(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 13, qu’il est probable que les causes physiques ont aussi leur part aux progrès surprenans des arts et des lettres » pp. 145-236
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 13, qu’il est probable que les causes physiques ont aussi leur part aux progrès surprenans des arts et des lettres » pp. 145-236

Section 13, qu’il est probable que les causes physiques ont aussi leur part aux progrès surprenans des arts et des lettres

Enfin, on ne sçauroit douter que les causes morales ne contribuent aux progrès surprenans, que la poësie et la peinture font en certains siecles. Mais les causes physiques n’auroient-elles pas aussi leur influence dans ces progrès ?

Ne contribuent-elles pas à la difference prodigieuse qui se remarque entre l’état des arts et des lettres dans deux siecles voisins ? Ne sont-ce pas les causes physiques qui mettent les causes morales en mouvement ? Sont-ce les liberalitez des souverains et les applaudissemens des contemporains qui forment des peintres et des poëtes illustres ? Ne sont-ce pas plûtôt les grands artisans qui provoquent ces liberalitez, et qui par les merveilles qu’ils enfantent attirent sur leurs arts une attention que le monde n’y faisoit pas quand ces arts étoient encore grossiers. Tacite remarque que les temps feconds en hommes illustres, sont aussi fertiles en hommes capables de leur rendre justice, virtutes üsdemetc. . Ne sçauroit-on croire donc qu’il est des temps où dans le même païs, les hommes naissent avec plus d’esprit que dans les temps ordinaires ?

Peut-on penser, par exemple, qu’Auguste, quand il auroit été servi par deux mecenes, auroit pû, s’il eut regné aux temps où regna Constantin, changer par ses libéralitez les écrivains du quatriéme siecle en des Tite-Lives et en des Cicerons ? Si Jules II et Leon X avoient regné en Suede, croit-on que leur munificence eut formé dans les climats hiperborées, des Raphaëls, des Bembes et des Machiavels ? Tous les païs sont-ils propres à produire de grands poëtes et de grands peintres ? N’est-il point des siecles stériles dans les païs capables d’en produire ?

En méditant sur ce sujet, il m’est souvent venu dans l’esprit plusieurs idées que je reconnois moi-même pour être plûtôt de simples lueurs que de véritables lumieres. J’ignore donc encore après toutes mes refléxions, s’il est bien vrai que les hommes qui naissent durant certaines années, surpassent autant leurs ancêtres et leurs neveux en étenduë et en vigueur d’esprit, que ces premiers hommes dont parle l’histoire sainte et l’histoire profane, et qui ont vécu plusieurs siecles, surpassoient certainement leurs descendans en égalité d’humeurs et en bonne complexion.

Mais il se trouve assez de vrai-semblance dans mes idées pour en discourir avec le lecteur.

Les hommes attribuent souvent aux causes morales, des effets qui appartiennent aux causes physiques. Souvent nous imputons aux contre-temps, des chagrins dont la source est uniquement dans l’intemperie de nos humeurs, ou dans une disposition de l’air qui afflige notre machine. Si l’air avoit été plus serain, peut-être aurions-nous vû avec indifference une chose qui vient de nous desesperer. Je vais donc exposer ici mes refléxions d’autant plus volontiers, qu’en fait de probabilité et de conjectures, on se voit refuter avec plaisir, quand on apprend dans une réponse des choses plus solides que celles qu’on avoit imaginées.

Comme dit Ciceron : nos qui… etc. .

Ma premiere refléxion, c’est qu’il est des païs et des temps où les arts et les lettres ne fleurissent pas, quoique les causes morales y travaillent à leur avancement avec activité.

La seconde refléxion, c’est que les arts et les lettres ne parviennent pas à leur perfection par un progrès lent et proportionné avec le temps qu’on a emploïé à leur culture, mais bien par un progrès subit. Ils y parviennent quand les causes morales ne font rien pour leur avancement qu’elles ne fissent déja depuis long-temps, sans qu’on apperçût cependant aucun fruit bien sensible de leur activité. Les arts et les lettres retombent encore quand les causes morales font des efforts redoublez pour les soûtenir dans le point d’élevation où ils étoient montez comme d’eux-mêmes.

Enfin les grands peintres furent toujours contemporains des grands poëtes, et les uns et les autres vécurent toujours dans le même temps que les plus grands hommes leurs compatriotes. Il a paru que de leurs jours, je ne sçai quel esprit de perfection se répandoit sur le genre humain dans leur patrie. Les professions qui avoient fleuri en même-temps que la poësie et que la peinture, sont encore déchuës avec elles. première réflexion. il seroit inutile de prouver fort au long, qu’il est des païs où l’on ne vit jamais de grands peintres ni de grands poëtes. Par exemple, tout le monde sçait qu’il n’est sorti des extrémitez du nord que des poëtes sauvages, des versificateurs grossiers et de froids coloristes.

La peinture et la poësie ne se sont point approchées du pole plus près que la hauteur de la Hollande. On n’a gueres vû même dans cette province qu’une peinture morfonduë. Les poëtes hollandois ont montré plus de vigueur et plus de feu d’esprit que les peintres leurs compatriotes. Il semble que la poësie ne craigne pas le froid autant que la peinture.

On s’est apperçû dans tous les temps que la gloire de l’esprit étoit tellement reservée à de certaines contrées, que les païs limitrophes ne la partageoient gueres avec elles. Paterculus dit, qu’il ne faut pas plus s’étonner de voir tant d’atheniens illustres par l’éloquence, que de ne pas trouver à Thebes, à Lacedemone et dans Argos, un homme célebre en qualité de grand orateur.

L’expérience avoit accoûtumé à voir sans surprise cette distribution inégale de l’esprit entre des contrées si voisines. les differentes idées, dit un auteur moderne, sont comme des plantes et des fleurs qui ne viennent pas également bien en toutes sortes de climats… etc. .

Il seroit à desirer que cet auteur eût bien voulu prendre la peine de déveloper lui-même ce principe. Il auroit éclairci bien mieux que moi les véritez que je tâche de déveloper, lui qui possede en un dégré éminent le talent le plus précieux dont un homme de lettres puisse être revêtu, je veux dire le don de mettre les connoissances les plus abstraites à la portée de tout le monde et de faire concevoir au prix d’une attention médiocre, les veritez les plus compliquées, même à ceux qui n’étudierent jamais les sciences dont elles font une partie, que dans ses ouvrages.

Il ne faut point alleguer que la raison pour laquelle les arts n’ont pas fleuri au-delà du cinquante-deuxiéme dégré de latitude boréale, ni plus près de la ligne que le vingt-cinquiéme dégré, c’est qu’ils n’ont pas été transportez sous la zone ardente ni sous les zones glacées. Les arts naissent d’eux-mêmes sous les climats qui leur sont propres. Avant que les arts aïent pû être transportez, il faut que les arts aïent été nez. Il faut bien qu’ils aïent un berceau, et des premiers inventeurs. Qui avoit transporté les arts en égypte ?

Personne. Mais les égyptiens, favorisez par le climat du païs, leur y donnerent la naissance. Les arts naîtroient d’eux-mêmes dans les païs qui leur seroient propres, si l’on ne les y transportoit pas.

Ils y paroîtroient un peu plus tard, mais ils y paroîtroient enfin. Les peuples chez qui les arts n’ont pas fleuri, sont les peuples qui habitent un climat qui n’est point propre aux arts. Ils y seroient nez d’eux-mêmes sans cela, ou du moins ils y seroient passez à la faveur du commerce.

Les grecs, par exemple, ne fréquentoient pas plus communément en égypte, que les polonois, les autres peuples du nord et les anglois frequentent en Italie. Cependant les grecs eurent bien-tôt transplanté d’égypte en Grece l’art de la peinture, sans que ses souverains et ses republiques, encore grossieres, se fussent fait une affaire importante de l’acquisition de cet art. C’est ainsi qu’un champ qu’on laisse en friche auprès d’une forêt, se seme de lui-même, et devient bien-tôt un taillis, quand son terroir est propre à porter des arbres.

Depuis deux siecles que les anglois aiment la peinture autant qu’aucune autre nation, si l’on en excepte l’italienne, il ne s’est point établi de peintre étranger en Angleterre, qui n’ait gagné trois fois plus qu’il n’auroit pû gagner ailleurs.

On sçait le cas que Henri VIII faisoit des tableaux, et avec quelle magnificence il recompensoit Holbens. La munificence de la reine élisabeth se répandit sur toutes sortes de vertus durant un regne de près de cinquante années.

Charles I qui vécut dans une grande abondance les quinze premieres années de son regne, porta l’amour de la peinture jusqu’à une passion qui avoit tous les caracteres des plus vives. Sa jalousie fit monter les tableaux au prix où ils sont aujourd’hui. Comme il en faisoit acheter par tout avec profusion dans le même temps que Philippe IV roi d’Espagne en faisoit acheter partout avec prodigalité ; la concurrence de ces deux souverains fit tripler dans toute l’Europe le prix des ouvrages des grands maîtres. Les tresors de l’art devinrent des tresors réels dans le commerce. Jusqu’ici cependant aucun anglois n’a mérité d’avoir un rang parmi les peintres de la premiere, et même parmi ceux de la seconde classe. Le climat d’Angleterre a bien poussé sa chaleur jusqu’à produire de grands sujets dans toutes les sciences et dans toutes les professions.

Il a même donné de bons musiciens et d’excellens poëtes, mais il n’a point produit de peintres qui tiennent parmi les peintres célebres le même rang que les philosophes, les sçavans, les poëtes et les autres anglois illustres tiennent parmi ceux des autres nations qui se sont distinguez dans la même profession qu’eux. Les peintres anglois se reduisent à trois faiseurs de portrait.

Les peintres qui fleurirent en Angleterre sous Henri VIII et sous Charles I étoient des peintres étrangers qui apporterent dans cette isle un art que les naturels du païs ne sçurent point y fixer.

Holbeins et Lely étoient allemands.

Vandick étoit flamand. Ceux mêmes qui de nos jours ont passé en Angleterre pour les premiers peintres du païs n’étoient pas anglois. Vario étoit napolitain, et Kneller étoit allemand. Les monnoïes qui furent fabriquées en Angleterre du temps de Cromwel, et les médailles qui y furent faites sous Charles II et sous Jacques II sont d’assez beaux ouvrages, mais celui qui les fit étoit un étranger. C’étoit Rottiers d’Anvers, le compatriote de Guibbons, qui durant long-temps a été le premier sculpteur de Londres.

Nous voïons même que le goût de dessein est mauvais communément dans les ouvrages d’Angleterre qui en demandent.

S’ils sont admirables, c’est par l’execution, c’est par la main de l’ouvrier et non par le dessein de l’artisan.

Véritablement il n’est point d’ouvriers qui aïent plus de propreté dans l’execution ni qui sçachent mieux se prévaloir des outils, que les ouvriers anglois.

Mais ils n’ont pas sçû jusques ici se rendre propre le goût de dessein que quelques ouvriers étrangers qui se sont établis à Londres, y ont porté. Ce goût n’est point sorti de la boutique de ces ouvriers.

Ce n’est pas seulement dans les païs excessivement froids ou humides que les arts ne sçauroient fleurir. Il est des climats temperez où ils ne font que languir.

Quoique les espagnols aïent eu plusieurs souverains magnifiques, et aussi épris des charmes de la peinture qu’aucun pape l’air jamais été ; cependant cette nation si fertile en grands personnages, et même en grands poëtes tant en vers qu’en prose, n’a point eu de peintre de la premiere classe, à peine compte-on deux espagnols de la seconde.

Charles Quint, Philippe II Philippe IV et Charles II ont été obligez d’emploïer, pour travailler à l’Escurial et ailleurs, des peintres étrangers.

Les arts liberaux ne sont jamais sortis d’Europe que pour se promener, s’il est permis de parler ainsi, sur les côtes de l’Asie et de l’Afrique. On remarque que les hommes nez en Europe et sur les côtes voisines de l’Europe, ont toujours été plus propres que les autres peuples aux arts, aux sciences et au gouvernement politique. Par tout où les europeans, ont porté leurs armes, ils ont assujetti les naturels du païs. Les europeans les ont toujours battus quand ils ont pû être dix contre trente. Souvent les europeans les ont défaits, quoiqu’ils ne fussent que dix contre cent. Sans citer ici le grand Alexandre et les romains, qu’on se souvienne de la facilité avec laquelle des poignées d’espagnols et de portugais, aidez par leur industrie et par les armes qu’ils avoient apportées d’Europe, assujettirent les deux Indes.

