(1857) Cours familier de littérature. IV « XXIVe entretien. Épopée. Homère. — L’Odyssée » pp. 445-524
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(1857) Cours familier de littérature. IV « XXIVe entretien. Épopée. Homère. — L’Odyssée » pp. 445-524

XXIVe entretien.
Épopée.
Homère. — L’Odyssée 2

I

L’Iliade est le poème de la vie publique ; l’Odyssée, que j’ouvre en ce moment devant vous, est le poème de la vie domestique. Il y a autant de différence entre l’Iliade et l’Odyssée qu’il y en a entre le champ de bataille ou le conseil des princes et le foyer de famille. L’Iliade célèbre l’héroïsme, l’Odyssée raconte le cœur humain. La première de ces épopées est le livre des héros, la seconde est le livre de l’homme. Homère est plus sublime peut-être dans l’Iliade, il est plus intéressant dans l’Odyssée ; la gloire a des accents plus éclatants, la nature en a de plus intimes et de plus pathétiques. Dans l’un et dans l’autre de ces poèmes différemment divins, Homère est égal à lui-même, c’est-à-dire supérieur à tout ce qui a été raconté ou chanté avant lui. Faisons donc faire silence à tous les bruits du jour dans notre âme et reportons-nous à l’époque héroïque et pastorale du monde, dans une de ces îles, véritables Édens, de la mer sur l’Archipel, et écoutons.

II

Cependant, avant de vous dérouler ces vers admirables qui semblent avoir conservé dans leur harmonie et dans leur couleur les ondulations sonores de la vague contre les flancs du vaisseau, le rythme des rames d’où dégoutte l’onde amère, les frémissements des brises du ciel dans les cyprès, les mugissements des troupeaux sur les montagnes de l’Ionie ou de l’Albanie, et les reflets des feux de bergers dans les anses du rivage, permettez-moi de vous faire une remarque qui appartient moins à la rhétorique qu’à l’observation du cœur humain : c’est que, pour bien comprendre et bien sentir Homère dans l’Odyssée, il faut être né et avoir vécu dans des conditions de vie rurale, patriarcale ou maritime, analogues à celles dans lesquelles le poète de la nature a puisé ses paysages, ses mœurs, ses aventures et ses sentiments. La vérité du tableau ne peut nous frapper qu’autant que nous avons connu le modèle.

Malheur à l’homme qui, soit par le trop d’élévation, soit par le trop de défaveur de sa destinée, est né dans les villes, et qui a été élevé à distance des scènes primitives, naïves, agricoles, champêtres ou maritimes de la nature ! Celui-là ne comprendra jamais l’Odyssée. Le fils de prince qui a eu son berceau dans le palais d’une capitale moderne, le fils du mercenaire qui est né comme la pariétaire des murs d’une cité et qui n’a vu le soleil qu’entre les toits parallèles de la ville où son atelier le nourrit et le dévore, ne doivent pas même ouvrir ces poèmes d’Homère ; l’épopée de la mer, des montagnes, des matelots, des pasteurs, des laboureurs, n’est pas faite pour eux. C’est là une des privations intellectuelles, une des injustices du sort dont il faut également les plaindre, qu’ils soient grands ou petits, princes du peuple ou cardeurs de laine dans une capitale ! Le monde champêtre et ses ineffables charmes pour les yeux, pour les oreilles, pour l’imagination et pour le cœur, leur sont interdits ! Ayons même compassion de leur grandeur ou de leur misère ! Qu’ils assistent aux drames plus ou moins déclamatoires des grands ou petits poètes de la scène ; qu’ils applaudissent aux féroces ambitions des héros de cour ou de rue dans les cours et dans les cités ; qu’ils savourent bien la connaissance du cœur humain étalé devant eux, en horreur, en admiration ou en ridicule, par les Eschyle, les Corneille, les Racine, les Shakespeare, les Aristophane, les Térence ou les Molière, ces sublimes choristes des hommes rassemblés, c’est là leur lot à eux ; mais quant à Homère, et surtout à l’Homère de l’Odyssée, qu’ils y renoncent ! Ils n’ont pas respiré en naissant l’âme des champs, des montagnes, des cieux et des mers, qui s’exhale de la nature à l’aube de la vie et qui fait chanter ou adorer du moins les chants des poètes épiques !

Quant à moi et à la plupart d’entre vous, nous avons été plus favorisés du ciel ; nous sommes nés ou nous avons grandi loin de l’ombre morbide des villes, à l’ombre salubre du verger de notre toit rustique, sur une colline labourée, à l’ombre du rocher, au bord de la mer, où les chants des bergers et des pêcheurs nous ont bercés tout près de la terre, entre les genoux de nos mères ou de nos Euryclées (servante vieillie de Télémaque dans la maison de Pénélope, à Ithaque).

Aussi pouvons-nous lire et relire l’Odyssée avec une intelligence et une délectation aussi complètes que si les images et les souvenirs du poète étaient nos images natales et nos souvenirs de berceau.

Il y a en effet une étonnante ressemblance de famille entre les sites et les mœurs décrites dans le poème d’Homère et entre les sites et les mœurs des provinces reculées du midi de la France. Là, ce qu’on appelle improprement la civilisation, c’est-à-dire le luxe, le prolétariat, la misère et l’abrutissement de l’ouvrier, sans toit, sans famille, sans ciel et sans air, n’est pas encore parvenu. À l’époque où je suis venu au monde surtout, les vestiges et les traditions du régime féodal volontaire, vestiges encore mal effacés entre les châteaux et les chaumières, rappelaient à s’y tromper les mœurs et les habitudes de cette féodalité primitive et rurale qui existait du temps d’Homère dans Ithaque et sur le continent grec des bords de la mer Adriatique. Des chefs héréditaires de peuplade ou de village, appelés rois du temps d’Ulysse, s’appelaient seigneurs de nos jours. Ces pères de famille, plutôt que ces souverains, étaient peuple eux-mêmes, quoique premiers entre le peuple. Ils ne se distinguaient des autres habitants des vallées et des montagnes que par une maison plus vaste, des troupeaux plus gras, des champs plus fertiles, des serviteurs et des servantes plus nombreux. Ils portaient les armes et ils tenaient le manche de la charrue de la même main. Ils rendaient une certaine justice sommaire dans leurs cantons ; ils exerçaient une hospitalité sans faste, mais libérale. Leurs châteaux, en général démantelés depuis les guerres de religion, depuis le nivellement royal du cardinal de Richelieu et depuis le nivellement populaire de la Convention nationale, ne conservaient pour signe de supériorité et de noblesse que quelques tourelles décapitées. Leur majesté était toute dans leurs ruines. Les paysans, émancipés de toute féodalité oppressive par les lois, ne leur payaient plus tribut ni redevances, mais ils leur payaient toujours spontanément l’amour d’habitude, la déférence de tradition, le respect héréditaire. Ces liens, d’autant plus forts qu’ils étaient tout à fait volontaires, unissaient la chaumière au château. On y menait la même vie, seulement un peu plus large dans le château, un peu plus mercenaire dans le village.

Ces gentilshommes militaires et laboureurs auraient été rois dans la langue de la Bible ou d’Homère ; ils n’étaient plus en France que citoyens égaux en tout au peuple des campagnes, mais c’étaient des rois récemment découronnés. Ils régnaient encore, quand ils étaient dignes d’être aimés, par le souvenir, par la vieille affection du pays et par la déférence volontaire, sur les populations affranchies.

C’est dans cette classe homérique et biblique que j’étais né. Je ne m’en glorifie pas, puisque les berceaux sont tirés au sort pour ceux qui viennent au monde, mais je ne m’en humilie pas non plus, puisque le premier bonheur de la vie est de naître à une bonne place au soleil et à une bonne place dans le cœur de ses contemporains.

« Heureux ceux, dit Homère, qui sont nés de race libre. »

La race libre, avant le temps meilleur où tous furent libres, c’était nous.

III

Cette condition sociale dans laquelle j’avais eu le hasard de naître, le pays pastoral et agricole que nous habitions, la maison, les vergers, les champs, les aspects, les relations fières, mais douces, des paysans avec le château et du château avec les chaumières ; les nombreux serviteurs, jeunes ou vieux, attachés héréditairement à la famille par honneur et par affection plus que par leurs pauvres salaires ; mon père, ma mère, mes sœurs, les occupations pastorales, rurales, domestiques, des champs ou du ménage, toutes ces habitudes, au milieu desquelles je grandissais, étaient tellement semblables aux mœurs des hommes de l’Odyssée que notre existence tout entière n’était véritablement qu’un vers ou un chant d’Homère. On va en juger par cette esquisse du paysage, du château, de la ferme et des habitants.

