M. DE BARANTE.
L’abus violent qu’on a fait de certains dons, la volonté ambitieuse et bruyante qu’ont marquée certains esprits de conquérir, d’afficher du moins ce qu’ils n’avaient pas naturellement, la perturbation qui s’en est suivie dans les genres les plus graves, bien des circonstances contribuent aujourd’hui à donner un prix tout nouveau et comme un attrait particulier à ces physionomies d’écrivains calmes, modérées, ingénieuses, à ceux qui ont uni l’élévation ou la distinction de l’idée à la discrétion du tour, qui, en innovant quelque peu à leur moment, n’ont détruit ni bouleversé les grandeurs et les vérités existantes, qui se sont mûris à leur tour dans des applications diverses, et ont su imprimer à l’ensemble de leur vie et de leur œuvre la règle souveraine de la bienséance et une noble unité.
M. de Barante est de nos jours un des rares écrivains dont la carrière, non pas entièrement close, mais tout à fait définie, se dessine le mieux sous cet aspect. Cette mesure de nouveauté et de retenue, il l’a tour à tour essayée dans la critique littéraire, et développée plus en grand dans l’histoire ; il n’a cessé de l’observer dans la pratique politique. En nous tenant surtout ici au critique et à l’historien, nous avons à toucher plus d’un point délicat et compliqué, assez lointain déjà pour qu’il y ait plaisir et profit à y revenir. C’est d’ailleurs le caractère et la qualité de certains esprits que, tout en atteignant à la réputation méritée, ils ne tombent pas dans les grands chemins et sous les jugements courants de la foule ; ils échappent ainsi au lieu-commun de la louange ; ils demeurent des sujets choisis. On n’a qu’une manière encore d’en parler avec quelque à-propos, c’est de les bien connaître.
M. Prosper Brugière de Barante est né à Riom en juin 1782, d’une famille ancienne et considérée, qui, sur la fin du xviie siècle, ne fut pas sans payer son premier tribut aux lettres. Claude-Ignace Brugière (ou Breugière) de Barante, bisaïeul de notre contemporain, était venu jeune à Paris, y avait connu Valincourt, l’ami de Boileau, et aussi Le Sage et Fuzelier, cette arrière-garde légère du grand siècle, ce qui ne l’empêcha pas de retourner vivre chez lui en excellent avocat. Il avait traduit quelque chose d’Apulée, et Goujet, en sa Bibliothèque française 7, mentionne très-honorablement des observations de lui sur les prétendus fragments de Pétrone trouvés à Belgrade. Le jeune amateur de ces deux profanes anciens n’en devint pas moins un grand janséniste et le conseil du parti en Auvergne durant les persécutions du cardinal de Fleury. Ces contrastes sont de bon augure par la façon dont ils se tempèrent. Nous distinguons tout d’abord une souche solide et sérieuse, mais qui permet à la variété de s’y greffer et presque d’y fleurir.
Le fils de Claude-Ignace allait également à Paris dans sa jeunesse, y était recommandé à son compatriote Danchet, et faisait même quelque préface à je ne sais quelle tragédie de cet illustre d’un jour. Mais c’est au père de M. de Barante qu’il faut surtout demander compte de son influence directe et suivie sur l’éducation de son fils.
Élevé à Juilly, au collège de l’Oratoire, puis venu à Paris pour ses études de droit et répandu alors dans des sociétés diverses, particulièrement dans le monde parlementaire, M. de Barante père garda toujours ses premières impressions contre le coup d’État Maupeou. Son âme, qui se formait à ce moment, y contracta pour jamais ce quelque chose de libéral, mais de sage, qui ne cessa pas d’être sa mesure au milieu des orages qu’il eut à traverser. Homme distingué d’ailleurs plutôt que précisément laborieux, de société plutôt que de cabinet, sachant et donnant beaucoup par la conversation, il appartenait à cette classe d’esprits éclairés que produisit avec honneur la fin du xviiie siècle. Même lorsqu’il fut retourné et fixé à Riom comme lieutenant-criminel du bailliage, il continua d’entretenir avec Paris des rapports fréquents, que son mariage multiplia encore8. Ainsi nulle trace de rouille municipale dans cette vie d’Auvergne, mais l’étendue et l’aisance des relations, en même temps qu’une atmosphère morale et préservée. Comme nous l’avons déjà observé pour mademoiselle de Meulan et pour d’autres esprits influents sortis du même milieu, nous rencontrons ici un nouvel exemple d’un intéressant berceau placé dans cette haute classe moyenne, au sein de cette haute société administrative qui vivait avec l’aristocratie sans en être, et qui devait, dans la génération prochaine, la remplacer.
Sans entrer dans les détails d’enfance que nous savons écrits et retracé avec émotion par la plume la mieux informée et la plus fidèle, il convient seulement pour notre objet de remarquer que l’éducation première de Prosper de Barante fut plutôt domestique que scolaire. La révolution vint très-vite interrompre les cours qu’il suivait au collége d’Effiat. Il vit son père arrêté, il l’allait visiter en bonnet tricolore dans la prison de Thiers, il salua sa délivrance inespérée avec bonheur : la leçon des choses prit le pas dans son esprit sur la lettre des livres ; et, quand son père, profitant d’un premier instant de calme, le conduisit à Paris vers la fin de 95 pour y achever des études commencées surtout par la conversation et dans la famille, le jeune homme avait déjà beaucoup appris.
