue de Grenelle à Villeneuve-Saint-Georges, où il possédait une petite propriété.
« Le lendemain, de très grand matin, ajoute M. Lavisse, descendant de la chambre que j’occupais à Villeneuve-Saint-Georges, je vis que la porte du cabinet de M. Duruy était entrouverte. L’ancien ministre était très occupé. Il tirait d’un cartonnier des liasses de papier jauni, les rangeait et les regardait de l’œil d’un ami qui retrouve, après une longue absence, son ami. C’était le manuscrit du tome III de l’Histoire des Romains.
« Puisque vous voilà, me dit-il, vous allez m’aider. Allons à ma bibliothèque. »
» En quelques voyages, nous rapportâmes des brassées de volumes, les documents de l’histoire romaine. M. Duruy s’en entoura. Un quart d’heure après, il était en plein travail. »
Heureux les hommes d’État que la politique ne saisit pas tout entiers et qui, en se séparant des huissiers du ministère, se consolent en songeant à la tâche interrompue qu’ils vont reprendre ! Les « crises » ne sauraient les accabler. Ils sont au-dessus de la « défiance » des politiciens. On ne les voit pas errer, les bras ballants, les yeux mornes et la lèvre veule, dans les limbes où rôdent les anciens ministres qui ne sont que cela. Ces « chères études », que les illettrés et les fainéants ont tant raillées, leur sont un abri sûr et un efficace réconfort. Ce sont de bons travailleurs qui, descendus ou précipités du char de l’État, retombent sur leurs pieds et reprennent tranquillement leur outil.
Guizot, renversé par Thiers, se retirait sous les arbres du Val-Richer, pour écrire une Vie de Washington ou pour enrichir de pensées nouvelles son Histoire de la civilisation en France. Thiers, renversé par Guizot, disparaissait dans son intarissable Histoire du Consulat et de l’Empire.
J’imagine qu’à cette heure M. Gabriel Hanotaux, ancien ministre des affaires étrangères, est assis devant son bureau, dans son appartement du boulevard Saint-Germain, et qu’il prépare, à grand renfort de documents et d’archives, le second volume de son Histoire du cardinal de Richelieu 18.
Puisque j’ai commencé à raconter des anecdotes, je veux rapporter un propos qui fut tenu, un jour, sur le compte de M. Hanotaux, en un temps où l’on ne prévoyait pas encore ses brillantes destinées.
C’était je ne sais où, en Europe, dans le fumoir d’un hôtel cosmopolite. Un jeune attaché d’ambassade pérorait sur la politique internationale. Je revois d’ici son visage puéril et grave, la raie droite qui divisait en deux parties inégales ses cheveux collés, je revois son monocle, et le mystère de son sourire, et la discrétion de ses gestes, et ses airs d’augure qui ne veut pas dire tout ce qu’il sait. J’entends l’intonation de sa voix, les nuances bizarres et troublantes par lesquelles il tâchait de donner de l’importance à ses discours. Ce scribe croyait incarner Metternich le Subtil et Talleyrand le Roublard. Il brouillait les puissances, comme un jeu de cartes, et les réconciliait en un tour de main. Il mariait le Grand-Turc avec la République de Venise, le Vatican avec le Quirinal, la reine d’Angleterre avec le négus d’Abyssinie, les tropiques avec les pôles. Nous étions, autour de lui, trois ou quatre qui nous amusions fort.
Ce jeune homme, qui occupait le haut grade d’« attaché libre », vint à parler du personnel de nos ambassades et de nos légations. Il distribuait l’éloge et le blâme, donnant à chacun une cote, dressant une espèce de palmarès diplomatique, dont la bouffonnerie était ahurissante :
— « Un tel ? Très fort. Beaucoup de tenue. Très bien vu par lady Blithesome, dont l’influence (vous l’ignorez sans doute) est prépondérante au cabinet de Saint-James. Un tel ? Pas mauvais. À fait bonne figure dans la commission de la Bidassoa… Un tel ? Connaît très bien le Japon. Très persona grata auprès du mikado. On va le nommer membre de la commission du Danube.
— Et Hanotaux ?
— Oh ! Hanotaux ! Je n’ose pas me prononcer. Il y a du pour et du contre.
— Mais enfin…
— Oui, il y a du pour et du contre. Très intelligent. Très instruit. Très travailleur ; trop, peut-être.
— Cependant…
— Sans doute, je ne dis pas non. Enfin, que voulez-vous ? C’est malheureux. Mais il n’a pas réussi à Constantinople.
— Ah, bah !
— Parfaitement. Le ministre a eu bien tort de le nommer chargé d’affaires pendant le congé du marquis.
— Quel marquis ?
— Le marquis de Noailles.
— Ah !
— Oui. Tenez, pour vous montrer, par un exemple, ce qu’est M. Hanotaux, je vous citerai une de ses fautes, une seule, mais suffisante pour le juger. On en parlera longtemps à l’ambassade. Un jour, M. Hanotaux écrivit au ministre pour rendre compte à Son Excellence d’une audience que Sa Hautesse lui avait accordée…
— Pardon. Voudriez-vous expliquer ?…
— Je parle d’une audience accordée par le sultan à M. Hanotaux, chargé d’affaires. Vous n’êtes pas au courant. Je poursuis. M. Hanotaux avait la manie de rédiger lui-même ses dépêches. Il termina son rapport par cette formule : « Sur ces mots, je pris congé de Sa Hautesse. » Il avait tout simplement commis un solécisme, et, si j’ose m’exprimer ainsi, une gaffe.
— Pas possible ?
— Mais si. Cette formule est contraire aux règles les plus élémentaires du protocole. On ne prend pas congé de Sa Hautesse. C’est Sa Hautesse qui vous donne congé. La dépêche de M. Hanotaux aurait dû se terminer ainsi : « Sur ces mots, monsieur le ministre, Sa Hautesse voulut bien me donner congé. » Le premier venu d’entre nous aurait évité cette erreur.
» Mais, que voulez-vous ? poursuivit l’attaché avec un geste de commisération mélancolique, M. Hanotaux ne pouvait pas savoir… C’est un intrus parmi nous. Il vient du dehors. Il n’est pas de la carrière ! »
En effet, M. Gabriel Hanotaux n’est pas de la carrière, où il a conquis, cependant, ses lettres de grande naturalisation.
Il commença par être élève de l’École des chartes. C’était un écolier de Picardie, modeste en ses goûts, tenace dans ses desseins, passionné de science, exempt de rhétorique, muni de patientes méthodes, curieux du présent, incliné par une vocation impérieuse vers l’investigation érudite et la recherche du passé, rebelle aux phrases, attentif aux choses, épris, avant tout, de clarté et de vérité.
L’enseignement de l’École des chartes développa et affina ses qualités natives. Quelle
que soit l’œuvre à laquelle on s’applique dans la vie, on ne regrette jamais d’avoir
consacré quelques années de jeunesse à étudier la chancellerie des Mérovingiens, les
majuscules byzantines, la
calligraphie lombarde, les minuscules
carolines et la cursive des Visigoths. Il est bon d’avoir manié des ordonnances royales,
des bulles, des décrétales, des cartulaires colligés soigneusement par les notaires et
tabellions moyenâgeux. Si je ne craignais de risquer un mauvais jeu de mots, je dirais que
la diplomatique est utile à tout le monde, même aux diplomates. À force de regarder les
corrections, ratures, exponctuations, grattages, surcharges et renvois qui peuvent
modifier le sens d’un texte, on acquiert un don de pénétration aiguë. Et puis, on devient
défiant. Une des leçons de M. Giry, professeur de diplomatique à l’École des chartes,
commence par cet aphorisme inquiétant : « Il y a eu dans toutes les chancelleries,
à certaines époques, des agents accessibles à la corruption. »
Hélas ! oui. Le
pape Léon IX dut punir un prêtre nommé Gibert qui (horresco referens)
tripatouillait, comme nous disons élégamment, dans les paperasses pontificales. Plus tard,
un référendaire du Saint-Siège fut pris en flagrant délit de faux ; le roi Louis XI le fit
venir et le nomma maître des requêtes. Vers le même temps, un notaire apostolique, un
clerc du registre et un procureur de la pénitencerie, qui tenaient boutique de fausses
bulles, furent condamnés à mort et exécutés. On apprend aux élèves de l’École des chartes
à dépister les mauvais renseignements que ces fourberies ont pu
semer dans l’histoire. On les exerce à reconnaître les pièces apocryphes, à dénoncer les
fraudes, à déjouer la malice des mystificateurs. Je suis persuadé que M. Hanotaux,
archiviste paléographe, n’eût pas laissé M. Lucien Millevoye déballer sur la tribune du
Parlement, la sacoche de stupéfiants papiers qu’avait fabriquée (on sait pour quels
motifs) le nègre Norton.
C’est par les archives que M. Hanotaux est entré au ministère des affaires étrangères. On l’autorisa, le 29 janvier 1876, à ouvrir ces cartons du quai d’Orsay où dorment, dans un calme rarement troublé, tant de desseins conçus par des volontés hardies. En déchiffrant ces dépêches, dont le style a une si belle aisance et une si grande allure, il apercevait les traditions qui ont régi, pendant plusieurs siècles, la politique française et qui, à travers la complication des événements, guidaient notre nation dans des voies inflexibles et conquérantes.
Le jeune chartiste fut ébloui comme devant un trésor.
Aujourd’hui, dit-il, l’historien se trouve dans la nécessité d’approcher de plus près les hommes et les faits qu’il raconte. Ces documents, qui se pressent en foule autour de lui, à l’envahissement desquels il ne peut échapper, sont chauds encore de la main qui les a écrits et tout pleins de la pensée qui en a médité la sagesse ou dicté l’imprudence.
L’écriture de Mazarin, longue et élégante, court, toute noire et fraîche encore, sur ces pages à peine roussies par deux siècles. C’est le tâtonnement de sa décision qui a surchargé les marges de telle minute soigneusement recueillie. L’archive en sait plus long que le correspondant le plus intime. Les phases par lesquelles a passé la conception avant qu’elle devienne action sont là, permanentes.
Voici l’écriture de Lyonne, infatigable. Elle emplit des centaines de volumes, aussi difficile à déchiffrer aujourd’hui, qu’elle était prompte, autrefois, à couvrir l’in-folio du papier ministre.
Voici la main de Retz, serrée, précise, étroite.
Toutes ces correspondances, ou échangées entre les rivaux marquent les attaques et les parades de ces brillants combats, ou bien adressées à des confidents et ignorée^ des adversaires, renseignent sur la préparation des campagnes, sur les ruses méditées, sur l’orgueil imprudent du succès, sur le déboire sans abattement des revers.
C’est de ce temps que date l’amitié respectueuse de M. Hanotaux pour le cardinal de
Richelieu. Quelle joie, pour un jeune homme amoureux de science et de vie que de voir,
avec ses propres yeux, des lignes d’écriture, tracées par la main de ce grand homme !
N’est-il pas vrai que, devant ces reliques, on doit céder à un mouvement d’admiration un
peu effrayée ? Le voilà, comme s’il ressuscitait, comme s’il parlait, l’implacable et
infatigable secrétaire d’État qui, jusqu’à son dernier souffle, s’efforça de travailler à
la prospérité du royaume et qui mourut en jurant qu’il n’avait jamais tenu pour ennemis
personnels que les ennemis du bien public. On entend sa voix brève
et impérieuse. On regarde ce visage fin, allongé cavalièrement par une
moustache en crocs et par une barbe en pointe, ce large front, plein de pensées, ces yeux
qui semblent s’emparer de ce qu’ils voient, bref, toute la figure extérieure de
« ce souple et gracieux lutteur qui, par la force de la volonté et la puissance
de la séduction, s’ouvrit le chemin du pouvoir »
. Et, à mesure que l’attention
se fixe davantage sur le papier jauni et sur les lettres pâlies, on entre dans le secret
de cette âme violente et opiniâtre. Fréquenter Richelieu, c’est prendre des leçons de
volonté. Les maximes du cardinal feraient un bon bréviaire d’énergie. Il avait une sûreté
de démarche, une promptitude de pensée et d’action, bien faites pour étonner nos
générations, plus ou moins atteintes d’aboulie. Il s’analysait
perpétuellement, ce qui prouve que l’inconscience n’est pas une condition essentielle de
l’activité. Il griffonnait ses pensées, sur des calepins, qu’on a retrouvés. On y lit
notamment ceci :
Il faut, comme les rameurs, marcher au but, même en lui tournant le dos.
Ceci encore :
Une fois les affaires commencées, il les faut suivre d’une perpétuelle continuité de dessein ; agir ou cesser ne devant être que par dessein et non pas par relâche d’esprit, indifférence des choses, vacillation de pensée ou dessein contraire.
M. Hanotaux, avant de commencer le portrait, en pied du cardinal, crayonna deux esquisses, où apparaissaient, en lignes déjà précises, les traits, de son héros. Ce sont deux études qui s’intitulent ; les Débuts du cardinal de Richelieu et Richelieu premier ministre.
Un peu plus tard il publiait, dans le Temps et dans la République
française, une série de chapitres détachés, qui sont comme autant de stations
fort instructives, le long du seizième siècle et du dix-septième. Une prédilection décidée
l’a conduit vers les époques où la France a conquis, non sans peine, son indépendance et
son unité. Volontiers logicien et ordonnateur, il se plaît au spectacle de ce
« système de jurisprudence et d’administration qui devait mettre toute la force
publique dans la main du pouvoir royal »
. Mais aussi, la collaboration tacite
que la France tout entière a souvent accordée à ceux qui furent les fondateurs de l’unité
française et les ouvriers de-notre gloire le frappe d’admiration. Tandis qu’il résume les
premières années, si fécondes, du règne de François Ier, ou qu’il
ébauche la psychologie de Mazarin, une question le hante : « Comment expliquer la
forme particulière de la civilisation française dans le grand siècle, dans le siècle
classique, dans le siècle de Louis XIV ? Quelles, sont surtout les origines de la
situation politique de la France à cette époque ? Quelle part la nation
elle-même eut-elle dans le choix de son gouvernement ; quelle part lui
revient dans les actes heureux ou funestes dont ce gouvernement a pris la responsabilité
devant l’histoire ? »
Il a cru pouvoir établir par des documents que, plusieurs fois, dans le cours des
siècles, la France, d’un élan spontané, « est allée là où elle a cru rencontrer la
force et la stabilité »
. Il s’arrête avec complaisance aux années décisives où
la conscience publique, écœurée par trop de tâtonnements et de faiblesses, semblait porter
au pouvoir et imposer, en quelque sorte, à la faveur royale les hommes capables de
connaître et de servir nos intérêts nationaux. C’est vrai.