IV

La révolution française, à peine finie, avait supprimé les substitutions et les droits d’aînesse, qui perpétuaient quelquefois utilement pour les familles, quelquefois iniquement pour les enfants, la transmission des terres de père en fils. Mon grand-père, chargé de jours, était très riche en territoires dans la Bourgogne et dans les montagnes de la Franche-Comté. Il venait de sortir des prisons de la Terreur. Il se reposait dans cette douce halte de la vie qu’on appelle une belle vieillesse, avant de mourir. Après sa mort, son vaste héritage s’était partagé entre ses six enfants, trois fils et trois filles. De cette nombreuse maison, mon père seul, quoique le dernier né, s’était marié. Chacun de ses fils ou de ses filles avait eu pour sa part une terre avec un château dans l’une des deux provinces où nos biens paternels ou maternels étaient situés. On présume aisément qu’à l’exception de la terre principale, voisine de la ville et habitée plus ordinairement par mon grand-père, la plupart de ces terres, livrées à des fermiers ou à des intendants, étaient négligées, et que les demeures, quoique anciennement féodales, portaient les traces d’abandon et de délabrement qui précèdent la ruine des édifices humains.

Le second de mes oncles par ordre de naissance avait eu pour son lot un domaine riche en forêts et en pâturages, à quelque distance de Dijon. Cette terre est située au milieu d’un groupe ou d’un nœud confus de montagnes noires dont j’aperçois et dont je reconnais encore les gorges sombres avec l’émotion des jeunes souvenirs, quand je passe en chemin de fer à la station alors inconnue de Mâlins. La fumée des chaumières du village d’Ursy, qui s’élève en léger brouillard bleuâtre au-dessus de cette mer de verdure, est inaperçue des voyageurs ; mais elle me fait monter à moi les larmes aux yeux. Je pourrais dire de quel foyer de bûcheron ou de laboureur cette fumée s’élève, et quelle mère de famille, autrefois servante ou bergère au château, jette le fagot dans l’âtre pour chauffer, au retour des bois humides, les mains de son mari et de ses petits enfants.

Ce groupe de noires montagnes est percé à peine de quelques vallées étroites et tortueuses. Les chênes, des deux côtés du ravin, entrecroisent leurs branches et répandent leur nuit en plein jour sur ces solitudes. Chacune de ces gorges sert de lit à un sentier creusé de profondes ornières. C’est par ces chemins creux que les bois de la contrée, sa seule richesse, descendent, après les coupes, sur la rive gauche de la rivière d’Ouche, qui roule plutôt qu’elle ne coule des hauts plateaux de la Bourgogne vers la ville de Bossuet.

Le château, caché aux regards par deux mamelons et par des rideaux de grands frênes, n’est aperçu que par les corneilles et par les geais des collines élevées qui l’entourent ; les petits bergers paissent leurs moutons dans les clairières nues des sommets.

C’était autrefois un château à tours, à fossés, à pont-levis ; on en voit encore les vestiges mal recouverts par les constructions modernes. Il ressemble aujourd’hui à une immense abbaye d’Italie ou d’Allemagne. Il est percé de quinze fenêtres à balcons de pierres moulées sur sa façade ; il est orné d’architecture à peine ébréchée par le temps ; il est décoré, au-dessus de la corniche, par une balustrade élégante plus digne d’une villa de Rome que d’un manoir de la Bourgogne.

Les avenues de cerisiers, les buis séculaires, ces ifs du Nord, ce velours des murs d’enceinte, les larges parterres, les immenses jardins, les pièces d’eau dormante dans leurs bassins de roseaux et de marbre, les fontaines bouillonnantes par la gueule des dauphins moussus sous le hêtre colossal, les longs méandres de charmilles taillées en murailles arrondies en berceaux, les gradins de gazon fuyant en perspective pour conduire le regard jusqu’au cœur des bois, enfin les forêts épaisses et silencieuses qui entourent la demeure, tout donnait au château de mon oncle un caractère de mélancolique grandeur et de sauvage majesté. Il rappelle le cloître des Camaldules de Naples ou de Vallombreuse de Florence, plus que l’habitation d’une famille de simples gentilshommes de campagne.

C’est peut-être ce caractère claustral qui avait, à son insu, porté mon oncle à préférer ce séjour à toute autre habitation moins sévère dans le partage des biens de la maison.

Cet oncle était destiné à l’Église avant la Révolution ; il était entré contre son gré dans cet ordre, avec la perspective toute mondaine d’un évêché ou d’une abbaye. Il en était sorti sans regret, expulsé par la Révolution. De son état il n’avait conservé que la décence.

Pour éviter le contraste entre son ancienne profession et sa vie nouvelle de simple agriculteur cultivant le domaine de ses pères, il s’était retiré à jamais hors du monde dans cette thébaïde opulente. De prêtre sans vocation il s’était fait patriarche, par dégoût du monde. Ses bois, ses champs, ses serviteurs, ses troupeaux, sa figure de sérénité et de paix, sa philosophie orientale et contemplative, tout rappelait en lui un Abraham sans épouse. Seulement sa tente était un château, ses palmiers étaient des chênes, et ses chameaux étaient les plus forts taureaux de la province ; leurs couples mugissants, attelés dès l’aurore à la charrue, faisaient fumer les collines défrichées de leur haleine et de leurs sueurs, comme des chaudières vivantes de force animale évaporées au soleil d’été sur les sillons.

V

Cet oncle, à qui sa profession sacerdotale interdisait le bonheur d’avoir une famille, aimait tendrement mon père ; il nous avait adoptés pour ses enfants. Nous quittions tous les ans notre maison moins pastorale du Mâconnais pour aller passer l’été et l’automne dans sa belle demeure ; elle m’était destinée après lui. Notre père et notre mère nous y conduisaient tout petits pour y continuer notre éducation domestique et pour animer un peu cette solitude par ce doux tumulte dont six enfants en bas âge remplissent la maison d’un homme sans famille. C’est là que nous avons pris tous le goût passionné et l’habitude de la vie des champs, qui élargit l’âme, en opposition avec le séjour des villes, qui la rétrécit. L’espace grand devant les pas, le ciel libre sur la tête rendent l’âme vaste et l’esprit indépendant : les murs sont l’esclavage, les champs sont la liberté.

VI

Les mœurs, les travaux, les loisirs, les habitudes à la fois dignes et rurales que nous avions là sous les yeux, étaient bien propres à nous façonner l’âme et les sens à la vie antique et patriarcale des hommes homériques de l’Odyssée. Le château était une tribu dont le chef grec ou le scheik arabe était notre oncle ; les maîtres et les serviteurs y vivaient presque dans l’égalité et dans la familiarité de la tente antique ; la différence n’était que dans la diversité des soins et des travaux. L’autorité, établie d’elle-même par l’habitude et par le respect, avait à peine besoin du commandement pour être obéie. Chacun des nombreux serviteurs du château allait de soi-même à ses fonctions, comme les troupeaux à qui l’on ouvre l’étable vont d’eux-mêmes, ceux-ci au joug, ceux-ci aux chars, ceux-ci aux pâturages. Presque tous étaient nés ou avaient grandi dans la maison. Une hiérarchie naturelle et ascendante faisait, année par année, passer le berger d’agneaux au rang de berger de génisses, de berger de génisses au rang de toucheur de bœufs, du rang de toucheur de bœufs à celui de valet de charrue, du rang de valet de charrue à celui de conducteur de chevaux, chargé d’aller toutes les semaines conduire aux marchés les chars de grains et d’en rapporter le prix au maître. Il en était de même pour les ouvriers bûcherons, tous habitants du village voisin : les hommes mûrs abattaient les chênes avec la hache, les enfants ébranchaient l’arbre abattu, les femmes et les filles liaient les fagots et les entassaient par douzaines sur les clairières. Il en était de même aussi pour les moissons et pour les foins ; chacun avait sa fonction proportionnée à son sexe, à sa force, à son aptitude, à ses années : les uns maniaient la faux à l’heure de la rosée ; les autres, la faucille à l’heure où la paille sèche brûle la plante des pieds ; ceux-ci nouaient la gerbe, ceux-là la chargeaient sur les chariots ; les jeunes filles éparpillaient sur la pelouse tondue le sainfoin coupé et suspendu aux dents de bois de leur râteau ; les enfants, les glaneuses cueillaient çà et là les épis et les herbes oubliés, pour en rapporter de maigres fascines sous leurs bras ; d’autres se suspendaient à droite et à gauche aux ridelles du char pour le tenir en équilibre dans le chemin raboteux et pour empêcher le monceau d’épis de crouler en route avant d’arriver aux granges.

VII

Quand le soir tombait, toute cette tribu rentrait en chantant dans les cours ; on allait se laver les mains et le visage aux fontaines ; on rentrait dans la cuisine pour prendre en commun le repas du soir.

La cuisine n’était pas moins homérique que l’étable, que le labour, que la fenaison, que la moisson ou que le battage des gerbes sur l’aire. La table était gouvernée par le vieux Joseph, semblable à Patrocle dépeçant les viandes d’Achille. Il était assisté par cinq ou six servantes, Briséis ou Euryclées de ce ministre en chef des festins.

D’immenses chaudières suspendues aux chaînes d’airain des crémaillères fumaient en bouillonnant sur la flamme, sans cesse nourrie de bois vert, du foyer. On puisait dans ces chaudières avec de larges cuillers de cuivre, luisantes comme l’or, les portions de légumes ou de lard qu’on servait aux ouvriers de la ferme sur des plats d’étain qui couvraient la table.