Alleguer que les indiens ne se seroient pas laissez subjuguer si facilement, s’ils avoient eu les mêmes machines de guerre, les mêmes armes et la même discipline que leurs conquerans ; c’est prouver la supériorité de génie de notre Europe, qui avoit inventé toutes ces choses, sans que les asiatiques et les ameriquains eussent encore rien trouvé d’équivalent, quoiqu’ils fissent continuellement la guerre les uns contre les autres.

S’il est véritable que le hazard ait fait trouver aux chinois plûtôt qu’à nous la poudre à canon et l’imprimerie, nous avons si bien perfectionné ces deux arts dès qu’ils nous ont été connus, que nous autres europeans, nous nous trouvons en état d’en donner des leçons aux chinois mêmes. Ce sont nos missionnaires qui dirigent présentement la fonte de leur canon, et nous leur avons porté des livres imprimez avec des caracteres séparez. Tout le monde sçait bien que les chinois n’imprimoient qu’avec des planches gravées, et qui ne pouvoient servir que pour imprimer une seule chose, au lieu que les caracteres séparez, sans compter les autres commoditez qu’ils donnent aux imprimeurs, ont celle de pouvoir servir à l’impression de plusieurs feüilles differentes. Nous imprimons l’éneïde de Virgile avec les mêmes caracteres qui ont servi à imprimer le nouveau testament. Lorsque les europeans entrerent à la Chine, les astronomes du païs, qui depuis plusieurs siecles étoient très-bien païez, ne sçavoient pas encore prédire les éclipses avec justesse. Il y a plus de deux mille ans que les astronomes europeans les sçavent prédire avec précision.

Les arts paroissent même souffrir dès qu’on les éloigne trop de l’Europe, dès qu’ils la perdent de vûë. Quoique les égyptiens soient des premiers inventeurs de la peinture et de la sculpture, ils n’ont point la même part que les grecs et que les italiens à la gloire de ces deux arts. Les sculptures qui sont constamment des égyptiens, c’est-à-dire, celles qui sont attachées aux bâtimens antiques de l’égypte, celles qui sont sur leurs obelisques et sur leurs mumies, n’approchent pas des sculptures faites en Grece et dans l’Italie. S’il se rencontre quelque sphinx d’une beauté merveilleuse, on peut croire qu’il soit l’ouvrage de quelque sculpteur grec qui se sera diverti à faire des figures égyptiennes, comme nos peintres se divertissent quelquefois à imiter dans leurs ouvrages, les figures des bas-reliefs et des tableaux des Indes et de la Chine. Nous-mêmes n’avons-nous pas eu des ouvriers qui se sont divertis à faire des sphinx ? On en compte plusieurs dans les jardins de Versailles, qui sont des originaux de nos sculpteurs modernes.

Pline ne nous vante pas dans son livre aucun chef-d’oeuvre de peinture ou de sculpture fait par un ouvrier égyptien, lui qui nous fait de si longues énumerations des ouvrages des artisans célebres. Nous voïons même que les sculpteurs grecs alloient travailler en égypte. Pour revenir au silence de Pline, cet auteur vivoit dans un temps où les ouvrages des égyptiens subsistoient encore. Petrone écrit que les égyptiens ne formoient que de mauvais peintres. Il dit que les égyptiens avoient nui beaucoup à cet art, en inventant des regles propres à en rendre l’apprentissage moins long et la pratique moins pénible.

Il y a vingt ans que le feu chevalier Chardin nous donna enfin les desseins des ruines de Persepolis. On voit par ces desseins que les rois de Perse, dont l’histoire ancienne nous vante tant l’opulence, n’avoient à leurs gages que des ouvriers médiocres. Les ouvriers grecs n’alloient point apparemment chercher fortune au service du roi des perses, aussi volontiers que le faisoient les soldats grecs. Quoi qu’il en soit, on n’est plus surpris, après avoir vû ces desseins, qu’Alexandre ait mis le feu dans un palais dont les ornemens lui devoient paroître grossiers en comparaison de ce qu’il avoit vû dans la Grece. Les perses étoient sous Darius ce que sont aujourd’hui les persans qui habitent le même païs qu’eux, c’est-à-dire, des ouvriers très-patiens et très-habiles quant au travail de la main, mais sans génie pour inventer, et sans talent pour imiter les plus grandes beautez de la nature.

L’Europe n’est que trop remplie aujourd’hui d’étoffes, de porcelaine, et des autres curiositez de la Chine et de l’Asie orientale. Rien n’est moins pittoresque que le goût de dessein et de coloris qui regne dans ces ouvrages. On a traduit plusieurs compositions poëtiques des orientaux. Quand on y trouve un trait mis en sa place, ou bien une avanture vraisemblable, on l’admire.

C’est en dire assez. Aussi toutes ces traductions, qui ne se réimpriment gueres, n’ont qu’une vogue passagere qu’elles doivent à l’air étranger de l’original, et à l’amour inconsideré que bien des gens ont pour les choses singulieres. La même curiosité qui fait courir après les compatriotes des auteurs de ces écrits lorsqu’ils paroissent en France vêtus à la mode de leur païs, fait lire avec empressement ces traductions quand elles sont nouvelles.

Si les brachmanes et les anciens perses avoient eu quelques poëtes du mérite d’Homere, il est à croire que les grecs qui voïageoient pour enrichir leurs bibliotheques, comme d’autres peuples naviguent aujourd’hui pour fournir leurs magazins, se le seroient approprié par une traduction. Un de leurs princes l’eût fait traduire en grec, ainsi qu’on dit qu’un des Ptolomées y fit mettre la bible, quoique ce prince païen ne la regardât que comme un livre que des hommes auroient été capables de composer.

Quand les espagnols découvrirent le continent de l’Amerique, ils y trouverent deux grands empires fleurissans depuis plusieurs années, celui du Mexique et celui du Perou. Depuis long-temps on y cultivoit l’art de la peinture.

Les peuples d’une patience et d’une subtilité de main inconcevable, avoient même créé l’art de faire une espece de mosaïque avec les plumes des oiseaux.

Il est prodigieux que la main des hommes ait eu assez d’adresse pour arranger et pour réduire en forme de figures coloriées tant de filets differens. Mais comme le génie manquoit à ces peuples, ils étoient malgré leur dexterité, des artisans grossiers. Ils n’avoient ni les regles du dessein les plus simples, ni les premiers principes de la composition, de la perspective et du clair-obscur.

Ils ne sçavoient pas même peindre avec les mineraux et les autres couleurs naturelles qui viennent de leur païs.

Dans la suite ils ont vû des meilleurs tableaux d’Italie, dont les espagnols ont transporté un grand nombre dans le nouveau monde. Ces maîtres leur ont encore enseigné comme il falloit se servir des pinceaux et des couleurs, mais sans pouvoir en faire des peintres intelligens.

Les indiens qui ont si bien appris les autres arts que les espagnols leur ont enseignez, qu’ils sont devenus, par exemple, meilleurs massons que leurs maîtres, n’ont rien trouvé dans les tableaux d’Europe qui fût à leur portée, que la vivacité des couleurs brillantes.

C’est ce qu’ils ont imité avec succès. Ils y surpassent même leurs originaux, à ce que j’ai oüi dire à des personnes qui ont vû dans le Mexique plusieurs coupoles peintes par des artisans indiens.

Les chinois si curieux des peintures de leurs païs, ont peu de goût pour les tableaux d’Europe, où, disent-ils, on voit trop de taches noires. C’est ainsi qu’ils appellent les ombres. Après avoir fait refléxion sur toutes les choses que je viens d’alleguer, et sur plusieurs autres connuës generalement et qui prouvent notre proposition, on ne sçauroit s’empêcher d’être de l’opinion de Monsieur De Fontenelle, qui dit en parlant des lumieres et du tour d’esprit des orientaux : en verité, je crois toujours de plus en plus… etc. .

Non-seulement il est des païs où les causes morales n’ont jamais fait éclore de grands peintres ni de grands poëtes, mais ce qui prouve encore d’avantage, il y a eu des temps où les causes morales n’ont pas pû former de grands artisans, même dans les païs, qui en d’autres temps en ont produits avec facilité, et pour parler ainsi, gratuitement.

La nature capricieuse, à ce qu’il semble, n’y fait naître ces grands artisans que lorsqu’il lui plaît.

Avant Jules II l’Italie avoit eu des papes liberaux envers les peintres et les gens de lettres, sans que leur magnificence eût fait prendre l’essort à aucun artisan et l’eût fait atteindre au point de perfection où sont parvenus les hommes de sa profession qui se manifesterent en si grand nombre sous le pontificat de ce pape. Durant long-temps Laurent De Medecis avoit fait à Florence cette dépense roïale qui obligea le monde à lui donner le surnom de magnifique, et la plus grande partie de ses profusions étoient des liberalitez qu’il distribuoit avec discernement à toutes sortes de vertus.

Les Bentivoles avoient fait la même chose à Boulogne, et les seigneurs de la maison d’Est à Ferrare. Les Viscomti et les Sforces avoient été les bienfaiteurs des beaux arts à Milan.

Personne ne parut alors dont les ouvrages puissent tenir un rang parmi ceux qui se sont faits dans la suite, et lorsque les sciences et les arts eurent été, pour ainsi dire, renouvellez. Il semble que les grands hommes en tout mérite, et qui, selon le sentiment ordinaire, auroient dû être distribuez dans plusieurs siecles, attendissent le pontificat de Jules II pour paroître.

Tournons les yeux présentement sur ce qui s’est passé en France, par rapport à la poësie comme à la peinture.

Les causes morales ont-elles attendu pour favoriser la poësie et la peinture, que Le Sueur, Le Brun, Corneille, La Fontaine et Racine se produisissent ?

Peut-on dire qu’on ait vû les effets suivre si promtement l’action des causes morales dans notre patrie, qu’il faille attribuer à ces causes les succès surprenans des grands artisans ? Avant François I nous avons eu des rois liberaux envers tous les gens de mérite, sans que leurs largesses aïent procuré à leurs regnes, l’honneur d’avoir produit un peintre ou un poëte françois dont les ouvrages fussent mis en paralelle par la posterité avec ceux qui ont été faits sous Louis XIII et Louis XIV. à peine nous demeure-t-il de ces temps-là quelques fragmens de vers ou de prose que nous lisions avec plaisir. Le chancelier De L’Hôpital dit dans la harangue qu’il prononça aux états generaux assemblez à Orleans : que le bon roi Louis XII prenoit plaisir à oüir les farces et comediesetc. . De toutes ces farces composées sous Louis XII ou bien avant, celle de Patelin est la seule qui ait conservé une place dans nos cabinets.

Le grand roi françois est un des ardens protecteurs dont les lettres et les arts puissent se glorifier. On sçait quelle faveur, ou pour parler plus exactement, quelle amitié il montroit à maître Roux, à André Del Sarte, comme à tous les hommes illustres par quelque talent ou par quelque mérite, Leonard De Vinci mourut entre ses bras.

On sçait avec quelle profusion il païoit les tableaux qu’il faisoit faire à Raphaël.

Ses liberalitez et son accüeil attirerent les peintres en France ; mais bien que continuées durant un regne de trente-trois ans, elles ne purent former de grands peintres parmi ses sujets.

Les peintres qui s’établirent alors en France y moururent sans éleves, du moins qui fussent dignes d’eux, ainsi que ces animaux qu’on transporte sous un climat trop different du leur, meurent sans laisser race.

Ce roi genereux n’aima pas moins la poësie que la peinture, et lui-même il faisoit des vers. Sa soeur Marguerite De Valois, la premiere des deux reines de Navarre qui ont porté ce nom, en composoit aussi. Nous avons encore un volume entier de ses poësies sous le nom de Marguerites françoises.

Aussi le regne de François I produisit-il une grande quantité de poësies, mais celles de Clement Marot et de Saint-Gelais, sont presque les seules dont on lise quelque chose aujourd’hui. Les autres ne servent plus que d’ornement à ces biblioteques, où les livres rares ont autant de droit de prendre place que les bons livres. Comme les changemens survenus dans notre langue ne nous empêchent pas de lire encore avec plaisir les morceaux que Marot a composé dans la sphere de son génie, qui n’étoit pas propre aux grands ouvrages, ils ne nous empêcheroient pas aussi de lire les oeuvres de ses contemporains, si d’ailleurs ils y avoient mis les mêmes beautez que les poëtes du siecle de Louis XIV ont mises dans les leurs.