En 1515, un parti, « qui pouvait passer alors pour le parti national »
,
désirait l’ordre dans les finances, la régularité dans l’administration et dans la
justice, la discipline dans l’armée, la dignité dans nos relations avec les peuples
étrangers. François Ier fut poussé par la voix populaire vers des
actions héroïques et utiles. Il serait injuste, en acclamant le vainqueur de Marignan,
d’oublier les collaborateurs obscurs qui ont aidé sa chevaleresque initiative.
En 1598, c’est encore ce même parti national, républicain (comme on disait alors pour indiquer le souci de la chose publique), qui dicte à Henri IV les deux principaux articles de son programme : 1º l’établissement de l’unité au dedans par la tolérance religieuse et par la disparition des communautés particulières : 2º la grandeur de la France au dehors par l’abaissement de la maison d’Espagne, par la protection des protestants de Hollande et d’Allemagne et enfin par d’indépendance à l’égard du Saint-Siège.
Vers l’année 1620, on se dégoûte des intrigants, des brouillons et des faibles ; et Richelieu devient premier ministre.
En 1653, les grotesques de la Fronde, les bravaches bottés et éperonnés, les « austères »
et les « purs » à longue barbe, les conspirateurs d’alcôve et les diplomates de cabaret,
tous ces fantoches étrangement bariolés, qui reparaissent dans tous nos désordres, comme
l’écume dans tous les remous, avaient lassé les plus naïves indulgences. On était fatigué
de ces lugubres fantaisies. On en avait assez. Les hommes de cœur voyaient avec effroi
l’aboutissement inévitable de cette farce politique : « un retour vers le moyen
âge, quand on n’en avait plus ni les croyances ni les mœurs ; la hiérarchie sans
l’obéissance, les fiefs sans la fidélité, un ramassis d’anarchie et de misères, auquel
on ne voit d’autre fin que l’invasion étrangère et le démembrement du pays »
. Le
cardinal Mazarin, alors exilé, errant autour des frontières, reçoit de Paris des lettres
pressantes. Ses amis, l’avocat Bluet, l’abbé Fouquet, le père Berthod blâment ses
hésitations, morigènent son excessive
lenteur. Ils lui crient :
« Venez, la place est faite ; on n’attend plus que vous. » « — Hélas ! réplique le
cardinal, autant j’ai cru facile de faire de continuels progrès sur les Espagnols lorsque
les Français faisaient leur devoir, autant je crois impossible d’empêcher la suite des
malheurs, si les Français continuent d’être contre la France. »
Les Français (cela leur arrive quelquefois) ont alors compris ce qu’il fallait faire. Ils revinrent à leur goût inné pour les belles entreprises et pour les hommes intelligents. On put négocier le traité des Pyrénées. Le vieux Ronsard a peut-être raison :
Le Français semble au saule verdissant,Plus on le coupe et plus il est naissant.Il rejetonne en branches davantageEt prend vigueur dans son propre dommage.
Je sais bien qu’on est obligé de se répéter à soi-même ces assurances optimistes, si l’on veut oublier tant d’injustices, de haines, de calomnies, prodiguées sans mesure aux meilleurs serviteurs de notre pays. Lisez la correspondance du médecin Gui Patin, et vous verrez que ce bourgeois de 1640 colportait sur Richelieu exactement les mêmes commérages que tel bourgeois imbécile de 1880 ou de 1885 a ressassés sur le compte de Gambetta ou de Ferry. Mais c’est ici qu’il ne faut pas être trop archiviste et qu’il faut tâcher d’être historien, autrement dit d’échapper à l’obsession des menus détails et de regarder l’œuvre collective à laquelle a travaillé (dans la joie ou dans la peine, qu’importe ?) une lignée de bons citoyens, attentifs à leur besogne, et consolés de tout, s’ils ont pu seulement entrevoir le résultat final.
M. Hanotaux, en présentant au public le premier volume de son Histoire du cardinal de Richelieu, écrivait ceci :
Je raconterai le drame de cette vie avec précision, avec minutie. Par le détail des résolutions et des actes, des résistances et des intrigues, des négociations et des batailles, on verra de quelle accumulation d’efforts quotidiens sont faites les œuvres durables. On verra que le mérite et le bonheur ne suffisent pas ; mais qu’il faut aussi, et par-dessus tout, une énorme dépense de volonté et de persévérance. C’est la plus forte apologie qu’on puisse faire des grandes existences, que de laisser entrevoir le fourmillement des petits événements et des petites difficultés qui les ont embarrassées, sans les détourner.
Ce spectacle est, en somme, plutôt fortifiant et encourageant. Il apprend aux hommes à ne pas se laisser arrêter par les obstacles que chaque jour leur oppose, à ne pas ramener leurs œuvres à la mesure de leur courte vie, à se tenir aux lignes générales, aux idées qui durent et sont maîtresses du temps.
Si ce livre donne aux Français qui le liront une nouvelle occasion d’avoir confiance dans les destinées de leur pays, s’il contribue à démontrer aux hommes d’État de la République l’efficacité d’une tradition, s’il rend plus claires, à leurs yeux, les causes qui ont fait, dans le passé, la grandeur de la France et qui l’assureront dans l’avenir, si les meilleurs d’entre eux y trouvent de nouvelles raisons de fondre de plus en plus leur existence dans celle de la nation, ce résultat aura dépassé mes espérances, et je serai récompensé d’avoir consacré à cette œuvre tous les loisirs d’une vie qui n’est pas uniquement réservée à l’étude.
J’ai tenu à citer cette préface, et je crois inutile de la commenter. Dans cette page, qu’anime une généreuse fièvre d’action, ce n’est plus l’auteur qui parle, c’est l’homme même. Le lecteur sera tenté d’accorder, pour le moins, autant d’estime à celui-ci qu’à celui-là.
M. Henri de Régnier19
La bonne Mme Ancelot, qui ne manquait pas de malice, raconte, dans ses Mémoires, ce qui se passait aux soirées de l’Arsenal, chez Charles Nodier, lorsque Victor Hugo, jeune encore, consentait à réciter des vers.
Le poète s’avançait, glabre et pâle, serré dans une correcte redingote, le front encadré d’une longue chevelure. La tête un peu inclinée, le regard fauve, il commençait… Sa voix était forte… Il récitait d’un ton monotone et d’un air pénétré… Chacun écoutait, pensif. Guiraud, l’auteur gascon du Petit Savoyard, se taisait. L’harmonieux Soumet levait les yeux au ciel. Alfred de Musset n’osait pas remuer. Tous ces hommes, qui alors étaient également illustres, se sentaient vaincus d’avance.
Quand Victor Hugo avait fini, on faisait silence. On se pressait autour de lui. On lui serrait les mains. On poussait des soupirs. Parfois, une voix venait, caverneuse, du fond du salon, et disait : « Cathédrale !!! »
Une autre voix répondait :
« Ogive ! »
On entendait aussi, après quelques minutes d’intervalle :
« Pyramide d’Égypte ! »
Vous savez ce qui advint à Théophile Gautier, la première fois qu’il entra dans cette
maison de la rue Jean-Goujon où le maître s’était installé après la bataille
d’Hernani. Il monta l’escalier lentement, comme si ses bottes eussent été
alourdies par des semelles de plomb. L’haleine lui manqua. Il sentait son cœur battre dans
sa poitrine, et des moiteurs glacées lui baignaient les tempes. Arrivé devant le cordon de
sonnette, il fut pris d’une terreur folle, tourna les talons et dégringola les degrés
quatre à quatre. Ayant repris son courage à deux mains, il osa entrer dans le sanctuaire,
et il fut (c’est lui-même qui le dit) « comme Esther devant Assuérus »
.
Diable ! On savait admirer en ce temps-là ! diront les grincheux que la jeunesse contemporaine agace par sa prodigieuse aptitude à l’« éreintement ». N’ayez crainte. On sait encore admirer, même dans les cénacles. Pour le prouver, il me suffira de transcrire cette phrase, qui fut écrite la semaine dernière, dans la Revue blanche, par M. Paul Adam :
Le symbolisme vient de produire, dans l’Aréthuse, de Henri de Régnier, ce poème parfait de l’Homme et la sirène. Vraiment l’émotion de pensée enivre l’admirateur. Henri de Régnier, dont le génie avait été jusqu’alors plutôt, selon la tradition classique, rhétoricien et formiste, vient d’unir dans les strophes de ce drame la splendeur latine à la méditation du Nord, la beauté extérieure à la magnificence de la pensée spéculative. À son tour il a retrouvé le Zaïmph sous la tente de Mâtho ; et, reprenant aux deux bouts l’épopée de l’esprit humain dont la période de lutte fut symbolisée par l’effort de Gustave Flaubert, il a fermé le cycle de synthèse.
La renommée de M. Henri de Régnier est sortie récemment des petites revues et des salons littéraires, où ce poète délicat et noble eût risqué de périr, comme l’empereur Héliogabale, enseveli sous des pétales de roses. D’abord, il effraya, par des excentricités qui étaient peut-être plus ingénieuses que spontanées, les représentants de la tradition. Son portrait, exposé au Salon frondeur du Champ de Mars par le littéraire Jacques Blanche, commença de répandre le bruit de son nom hors des cénacles. En ce temps-là, il se faisait imprimer à Bruxelles. On a parlé de lui en Sorbonne. Et M. le professeur Lanson, dont l’humanisme représente excellemment les scrupules, les audaces, les élégances d’une critique sagement novatrice, a fait allusion à lui en ces termes :
Les œuvres manquent encore. Les maîtres de tous ces groupes qui s’appellent des noms de décadents, symbolistes, etc., sont M. Mallarmé, qui est de bien mince valeur, et M. Verlaine, un fin poète, naïf et compliqué, très savant, très tendre et de qui il restera quelques petits chefs-d’œuvre de douloureuse angoisse ou de mystique ferveur. Autour d’eux ont apparu quelques talents, rien d’assez fort ou définitif pour prendre place ici. La direction commune semble être de mettre des idées dans la poésie, mais des idées larges qui soient l’expression de la plus intime personnalité, qui traduisent les vibrations profondes de l’être au contact des choses et devant la grande énigme de la vie. Le danger, jusqu’ici, c’est la bizarrerie, l’obscurité des œuvres, l’exécution inégale aux intentions et l’immense effort égaré dans le vide. C’est aussi que, parmi toutes ces bonnes volontés qui s’empressent au service de la poésie et de la langue, j’aperçois trop d’étrangers, dont la prose ou les vers sonnent trop souvent comme feraient des traductions fâcheusement littérales d’un anglais déjà contourné.
Afin que nul ne se trompe sur l’état civil de ces « quelques talents », M. Gustave Lanson
signale, en note, les Épisodes et les Sites de M. Henri de
Régnier, ainsi que les Cygnes, les Joies,
Ancæus et la Chevauchée d’Yeldis, de M. Francis
Vielé-Griffink. « Après eux, ajoute-t-il, on peut nommer M. Jean Moréas, les
la fin, les la fin et le la fin. À consulter : F. Brunetière, la fin. »
D’accord. Seulement ni M. Francis Vielé-Griffin, ni M. Jean Moréas n’ont encore pu imposer à notre mémoire cette douce sujétion du souvenir involontaire où apparaît, mieux que dans les plus solides gloses, le sortilège divin des poètes. De l’un, harmonieux Américain, je me rappelle des euphonies souvent subtiles, toujours un peu vagues. L’autre, Palikare éplucheur de vieux dictionnaires, n’évoque en moi que quatre vers, mais ils sont obsédants :
Divin Tityre, âme légère, comm’houppeDe mimalloniques tambons !Divin Tityre, âme légère, comm’troupeDe satyreaux ballants par bonds !
Au contraire, dès le jour où il livra au public ses premières confidences, M. Henri de Régnier plut aux oreilles fines par la musique voilée et tendre de ses poèmes. Ses mélodies, écho d’une adolescence bercée au rythme lamartinien, voltigèrent de salon en salon, sur les lèvres des femmes. La nouveauté de ces cantilènes n’était pas assez hardie pour effaroucher le goût des gens du monde. On pouvait, à la rigueur, les inscrire sur les albums des jeunes filles, près d’un quatrain de M. Jean Rameau. Ce n’était pas effrayant comme du Rambosson, ni abscons, hermétique et sibyllin comme du Saint-Pol-Roux. Et cependant, cela nous désaccoutumait du passé, nous délivrait des armatures métalliques et des cadres rigides où les rhétoriciens avaient enclos la poésie captive. Un souffle de printemps faisait flotter ces phrases neuves, comme de claires étoffes où le vent joue dans une clarté d’aube. Et puis, ce jeune poète connaissait le secret des paroles magiques. Il aimait les mots qui retiennent au passage la lumière éparse dans les choses. Il choisissait, dans le lexique, des perles et des pierres précieuses, et assortissait leurs reflets, non point pour aveugler nos yeux par des fantasmagories romantiques, mais pour faire luire, dans une ombre discrète, quelque bijou de dimensions petites et d’éminente dignité. Ses vers embaumés de parfums et brillants d’étoiles, ouvraient parfois de profonds paysages, des échappées merveilleuses. On aurait voulu suivre le poète aux terres vierges, aux cités d’azur, de brume et d’or, aux jardins en fleurs, où son rêve suscitait des chœurs de danse, des formes blanches et des cortèges :
En allant vers la Ville où l’on chante aux terrassesSous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées,En allant vers la Ville où le pavé des placesVibre au soir rose et bleu d’un silence de danses lassées,Nous avons rencontré les filles de la plaineQui s’en venaient à la fontaine.Qui s’en venaient à perdre haleine,Et nous avons passé !La douceur des ciels clairs vivait en leurs yeux tristes,Les oiseaux du matin chantaient en leurs voix douces !Ô si douces avec leurs yeux de bonne routeEt si tendres avec leurs voix de colombes indicatrices !Elles s’assirent pour nous voir, tristes et sages,Leurs mains jointes semblaient garder leurs cœurs en cages !Nous allons vers la Ville où l’on chante aux terrassesSous les arbres en fleurs chercher les fiancéesÔ cloches d’allégresse au silence des placesLes clochers tremblent comme des fleurs balancées !Nos espoirs entreront par les portes ouvertesEn vols de papillons légers aux vastes ailesAvec les hirondelles Qui s’en viennent inertes,Lasses d’avoir passé et repassé les mers,Et vers les angles noirs et sur les pavés clairsNos espoirs volèteront en ombres joyeusesComme des pétales de fleurs merveilleusesQue pleut le soir d’avril aux tresses des fileuses.