Cette table sans nappe, de noyer poli, entourée de bancs, s’étendait d’un mur à l’autre sous la voûte immense et enfumée de la cuisine voûtée. La flamme du foyer et quelques lampes grecques à bec de grue l’éclairaient de lueurs fantastiques.

Les chefs d’attelage s’asseyaient au bout le plus honorable, parce qu’il était le plus rapproché du grand fauteuil de bois où le cuisinier Joseph, pareil à un roi, présidait au festin, assis lui-même sous le vaste manteau de pierre de la cheminée ; puis les bouviers, puis les simples journaliers, puis les bergers, presque tous enfants en bas âge, à l’exception du berger en chef des moutons, vieillard respecté, pensif, jaseur et philosophe, qui s’asseyait en tête des bouviers par le droit de ses années et de sa profonde sagesse.

Quant aux femmes et aux filles, selon la coutume des siècles d’Homère et de notre pays, elles n’avaient point de place à table à côté des hommes ; elles mangeaient debout derrière les bergers, les unes adossées aux piliers de la voûte, les autres groupées et accroupies sur le seuil des fenêtres, et quand elles voulaient boire elles allaient une à une puiser l’eau fraîche dans un seau suspendu derrière la porte. Une poche de cuivre étamé, au long manche de fer, leur servait de coupe ou de verre ; elles y trempaient leurs lèvres comme des agneaux dans le courant limpide du lavoir.

Ce repas s’accomplissait en silence, interrompu seulement de temps en temps par quelques remarques profondes, fines ou malicieuses, du vieux berger, aussi sage que Nestor, ou par quelques rires contenus des jeunes filles rougissantes, qui se retournaient contre le mur pour cacher leur visage ou qui s’enfuyaient en folâtrant dans les cours pour rire en liberté.

Le repas terminé, notre mère, qui ne négligeait aucune occasion d’élever à Dieu l’âme de ceux dont elle était chargée, paraissait, suivie de ses filles et un livre à la main, à la porte de la cuisine.

Aussitôt le bruit des services, les conversations, les rires se taisaient ; sa physionomie noble, gracieuse et grave, même dans le sourire, apaisait tout ce bruit du jour comme l’huile répandue apaise le léger tumulte des petits flots bouillonnants dans la vasque d’une fontaine. Les hommes se levaient, les fronts se découvraient, les enfants et les jeunes filles se rapprochaient. Elle faisait une courte lecture de piété appropriée à l’intelligence et à la condition de cette famille : c’était le plus souvent un petit épisode tout rural et tout pastoral de la Bible, suivi d’un petit commentaire qui faisait sentir à ces pauvres gens la similitude de leur vie à la vie des patriarches aimés de Dieu, puis une courte prière pour bénir le jour et le lendemain. Ainsi rien ne manquait à cette existence de la famille agricole, pas même l’élévation de la pensée au-dessus de cette terre, pas même ce sursum corda qui manque à toute chose quand on ne la relie pas avec l’infini, l’horizon de l’âme.

VIII

La tonte des brebis, le lavage des agneaux dans le bassin d’eau courante ; la dernière gerbe qui arrivait dans l’aire sur le dernier char de la moisson, festonné de bleuets, de pavots, de guirlandes de chêne ; la dernière gerbe battue, dont on apportait le grain dans une écuelle au maître du château pour la répandre sous ses pas et pour qu’il remplît à son tour l’écuelle vide de petites monnaies pour les batteurs ; la visite des étables, où les bœufs, les vaches, les taureaux, liés aux mangeoires par de grosses cordes, étalaient leurs flancs luisants et leurs litières dorées, témoignages des soins et de la propreté des bouviers ; les écuries des chevaux de trait, tapissées de harnais aux boucles de cuivre aussi éclatantes que l’or, le bruit de leurs mâchoires qui moulaient l’orge, la fève ou l’avoine entre leurs dents, délicieuse musique des râteliers bien garnis aux heures où le laboureur détèle trois fois par jour ses attelages ; les mugissements lointains des bœufs de labour répercutés d’une colline à l’autre, le matin avant que le soleil se lève ; les cris intermittents de l’enfant qui les chatouille de la pointe de l’aiguillon ; les claquements du fouet du charretier qui revient à vide de la ville où il a déchargé ses sacs de blé ; le roucoulement perpétuel des pigeons sur le toit du colombier ou sur la paille des basses-cours, ou ils disputent l’épi mal vidé aux poules ou aux passereaux ; les fêtes champêtres au château, fêtes qui marquaient pour les serviteurs et pour les mercenaires des hameaux voisins la fin de chaque travail essentiel de l’année ; les danses dans la grande salle délabrée quand la pluie ou le froid s’opposait aux danses sur les pelouses des parterres ; les préférences naissantes, les inclinations devinées, avouées, combattues, ajournées, triomphantes enfin entre les jeunes serviteurs de la ferme et les jeunes servantes de la maison ; les aveux, les fiançailles, les noces, les joies des épousées devenant la joie et l’entretien de toute la tribu ; enfin ces repos et ces silences complets des dimanches d’été succédant aux bruits de la semaine, silences délassants pendant lesquels on n’entendait plus autour du château et jusqu’au fond des bois que le bourdonnement des abeilles sur le sainfoin autour des ruches et le ruminement assoupissant des bœufs couchés sur les grasses litières dans les étables ; toutes ces scènes de la vie privée, quoique vulgaire, rurale, domestique, n’étaient-elles pas aussi riches de véritable poésie épique ou descriptive que les scènes de la vie publique dans l’Iliade, que les tentes des héros, les conseils des chefs, les champs de bataille d’Ilion ?

C’est ce qu’Homère, le poète complet, le poète suprême, le poète du cœur autant que le poète des yeux, avait merveilleusement senti bien avant nous. C’est pourquoi il avait fait d’abord l’épopée héroïque dans l’Iliade, puis l’épopée intime, privée, domestique, dans l’Odyssée, et c’est pourquoi (car plus l’homme se rapproche du cœur, plus il est pathétique et intéressant), c’est pourquoi cette seconde épopée d’Homère, l’Odyssée, est mille fois plus pénétrante au cœur que l’Iliade ; c’est pourquoi on lit une fois l’Iliade et on relit sans cesse l’Odyssée. L’Iliade, c’est une scène de la vie des guerriers ou des princes ; l’Odyssée, c’est notre vie de tous les jours à tous ! L’Iliade, c’est le camp, l’Odyssée, c’est la maison ! Ouvrez la maison, vous ouvrez le cœur de l’homme ! Éclairez cette maison et ce cœur de l’homme des rayons de la poésie divine d’Homère, et vous y découvrirez des trésors mystérieux de mœurs, de pittoresque et de sentiment qui dépassent mille fois ceux de la vie héroïque. Pour qui sait voir et sentir, la nature a mis la poésie partout, comme le feu caché dans les éléments ; il ne s’agit que de frapper le caillou pour que la flamme jaillisse ; il ne s’agit que de toucher juste le cœur pour que la poésie en découle à grandes ondes comme le sentiment.

IX

Toute cette poésie de la vie domestique, tout ce beau poème du foyer de famille, dont nous étions à notre insu témoins et acteurs dans notre Ithaque de Bourgogne, nous pénétrait jusqu’à la moelle de ses émotions. Ces émotions, qui n’étaient que les émotions de la nature et du cœur pour nous, auraient été les émotions de l’art pour un grand poète primitif. C’étaient des pages de la Bible, c’étaient des pages d’Homère que ces journées. Nous l’ignorions, parce que nous étions trop enfants pour découvrir l’art suprême sous les simplicités de la vie paysanesque dont nous faisions partie ; notre mère, aussi sensible et plus intelligente que nous, ne l’ignorait pas. Très-versée par les habitudes de sa piété dans la Bible, très teinte des couleurs homériques dans son imagination par ses lectures de jeunesse sous des maîtres illustres, on voyait, à sa physionomie fine et sous-entendue devant les grandes scènes de la vie rurale, qu’elle en jouissait aussi naïvement que nous par le cœur, mais plus littérairement que nous par l’esprit.

À chacun de ces beaux ou gracieux tableaux des labours, des semailles, des foins, de la moisson, des glaneuses, des chars fleuris, des repas champêtres, des moutons rentrant ou sortant de la bergerie sous la garde des chiens, des taureaux présentant leur cou nerveux aux jougs entrelacés de feuillages pour écarter de leurs yeux les mouches ; à ces épisodes des danses sur l’aire, des noces villageoises, et des cérémonies religieuses qui poétisent tout en rattachant tout au premier anneau qui porte le monde, une allusion inattendue à une de ses lectures, une citation d’un verset des Écritures, d’un vers traduit d’Homère ou de Virgile, d’un passage de Fénelon ou de Bernardin de Saint-Pierre, s’échappait comme involontairement de ses lèvres et gravait dans notre mémoire une empreinte juste et pittoresque du spectacle que nous avions sous les yeux.

