(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre VIII. La question de gout ce qui reste en dehors de la science » pp. 84-103
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(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre VIII. La question de gout ce qui reste en dehors de la science » pp. 84-103

Chapitre VIII. La question de gout ce qui reste en dehors de la science25

Supposons scientifiquement faite l’étude des œuvres littéraires qui remplissent une période. Faut-il les placer toutes sur le même plan, leur accorder à toutes la même attention, la même importance, la même place dans l’histoire ? Il semble bien que cela soit impossible ; et s’il faut les classer, mettre les unes en lumière, laisser les autres dans la pénombre ou dans les ténèbres de l’oubli, d’après quel principe instituer entre elles des degrés et une sorte de hiérarchie ? De quel droit déclarer que celle-ci est médiocre et celle-là supérieure ?

Question inévitable ! Question de goût, puisqu’il s’agit d’apprécier, non plus seulement de constater, et question singulièrement délicate !

Les faits sont déjà trop souvent difficiles à établir, témoin les discussions interminables que soulève la réalité de certains événements historiques. Mais enfin ils sont susceptibles de rencontrer une adhésion unanime. Ils ne relèvent que de l’intelligence, et l’intelligence est en l’homme ce qu’il y a de plus universel, de plus constant. Les lois de la logique sont les mêmes à Paris qu’à Pékin ; deux et deux font quatre en Australie comme en Europe ; il n’y a pas de géométrie nationale, de chimie variant d’un continent à l’autre.

Si, malgré tout, on ne s’accorde pas toujours sur le vrai, que dirons-nous du beau ? Ici, la sensibilité intervient, et, sans différer entièrement d’homme à homme, elle est cependant ce qu’il y a en chacun de plus individuel. C’est en matière de goût, de préférences, de prédilections qu’on peut répéter le mot de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées ! Erreur au-delà ! » Bien plus, ce qui plaît à l’un déplaît souvent à son voisin le plus proche. L’expérience l’enseigne ; le raisonnement l’explique. En effet, le plaisir ou le déplaisir que nous fait éprouver une chose dépend, non seulement de la nature de cette chose, mais encore de notre tempérament, de notre âge, de notre sexe, de notre humeur, de notre culture, de nos tendances, bref, de ce qui varie le plus d’un individu à l’autre et parfois même dans un seul individu. De là des divergences nécessaires et légitimes, une diversité infinie qui ne saurait être ramenée à l’unité.

Que va faire l’historien en présence de cette difficulté si embarrassante ? Il faut regarder l’obstacle en face et l’aborder de front.

§ 1. — Quelques-uns ont essayé de le tourner. Ils ont dit : « Quel besoin l’historien a-t-il de juger ? Qu’il se contente de nous dire ce que contient une œuvre, ce qui l’a fait naître, ce qu’elle a engendré à son tour ! Nous le tenons quitte du reste. L’indifférence sereine est son premier devoir.. Nous ne lui demandons pas ce que nous devons penser d’un auteur ou d’un ouvrage ; qu’il nous mette seulement en main les pièces qui nous permettront de juger par nous-mêmes. »

Le malheur est que cette parfaite indifférence est. impossible. L’historien juge et classe nécessairement. Peut-être n’est-il pas inutile de le démontrer, puisqu’on a essayé de le contester.

Considérons d’abord les œuvres littéraires dans le temps. Est-il possible de mettre sur la même ligne celles d’un homme ou celles d’un peuple aux différentes époques de leur vie ? A première vue, cette égalité est choquante. Voici trois pièces de Corneille : Clitandre, le Cid et Attila. Pourra-t-on admettre qu’elles sont toutes trois aussi heureusement venues, qu’elles occupent une place aussi importante dans la carrière du poète et dans l’évolution de la littérature ? Évidemment non. Dans le cas choisi comme dans mille autres semblables, nous ne pouvons-nous refuser à constater un progrès et une décadence. Par suite, une juste proportion entre l’histoire et la réalité qu’elle veut retracer exige qu’on mette en pleine lumière la tragicomédie dont l’apparition est devenue une date du théâtre français en laissant dans la pénombre ses deux sœurs mal nées.

Ce qui est vrai pour la vie d’un homme l’est aussi pour la vie d’une nation. On s’accorde à y reconnaître des périodes brillantes et des moments crépusculaires, où les artistes tâtonnent et cherchent une voie nouvelle sans la trouver. Personne ne soutiendra que la littérature du règne de Louis XII peut être mise en parallèle avec celle du règne de Louis XIV. Pour peu qu’on suive le développement de la poésie lyrique depuis le temps de Ronsard jusqu’à nos jours, on verra clairement qu’un genre, autant et plus que le génie d’un individu, passe par des phases d’éclat, de déclin, de renaissance, etc.

Considérons maintenant les œuvres littéraires dans l’espace. Est-il possible d’assigner le même rang à toutes celles de la même époque ou aux différentes formes du beau qui ont été réalisées par des peuples différents ? Le bon sens proteste avec énergie. Essayez de dire que Pradon vaut Racine, qu’une comédie de Boursault a droit à la même attention, à la même admiration qu’une comédie de Molière. Soutenez encore l’équivalence artistique de Sparte et d’Athènes, des Romains et des Grecs, et vous entendrez quel éclat de rire saluera ce paradoxe.