Le Paris politique, alors en pleine bigarrure, offrait un curieux spectacle ; il en ressentit d’abord l’intérêt. La pension où il fut placé le laissait jouir d’une certaine liberté ; l’éducation, ou ce qui s’affichait alors sous ce nom, était un confus mélange où les restes informes des anciennes connaissances s’amalgamaient à des fragments de préceptes, débris incohérents de tous les naufrages ; on faisait la liaison tant bien que mal, moyennant une veine de phraséologie philosophique et philanthropique à l’ordre du jour. Dans ce vague de direction, le jeune Prosper de Barante s’appliquait à la géométrie, en vue de l’École polytechnique. Un premier échec ne le découragea point ; il insista, et, à un second examen, fut admis. Le goût des mathématiques pourtant survécut peu en lui à ce double effort ; celui des sciences physiques occupa plus longtemps son esprit. Il voyait le monde dans l’intervalle de ses études, et côtoyait parfois quelques petits tourbillons renaissants de coteries littéraires, sans s’y trouver attiré. Il attendait en toutes choses et s’essayait.
Cependant le 18 brumaire s’était accompli ; le gouvernement consulaire inaugurait le siècle. M. de Barante père venait d’être nommé préfet à Carcassonne. C’était un fonctionnaire comme il en fallait à cette renaissance, et comme le chef les recherchait volontiers : homme de justice et d’ordre, nouveau à la fois et ancien, n’ayant pas trempé dans le régime intermédiaire. Ce changement de position dans la famille inclina sans doute le fils vers la carrière politique. Il touchait à sa vingtième année ; un voyage qu’il fit à cette époque en Auvergne, et durant lequel il perdit sa mère, apporta une impression décisive dans sa vie morale, et détermina l’homme en lui. Les Pensées de Pascal, qu’il lut beaucoup à cette heure de crise et sous l’interprétation de cette grande douleur, lui furent (comme j’espère que, pour qui les lira de même, elles n’ont pas cessé de l’être) salutaires et fortifiantes. Dès ce jour, le jeune homme se trouva l’un de ceux qui ne devaient pas continuer purement et simplement le xviiie siècle ; il appartenait déjà d’esprit et de cœur au groupe qui allait avec mesure, mais non sans éclat, s’en séparer.
J’ai hâte d’arriver aux écrits où nous avons droit de nous étendre. De Carcassonne, M. de Barante père fut envoyé préfet à Genève ; c’était passer d’une ville de province à une cité européenne et à un grand centre. Son fils, dès lors attaché au ministère de l’intérieurs, l’y alla visiter. Coppet et sa gloire, et le fruit d’or à demi défendu, brillaient à deux pas sur la colline. M. Prosper de Barante apportait là des prédispositions toutes particulières, une jeunesse pure et sérieuse, une éducation diverse, un peu inégale, rectifiée par une réflexion précoce, surtout rien de scolaire, rien de cet enthousiasme purement littéraire qui sent sa rhétorique et qui la prolonge au delà du moment. De bonne heure il avait pu voir la vie sous ses différents aspects ; il savait déjà le monde, et dans les lettres, dès qu’il y appliquerait son regard, il devait chercher de l’étendue et un libre horizon. Tout cela préparait certainement sa maturité ingénieuse. Il y a ainsi un moment dans chaque vie distinguée où tout s’accumule et conspire, et ne demande qu’à éclore. Quand le flambeau en lui-même est si prêt à luire, le foyer, quel qu’il soit, ne manque jamais.
Aujourd’hui que tout noble centre a disparu, et que la pensée, si elle veut être pure, cherche vainement un lieu désintéressé où se groupent avec charme et concert les activités diverses, ces souvenirs des foyers et comme des patries autrefois brillantes sont bien faits pour rappeler un moment le regard en arrière et le reposer. Après les désastres de tant d’années orageuses, on le conçoit, c’était mieux qu’un arc-en-ciel et qu’une promesse que cette réunion d’élite, cette émulation combinée des plus vives et des plus rares intelligences. La science originale et perçante d’un Schlegel, la digression inépuisable et spirituellement rapide d’un Benjamin Constant, faisaient déjà un beau fonds, sans compter ces hôtes de chaque jour qui y passaient, et qui, sous la baguette magique de la Muse du lieu, y revêtaient toute leur fraîcheur, y rendaient toutes leurs étincelles.
M. de Barante, une fois entré dans le cercle, dut y recevoir beaucoup ; mais il y porta, il y garda à coup sûr un caractère propre. Jeune, au sein de cette société enthousiaste, il ne se départit point de la réserve ni du goût. Cette règle morale qu’on ne craindrait pas de dire qu’il observa jusque dans le sentiment, nous la retrouvons nettement traduite dans son expression d’écrivain. Il eut ce que Mme de Staël a qualifié heureusement une réserve animée, de la discrétion dans le trait, une justesse prompte, quelque chose de ce que Mlle de Meulan, de son côté, marquait également. Tout auprès de cette exaltation un peu factice de Benjamin Constant, il sut se faire des points fixes. A l’excès paradoxal de Schlegel il opposa l’impartialité. Impartialité, ce fut de bonne heure sa devise, son inspiration originale en critique, comme par la suite en histoire.