On voyait que cette belle nature rustique, dont nous n’apercevions que la face extérieure, lui apparaissait double à elle, d’abord dans cette nature elle-même, et ensuite dans un miroir écrit de cette nature qui la reflétait à son âme.

Ce miroir, c’était un de ces livres dont elle faisait sa lecture ordinaire pendant que nous courions dans les prés ou dans les bois, car tous les livres au fond ne sont que des miroirs : celui qui ne sait pas lire ne voit qu’un monde ; celui qui sait lire en voit deux.

X

Cette femme si jeune, si belle et si touchante alors au milieu de son ménage et de ses enfants, n’était pas cependant très érudite ; elle n’était pas douée d’une de ces imaginations transcendantes qui colorent de tant d’éclat, et souvent de tant d’éblouissements, la vie, les idées ou les passions des femmes artistes ; elle n’avait de transcendant que la sensibilité ; toute sa poésie était dans son cœur : c’est là en effet que doit être toute celle des femmes. L’art est une déchéance pour la femme : elle est bien plus que poète, elle est la poésie. La sensibilité est une révélation, l’art est un métier ; elles doivent le laisser aux hommes, ces ouvriers de la vie ; leur art, à elles, est de sentir, et leur poésie est d’aimer.

Ce sont ces réflexions, que je n’ai faites que plus tard, qui m’ont appris comment cette femme, dont l’imagination n’était qu’ordinaire et dont l’instruction ne dépassait pas celle de son sexe, était cependant si supérieure par l’inspiration et par la grandeur d’âme. C’est que le génie a deux natures : flamme dans la tête de l’homme, chaleur dans le cœur de la femme. C’est cette flamme qui illumine le monde extérieur des idées ; c’est cette chaleur qui couve et qui fait éclore le monde intérieur du sentiment.

Malheur aux femmes qui excellent dans les lettres ou dans les arts ! Elles se sont trompées de génie. Si elles se ravalent à imaginer, soyez sûrs que c’est qu’il leur a manqué quelque chose à aimer : leur gloire publique n’est que l’éclat de leur malheur secret. Hélas ! il ne faut pas les envier, il faut les plaindre d’être admirées. Demandez-leur si elles ne troqueraient pas tout le bruit de leur nom contre un soupir qui ne serait entendu que de leur cœur ?

XI

Mais cette mère de famille d’une sensibilité si juste et si exquise jouissait plus qu’une autre, par cette justesse et par cette délicatesse de sensibilité, des œuvres de l’art antique. La nature et le cœur humain s’y révèlent, avant l’âge des déclamations et des affectations littéraires, dans toute la simplicité et dans toute la naïveté du premier âge, de cet âge d’innocence des livres, si l’on ose se servir de cette expression.

Le lyrisme la touchait peu : il tient de trop près à la démence. L’enthousiasme qui extravague entre ciel et terre sur des flots d’images, d’apostrophes, d’éjaculations, n’est au fond qu’une sublime démence du génie. Il éblouit beaucoup les yeux, il dit peu de chose au cœur, à moins qu’il ne soit prière et qu’il ne fonde en larmes comme la nuée éclatante fond en eau, comme David fondait en gémissements sur sa couche de cendres.

Mais la poésie épique la ravissait en extase, et non pas tant la poésie héroïque, comme l’Iliade et l’Énéide, dont les personnages et les aventures sont trop dissemblables à nos conditions et trop loin du cœur, mais la poésie épique de la Bible ou de l’Odyssée. Ces poèmes soulèvent la toile de l’entrée de la tente dans le désert, ils entrouvrent la porte de la maison dans la cité antique ; ils y surprennent, dans la vie commune et dans le secret de toutes les familles, une poésie qui sort de terre comme la fontaine de Siloé, dans la Bible, sort de l’antre, sans fracas, sans tonnerre et sans éclair, semblable à un hôte qui vient à petit bruit.

Ce sont là les peintures qui, sans l’enlever aux réalités de sa vie de mère de famille et de maîtresse de ménage rustique, la ravissaient dans ce monde antique, profane ou sacré ; elle y retrouvait les mêmes mœurs, les mêmes images et le même cœur humain que dans sa maison. C’est par ces tableaux naïfs, pathétiques, si propres à colorer de couleurs vraies et à toucher de sentiments justes l’imagination et le cœur des enfants, qu’elle voulut à cette époque nous lire elle-même l’Odyssée d’Homère. L’Odyssée est l’histoire de toutes les fidélités du cœur aux devoirs naturels : fidélité du père, dans Ulysse, à sa patrie et à sa famille ; fidélité de l’épouse, dans Pénélope, à son mari ; fidélité du fils, dans Télémaque, à son père ; fidélité des serviteurs, dans Eumée, à son roi ; fidélité de l’esclave, dans Euryclée, à sa maîtresse ; fidélité du chien lui-même, dans Argus, à son maître ; et tout cela dans un cadre immense de paysages, de scènes champêtres, de scènes maritimes, de mœurs diverses, mais toutes fraîches et primitives, qui rendent la bordure aussi intéressante que le sujet.

XII

Je vois d’ici le coin retiré et silencieux des jardins où, pendant les longues chaleurs d’un été sans nuages, à l’heure où les fléaux se taisent dans les granges, où les batteurs dorment la tête sous leur bras en plein soleil sur les gerbes répandues dans l’aire, toute la famille, oncle, enfants, se réunissaient après dîner (on dînait alors au milieu du jour) pour assister à cette lecture de l’Odyssée par la mère de famille.

C’était à l’extrémité d’une longue avenue de charmilles ; elle commence au bout du parterre et elle conduit jusqu’à la profondeur sombre des bois. Il y avait là, et sans doute il existe encore (car les arbres ont de bien plus longues destinées que ceux qui empruntent tour à tour leur ombre), il y avait là, au bas d’une pente veloutée de fougères, un hêtre immense dont les feuilles, portées en tous sens par une charpente vivante de branches et de rameaux, couvraient d’une demi-nuit un arpent d’ombre transparente.

Entre les racines gonflées de siècles de ce hêtre, un puits naturel, dont on pouvait toucher l’eau avec la main, paraissait dormir sous un nuage de feuilles mortes, tombées du hêtre sur son orifice. Mais il ne dormait pas, car, par un canal souterrain creusé de main d’homme, il traversait une large étoile de sentiers convergents dessinée là entre les avenues de charmilles, et il allait ressortir un peu plus bas en nappe bouillonnante et éternelle par la bouche d’un dauphin de pierre grise toute barbue de mousse d’un vert cru. Il ruisselait ensuite dans un bassin, s’engouffrait de nouveau sous terre, et allait s’étendre et se reposer enfin dans un étang au pied du monticule de mousse.

Ce monticule, taillé en gradins très larges, était ombragé d’une forêt régulière d’arbres minces et à haute tige, tels que des frênes, des saules, des peupliers. Les racines de ces arbres trempaient dans un sol toujours frais, arrosé par la poussière humide du dauphin. Ils s’élançaient à perte de vue vers le ciel, afin de voir le soleil et de respirer l’air par-dessus la cime du grand hêtre qui les engloutissait dans son ombre. À travers le rideau léger de leurs troncs à peine festonnés de feuilles basses, on voyait luire au soleil, en bas, l’eau dormante et argentée de l’étang.

Ce miroir, où se peignaient les arbres renversés et les nuages blancs passant sur le ciel, réfléchissait toute cette scène. Des bancs de pierre, une table massive de marbre, toujours semés de feuilles sèches, avaient été construits, il y a bien longtemps, sur un petit plateau à quelques pas du dauphin, pour y goûter pendant l’été la fraîcheur et le bouillonnement sonore de la source. C’est là que la famille et jusqu’aux chiens s’acheminaient tous les beaux jours après le dîner, pour laisser passer en lectures, en doux entretiens, en sommeils, les heures trop chaudes, dont le murmure des feuilles et de l’eau abrégeait la lenteur ou notait les rêves.

Un jour notre mère y parut un livre inconnu à la main.

À la forme du volume et à la couleur de la couverture en bois noir, nous pensions que c’était un vieux bréviaire de notre oncle ou un missel de sacristie, dans le temps qu’il y avait au château l’aumônier de notre grand-père. Nous savions que notre mère aimait à lire dans ces volumes d’autel pleins de prières et qui conservaient encore dans leurs pages l’odeur d’encens dont l’encensoir des enfants de chœur les avait jadis parfumés.

Nous fûmes donc agréablement surpris quand elle ouvrit tout à coup le mystérieux volume, et quand elle nous dit, avec un sourire de bonne promesse : « Je vais vous lire aujourd’hui, et bien des jours de suite, une longue et belle histoire, la plus longue et la plus belle que je connaisse après les histoires de la Bible. Elle vous apprendra bien des choses sur les hommes et sur les pays d’autrefois. »

Elle ouvrit alors le gros volume, dont les marges, rongées par les rats, laissaient bien des vides sur le bord des pages : c’était la traduction de l’Odyssée d’Homère par madame Dacier. Il n’y en a point de plus inexacte et de plus libre, et cependant il n’y en a point de plus fidèle. Pourquoi ? Parce que la bonne et savante madame Dacier adorait Homère, son modèle, plus qu’aucun autre traducteur ne l’a jamais adoré ; parce que l’amour est une révélation ; parce qu’enfin, sans s’inquiéter jamais de sa propre gloire d’écrivain, cette femme, forte de l’érudition antique, ne s’appliquait qu’à faire sentir, non littéralement, mais par analogies et par périphrases quelquefois ridicules, mais toujours sincères, la pensée ou le sentiment de son poète ; miroir souvent terni, mais miroir vivant, qui défigure parfois l’image, mais qui rend ce qu’il y a de plus intraduisible dans l’image : la ressemblance et la vie !