Cela n’est pas aussi précis que les odes triomphales où M. Jean Richepin célébra ses lippées. Mais ne trouvez-vous pas que c’est aérien, svelte, frêle, habilement candide ? Ces mots, dont le sens n’est point fixe, laissent au lecteur toute liberté. Ici, la poésie n’est pas une impérieuse draperie, imposée à notre esprit et à nos sens, mais une sorte de voile mobile, multicolore et diaphane, qui se prête à tous les mirages et à toutes les illusions. J’y vois un crépuscule d’avril, l’éveil indécis du renouveau, le sourire hésitant du ciel, lorsque les premières fleurs du printemps ont commencé de neiger sur les buissons d’aubépine. J’y vois un tableau de quelque primitif du xve siècle, Benozzo Gozzoli, ou Sandro Botticelli. Oui, voilà bien la tige fluette des arbres qu’ils aimaient, la maigreur délicate de leurs figures, les gazes de lumière dont ils enveloppaient la beauté imprécise des vierges… Seulement, ils étaient naïfs, — du moins les critiques d’art l’affirment ; — et je ne sais si notre fantaisie de quattrocentistes et de préraphaélites est capable d’ingénuité.
Vous avez remarqué la structure, un peu déconcertante, des vers que je viens de citer, ce mépris intermittent de la césure, des licences singulières, cette façon d’allonger l’alexandrin en lui ajoutant quelques syllabes dont il ne veut pas, ou de l’amputer en lui enlevant ce qu’il considérait, jusqu’ici, comme son propre bien. Cette indépendance du rythme constitue ce qu’on appelle, dans le jargon de l’école, la polymorphie ou la polypodie. Cette invention eût fait hurler de détresse l’impeccable Théophile Gautier. Le pauvre Banville a pu voir, avant de mourir, les premiers déclanchements de la prosodie sacro-sainte pour laquelle il avait vécu.
Il est certain que l’adresse avec laquelle les Parnassiens savaient marteler, river, visser et boulonner leurs poèmes n’allait pas sans quelque artifice de mauvais aloi. En divulguant leurs procédés, ces maîtres rendirent le métier trop facile aux artisans. Le premier venu peut se servir de leurs moules et y fabriquer à la douzaine des faux émaux et camées en toc. Aux environs de 1880, tout le monde se mit à faire de beaux vers. C’était agaçant. Sonnets rutilants, odes et ballades, villanelles et pantoums sortaient de chez Lemerre en nuages serrés et s’abattaient sur la France. Comme il était impossible, a priori, que tout le monde fût capable de faire de beaux vers, il y avait sûrement, là-dessous, une collusion et une duperie.
C’est pourquoi les symbolistes s’insurgèrent. « Cassons les gaufriers ! » s’écrièrent-ils. Et ils se ruèrent sur les boutiques. Ils ont jonché le sol de débris. S’ils n’ont pas réussi à rebâtir, parmi les idoles ébréchées du Parnasse, le temple de cristal et de diamant qu’ils ont rêvé, du moins ils ont porté un coup mortel à la basse confection. C’est déjà quelque chose.
Cette querelle a soulevé des discussions intéressantes et longues. M. Sully Prudhomme,
M. Jean Psichari, M. Gustave Kahn, M. Vielé-Griffin, M. Mockel, M. Robert de Souza,
M. Eugène d’Eichthal, M. Rosières ont donné tour à tour leur avis sur la question du vers
polymorphe. M. Henri de Régnier est très sobre d’explications théoriques. « La
poésie, dit-il, doit rester un peu cabalistique et il est inutile de renseigner le
public sur la structure du gobelet d’où sortira la fleur ou la colombe. »
De la poésie polypodique à la prose imagée et cadencée, la transition est insensible. M. Henri de Régnier a descendu élégamment cette pente facile. Recherché dans les salons pour la saveur de ses discours, il n’a point, pour les gens du monde, l’horreur insolente de Gyp, de MM. Henri Lavedan, Maurice Donnay, Abel Hermant, Maurice Boniface, Paul Hervieu. Les poètes ne sont pas méchants et, au fond, ils sont fort habiles. Ils savent que l’ironie est une infirmité qui nous empêche de jouir des belles choses. Eh ! mon Dieu ! disent-ils, qu’importe que ce château, où l’occident allume des splendeurs de pourpre, appartienne à un vilain usurier ? Après tout, le luxe de notre démocratie bourgeoise est fertile en trouvailles exquises. Sur le fumier du baron Saffre il pousse de jolies fleurs. Laissons gronder les moralistes. Jouissons des voix claires, des tissus vaporeux, des chevelures blondes où le soleil fait trembler des reflets d’or. Ne nous dites pas, monsieur Marcel Prévost, ce que vous pensez de ces jeunes filles. Elles sont si légères, jouant au tennis ! Et M. Henri de Régnier, d’un pinceau soigneux, peint ce tableau :
Au perron, une descente de Pierrots et de Colombines, car les hommes sont vêtus de blanches flanelles, et les dames de claires toilettes d’été, mouchetées, fleuretées ou cotticées, diverses et alliées par le charme d’être, pour chacune, une toilette de joie et d’élégance. Sur le boulingrin d’herbe rase, les acteurs de la parade mondaine se disposent, et le prestige des raquettes que les femmes manient avec des grâces de mains familières déjà des ressources de l’éventail s’évertue ; tous semblent continuer là, par gestes, en silence, la conversation interrompue.
Les paumes véloces se croisent, s’échangent, s’amortissent, comme des mots ; des prestesses de raquettes sont spirituelles, d’autres dédaigneuses et hautaines ; des malices de jet déroutent ; telle balle directe et horizontale siffle en méchanceté d’épigramme, marque une trajectoire précise d’aveu ou exagère une parabole de louange, et, adverse, le jeu s’exaspère jusqu’à ce qu’un des joueurs manque la riposte et que sa raquette s’abaisse en salut approbatoire de supériorité ou reste un instant interdite et menaçante.
Ailleurs encore, il a voulu plier à la description minutieuse des fêtes mondaines sa
phrase plus accoutumée à suivre, comme on dit, « dans leur envol », les mythes et les
songes. J’aime moins son Bal d’avril que son Lawn tennis.
C’est une peinture fouillée, tortillée, un peu torturante, où l’on ne nous fait grâce
d’aucun détail. « Les orchestres vibrent vers nous pour acclamer, les chairs
serties d’étoffes et de colliers se promettent, les danses provoquent par le piège de
leur enlacement. »
L’auteur a endossé « un costume qui, faute des
richesses d’étoffe et des singularités de broderie que réprouve le goût moderne, est,
par convention tacite, l’expression de toute l’élégance et emprunte sa valeur d’une
consécration fictive mais unanime »
. Eh ! parbleu, c’est un habit noir ! La
périphrase est ingénieuse.
Puis (nous ne sommes encore qu’à l’entrée de la maison où l’on danse) « un épais
tapis ondule, comme pour que les pas laissent au feutre sourd
toute poussière étrangère… toute bruyance malséante… Une lanterne quadrangulaire,
suspendue par la torsion nattée d’un câble de soie, illumine la correction de la tenue,
irréprochable de la pointe aiguë et vernie des escarpins au plastron blanc et raide que
meurtrit un peu, aux boutonnières, le triple appuiement d’une fermeture de
perles »
. Quel luxe ! On dirait du Stace traduit par M. de Goncourt.
Arrêtons-nous un peu. Voici le buffet. Les habits noirs, « symboles de
l’esclavage nubien qu’est pour un homme une soirée mondaine, se tendent
quémandeurs à travers les cristaux et les fruits pour accaparer l’offre circulaire des
coupes de champagne »
. Et l’auteur du Bosquet de Psyché note les
plats d’argent où « les mets succulents se pavanent »
. Il n’oublie pas
« la jaspure des filets lardés »
, ni les foies gras qui « sont des
onyx pâles en une graisse de neige »
. — A côté, le salon rayonne,
« encombré d’un tumulte saltateur »
.
Ainsi continue « l’éphémère enlacement qui s’égaille en fuites vers le repos des
chaises dorsales aux murs »
. Et cela dure ainsi, jusqu’à ce que, « dans
l’aube farineuse et triste de l’été, des cloches matinales s’éveillent en sonneries
alternatives ou conjugalement confondues »
.
Il me semble que les récents ouvrages de M. Henri de Régnier sont moins somptueux que les Contes à soi-même.
Hertulie est une historiette sentimentale, dont j’ai goûté le mystère. Le style en est apprêté et agréable, comme ces brocarts où les teinturiers anglais jettent des iris cueillis aux vergers de Tennyson et de Burne-Jones. Ai-je parfaitement compris le sens de cette parabole ? En tout cas, je ne dirai pas ma glose. Ce serait aller contre les intentions de l’auteur, puisqu’il veut que sa prose soit assez fluide et multiforme pour consentir à toutes les interprétations.
Évidemment, M. de Régnier a pris pour devise cette phrase de Pétrarque :
Non ego loquar omnibus, sed tibi sed mihi et his paucis quibus hæc rara
conveniunt.
Toutefois, son nouveau recueil, Aréthuse,
marque une tendance à certaines conversions. C’est d’abord, malgré un assez grand nombre
de rimes approximatives, un retour à l’alexandrin classique. Parfois, on trouve, dans ces
poèmes, des imitations involontaires :
Une clarté sortait de lui comme un sourireEt, toute la forêt sachant que c’était lui,Les Antres refermaient leurs gueules sur la nuit.
Cela est du Victor Hugo. Ceci pourrait presque être signé par José-Maria de Heredia :
………………………………………………………………Tandis que toi, silencieuse, ô Déjanire,Regardais par-dessus l’épaule, sans rien dire,Galopant sur la grève et s’ébrouant aux flotsQui mouillaient leurs poitrails et fouaillaient leurs galops,Sur le sable marin et les galets sonores,Ruer la Centauresse et hennir les Centaures.
Mais, à côté de ses souvenirs, quelles évocations de paysages furtifs, désormais inoubliables ! On s’arrête, au détour d’un vers, pour regarder fuir, en courbes illimitées, dans le deuil du crépuscule, quelque allée blanche, bordée de buis noirs. Ailleurs, une fontaine d’argent rit parmi des fleurs d’or, et des sources pleurent, isolées et désertes, sous un ciel d’automne, dans une forêt… Il serait parfaitement vain de vouloir analyser la mélancolie de cette poésie subtile et précieuse. Il faudrait citer le Faune au miroir, l’Accueil, la Fontaine aux cyprès, la Sagesse de l’amour, Heure d’automne. Le songeur qui a fait chanter sous ses doigts, en mélodies lointaines et langoureuses, les. Flûtes d’avril et de septembre est un des deux ou trois hommes qui gardent pieusement, dans nos cohues affairées et ahuries, le culte de la Beauté. Il sait les affinités mystérieuses par où la nature éternelle répond à notre cœur fragile. De l’aspect accidentel des choses, il étend sa vue à tout ce qui, dans le temps et dans l’espace, réjouit d’amour ou poigne d’angoisse l’âme tragique et douce de l’humanité. C’est la marque des vrais poètes, de tous ceux qui n’ont pas attendu la venue de M. Mallarmé pour être ingénument symbolistes. Et enfin le poème de l’Homme et la Sirène, quoi qu’on pense de la polymorphie, enferme, sous des apparences compliquées, un sens très simple et très beau.
M. Henri de Régnier, qui n’est pas encore parvenu à la moitié de son âge ni de son œuvre, doit ambitionner de vivre ailleurs que dans les anthologies, qu’il aime, sans doute, pour leur grâce de jardin triste et leur parfum de cimetière fleuri.
J.-H. Rosny20
M. Borel, éditeur ingénieux et hardi, pense, avec raison, qu’en toutes choses il faut
commencer par le commencement. Il avait conçu un vaste dessein, dont voici les principales
étapes : « 1o publier in extenso les
chefs-d’œuvre de la littérature universelle ; 2o donner, par des
illustrations appropriées, une vision exacte de l’évolution des arts à travers les
âges ; 3o accompagner
chaque œuvre d’une
étude. »
Ce programme, extrêmement encyclopédique, fut imprimé sur du papier
satiné, que décoraient trois haches de silex, symbole de l’âge de pierre, et un sabre en
corne de renne, arme redoutable avec laquelle les contemporains du mastodonte se
pourfendaient les uns les autres. Quand on se laisse aller sur une pente aussi
vertigineuse, on ne peut pas savoir où l’on s’arrêtera. Par-delà les dynasties et les
races, loin, bien loin derrière les centenaires et les millénaires, M. Borel vit s’agiter
l’homme primitif dans le clair-obscur de la préhistoire. Il pensa que le lecteur instruit,
avant d’entrer dans la familiarité des Grecs et des Romains, aimerait à errer aux savanes
vierges où nos ancêtres chassaient sans raconter leurs chasses et s’entre-tuaient sans
mettre en écrit leurs impressions de carnage. Il résolut de consacrer aux grands singes
dont les naïves grimaces ont précédé nos comédies savantes, le premier volume d’une
collection qui s’intitule (sans doute par respect pour l’Égypte immémoriale) la
Collection Papyrus.
Voilà pourquoi M. J.-H. Rosny a écrit les Origines.
C’est un beau sujet. L’auteur de Vamireh était préparé de longue date à la grandiose aventure où il a risqué son talent. Il éprouva je ne sais quelle joie fraîche et conquérante à quitter le monde des réalités précises et des notions claires, pour cheminer à tâtons, dans l’ombre, sur un sol mouvant où les plus habiles marcheurs peuvent s’enliser. Combien ce romancier a le sens des hérédités lointaines dont la pesée agit encore sur nos sentiments et sur nos actes ! J’ai admiré la clairvoyance aiguë avec laquelle il aperçoit, dans la complication d’une âme moderne, les péchés originels dont nous portons la peine et les vertus ancestrales qui furent, pour les générations des hommes, un signe de noblesse et d’élection. Il conçoit tout sous la forme fluide et changeante de révolution. Le groupe éphémère de cellules et de microbes que nous appelons un monsieur ou une dame, lui paraît moins intéressant que les perspectives infinies de la lignée éternelle. Il ne se lasse pas de rôder dans les limbes où la science trébuche et balbutie. Il aime à errer dans les intermondes. Il voudrait, si la vie n’était si misérablement courte, parcourir toute la chaîne des origines et discerner, à travers l’immensité du temps et de l’espace, le trait d’union qui lie le dix-neuvième siècle à l’âge quaternaire, le bipède causeur au bipède hurleur, l’homme des salons à l’homme des cavernes.
M. Rosny évoque, avec la puissance ordinaire de sa vision, la terre nourricière et perfide, débonnaire et implacable, pullulante d’arbres géants et de bêtes énormes, où l’homme, animal faible et subtil, végéta pendant des siècles et des siècles, n’ayant que deux idées en tête : manger et n’être pas mangé.