Henri II et Diane de Valentinois se plaisoient beaucoup avec les muses. Charles IX les honoroit jusqu’à leur sacrifier lui-même, pour ainsi dire, et les vers qu’il composa pour Ronsard, valent bien les meilleurs qu’ait fait ce poëte illustre.

Ta lyre qui ravit par de si doux accords… etc.

Ce prince fit le célebre Jacques Amiot, fils d’un boucher de Melun, grand aumônier de France. On sçait à quels excès Henri III porta ses profusions envers la pleïade françoise, ou la societé des sept astres les plus illustres de la poësie françoise sous son regne. Il ne pratiqua point certainement à leur égard la maxime de son frere Charles IX que nous avons déja citée touchant la subsistance qu’il convient de donner aux poëtes. Tous les beaux esprits qui véquirent sous Henri III et même ceux qui souvent abusoient de leur talent pour prêcher et pour écrire contre lui, eurent part à ses prodigalitez. Dans les temps dont je parle, les poëtes et les sçavans étoient admis par nos rois à une espece de familiarité. Ils en approchoient avec autant de privauté, ils en étoient aussi-bien accüeillis que les mieux huppez de la cour. Cependant toutes ces graces ni tous ces honneurs ne donnerent point assez d’haleine à personne pour s’élever au haut du parnasse.

Tous ces encouragemens ne firent pas beaucoup de fruits dans un païs où un regard affable du souverain suffit pour envoïer vingt personnes de condition affronter gaiement sur une breche la mort la moins évitable.

Il est de l’essence d’une cour d’entrer avec ardeur dans tous les goûts de ses maîtres ; et celle de France épousa toujours le goût des siens avec encore plus d’affection que les autres cours. Ainsi je laisse à penser si ce fut par la faute des causes morales qu’il ne se forma point un Moliere ni un Corneille à la cour des Valois ? Terence, Plaute, Horace, Virgile et les autres bons auteurs de l’antiquité, qui ont tant contribué à former les poëtes du dix septiéme siecle, n’étoient-ils pas entre les mains des beaux esprits de la cour de François I et de Henri III. Est-ce parce que Ronsard et ses contemporains ne sçavoient pas les langues anciennes qu’ils ont fait des ouvrages dont le goût ressemble si peu au goût des bons ouvrages grecs et romains ? Au contraire, le plus grand de leurs défauts est de les avoir imitez trop servilement ; c’est d’avoir voulu parler grec et latin avec des mots françois.

Le feu roi a fait des établissemens aussi judicieux et aussi magnifiques que les romains les auroient pû faire en faveur des arts qui relevent du dessein.

Afin de donner aux jeunes gens nez avec le génie de la peinture, toutes les facilitez imaginables pour perfectionner leurs talens, il a fondé pour eux une academie dans Rome. Il leur a établi un domicile dans la patrie des beaux arts. Les éleves qui jettent quelque lueur de génie, y sont entretenus assez long-temps pour avoir le loisir d’apprendre ce qu’ils sont capables de sçavoir. Les recompenses et la consideration attendent les ouvriers habiles : nous les avons vû même prévenir quelquefois le mérite. Cependant cinquante années de soin et de dépenses ont à peine produit trois ou quatre peintres, dont les ouvrages soient bien marquez au coin de l’immortalité.

On observera même que les trois peintres françois qui firent un si grand honneur à notre nation sous le regne de Louis XIV ne devoient rien à ces établissemens. Ils étoient formez avant que ces établissemens fussent faits. En mil six cens soixante et un, ce fut l’année où le roi Louis XIV prit lui-même les rênes du gouvernement, et où il commença son siecle ; Le Poussin avoit soixante ans, et Le Sueur étoit mort. Le Brun avoit déja quarante ans, et si la magnificence du prince l’a excité à travailler, ce n’est point elle qui l’a rendu capable d’exceller. Enfin la nature que Louis le grand força tant de fois à plier sous ses volontez, a refusé constamment de lui obéïr sur ce point-là. Elle n’a pas voulu produire dans son siecle la quantité d’habiles peintres qu’elle produisit d’elle-même dans le siecle de Leon X. Les causes physiques dénioient leur concours aux causes morales. Ainsi ce prince n’a pû voir en France une école comme celles qui se sont formées subitement en d’autres temps à Rome, à Venise et à Boulogne.

Les dépenses somptueuses de Louis XIV ne réussirent donc qu’à former une grande quantité de sculpteurs excellens.

Comme on est bon sculpteur quand on sçait faire de belles statuës, et comme il n’est pas necessaire pour mériter ce titre, d’avoir mis au jour de ces grands ouvrages dont nous avons parlé dans la premiere partie de nos refléxions, l’on peut dire que la sculpture ne demande point autant de génie que la peinture. Le souverain qui ne sçauroit trouver une certaine quantité de jeunes gens qui puissent, à l’aide des moïens qu’il leur donne, devenir un jour des Raphaëls et des Carraches, en trouve un grand nombre qui peuvent avec son secours devenir de bons sculpteurs.

L’école qui n’a pas été formée en des temps où les causes physiques voulussent bien concourir avec les causes morales, enfante ainsi des hommes excellens dans la sculpture et dans la gravure, au lieu de produire des peintres excellens. C’est précisement ce que nous avons vû arriver en France. Depuis le renouvellement des arts, on n’a jamais vû en quelque lieu que ce soit, le grand nombre de sculpteurs excellens, et de bons graveurs en tout genre et en toute espece, qu’on a vû en France sous le regne du feu roi.

Les italiens, de qui nous avons appris l’art de la sculpture, sont réduits depuis long-temps à se servir de nos ouvriers.

Puget, sculpteur de Marseille, fut choisi préferablement à plusieurs sculpteurs italiens pour tailler deux des quatres statuës dont on vouloit orner les niches des pilastres qui portent le dôme de la magnifique église de sainte Marie De Carignan à Genes. Le saint Sebastien et le saint Alexandre Sauli, sont de lui. Je ne veux point faire tort à la réputation de Domenico Guidi qui fit le saint Jean, ni à l’ouvrier qui fit le saint Barthelemi ; mais les genois regrettent aujourd’hui que Puget n’ait pas fait les quatre statuës. Quand les jesuites de Rome firent élever, il y a trente cinq ans, l’autel de saint Ignace dans l’église du Jesus, ils mirent au concours deux grouppes de cinq figures de marbre blanc qui devoient être placez à côté de ce superbe monument. Les plus habiles sculpteurs qui fussent en Italie présenterent chacun son modele, et ces modeles aïant été exposez, il fut décidé sur la voix publique que celui de Theodon, alors sculpteur de la fabrique de saint Pierre, et celui de Le Gros, tous deux françois, étoient les meilleurs. Ils firent les deux grouppes qui sont citez aujourd’hui parmi les chef-d’oeuvres de la Rome moderne. La balustrade de bronze qui renferme cet autel, laquelle est composée d’anges qui se joüent dans des seps de vigne mêlez d’épis de bleds, est encore l’ouvrage d’un sculpteur françois.

Les cinq meilleurs graveurs en taille douce que nous aïons vûs, étoient françois par leur naissance ou par leur éducation. Il en est de même des graveurs sur métaux. L’orfévrerie en grand et en petit, enfin tous les arts qui relevent du dessein sont plus parfaits en France que par tout ailleurs. Mais comme la peinture ne dépend pas autant des causes morales que les arts dont je viens de parler, elle n’y a point fait de progrès proportionnez aux secours qu’elle a reçû depuis soixante et dix ans.

seconde refléxion.que les arts parviennent à leur élevation par un progrès subit, et que les effets des causes morales ne les sçauroient soûtenir sur le point de perfection où ils semblent s’être élevez par leurs propres forces. voilà ma premiere raison pour montrer que les hommes ne naissent pas avec autant de génie dans un païs que dans un autre, et que dans le même païs ils ne naissent pas avec autant de génie dans un temps que dans un autre temps. La seconde ne me paroît pas moins forte que la premiere. C’est qu’il arrive des jours où les hommes portent en peu d’années jusqu’à un point de perfection surprenant les arts et les professions qu’ils cultivoient presque sans aucun fruit depuis plusieurs siecles. Ce prodige survient sans que les causes morales fassent rien de nouveau à quoi l’on puisse attribuer un progrès si miraculeux.

Au contraire, les arts et les sciences retombent quand les causes morales font des efforts redoublez pour les soûtenir sur le point d’élevation, où il semble qu’une influence secrete les eût portez.

Le lecteur voit déja quels faits je vais emploïer pour montrer que le progrès des beaux arts vers la perfection, devient subit tout-à-coup, et que ces arts franchissant en peu de temps un long espace, sautent de leur levant à leur midi. Dès le treiziéme siecle, la peinture renaquit en Italie sous le pinceau de Cimabué. Il arriva bien que plusieurs peintres se rendirent illustres dans les deux siecles suivans, mais aucun ne se rendit excellent. Les ouvrages de ces peintres, si vantez de leur temps, ont eu en Italie le sort que les poësies de Ronsard ont eu en France : on ne les recherche plus.

En mil quatre cent quatre-vingt, la peinture étoit encore un art grossier en Italie, où depuis deux cens ans on ne cessoit de la cultiver. On dessinoit alors scrupuleusement la nature, mais sans l’annoblir. On finissoit les têtes avec tant de soin, qu’on pouvoit compter les poils de la barbe et des cheveux. Les draperies étoient des couleurs très-brillantes et rehaussées d’or. Enfin la main des ouvriers avoit bien acquis quelque capacité, mais les ouvriers n’avoient pas encore le moindre feu, la moindre éteincelle de génie. Les beautez qu’on tire du nud dans les corps representez en action, n’avoient point été imaginées de personne. On n’avoit point fait encore aucune découverte dans le clair-obscur ni dans la perspective aerienne, non plus que dans l’élegance des contours et dans le beau jet des draperies.

Les peintres sçavoient arranger les figures d’un tableau, mais c’étoit sans sçavoir les disposer suivant les regles de la composition pittoresque aujourd’hui si connuës. Avant Raphaël et ses contemporains, le martyre d’un saint n’émouvoit aucun des spectateurs. Les assistans que le peintre introduisoit à cette action tragique, n’étoient là que pour remplir l’espace de la toile que le saint et les bourreaux laissoient vuide. à la fin du quinziéme siecle, la peinture qui s’acheminoit vers la perfection à pas si tardifs, que sa progression étoit comme imperceptible, y marcha tout-à-coup à pas de géant. La peinture encore gothique a commencé les ornemens de plusieurs édifices, dont les derniers embelissemens sont les chef-d’oeuvres de Raphaël et de ses contemporains.

Le cardinal Jean De Medicis, qui ne vieillit point sous le chapeau, puisqu’il fut fait pape à trente-sept ans, renouvella la décoration de l’église de saint Pierre In Montorio, et il commença d’y faire travailler peu de temps après qu’il eut reçû la pourpre. Les chapelles qui sont à main gauche en entrant et qui furent faites les premieres, sont ornées d’ouvrages de peinture et de sculpture d’un goût médiocre et qui tient encore du gothique. Mais les chapelles qui sont vis-à-vis furent ornées par des ouvriers qu’on compte parmi les artisans de la premiere classe. La premiere en entrant dans l’église est peinte par Fra Sebastien Del Piombo . Une autre est enrichie de statuës faites par Daniel De Voltere. Enfin, on voit au-dessus du maître autel la transfiguration de Raphaël, tableau presque aussi connu des nations que l’éneïde de Virgile.

La destinée de la sculpture fut la même que celle de la peinture. Il sembloit que les yeux des artisans, jusques-là fermez, se fussent ouverts par quelque miracle. Un poëte diroit que chaque nouvel ouvrage de Raphaël faisoit un peintre. Cependant les causes morales ne faisoient rien alors en faveur des artisans, que ce qu’elles avoient fait sans fruit depuis deux siecles. Les statuës et les bas-reliefs antiques, dont Raphaël et ses contemporains sçavoient si bien profiter, avoient été devant les yeux de leurs dévanciers, qui n’en avoient sçû faire usage. Si l’on déterroit quelques ouvrages antiques que ces dévanciers n’eussent pas vûs, combien en avoient-ils vûs qui périrent avant que Raphaël pût les voir ? Pourquoi ces dévanciers ne faisoient-ils pas foüiller dans les ruines de l’ancienne Rome, comme le firent Raphaël et ses contemporains ?

C’est qu’ils n’avoient point de génie ? C’est qu’ils ne reconnoissoient pas leur propre goût dans le Marc-Aurele et dans tous les ouvrages de sculpture et d’architecture qui étoient hors de terre long-temps avant Raphaël.