Nous restâmes impatients et attentifs, assis sur l’herbe à portée de la voix. L’attention de notre père et de notre oncle, éveillée par cette lecture, augmenta la nôtre. Ils fermèrent les petits volumes qu’ils tenaient dans leurs mains, comme si tout devait céder à l’intérêt de ce gros livre, et ils prirent l’un et l’autre sur leur banc l’attitude d’hommes qui écoutent.

XIII

« Il faut d’abord, mes enfants, nous dit notre mère, que je vous apprenne ce que c’est qu’un poème épique. Un poème épique est une histoire dont le fond est vrai, mais dont les aventures et les détails sont plus ou moins imaginaires. Le poète, c’est-à-dire celui qui raconte aux hommes cette histoire en l’embellissant, ne la raconte pas seulement, il la chante. Cela veut dire qu’il la récite ou qu’il l’écrit en phrases cadencées et musicales qu’on appelle vers. L’agrément qui résulte de ces sons réguliers et harmonieux pour l’oreille, ainsi que l’agrément qui résulte des images, des peintures, des compositions, pour les yeux de l’âme, enchantent l’auditeur ou le lecteur de son histoire, et la gravent ainsi, comme un air dont on se souvient ou comme un tableau qu’on se retrace, dans la mémoire des hommes.

« Homère était un de ces historiens qui chantent au lieu de raconter. Il vivait il y a trois mille ans. Il avait chanté une guerre entre les Grecs et les Troyens d’Ilion, appelée l’Iliade ; après cette histoire, il voulut chanter une histoire moins héroïque et plus familière, dans laquelle, non pas les héros seulement, mais tout le monde, depuis le héros jusqu’au berger, depuis la princesse jusqu’à la servante, retrouvât l’image de sa propre vie. L’Odyssée est un poème épique familier, le poème de la vie humaine tout entière, sans acception de conditions ou de rangs dans la société. Si je le lisais à la servante de la basse-cour Geneviève, qui prend la poignée de grains dans son tablier et qui la jette en nuage poudreux aux poules ; si je le lisais au vieux Jacques, le berger qui trait ses chèvres descendues de la montagne et qui cause avec ses chiens couchés au soleil à ses pieds, Geneviève et Jacques s’y reconnaîtraient ; ils prendraient, en s’y reconnaissant, autant d’intérêt qu’un roi ou qu’une reine à cette histoire.

« Vous-mêmes, mes enfants, votre père, votre oncle, l’un sous le nom d’Ulysse, l’autre sous le nom d’Alcinoüs, moi-même, sous le nom de Pénélope, nous y sommes tous. — Lisons donc ! nous écriâmes-nous en battant des mains. — Eh bien ! je vais lire, dit-elle.

« Mais d’abord sachez ce que c’était qu’Ulysse, dont il est tant question dans cette histoire. Ulysse était un roi d’une petite île grecque appelée Ithaque, dans la mer Adriatique, en face de la grande Grèce. Il avait accompagné Agamemnon, autre petit roi d’un canton de la Grèce appelé Argos, à la guerre contre les Troyens. Après la destruction d’Ilion, Ulysse avait erré longtemps sur la mer sans pouvoir aborder dans Ithaque. Sa femme, Pénélope, et son fils, Télémaque, dont M. de Fénelon nous a raconté les aventures, gémissaient de son absence. La belle Pénélope, dont le rang, la beauté, les richesses excitaient l’ambition d’une foule d’autres chefs de la Grèce, était obsédée dans son palais par des prétendants à sa main. Ils dédaignaient son fils, Télémaque ; ils dévoraient ses biens ; ils exigeaient, la menace à la bouche, que Pénélope choisît entre eux un époux. Elle demandait du temps ; elle leur avait promis de se prononcer enfin quand elle aurait fini de broder un voile, mais elle défaisait la nuit ce qu’elle avait fait le jour, afin de prolonger le délai. Ici commence le poème. Le poète, avec la rapidité du vol de la pensée, qui ne connaît point de distance, plane tantôt sur un lieu, tantôt sur un autre ; maintenant avec Ulysse, tout à l’heure avec Pénélope ; aujourd’hui à Troie ou à Argos, demain à Ithaque. Il voit comme un dieu tout ce qu’il veut regarder à la fois ou tour à tour. »

Alors elle nous lut d’une voix lente, grave et cadencée, le premier chant. Je ne vous le relirai pas ici, vous avez en main le livre.

Quand elle en fut à ces vers où Minerve supplie Jupiter de permettre à Ulysse d’aborder enfin dans sa patrie :

« Ulysse, dont l’unique désir est de revoir au moins s’élever de loin la fumée de la maison où il est né et où il voudrait mourir ! »

— « Voyez, mes enfants, nous dit-elle, quelle profonde analyse des sens et du cœur de l’homme dans ce seul mot : la fumée de la maison de ses pères ! Supposez que vous soyez égarés depuis des années et des années dans l’immensité de ces forêts qui nous entourent ; supposez que du haut d’une montagne vous aperceviez enfin, le soir, une légère vapeur bleue s’élever dans le ciel au-dessus du toit du château : que ne vous dirait pas au cœur cette petite colonne bleuâtre sortant de la cheminée de votre père et de votre mère ? que ne verriez-vous pas des yeux de l’âme à travers cette fumée ? Vos berceaux, votre père, votre mère, vos oncles, vos tantes, vos nourrices, vos serviteurs, vos chiens, vos troupeaux, la table, le foyer où l’on prépare les aliments de la famille, les entretiens au coin de l’âtre, les embrassements au coucher et au réveil de vos lits ! toute votre vie, enfin, dans une seule légère fumée, sortant du fagot de buis que la servante jette le soir sur les cendres chaudes !

« Eh bien ! voilà comment Homère, qui apparemment sentait tout cela, parce qu’il avait été si souvent lui-même errant loin du foyer perdu de son enfance ; voilà pourquoi, dis-je, il éveille toutes ces délices et tous ces regrets dans une seule image ! Mais cette image est prise dans le cœur, et aucune autre image ne pourrait rendre aussi vivement ce qu’il veut faire sentir ! Voilà le poète ! le poète, bien supérieur à l’historien, car l’historien raconte, et le poète peint ! »

XIV

Elle reprit et s’arrêta bientôt après à ces vers où Homère raconte l’entrée de Télémaque dans le palais de sa mère Pénélope. Minerve vient d’y arriver sous la figure d’un étranger.

« Télémaque, conduisant son hôte, le débarrasse de sa lance, la pose d’abord contre une colonne, puis la place dans l’armoire luisante où sont rangées les lances d’Ulysse, son père. Il le conduit vers un siège qu’il recouvre d’un beau tapis de lin, orné de riches broderies ; au-devant du siège était un tabouret pour reposer ses pieds… Alors une servante, portant à deux mains une aiguière d’or, verse l’eau qu’elle contient dans un bassin d’argent, pour que Télémaque et son hôte y lavent leurs mains. Elle dresse ensuite devant eux une table polie. La femme chargée des provisions dans le palais y dépose des pains et des mets nombreux ; un autre serviteur apporte des plats lourds de diverses espèces de viandes. Il leur distribue des coupes d’or ; un héraut s’empresse d’y verser le vin. »

— « Ne diriez-vous pas, mes enfants, reprit notre mère, que ces usages domestiques, qui existaient il y a plus de trois mille ans, sont d’hier ? Ne vous semble-t-il pas que vous assistez à la réception que votre père ou votre oncle font à un de leurs voisins de distinction, quand ils le reçoivent au château, fatigué d’un voyage ou d’une chasse ? Ne reconnaissez-vous pas la femme de charge qui tient les clefs de l’office ? la jeune servante qui porte l’eau et la cuvette dans les chambres des étrangers ? le domestique qui va déterrer le flacon de vin vieux, dans le sable du caveau, et qui le verse dans le verre avant qu’on s’asseye à table ? puis les serviteurs qui apportent de la cuisine les plats de viande et de légumes dans la salle à manger ? Tout cela est aussi vulgaire que ce que vous voyez tous les jours sans y prendre garde. Mais tout cela n’est-il pas rendu dans ces vers avec tant de vérité que cela frappe vos imaginations comme si vous assistiez pour la première fois à cette scène d’intérieur, et que la simplicité même des détails et des expressions en relève à vos yeux la naïve beauté ? Cela ne vous apprend-il pas qu’il y a autant d’intérêt et de ce qu’on appelle poésie dans la domesticité d’une maison bien tenue que dans la solennité des actes de la vie héroïque, et que tout le génie de celui qui raconte une histoire ou un poème comme celui-là est de faire sortir, par la fidélité de sa description, ce que Dieu a mis de grâce, de beauté, de dignité et de sentiment en toute chose humaine ? En un mot, ne sentez-vous pas pour la première fois que tout est poésie dans la nature, et que nous-mêmes, qui ne nous en doutons pas, nous sommes peut-être, à notre insu, un tableau d’intérieur aussi intéressant et aussi pittoresque, si nous étions aussi bien peints par un Homère que Télémaque et son hôte Mentor ? Cette source, ces beaux arbres, cet étang qui brille entre les joncs, ces hirondelles qui y boivent au vol, votre père, votre oncle qui se reposent dans des attitudes pensives sur ces bancs, vous-mêmes qui m’écoutez, les yeux ouverts, au pied de ces peupliers qui se balancent sur vos têtes blondes, moi enfin, mon livre antique à la main, qui vous raconte des choses antiques et toujours jeunes, tout cela ne serait-il pas au besoin une scène d’Homère, s’il y avait un Homère parmi nous ? Mais poursuivons. »