Je ne dis pas, sans doute, qu’il soit toujours aisé ni même possible de décider la question de préséance entre des œuvres supérieures appartenant à des époques ou à des races diverses ; il est permis d’hésiter entre le Parthénon et une belle cathédrale gothique, entre un drame de Shakespeare et une tragédie de Sophocle, entre le Faust de Gœthe et la Divine Comédie du Dante. A une certaine hauteur d’art, il semble que les différences de rang s’effacent, et il est le plus souvent aussi aléatoire qu’oiseux de tenter une hiérarchie des chefs-d’œuvre, qui ont atteint leur perfection relative par des routes très divergentes et même opposées. Ce sont comme des êtres de nature très différente, entre lesquels manque une unité de mesure. Qui pourra dire lequel est le plus admirable en son genre, d’un éléphant ou d’une fourmi, d’un aigle ou d’un lion, d’un lis ou d’un chêne ? Il n’en est pas moins certain qu’en présence de choses de même espèce un regard exercé opérera d’ordinaire assez vite un triage et saura distinguer une élite. Or, ce triage, qui est déjà un jugement sommaire, l’historien l’accomplit par cela seul qu’il parle des uns et non des autres, qu’il met ceux-ci sur le devant du tableau et laisse ceux-là à l’arrière-plan. Puisqu’il est ainsi forcé de choisir et partant de juger, nous sommes ramenés à chercher d’après quels principes il doit se prononcer.

§ 2. — L’idéal serait d’avoir une théorie complète du beau. Mais on la cherche encore et il y a apparence qu’on la cherchera longtemps, peut-être toujours. Sans savoir, en effet,, tout ce qu’est le beau, nous savons du moins qu’il est quelque chose qui se transforme et se renouvelle d’âge en âge ; l’art est une création perpétuelle ; l’œuvre, qui demain grossira le nombre des chefs-d’œuvre, sera précisément celle qui sera neuve et originale. Comment dès lors construire une théorie qui convienne d’avance à des choses dont le principal mérite sera de sortir du connu et du déjà vu ? Il y a, semble-t-il, une contradiction cachée dans toute tentative pour donner une formule parfaite et définitive de la beauté artistique.

Nos ancêtres ont cru pourtant la posséder. Ô le bon temps de l’ancienne critique ! Qu’ils étaient simples et commodes les procédés de ceux qui se mêlaient autrefois de juger les auteurs ! Il existait un ensemble de règles convenues, un système de dogmes littéraires, un code officiel du beau. On n’avait qu’à en appliquer les articles à tout le monde, aux morts comme aux vivants, aux étrangers comme aux gens du pays. Rien de plus facile, rien de plus rapide. L’Art poétique de Boileau eut ainsi force de loi durant un siècle et plus. Que d’arrêts furent rendus et que de sottises débitées en son nom ! Malheureusement on s’aperçut un jour que ces règles étaient en grande partie arbitraires, qu’elles étaient du moins la cristallisation d’un goût éphémère, l’expression d’une seule époque, un effort stérile et dangereux pour mettre l’éternel dans le passager ; qu’elles ne pouvaient s’appliquer sans injustice au passé, en même temps qu’elles devenaient des entraves pour l’avenir. Leur autorité fut brisée et le souvenir de leur empire quasi tyrannique contribua puissamment à jeter les esprits dans l’extrême opposé.

Sur leurs ruines on proclama l’avènement de ce que je pourrais appeler la critique anarchique. Elle a fleuri en France, pendant ces dernières années, sous le nom de critique impressionniste. Il a été de mode de revendiquer la souveraineté de l’opinion individuelle. Pour les adeptes de l’école nouvelle, non moins commode et expéditive que l’autre, le seul principe a été de n’en reconnaître aucun. Donner telle quelle son impression fugitive, changer d’avis suivant la disposition du moment, s’abandonner doucement au caprice de ses préférences personnelles, fuir toute apparence de dogmatisme : voilà ce qu’ont pratiqué et enseigné des critiques ondoyants qui se sont crus modestes. Et pourtant leur orgueil inconscient aboutissait à dire au public : — Ce qui est bon, c’est ce que j’aime. — Si on leur eût demandé quel garant ils avaient de la justesse de leurs arrêts (car forcément ils en rendaient quand même, et souvent de très durs), ils n’auraient pu que répondre comme la Médée de Corneille :

Moi,
Moi, dis-je, et c’est assez.

D’ailleurs, chacun d’eux avait bel et bien sa philosophie de l’art, sa théorie du beau ; pour être enveloppée, dissimulée, sous-entendue dans leurs jugements, elle n’en existait pas moins au fond de leur intelligence et un bon analyste est de force à l’y surprendre. Seulement, comme on peut s’y attendre, les idées et les sentiments qui la constituent varient singulièrement d’un juge à l’autre.