Tel nous le montre son Discours ou Tableau de la Littérature française au xviiie siècle, ouvrage conçu durant ces années et qui parut pour la première fois en 1809. Ce petit volume, qui présentait moins des développements que des résultats, a trop bien réussi, il a trop contribué à répandre et à faire accepter de tous aujourd’hui les conclusions qu’il exprimait, pour qu’on n’ait pas besoin de se reporter au moment où il parut, si l’on veut en apprécier l’originalité. Chose singulière ! la critique littéraire à la fin du xviiie siècle, de cette époque éminemment philosophique, était devenue, chez la plupart des disciples, purement méticuleuse et littérale : elle ne s’attachait plus guère qu’aux mots. L’école d’où sortait M. de Barante la ramena aux idées, et rétablit le point de vue élevé que la littérature doit tenir dans une société polie, mais sérieuse. Quand je dis que la critique issue en droite ligne de la philosophie du xviiie siècle se prenait surtout aux mots, je sais bien que parmi ces mots on faisait sonner très-haut ceux de philosophie et de raison ; mais, sous ce couvert imposant et creux, on était trop souvent puriste et servile. Une autre école, opposée à cette philosophie, produisait alors d’éloquents écrivains, des critiques instruits et piquants sans doute ; mais c’était une réaction qui, en parant à un excès, poussait à un autre. Dans le courant même des idées du moment et de celles de l’avenir, quelques esprits eurent l’honneur, les premiers, de noter avec précision ce qu’on appelle en mer le changement des eaux, de signaler ce qui devait se poursuivre et ce qui devait se modifier, de marquer, en un mot, la transition sans rupture entre les idées du xviiie siècle et les pensées de l’âge commençant. Dans cette direction exacte que je tâche de définir, et à ne les prendre que comme critiques, il faut nommer Mme de Staël, Benjamin Constant, Mlle de Meulan et M. de Barante. Ce dernier, plus jeune, moins engagé, fut aussi celui qui résuma le plus nettement. « L’auteur du Discours dont il s’agit, écrivait Mme de Staël, est peut-être le premier qui ait pris vivement la couleur d’un nouveau siècle. » Cette couleur consistait déjà à réfléchir celle du passé et à la bien saisir plutôt qu’à en accuser une à soi. Pourtant, si, pour mieux voir, l’auteur ici se mettait volontiers en idée à la place de ceux qu’il jugeait, il n’abdiquait pas la sienne. Il tendait à substituer aux jugements passionnés et contradictoires une critique relative, proportionnée, explicative, historique enfin, mais qui n’était pas dénuée de principes ; loin de là, une sorte d’austérité y mesurait à chaque moment l’indulgence. Ainsi il jugeait le xviie siècle et le xviiie , rendant au premier sa part, sans immoler le second. Le nôtre, en avançant, a de plus en plus marché dans cette voie d’intelligence et d’impartialité, mais en s’embarrassant de moins en moins des principes. Il est presque arrivé déjà à la moitié de son terme, et il semble vouloir justifier cette parole que Mme de Staël proférait sur lui dès l’origine : « Le xviiie siècle énonçait les principes d’une manière trop absolue ; peut-être le xixe commentera-t-il les faits avec trop de soumission. L’un croyait à une nature de choses, l’autre ne croira qu’à des circonstances. L’un voulait commander l’avenir, l’autre se borne à connaître les hommes. » Pronostic si plein de sagacité et de sens ! Combien n’en rencontre-t-on pas de tels au sein de cette parole généreuse, de cette nature enthousiaste et douée des hautes clartés !
Le caractère de ce premier écrit de M. de Barante a donc été d’introduire une vue moderne dans la critique. Il n’y avait rien là d’appris ni de répété des livres ; les idées étaient neuves ; la conversation et la discussion les avaient mûries. On peut dire que, pour bien des esprits distingués, c’était un compte rendu de leurs impressions et de leurs jugements sous une forme nette qu’ils durent vite adopter et reproduire9. Littérairement, on trouverait des objections, on voudrait du moins des amendements à quelques sentences dans lesquelles le critique, en abrégeant, a trop tranché. Il est bien dur, par exemple, de venir dire, en parlant de Diderot : le talent dont il a donné quelques indices… Je ne saurais non plus accorder que la plaisanterie de Bayle soit presque toujours lourde et vulgaire. Que cette plaisanterie et l’habit qu’elle porte ne soient plus de mode, à la bonne heure ! Que ce soit un habit de savant, et qui même n’ait jamais été à aucun moment taillé dans le dernier goût, c’est très-vrai encore. Mais sous cette coupe un peu longue et ces manches qui dépassent, prenez garde, l’ongle s’est montré, non pas du tout un ongle de pédant, il a la finesse. Ce ne sont là, au reste, que de simples points ; l’ensemble des conclusions, même en ce qu’elles parurent avoir d’abord de rigoureux, demeure approuvé.
Vers le temps de la publication de cet ouvrage, la situation politique de M. de Barante commençait à se dessiner avec distinction. Simple auditeur au Conseil d’État vers 1805, s’il se sentait peu favorable d’affection au gouvernement impérial, il ne s’en montra que plus strict dans l’accomplissement de ses devoirs. Sa liaison avec Coppet, ses visites à Mme de Staël durant le séjour, ou, comme on disait, l’exil d’Auxerre, tout cet attrait prononcé pour une noble disgrâce, ne laissaient pas d’introduire des chances périlleuses dans sa carrière, dans celle même de son père vénéré10. Il dut y avoir là des luttes morales, touchantes, qu’on ne peut s’empêcher de soupçonner, qu’il ne nous appartient pas de sonder dans toutes leurs délicatesses. Le gouvernement d’alors était très-ombrageux sur les moindres affaires d’écrivain. Un article du Publiciste dans lequel, à propos de la Mort d’Henri IV de Legouvé, M. de Barante, sous le voile de l’anonyme, soutenait les avantages de la vérité historique au théâtre, lé mit en contradiction avec Geoffroy. Le Publiciste, toujours sous les mêmes initiales (A. M., je crois), soutint sa thèse. Geoffroy lança une réplique violente, au moins eu égard au diapason du temps. Cela fit bruit, et le jeune auditeur fut envoyé en Espagne pour y porter des dépêches. Plus tard, après léna, M. de Barante eut une mission en Allemagne ; il séjourna à Breslau. Ce spectacle des pays conquis et de l’odieuse administration qui pesait sur eux, frappa vivement son âme équitable et compatissante ; il n’en put contenir l’impression en écrivant à son père. Que la lettre ait été interceptée ou non, il fut rappelé peu après et nommé sous-préfet à Bressuire. Cette nouvelle destination, qui lui procurait solitude et loisir au fond du Bas-Poitou, lui convenait ; c’est à ce moment qu’il recueillit ses idées sur la littérature du xviiie siècle et en rédigea le tableau. Il traduisait aussi dès lors la plupart des pièces dramatiques de Schiller, dans la compagnie de M. de Chamisso. Bientôt un mariage selon ses vœux allait fixer son bonheur et enchaîner sa destinée avec grâce à l’un des noms les plus aimables du siècle illustre qu’il venait de juger11. Vers le même temps il faisait de près connaissance avec les Vendéens, avec l’héroïque famille de la Rochejaquelein. En écoutant ces souvenirs encore fervents, et dont chaque coin de haie gardait l’écho, l’idée lui venait d’en faire part un jour au public, de mettre du moins sa plume au service d’une pieuse et honorable confidence.