Elle nous lut alors la conversation de table entre Télémaque et son hôte divin ; comment les prétendants à la main de Pénélope abusent du veuvage de cette mère pour ruiner et déshonorer sa maison ; comment Minerve, sous la figure de l’hôte, s’indigne de cette obsession et engage Télémaque à équiper un vaisseau pour aller à la recherche de son père ; comment, s’il n’a pas le bonheur de le retrouver, il reviendra lui-même, plus grand et plus robuste, à Ithaque, où il immolera par sa force ou par sa ruse les indignes persécuteurs de Pénélope ; comment Pénélope, entendant de sa chambre haute le chantre Phémius chanter devant ses prétendants le retour des Grecs du siège de Troie, descend les escaliers du palais, suivie de ses servantes, s’arrête, modeste et voilée, appuyée sur le montant de la porte et les yeux humides de larmes, en pensant à Ulysse qui n’est pas revenu avec les Grecs ; comment elle supplie Phémius de changer le sujet trop triste de ses chants ; comment Télémaque, déjà rusé comme son père, feint de gourmander respectueusement sa mère, pour qu’elle rentre dans sa chambre. « Laissez chanter ce qu’il veut à ce poète : les chants les plus nouveaux sont toujours ceux que les hommes rassemblés préfèrent ; retournez dans votre appartement ; reprenez vos travaux habituels, la toile et le fuseau. Le droit de parler appartient à tous les hommes, et surtout à moi, car c’est à moi qu’appartient par ma naissance l’autorité dans cette maison ! »

Pénélope, ravie en secret d’admiration, retourne dans sa chambre haute avec ses servantes ; elle y pleure, en souvenir de son époux absent, jusqu’à ce que le sommeil pèse enfin sur ses paupières.

Nous nous récriâmes d’admiration, nous autres enfants, sur cette tendresse et sur cette douleur voilée de Pénélope, sur cette feinte habile et respectueuse du fils. « C’est ainsi que je ferais, dis-je à demi-voix. — C’est ainsi que j’aurais fait, dit ma mère ; je me serais fiée à mon fils ; je ne me serais pas offensée d’un manque de respect dont j’aurais compris l’intention pieuse ; je m’en serais rapportée à lui pour venger la femme et la maison de son père. » Les plus jeunes sœurs avaient les larmes aux yeux, en comprenant, à la voix de leur mère, ce qu’elles n’avaient pas bien compris d’abord. Mon père et son frère souriaient d’orgueil à ce tableau de famille.

XV

Le premier chant finit avec le jour. Notre mère appuya avec accent sur les détails intimes et domestiques du coucher du fils d’Ulysse.

« Il se retire enfin dans la vaste chambre qui lui avait été construite dans l’enceinte de la cour, à une place où il pouvait tout voir autour de lui. C’est là qu’il va chercher le repos, roulant dans sa tête une foule de pensées. À côté de lui Euryclée portait des flambeaux éclatants, — la sage Euryclée, fille d’Aps, elle que Laërte, le père d’Ulysse, avait achetée jadis de ses propres richesses, et, quoiqu’elle fût encore alors presque dans l’enfance, il donna vingt taureaux pour l’obtenir. Il l’honora dans sa maison à l’égal d’une chaste épouse et ne partagea jamais sa couche. — En ce moment elle porte les flambeaux éclatants devant Télémaque. De toutes les servantes de sa mère, c’est elle qu’il aimait le plus, parce qu’elle l’avait élevé pendant qu’il était encore enfant. Elle ouvre les portes de sa chambre solidement bâtie. Télémaque s’assied sur le bord du lit et quitte sa souple tunique ; il la remet aux mains de cette femme soigneuse ; Euryclée plie délicatement la tunique, la suspend à la cheville du lit et se hâte de sortir de la chambre. Elle retire à elle la porte par l’anneau d’argent, puis elle abaisse le pêne en tirant la courroie.

« C’est là que durant la nuit entière Télémaque, recouvert de la fine toison tissée des brebis, roule en lui-même le plan du voyage que lui conseille Minerve. »

— « Que pensez-vous d’Euryclée, mes enfants ? nous demanda notre mère après avoir fermé le livre. Chacun de nous, chacun de vous n’a-t-il pas eu son Euryclée, cette seconde mère des enfants de la maison, par l’habitude de les avoir vus naître, par le lait ou les soins qu’elle leur a donnés tout petits, par le plaisir qu’elle a eu en les voyant grandir, par l’orgueil qu’elle a en les voyant grands et respectés dans la maison ? Euryclée, n’est-ce pas exactement ma Jacqueline, sur les mains de qui vous m’avez vue pleurer quand elle revient tous les ans me visiter du fond de son village ? Elle s’y repose dans la petite maison que votre père lui a achetée par tendresse pour moi. Euryclée, n’est-ce pas votre Philiberte, qui vous a portés tous à votre tour dans son tablier, qui vieillit avec nous, et qui me remplacerait auprès de vous et de votre père si je venais à mourir avant elle ? N’est-ce pas elle qui porte la lampe dans vos chambres quand vous allez vous coucher et qui suspend à la cheville du lit les vêtements pliés avec économie.

« Est-ce qu’Homère a vécu avec nous pour connaître ainsi tous les secrets de la domesticité et de cœur qui caractérisent notre famille ? Non, mais c’est qu’il a vécu par son cœur sensible et par son génie observateur dans toutes les familles ; c’est que tous les lieux et tous les temps se ressemblent par ces intimités de la maison et par ces mystères d’intérieur qui sont les mêmes pour tous les hommes pétris de la même chair et du même sang par la même nature ! »

Et nous ajournâmes, tout étonnés, au lendemain la lecture de ce livre délicieux, où il nous semblait nous lire nous-mêmes.

XVI

Le lendemain, à la même heure et au même lieu, notre mère rouvrit le vieux livre.

Notre attention devançait le mouvement de ses lèvres. Télémaque se réveille, inspiré par la sagesse et par la piété. Il convoque l’assemblée du peuple ; il s’y rend : son chien, fidèle comme les nôtres, suit son jeune maître. Il parle avec une éloquence modeste des maux que les prétendants font souffrir à sa mère, à lui, à son pays. On lui répond, il réplique ; tous les caractères différents des orateurs honnêtes ou pervers se dessinent dans cette assemblée. Antinoüs, un des prétendants, raille avec ironie le fils d’Ulysse sur sa jeunesse. Télémaque refuse de vider une coupe avec lui. Il se décide à partir. — Écoutez ces détails du départ secret et du chargement du navire ; vous croirez assister au départ de votre père et de moi quand nous quittons notre maison des champs pour la ville.

« Cependant Télémaque descend dans le vaste et haut cellier de la maison de son père, où étaient déposés les habits dans des coffres, et l’huile odorante (la richesse d’Ithaque) dans de nombreuses jarres. Là étaient rangés contre la muraille des tonneaux de vin vieux et délectable, contenant une boisson pure et divine. C’était réservé pour Ulysse, si jamais il devait revoir sa demeure après tant de revers. À l’entrée de la cave s’élevaient deux grandes portes à deux battants, étroitement jointes l’une à l’autre. Une femme de charge de la maison veillait nuit et jour dans cet endroit et gardait ces trésors avec un esprit plein de prévoyance. C’était Euryclée. Télémaque l’appelle dans le cellier et lui parle en ces mots :

« Nourrice ! puisez dans des urnes un vin délicieux, le meilleur après celui que vous réservez pour le divin Ulysse, si toutefois il doit jamais revoir ses foyers ! Remplissez de ce doux breuvage douze vases que vous boucherez tous avec leurs couvercles. Disposez la farine dans les outres soigneusement cousues ; mettez-y en tout vingt mesures de cette farine pulvérisée par la meule. Connaissez seule mon dessein, et distribuez avec soin toutes ces provisions. Ce soir je les prendrai au moment où ma mère montera dans ses chambres hautes pour retrouver sa couche. Il dit ; aussitôt la nourrice Euryclée se prend à pleurer, et à travers ses larmes elle fait entendre ces paroles… »

« Euryclée lui dit (vous l’entendez !) tout ce qu’une servante attachée dès l’enfance à la maison dit au fils de ses maîtres pour le détourner d’un départ qui l’alarme. Télémaque la rassure et la console. ˮ Jurez-moi, nourrice, de ne rien dire à ma mère bien-aimée avant le onzième ou douzième jour après mon départ ; je craindrais trop qu’en pleurant elle perdît sa beauté !  »

Euryclée jure et obéit. La nuit vient ; Télémaque s’embarque en secret. — « Écoutez, mes enfants, comme tous les détails de la mer prennent dans la bouche de ce poète universel la même précision et la même vie que les détails de la maison. Vous avez vu des barques sur la Saône ; figurez-vous le navire sur l’Océan.