L’historien se trouve donc dans un grand embarras. Il ne lui est plus permis de remettre en vigueur le code suranné de nos classiques ; ce serait bâtir sur une base aussi étroite que fragile. Il ne peut pas davantage se laisser paresseusement aller au gré de ses prédilections ; ce serait une autre façon d’être étroit et d’ôter à son histoire le fondement solide qu’il veut lui donner. Il doit donc chercher et indiquer bravement ce qui constitue à son avis la valeur d’une œuvre littéraire. Il doit se faire un principe de jugement et de classement, qui soit à la fois aussi large et aussi scientifique que possible. En vain serait-il convaincu qu’il n’arrivera jamais à éliminer absolument cette cause d’erreur que Sainte-Beuve a signalée en disant : « C’est toujours soi qu’on aime, même dans ceux qu’on admire », il doit travailler à réduire au minimum cet élément subjectif, ou, pour emprunter une expression au langage de la science, ce cœfficient personnel.

§ 3. — Mais n’y aurait-il pas des procédés empiriques et indirects pour distinguer le bon du mauvais ? Que penser, par exemple, du jugement des contemporains ? Hélas ! on sait trop combien il est sujet à caution. Le Timocrate de Thomas Corneille reçut du public un accueil enthousiaste qui n’empêche pas l’auteur de n’être pour nous que le frère du grand Corneille. Si l’on mesurait le mérite des livres de Stendhal au nombre des lecteurs qu’ils eurent à leur apparition, on pourrait presque se dispenser de les mentionner, et pourtant nul n’ignore la puissante action qu’ils ont exercée cinquante ans plus tard. Tel volume de vers, médiocre d’ailleurs, réussira, parce qu’il caresse les passions et les préjugés du moment. Tel livre devra son insuccès aux vues nouvelles dont il est plein et qui lui vaudront au bout d’un siècle la réparation d’une gloire tardive. On s’est moqué des génies incompris ; mais on a pu dire aussi26 : « Le génie, c’est le talent d’un homme mort ». Inimitiés politiques ou religieuses, routine ou légèreté de la foule, jalousies ou cabales de rivaux, timidité de l’écrivain ou fierté qui lui interdit certains moyens de parvenir, mille autres causes peuvent priver une œuvre de l’estime qui lui est due. Les passe-droits de ce genre ont été si communs qu’il serait banal d’y insister.

Mais la postérité ? N’est-elle point la grande redresseuse de torts  ? Ne peut-on la considérer comme une cour d’appel, comme un tribunal suprême qui siège toujours, revise tous les procès, n’admet point la prescription, casse les réputations usurpées, réhabilite les méconnus, remet chacun à son rang véritable ? Je connais des odes et des discours où un recours à l’infaillible postérité fait bon effet, surtout quand il est exprimé en vers sonores ou en périodes ronflantes. Je crains cependant qu’elle ne mérite pas tout le bien qu’on a dit d’elle. D’abord, si l’on peut dire où commence, qui dira où finit la postérité ? Et comment faire, si celle d’aujourd’hui contredit celle d’hier ? Or, c’est le cas ordinaire. Elle n’est pas un être immuable, pétrifié à jamais dans ses admirations et ses dédains ; elle est inconstante comme les individus, parce qu’elle vit et par conséquent se transforme comme eux ; elle est même plus changeante que les individus, parce qu’elle vit plus longtemps qu’eux. Qu’on me montre un seul grand homme dont la renommée n’ait point subi d’éclipse ! Et le pis, c’est que la postérité est un tribunal, non pas seulement incertain, mais partial. Elle a, dans les jugements qu’elle rend, des motifs de derrière la tête, des considérants qu’elle ne dit pas et souvent qu’elle ne sait pas. Les hommes qui la composent exaltent inconsciemment dans les siècles passés ceux qui ont eu des qualités et des défauts pareils aux leurs ; ils rabaissent ou négligent les autres. Comme le disait Lamartine27  : « Chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu’un de ces génies immortels qui sont toujours ainsi des hommes de circonstance ; elle s’y réfléchit elle-même ; elle y retrouve sa propre image et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. » Comment se fier à une mobilité aussi intéressée ?

— Prendrons-nous alors pour guide l’opinion des nations étrangères  ? Elle n’échappe pas aux causes d’erreur que nous venons de signaler ; elle est également variable et contradictoire. De plus, sans compter les œuvres dont la renommée n’a jamais franchi les frontières de leur pays natal, il n’est pas rare que certains auteurs soient peu goûtés à l’étranger, précisément parce qu’ils sont trop originaux, parce qu’ils contiennent comme une quintessence de l’esprit national. Irons-nous demander à l’Allemagne une équitable appréciation de la bonhomie fine et malicieuse qui donne aux fables de La Fontaine une saveur de terroir si piquante et si agréable à des palais français ? Il en est de certains talents comme de certains vins : ils ne se prêtent pas à l’exportation.

Peut-être alors qu’il vaudra mieux s’en référer aux jugements portés par les maîtres de la critique ? Mais il faudra d’abord dresser la liste de ces maîtres hors de pair. Je demande à quel signe on les reconnaitra pour tels. Si l’on peut me dire quel est ce signe, je n’ai plus besoin de croire sur parole messieurs les critiques ; je possède leur secret ; je puis juger sans leur aide. Si l’on ne peut me l’indiquer, tout essai pour leur assigner des rangs me paraît fort aventureux, et je prévois bien des querelles. D’ailleurs, se fût-on, par le plus grand des hasards, entendu sur les noms de ces grands juges de la littérature, il y a gros à parier qu’ils seraient eux-mêmes en désaccord sur une foule de points, et l’on serait replongé dans l’incertitude.