Il la méritait à bien des titres. Son administration, en ces temps et en ces lieux difficiles, lui valut tous les suffrages, toutes les affections. Préfet de la Vendée en 1809, puis à Nantes à dater de 1813, il eut à contenir bien des mécontentements, à amortir bien des rigueurs, à concilier les devoirs du fonctionnaire et ceux de l’homme. Ce serait trahir ici ces choses généreuses que d’y insister. Contentons-nous d’en atteindre le bienfait, en quelque sorte, dans les Mémoires de Mme de La Rochejaquelein, produit littéraire heureux de cet esprit de conciliation et de sympathie, fruit charmant né, pour ainsi dire, de cette greffe des deux France.
Ces Mémoires, qui parurent à la première Restauration et qui en promulguaient assurément les titres les plus glorieux, n’avaient d’ailleurs (est-il besoin de le dire ?) aucune prétention littéraire à proprement parler. Expression fidèle de la pensée de l’auteur, ils étaient seulement redevables à M. de Barante de ces soins de révision et de correction, dont le plus vrai succès consiste à ne laisser aucune trace d’eux-mêmes. La description du Bocage, dans le troisième chapitre, était toute de lui ; la préface en prévenait le lecteur, sans quoi on n’eût point songé à isoler le morceau, tant le tout se fondait avec goût et courait avec une grâce sévère. Pas un trait n’altérait la simplicité touchante, qui seule convenait au témoignage des grandes choses et des hautes infortunes dans la bouche de la noble veuve de Lescure. Le concert des deux auteurs, en un mot, avait été si parfait, que rien n’avertissait qu’il y en eût un et que toute idée d’auteur disparaissait. On lut avec émotion, on connut pour la première fois dans son entière sincérité cet épisode unique, cette première Vendée restée la plus grande et la seule vraiment naïve ; on salua, on suivit avec enthousiasme et avec larmes ces jeunes et soudaines figures d’une Iliade toute voisine et retrouvée à deux pas dans les buissons et derrière les haies de notre France ; ces défis, ces stratagèmes primitifs, ces victoires antiques par des moyens simples ; puis ces malheurs, ce lamentable passage de la Loire, ce désastre du Mans, cette destruction errante d’une armée et de tout un peuple. La vieille France, après cette lecture, pouvait tendre la main à l’autre, sans se croire trop en reste de gloire et de martyre : Moscou et le Mans, la Bérésina et la Loire ! Qu’importe l’espace et le lointain ? ne voyez que l’héroïsme. La Vendée enfin avait trouvé pour sa digne époque un historien. Il existe un manuscrit des Mémoires dans lequel on lit (j’ai pu m’en assurer) des détails intéressants que l’imprimé ne reproduit pas toujours. Il en est sur les premières années de Mme de Lescure avant son mariage, sur Versailles au 5 octobre, et sur Paris au 10 août. Il en est d’autres qui ajouteraient dans quelques points aux informations particulières sur les dissidences des chefs entre eux. On conçoit que des considérations personnelles, des ménagements dus à des souvenirs si saignants, aient imposé quelques réticences ; mais les années, en avançant, permettent beaucoup12.
La Restauration, au moins au début, semblait remplir un des vœux de M. de Barante ; ses liaisons sociales, on l’a vu, ses goûts modérés, ses lumières, et, pour les nommer par leur nom, ses vertus civiles, le disposaient à l’ordre constitutionnel sagement entendu, c’est-à-dire à ce qu’on augurait du régime nouveau. Démissionnaire de sa préfecture durant les Cent-Jours, il devint, à la seconde rentrée, secrétaire général de l’intérieur, puis directeur général des contributions indirectes, et il ne quitta cette position qu’à la retraite de ses amis doctrinaires, quand ils firent leur scission avec le second ministère de M. de Richelieu. Il crut même, à cette époque, devoir payer sa dette aux controverses du jour par une brochure intitulée Des Communes et de l’Aristocratie, qu’il a réimprimée depuis en la dégageant de ce qu’elle avait de trop accidentel et de polémique. Depuis ce moment, et durant les neuf dernières années de la Restauration, il se contenta de servir sa nuance d’opinion par ses discours et ses votes à la Chambre des pairs, en même temps qu’il honorait ses loisirs par la composition de sa grande histoire.
L’Histoire des Ducs de Bourgogne, publiée de 1824 à 1827, obtint un succès prodigieux qui s’est depuis soutenu, et elle portait avec elle un système qui a été controversé dès l’origine. Nous voudrions surtout ici tâcher d’en bien expliquer et d’en raconter en quelque sorte la pensée, en nous servant presque de la méthode de l’auteur, c’est-à-dire sans trop prétendre juger d’abord, et il se trouvera peut-être que tout naturellement ensuite le jugement ressortira.