Il montre nos devanciers « allumant le brasier des nuits froides et pleines
d’embûches, alors que l’épouvantable machærodus chassait encore dans les mêmes pâtures
où vivaient le mastodonte, l’éléphant méridional, le rhinocéros tertiaire,
l’hipparion »
. En ce temps-là, nous n’étions pas fiers parmi tous les horribles
fauves qui nous menaçaient de leurs dents et de leurs griffes. Nous étions de pauvres
brutes. Nous avions des lèvres épaisses, des sourcils broussailleux, un front fuyant, des
mâchoires lourdes. Nous grimpions lestement aux arbres. Nos longs bras, qui n’en
finissaient pas, étaient commodes pour atteindre les hautes branches. Nous avions coutume
de nous accrocher aux lianes et de nous balancer sous l’ombre des forêts vierges. Nos
plaisirs étaient simples. La réflexion n’avait pas encore affiné nos sens, ni aiguisé
notre goût. Les premières idylles furent sauvages et rapides. Nous différions peu, même en
amour, des orangs-outangs. Mais cela ne dura pas. Nos compagnes, mécontentes, se
retiraient sur les montagnes, se cachaient derrière les rocs, refusaient de céder à
l’intimidation ou à la prière. Maintes fois, dans les fourrés où rampaient d’inquiétants
reptiles, on entendit de rauques dialogues, dont les supplications et les ironies étaient
le prélude de Lysistrata. Les
belles filles
exigèrent quelque chose en échange de leur beauté. Elles imposèrent des conditions à ceux
qui venaient respirer, dans les brises printanières, l’odeur de leur chevelure. Cette
sorte de chantage antédiluvien fut très favorable au progrès. L’homme fut obligé
d’apprivoiser la femelle devenue femme. Il dut apporter des présents et les faire agréer.
Les premiers cadeaux de noces furent des offrandes rustiques et naïves. C’étaient, sans
doute, quelques grappes de fruits, une poignée de feuilles, un chapelet de coquillages,
une défense d’éléphants, une corne de cerf.
Plus tard, les prétendants s’appliquèrent à fabriquer de jolis bibelots. Ils firent des bracelets avec des lanières de cuir. Ils ciselèrent avec un soin minutieux, et non sans « fignolage », des armes et des joujoux. Les premiers dessinateurs gravèrent, avec un silex pointu, sur des omoplates de mouton ou sur des planches mal équarries, le profil des rennes, des mammouths et des aurochs. On recueillit, pour en faire des parures, les pierres cristallines qui brillaient comme le flot des sources claires aux rayons du jour. On chercha des amusements nouveaux, des séductions inédites. Le métal se plia aux caprices du forgeron et se contourna en formes imprévues. Parfois, le doux consentement fut le prix d’un anneau reluisant, d’une pendeloque qui s’attachait bien au nez ou aux oreilles, d’un collier dont le cliquetis rythmait gaiement les courses folles, aux pentes des collines.
Et puis les jeunes hommes luttèrent entre eux à qui serait le plus agile, le plus vaillant, le plus fort, le mieux vêtu, le mieux tatoué. La quête d’amour fit éclore, sur les lèvres humaines, les paroles persuasives, les mots qui charment, l’éternelle chanson. La pauvre Bête humaine commença d’avoir de l’esprit. Sa brutalité devint de la malice. La silhouette de don Juan et de Lovelace s’ébaucha sous le masque poilu de l’anthropoïde.
En même temps que le mauvais sujet, naquit le père de famille. Les gens sérieux, ceux qui avaient des habitudes sédentaires et des sentiments stables, offraient à celles dont ils étaient épris une caverne meublée. On était bien, là-dedans, à l’abri des pluies, sur un bon lit d’herbe séchée. Pendant le jour, si le temps était froid, on allumait du feu devant l’entrée de la grotte familiale. Le soir, on s’enfermait en se barricadant avec des traverses de bois ou de grosses pierres. Les fissures de la roche étaient closes avec de la terre battue. Des rigoles, habilement disposées, détournaient les eaux d’infiltration. Les outils et les armes étaient rangés le long du mur. C’était déjà le home, la vie d’intérieur. Ces ménages anciens avaient ordinairement une postérité nombreuse…
Ainsi l’humanité, aiguillonnée par le désir, s’acheminait vers ses destinées troubles et mystérieuses. Elle s’accoutumait, par degrés insensibles, aux serments et aux parjures, à la propriété et au vol, au mariage et à l’adultère, à l’amour et à la mort.
Pendant les longues étapes de cette voie triomphale et douloureuse, la religion naissait en nous, créée par la stupeur des premières funérailles, par l’effroi de l’irréparable, par l’instinct de conservation, transformé soudain en besoin d’éternité, en mirage de résurrections et de béatitudes.
Je voudrais citer une page des Origines de M. Rosnv. J’ai cherché patiemment, dans ce livre court et hâtif, quelque endroit où le lecteur pût s’arrêter par plaisir. Avec un écrivain de ce talent, on ne perd jamais sa peine. L’auteur s’est plu à retrouver, par un effort d’imagination, les rêves, les craintes, les espérances qui hantèrent l’esprit humain au temps où nos ancêtres, traqués par les fauves et déjà divisés par la guerre, cherchèrent à éviter les razzias et les carnages, en construisant leurs demeures sur pilotis au milieu des lacs :
La cosmogonie, héritée de l’homme des cavernes, se développa par les paroles qui émeuvent le soir, au crépuscule ou dans l’étincelant silence des nuits lunaires. Les vapeurs, les brumes, mais surtout cette irréalité mouvante qui fait que l’eau donne des spectacles si étrangement véridiques et si intangibles, accrurent l’idée de l’inconnu, du lointain, du mystère. Un rais qui passe ou se retire vers le soir, donne de telles illusions de vie, — les voix clapotantes du flot ont une si frappante analogie avec les paroles nombreuses qui s’entrecoupent — qu’une mythologie s’ébauche d’elle-même. Les tempêtes, les désastres d’une flottille semblent la fureur du dieu et sa vengeance, comme le calme, la suavité d’un jour au déclin sont l’indice de sa mansuétude.
Il y a du vague dans ces phrases harmonieuses et aussi de l’imprécision, peut-être voulue. N’importe, M. Rosny, qui est poète, aurait dû prendre plus souvent ce ton dans un ouvrage qui est évidemment destiné à muer de la science en littérature. L’enthousiasme de l’auteur des Origines, la chaleur communicative de ses discours, le mouvement de sa pensée et l’élan de sa plume font quelquefois songer au poème De la nature des choses. Il ouvre des vues lumineuses sur le passé et sur l’avenir de notre planète. Il suscite à nos yeux des images vives. Et soudain, tout s’embrouille. La clarté du style s’évanouit dans une phraséologie abstraite et dans un déluge de termes barbares. C’est un pêle-mêle où le lecteur désorienté n’aperçoit plus rien que des mots effrayants : Postpliocène, Chelléen, Moustérien, Magdalénien, Solutréen, Songeur néolithique. Dans cette incursion vers la préhistoire, M. Rosny n’a pas su tenir un juste milieu entre Lucrèce et M. de Mortillet.
Après cette œuvre de vulgarisation un peu rude et fruste, c’est un repos que de lire la Résurrection, du même auteur.
Ici, M. Rosny rentre chez lui, en quelque sorte, dans le groupe de volontés souffrantes, d’imaginations fragiles, d’âmes délicates et fortes où il a choisi les héros de l’Impérieuse Bonté. Quelques-unes des courtes nouvelles dont se compose ce volume (le Miracle, la Substitution, Chevaliers boxeurs, les Mâche-tes-Aliments, le Funéraliste) sont des souvenirs de Londres. Le paysage de là-bas enveloppe de teintes mélancoliques les aventures de John Ladder et de M. Peacok, petites gens fort maniaques, qui ont voisiné avec les bons fous de Charles Dickens. Le talent, un peu fuligineux, de M. Rosny, se prête singulièrement à peindre ce décor de brumes, de fumées, de maisons noires, d’omnibus bariolés, d’eau sale, de palais disgracieux, d’auberges énormes, de réclames monstres, de vertu grincheuse, d’ivrognerie abominable, de tempérance agressive, d’industrie, d’affaires, d’argent, cité colossale, endroit bizarre et attirant, pays unique au monde, où le promeneur est consolé, au milieu des bâtisses vilaines et des gênantes cohues, par les molles pelouses des jardins verts, par la grâce fleurie des yeux bleus et des visages roses…
Voici un croquis rapide que, pour ma part, je trouve assez londonien :
En cette saison, Epping forest est merveilleuse. Des marais l’entrecoupent, dont la beauté, vers septembre, est telle que le cœur en reste ému pour toujours. J’allais donc ; et sous ces futaies où des coins demeurent très sauvages, partout de petits imprimés, apportés là par des sectes protestantes, vous rappellent la pensée de Dieu. Tantôt sur un profond chêne, dans une clairière de silence et de recueillement, voici épinglé le : Souvenez-vous de lui. Tantôt, dans une combe solennelle, les mousses recèlent l’histoire du Vaisseau englouti. Les épines vous tendent le Enfin, lavé de mes souillures ! Et les hêtres hautains chuchotent : Les bras du Christ vous sont ouverts !
Cette pochade est trop dure peut-être. M. Rosny cède volontiers au plaisir de caricaturer nos voisins d’outre-Manche. Le piétisme anglican, la respectability britannique l’ont un peu choqué et beaucoup amusé. Il parle des Anglo-Saxons avec une ironie amicale, si j’ose m’exprimer ainsi. Au fond, il ne les déteste pas. Il les connaît bien, les ayant beaucoup fréquentés. Il s’est attablé avec eux, dans les bars du Strand ou de Hollborn, devant des tablées de merluches, de kippers, de crevettes, de saucisson allemand, de pickles et de whiskies. Il a fort admiré la raide correction et le geste péremptoire des policemen. Il a entendu des prêches (oh, combien !). Et il a gardé, de toutes ces expériences, une certaine antipathie pour les morales formalistes et revêches qui, sur les bords de la Tamise, gouvernent l’individu et la société. Il est resté Latin, malgré le fardeau des encyclopédies cosmopolites dont il a surchargé sa mémoire. Il répugne aux éthiques du Nord, aux homélies fâcheuses, aux hérésies qui considèrent le bonheur comme un péché. La doctrine qui représente le « Devoir » sous les apparences d’un spectre toujours prêt à contrarier l’Amour et à se jeter au travers de nos joies, lui semble un épouvantail dont il faut délivrer au plus vite l’humanité. Décidément, il préfère à la vertu puritaine, âpre et grondeuse comme une falaise d’Écosse, la vertu plus affable, plus riante, plus accessible, dont Montaigne a tracé le portrait.
Parmi les nouvelles qui accompagnent ces esquisses anglaises, deux au moins peuvent être considérées comme des espèces d’apologues destinées à mettre en lumière les idées de l’auteur. C’est la Résurrection et la Sauveuse. Voici le résumé, très sec, de ces deux fables :
1º Marthe Clave a été séduite par un jeune homme. Le nom de ce séducteur importe peu. Il ressemble tellement à tous les jeunes gens, bien élevés, qu’il se laisse marier par un vieil oncle à une riche héritière. Marthe retourne en province, chez une tante, et se morfond dans une tristesse résignée. Sa beauté se fane, son cœur se dessèche. Telle une plante qui languit loin du soleil.
Cependant, le séducteur tombe malade. Se sentant mourir, il est pris de remords et charge un de ses frères d’aller trouver la pauvre Marthe, de lui remettre un gros legs, insuffisante réparation d’un dommage irréparable.
Au testament qui stipule cette donation est annexée une liasse de lettres. Le frère, en lisant ce dossier, commence à être amoureux de Marthe. Il va la voir, très loin, dans sa réclusion provinciale. D’abord, son rêve s’envole au contact de la réalité. La personne vivante ressemble si peu à l’image lointaine ! Pauvre Marthe ! Elle est jeune, peut-être, mais la résignation a éteint sa grâce, aboli sa fraîcheur, vieilli précocement sa jeunesse.
Cependant, il la regarde mieux. Une intimité, d’abord amicale, les invite, tous les deux, aux confidences. De jour en jour, elle lui paraît moins âgée. La coquetterie de la femme se réveille, sous la caressante influence des hommages discrets. Et tout finit par « un grand baiser de fiançailles ».
« Je suis heureux, dit, en racontant sa propre histoire, le héros de cette Résurrection, je suis heureux ; j’ai donné la vie et la jeunesse à un être. Marthe a véritablement ressuscité par l’esprit et par le corps. En la regardant dans sa grâce, dans sa beauté que tous admirent, à l’heure où le soir va descendre, il me vient un tendre et grave orgueil… »
2º Sur une plage, un gentil garçon (belle figure, vingt-cinq ans) joue au tennis avec une gentille femme (jolie figure, trente ans). Naturellement ils flirtent. Soirs d’été. Langueurs perverses. Rendez-vous. On est au bord de la chute.
Mais la petite belle-sœur de la dame (figure
exquise, quatorze
ans) a surpris ce jeu coupable. Elle guette le jeune homme à l’instant décisif. Elle
arrête les deux complices, en mettant au travers de leurs projets sa candeur vaillante,
son honnêteté intrépide, son innocence, qui ne sait rien et qui devine tout. Très
bravement, elle les sauve l’un de l’autre. Vaincu par son divin sortilège, le banal
Lovelace devient un parfait chevalier, modèle de pureté et miroir de courtoisie. Le charme
de la vierge a fait revivre un cœur qui semblait mort. Le repentir a lavé les fautes
anciennes ; le renouveau d’amour qui fleurit dans l’âme reconquise est une promesse de
rédemption. « Dès lors, avoue le principal personnage de ce drame, je vécus dans
l’adoration de cette fillette, je la regardais grandir avec ravissement ; te temps
approche où je pourrai échanger avec elle les paroles sacrées. »
La moralité de ces récits est facile à tirer. M. Rosny affirme que, dans le monde actuel,
élargi et décoloré par la science, une seule puissance incontestée subsiste, puissance
impérieuse et douce, vraiment miraculeuse. Il croit que notre vieil univers, chargé de
péchés, de crimes et d’ennui, ne peut être racheté et rajeuni que par l’Amour. Il écoute
obstinément « la voix éternelle qui ressuscite les forces, le grand appel des âges
qui vainquit la destruction depuis le commencement où les êtres se mirent à
vivre »
.
Il célèbre, avec un lyrisme très noble, la passion sacrée qui
oppresse et qui délivre. Il dirait volontiers, transposant une phrase de Pascal :
« C’est de là qu’il faut nous relever, et non de l’espace et du temps, que nous
ne saurions remplir. »
Cette constante préoccupation anime d’une vie commune les œuvres, si diverses, de ce romancier idéaliste et observateur. Je ne pense pas, à parler franc, que les Origines et la Résurrection ajoutent beaucoup à sa renommée. Ces deux ouvrages, d’inégale valeur, ne diminueront pas non plus l’estime que les lettrés ont déjà témoignée à l’auteur de Nell Horn et de l’Immolation. En tout cas, ce sont des professions de foi dont la sincérité est éloquente. C’est une contribution à une propagande généreuse. C’est l’effort d’un artiste probe, qui entreprend de concilier le positivisme scientifique avec les exigences de l’art et avec la notion de l’idéal. Un tel exemple vaut la peine qu’on s’y arrête. Je veux vous faire connaître davantage M. Rosny.