Quoi qu’on essaye, on est donc ramené à cette nécessité : tirer de l’examen direct des œuvres littéraires le moyen de les classer.

§. 4. — La difficulté est grande. Il sied d’être modeste et de borner ses prétentions à ce qui est indispensable à l’historien d’une littérature. A-t-il besoin de s’être fait une théorie complète de la beauté ? Pour que cette théorie pût embrasser toutes les variétés du beau, il faudrait, nous l’avons dit, que l’évolution de l’art et par conséquent de l’humanité fût achevée ; ce serait un peu long d’attendre jusque-là. Heureusement, ce n’est point nécessaire pour la besogne restreinte qui s’impose à l’historien d’une littérature. Il n’a pas à s’occuper du beau dans la nature non plus que dans les différents arts. Son domaine est limité d’une façon précise. Dans le cercle où il est enfermé, il n’a pas non plus à chercher un type absolu, un idéal unique avec lequel il puisse confronter les œuvres soumises à son appréciation. Tout au contraire, son premier devoir est de sympathiser avec toutes les formes du beau que les diverses époques ont réalisées. Il n’a le droit d’en méconnaître, d’en ignorer, d’en répudier aucune. A lui de comprendre et d’expliquer pourquoi Scarron, le roi du burlesque, a mérité d’être le grand homme d’une petite époque. Il lui faut une âme assez large pour goûter un sermon de Bossuet et un roman de Voltaire, une fable de La Fontaine et une méditation de Lamartine. Sa devise est le mot connu : « Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. » A son esprit doivent toujours être présentes ces paroles que deux grands écrivains n’ont pas craint d’émettre, alors que l’autorité, même en matière littéraire, s’affirmait avec énergie. Molière disait28  : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. » Et Racine, à son tour, répétait en écho29 : « La principale règle est de plaire et de toucher : toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première. » Il suit de là que toutes les œuvres qui ont plu, qui ont été qualifiées de belles, se recommandent par cela seul à l’attention de l’histoire.

Mais, parmi celles-là, comment établir une hiérarchie ?

Avant d’indiquer dans quelle mesure et à quelles conditions elle est désirable et possible, il est bon de fixer, comme des garde-fous, les barrières que l’historien ne doit pas chercher à franchir.

Il est parfaitement oiseux pour lui de comparer des œuvres qui ne sont pas de même espèce. Il n’a pas à se demander si un roman bien fait vaut plus ou moins qu’une comédie excellente. Il perdrait son temps à vouloir décider si la poésie épique est supérieure à la poésie lyrique. C’est assez qu’il rapproche les œuvres de même nature, soit simultanées, soit successives. De plus, en posant cette question de supériorité, il ne doit jamais oublier qu’elle est très souvent insoluble, parce qu’on veut la résoudre en bloc. Mettez deux ouvrages en parallèle ; celui-ci, inférieur sur un point, peut fort bien reprendre l’avantage sur un autre. Les drames de Victor Hugo sont moins concentrés, moins élégants, moins simples, moins psychologiques que les tragédies de Racine ; ils ont, en revanche, plus de couleur, de mouvement, de vie extérieure. Musset n’a pas l’ampleur, la noblesse, l’abondance fluide et harmonieuse de Lamartine ; mais il a plus de grâce, d’esprit, de finesse, de passion. Entre ces différentes supériorités il est permis d’hésiter, et chacun, suivant son tempérament, préférera l’une ou l’autre. Préférence légitime et invincible contre laquelle il serait puéril de lutter ! Autant vaudrait reprendre l’éternelle et vaine discussion sur les yeux noirs et les yeux bleus, sur la beauté brune et la beauté blonde !

Le rôle de l’historien se réduit donc à constater si une œuvre est vraiment supérieure et en quoi elle l’est. Il lui suffit de savoir distinguer, dans le champ de blé qui ondule sous ses regards, les épis les plus pleins, les plus dorés, les plus hauts. La tâche, même ainsi bornée, est encore assez délicate, et ce n’est pas trop de plusieurs méthodes, qui se corrigent et se complètent l’une l’autre, pour mesurer, peser, jauger, par une série de calculs approximatifs, ces produits si complexes de l’esprit humain. Il pourra se féliciter d’avoir fait tout ce qu’il pouvait faire, s’il a conscience de n’avoir laissé de côté aucune œuvre qui ait marqué dans l’évolution littéraire.

§ 5. — La première méthode qui s’offre à lui consiste à consulter les jugements antérieurs. Nous avons montré plus haut qu’il ne peut leur accorder une foi absolue ; mais cette moitié de vérité réclame une contre-partie. Ces mêmes jugements, dont l’autorité est fragile si l’on prétend leur conférer une infaillibilité factice, gardent une valeur très réelle si on les considère seulement comme des présomptions.