Le prodige qui arrivoit à Rome arrivoit en même temps à Venise, à Florence et dans d’autres villes d’Italie. Il y sortoit de dessous terre, pour ainsi dire, des hommes illustres à jamais dans leurs professions, et qui tous valoient mieux que les maîtres qui les avoient enseignez : des hommes sans précurseur, et qui étoient les éleves de leur propre génie.

Venise se vit riche tout-à-coup en peintres excellens, sans que la republique eût fondé depuis peu de nouvelles academies, ni proposé aux peintres de nouveaux prix. Les influences heureuses qui se répandoient alors sur la peinture, furent chercher Le Correge dans son village pour en faire un grand peintre d’un caractere particulier. Il osa le premier mettre des figures véritablement en l’air, et qui plafonnent, comme disent les peintres. Raphaël en peignant les nopces de Psyché sur la voûte du sallon du petit farnese, a traité son sujet comme s’il étoit peint sur une tapisserie attachée à ce plafond. Le Correge met des figures en l’air dans l’assomption de la vierge qu’il peignit dans la coupole de la cathédrale de Parme, et dans l’ascension de Jesus-Christ qu’il peignit dans la coupole de l’abbaïe de saint Jean de la même ville. C’est une chose qui seule pourroit faire reconnoître l’action des causes physiques dans le renouvellement des arts. Toutes les écoles qui se formoient alors, alloient au beau par des routes differentes. Leur maniere ne se ressembloit pas, quoiqu’elles fussent si bonnes qu’on seroit fâché que chaque école n’eût pas suivi la sienne.

Le Nord reçut aussi quelques raïons de cette influence. Albert Durer, Holbeins et Lucas de Leyde peignirent infiniment mieux qu’on ne l’avoit fait encore dans leur païs. On conserve dans le cabinet de la bibliotheque de Basle, plusieurs tableaux d’Holbeins, et deux de ces tableaux mettent bien en évidence le progrès surprenant que la peinture faisoit par tout où il y avoit des sujets capables d’être peintres. Le premier de ces tableaux, qu’une inscription mise au bas apprend avoir été fait en 1516 représente un maître d’école qui montre à lire à des enfans. Il a tous les défauts que nous avons reprochez aux ouvrages de peinture faits avant Raphaël.

Le second tableau, que son inscription apprend avoir été fait en mil cinq cens vingt et un, et qui représente une descente de croix est dans le bon goût.

Holbeins avoit vû de nouveaux tableaux et il en avoit profité, ainsi que Raphaël profita en voïant l’ouvrage de Michel-Ange.

Le rétable d’autel, qui représente en huit tableaux séparez les principaux évenemens de la passion, et qu’on conserve à l’hôtel-de-ville de Basle, doit avoir été peint par Holbeins avant l’abolition du culte de la religion catholique à Basle, où la prétenduë reforme fut introduite, et les tableaux ôtez des églises en mil cinq cens vingt-sept.

Ces huit tableaux peuvent être comparez aux meilleurs ouvrages des éleves de Raphaël pour la poësie, et leur être préferez pour le coloris. Il y a même plus d’intelligence du clair-obscur, que les autres peintres n’en avoient en ces temps-là. On y remarque des incidens de lumiere merveilleux, principalement dans le tableau qui représente Jc arrêté prisonnier dans le jardin des oliviers.

Nos peres virent arriver en France, en faveur de la poësie sous le regne de Louis XIII le même évenement qui étoit arrivé en Italie en faveur de la peinture sous le regne de Jules II. On vit réluire subitement un jour lumineux, qui n’avoit été précedé que par un foible crépuscule. Notre poësie s’éleva tout-à-coup, et les nations étrangeres, qui jusques alors la dédaignoient, en dévinrent éprises. Autant que je puis m’en souvenir, Pierre Corneille est le premier des poëtes françois prophanes, dont un ouvrage de quelque étenduë ait été traduit dans la langue de nos voisins.

On trouve des stances admirables dans les oeuvres de plusieurs poëtes françois qui ont écrit avant le temps que je marque, comme l’époque où commence la splendeur de la poësie françoise. Malherbe est inimitable dans le nombre et dans la cadence de ses vers ; mais comme Malherbe avoit plus d’oreille que de génie, la plûpart des strophes de ses ouvrages, ne sont recommandables que par la mécanique et par l’arrangement harmonieux des mots pour lequel il avoit un talent merveilleux.

On n’éxigeoit pas même alors que les poësies ne fussent composées, pour ainsi dire, que de beautez contiguës.

Quelques endroits brillans suffisoient pour faire admirer toute une piece.

On excusoit la foiblesse des autres vers, qu’on regardoit seulement comme étant faits pour servir de liaison aux premiers, et l’on les appelloit, ainsi que nous l’apprenons des mémoires de l’abbé de Marolles, des vers de passage.

Il est des strophes dans les oeuvres de Desportes et de Bertaut, comparables à tout ce qui peut avoir été fait de meilleur depuis Corneille, mais ceux qui entreprennent la lecture entiere des ouvrages de ces deux poëtes sur la foi de quelques fragmens qu’ils ont entendu réciter, l’abandonnent bien-tôt.

Les livres dont je parle sont semblables à ces chaînes de montagnes, où il faut traverser bien des païs sauvages, pour trouver une gorge cultivée et riante.

Nous avions en France une scéne tragique depuis deux cens ans quand Corneille fit le cid. Quel progrès avoit fait parmi nous la poësie dramatique ?

Aucun. Corneille trouva notre théatre presque encore aussi barbare qu’il pouvoit l’avoir été sous Louis XII. La poësie dramatique fit plus de progrès depuis mil six cens trente-cinq jusques en mil six cens soixante-cinq, elle se perfectionna plus en ces trente années-là qu’elle ne l’avoit fait dans les trois siecles précedens. Rotrou parut en même-temps que Corneille, Racine, Moliere et Quinault, vinrent bien-tôt après.

Voïoit-on dans Garnier et dans Mairet une poësie dramatique qui se perfectionnât assez pour faire esperer qu’il parût bien-tôt des poëtes du mérite de Corneille et de Moliere ? Quels sont, pour parler ainsi, les ancêtres poëtiques de La Fontaine ? Pour dire quelque chose de nos peintres, Freminet et Vouet, qui travailloient sous Louis XIII étoient-ils des précurseurs dignes du Poussin, de Le Sueur et de Le Brun ?

Les grands hommes, qui composent ce qu’on appelle le siecle d’Auguste, ne se formerent point durant les jours heureux du regne de cet empereur. Ils avoient acquis le mérite, ils étoient formez avant que ces jours heureux commençassent. Personne n’ignore que les premieres années du siecle d’Auguste furent un siecle de fer et de sang. Ces jours benis de tout l’univers, ne commencerent leur cours qu’après la bataille d’Actium, où le démon tutelaire de Rome terrassa d’un seul coup Antoine, la Discorde et Cleopatre. Virgile avoit quarante ans lorsque cet évenement arriva.

Voici la peinture qu’il fait lui-même des temps durant lesquels il s’étoit formé, et qu’il dit avec tant d’élegance, avoir été le regne de Mars et de la fureur.

Les hommes qui s’étoient fait un nom distingué étoient même plus exposez que les autres dans les proscriptions et durant toutes les horreurs des premieres années du regne d’Auguste. Ciceron qui fut égorgé dans les temps malheureux dont parle Virgile mourut la victime de ses talens.

Horace avoit trente-cinq ans lorsque la bataille d’Actium se donna. La magnificence d’Auguste encouragea bien les grands poëtes à travailler, mais ils étoient devenus déja de grands hommes avant cet encouragement.

Ce qui pourroit achever de convaincre que les causes morales ne font que concourir avec une autre cause seconde, encore plus efficace qu’elles, au progrès surprenant que les arts et les lettres font en certains siecles, c’est que les arts et les lettres retombent quand les causes morales font les derniers efforts pour les soûtenir sur le point d’élevation où ils avoient atteint d’eux-mêmes. Ces grands hommes, qui pour ainsi dire, se sont formez de leurs propres mains, ne sçauroient former par leurs leçons ni par leurs exemples des éleves qui soient leurs égaux. Ces successeurs, qui reçoivent des enseignemens donnez par des maîtres excellens : ces successeurs, qui par cette raison et par bien d’autres, devroient surpasser leurs maîtres, s’ils avoient autant de genie que ces maîtres, occupent leur place sans la remplir. Les premiers successeurs des grands maîtres, sont encore remplacez par des sujets moindres qu’eux. Enfin, le génie des arts et des sciences disparoît jusqu’à ce que la révolution des siecles le vienne encore tirer une autre fois des tombeaux, où il semble qu’il s’ensevelisse pour plusieurs siecles, après s’être montré durant quelques années.

Dans le même païs où la nature avoit produit liberalement et sans secours extraordinaire, les peintres fameux du siecle de Leon X les recompenses, les soins de l’academie de saint Luc, établie par Gregoire XIII et par Sixte-Quint, l’attention des souverains, enfin tous les efforts des causes morales n’ont pû donner une posterité à ces grands artisans nez sans ancêtres. L’école de Venise et celle de Florence dégenererent et s’anéantirent en soixante ans. Il est vrai que la peinture se maintint à Rome en splendeur durant un plus grand nombre d’années. Au milieu du siecle dernier on y voïoit même encore de grands maîtres. Mais ces peintres étoient des étrangers, tels que Poussin, les éleves des Carraches qui vinrent faire valoir à Rome les talens de l’école de Boulogne et quelques autres. Comme cette école avoit fleuri plus tard que celle de Rome, elle a survécu à la premiere.

Qu’on me permette l’expression, il ne vint point de taillis à côté de ces grands chênes. Le Poussin en trente années de travail assidu dans un attellier placé au milieu de Rome, ne forma point d’éleve qui se soit acquis un grand nom dans la peinture, quoique ce grand homme fût aussi capable d’enseigner son art, qu’aucun maître qui jamais l’ait professé. Dans la même ville, mais en d’autres temps, Raphaël mort aussi jeune que l’étoient ses éleves, avoit formé dans le cours de dix ou douze années une école de cinq ou six peintres, dont les ouvrages font encore une partie de la gloire du maître. Enfin, toutes les écoles d’Italie, celles de Venise, de Rome, de Parme et de Boulogne, où les grands sujets se multiplioient si facilement dans les bons temps, en sont aujourd’hui dénuées.

Cette décadence est arrivée précisément en des temps où l’Italie joüissoit des jours les plus heureux dont elle ait joüi depuis la destruction de l’empire romain par les barbares. Toutes les conjonctures qui décideroient de la destinée des beaux arts, s’il étoit vrai que cette destinée dépendît uniquement des causes morales, concouroient à les faire fleurir quand ils y sont tombez en décadence.

Ce fut depuis l’expedition de notre roi Charles VIII à Naples, jusqu’à la paix faite à Cambrai en mil cinq cens vingt-neuf, entre Charles-Quint et François I laquelle fut bien-tôt suivie de la derniere révolution de l’état de Florence, que les guerres désolerent l’Italie. Durant trente-quatre ans, l’Italie, pour me servir de l’expression familiere à ses historiens, fut foulée aux pieds par les nations barbares.

Le roïaume de Naples fut conquis quatre ou cinq fois par differens princes, et l’état de Milan changea de maître encore plus souvent. On vit plusieurs fois des clochers de Venise les armées ennemies, et Florence fut presque toujours en guerre, ou contre les Medicis qui la vouloient assujettir, ou contre les pisans qu’elle vouloit remettre sous le joug. Rome vit plus d’une fois des troupes ennemies ou suspectes dans ses murailles, et cette capitale des beaux arts, fut saccagée par les armes de l’empereur Charles-Quint, avec autant de barbarie que le seroit une ville prise d’assaut par les turcs. Ce fut précisément durant ces trente-quatre années que les lettres et les arts firent en Italie ces progrez qui semblent encore prodigieux aujourd’hui.

Depuis la derniere révolution de l’état de Florence jusqu’à la fin du seiziéme siecle, le repos de l’Italie ne fut interrompu que par des guerres de frontiere ou de courte durée. Aucune de ses grandes villes ne fut saccagée, et il n’arriva plus de révolutions violentes dans les cinq états principaux qui la partagent presque entr’eux. Les allemands ni les françois n’y firent plus d’invasion, si l’on en excepte l’expedition du duc de Guise à Naples sous Paul IV laquelle fut plûtôt une course qu’une guerre. Le dix-septiéme siecle a été pour l’Italie un temps de repos et d’abondance jusqu’à sa derniere année.