« On lâche les câbles ; les rameurs montent tour à tour à leur place et se rangent sur les bancs. Aussitôt Minerve fait souffler de terre un vent favorable, l’impétueux Zéphire, qui rebondit sur la mer ténébreuse. Ils dressent le mât ; ils le placent dans le creux qui lui sert de base ; ils l’assujettissent avec des cordages ; puis ils déplient les blanches voiles tendues par de fortes courroies. Le vent s’engouffre dans le creux de la voile ; la lame bleue retentit autour de la coque du navire qui laboure la mer. Après avoir bien attaché par des câbles les agrès du navire, ils remplissent des coupes de vin et font des libations aux dieux. »

XVII

Minerve, sous les traits de Mentor, conduit d’abord le fils d’Ulysse chez Nestor, le plus sage et le plus vertueux des Grecs revenus de l’expédition de Thrace. Toute la poésie de l’hospitalité éclate dans ce récit en inexprimable simplicité de style.

« Voyez, nous dit notre mère, comment il faut recevoir et retenir par de bonnes paroles et par une douce violence les hôtes malheureux et timides que la Providence envoie à notre foyer ? N’est-ce pas ainsi que votre père et votre oncle accueillent et retiennent ici les étrangers que l’adversité jette si souvent à leur porte ? » Puis elle nous lut ces vers du troisième chant, prononcés par Nestor quand Mentor et Télémaque veulent se retirer le soir.

« Que les dieux immortels me préservent de vous laisser aller loin de nous coucher dans votre barque, comme si je n’étais qu’un indigent dénué de tout, qui n’a dans sa maison ni manteaux ni couvertures à son usage, et qui ne peut offrir un lit moelleux à ses hôtes ! Je possède des manteaux et de belles couvertures. Non, non ! tant que je vivrai, jamais le fils d’Ulysse ne couchera ici sur le pont d’un navire… Quand le festin du soir est achevé, Nestor fait dresser pour Télémaque un lit moelleux placé sous le vestibule. À son réveil, Télémaque est conduit au bain par la belle Polycaste, la plus jeune des filles de Nestor. Après qu’on l’a baigné et parfumé d’huile odorante, Polycaste le couvre d’une tunique et d’un riche manteau. Il s’avance et va s’asseoir près de Nestor… Dès que les viandes sont rôties, on les retire du foyer, et tous s’asseyent pour prendre le repas du matin. Alors des hommes robustes se lèvent et versent le vin dans des coupes d’or… puis on prépare tout pour le voyage par terre que Nestor conseille à son hôte.

« “Mes enfants, dit le vieux roi, hâtez-vous d’amener pour Télémaque les chevaux à la belle crinière et de les atteler au char, afin que cet étranger accomplisse son voyage !…” Aussitôt ils attellent au char les chevaux agiles. La femme qui veille aux provisions dans la maison dépose dans le char le pain et le vin, toutes les choses destinées à la nourriture des rois, fils des dieux. Télémaque monte sur le char brillant ; le fils de Nestor se place à côté de lui, prend les rênes dans ses mains, et du fouet il frappe les coursiers. Durant tout le jour, chacun des deux coursiers agite tour à tour, en secouant la tête, le joug qui les rassemble et qui les lie au timon. »

— « À l’exception du joug qui unissait alors les encolures des deux chevaux pour les faire marcher d’un pas égal, joug qui n’est plus aujourd’hui que sur le cou des bœufs, ne croyez-vous pas voir, dit la lectrice aux enfants, votre père, quand le chef de l’écurie lui présente les rênes, qu’il fait monter à côté de lui, dans sa voiture, un de ses hôtes pour le conduire à la ville, et que de la mèche de son fouet sonore, il caresse alternativement le flanc des deux chevaux ? »

Elle continua à lire le récit du voyage des deux jeunes gens jusqu’à leur arrivée à Lacédémone chez le roi Ménélas, le mari d’Hélène, rendue enfin à son époux. « Écoutez, dit-elle, l’arrivée du char chez le roi. »

« L’écuyer de Ménélas, Étéomnée, appelle les autres serviteurs et leur commande de le suivre. Ils s’empressent d’ôter le joug aux chevaux baignés de sueur et leur apportent de l’épeautre mêlé avec l’orge blanche. Ensuite ils dressent le char, le timon en haut, contre la muraille de la cour. » — N’est-ce pas ainsi que vous voyez ici le bouvier ranger le tombereau pour qu’il tienne moins de place dans les cours, dit-elle, et auriez-vous pensé qu’un détail si vulgaire de ménage rustique pût être chanté en vers magnifiques à la postérité ? C’est cependant là ce que fait Homère, et ce sont précisément ces naïvetés descriptives, si fidèles et si minutieuses, qui portent l’intérêt dans ses chants et qui gravent l’ensemble du poème dans la mémoire. Le génie sait voir les choses les plus communes sous un aspect qui ne frappe pas les hommes ordinaires, et c’est cet aspect qu’on appelle poésie. »

Elle poursuivit sa lecture sans s’interrompre jusqu’au passage où Ménélas raconte à ses hôtes ses propres voyages.

« J’ai longtemps erré sur mes navires, et je ne suis arrivé qu’à la fin de la huitième année. J’ai visité les Égyptiens, les Éthiopiens, les habitants de Sidon, la Libye, où les agneaux naissent avec des cornes ; les brebis y ont trois portées par an. Jamais dans ce pays le possesseur d’un champ, ou même son berger, ne manquent ni de fromage, ni de la chair des troupeaux, ni d’un lait savoureux… Mais Ménélas fait dans la conversation mention du courage et de la sagesse d’Ulysse.

« À ces mots des larmes tombent des yeux de Télémaque en entendant parler de son père, et de ses deux mains, prenant son manteau de pourpre, il se couvre le visage. À ce geste Ménélas reconnaît le fils d’Ulysse. »

— « N’est-ce pas, nous dit notre mère, le geste de la pauvre orpheline du village à qui je demandais, l’autre jour, des nouvelles de sa mère dont j’ignorais la mort ? Ne prit-elle pas les bords de son tablier et ne le releva-t-elle pas sur son visage pour cacher ses sanglots ? Pourquoi les hommes et les femmes de tous les temps ont-ils ainsi la pudeur de la douleur ? continua-t-elle. — C’est que la douleur défigure le visage, répondit une de mes sœurs, et que nous n’aimons pas nous laisser voir enlaidies par les larmes. — N’est-ce pas aussi, répondis-je à mon tour, parce que la douleur est une faiblesse et que l’homme doit se montrer fort, même contre le chagrin ? — Ce seraient deux mauvais sentiments, reprit ma mère ; la vanité doit s’oublier quand le cœur est brisé par une perte du cœur, et, la douleur étant dans les desseins de la Providence une loi de la nature, il n’y a point de lâcheté à pleurer ceux qu’on aime ; mais il y a orgueil ou hypocrisie à se prétendre impassible et à lutter contre sa juste sensibilité. Le seul motif pour se tenir à l’écart ou voilé quand on pleure, c’est de ne pas contrister les autres du chagrin dont Dieu nous afflige. » Mon père, mon oncle applaudirent à cette explication du passage d’Homère. « Et puis vous oubliez, dirent-ils, que Télémaque, à ce moment, voulait cacher sa naissance et son nom ; ses larmes l’auraient trahi. »

XVIII

« Hélène cependant le reconnaît, continue notre mère ; elle fait part de ses soupçons à Ménélas, son mari. » — « Chère épouse, reprend Ménélas, la même pensée m’occupait au même moment. Oui, ce sont bien là les pieds d’Ulysse ! » (dans ce temps-là on ne portait pas de souliers, et les pieds avaient leur physionomie comme les mains) ; « ce sont ses mains, l’éclat de ses yeux, sa tête, et même la chevelure dont elle est couverte. D’ailleurs, quand dans mes discours j’ai rappelé le souvenir d’Ulysse, ce jeune prince a répandu des larmes amères, et de son manteau de pourpre il s’est caché le visage ! »

La reconnaissance a lieu. « Né d’un père prudent, dit Ménélas au jeune homme, vous parlez avec prudence. On reconnaît aisément la postérité d’un homme à qui les dieux ont filé d’heureuses destinées à deux choses : au jour de leur naissance et au jour de leur mariage. » — « Remarquez, dit mon père, combien, dès ces temps reculés, être né d’une famille honnête passait pour une bonne fortune de la vie. Quand vous serez grands, songez à conserver cette bonne fortune à ceux qui naîtront après vous ! »

C’est ainsi que chaque passage remarquable du poème servait de texte à une observation ou à une leçon indirecte pour nous.