Les contemporains, d’abord, opèrent, dans la quantité croissante des œuvres jetées en pâture au public, une première sélection, dont les résultats ne sont pas négligeables. D’un accord presque unanime, ils en éliminent qui ne comptent pas et ne compteront jamais. Ils en tirent quelques-unes de cette masse énorme et les recommandent ainsi à l’attention de ceux qui viendront après eux. La tâche de l’historien est par là déjà simplifiée. Quelles épaules pourraient en soutenir le fardeau, s’il lui fallait relire, par exemple, toutes les pièces qui ont été représentées au temps de Molière, tous les poèmes épiques mort-nés qui ont été composés au temps de Napoléon 1er ?

Les générations successives, en révisant tour à tour les sentences de celle qui a fait le triage primitif donnent une force de plus en plus grande aux opinions qu’elles confirment. Comme on l’a dit30 : « A la longue et par un effet à peu près certain de justice distributive, les rangs se rétablissent, les suprématies usurpées se perdent, l’ombre et la lumière se répartissent avec une sorte d’équité finale entre les auteurs ; le temps, aidé de la raison qui n’abdique jamais complètement, remet chaque chose et chacun à sa place. » Il est certains procès qui sont pour la postérité définitivement vidés. Pourquoi tout le monde connaît-il Britannicus ou Andromaque, tandis que vingt ou trente curieux tout au plus s’avisent de lire aujourd’hui la Judith de Boyer ou le Germanicus de Pradon ? N’est-ce pas la preuve que d’un consentement universel il y a sur bien des points chose jugée ?

Il faut avouer encore qu’une œuvre, quand elle est entrée dans le patrimoine de l’humanité presque entière, a bien des chances pour n’être pas indigne de cet honneur. Chaque hommage qui lui vient de l’étranger peut passer pour une consécration nouvelle de son mérite.

Enfin il y aurait orgueil et témérité à se priver du secours des critiques et des historiens, qui ont, d’lige en âge, armés de la loupe et de la pierre de touche, contrôlé les épreuves subies par les réputations des siècles disparus. Parmi ces juges du passe comme parmi les autres écrivains, il s’est produit peu à peu un classement. Sans être d’accord sur leur valeur relative, on en reconnaît un certain nombre qui valent la peine d’être interrogés. Leurs successeurs auraient grand tort de ne pas tenir compte du précieux travail accompli par tant d’illustres devanciers.

Un second procédé pour évaluer le mérite des œuvres littéraires, procédé qui confine au précédent, consiste à suivre et à mesurer leur expansion dans l’espace et dans la durée. J’ai déjà dit (Ch. vi, Partie II) comment on peut l’appliquer et je n’y reviens pas.

Si utiles pourtant que puissent être les résultats ainsi obtenus, ils sont approximatifs, purement empiriques ; ils n’ont par là même qu’une valeur secondaire. J’arrive à des moyens plus précis et plus directs.

§ 6. L’appréciation d’une œuvre littéraire doit reposer sur l’étude approfondie de cette œuvre.

Nous revenons à la double analyse dont nous avons parlé plus haut, l’analyse interne et l’analyse externe.

Si nous commençons, comme il convient, par la première, nous voyons qu’une œuvre peut être supérieure à cinq points de vue très différents. On s’accordera, je pense, à reconnaître qu’une description de Théophile Gautier est saisissante pour les yeux ; que la Nuit d’Octobre est émouvante ; qu’un roman de Voltaire fait penser ; que le Qu’il mourût du vieil Horace est d’une héroïque vigueur ; que le Corbeau d’Edgar Poe emporte l’imagination bien au-delà du monde réel. Nous pouvons dire déjà que toute œuvre qui a réussi à atteindre un haut degré dans l’un ou l’autre de ces cinq ordres de beauté mérite par cela seul de ne pas rester confondue dans la foule.

Veut-on, dans chacun de ces ordres naturels, établir d’une façon aussi rigoureuse que possible la supériorité d’une œuvre ? Il faut examiner sous des angles divers les divers éléments (sensations, sentiments, idées, etc.) qui constituent chacun de ces ordres.

Des exemples éclairciront ma pensée. Comment reconnaître que telle œuvre est supérieure au point de vue de la beauté sensorielle ? On peut noter le nombre et la variété des sensations qu’elle éveille ; on peut en considérer la profondeur, l’intensité ; on peut en évaluer le plus ou moins d’élévation. (Ainsi l’ouïe et la vue, sens intellectuels par excellence, prêtent à des sensations plus relevées, plus nobles que le goût et l’odorat.) On peut enfin en constater la nouveauté, la complexité, la finesse. Autrement dit, par une analyse à la fois qualitative et quantitative, on peut déterminer avec une précision très suffisante ce qui d’abord semblait se dérober à tout calcul.

Il en est de même pour les sentiments. Telle œuvre est supérieure, parce qu’elle exprime et éveille beaucoup de sentiments tempérés (Gil Blas)  ; telle autre, parce qu’elle peint une passion déchaînée dans toute sa violence (Manon Lescaut, le Père Goriot)  ; celle-ci, parce qu’elle suscite des émotions nobles, comme la pitié pour les faibles, l’amour de la justice, la sympathie pour la vie universelle (les Misérables)  ; celle-là, parce qu’elle va toucher au fond du cœur des fibres secrètes, rarement ou jamais atteintes jusque-là, parce qu’elle donne, comme on l’a dit, un nouveau frisson (les Fleurs du mal). Autant de nuances de supériorité sentimentale qu’il faut savoir distinguer.