Ce fut durant tous les temps dont j’ai parlé, que les venitiens amasserent des sommes immenses en argent monnoïé, et qu’ils firent faire leur fameuse chaîne d’or à laquelle on ajoûtoit tous les ans de nouveaux anneaux. Ce fut alors que Sixte-Quint mit dans le tresor apostolique cinq millions d’écus d’or, que la banque de Genes se remplit, que les grands ducs mirent ensemble de si grosses sommes, que les ducs de Ferrare remplirent leurs coffres, en un mot, que tous ceux qui gouvernoient en Italie, à l’exception des vicerois de Naples et des gouverneurs de Milan, trouvoient après les dépenses courantes et les dépenses faites par précaution, un superflu dans le revenu de chaque année qu’on pouvoit épargner ; voilà le simptôme le plus certain d’un état florissant.

Néanmoins ce fut durant ces années de prosperité que les écoles de Rome, de Florence, de Venise, et successivement que celle de Boulogne s’appauvrirent et devinrent dénuées de bons sujets.

Comme leur midi s’étoit trouvé fort près de leur levant, leur couchant ne se trouva pas bien éloigné de leur midi. Je ne veux point prévoir la décadence de notre siecle, quoiqu’un homme qui a beaucoup d’esprit ait écrit, il y a déja plus de quarante ans, en parlant des beaux ouvrages que ce siecle a produit. il en faut convenir de bonne foi, il y a environ dix ans que ce bon temps est passé. M. Despreaux avant que de mourir, vit prendre l’essort à un poëte lyrique né avec les talens de ces anciens poëtes, à qui Virgile donne une place honorable dans les champs élisées, pour avoir enseigné les premiers la morale aux hommes encore féroces.

Les ouvrages de ces anciens poëtes qui furent un des premiers liens de la societé, et qui donnerent lieu à la fable d’Amphion, ne contenoient pas des maximes plus sages que les odes de l’auteur dont je parle, à qui la nature ne sembloit avoir donné du génie que pour parer la morale et pour rendre aimable la vertu.

D’autres qui vivent encore mériteroient que je fisse une mention honorable de leurs ouvrages, mais comme dit Velleius Paterculus, en un cas à peu près pareil, vivorum censura difficilis. Il est trop délicat d’entreprendre le recensement des poëtes vivans.

Si nous remontons au siecle d’Auguste, nous verrons que les lettres, les arts, et principalement la poësie, tomberent en décadence, quand tout conspiroit à les soûtenir. Ils dégenererent durant les plus belles années de l’empire romain. Bien des gens pensent que les lettres et les arts perirent ensevelis sous les ruines de cette monarchie renversée et devastée par les peuples septentrionaux.

On suppose donc que les inondations des barbares, suivies du bouleversement entier de la societé par tout où ils s’établirent, ôterent aux peuples conquis les commoditez necessaires pour cultiver les lettres et les arts, et même l’envie de le faire. Les arts, dit-on, ne peuvent subsister en un païs dont les villes sont changées en campagnes, et les campagnes en deserts.

Cette opinion, pour être communément reçûë, n’en est pas moins fausse.

Les opinions fausses en histoires, s’établissent aussi facilement que les opinions fausses en philosophie. Les lettres et les arts étoient déja tombez en décadence, ils avoient déja dégeneré, quoiqu’on ne laissât pas de les cultiver avec soin, quand ces nations, le fleau du genre humain, quitterent les neiges de leur patrie. On peut regarder le buste de Caracalla comme le dernier soupir de la sculpture romaine. Les deux arcs de triomphe qui furent élevez à Severe son pere, les chapiteaux des colomnes qui étoient au septizonne qu’on a transportées en differentes églises lorsqu’il fut abbatu, et les statuës connuës pour être faites dans ce temps-là et qui nous sont demeurées, montrent que la sculpture et l’architecture étoient déja déchuës sous le regne de ce prince et de ses enfans. Tout le monde sçait que les bas-reliefs du plus grand de ces deux arcs de triomphe sont de mauvaise main. On peut croire cependant que les sculpteurs les plus habiles y furent employez, quand ce n’auroit été que par égard pour le lieu où l’on l’élevoit. C’étoit dans le quartier le plus considerable de la ville au bout du forum romanum, et comme on a sujet de le croire, au bas de celui des escaliers destinez à monter au Capitole, qui s’appelloit les cent degrez. Or, Severe regnoit plus de deux cens ans avant la premiere prise de Rome par Alaric. Depuis cet empereur les arts allerent toujours en dégenerant.

Les monumens qui nous restent des successeurs de Severe, font encore moins d’honneur à la sculpture, que ne lui en font les bas-reliefs du plus grand des deux arcs de triomphe élevé à l’honneur de ce prince.

Les médailles romaines, frappées après le regne de Caracalla, et après celui de Macrin son successeur, qui ne lui survéquit que deux ans, sont très-inférieures à celles qui furent frappées sous les trente premiers empereurs.

Après Gordien Pie, elles dégenererent encore plus sensiblement, et sous Gallien qui regnoit cinquante ans après Caracalla, elles n’étoient plus qu’une vilaine monnoïe. Il n’y a plus ni goût ni dessein dans leur gravure, ni entente dans leur fabrication. Comme ces médailles étoient une monnoïe destinée autant pour instruire la postérité des vertus et des belles actions du prince sous le regne de qui l’on les frappoit, qu’à servir dans le commerce ; on peut bien croire que les romains, aussi jaloux de leur mémoire, qu’aucun autre peuple, emploïoient à les faire les ouvriers les plus habiles qu’ils pussent trouver. Il est donc raisonnable de juger par la beauté des médailles, de l’état où étoit la gravure sous chaque empereur, et la gravure est un art qui suit la sculpture pas à pas.

Les observations qu’on fait par le moïen des médailles sont confirmées par ce qu’on remarque dans les ouvrages de sculpture dont on connoît le tems et qui subsistent encore. Par exemple, les médailles du grand Constantin qui regnoit cinquante ans après Gallien sont très-mal gravées : elles sont d’un mauvais goût, et nous voïons aussi par l’arc de triomphe élevé à l’honneur de ce prince, qui subsiste encore à Rome aujourd’hui, que sous son regne et cent ans avant que les barbares prissent Rome, la sculpture y étoit redevenuë un art aussi grossier qu’elle pouvoit l’être au commencement de la premiere guerre punique.

Quand le sénat et le peuple romain voulurent ériger à l’honneur de Constantin cet arc de triomphe, il ne se trouva point apparemment dans la capitale de l’empire un sculpteur capable d’entreprendre l’ouvrage. Malgré le respect qu’on avoit à Rome pour la mémoire de Trajan, on dépoüilla l’arc élevé autrefois à son honneur de ses ornemens, et sans égard à la convenance on les emploïa dans la fabrique de l’arc qu’on élevoit à Constantin. Les arcs triomphaux des romains n’étoient pas comme les nôtres des monumens imaginez à plaisir, ni leurs ornemens des embelissemens arbitraires qui n’eussent pour regles que les idées de l’architecte.

Comme nous ne faisons pas de triomphe réel, et qu’après nos victoires on ne conduit pas en pompe le triomphateur sur un char précedé de ses captifs, les sculpteurs modernes peuvent se servir, pour embellir leurs arcs allégoriques, des trophées et des armes qu’ils inventent à leur gré. Les ornemens d’un de nos arcs triomphaux peuvent ainsi convenir la plûpart à un autre arc. Mais comme les arcs triomphaux des romains ne se dressoient que pour éterniser la mémoire d’un triomphe réel, les ornemens tirez des dépoüilles qui avoient paru dans un triomphe, et qui étoient propres pour orner l’arc qu’on dressoit afin d’en perpetuer la mémoire, n’étoient point propres pour embellir l’arc qu’on élevoit en mémoire d’un autre triomphe, principalement si la victoire avoit été remportée sur un autre peuple que celui sur qui avoit été remportée la victoire, laquelle avoit donné lieu au premier triomphe comme au premier arc. Chaque nation avoit alors ses armes et ses vêtemens particuliers très-connus dans Rome. Tout le monde y sçavoit distinguer le dace, le parthe et le germain, ainsi qu’il y sçavoit distinguer les françois des espagnols il y a cent ans, et quand ces deux nations y portoient encore chacune des habits faits à la mode de son païs. Les arcs triomphaux des anciens étoient donc des monumens historiques, et qui exigeoient une verité historique, à laquelle il étoit contre la bienséance de manquer.

Néanmoins on embellit l’arc de Constantin des captifs parthes, et des trophées composez de leurs armes et de leurs dépoüilles enlevez de l’arc de Trajan. C’étoit à eux que Trajan les avoit prises, mais Constantin n’avoit encore rien eu à démêler avec cette nation.

Enfin, on orna l’arc avec des bas-reliefs, où tout le monde reconnoissoit et où tout le monde reconnoît encore la tête de Trajan. Il ne faut pas dire que ce fut pour avoir plûtôt fait qu’on sacrifia le monument de Trajan pour élever l’arc de Constantin. Comme on ne pouvoit pas le composer entierement de morceaux rapportez, il fallut qu’un sculpteur de ce temps-là fit quelques bas-reliefs qui servissent à remplir les vuides. Tels sont les bas-reliefs, qui se voïent sous l’arcade principale : les divinitez qui sont en dehors de l’arc, posées sur les moulures du ceintre des deux petites arcades, ainsi que les bas-reliefs écrasez, placez sur les clefs de voûte de ces arcades. Toute cette sculpture qu’on distingue d’avec l’autre en approchant de l’arc, est fort au-dessous du bon gotique, quoique suivant les apparences, le sculpteur le plus habile de la capitale de l’empire y ait mis la main. Enfin, quand Constantin voulut embellir sa nouvelle capitale, Constantinople, il ne sçut faire mieux que d’y transporter quelques-uns des plus beaux monumens de Rome. Cependant comme la sculpture dépend plus des causes morales que la peinture et la poësie, elle doit décheoir plus lentement que ces deux arts et même que l’éloquence. Aussi voïons-nous par ce que Petrone nous dit de la peinture, que cet art baissoit déja dès le temps de l’empereur Neron.

Quant à la poësie, Lucain fut le successeur de Virgile, et il y a déja bien des dégrez en descendant de l’énéïde à la pharsale. Après Lucain parut Stace, dont les poësies sont reputées très-inferieures à celles de Lucain. Stace, qui vivoit sous Domitien, ne laissa point de successeurs. Horace n’en avoit pas eu dans le genre lyrique. Juvenal soutint la satire jusques sous l’empire d’Adrien, mais ses poësies peuvent être regardées comme le dernier soupir des muses romaines. Ausonne et Claudien, qui voulurent ranimer la poësie latine ne rendirent au jour qu’un phantôme qui lui ressembloit. Leurs vers n’ont ni le nombre ni la force de ceux qui furent faits sous le regne d’Auguste. Tacite qui écrivoit sous Trajan, est le dernier historien latin. C’est être le dernier que de n’avoir pas eu d’autre successeur que l’abbréviateur de Trogue Pompée.

Quoique les sçavans paroissent incertains du temps où Quinte-Curce écrivoit son histoire d’Alexandre et que quelques-uns l’aïent crû un écrivain posterieur à Tacite ; il me paroît décisif par un passage de son livre, que cet auteur la composa sous l’empire de Claudius et par consequent qu’il écrivoit environ quatre-vingt ans avant que Tacite écrivit. Quinte-Curce dit à l’occasion des malheurs dont la mort d’Alexandre fut suivie, parce que les macedoniens prirent plusieurs chefs à la place d’un seul : que Rome avoit pensé perir depuis peu par le projet de rétablir la republique. Or, on reconnoît dans le récit magnifique qu’il fait de cet évenement, toutes les principales circonstances du tumulte qui arriva dans Rome quand le sénat voulut après la mort de Caligula rétablir le gouvernement republiquain, et quand ses partisans se cantonnerent contre les cohortes prétoriennes qui vouloient avoir un empereur. Quinte-Curce caracterise si bien toutes les circonstances de l’avenement de Claudius à l’empire qui calma le tumulte, il parle si nettement de la famille de ce prince, qu’on ne sçauroit hésiter sur l’application de ce passage, d’autant plus que l’exposé qu’on y trouve ne peut être appliqué à l’avenement à l’empire d’aucun des trente successeurs immédiats de Claudius. On ne sçauroit entendre ce passage de Quinte-Curce, que de l’avenement de Claudius à l’empire, ou de celui de Gordien Pie.