Le xviiie siècle avait usé et abusé de l’histoire philosophique, de celle où l’historien intervenait à chaque instant et s’imposait à son sujet. Voltaire en avait donné l’exemple avec séduction ; Robertson y avait porté une mesure spécieuse, et Raynal un excès rebutant. Gibbon et Hume avaient su combiner avec des opinions très-marquées, et presque des partis pris, de hautes qualités de science et de clairvoyance auxquelles on a trop cessé de rendre justice. Pourtant, de cette habitude générale de continuellement juger le passé au point de vue du présent, était né en quelques esprits élevés le désir bien naturel d’une méthode contraire, où l’on irait d’abord à l’objet pour l’étudier en lui-même et en tirer tout ce qu’il contient.
Un historien très-estimable et très-méritant, M. de Sismondi, plus soucieux des sources et plus porté aux recherches originales qu’on ne l’avait été avant lui, gardait avec cela les formes de l’école philosophique ; il imposait ou du moins il accolait son opinion du jour au fait d’autrefois. Placé au point de transition des deux manières, elles se heurtaient plutôt encore qu’elles ne s’unissaient en lui.
M. de Barante, dès son premier coup-d’œil, s’était montré choqué des abus de la méthode dite philosophique en histoire ; il fut conduit au désir d’en purger absolument le noble genre, et de lui rendre, s’il se pouvait, son antique sincérité. Le grand exemple présent de Walter Scott venait apporter des preuves vivantes à l’appui de cette manière, en dehors, il est vrai, du cercle régulier de l’histoire, mais si prés qu’il semblait qu’il n’y eût qu’un pas à faire pour y rentrer.
En France, vers 1820, des esprits éminents s’occupaient avec ardeur, chacun dans sa voie, de cette réforme considérable. Celui qui la professa le premier et avec le plus d’autorité, le maître des théories en cette matière, M. Guizot, continuait pourtant lui-même l’histoire philosophique, tout en la transformant ; il analysait les faits, les élevait à l’idée, les réduisait en éléments, les groupait enfin et les distribuait selon les vues de l’esprit ; mais, comme cet esprit était très-étendu, très-perçant, très-impartial dans l’ordre des idées, il évitait cette direction exclusive qu’on reprochait aux écrivains du xviiie siècle. Cependant la pratique historique laissait de ce côté à désirer ; malgré l’élévation de l’enseignement, malgré ce talent de narrateur dont il devait faire preuve à son tour dans son Histoire de la Révolution d’Angleterre, M. Guizot n’aimait pas avant tout à raconter ; on l’a dit mieux que nous ne le pourrions redire13, l’exposition qui abrége en généralisant avait pour lui plus d’attraits ; bien des faits sous sa plume étaient resserrés en de savants résumés qui eussent pu aussi se dérouler autrement et prendre couleur. En un mot, le talent supérieur qu’on a vu éclater depuis sur un autre théâtre faisait dès lors ses réserves en quelque sorte : l’orateur parlementaire se marquait dans l’historien.
Un rapprochement, un contraste m’a dès longtemps frappé, et il vient ici assez à propos, puisqu’il s’agit de récit. Voyez le premier, le plus jeune de nos vieux chroniqueurs. Joinville est simple, naïf, candide ; sa parole lui échappe, colorée de fraîcheur, et sent encore son enfance ; il s’étonne de tout avec une bonne foi parfaite ; les choses du monde sont nées pour lui seulement du jour où il les voit. Par combien de degrés l’affaire historique a marché, et qu’il y a loin de là au rapporteur philosophe qui considère et qui décompose, qui embrasse du même œil aguerri les superficies diverses, qui communique à chaque observation, même naissante, quelque chose d’antérieur et d’enchaîné ! Ce qu’il sait d’hier ou du matin, il semble le savoir de toujours14.
Un autre esprit, maître plutôt en fait d’art, un écrivain, un peintre original et vigoureux, allait aborder l’histoire de front par une prise directe, immédiate ; il allait y porter une manière scrupuleuse et véridique, et, si l’on peut dire, une fidélité passionnée. S’attachant à des époques lointaines, peu connues, réputées assez ingrates, traduisant de sèches chroniques avec génie, il devait serrer tout cela de si près et percer si avant, qu’il en tirerait couleur, vie et lumière. Il semblerait créer en trouvant. C’est assez indiquer le rôle de M. Augustin Thierry.