Mêmes distinctions à faire quand il s’agit de beauté intellectuelle. L’auteur a-t-il abondance de pensées fines, de raisonnements bien enchaînés ? A-t-il su, à travers mille circuits, suivre une idée jusque dans ses dernières conséquences ? A-t-il conçu quelque vaste théorie embrassant et résumant des millions de faits ? A-t-il découvert des vérités inaperçues du commun des mortels ? soulevé un coin du voile qui nous dérobe l’éternelle Isis ? En tous ces cas, pour des motifs divers, son œuvre est de nature à satisfaire l’esprit.

La valeur morale, à son tour, doit se mesurer à des échelles différentes. Il convient avant tout de donner au mot de moralité l’extension large qu’il doit avoir. Une œuvre est belle moralement, quand elle montre et par conséquent suggère le triomphe du devoir sur un désir mauvais, de la volonté raisonnable sur les appétits grossiers ; quand elle inspire l’horreur d’un vice comme l’hypocrisie ou l’avarice ; quand elle pousse au dévouement, au sacrifice ; quand elle combat l’injustice, la misère, l’égoïsme.

L’historien, dans l’appréciation de la beauté morale d’une œuvre, doit donc tenir compte de la variété, de la puissance, de la noblesse et aussi de la nouveauté plus ou moins grandes des tendances que cette œuvre essayait de faire triompher.

Des principes identiques s’appliquent à l’examen des œuvres qui nous emportent au-delà du monde sensible, qui nous donnent la vision de choses surhumaines, qui nous font explorer sur l’aile du rêve des régions inaccessibles à la raison et à la science.

Comment distinguer, parmi ces hardies envolées au sein du mystère qui nous enveloppe, celles dont la valeur esthétique est la plus sérieuse ? Ici encore il faut recourir à plusieurs critériums. L’intensité avec laquelle l’auteur voit et fait voir l’invisible ; la variété des tableaux fantastiques qu’il évoque ; la largeur des symboles qu’il conçoit ; la somme de nouveau que ses rêves ajoutent aux aspirations des autres hommes ; voilà autant de facteurs (et il s’en faut que nous les ayons énumérés tous), qui, isolés ou réunis, constituent la supériorité cherchée.

Tenons pour faite et bien faite l’analyse dont nous venons d’indiquer la marche générale. A quel résultat nous amène cette tentative pour opérer une première sélection parmi les œuvres littéraires ? A cette formule, autour de laquelle nous n’avons cessé de tourner :

Il y a pour une œuvre littéraire (à ne considérer que ses qualités intérieures) cinq ordres différents de beauté ; elle est supérieure, si elle possède à un degré très élevé une des qualités essentielles à l’un de ces ordres ou, à un degré suffisamment élevé, la plupart des qualités qu’il comporte.

Guyau a dit quelque part31 : « Le génie est caractérisé, soit par le développement extraordinairement intense et extraordinairement harmonieux de toutes les facultés, soit par le développement extraordinairement intense d’une faculté spéciale ; tantôt enfin par une harmonie extraordinaire entre des facultés suffisamment intenses. En un mot, le génie complet est puissance et harmonie, le génie partiel est ou puissance ou harmonie.  »

La formule à laquelle nous aboutissons dit la même chose en termes plus précis. Car, s’il est vrai qu’une œuvre est déjà supérieure pour s’être mise hors de pair dans un seul des ordres de beauté que nous avons distingués, il est évident qu’elle sera plus remarquable encore, si elle occupe un rang élevé dans plusieurs ou dans tous. C’est une simple addition à faire. Une œuvre qui plaît aux sens vaudra mieux, si elle satisfait en même temps notre besoin d’émotions et notre intelligence ; elle sera une œuvre suprême, un vrai chef-d’œuvre, si elle est par surcroît largement douée de la beauté morale et de la beauté idéale.

Notre formule nous fournit ainsi le moyen de tracer une seconde hiérarchie ; mais on peut encore en esquisser une troisième.

Les cinq ordres de beauté dont nous avons constaté l’existence sont-ils d’égale valeur ? Il semble bien que non. De même qu’il y a des sentiments plus ou moins nobles, des pensées plus ou moins hautes, etc., de même aussi les cinq ordres de beauté, si on les range comme je l’ai fait, me paraissent figurer une échelle ascendante. Pour prendre les deux extrêmes, une œuvre idéalement belle est plus rare, plus exquise, plus admirable qu’une œuvre dont la beauté serait presque uniquement sensorielle.

Mais, dans le classement nouveau que l’on pourrait tenter d’après ce principe, il faut s’astreindre à de sévères précautions.