Le docteur des Hermies, qui est un ami particulier de M. Huysmans, n’est pas indulgent pour M. Rosny. Voici comment, dans ce livre si abscons qui s’intitule Là-bas, il apprécie l’auteur de Nell Horn et du Bilatéral :
J’avoue, sans me faire prier, que Zola est un grand paysagiste et un prodigieux manieur de masses et truchement de peuple. Puis il n’a, Dieu merci, pas suivi jusqu’au bout dans ses romans les théories de ses articles qui adulent l’intrusion du positivisme en l’art. Mais chez son meilleur élève, chez Rosny, le seul romancier de talent qui se soit en somme imprégné des idées du maître, c’est devenu, dans un jargon de chimiste malade, un laborieux étalage d’érudition laïque, de la science de contremaître. Non, il n’y a pas à dire, toute l’école naturaliste, telle qu’elle vivote encore, reflète les appétences d’un affreux temps. Avec elle, nous en sommes venus à un art si rampant et si plat que je l’appellerais volontiers le cloportisme…
Ouf ! le style du critique est, ici, presque aussi fatigant que celui du critiqué.
Il est vrai que M. Rosny écrit parfois d’une façon qui décourage ses plus sincères admirateurs. S’il n’est pas lu autant qu’il mériterait de l’être, si la notoriété de son nom n’est pas proportionnée à la fécondité de son labeur, la faute en est à cette élocution malaisée, rébarbative, enchevêtrée, où de véritables trouvailles d’expression sont ensevelies sous la broussaille et le bois mort.
Ce n’est pas la première fois que M. Rosny entend ces doléances. Un critique
universitaire, bien informé, M. Georges Pellissier, l’a déjà supplié de nous épargner
cette terminologie scientifico-pittoresque, à la fois trop précise et trop fuyante, qui
fait ressembler telle de ses pages à un cours d’adultes professé par un poète symboliste.
M. Pellissier a fort habilement analysé cette « écriture » comme un chimiste analyse un
acide ou un sel. Il y a trouvé des « précipités » bien curieux :
1º un abus vraiment effrayant des termes techniques (une jeune fille qui a des idiosyncrasies charmantes… une paysanne qui cherche une entéléchie) ; 2º une prédilection pour les vocables vagues : voie au lieu de route, char au lieu de voiture,
poudre au lieu de poussière, onde au lieu d’eau ; 3º l’emploi de certains adjectifs qui, s’ils passaient dans l’usage,
n’apporteraient pas à la langue française beaucoup de force (une ballade soirale, une redingote estivale… un tube rouilleux). M. Pellissier n’a pu se défendre d’un frisson lorsqu’il a noté ceci :
« … l’éveil troublé d’un canard, s’épanchant dans la nocturnité
cristalline »
.
Moi-même, j’ai sabré d’incessants coups de crayon, comme des copies de mauvais élèves,
l’Impérieuse Bonté, qui est une œuvre mâle et tendre,
Renouveau, et même l’Indomptée, que j’admire de tout mon
cœur. Que diable ! ce n’est pas de ma faute si j’ai trouvé, à la page 187 de
l’Indomptée, un barbarisme, un beau : « Et soudain sa fierté monta
comme la mer, soudain le long débat, la promenade sinistre se résolvèrent… »
Après tout, résolvèrent n’est peut-être qu’une faute d’impression… Il
est vrai que résolurent eût été bien vilain. Tout plutôt résolurent.
Seulement, remarquez que l’effort qui aboutit si malheureusement à ces façons de parler et d’écrire est tout de même, à voir les choses de haut et d’ensemble, une tentative intéressante.
M. Rosny a échoué, jusqu’ici du moins, dans une aventure qui a tenté sa vaillance et où les écrivains moins tenaces que lui n’osent pas s’engager. Il pense, avec raison, qu’à un ordre nouveau de sensations et de pensées doit correspondre nécessairement un répertoire nouveau de mots et de phrases. L’adaptation au milieu est une loi qui doit se vérifier pour les formes du langage comme pour les formes de l’être. Dans le conflit des vocables comme dans la concurrence vitale des mammifères qui ont inventé la grammaire et la phonétique, le faible doit céder au fort ; le caduc est éliminé par la poussée des jeunes ; les organismes surannés doivent s’étioler et mourir… Nous autres, nous laissons faire le temps ; nous n’avons pas trop peur de la routine parce que nous pensons que les choses inévitables arrivent, toujours assez tôt. Mais ce romancier darwiniste n’aime pas les délais. Il brûle les étapes. C’est un évolutionniste conscient. Dès maintenant, il entend que son style soit exactement contemporain des choses dont il parle.
Entreprise difficile, pour ne pas dire impossible. Nous avons hérité d’un tel stock de vieilles métaphores que le désaccord entre notre vie et notre langage semble désormais irrémédiable. Nous ne pouvons guère conter une anecdote ou écrire une lettre sans commettre involontairement une série d’anachronismes très cocasses. Notre rhétorique est calquée sur des impressions que nous n’éprouvons plus, sur des actions dont nous avons perdu l’habitude, sur des objets qui n’existent plus. Nos mots n’évoquent point des images vivantes ; ils ressuscitent des visions abolies dont le contraste avec nos occupations coutumières est assez réjouissant. Héritiers d’une race qui a beaucoup guerroyé, beaucoup chassé, beaucoup chevauché, nous transportons dans nos salons et dans nos boutiques certaines locutions qui viennent des croisades, des forêts royales et des tournois. Nous parlons encore d’« éventer la mèche », bien que l’arquebuse à rouet soit une arme démodée. Ce marchand qui veut « se mettre en garde » contre les entreprises de son concurrent, ce bourgeois bien disant qui, au fumoir, en sirotant sa chartreuse, parle de « rompre en visière », ou de « baisser la lance », s’expriment exactement comme des reîtres, ce qui est aussi ridicule, quand on y songe, que de pendre une rapière à une redingote ou d’accrocher une plume de coq à un gibus. Le préjugé scolaire, qui recommande à la jeunesse française l’imitation littérale du xviie siècle, et qui couronne, au concours général, des plagiats impudents, est, il faut l’avouer, une des inventions les plus saugrenues de la pédagogie.
M. Rosny, si j’ai bien compris son arrière-pensée, s’est adressé à lui-même cette harangue :
Voyons. Il faut en finir avec ces habitudes moutonnières et ces virtuosités d’écoliers. Le décor de la vie moderne, l’aménagement de notre civilisation, le climat nouveau où s’agitent nos passions héréditaires, voilà des ressources nouvelles où le vocabulaire peut et doit se rajeunir. La vieille distinction du fond et de la forme est une sottise imaginée par les pédants qui prétendent enseigner primo l’art de penser, secundo l’art d’écrire. Tout se tient, dans l’esprit comme dans la matière. Comment ? Nous sommes saturés de science, initiés par l’analyse spectrale au mystère des archipels stellaires, admis, par la philologie, dans les régions obscures où germent les religions, les littératures et les lois ; l’induction nous ouvre des perspectives infinies où apparaissent en reliefs monstrueux la flore et la faune des âges préhistoriques ; ces conquêtes nous ont enorgueillis et mécontentés ; nous avons chassé le surnaturel et il revient en songes troubles ; nous avons beau déplacer les bornes du connu, notre désir inquiet rôde aux confins de l’inconnaissable ; nous regrettons nos illusions perdues comme un enfant qui pleure sur des joujoux cassés ; nous avons peur d’avoir trop découvert ; notre triomphante chimie nous effraye parce qu’elle a perfectionné tout à la fois l’art de guérir et l’art de tuer ; notre victorieuse industrie, notre outillage de cuivre et d’acier, nos expériences politiques promettaient un âge d’or qui s’obstine à ne pas venir… bref, ce siècle en travail a modifié de fond en comble les conditions de la vie humaine, et l’on voudrait que notre esprit s’enfermât, se durcît dans des formes jadis inventées par des gens raisonnables qui vivaient heureux sans rêver autre chose que le catéchisme de Bossuet, la politique tirée de l’Écriture sainte et la machine de Marly ? Allons donc ! Autant vaudrait enfermer un corps vivant dans le cartonnage d’une momie. Courage ! écrivains mes frères Ouvrez vos fenêtres. Regardez la rue, les ateliers, tout ce tumulte où peinent les hommes. Que votre langage, comme un miroir à mille facettes., comme un téléphone et comme un phonographe, reflète, redise, transmette et multiplie ces éclairs et ces rumeurs, ces accès de joie et ces cris de rage, le bourdonnement des ouvriers et des machines, le va-et-vient des poulies, le rythme des bielles, la fumée du charbon, le brasier des fournaises, surtout l’angoisse de l’homme moderne que les premières audaces de la science ont engagé dans l’engrenage des lois brutales et qui cherche de quel côté viendront les brises parfumées du renouveau.
Certes, ce programme ne ressemble pas au plan d’études que Fénelon exposa jadis dans sa doucereuse lettre à l’Académie. Ce n’est pas une raison pour le dédaigner. L’exécution en sera difficile. C’est justement pour cela que cette entreprise a séduit le talent si vigoureux, si personnel et si fier de M. Rosny. Plusieurs réussites vraiment superbes (l’incendie, au commencement de l’Impérieuse Bonté ; les admirables paysages de l’Indomptée) prouvent qu’il est capable d’aller jusqu’au bout de son dessein.
Ce même souci de révolution, cette quête de la fraîche nouveauté, je les retrouve dans l’instinct qui dirige M. Rosny vers les sujets où sont impliquées les questions morales et sociales, dans son effort pour résoudre les énigmes qu’embrouille, de plus en plus, la complication de la vie moderne. Je ne connais pas de romancier qui aperçoive mieux ce qu’il y a de collectif, d’humain, presque de cosmique dans le caractère d’un individu. La longue lignée des ancêtres, les racines profondes, le réseau de liens où le moi est saisi dès sa naissance, lui apparaissent lorsqu’il met sur pied des personnages en blouse ou en paletot. Son Daniel Valgraive, son Jacques Fougeraye, sa Jeanne Dargelle, âmes combatives, hautaines, si belles par le sacrifice et par la bonté, vivent d’une vie intense, parce que nous sentons, dans tous leurs actes, le contrecoup du milieu ambiant, la vibration du mouvement transmis par une chaîne infinie et éternelle, l’hostilité qui entrechoque les êtres, l’affinité qui les unit. Ici encore, ce romancier familiarisé avec les genèses et les cosmogonies ouvre une voie nouvelle. C’est en poussant dans cette voie, c’est en découvrant ainsi les entours illimités de la comédie humaine, qu’un homme de génie pourra dépasser Balzac.
Peu importe que M. Rosny ait d’abord sacrifié, comme tant d’autres, au genre de littérature que l’on appelle, d’un nom impropre, le naturalisme. Il a cédé, lui aussi, à ces droits quasi seigneuriaux que M. Émile Zola exerça, pendant un temps, sur les jeunes gens de lettres. Que celui qui n’a pas quelque soirée de Médan sur la conscience lui jette la première pierre. Il a fui la classe où le maître distribuait des pensums à MM. Henry Céard, Léon Hennique, J.-K. Huysmans et même à ce pauvre Maupassant. Il n’appartient plus à aucune école. Il est de la grande espèce des écrivains qui écrivent pour soulager leur âme et dont la sincérité oblige le lecteur à réfléchir. Ses livres touffus, buissonneux, poignants, sont de ceux où l’on s’arrête malgré soi pour penser. Tandis que l’auteur de Pot-Bouille stupéfie le monde par la brièveté de ses idées et par la longueur de ses discours, l’auteur de l’Immolation s’élève, d’étage en étage, par le progrès de son intelligence et par la vaillance de son cœur, à des conceptions de plus en plus étendues et nobles. Il observe et il tâche de comprendre. II sait que toute destinée, si humble soit-elle, est grosse de mystère. Comme Ibsen, c’est dans le spectacle des individus et non dans le jeu des formules scolastiques qu’il cherche à voir les questions qui nous inquiètent. Il sait que les hommes et les femmes sont des problèmes qui marchent.
Lisez, en essayant d’oublier les aspérités du style, celle de ses œuvres qui est, à mon
sens, la plus riche et la plus forte : l’Indomptée. Suivez, pendant
quelques instants, Caroline Monteil à l’amphithéâtre « où traîne de la viande
humaine, des viscères et des membres, des têtes encore fraîches, des yeux entr’ouverts,
des choses vivantes et puantes… »
. Suivez encore cette jeune fille dans la rue
où sa détresse, noyée de nuit, de brume et de pluie, demande vainement au ciel et à la
terre un recours contre le désespoir :
… Elle se vit une si faible abandonnée sur le trottoir gras ! Jupe et corsage de fine étoffe vieillie, petite jaquette péniblement relevée d’une soutache, et les bottines qui boivent :
« Ah ! Caroline, tu n’es pas heureuse ! »
Un rire ironique courut sur ses lèvres, presque gai ; — un peu moins lasse, elle s’amuserait du ridicule des choses. Mais elle était trop lasse !
Encore elle écouta clapoter sa bottine. Triste bruit, un des plus tristes de la misère auquel les délicates préféreront toujours le chapeau roussi ou le corsage en charpie.
Le petit choc mouillé, ce fut la synthèse de sa vie. Tout fut vaseux, marécageux, tourbeux… Elle rêvait ainsi, elle se sentait horriblement déteinte et fanée par le travail et les désespoirs. L’irritation de sa nature pressait son pas. Elle cherchait vaguement des êtres sur qui venger, en paroles ou cris indignés, sa longue défaite.
Et la bottine clapotait plus vite, d’un clapotis de rainettes sautant l’une après l’autre à la mare. Tout regard qui s’abaissait sur le trottoir faisait tressaillir Caroline de honte.
Elle revint au réel. « Plus d’argent, des amies à voir pour gagner quelques jours. »
Accompagnez cette étudiante à l’hôtel où elle prend pension. Là deux ou trois douzaines de carabins gouaillent et font les jolis cœurs. Qu’est-ce, pour ces aimables compagnons, que l’honneur d’une jeune fille ? Leurs pères, citoyens considérés, leur ont appris, par des préceptes et par des exemples, « qu’il faut que jeunesse se passe » ; et ils s’efforcent de la « passer », cette belle jeunesse, aussi économiquement que possible. Madrés comme les rustres dont les rapines payent leurs diplômes, ils ignorent la passion qui affole et qui ennoblit ; ils ambitionnent les « collages » prudents, les « lâchages » réguliers ; après quoi, ayant épousé des femmes laides et des dots cossues, ils deviendront politiciens en province… Caroline est jolie, elle est seule. Qui la défendra contre les affreux petits bourgeois ?