Soixante années après Auguste, Quintilien écrivoit déja sur les causes de la décadence de l’éloquence latine. Longin qui écrivoit sous Gallien, a fait un chapitre sur les causes de la décadence des esprits à la fin de son traité du sublime.

Il ne restoit plus que l’art oratoire. Les orateurs avoient disparu. La décadence des lettres et des arts étoit déja un objet sensible. Il frappoit assez les personnes capables de faire des refléxions pour les obliger d’en rechercher les causes.

C’étoit long-temps avant que les barbares dévastassent l’Italie qu’elles faisoient cette observation.

On remarquera encore que les lettres et les arts commencerent à décheoir sous des empereurs magnifiques et qui les cultivoient eux-mêmes. La plûpart de ces princes se piquoient d’être orateurs, et plusieurs d’entr’eux vouloient être poëtes. Neron, Adrien, Marc-Aurele et Alexandre Severe sçavoient peindre. Croit-on que les arts fussent sans consideration sous leur regne ?

Enfin dans les quatre siecles qui se sont écoulez depuis Jules Cesar jusqu’à l’inondation des barbares, il y eut de suite plusieurs regnes tranquilles qu’on peut regarder comme le siecle d’or réel et historique. Nerva, Trajan, Adrien, Antonin et Marc-Aurele qui se succederent immédiatement, et dont l’avenement à l’empire fut aussi paisible que celui d’un fils qui succede à son pere, étoient à la fois de grands princes et de bons princes. Leurs regnes contigus composent presque un siecle de cent ans.

Il est vrai que plusieurs empereurs furent des tyrans, et que les guerres civiles, par le moïen desquelles un grand nombre de ces princes parvint à l’empire ou le perdit, furent très-fréquentes.

Mais la mauvaise humeur de Caligula, de Neron, de Domitien, de Commode, de Caracalla et de Maximin, ne tomboit gueres sur les gens de lettres, et tomboit encore moins sur les artisans.

Lucain le seul homme de lettres distingué qui ait été mis à mort dans ces temps-là, fut condamné comme conspirateur et non pas comme poëte. La mort de Lucain dégoûta-t-elle ceux qui avoient du génie de faire des vers ? Stace, Juvenal, Martial et plusieurs autres qui ont pû le voir mourir, n’ont pas laissé de composer. La mauvaise humeur des empereurs, n’en vouloit qu’aux grands de l’état. L’envie que les plus cruels avoient d’être bien avec le peuple, et qui les obligeoit à rechercher sa faveur en lui donnant toutes sortes de fêtes et de spectacles, les engageoit à procurer l’avancement des lettres et des arts.

Quant à ces guerres civiles dont on parle tant, la plûpart se firent hors de l’Italie, et elles furent terminées en deux campagnes. Elles n’ont pas troublé quarante années des trois cens années qu’on compte depuis Auguste jusqu’à Gallien. La guerre civile d’Othon contre Vitellius, et celle de Vitellius contre Vespasien, qui ne durerent pas mises ensemble, l’espace de neuf mois, ne purent certainement pas préjudicier aux lettres et aux beaux arts autant que les guerres civiles du grand Pompée et de ses enfans contre Cesar, autant que la guerre civile de Modene, et que les autres guerres civiles que fit Auguste contre les meurtriers de Cesar, et contre Marc-Antoine. Cependant les guerres civiles où Cesar et Auguste eurent part, n’arrêterent pas le progrès des lettres et des arts. La mort de Domitien fut l’ouvrage d’un complot de valets, et le lendemain de sa mort Nerva regnoit déja paisiblement. Les choses se passerent à peu près de même à la mort de Commode, et à celle de Pertinax, les premiers des empereurs qui furent tuez et déposez après Domitien. Severe déposseda Didius Julianus sans combat, et la guerre qu’il fit dans l’orient contre Pescennius Niger, et celle qu’il fit ensuite dans les Gaules contre Clodius Albinus, n’empêchoient pas les artisans et les sçavans de Rome de travailler, non plus que les révolutions subites qui se passerent en Asie, et qui mirent Macrin à la place de Caracalla, et Heliogabale à la place de Macrin. Il est vrai que ces révolutions tumultueuses arrivoient quelquefois dans Rome, mais elles se terminoient en un jour ou deux, et sans être suivies de ces accidens qui peuvent retarder le progrès des arts et des sciences.

Neron fut déposé dans Rome sans qu’il s’y donnât aucun combat. Le meurtre de Galba et l’avenement d’Othon au trône fut l’ouvrage d’une matinée, et le tumulte ne coûta point la vie à cent personnes. Le peuple regarda les combats que les troupes de Vespasien, et celles de Vitellius se donnerent dans Rome durant un jour, sans y prendre plus d’interêt qu’il avoit coûtume d’en prendre aux combats des gladiateurs.

Maximin fut déposé et les Gordiens afriquains mis en sa place, sans qu’il se fit à Rome d’autre mouvement que s’il se fut agi de l’execution d’un arrêt rendu contre un particulier.

Quand les Gordiens furent morts en Afrique, Puppien et Balbin leur succederent sans tumulte, et deux jours virent naître et finir la guerre qui commença entre le peuple et les cohortes prétoriennes quand ces deux empereurs furent assassinez, et Gordien Pie mis en leur place. Les autres révolutions furent promptes, et nous avons déja dit qu’elles arriverent hors de Rome. Enfin les guerres civiles des romains, sous leurs cinquante premiers empereurs, étoient des guerres que les armées faisoient les unes contre les autres pour se disputer l’avantage de donner un maître à l’empire, et les deux partis ménageoient les provinces avec autant de soin qu’on ménage dans les guerres, que nos princes chrétiens ne se font que trop souvent, les païs qu’on espere de conquerir et de garder. Il y arrive bien des désordres, mais ils ne sont pas tels qu’ils ensevelissent les arts et les sciences. Toutes les guerres n’empêchent pas leurs progrez. Celles-là seulement peuvent être citées comme une des causes de leur décadence qui mettent l’état des particuliers en danger ; celles dans lesquelles il devient esclave de citoïen qu’il étoit auparavant, ou qui le privent du moins de la proprieté de ses biens.

Telles étoient les guerres des perses contre les grecs, et celles des barbares du nord contre l’empire romain. Telles sont les guerres des turcs et des chrétiens où le peuple entier court encore de plus grands dangers que ceux où les soldats sont exposez dans les guerres ordinaires. De pareilles guerres anéantissent certainement les arts et les sciences dans les païs qu’elles désolent.

Mais les guerres reglées où le peuple ne court d’autre risque que celui de changer de maître, et d’appartenir à un prince chrétien plûtôt qu’à un autre, ne peuvent tout au plus anéantir les arts et les sciences que dans une ville qui seroit assez malheureuse pour être prise d’assaut et saccagée. La terreur que ces guerres répandent, peut tout au plus retarder leurs progrez durant quelques années, et il paroît même qu’elle ne le fait pas. Je ne sçais par quelle fatalité les arts et les sciences ne fleurissent jamais mieux qu’au milieu de ces guerres.

La Grece en essuïa plusieurs dans le siecle de Philippe le pere d’Alexandre Le Grand. Ce fut dans le temps des guerres civiles qui affligerent l’empire romain sous Cesar et sous Auguste que les sciences et les beaux arts firent à Rome de si grands progrez. Depuis mil quatre cens quatre vingt quatorze jusqu’en mil cinq cens vingt-neuf, l’Italie fut presque toujours en proïe à des armées, composées en grande partie de soldats étrangers. Les païs-bas des espagnols, étoient attaquez par la France et par la Hollande lorsque l’école d’Anvers fleurit. N’est-ce pas durant la guerre que les lettres et les arts ont fait en France leurs progrez les plus grands ?

On ne trouve donc point, quand on y veut faire sérieusement refléxion, que durant les trois siecles qui suivirent le meurtre de Cesar, l’empire romain ait essuïé aucune de ces guerres affreuses, qui sont capables de faire tomber en décadence les lettres et les beaux arts.

Ce ne fut que sous Gallien que les barbares commencerent d’avoir quelques établissemens permanens sur les terres de l’empire, et que les tyrans se cantonnerent dans les provinces. Ces gouverneurs qui s’y rendirent souverains, pouvoient bien donner lieu à la dévastation de quelque païs par les guerres qu’ils faisoient les uns aux autres dans des provinces qui n’étoient pas gardées l’une contre l’autre par des frontieres fortifiées, parce qu’elles avoient appartenu long-temps au même maître, mais ces dévastations n’étoient pas capables de faire tomber les lettres et les arts dans la décadence où ils tomberent. Le séjour des arts dans un état contigu, ce fut toujours la capitale de l’état. Ainsi tous les bons ouvriers de l’empire romain devoient se rassembler à Rome.

Il n’y a donc que les dévastations de la ville de Rome qu’on puisse alleguer comme une des causes de l’anéantissement des arts et des lettres. Or, la ville de Rome jusqu’à sa prise par Alaric, évenement qui n’arriva que quatre cens cinquante ans après la mort de Cesar, fut toujours la capitale d’un grand empire, où l’on élevoit chaque jour des bâtimens superbes. Les tumultes des cohortes prétoriennes n’ont pas empêché qu’il n’y eut de grands peintres, de grands sculpteurs, de grands orateurs et de grands poëtes, puisqu’ils n’empêchoient pas qu’il ne s’y trouvât un peuple entier d’artisans médiocres.

Quand les arts sont assez cultivez pour former un grand nombre d’artisans médiocres, ils en formeroient d’excellens, si le génie ne manquoit pas aux ouvriers.

Rome est encore aujourd’hui remplie de tombeaux et de statuës qu’on reconnoît certainement par les inscriptions ou par les coëffures des femmes, pour avoir été faits depuis l’empire de Trajan jusqu’à l’empire de Constantin.

Comme les romaines changeoient leur coëffures aussi souvent que les françoises changent la leur, on peut connoître à peu près par la forme des coëffures, qui se trouvent dans les monumens romains, sous quel empereur ils ont été faits, et cela, parce que nous sçavons par les médailles des femmes et des parentes des empereurs en quel temps une certaine mode a eu cours.

C’est ainsi qu’on pourroit, à l’aide du recueil des modes en usage en France depuis trois cens ans, que Monsieur De Gaignieres avoit ramassé, juger du temps où la figure d’une dame françoise auroit été faite.

Il y avoit disent des auteurs du quatriéme siecle plus de statuës à Rome que d’hommes vivans. Les plus belles statuës de la Grece, dont les restes nous sont si précieux, étoient de ce nombre. Depuis Caracalla, ces statuës ne formerent plus de grands sculpteurs. Leur vertu demeura suspenduë jusques aux temps du pape Jules II. Cependant on continuoit encore sous Constantin de faire élever à Rome des bâtimens somptueux, et par consequent de faire travailler les sculpteurs. Il n’y eut peut être jamais une plus grande quantité d’ouvriers à Rome, que lorsqu’il n’y en avoit plus de bons. Combien Severe, Caracalla, Alexandre Severe et Gordien Pie, firent-ils élever de bâtimens superbes ?

On ne peut voir les ruines des thermes de Caracalla sans être surpris de l’immensité de cet édifice. Auguste n’en bâtit pas d’aussi vaste. Il n’y eut jamais un édifice plus somptueux, plus chargé d’ornemens et d’incrustations, ni qui fit plus d’honneur par sa masse à un souverain, que les thermes de Diocletien, l’un des successeurs de Gallien. Une salle de cet édifice fait aujourd’hui l’église des chartreux de Rome. Une des loges des portiers fait une autre église. Celle des feüillans à Termini .

Ajoûtons encore une remarque à ces considerations. La plûpart des sculpteurs romains faisoient leur apprentissage dans l’état d’esclaves. On peut donc croire que les marchands, dont la profession étoit de négocier en esclaves, examinoient avec soin et avec capacité, si parmi les enfans qu’ils élevoient pour les vendre, il ne s’en trouvoit pas quelqu’un qui fut propre à devenir un sculpteur habile. On peut imaginer aussi avec quel soin ils donnoient à ceux qu’ils jugeoient capables d’exceller dans la sculpture l’éducation propre à perfectionner leur talent. Un esclave bon ouvrier étoit alors un tresor pour son maître, soit qu’il voulut vendre la personne ou les ouvrages de cet esclave. Or les voïes qu’on peut emploïer pour obliger un jeune esclave à s’appliquer au travail, sont tout autrement efficaces que celles qu’on peut emploïer pour y porter des personnes libres.