D’abord une œuvre qui sait puissamment éveiller ou exprimer des sensations par des mots peut valoir beaucoup mieux qu’une œuvre qui exprime ou éveille médiocrement des idées. Cela revient à dire qu’une chose peut appartenir à un ordre inférieur, mais être plus parfaite que telle antre appartenant à un ordre supérieur. J’emprunte cette remarque à un critique italien très pénétrant, M. Mario Pilo, envers qui j’ai un devoir de reconnaissance à remplir, parce que ses idées m’ont beaucoup aidé à éclaircir les miennes. Il illustre sa pensée par une série de comparaisons32 : « Le troisième étage d’une maison bourgeoise peut être plus élevé au-dessus du sol que le premier d’un palais. Un vieux sergent peut avoir plus de mérite qu’un officier novice. Un couteau neuf et affilé peut être de meilleur service qu’une épée historique rouillée et épointée. Un chien hardi et robuste peut mordre plus fort qu’un lion décrépit et paralytique. » Autre réserve nécessaire. Les ordres inférieurs de beauté (sensoriel, sentimental, intellectuel) sont en revanche, non seulement les plus accessibles à la généralité des hommes et des artistes, mais encore indispensables à la réalisation des beautés d’ordre supérieur. « C’est une nécessité pour l’œuvre d’art, a dit Sully Prudhomme33, de caresser les sens. » Et de là, pour le dire en passant, l’importance extrême de la forme. On n’arrive à produire l’émotion que par l’intermédiaire d’une jouissance sensorielle. Que vaut un poème où les vers sont durs et boiteux ? Peut-on concevoir une œuvre littéraire sans un minimum de sensations, de sentiments et d’idées ? Avant tout, il faut qu’elle donne à la sensibilité et à l’intelligence les légitimes satisfactions que celles-ci réclament. Un roman, très moral, s’il n’émeut pas, s’il nous promène parmi des personnages et des événements qui ne sont ni vrais ni vraisemblables, n’est qu’une ennuyeuse inutilité et la plus fade des lectures. Ainsi encore un poème mystique ou un conte fantastique, s’il déroule un chapelet d’aventures extravagantes que ne rattache aucun lien logique ; s’il nous montre des êtres avec lesquels nous ne pouvons pas sympathiser, parce qu’ils n’ont plus rien de commun avec nous ; si, au lieu d’être un prolongement ou une transfiguration du réel, il se met en pleine contradiction avec lui, ce n’est plus qu’une chevauchée dans l’absurde et dans l’impossible, la folle aberration d’un cerveau malade. « Je veux qu’un conte, disait Voltaire avec raison34, soit fondé sur la vraisemblance et qu’il ne ressemble pas toujours à un rêve. Je voudrais surtout que sous le voile de la fable il laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire.  » Qu’est-ce à dire, sinon que les ordres inférieurs de beauté sont la base et par suite la condition d’existence des ordres supérieurs ; que la beauté morale et la beauté idéale sont le couronnement d’un édifice qui peut se passer d’elles, mais dont elles ne peuvent point se passer ?

Supposons après cela qu’une œuvre appartenant à un ordre supérieur soit supérieure elle-même dans cet ordre et qu’elle ait de plus à un degré élevé ou du moins suffisant les qualités d’ordre inférieur qui lui sont nécessaires ; nous pouvons dire qu’elle aura une valeur plus haute que les œuvres les plus parfaites dont la beauté serait purement sensorielle, sentimentale ou intellectuelle. On peut donc arriver de la sorte à un troisième classement qui complète les deux autres.

§ 7. ― Nous n’avons rien dit encore de la forme, sinon qu’elle a une extrême importance, étant l’intermédiaire indispensable entre l’âme de l’auteur et celle des lecteurs ou auditeurs. A quels signes la reconnaîtrons-nous pour belle ?

Il nous faut recourir à l’analyse externe cette fois et nous avons vu comment celle-ci peut, à coups d’interrogations redoublées, amasser une quantité de données aussi variées que précises.

Mais, si ce travail de dissection nous révèle l’existence de tels ou tels caractères, il ne nous apprend rien sur la valeur esthétique qu’on doit leur assigner. Nous voici de nouveau, semble-t-il, perdus dans un chaos inextricable ! Comment nous retrouver au milieu des innombrables règles de toute espèce qu’ont multipliées les faiseurs de rhétoriques et de poétiques ? Est-il possible de les ramener à l’unité ? On peut du moins l’essayer, et, pour courir droit au résultat, l’adaptation des moyens à la fin poursuivie me paraît être, comme dit Molière, « la règle de toutes les règles ».

L’harmonie entre le dedans et le dehors, entre les choses à exprimer et la façon de les exprimer, entre la conception et l’exécution, cette harmonie qui est seule capable de produire ce que Taine a appelé « la convergence des effets », telle est, à mon avis, la qualité essentielle qui fait d’une œuvre littéraire un tout organique et vivant et qui en constitue la supériorité plastique.

Au nom de ce principe, nous pouvons approuver les formes les plus différentes : la phrase ample et majestueuse de Bossuet déroulant les destinées des empires et le caquetage vif, sautillant, coupé, le style parlé de Marivaux analysant les menus états d’esprit d’une jeune fille ; les vers aisés, inégaux et sinueux, qui se moulent avec tant de souplesse sur la pensée de La Fontaine, et les larges vagues de mélodieux alexandrins où se berce mollement la rêverie de Lamartine.