M. de Barante, qui concevait son ouvrage vers le même temps, eut une idée plus simple et dont l’exécution dépendait surtout du choix de l’époque. Aussi ne faut-il pas accorder, je le crois, à sa très-ingénieuse préface une portée plus grande que celle à laquelle il a prétendu : « Dès longtemps, dit-il, la période qu’embrassent les quatre règnes de cette dynastie (les Ducs de Bourgogne de la maison de Valois) m’a semblé du plus grand intérêt. J’ai cru trouver ainsi un moyen de circonscrire et de détacher de nos longues annales une des époques les plus fécondes en événements et en résultats. En la rapportant aux progrès successifs et à la chute de la vaste et éclatante domination des princes de Bourgogne, le cercle du récit se trouve renfermé dans des limites précises. Le sujet prend une sorte d’unité qu’il n’aurait pas si je l’avais traité à titre d’histoire générale. » Ainsi, dans ce choix des quatre ducs de Bourgogne, M. de Barante voyait surtout une manière ingénieuse de découper et de prendre de biais un large pan de l’histoire de France. Or, cette époque des xive et xve siècles était précisément la plus riche en chroniques de toutes sortes, et déjà assez française pour qu’en changeant très-peu aux textes, on pût jouir de la saveur et de la naïveté : naïveté relative et d’autant mieux faite pour nous, qu’elle commençait à soupçonner le prix des belles paroles. Parmi les chroniqueurs de cet âge, il en était un surtout, le premier en date et en talent, que M. de Barante ne prétendait pas découvrir à coup sûr, mais qui, bien moins en circulation alors que depuis, a eu, grâce à lui d’abord, sa reprise de vogue en ces années et tout un regain d’arrière-saison. Je veux parler de l’Hérodote du moyen âge, de celui que présageait Joinville, de Froissart, dont Gray, écrivant à Warton en 1760, disait : « Froissart est un de mes livres favoris. Il me semble étrange que des gens qui achèteraient au poids de l’or une douzaine de portraits originaux de cette époque pour orner une galerie, ne jettent jamais les yeux sur tant de tableaux mouvants de la vie, des actions, des mœurs et des pensées de leurs ancêtres, peints sur place, avec de simples, mais fortes couleurs. » En France, Saint-Palaye déjà l’avait rappelé à l’attention des érudits ; M. de Barante le mit en valeur pour tous15. Il lui dut lui-même ses principales ressources au début et comme la mise en train de son œuvre. Froisart au point de départ, Comines au point d’arrivée, les deux termes du voyage étaient rassurants, et le chemin entre les deux n’était pas dépeuplé de pèlerins et le conteurs, Monstrelet, le Religieux de Saint-Denis et bien d’autres.
Il sembla donc à M. de Barante que, par une construction artistement faite de ces scènes originales et en se dérobant soi-même historien, il était possible de produire dans l’esprit du lecteur, à l’occasion des aventures retracées de ces âges et avec l’intérêt d’amusement qui s’y mêlerait, une connaissance effective et insensiblement raisonnée, un jugement gradué et fidèle. Il pensa que rien qu’avec des récits contemporains bien choisis, habilement présentés et enchâssés, on pouvait non-seulement rendre aux faits toute leur vie et leur jeu animé, mais aussi en exprimer la signification relative16. En venant plaider dans sa préface contre l’histoire officielle et oratoire, il n’a jamais demandé, il n’a pu demander que l’histoire vraiment philosophique fût supprimée ; il n’a pas dit, à le bien entendre, il n’a pas cru que l’histoire morale, celle des Tacite, des Salluste et des grands historiens d’Italie, dût cesser d’avoir ses applications diverses, surtout à des époques moins extérieures et plus politiques, aux époques d’intrigue et de cabinet : mais, ce jour-là, il demandait pour le genre qui était le sien, pour cette méthode appliquée une fois à une époque particulière qui y prêtait, il demandait place au soleil et admission légitime, et, en homme d’esprit, il a trouvé à ce propos toutes sortes de raisons et de motifs qu’il a déduits ; et il en a su trouver un si grand nombre là même où l’on s’était dit qu’il y avait objection, qu’on a pu croire que les conclusions chez lui dépassaient le but. Il ne voulait, en effet, qu’autoriser auprès du public l’imprévu de son essai, et l’essai, dans ces limites précises, a complètement réussi.
On n’attend pas que nous nous engagions dans une analyse, que nous allions resserrer ce que l’auteur, au contraire, a voulu étendre, que nous décolorions ce qu’il a laissé dans sa fleur de récit. M. de Barante eu l’honneur, en ce grand mouvement historique qui fait encore le lot le plus clair de notre moderne conquête, d’introduire une variété à lui, un vaste échantillon qu’il ne faudrait sans doute pas transposer à d’autres exemples, mais dont il a su rendre l’exception d’autant plus heureuse en soi et plus piquante. Il a osé lutter avec le roman historique, alors dans toute sa fraîcheur et sa gloire, il l’a osé presque sur le même terrain, avec des armes plutôt inégales, puisque la fiction lui était interdite, et il n’a pas été vaincu. Son Louis XI, pour la réalité et la vie, a soutenu la concurrence avec Quentin Durward. Si l’on voulait citer des morceaux, on aurait la bataille d’Azincourt, le meurtre de Jean sans Peur, l’épisode de la Pucelle, la rentrée de Charles VII, à Paris opposée à celle du roi anglais Henri VI, et tant d’autres pages d’émotion ou de couleur ; mais ce serait faire tort et presque contre-sens à la méthode de l’auteur que de se prendre ainsi à des morceaux, là où il a voulu surtout le développement varié et continu. Un critique historique distingué et modeste17, qui a pu, dans le Globe, entretenir le public jusqu’à six fois, et toujours avec intérêt, des livraisons successives des Ducs de Bourgogne, s’est appliqué à faire ressortir ce qui résultait des divers tableaux en conséquences politiques et en déductions morales sur le caractère des hommes et des temps ; il s’est plu à ajouter au fur et à mesure cette pointe de conclusion que le narrateur précisément se retranchait. A voir combien il y a peu à mettre pour tirer cette conclusion et la faire sentir, on se demande avec le critique pourquoi cette discrétion extrême. Est-ce exagération d’un système absolu dont un homme d’esprit a peine lui-même à se défendre ? N’est-ce pas plutôt nécessité et convenance d’une méthode une fois adoptée ? Il fallait conserver à tout le livre sa couleur, son unité, se priver de quelques avantages pour en recueillir d’autres. En un mot, s’il m’est permis de reprendre une image déjà employée, une fois entré en lice avec le roman historique, et le tournoi ouvert aux yeux des juges, il fallait tenir la gageure et ne pas recourir aux armes défendues.