Quel aiguillon d’ailleurs pour un esclave, que l’esperance de sa liberté ! Les chef-d’oeuvres dont nous admirons les vestiges, étoient encore dans les places publiques, et l’on ne sçauroit imputer qu’aux causes morales la grossiereté des artisans, qui ne sont venus qu’après le sac de Rome par Alaric.

Pourquoi les lettres et les arts ne se sont-ils pas soûtenus dans la Grece au même point d’élevation, où ils y étoient sous le pere d’Alexandre, et sous les premiers successeurs de ce conquérant ?

Pourquoi furent-ils toujours retrogrades, de maniere que sous Constantin les ouvriers grecs étoient redevenus aussi grossiers qu’ils pouvoient l’avoir été deux cens ans avant Philippe. Les lettres et les arts sont tombez sensiblement dans la Grece depuis le temps de Persée, le roi de Macedoine qui fut défait et pris prisonnier par Paul émile.

Mais la peinture ne s’étoit pas soûtenuë jusqu’à lui. Elle avoit dégeneré dès le temps des successeurs d’Alexandre.

Lucien peut passer pour le seul poëte qu’aïent produit les temps suivans, quoiqu’il n’ait écrit qu’en prose. Plutarque et Dion qui approche plus du temps de Plutarque que de son mérite, sont réputez les meilleurs auteurs qui aïent écrit depuis que la Grece fut devenuë une province de l’empire romain.

On doit regarder avec veneration les écrits de ces deux grecs. Ils sont l’ouvrage d’historiens judicieux qui nous racontent avec sens beaucoup de faits importans et curieux, que nous ne tenons que de leurs récits. Les livres de Plutarque sur tout, sont le reste le plus précieux de l’antiquité grecque et romaine par rapport aux détails et aux faits qu’il nous apprend. On peut dire quelque chose d’approchant de Dion et d’Herodien, qui écrivirent sous Alexandre Severe et sous Gordien Pie, mais on ne compare pas ces historiens pour l’art d’écrire avec force comme avec dignité, pour l’art de peindre les grands évenemens à Thucidide et à Herodote.

Nous avons parlé de l’usage qu’on pouvoit faire des médailles pour connoître l’état où les arts se trouvoient dans le temps qu’elles furent frappées. Or, les médailles frappées en très-grand nombre à l’honneur et avec la tête des empereurs dans tous les païs de l’empire romain, où l’on parloit grec, sont mal gravées en comparaison de celles qui se frappoient à Rome en même-temps sous l’autorité du sénat, dont elles portent la marque. Par exemple, les médailles de Severe frappées à Corfou, et que la découverte d’un tresor qui fut faite dans cette isle il y a soixante ans a renduës très-communes, ne sont point comparables aux médailles latines de cet empereur frappées à Rome. Néanmoins les médailles de Corfou sont des médailles grecques les mieux frappées. La regle generale ne souffre presque point d’exception.

La Grece depuis la mort d’Alexandre jusqu’à son assujetissement aux romains, n’essuïa point cependant de ces guerres qui sont capables de faire oublier durant des siecles entiers les lettres et les arts. Le tumulte que causa l’irruption des gaulois dans la Grece environ cent ans après la mort d’Alexandre ne dura point long-temps. Mais supposons que les lettres et les arts aïent pû souffrir par les guerres qui se firent entre les successeurs d’Alexandre, et par celles que firent les romains contre deux rois de Macedoine et contre les étoliens, les lettres et les arts auroient dû remonter vers la perfection, dès que la tranquillité de la Grece eut été renduë stable et permanente par sa soûmission aux romains. L’étude des artisans ne fut plus interrompuë que par la guerre de Mithridate et par les guerres civiles des romains qui donnerent à differentes reprises quatre ou cinq ans d’inquietudes à diverses provinces.

Au plus tard les lettres et les arts auroient dû se relever sous le regne d’Auguste qui les fit fleurir à Rome. La Grece après la bataille d’Actium, joüit durant trois siecles de ses jours les plus tranquilles. Sous la plûpart des empereurs romains, la soumission de la Grece à l’empire, fut plûtôt une mouvance qui assuroit la tranquillité publique qu’un asservissement à charge aux particuliers et préjudicable à la societé.

Les romains ne tenoient pas un corps de troupes dans la Grece, comme ils en tenoient en d’autres provinces. La plûpart des villes s’y gouvernoient par leurs anciennes loix, et generalement parlant, de toutes les dominations étrangeres aucune ne fut jamais moins à charge aux peuples soumis que la domination des romains. C’étoit un gouvernail plûtôt qu’un joug. Enfin, les guerres que les athéniens, les thebains et les lacedemoniens s’étoient faites. Celles de Philippe contre les autres grecs, avoient été bien plus funestes par leur durées et par leurs évenemens, que celles qu’Alexandre, ni que celles que ses successeurs ou les romains firent dans la Grece. Cependant ces premieres guerres n’avoient pas empêché les arts et les sciences d’y faire ces progrez qui font encore tant d’honneur à l’esprit humain.

Tout ce que vous venez d’alleguer, me répondra-t-on, ne prouve point que sous les Antonins et sous leurs successeurs, les grecs n’eussent pas autant de génie qu’en avoient Phidias et Praxitéle, mais leurs artisans avoient dégeneré, parce que les romains avoient transporté à Rome les chef-d’oeuvres des grands maîtres, et qu’ils avoient ainsi dépoüillé la Grece des objets les plus capables de former le goût et d’exciter l’émulation des jeunes ouvriers. La seconde guerre punique duroit encore quand Marcellus fit transporter à Rome les dépoüilles des portiques de Syracuse, lesquelles donnerent à quelques citoïens romains un goût pour les arts, qui devint bien-tôt à Rome un goût universel, et qui fut cause dans la suite de tant de dépredations. Ceux là mêmes qui ne connoissent pas le mérite des statuës, des vases et des autres curiositez ne laissoient pas dans l’occasion de les emporter à Rome où ils voïoient qu’on en faisoit tant de cas. On conçoit que Mummius qui voulut enrichir Rome des dépoüilles de Corinthe ne s’y connoissoit gueres, par la menace ridicule qu’il fit aux maîtres des navires qui les y devoient transporter.

Jamais perte n’auroit été moins réparable que celle d’un pareil dépôt, composé des chef-d’oeuvres de ces artisans rares, qui contribuent autant que les grands capitaines, à rendre leur siecle respectable aux autres siecles. Cependant Mummius en recommandant le soin de cet amas précieux à ceux ausquels il le confioit, les menaça très-sérieusement, si les statuës, les tableaux et les choses dont il les chargeoit de répondre venoient à se perdre, qu’il en feroit faire d’autres à leurs dépens. Mais bien-tôt, continuera-t-on, tous les romains sortirent de cette ignorance, et bien-tôt le simple soldat ne brisat plus les vases précieux en saccageant les villes prises. L’armée de Silla rapporta de l’Asie à Rome, ou pour parler avec plus de précision, elle y rendit commun tous les goûts des grecs.

Dès le temps de la république il y eut plus d’un Verres exerçant les droits de conquête sur des provinces obéïssantes.

Qu’on voïe dans la quatriéme oraison de Ciceron contre ce brigand, la description de ses excez. La licence, loin de finir à Rome avec le gouvernement républiquain, devint un brigandage effrené sous plusieurs empereurs.

On sçait avec combien d’impudence Caligula pilla les provinces. Neron envoïa Carinas et Acratus, deux connoisseurs, dans la Grece et dans l’Asie, exprès pour y enlever les beaux morceaux de sculpture qui pouvoient y être restez, et dont il vouloit orner ses nouveaux bâtimens.

On ôtoit donc aux pauvres grecs, comme le dit Juvenal, jusqu’à leurs penates.

On ne leur laissoit pas les moindres petits dieux qui valussent quelque chose.

Tous ces faits sont véritables, mais il étoit encore resté dans la Grece et dans l’Asie un si grand nombre de beaux morceaux de sculpture, que les artisans n’y manquoient pas de modeles. Il y avoit encore assez d’objets capables d’exciter leur émulation. Les belles statuës qu’on a trouvées dans la Grece depuis deux ou trois siecles, prouvent bien que les empereurs romains et leurs officiers ne les en avoient pas toutes enlevées.

Le Ganimede qui se voit dans la bibliotheque de S. Marc à Venise fut trouvé en Grece il y a trois cens ans. L’Andromede qui est chez le duc de Modene, fut trouvée dans Athenes, quand cette ville fut prise par les venitiens durant la guerre terminée par la paix de Carlowitz. Les rélations des voïageurs modernes sont remplies de descriptions des statuës et des bas-reliefs qu’on voit encore dans la Grece et dans l’Asie Mineure. Les romains avoient-ils enlevé les bas-reliefs du temple de la Minerve dans Athenes ? Pour parler des lettres, avoient-ils enlevé de la Grece tous les exemplaires d’Homere, de Sophocle et des autres écrivains du bon temps ? Non, mais ses jours heureux étoient passez. L’industrie des grecs avoit dégeneré en artifice, comme leur sagacité en esprit de finesse. Les grecs, au talent de s’entre-nuire près, étoient redevenus grossiers. Durant les six derniers siecles de l’empire de Constantinople ils étoient moins habiles, principalement dans les arts, qu’ils ne l’avoient été aux temps d’Amintas roi de Macedoine. Il est vrai que le siecle heureux de la Grece a duré plus long-tems que le siecle d’Auguste et que le siecle de Leon X. Les lettres s’y sont même soûtenuës long-tems après la chute des beaux arts, parce que generalement parlant, les grecs dans tous les temps sont nez avec plus d’esprit que les autres hommes. Il semble que la nature ait une force dans la Grece qu’elle n’a pas dans les autres contrées, et qu’elle y donne plus de substance aux alimens et plus de malignité aux poisons.

Les grecs ont poussé le vice et la vertu plus loin que les autres hommes.

La ville d’Anvers a été durant un temps l’Athenes des païs en déça les monts. Mais quand Rubens commença de rendre son école fameuse, les causes morales n’y faisoient rien d’extraordinaire en faveur des arts. Si c’étoit l’état florissant des villes et des roïaumes, qui seul amenât la perfection des beaux arts, la peinture devoit être en sa splendeur dans Anvers soixante ans plûtôt. Quand Rubens parut, Anvers avoit perdu la moitié de sa splendeur, parce que la republique de Hollande nouvellement établie, avoit attiré chez elle la moitié du commerce d’Anvers.

La guerre étoit aux environs de cette ville, sur laquelle ses ennemis faisoient tous les jours des entreprises qui mettoient en danger l’état des marchands, des ecclesiastiques et de tous les principaux citoïens. Rubens laissa des éleves comme Jordaens et Vandyck, qui font honneur à sa réputation, mais ces éleves sont morts sans disciples qui les aïent remplacez. L’école de Rubens a eu le sort des autres écoles, je veux dire qu’elle est tombée quand tout paroissoit concourir à la soûtenir. Il semble du moins que Quellins, qu’on peut regarder comme son dernier peintre, doive mourir sans éleves dignes de lui.

On n’en connoît pas encore, et il n’y a gueres d’apparence qu’il en fasse dans la retraite où il s’est confiné.

Après tout ce que je viens d’exposer, il est clair que les arts et les lettres arrivent au plus haut point de leur splendeur par un progrès subit, qu’on ne sçauroit attribuer aux causes morales, et il paroît encore que les arts et les lettres retombent quand ces causes font les derniers efforts pour les soutenir. troisième refléxion.que les grands peintres furent toujours les contemporains des grands poëtes leurs compatriotes. enfin, les grands artisans d’un païs, ont presque tous été contemporains.

Non-seulement les plus grands peintres de toutes les écoles ont vécu dans le même temps, mais ils ont été les contemporains des grands poëtes leur compatriotes. Les temps où les arts ont fleuri, se sont encore trouvez feconds en grands sujets dans toutes les sciences, dans toutes les vertus et dans toutes les professions. Il semble qu’il arrive des temps où je ne sçais quel esprit de perfection se répand sur tous les hommes d’un certain païs. Il semble que cet esprit s’en retire après avoir rendu deux ou trois generations plus parfaites que les generations précedentes et que les generations suivantes.