Au nom de ce principe, nous pouvons comprendre et accepter deux conditions qui s’imposent à tout écrivain et qui se limitent l’une l’autre. Une œuvre littéraire (cela ressort de sa nature est chose à la fois individuelle et sociale ; elle interprète, elle traduit un être humain à des êtres humains. Il s’ensuit, d’une part, que le style doit être personnel, original, c’est-à-dire qu’il doit obtenir, par une combinaison neuve des éléments qui sont ses matériaux, ce caractère irréductible qui est l’individualité ou, comme on disait jadis, la marque de l’ouvrier sur son ouvrage. Il s’ensuit, d’autre part, que pour pénétrer jusqu’au public, ce qui est sa fin sociale, le style doit être à la portée de ceux auxquels il s’adresse. De là, pour le juge, le droit de condamner comme inférieurs, en vertu de motifs opposés, le banal et l’obscur, le commun et l’alambiqué.

Non pas qu’il soit facile de fixer avec une rigueur mathématique le point où l’originalité devient nuisible à la clarté ou réciproquement. Les questions de frontière sont toujours délicates et litigieuses. Mais, s’il est malaisé de distinguer dans la série des êtres organisés où commence l’animal et où finit la plante, personne n’hésitera, quand il s’agira de classer un cheval ou une rose.

§ 8. — Quelles que puissent être en certains cas les difficultés d’application, nous avons désormais la possibilité de tenter une hiérarchie raisonnée des œuvres d’une littérature. Si nous voulons condenser dans une dernière et brève formule les principes auxquels nous a conduits une patiente analyse, nous dirons :

Sensations, sentiments, idées, tendances, aspirations idéales sont le fond vivant de toute œuvre littéraire. Une œuvre littéraire est donc essentiellement expressive de la vie et elle est plus ou moins belle, selon qu’elle exprime, par des moyens plus ou moins appropriés à ses fins générales ou particulières, une vie plus ou moins intense, complexe, originale et élevée.

§ 9. — Est-ce à dire que cette formule puisse être appliquée presque mécaniquement, comme une formule d’algèbre ; qu’elle dispense l’historien de la littérature d’avoir le sentiment vif et affiné des choses littéraires ; qu’elle supprime par suite, dans ses jugements, tout élément d’incertitude dû à l’intervention du goût personnel ?

Il n’en est rien. La part faite à la science dans la détermination des signes qui dénotent la supériorité d’une œuvre n’empêche pas celle de l’art de rester encore très grande.

D’abord il est évident qu’il y a manière et manière de pratiquer la double analyse sur laquelle doivent reposer toute appréciation et tout classement méthodiques. Il ne suffit pas, pour étudier les infiniment petits, d’avoir de bons yeux et un bon microscope à sa disposition ; il faut avoir appris à s’en servir. De même, sans compter les dons naturels dont ne peut se passer l’historien, il faut qu’il ait aiguisé sa pénétration, sa sagacité, qu’il ait développé en lui le sens esthétique : On peut dire, à ce propos, qu’il faut encore de l’art pour faire de la science.

D’autre part, à quelques moyens qu’on recoure pour mesurer la somme de vie contenue dans un ouvrage, fût-on d’une habileté consommée à démêler tous les éléments dont se compose cette résultante mystérieuse, ce n’en est pas moins un avantage précieux que de sentir directement la vie et la beauté. Je ne dirai pas avec Guyau35 : « Lorsqu’il s’agit d’apprécier si une œuvre d’art représente la vie, la critique ne peut plus s’appuyer sur rien d’absolu : aucune règle dogmatique ne vient à son aide. La vie ne se vérifie pas ; elle se fait sentir, aimer, admirer.  » L’éminent philosophe me paraît s’être laissé entraîner ici à quelque exagération de pensée ou de langage, et la présente étude a eu précisément pour objet de montrer que le sentiment peut être efficacement aidé, guidé, contrôlé. Mais Guyau a raison en partie, et c’est pourquoi il ne faut jamais oublier ce mot d’Augustin Thierry : ― « La sympathie est l’âme de l’histoire.  » ― Oui, l’historien de la littérature comme le critique devrait avoir un cœur assez sensible pour vibrer sous le choc de toutes les variétés du beau. Oui, il faut qu’il devienne en quelque sorte un être multiple, capable de se faire contemporain de Louis XIV pour goûter Racine, familier de l’Hôtel de Rambouillet pour se plaire avec Voiture, homme de la Renaissance, enivré de grec et de latin, pour entrer en communion avec Ronsard. La puissance de sociabilité avec les hommes de toutes les époques est pour lui une qualité maîtresse que rien ne saurait remplacer, et tel voyant de l’histoire, comme fut Michelet, a su, par un privilège de nature, par une sorte d’intuition magique, prendre la vie sur le fait aussi bien et mieux que n’aurait pu le faire l’analyste le plus minutieux.

Pourtant, fût-on doué de la sympathie la plus large et la plus sûre, la méthode que nous avons indiquée pour mesurer la valeur d’une œuvre littéraire est un secours qui n’est point à dédaigner. Elle n’est pas parfaite ; elle a besoin d’être précisée perfectionnée, et elle le sera sans nul doute par ceux qui viendront après nous. Telle qu’elle est, la formule provisoire où nous l’avons résumée me paraît assez large pour ne laisser de côté aucune œuvre vraiment supérieure et assez flexible pour ne point mettre à la gêne les créateurs de la beauté future. Elle a surtout le mérite de réduire au minimum la part de l’arbitraire et d’offrir loyalement au lecteur, en lui donnant les considérants qui motivent les jugements de l’historien, les moyens d’en vérifier la justesse.