Involontairement, votre rêverie sort des limites où se circonscrit la biographie de l’Indomptée. Et de ce cas particulier vous allez sans effort à une question générale : Comment la femme pourra-t-elle garder sa pureté native, l’intégrité de son corps et de son âme, dans la subtile atmosphère qui enveloppera désormais sa vie ? De plus en plus, l’homme la laissera seule loin du foyer. Les yeux purs des vierges sont exposés, maintenant, à des initiations précoces. De celles qui sont nées pour être épouses et mères nous faisons des ouvrières, des institutrices, des doctoresses. Qu’adviendra-t-il ?
J’irai plus loin, si les « symbolistes » professionnels n’avaient pas gâté un des plus beaux mots de notre langue, je dirais que l’Indomptée est un symbole. Elle est tout à fait représentative, cette femme malheureuse et fière, que la société tourmente, que la science accable et que l’amour délivre. J’y vois, pour ma part, une image en raccourci de l’humanité actuelle, en qui s’exaspère, plus aigu que jamais, le conflit de l’instinct héréditaire et des conditions sociales, du devoir et du droit, de la pitié et de la justice, de la science et de la moralité. On dirait qu’elle hésite, cette humanité très vieille, très jeune, trop savante et encore novice. Elle semble regretter sa candeur ancienne, l’innocence de la foi morte, et désespérer d’unir jamais la clairvoyance de l’esprit avec la paix du cœur. Elle ira pourtant, l’éternelle indomptée, elle ira droit son chemin, sourde aux conseils de ceux qui voudraient la faire revenir sur ses pas et retomber en enfance. Elle emporte avec elle un sûr viatique, le trésor sacré et séculaire qui survit aux religions et qui est antérieur aux dogmes, l’amour vainqueur de la mort, la vertu libératrice par qui tout se renouvelle et tout fleurit.
On voit quelle est la position intellectuelle de M. Rosny. C’est un rationaliste, épris de beauté morale. Il est à égale distance du plat réalisme où nous avons failli enliser notre joie et du christianisme littéraire dont la bimbeloterie finira par lasser notre patience. Il évite les « garçonnières » et les sacristies.
M. Huysmans s’est confessé en public. M. Zola, lui-même, a confié à un reporter quelques-uns de ses scrupules ; il rêve une religion pour le peuple : Nana, sans doute, fera une retraite chez les filles repenties. D’autres, après Tolstoï et Dostoïevsky, invectivent la coquinerie de l’entendement et dénoncent la banqueroute de la science. M. Rosny sait que l’humanité a toujours trouvé en elle-même la force d’adapter sa vie morale aux conditions nouvelles que lui imposait le progrès de l’esprit. Il n’a pas peur de la vérité et ne recule pas devant l’évidence. Il compte sur la réconciliation future de l’action et de la pensée, de la conscience et de la raison, de la démocratie et de l’art, de l’individualisme et de la solidarité.
Je suis pour celui-ci contre ceux-là.
La littérature et la démocratie
Lorsqu’on eut rapporté au Louvre le corps sanglant du roi Henri IV, poignardé en pleine rue, la douleur et l’indignation publiques, les ressentiments de tous les Français que ce coup avait frappés au cœur se répercutèrent d’écho en écho, non seulement dans les conversations et les commentaires de la foule, mais dans les écrits de tous ceux qui savaient tenir une plume. Le poète Malherbe, tout surpris et troublé par cet exécrable forfait, ne pouvait penser à autre chose. Pendant longtemps il ne parla, dans ses lettres à ses amis, que du roi et de Ravaillac. C’est à lui, je crois, qu’on doit le récit le plus détaillé de cet assassinat. Je cite ce rapport.
M. de Praslin, capitaine des gardes, voulut suivre le roi, qui lui dit : « Allez-vous-en, je ne veux personne… » Ainsi, n’ayant autour de lui que quelques gentilshommes et des valets de pied, il monta en carrosse… Étant arrivé à la rue de la Ferronnerie, il se rencontra une charrette qui obligea le carrosse du roi à s’approcher plus près des boutiques de quincailleurs qui sont du côté de Saint-Innocent… Ce fut là qu’un abominable assassin, qui s’était rangé contre la prochaine boutique, qui est celle du Cœur couronné percé d’une flèche, se jeta sur le roi et lui donna, coup sur coup, deux coups de couteau dans le côté gauche. Le roi, par malheur et comme pour tenter davantage ce monstre, avait la main gauche sur l’épaule de M. de Montbazon, et de l’autre s’appuyait sur M. d’Épernon, auquel il parlait. Il jeta quelque petit cri et fit quelques mouvements. M. de Montbazon lui ayant demandé : « Qu’est-ce, sire ? » il lui répondit : « Ce n’est rien, ce n’est rien », par deux fois ; mais la dernière il le dit si bas qu’on ne put entendre. Voilà les seules paroles qu’il ait dit depuis qu’il fut blessé. Tout aussitôt le carrosse tourna vers le Louvre. Le roi fut porté en haut et mis sur le lit de son cabinet, puis sur le lit de sa chambre, où il fut tout le lendemain et le dimanche, où chacun allait lui donner de l’eau bénite. Je ne vous dis rien des pleurs de la reine, cela se doit imaginer. Pour le peuple de Paris, je crois qu’il ne pleura jamais tant qu’en cette occasion. Tout le monde monta à cheval, les uns allant aux portes, les autres aux ponts, avec une affection extrême de montrer sa fidélité.
Malherbe fut si ému par ce malheur, qui atteignait la nation tout entière, qu’il écrivit, Sur la mort de Henri le Grand, des stances fort belles. Quelques années auparavant, au mois de décembre 1603, lorsque Henri IV manqua d’être égorgé sur le pont Neuf, l’auteur de la Consolation à Du Périer avait déjà exprimé le sentiment national en des strophes dont l’archaïsme est encore éloquent :
Que direz-vous, races futures,Si quelquefois un vrai discoursVous récite les aventuresDe nos abominables jours ?…
La mort tragique du duc de Berry, assassiné par Louvel à la sortie d’un théâtre, inspira, comme on sait, à Victor Hugo, quelques-uns de ses premiers vers, non pas les meilleurs, assurément, mais sans doute les plus sincères, les plus ingénus qu’il ait jamais composés :
Nos chants ont réveillé le dragon endormi ;L’Anarchie en grondant a relevé sa tête…
Alfred de Musset disait au roi Louis-Philippe, visé par l’anarchiste Meunier :
Prince, les assassins consacrent ta puissance :Ils forcent Dieu lui-même à nous montrer sa main.Par droit d’élection tu régnais sur la France ;La balle et le poignard te font un droit divin.De ceux dont le hasard couronna la naissanceNous en savons plusieurs qui sont sacrés en vain.Toi, tu l’es par le peuple et par la Providence ;Souris au parricide et poursuis ton chemin.
Qui n’a su par cœur, au temps béni de l’initiation littéraire et des premières ferveurs adolescentes, les admirables vers improvisés par le poète des Nuits, dans une fièvre de deuil et d’épouvante, lorsque le duc d’Orléans, si jeune, si séduisant, si aimé, roula, tué net, sur les cailloux de la route de Neuilly :
Hélas ! mourir ainsi, pauvre prince, à trente ans !
Sans un mot de sa femme, un regard de sa mère,
Sans avoir rien pressé dans ses bras palpitants !
Pas même une agonie, une douleur dernière !
Dieu seul lut dans son cœur l’ineffable prière
Que les anges muets apprennent aux mourants.
Que ce Dieu, qui m’entend, me garde d’un blasphème !
Mais je ne comprends rien à ce lâche destin
Qui va sur un pavé briser un diadème,
Parce qu’un postillon n’a pas sa guide en main !…
La France, hier encor la maîtresse du monde,
A reçu, quoi qu’on dise, une atteinte profonde,
Et, comme Juliette, au fond des noirs arceaux,
À demi réveillée, à demi moribonde,
Trébuchant dans les plis de sa pourpre en lambeaux,
Elle marche au hasard, errant sur des tombeaux.
Musset, Victor Hugo, Lamartine… Ces noms sonnent dans notre souvenir avec un retentissement de gloire toute récente. Ces poètes sont de notre siècle. Plusieurs d’entre nous les ont connus. Ils sont presque nos contemporains, nos amis, nos frères aînés. Et pourtant, comme ils semblent déjà lointains, antiques, démodés ! Combien la généreuse sympathie qui unissait leur âme à toutes les âmes meurtries et souffrantes diffère du scepticisme stérile, de l’indolente ironie, du niais dilettantisme où sèche et se fane ce qu’il y a de meilleur en nous ! Ces écrivains étaient des hommes. Rien de ce qui pouvait compromettre ou aider le progrès de la race humaine ne leur était étranger. Attentifs aux spectacles changeants de l’histoire, dévoués à certaines idées éternelles qui sont les conditions du bonheur et de la moralité, ils appartenaient sans réserve à une tâche, à une cause, à une patrie. Les pédants et les nigauds peuvent bien railler leur enthousiasme et leur découragement, la naïveté de leurs chimères et les chutes cruelles où les précipitait leur vol vertigineux. Le talent, qui est condamné à ne jamais comprendre le génie, et qui est incapable de le faire oublier, peut se divertir à montrer aux écoliers les défauts des Odes et Ballades, l’emphase des Voix intérieures, l’incertitude flottante des Méditations, et l’excès des images, et la fougue des mouvements, et ce qu’on appelle dans les classes les « fautes de goût ». La belle malice ! Le petit bruit des commentateurs et les commérages des biographes n’empêcheront pas que ces voix, souvent prophétiques, ne dominent le tumulte des foules et que les Orientales, les Chants du crépuscule, le Discours sur le drapeau rouge, même la Coupe et les lèvres, et les romans inquiets de George Sand, ne portent chez nos descendants le témoignage des passions, des espérances, des joies, des révolutions et des misères qui ont agité, bouleversé ce siècle hardi et malheureux.
On entend dire, parfois, que les écrivains qui ont suivi le sillon commencé par Chateaubriand représentent la « littérature personnelle », qu’ils ont étalé somptueusement leur « moi », que leur lyrisme est la perpétuelle exaltation de leurs, égoïstes douleurs. Cette formule est trop simple et trop raide pour être conforme à la vérité. La vie intellectuelle se prête moins que la vie matérielle à ces essais de classifications.
En réalité, ces poètes douloureux qui voulaient que le public fût confident de leurs peines, ces amants dont le désespoir était si éclatant et si sonore, ces visionnaires qui rêvaient tout haut, ces sublimes faiseurs de doléances et de monologues sortaient souvent du cercle étroit de leurs sentiments individuels.
Ils se regardaient vivre ; mais ils apercevaient en eux, comme réfléchie et multipliée par la splendeur d’un miroir magique, la vie des multitudes qui remuaient autour d’eux. Ils étaient mêlés au train des choses et ne craignaient pas le contact, l’étreinte ou le choc des passions populaires. Leurs pensées s’aventuraient bien au-delà des boutiques de librairie et refusaient de s’enfermer dans les limites de la « République des lettres ». Chateaubriand écrivit le Génie du christianisme pour rendre une religion à un peuple déshabitué de l’idéal. Victor Hugo raconta l’épopée des Misérables pour réconcilier la pitié avec la justice. Lamartine, voulant fonder dans son pays cet accord de la liberté et de l’autorité, que nous cherchons toujours, imagina cette Histoire des Girondins, dont la France libérale se disputait les feuillets. Alfred de Vigny ne s’est pas enfermé dans « une tour d’ivoire ». C’est à la foule qu’il dédiait ses rêves, amoureusement poursuivis dans le recueillement et le silence. N’a-t-il pas dit :
Les nations sont des femmes, guidéesPar les étoiles d’or des divines idées.
Et ailleurs :
Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des idées.Sur nos fronts où le germe est jeté par le sort,Répandons le savoir en fécondes ondées ;Puis, recueillant le fruit tel que de l’âme il sort,Tout empreint du parfum des saintes solitudes,Jetons l’œuvre à la mer, la mer des multitudes,Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port.
Honorons, malgré la mauvaise humeur des « jeunes », ces nobles « ancêtres ». Ils n’ont pas eu, pour les doctrines et pour les intérêts qui sont en jeu dans les luttes politiques, le sot dédain qu’affectent les médiocres. Leur cœur a battu d’émoi, de plaisir ou d’angoisse, toutes les fois qu’une victoire ou qu’une défaite venait réconforter ou meurtrir le cœur de la nation. Mieux que sur les registres des historiographes officiels, l’histoire de ce siècle est inscrite dans leurs œuvres, émouvante confession de nos amertumes et de nos ivresses, de nos doutes, de nos craintes, de nos désirs, de nos colères, de nos désespoirs, depuis René et le Dernier Chant de Childe-Harold, jusqu’aux Châtiments et à l’Année terrible.
Je crois, et pour beaucoup de causes, que nous ne laisserons pas à nos arrière-neveux un pareil testament. Depuis une vingtaine d’années, ceux qui écrivent ailleurs que dans les journaux, détournent la tête pour ne point voir passer le peuple, que nos pères comparaient volontiers à un lion et que les auteurs modernes appellent, d’un air peu rassuré, un « taureau furieux ». Quant aux personnes qui persistent à croire qu’il n’est pas déshonorant de s’entretenir avec ce pauvre peuple, de lui tendre la main, de s’exposer aux froissements de sa rude accolade, le dédain des gens de lettres les confond de plus en plus avec les professionnels de la politique, dans une caste spéciale, comme font les grands d’Espagne pour les toréadors, sorte de gens que l’on applaudit quelquefois et qu’on méprise presque toujours.
La littérature boude la démocratie.
Les plus renommés d’entre nos écrivains nous donnent l’exemple. N’incriminons point les volontés, mais constatons les faits. Je défie qu’un lecteur non prévenu puisse savoir, en lisant les poèmes de M. Leconte de Lisle, à quelle nation et à quel temps appartient le vénérable poète de la Vision de Brahma. Et Dieu sait ce que devient cette hautaine et superbe sérénité, lorsqu’elle est déformée, parodiée, déshonorée par la singerie des scribes et des cuistres !
Je connais des poètes qui ne s’intéressent aux affaires de leur pays que pour savoir s’il y a des places vacantes dans les bibliothèques, dans les octrois, dans les bureaux des ministères ou dans les coulisses de l’Université. Dès qu’une bonne piste est signalée, on les voit tous, décadents chevelus, blêmes esthètes, instrumentistes, mystiques, néo-wagnériens, nietzchistes, égotistes et jeunes (oh ! toujours jeunes !), envahir les antichambres, se pendre aux sonnettes, persécuter les chefs, sous-chefs, chefs adjoints, attachés de tous les cabinets et de tous les secrétariats. Souvent aussi, le mirage des palmes académiques dérange le hiératisme de leur attitude et de leurs gestes. Après quoi, ils rentrent dans la torpeur de leur bouddhisme accroupi. Lorsqu’ils ont obtenu le rond-de-cuir convoité, ils se servent presque toujours du papier, des plumes et de l’encre du gouvernement pour rédiger, en « écriture artiste » l’éloge de l’anarchie.