Dans le temps où la Grece étoit feconde en Apelles, elle étoit aussi fertile en Praxiteles et en Lysippes. C’étoit alors que vivoient ses plus grands poëtes, ses plus grands orateurs et ses plus grands philosophes. Socrate, Platon, Aristote, Demosthene, Isocrate, Thucydide, Xenophon, Eschile, Euripide, Sophocle, Aristophane, Menandre et plusieurs autres, ont vécu dans le même siecle. Quels hommes que les generaux grecs de ces temps-là ? Quels grands exploits ne faisoient-ils pas avec de petites armées ? Quels princes que Philippe roi de Macedoine et son fils.

Qu’on ramasse tout ce que la Grece a produit d’hommes illustres dans les siecles qui se sont écoulez depuis Persée roi de Macedoine jusqu’à la prise de Constantinople par les turcs, et l’on ne trouvera pas dans ces dix-sept siecles de quoi composer un essain de grands hommes en toutes sortes de professions, qui soit aussi nombreux que celui qu’on peut ramasser sans sortir du siecle de Platon. Toutes les professions dégenererent en Grece en même-temps que les lettres et les arts. Tite-Live appelle Philopemen, un des préteurs des Achéens durant le regne de Persée roi de Macedoine, le dernier des grecs.

Le siecle d’Auguste eut la même destinée qu’avoit eu le siecle de Platon.

Parmi les monumens de la sculpture romaine, nous n’avons rien de plus beau que les morceaux qui furent faits dans le temps d’Auguste. Tels sont le buste d’Agrippa son gendre, qui se voit dans la gallerie du grand duc, le Ciceron de la vigne Mathei, comme les chapiteaux des colomnes du temple de Jules Cesar, qui sont encore debout au milieu du Campo Vaccino , et que tous les sculpteurs de l’Europe sont convenus de prendre pour modeles quand ils traitent l’ordre corinthien.

Ce fut sous Auguste que les médailles romaines commencerent à devenir belles, et la gravure est un art qui suit ordinairement la sculpture dans toutes ses destinées. Nous reconnoissons le temps où plusieurs pierres gravées ont été faites, par les sujets et par les têtes qu’elles représentent. Les plus belles pierres romaines sont celles que nous reconnoissons pour avoir été faites du temps d’Auguste. Telle est le Ciceron sur une agathe qui étoit à Charles II roi d’Angleterre, et la pierre du cabinet du roi qui représente Auguste et Livie. Telle est la pierre donnée au feu roi par Monsieur Fesch de Basle, où l’on voit Apollon joüant de la lyre sur un rocher. C’est l’attitude qui caracterise l’Apollon actiaque dans les médailles d’Auguste, sous qui cette nouvelle divinité parut au monde après qu’il eut gagné la bataille d’Actium. On a même une autre raison de croire que ces pierres ont été gravées du tems d’Auguste.

C’est le nom des graveurs qu’on y lit dans la place où le nom de l’ouvrier se trouve gravé quelquefois dans ces sortes d’ouvrages. Or Pline et d’autres nous aprennent que ces excellens graveurs sur les pierres, travailloient sous cet empereur.

On peut encore citer l’agathe en relief qui se voit à Vienne dans le cabinet de l’empereur, laquelle représente Auguste et Livie, ainsi que celle dont le De Montfaucon nous a donné le dessein dans son voïage d’Italie, et qui représente Marc-Antoine et Cleopatre. Enfin le plus précieux des joïaux antiques, l’agathe de la sainte chapelle de Paris, dont l’explication a exercé le sçavoir de cinq antiquaires des plus illustres, fut faite sous Auguste ou sous ses deux premiers successeurs.

Peiresc, Tristan, Albert Rubens, M. Le Roi et le P. Hardoüin sont d’accord sur ce point-là.

On peut dire de l’architecture romaine ce que nous venons de dire de la sculpture. Le théatre de Marcellus, le portique et les décorations intérieures de la rotonde, le temple de Jules Cesar dans le Campo Vaccino , le temple du Jupiter Anxur à Terracine, qu’on sçait par une inscription gravée sur un des marbres du gros mur, être l’ouvrage du C. Posthumius fils de Caius et de l’architecte Vitruve Pollion, sont reputez les monumens de la magnificence romaine, les plus honorables pour leurs architectes.

Tout le monde sçait dès le college que les plus grands poëtes romains, ou, pour parler plus juste, que tous les grands poëtes latins, à l’exception de deux ou trois, fleurirent dans le siecle d’Auguste. Ce prince a vû, ou du moins il a pû voir, Virgile, Horace, Properce, Catulle, Tibulle, Ovide, Phédre, Cornelius Gallus et plusieurs autres dont nous avons perdu les ouvrages, mais qui furent autant admirez de leur temps que ceux que nous admirons encore aujourd’hui. Il a pû voir Lucrece qui mourut l’an de Rome six cens quatre vingt dix-neuf, et le jour même que Virgile prit la robe virile, suivant que Donat le remarque dans la vie de Virgile. Monsieur Créech, le dernier et le meilleur commentateur de Lucrece, s’est trompé dans la vie qu’il nous a donnée de son auteur en le faisant mourir le même jour que Virgile étoit né. Mon interêt m’oblige de le reprendre ici de cette faute. Voici ce que dit Horace du mérite de Fundanus, de Pollion et de Varius, trois autres poëtes contemporains d’Auguste.

C’est un grand préjugé en faveur de ces poëtes qu’un écrivain aussi judicieux qu’Horace les mette dans la même classe que Virgile.

La plûpart des poëtes que j’ai citez ont pû voir Ciceron, Hortensius et les autres orateurs romains les plus célebres.

Ils ont vû Jules Cesar citoïen aussi distingué par son éloquence et par plusieurs vertus civiles, que capitaine fameux par ses exploits et par son intelligence dans l’art militaire. Tite-Live le premier des romains dans l’art d’écrire l’histoire, Salluste l’historien, que Paterculus et Quintilien osent comparer à Thucydide, ont vécu du temps d’Auguste. Ils furent contemporains de Vitruve le plus illustre des architectes romains. Auguste étoit déja né quand Aesopus et Roscius les plus célebres comédiens dont les antiquitez romaines fassent mention, moururent. Quels hommes que Caton D’Utique, Brutus et la plûpart des meurtriers de Cesar ? Quel homme devoit être Agrippa qui fit une fortune si prodigieuse sous un prince aussi bon juge du mérite que l’étoit Auguste.

Comme le dit Seneque le pere : quidquid romana… etc. .

Les pontificats de Jules II de Leon X et de Clement VII si fertiles en grands peintres produisirent aussi les meilleurs architectes et les plus grands sculpteurs dont l’Italie puisse se vanter. Il parut en même-temps des graveurs excellens dans tous les genres que cet art renferme.

L’art naissant des estampes, se perfectionna entre leurs mains au sortir du berceau, autant que la peinture se perfectionna dans les tableaux de Raphaël.

Tout le monde connoît le mérite de l’Arioste et du Tasse, qui du moins naquirent dans le même âge.

Fracastor, Sannazar et Vida, firent alors les meilleurs vers latins qui aïent été composez depuis que les lettres romaines ont jetté de nouvelles fleurs.

Quels hommes chacun en son genre que Leon X Paul III les cardinaux Bembo et Sadolet, André Doria, le marquis de Pescaire, Philippe Strozzi, Cosme De Medicis dit le grand, Machiavel et Guichardin l’historien ? Mais à mesure que les arts sont déchus en Italie, les places et les professions de ces grands hommes ont cessé d’être remplies et d’être exercées par des sujets d’un aussi grand mérite.

Les plus grands sculpteurs françois, Sarrazin, les Anguiers, Le Hongre, les Marcy, Girardon, Desjardins, Coyzevox, Le Gros, Theodon et plusieurs autres qui travaillent encore, ont vécu sous le regne du feu roi, ainsi que Le Poussin, Le Sueur, Le Brun, Coypel, Jouvenet, les Boulongnes, Forest, Rigault et d’autres qui font honneur à notre nation ? N’est ce pas sous son regne que les Mansard ont travaillé ? Vermeule, Mellan, Edelink, Simonneau, Nanteuil, les Poilly, Masson, Pitau, Van-Schupen, Mademoiselle Stella, Gerard Audran, Le Clerc, Picart et tant d’autres graveurs, dont les uns sont morts et les autres vivent encore, ont excellé dans toutes les especes de gravures.

Nous avons encore eu dans le même-temps des orfévres et des graveurs de médailles comme Varin, qui méritent que leur réputation dure aussi long-tems que celle de Dioscoride et d’Alcimedon.

Sarrazin, les Corneilles, Moliere, Racine, La Fontaine, Despreaux, Quinault et Chapelle, ont été successivement les contemporains de tous ces illustres. Ils ont vécu en même-temps que Le Nostre, si célebre pour avoir perfectionné et même créé en quelque façon l’art des jardins, en usage aujourd’hui dans la plus grande partie de l’Europe. Lulli qui vint en France si jeune qu’on peut le regarder comme françois, bien qu’il fut né en Italie, a tellement excellé dans la musique, qu’il a fait des jaloux parmi toutes les nations. Il a vécu de son temps des hommes rares par leur talent à toucher toutes sortes d’instrumens.

Tous les genres d’éloquence et de litterature ont été cultivez sous le regne du roi par des personnes qui seront citées pour modeles aux sçavans, qui dans l’avenir s’appliqueront aux mêmes études qu’eux. Le pere Petau, le pere Sirmond, Monsieur Du Cange, Monsieur De Launoi, Messieurs De Valois, et Du Chesne, Monsieur D’Herbelot, Monsieur Vaillant, le pere Rapin, le pere Commire, le pere Mabillon, le pere D’Acheri, le pere Thomassin, Monsieur Arnaud, Monsieur Paschal, Monsieur Nicole, le pere Le Bossu, Monsieur Le Maître, Monsieur De La Rochefoucault, le cardinal De Retz, Monsieur Bochard, Monsieur Saumaise, le pere Mallebranche, Monsieur Claude, Monsieur Descartes, Monsieur Gassendi, Monsieur Rohault, l’abbé Regnier, Monsieur Patru, Monsieur Huet, Monsieur De La Bruyere, Monsieur Fléchier, Monsieur De Fenelon archevêque de Cambray, Monsieur Bossuet évêque de Meaux, le pere Bourdaloue, le pere Mascaron, le pere Desmares, Monsieur De Vaugelas, Monsieur D’Ablancourt, l’abbé De Saint Réal, Monsieur Pelisson, Monsieur Regis, Messieurs Perrault et tant d’autres ont vû naître les chef-d’oeuvres de poësie, de peinture et de sculpture qui rendront notre siecle célebre à jamais.

On trouve dans les deux generations qui ont donné à la France les sçavans illustres que je viens de nommer, une multitude de grands hommes en toutes sortes de professions. Combien ce siecle fecond en génies a-t-il produit de grands magistrats ? Le nom de Condé et le nom de Turenne seront l’appellation dont on se servira pour désigner un grand capitaine tant que le peuple françois subsistera.

Quel homme eut été le maréchal De Guebriant sans la mort prématurée qui l’enleva dans la force de son âge ? Tous les talens nécessaires dans les armes ont été exercez par des sujets d’un mérite distingué. Le maréchal De Vauban est regardé non-seulement par les soldats françois, mais encore par tous les soldats de l’Europe, comme le premier des ingénieurs. Quelle réputation n’ont pas encore aujourd’hui dans toute l’Europe plusieurs ministres dont le feu roi s’est servi ? Souhaitons des successeurs à tous les illustres qui sont morts sans avoir encore été remplacez, et que les Raphaëls en tout genre de professions qui vivent encore, laissent du moins des Jules Romains qui nous consolent un jour de leur perte.

Velleius Paterculus qui composa son histoire vers la quinziéme année de l’empire de Tibere, a fait sur la destinée des siecles illustres qui l’avoient précedé les mêmes refléxions que je viens de faire sur ces siecles-là, et sur les autres siecles illustres qui sont venus depuis que cet historien a écrit. Voici comme il s’explique à la fin de son premier livre. je ne sçaurois m’empêcher de mettre ici sur le papier des idées qui me viennent souvent dans l’esprit… etc. le sentiment de Paterculus est ici d’une autorité d’autant plus grande, que ses contemporains avoient entre les mains lorsqu’il écrivoit, une infinité d’ouvrages que nous n’avons plus. La plûpart sont perdus aujourd’hui, et nous ne sçaurions, pour ainsi dire, juger le procès aussi bien qu’on le pouvoit juger alors. D’ailleurs, l’expérience de ce qui s’est passé depuis Paterculus, donne encore un nouveau poids à ses refléxions.

Nous avons vû que la destinée du siecle de Leon X avoit été la même que celle du siecle de Platon et celle du siecle d’Auguste.