Et n’est-ce pas un peu ainsi que le bon sire de La Laing faisait, aux prises avec le chevalier anglais, en ce galant tournoi de Bruges ? C’était l’âge des joutes magnifiques ; l’historien s’en est posé une à lui-même, avec les règles du combat.
Il n’en restera pas moins vrai en principe que, puisqu’après tout l’historien fait toujours quelque peu l’histoire, soit qu’il articule à l’occasion ses pensées, soit qu’il se borne à extraire, à disposer les faits de manière à produire indirectement l’effet qu’il désire, il n’y a pas lieu, dans le champ ordinaire de ce noble genre, à tant de scrupule artificiel, à tant d’effacement de soi, à tant de confiance surtout en la réflexion du lecteur. Il est des moments, rares, il est vrai, mais indiqués, où l’historien intervient à bon droit dans le fait et le prend en main ; et, quand le lecteur sent qu’il a affaire à une pensée ferme et sûre, il aime cela.
Au reste, à mesure que M. de Barante avançait dans son histoire et qu’il l’embrassait tout entière, il se trouvait insensiblement poussé à en tirer plus qu’il n’avait prévu d’abord. Dans les derniers volumes, on l’a remarqué, les tableaux se resserrent ; il est conduit à laisser moins aisément courir sa plume à la suite des vieux chroniqueurs. C’est surtout dans la lutte de Louis XI et de Charles le Téméraire que cet état se marque le mieux, et en même temps son opinion se fait jour. Que le Charles XII d’alors se précipite fatalement par ses fautes, que Louis XI s’éteigne à petit feu dans ses hypocrites intrigues, l’historien saura faire entendre le jugement des peuples sur leur tombe. Un sentiment moral, sympathique, humain s’exhale partout de ces pages, qui n’affectent point de rester froides en se montrant plus colorées. Impuissant que je suis à apporter mon tribut en telle matière et à payer un hommage tout à fait compétent à l’auteur, soit par une approbation approfondie, soit même sur quelques points par une contradiction motivée, je veux du moins signaler, à propos de cette héroïque destinée de Charles le Téméraire, quelques renseignements peu connus, quelques vues neuves que j’emprunterai aux recherches d’un savant étranger, non point étranger par la langue. Les grands désastres de Charles appartiennent en propre à l’histoire de la Suisse, dont ils sont comme le plus glorieux butin, et, par cet aspect, ils ont rencontré naturellement pour narrateur et pour peintre l’admirable Jean de Muller, le plus antique des historiens modernes. Or. à la suite de la traduction récente due à la plume de M. Monnard18, on trouve dans les tomes VII et VIII, à titre d’appendice, d’excellentes dissertations de M. de Gingins, qui prennent ces événements fameux par un revers assez inattendu, mais désormais impossible à méconnaître, sauf la mesure. M. de Gingins, à peine cité en France, est un de ces érudits qui, sans se soucier de l’effet vulgaire, poursuivent un résultat en lui-même, à peu près comme M. Letronne quand il avise un point de géographie, ou comme M. Magendie quand il interroge à fond un rameau de nerf. De plus, dans le cas présent, un mobile particulier l’animait : né au sein de la Suisse romande, pour laquelle ses aïeux combattaient en chevaliers, il s’est senti sollicité à en rechercher le rôle dans ces guerres et à s’y intéresser en patriote non moins qu’en curieux. Toute la Suisse, en effet, ne se rangeait pas alors dans un seul camp, et, avec le Bourguignon, la portion dite française fut vaincue. Le pays de Vaud notamment, qui relevait de la Savoie, mais dont le baron et seigneur, le comte de Romont, était d’ailleurs attaché au duc de Bourgogne, eut à subir de la part des Allemands une irruption inique, non motivée, et marquée des plus cruelles horreurs. Selon M. de Gingins, cette querelle compliquée des Suisses contre le duc Charles ne saurait se justifier au point de vue national, ni dans ses préliminaires, ni dans ses différentes phases. Ennemis héréditaires de la maison d’Autriche, amis incertains et très-récents de la couronne de France, les Confédérés avaient, au contraire, toujours trouvé dans la maison de Bourgogne une alliée sûre et fidèle. Intérêts de commerce et d’échange, intérêts politiques, tout les liait ; la Franche-Comté de Bourgogne était devenue presque la seconde patrie des Suisses. Comment donc expliquer le brusque revirement qui les mit aux prises ? Les intrigues de l’archiduc Sigismond pour récupérer la Haute-Alsace, qu’il avait cédée au duc Charles dans un moment de détresse ; l’or et surtout les paroles de Louis XI, qui le mirent à même de la racheter à l’improviste, amenèrent la première phase dans laquelle les Suisses, entraînés par Berne, et agresseurs hors de chez eux, épousèrent une querelle qui n’était pas la leur, se jetèrent à main armée entre la Franche-Comté et l’Alsace, franchirent le Jura neuchâtelois, et devinrent patemment les auxiliaires actifs d’un vieil ennemi contre un prince qui ne leur avait jamais été que loyal. La seconde phase de cette guerre, la mémorable campagne de 1476, à jamais illustrée par les noms de Granson et de Morat, cette lutte corps à corps dans laquelle il semblerait que les Suisses traqués ne faisaient que se défendre, est plus propre sans doute à donner de l’illusion ; mais même dans ce second temps, si on veut bien le démêler avec M. de Gingins, on est fort tenté de reconnaître que le duc Charles (Charles le Hardi, comme il l’appelle toujours, et non le Téméraire) ne franchissait point le Jura en conquérant ; il venait rétablir le comte de Romont et les autres seigneurs vandois dans la possession de leur patrimoine, dont les Suisses les avaient