Ce sont là des ridicules dont il ne faut pas trop se hâter de rire. Il importe à ce pays, déconcerté par des tragédies sanglantes, travaillé par un orage intérieur, incertain de ses destinées, arrivé au point le plus critique peut-être de son évolution, que la littérature, elle aussi, soit ouvrière de bien public. Une lutte terrible s’engage entre la civilisation et la barbarie. Nul ne peut se désintéresser de ce drame, sous prétexte de servir un art qui n’aurait plus de raison d’être s’il cessait d’enseigner à l’humanité la douceur, le respect du droit, le culte de la justice, la miséricorde et l’amour.
La littérature sera populaire ou ne sera pas. Si l’élite a le souci de sa propre conservation, elle doit aller fraternellement, résolument vers la démocratie, non pour se rabaisser au niveau commun, mais pour relever jusqu’à elle l’esprit et le cœur des foules. Autrement c’en est fait des fragiles merveilles dont nous avons reçu l’héritage. Il faut que tout le monde comprenne le caractère sacré de ce dépôt. Sinon, nous devons nous résigner à le perdre. Que sera une démocratie dénuée d’idéal, abandonnée par ceux qui savent le secret des paroles harmonieuses et persuasives, désertée par le génie, veuve de gloire, livrée sans défense à la réclame des charlatans, aux suggestions de la pornographie, aux grimaces des cabotins ?
Taine a loué, dans un de ses livres les plus célèbres, un ◀philosophe▶ qui, interrogé sur l’influence que ses doctrines peuvent exercer sur les Français, répond simplement :
« Je n’en sais rien. Est-ce qu’il y a des Français ? »
Eh bien ! oui, décidément… Plusieurs, même parmi les disciples les plus respectueux de l’illustre auteur des Origines de la France contemporaine, se disent, lorsqu’ils prennent la plume, qu’il y a aussi des hommes, des hommes qui vivent, qui meurent et qui souffrent trop avant de mourir.
Taine et Renan furent de vaillants hommes. Chez eux, le cœur
fut digne de l’intelligence. Ils sentaient vivement. Mais ils se sont appliqués à exclure
de leurs écrits l’émotion qui fait trembler la phrase, l’accent poignant de la
sensibilité. Ils voulurent être des témoins incorruptibles, presque impassibles.
Enregistrer des faits, énoncer des lois, diminuer les chances d’erreur en se raidissant
contre la tentation des larmes, telle fut leur unique préoccupation. Ils étaient (c’est
Renan qui le dit) « impropres à l’enthousiasme pratique »
. Épris d’un
certain idéal de perfection intellectuelle, ils furent animés non par
l’ambition d’agir sur les choses humaines, mais seulement par le désir d’avoir des
opinions. La prédication par l’histoire leur semblait une forme ridicule de la pédagogie,
une fadaise de 1848. Ils ont regardé les hommes de trop loin et de trop haut. Ils se sont
retirés sur les sommets, hors du fracas des foules, qu’ils jugeaient brutales et aveugles.
Ils avaient vu la démocratie insulter ses bienfaiteurs, se ruer à la servitude, se rouler
au-devant de César. Ils l’ont méprisée tous deux, Renan avec une nuance d’ironie
souriante, Taine avec une répugnance instinctive, que les ignominies de la Commune
changèrent en une véritable horreur.
C’est pourquoi la démocratie ne sera jamais tout à fait à son aise avec ces deux nobles esprits. Leur renommée, si pure, ne sera jamais populaire. Ils auront labouré profondément certaines parties de l’âme de leur siècle, façonné le cerveau de leurs contemporains, modifié, sur bien des points, les directions de la pensée humaine, et cependant ils n’ont pas franchi le seuil de ce Panthéon qui s’ouvre à la voix du peuple, et où des gloires moins éclatantes ont mérité d’être admises.
C’est par l’imagination, c’est par le cœur que l’on conquiert les durables popularités.
La démocratie est femme ; elle veut qu’on lui parle d’amour. Les récits haletants de
Michelet, ses phrases secouées de saccades fiévreuses, hantées de rêves, obsédées de
cauchemars nous attireront toujours mieux que la lucidité froide des penseurs plus
sereins. Nous l’aimons, ce visionnaire, ce croyant, cet apôtre, parce qu’il a écrit
l’Histoire de France comme un amant écrirait l’histoire d’une maîtresse
passionnément adorée. Relisez la description amoureuse où ce peintre merveilleux regarde,
une à une, toutes les beautés de notre pays, et le tableau de la première bataille
nationale, surtout les misères de la guerre de Cent Ans, et le récit de la mission de
Jeanne d’Arc : « Elle prit les armes quand elle sut la pitié qui était au royaume
de France. Elle ne pouvait voir couler le sang français. Cette tendresse de cœur, elle
l’eut pour tous les hommes ; elle pleurait après les victoires et soignait les Anglais
blessés… La Vierge secourable des batailles que les chevaliers
appelaient, attendaient d’en haut, elle fut ici-bas… En qui ? c’est la merveille. Dans
ce qu’on méprisait, dans ce qui semblait le plus humble, dans une enfant, dans la simple
fille des campagnes, du pauvre peuple de France… »
Pour comprendre ainsi, pour évoquer ainsi les morts de leur poussière, il ne suffit pas d’être archiviste. L’archéologie, l’épigraphie, la paléographie, la diplomatique sont de précieux instruments de précision ; mais ces appareils ne nous font voir, dans le passé, que des mécanismes, démontés pièce à pièce. Pour aller jusqu’à l’âme inquiète qui meut le corps souffrant des hommes, il faut un élan, parfois douloureux, de tendresse et de charité. C’est là qu’est le mystère des intuitions de Michelet. C’est là qu’est le secret de son charme puissant et de l’éternel réconfort que nous apporte sa parole de flamme.
Dans les jours sinistres où toute lumière semble s’éclipser et où les plus robustes sentent fléchir leur foi, l’Histoire de France est là, comme un perpétuel encouragement à espérer et à croire. Suivez l’historien dans ses pèlerinages de prédilection, aux plaines sanglantes où plane l’oriflamme victorieuse, aux entretiens des rois prudents et des sages conseillers, aux folles équipées que rachetaient de sublimes vertus, aux cabanes enfumées où les paysans meurtris, ravagés, mourants, s’obstinaient à aimer, malgré tout, le royaume héréditaire et le sol natal. Écoutez comme sa voix salue tous ceux, toutes celles dont le visage clair et l’épée rayonnante nous ont montré le chemin où le devoir nous ordonnait de passer. Il a eu, lui aussi, comme Jeanne d’Arc ses saints et ses saintes. Il leur parle, leur demande conseil. Ses préférences politiques, ses préjugés disparaissent dès qu’il rencontre, sur sa route, jonchée de morts et de ruines, les braves gens qui n’ont pas désespéré de la patrie. Peu lui importe alors le costume, le temps, la noblesse ou la roture ! Il se sent aussi proche parent d’un chevalier de Bouvines que d’un canonnier de Valmy. Il trouve les mêmes mots de reconnaissance et d’amour pour bénir les vieilles bandes de Du Guesclin et pour ensevelir la jeune gloire des soldats de la Révolution. Il a compris que la chevalerie n’a pas émigré avec Broglie, qu’elle est restée en France avec Desaix, Hoche, Marceau, héros sans peur et sans reproche, à qui Bayard eût donné l’accolade. Quiconque a servi la nation est sûr de sa louange. Il a vu, sous tant de révolutions et de catastrophes, la tradition ininterrompue qui unit, dans un même effort, ces serviteurs si dissemblables, de Richelieu à Gambetta, de Suffren à Courbet, de Turenne à Chanzy et à Faidherbe, de Colbert à Ferry. À travers toutes ces métamorphoses, son génie a toujours aperçu la même France, exposée à d’épouvantables dangers, soutenue par une invincible espérance, délivrée de l’invasion malgré les fautes de son aristocratie, sauvée du démembrement malgré les erreurs de sa démocratie et capable, seule peut-être entre toutes les nations de l’Europe, de mesurer par la profondeur de ses chutes sa force de résistance et de relèvement.
J’entends d’ici un ricanement de compilateurs fâchés, et je prévois le balbutiement des historiographes qui se croient véridiques parce qu’ils sont bègues : « Hypothèses… Éloquence… Littérature… Phrases… Cours public… Conférences pour dames… » Soit. Mais je me rappelle aussi cet aveu découragé de Renan :
Je fus entraîné vers les sciences historiques, petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s’être faites, et qu’on négligera dans cent ans. Je crains fort que nos écrits de précision destinés à donner quelque exactitude à l’histoire ne pourrissent avant d’avoir été lus… Le regret de ma vie est d’avoir choisi pour mes études un genre de recherches qui ne s’imposera jamais et restera toujours à l’état d’intéressantes considérations sur une réalité à jamais disparue.
Conjectures pour conjectures, j’aime encore mieux celles qui nous aident à vivre que celles qui nous donnent l’envie de mourir.
Entendons-nous bien cependant. La littérature française, depuis une cinquantaine
d’années, a suivi par force un mouvement parallèle au mouvement de la société.
D’aristocratique elle est
devenue, sans le vouloir et sans le
savoir, démocratique et égalitaire. Je ne veux pas dire par là qu’elle ait travaillé pour
la démocratie. Tant s’en faut. Il semble, au contraire, que nos plus célèbres écrivains
aient regardé le peuple souverain avec méfiance, presque avec effroi. La bête humaine, vue
sous la forme multiple d’un grand nombre de citoyens allant aux urnes et décidant de la
paix ou de la guerre, leur parut généralement un monstre d’absurdité. Les relations des
hommes de talent avec le suffrage universel furent rarement cordiales. Un malentendu
bizarre semble séparer les noms retentissants et les foules anonymes. La gloire littéraire
n’est pas une recommandation auprès des électeurs. Une barrique de vin, débouchée sur la
place publique le jour du vote, fait souvent plus d’effet que le titre d’académicien et
qu’un ballot de chefs-d’œuvre. Alfred de Vigny voulut être député dans les Charentes. Il
fut honteusement battu par un candidat local. Sur quoi, le chantre d’Éloa
s’enferma sous triple verrou dans sa tour d’ivoire et fit vœu de n’en plus sortir.
Prévost-Paradol fut « blacboulé » à Nantes, et Renan (si je ne me trompe) à Melun. Taine
fut vaincu au conseil municipal de Menthon-Saint-Bernard (Haute-Savoie) par l’homme chargé
d’amarrer au ponton de l’escale les steam-boats du lac d’Annecy. Et, d’ailleurs, ces
illustres écrivains n’ont pas caché à leurs
contemporains ni à
la postérité leur indicible répugnance pour le corps électoral. Ils ont bafoué et flétri,
en des pages immortelles, notre maître à tous, Sa Majesté le Nombre. Ils ont tous plus ou
moins commenté cette phrase célèbre d’Émile de Girardin : « Le suffrage universel,
c’est ceci : Il faut se compter ou se battre. Il est plus court de se
compter. On se bat dans la barbarie. Dans la civilisation on se compte. »
Et M. Émile Faguet, montrant, dans un remarquable article, les effets de cette
« barbarie raisonnée »
, de cette « barbarie
mathématique »
, soutient la querelle des grands esprits de ce siècle, lorsqu’il
dit : « La foule a été investie du droit d’avoir seule raison. Il existe des parias
dans l’organisation moderne : ce sont ceux qui pensent par eux-mêmes ; ils sont mal vus
d’une foule qui pense collectivement, par préjugés, par passions générales, par vagues
intuitions communes. Ils sont suspects comme originaux, comme ne pensant pas ce que tout
le monde pense, comme n’acceptant pas les banalités intellectuelles. Ils ne sont ni
suivis ni étudiés au moins, ni guettés avec attention, parce que, par suite du dogme
nouveau, le respect s’est écarté d’eux, même au sens étymologique,
très humble, du mot. »
Renan, vers la fin de sa carrière, ne négligeait aucune occasion de dire à la démocratie : Noli me tangere. Il le disait sans colère, avec un fin sourire, sur un ton de bénédiction et d’indulgence où l’on sentait l’infinité du mépris. Ceux qui l’ont entendu porter un toast en quelque banquet, présider une distribution de prix, adresser une allocution au public d’un théâtre, ou simplement causer avec plus de dix personnes à la fois ont vu clairement le cas qu’il faisait de Monsieur Tout-le-Monde, lequel, paraît-il, a plus d’esprit que Voltaire.
Taine a parlé du souverain sur un ton, sinon plus irrespectueux, du moins plus violent et plus tragique. À mesure qu’il avançait dans son beau récit de la Révolution, son cœur semblait se serrer d’émoi, sa voix s’étrangler d’épouvante. Il voyait gesticuler devant lui, non plus le grotesque Démos d’Aristophane, le bonhomme Peuple, très nigaud, très sourd, très gâteux, mais une sorte d’animal forcené, un « taureau furieux » qui voit rouge et qui fonce, les cornes basses, sur les lois, sur le droit, sur les personnes, particulièrement sur ce qui est délicat et fragile, sur ce qui est respectable et sacré. Ce n’est rien exagérer que de dire et de répéter que l’illustre auteur des Origines de la France contemporaine a vu l’orgie de 93 à travers les fumées et les mauvaises odeurs de la Commune. Le régime nouveau ayant commencé, selon lui, par une sarabande, par un carnage et par une curée, on comprend qu’il se soit méfié du régime nouveau.
Loin de moi l’idée que de pareils penseurs aient pu écrire leurs réquisitoires sous le coup d’une rancune ou dans un accès de dépit. Je constate des faits, voilà tout.
Eh bien ! malgré la brouille, apparemment irrémédiable, qui sépare l’élite lettrée et la démocratie dirigeante, on peut affirmer (les exemples abonderaient pour en procurer la preuve) que les intérêts de celle-ci ont été servis à souhait par les besognes de celle-là. Histoire, poésie, roman, critique littéraire, tous les « genres » se sont alliés pour démontrer la sainteté de la multitude et pour défendre le privilège des majorités.
La principale innovation de l’histoire en ce siècle, a été, sinon de supprimer tout à fait, du moins d’exiler au second plan les personnages historiques. « Ô France, a dit quelqu’un, méfie-toi des individus ! » Et la France s’est méfiée. On tend plus que jamais à effacer de notre mémoire les plus brillants états-majors que nous voyions jadis caracoler sur les routes royales où marchait superbement l’humanité conquérante. On les remplace par X, Y et Z, qui sont moins décoratifs, mais qui n’éveillent pas le sentiment si démocratique de la jalousie et ne nous obligent pas à faire un retour humiliant sur notre propre médiocrité.