iniquement dépouillés pour leur attachement à sa personne ; il venait délivrer le comté de Neufchâtel de l’occupation oppressive des Bernois. Toute la gloire du succès et l’éblouissement d’une journée immortelle ne sauraient atténuer à l’œil impartial ces faits antérieurs et les témoignages qui les éclairent. Enfin la campagne qui se termina à la bataille de Nancy, et qui forme la troisième période de la guerre de Bourgogne, cette expédition dans laquelle le duc de Lorraine recruta dans les cantons, moyennant solde fixe, les hommes d’armes de bonne volonté, ne fut à aucun titre une guerre nationale, pas plus que toutes celles du même genre où les troupes suisses capitulées ont figuré depuis. L’ensemble d’une telle querelle, entièrement politique et même mercenaire, où les Confédérés servirent surtout l’ambition de Berne, ne saurait donc s’assimiler que par une confusion lointaine à ce premier âge d’or helvétique, à cette défense spartiate et pure des petits cantons pauvres et indépendants. Mais, en revanche, l’éclat du triomphe émancipa hautement la Suisse, la mit hors de page, elle aussi, et au rang des États ; et comme l’a très-bien dit un autre historien de ces contrées : « La bataille de Morat a changé l’Europe ; elle a dégagé la France, relevé l’Autriche, et ouvert à ces deux puissances le chemin de l’Italie, que la maison de Bourgogne était tout au moins en mesure de leur barrer. Aussi, voyez les Suisses pendant les trente années qui s’écoulèrent entre Morat et Marignan ! Rien alors ne se fait sans eux, et les plus grands coups, ce sont souvent eux qui les donnent19. »
Quoi qu’il en soit des vues nouvelles que ce coin de la question, tardivement démasqué, ne peut manquer d’introduire dans l’histoire finissante de la maison de Bourgogne, l’effet des beaux récits de Jean de Muller et de M. de Barante subsiste ; l’impression populaire d’alors y revit en traits magnifiques et solennels que le plus ou le moins de connaissance diplomatique ne saurait détruire. Cette destinée fatale qui pesa sur le malheureux Charles, à mesure qu’on l’approfondira davantage, ne peut même que gagner en pathétique sombre.
Nous allions oublier de dire qu’avant la publication de son histoire, M. de Barante avait contribué pour sa bonne part à l’introduction des Théâtres étrangers parmi nous. Traducteur des œuvres dramatiques de Schiller, il a mis en tête une notice développée, telle que la peut dicter une haute et fine raison. Il a également traduit l’Hamlet dans le Shakspeare publié par M. Guizot. En tout cela encore il s’est montré partisan et organe d’une réforme supérieure et modérée.
Après le succès éclatant de son histoire, M. de Barante dut concevoir quelques autres projets que son talent vif et facile lui eût permis sans doute de mener à fin ; la révolution de Juillet est venue les interrompre, en le jetant encore une fois dans la vie politique active. Nous noterons pourtant une charmante petite nouvelle de la famille d’Ourika et du Lépreux, intitulée Sœur Marguerite ; échappée à la plume de notre ambassadeur à Turin, en 1834, elle a témoigné de cette délicate variété de goût qu’on lui connaissait, et de cette jeunesse conservée de cœur. C’est l’histoire, sous forme de souvenir, d’une jeune personne, fille d’un médecin d’aliénés, laquelle se prend à vouloir guérir l’un deux, l’un des moins atteints, et ne réussit qu’à lui inspirer un sentiment que peut-être elle partage. Il se croit guéri, il la demande à son père qui la refuse. Le père est tué par le jeune homme dans un accès de fureur. Elle-même finit par se faire sœur de charité dans l’établissement où le pauvre insensé achève de mourir20.
Employé bientôt dans une plus lointaine ambassade, et passé de Turin à Pétersbourg, si brillant et si flatteur que fût le succès personnel qu’il y obtint, M. de Barante n’a pas été sans éprouver durant quelques années cette tristesse de voir finir les saisons loin de son pays, loin des relations contemporaines qui furent chères et qu’on ne remplace plus. Du moins il a dû à cet éloignement de ne pas assister de près aux déchirements de ces mêmes amitiés, de n’y prendre aucune part, de les pouvoir garder toutes en lui avec une inviolable fidélité. Réimprimant en 1829 son ancienne brochure Des Communes et de l’Aristocratie, il s’était félicité d’en retrancher ce qui tenait aux controverses antérieures des partis : « Il y a un grand contentement, disait-il, à supprimer les vivacités d’une vieille polémique, à se censurer soi-même ; à se trouver en harmonie avec des hommes honorables dont autrefois on était plus ou moins divisé ; à se sentir plus toléré et plus tolérant ; à reconnaître qu’autour de soi tout est plus calme dans les opinions et les souvenirs. »
Ce passage dut plus d’une fois lui revenir en mémoire, ce me semble, avec le regret de penser qu’il ne se rapportait pas également à d’autres, et qu’à mesure que les choses étaient réellement plus calmes, les esprits des amis entre eux devenaient précisément plus aigris. Quant à lui, dans ses retours et ses séjours en France, il maintient ce rôle honorable et affectueux qui fait oublier le politique et qui sied à l’ami des lettres. Toutes les fois qu’il a dû prendre la parole dans des solennités publiques (et il l’a fait récemment en plusieurs occasions), on a retrouvé avec plaisir son esprit ingénieux et grave ; l’idée morale, la disposition religieuse, qu’il a témoignée de tout temps, semble même prévaloir en lui avec les années, et rien n’altère cette sorte d’autorité légitime qu’on accorde volontiers, en l’écoutant, à l’écrivain éclairé, à l’homme de goût et à l’homme de bien.