Cela commença, il faut l’avouer, par des restitutions assez légitimes. Les hellénistes firent choir de son piédestal le nommé Homère. Ils lui reprochèrent de n’avoir jamais existé, et, cependant, d’avoir, à ce point, abusé le public que sept villes, bien qu’il ne fût pas né, se disputèrent l’honneur de lui avoir donné le jour. Finie, la légende de l’aveugle errant, du vieillard mélodieux dont les paroles abondaient comme la neige en hiver et enveloppaient d’apaisement et d’oubli le cœur souffrant des hommes ! Les savants ont relégué ces erreurs parmi les contes de fées. On a restitué l’Iliade et l’Odyssée à des syndicats de chanteurs ambulants qui allaient (telle Eugénie Buffet) chanter dans les cours. On a distingué aussi, dans ces œuvres collectives, les interpolations des grammairiens d’Alexandrie. De sorte qu’au bout du compte, si l’on voulait énumérer les auteurs d’Achille aux pieds légers, il faudrait cataloguer une vraie foule. Ces poèmes sont le résultat d’une coopération. On s’est mis plusieurs pour faire cela. Reconnaissons que, dans le nombre, il devait y en avoir de fort intelligents. Mais, enfin, le principe démocratique est sauf.
Le même départ des responsabilités a été fait par les romanistes éminents qui ont étudié nos épopées nationales. L’infortuné Théroulde ou Thouroulde, que d’autres appellent Thurold, faillit passer un moment pour être l’auteur de la Chanson de Roland. Mais il ne tarda pas à rentrer dans le néant, d’où la fougue d’un érudit l’avait imprudemment tiré. On se résigna sans peine à ignorer les noms de ceux qui avaient célébré le trépas sublime d’Olivier et de Roland. Braves gens ! Comme les maçons des cathédrales gothiques, ils avaient négligé de transmettre leurs noms à la postérité. Plus tard, s’il y a encore des lycées dans la république socialiste, on saura gré à ces inconnus d’avoir évité aux races futures l’ennui de fixer sur des figures précises un pénible sentiment d’admiration.
Certes, on n’accusera pas Michelet d’avoir mesuré la place, dans sa magnifique Histoire de France, aux fortes personnalités, à ceux ou à celles qui ont su vaincre les paniques, arrêter les désertions, ramasser les débandades et pousser, vers des victoires merveilleuses, le troupeau humain. Nul, comme je le disais tout à l’heure, n’a parlé mieux que lui de Jeanne d’Arc, de Luther, de Richelieu, de Gustave-Adolphe, de Hoche, de Marceau. Mais tout en glorifiant les bergers, il a, non sans raison, réhabilité le troupeau. Il a montré (on sait avec quelle puissance de lyrisme évocateur) le frisson d’enthousiasme que peut susciter au cœur des humbles l’accent d’une parole généreuse, ou l’éclair d’une épée qui flamboie pour la liberté.
Même équité chez Renan. L’exégète des Origines du christianisme a montré, malgré sa répugnance pour le peuple, comment les religions sont nées d’une collaboration inconsciente entre des initiatives individuelles très énergiques et les désirs inexprimés qui s’agitent confusément dans le mystère des foules.
Dans les vues profondes que ces deux maîtres nous ouvrent sur le passé, nous distinguons encore, dominant de très haut la fourmilière humaine, des prophètes et des martyrs, des apôtres et des confesseurs, des chefs d’armée et des fondateurs d’empires, des esprits fermes et des cœurs vaillants, des têtes. Mais les historiographes qui sont venus depuis ont renversé les proportions. À les croire, les individus ne sont rien, la raison sociale est tout.
On nous a prodigué des récits où les noms propres ne sont prononcés qu’en rechignant. Savez-vous qui a vaincu les Anglais pendant la guerre de Cent Ans ? Vous croyez peut-être que c’est Du Guesclin, La Hire, Xaintrailles et surtout Jeanne d’Arc ? Erreur ! C’est Jacques Bonhomme. Vous pensiez que, pour bâtir des cathédrales, il fallait des architectes, et, à tout le moins, des maîtres maçons ! quelle bêtise ! C’est encore ce surprenant Jacques Bonhomme, ce maître Jacques universel, qui a dessiné le cloître de Saint-Trophime à Arles, creusé la crypte de Saint-Denis, ciselé la façade de Sainte-Croix, à Bordeaux, sculpté Saint-Médard de Noyon, aiguisé les deux flèches d’Angers, peuplé de figures vivantes la vieille église de Moissac, aminci les ogives de la Sainte-Chapelle, brodé les tours de Saint-Vulfran à Abbeville, fouillé les trois portails de la cathédrale de Reims et paré Amiens, Meaux, Chartres, Rouen, Orléans, Toul, Metz, Saint-Quentin, Sens, de merveilles incomparables.
Vous croyiez que l’unité française avait été faite pièce à pièce, en un labeur suivi et séculaire, par des rois prudents, par des ministres sages, par des généraux habiles ? Détrompez-vous. Le grand Français, le seul, le vrai, l’unique, c’est Jacques Bonhomme. C’est lui qui a inventé la méthode de Descartes, conduit la politique de Colbert, résolu les théorèmes de Pascal, poussé le cri du chevalier d’Assas, rédigé les cahiers de 89 et préparé les plans de Napoléon. Que n’a-t-il pas fait, ce Jacques Bonhomme ? On n’a pas réussi à prouver qu’il eût écrit la Déclaration des droits de l’homme. Mais il a, de toute la force de ses poumons, acclamé la Ligue. Il a maudit Richelieu. Il a jeté des pierres sur le cercueil de Colbert. Il a pris la Bastille. Il a dansé autour de l’échafaud d’André Chénier. Il a sanctionné, par sa haute approbation, l’acte du Deux-Décembre. Il a déboulonné la colonne Vendôme, aux applaudissements des Prussiens. Il a incendié Paris. Il a insulté Gambetta et Ferry. Il est toujours prêt à suivre, dans les rues, un cheval noir, ou un cortège de Carnaval.
Comment s’étonner, après cela, que la littérature se soit consacrée à narrer les faits et gestes de Jacques Bonhomme ou, si vous aimez mieux, de Bouvard et Pécuchet (au fond, c’est la même chose) ?
On a essayé de nous prouver que les victoires de la Révolution avaient été gagnées par des généraux civils et par des braillards déguenillés. Cette fantaisie n’a pas tenu contre une étude un peu sérieuse des faits. Les partisans de ces balivernes ont dû se rabattre sur le Châtelet et sur les Bouffes, où paradent, presque tous les jours, panache au chapeau et chansons aux lèvres, les héros de leur choix.
En revanche, l’histoire littéraire s’égare avec délices sur les minus habentes. Sous prétexte que Taine a voulu prouver qu’un homme de génie est nécessairement le résultat d’un certain milieu, d’un certain moment et d’une certaine race, nous sommes littéralement accablés de races, de moments et de milieux. Il faut qu’on nous arrête sur tous les points que suit la courbe de l’évolution. Et il n’y a pas de raisons pour que cela finisse. Grâce à cette méthode, il n’est si petit grimaud de lettres qui ne puisse espérer d’être un jour ressuscité dans une thèse de Sorbonne. Les génies authentiques sont étouffés sous la végétation folle des petits esprits dont ils ont annulé l’œuvre et aboli le souvenir. Il paraît que ceci explique cela. Si vous admirez Corneille, on vous répondra que vous ne pouvez le comprendre qu’à la condition d’avoir lu, au préalable, les deux ou trois cents rhapsodies d’Alexandre Hardy. Si vous préférez Racine, on vous dira : « Eh quoi ! vous n’avez pas lu Tristan l’Hermite ? Mais Tristan l’Hermite est le précurseur immédiat de l’auteur d’Athalie. Impossible de comprendre un traître mot à la passion de Phèdre si l’on n’a pas lu Tristan l’Hermite. Allons, lisez Tristan l’Hermite ! »
Ainsi, chacun de nos historiens de la littérature s’attelle à un petit homme qu’il exhume. L’accès des chefs-d’œuvre est maintenant malaisé. Il faut traverser un amas d’obstacles. On est coudoyé comme dans une foire. On est obligé de bousculer et d’écarter les gêneurs.
Toujours Pécuchet ! Toujours Bouvard ! Nos romanciers naturalistes ont eu bien tort, lorsqu’ils ont réclamé Balzac pour leur maître et pour leur guide. Le peintre de la Comédie humaine était amoureux d’énergie. Il eut au plus haut degré le culte de la supériorité individuelle. Ses héros, bons ou mauvais, sont (au moins autant que ceux de Stendhal) de beaux exemplaires d’humanité. Ils s’élèvent au-dessus du vulgaire par la puissance de leur volonté, de leur intelligence, de leur courage. Ce sont de solides gaillards et de fiers lutteurs. Ils regimbent contre leur milieu, au lieu de se laisser meurtrir par tous les contacts, happer par toutes les vagues, rouler par tous les remous… Ils résistent.
Au contraire, regardez les veules héros des romans récents. Seuls, les personnages de M. Zola gardent quelque chose de grand, même dans l’ordure, parce que le père des Rougon-Macquart est encore agité d’un vieux levain de romantisme. Il met de l’imagination jusque dans ses « tranches de vie ». J’excepte aussi quelques-uns des héros de M. Alphonse Daudet, parce que le vif et libre esprit du Petit Chose ne subit complètement le joug d’aucune école et défie toute classification. Mais qu’est-ce, je vous prie, que Bel Ami ? Qu’est-ce que Monsieur Parent ? Qu’est-ce (si j’ose m’exprimer ainsi) que ce cochon de Morin ! Mon Dieu ! ce sont des gens comme nous. Peut-être les avons-nous rencontrés aux bains de mer, en wagon, à table d’hôte. C’est n’importe qui. C’est l’être banal, dont la bonté (lorsqu’il en a) n’est plus que de la complaisance passive, et dont la méchanceté modernisée n’est plus que de la « rosserie ».
Quels sont les événements que l’on représente à nos yeux sur les théâtres ? Ce ne sont plus d’illustres infortunes ni d’imposants désastres. Non, ce sont des incidents communs, des querelles de ménage où nous reconnaissons nos interjections coutumières, des lavages de linge sale en famille, des conversations que nous pourrions entendre en appuyant l’oreille contre la cloison du voisin. Rien n’excède la commune mesure. Vices et vertus sont de qualité moyenne. La démocratie bourgeoise peut s’applaudir elle-même dans les théâtres, où triomphent ses dramaturges favoris.
Pourtant, il semble, à certains indices, qu’elle se lasse de cette espèce de collectivisme littéraire. Je vois poindre (et je n’ai pas le courage de m’en affliger outre mesure) une réaction individualiste. On a pu en sourire tant que ce nouvel « état d’âme » ne s’est manifesté que par les dissertations vagues de la jeunesse lettrée sur les drames antidémocratiques d’Ibsen et sur l’Uebermensch un peu plus fuligineux de l’Allemand Nietzschel.
Mais notez l’accueil significatif que rencontrent, dans le public, les souvenirs des batailles héroïques. Songez au succès des épopées vécues que nous ont léguées les rudes soldats de la Grande Armée. Les malins hochaient la tête après les trente éditions des Mémoires de Marbot. Ils disaient que cette vogue ne durerait pas, que c’était tout simplement un retour de fièvre napoléonienne. Et voilà que le général Thiébault, qui déteste Napoléon, est lu avec la même passion. Après le baron Thiébault, c’est le baron Paulin. C’est aussi le capitaine Coignet, le général Bigarré, le général Radet, le sergent Fricasse, le canonnier Bricard, le capitaine Parquin, le général Curély. On prétend que les éditeurs qui ont mis la main sur les papiers griffonnés par ces braves ont découvert un filon d’or. Je ne sais. En tout cas, ils nous ont donné l’occasion de faire une cure, de nous réconforter par le spectacle de l’énergie virile, de l’entrain, de l’endurance, de l’allégresse active. Ils nous affranchissent des théories décourageantes où des ◀philosophes et des historiens, socialistes sans le savoir, menaçaient d’enliser la notion même de l’effort individuel. Par ces témoignages d’un temps récent et qui paraît si lointain, nous apercevons, au-dessus de la foule routinière, moutonnière, éternellement condamnée à s’imiter elle-même, l’individu chercheur, inventeur, perpétuel artisan de nouveauté.
Ces récits guerriers ne nous montrent qu’un côté de l’ample drame où se joue l’avenir de l’univers civilisé. Libre à nous de juger que, dans le temps où ils nous reportent, l’initiative hardie a pris une mauvaise direction. Nous pensons pourtant, malgré nous, que ce gaspillage de force et cette prodigalité d’enthousiasme valaient mieux que notre inertie. Nous voyons, par ces exemples, que les bandes abandonnées à elles-mêmes ne peuvent rien. Et il n’est pas nécessaire d’étendre bien loin le champ de notre expérience pour reconnaître que le sort même de la civilisation est engagé dans ce problème qui actuellement nous presse : l’antagonisme du mérite personnel et des médiocrités syndiquées.
De tous les drames où se joue notre avenir social, voilà le plus poignant, celui auquel il faut penser toujours. Si cet antagonisme est irréductible, c’en est fait de notre pays et de notre race. L’individu, même le mieux doué, ne peut rien sans la collaboration de la foule. Les multitudes, réduites à leurs seules forces, ne sont plus que des troupeaux débandés, livrés d’avance aux quêteurs de gibiers et aux chercheurs d’aventures.
Il faut, de toute nécessité, que la mésintelligence de l’élite et du suffrage universel se dissipe. S’il y a trop de barbarie d’un côté, il n’y a pas assez de charité ni d’indulgence de l’autre. L’égoïsme ratatiné des mandarins n’a rien de commun avec le vigoureux individualisme qui pousse la personne humaine à son point de perfection et répand sur l’humanité tout entière le bienfait des fleurs et des fruits obtenus par de savantes cultures. Nous avons besoin d’hommes qui s’imposent à la foule sans consentir à la flatter, et qui sachent la conduire au lieu de se condamner à la suivre. L’accord des gens d’esprit avec les pauvres gens est, pour notre patrie, la condition essentielle du progrès et de la gloire. Les années lumineuses de notre histoire, 1789, 1800, 1830 sont précisément celles où la pensée de l’élite allait aux mêmes buts que l’instinct de la démocratie. Les années honteuses ou tristes, 1793, 1815, 1851, 1871, sont marquées par le divorce ou par le conflit de la minorité cultivée et de la majorité inculte, toujours prête à s’affranchir par l’anarchie ou à se domestiquer par le césarisme.
L’effort de tous ceux qui, dans la vie tumultueuse et affolée que nous inflige le snobisme bourgeois, ont encore le loisir de songer aux destinées de notre nation, doit tendre, avec une application constante et ingénieuse, à rompre ce malentendu, bien qu’il paraisse, à l’heure présente, plus inévitable que jamais.