Nous avons passé la soirée à parler des exploits d’Ulysse. Télémaque, encouragé par la bonne réception de Ménélas et d’Hélène son épouse, la plus belle des femmes, ose enfin dire ce qui l’amène.

« Fils d’Atrée, dit-il, chef du peuple, je suis venu dans l’espoir d’apprendre auprès de vous quelques nouvelles de mon père. Mes biens sont dissipés, mes champs fertiles sont ravagés, ma maison est remplie d’ennemis qui dévorent mes nombreux troupeaux de bœufs et de brebis, et qui prétendent insolemment à la main de ma mère !

« — Ah ! grands dieux ! s’écrie Ménélas en soupirant avec force, ils osent aspirer, ces lâches insensés, à reposer dans la couche du héros ! Lorsqu’une biche a déposé par hasard ses jeunes faons qui tètent encore dans la caverne d’un fort lion, elle parcourt la montagne et va paître les herbes des vallées. Alors l’animal terrible rentre dans son antre et les égorge tous sans pitié ! Ainsi Ulysse immolera un jour ces jeunes insensés ! »

Ménélas raconte alors ce qu’il sait des aventures d’Ulysse, naufragé sur les mers après le siège de Troie. Il offre des présents de coupes et de chevaux à Télémaque. « Je n’accepte que la coupe, reprend le jeune homme ; dans Ithaque il n’y a point de plaines étendues ni de prairies, mais ce pâturage de chèvres m’est plus agréable qu’un pâturage de coursiers. »

— « Vous souriez, mes enfants, dit notre mère à ce passage, parce que vous pensez comme le fils d’Ulysse : la maison ruinée de votre père et les collines de chèvres de son domaine vous sont plus chères que les grasses plaines de Châlon et de Dijon et que les plus belles demeures de villes où vous n’êtes pas nés ! Eh bien ! la nature n’a pas changé en trois mille ans ; l’amour du lieu natal et du toit de son père est toujours la passion et la vertu même du cœur des enfants ! »

XIX

Ici le poète revient par son récit à Ithaque.

Les prétendants, furieux du départ de Télémaque, complotent de l’immoler à son retour. Pénélope, désespérée, est instruite du complot. À cette nouvelle elle ne peut demeurer en place sur son siège ; quoiqu’elle en ait beaucoup dans son appartement, elle s’asseoit sur le seuil de sa chambre, en répandant des larmes abondantes. Autour d’elle sanglotent toutes ses servantes, les plus jeunes comme les plus vieilles !

« Ne fut-ce pas exactement ainsi, mes enfants, dit notre mère en fermant à demi le livre, le jour où l’on rapporta au château votre père, blessé à la chasse, d’un coup de fusil, par un chasseur, pendant que le médecin sondait la blessure ? Pouvais-je me tenir en place ? Ne courais-je pas d’un siège à l’autre, et, bien qu’il y eût plusieurs fauteuils dans la chambre, ne me jetai-je pas sur le seuil de la porte, entourée des servantes, jeunes et vieilles, qui pleuraient comme moi, autour de moi ? Ne dirait-on pas qu’Homère est entré dans la chambre de toutes les familles et dans le cœur de toutes les femmes ? Tous les gestes qu’il leur prête sont aussi fidèlement rendus que leurs sentiments. Ne nous étonnons plus que les anciens aient appelé les poètes des devins ; ils devinent le passé comme l’avenir. Ils sont les lecteurs du poème de Dieu ! »

XX

« La fidèle Euryclée, sa servante favorite, console sa maîtresse. Pénélope se couche enfin et rêve à son fils. » — « Hélas ! quel autre rêve visite les mères quand leurs fils sont absents ou exposés aux dangers de la vie ? » dit ici la nôtre.

Nous lûmes ainsi jusqu’à la fin du sixième chant les aventures d’Ulysse. Peu d’observations interrompirent ces chants, moins faits pour des enfants que pour la populace crédule, jusqu’au passage où Nausicaa, la fille du roi Alcinoüs, sauve Ulysse dans l’île des Phéaciens. Mais ici notre mère, retrouvant toutes les naïvetés du ménage antique restées les usages du ménage moderne dans notre vie rurale, redoubla d’intérêt dans sa voix et redoubla notre attention par la sienne.

« Écoutez bien, nous dit-elle, la description d’un tableau de ménage dont vous êtes si souvent témoins, ici même, au bord de l’étang où on lave le linge, sans vous être douté qu’une lessive faite par nos servantes pouvait être un des plus ravissants tableaux de poème qui ait jamais été écrit par les hommes. Alors elle lut ces vers immortels :

« Nausicaa, dit Minerve invisible à l’esprit de la fille d’Alcinoüs à son réveil, que votre mère vous a donc faite paresseuse ! Vos plus belles robes restent négligées dans vos coffres ; cependant le jour de votre mariage approche, et vous devez vous orner de vos plus belles parures, et même en offrir à votre époux. C’est par de tels soins que vous acquerrez une bonne renommée parmi les hommes ; votre père et votre mère s’en glorifieront avec joie. Dès que brillera l’aurore, allons donc ensemble au lavoir, où je vous accompagnerai pour vous aider, afin que tout se fasse plus vite ; car maintenant, songez-y, vous n’avez pas longtemps à rester vierge ; les plus riches d’entre les Phéaciens vous recherchent en mariage, parce que vous êtes d’une illustre origine. Ainsi donc, dès demain matin, engagez votre noble père à faire préparer les mules et le char pour transporter vos ceintures, vos voiles, vos superbes mantes. Il vous est plus séant d’aller ainsi qu’à pied, car les lavoirs sont éloignés de la ville… »

« Nausicaa, frappée de ce songe, se lève… Elle trouve son père et sa mère retirés dans l’intérieur de leur appartement. La reine, sa mère, assise auprès du foyer, filait une laine couleur pourpre au milieu de ses servantes…

— « Mon père chéri, dit Nausicaa, ne me ferez-vous point la grâce d’ordonner qu’on me prépare un chariot magnifique aux roues arrondies, pour que j’aille laver dans le fleuve les beaux vêtements de la maison qui sont couverts de poussière ? Il vous convient à vous-même, lorsque vous assistez au conseil avec les premiers citoyens, que vous soyez vêtu d’habits éclatants d’une grande propreté. D’ailleurs vous avez cinq fils dans vos demeures : deux sont mariés, mais les trois plus jeunes ne le sont pas encore, et ceux-là veulent toujours des vêtements nouvellement blanchis quand ils se rendent aux assemblées où l’on danse, et c’est sur moi que ces soins reposent… Par pudeur elle ne parla pas à son père du doux mariage ; mais Alcinoüs, pénétrant toute la pensée de sa fille, lui répondit : Mon enfant, je ne vous refuserai ni mes mules ni autre chose. Allez ! mes serviteurs vous prépareront un char éclatant, aux roues arrondies, et pourvu d’un coffre solide.

« Les serviteurs obéissent ; les uns sortent de la remise le rapide chariot, les autres amènent les mules et les rangent sous le joug. La jeune fille apporte de sa chambre une riche parure et la place sur le char éclatant. Sa mère dépose dans une corbeille des mets savoureux de toute espèce et verse le vin dans une outre de peau de chèvre. La jeune fille monte sur le char, et la reine lui donne une essence liquide contenue dans une fiole d’or pour se parfumer après le bain, ainsi que les femmes qui l’accompagnent. Nausicaa saisit le fouet et les rênes blanches, et touche les mules pour les exciter à partir. On entend le bruit de leurs sabots sur le sol ; sans se ralentir, elles courent, emportant le linge et la princesse accompagnée de ses servantes.

« Bientôt elles arrivent dans le limpide courant du fleuve. C’est là qu’étaient creusés de larges lavoirs où coulait avec abondance une eau pure propre à nettoyer les vêtements, même les plus souillés. Elles détellent les mules et les laissent en liberté, près du fleuve rapide, brouter les gras pâturages ; puis de leurs mains elles tirent du chariot le linge et le plongent dans l’onde ; elles le foulent à l’envi dans ces profonds bassins. Après l’avoir bien lavé et en avoir détaché toutes les souillures, elles l’étendent sur la plage dans un endroit sec et recouvert de cailloux nettoyés par le flot de la mer quand il écume. Après s’être baignées et parfumées de l’essence onctueuse, elles prennent leur repas sur les rives du fleuve pendant que le linge sèche aux rayons du soleil. »

— « Ne dirait-on pas, s’écria notre mère, qu’Homère avait suivi cent fois les laveuses à l’étang pour les voir fouler le linge, l’étendre sur les pierres, dîner sur l’herbe et danser le soir autour du chariot qui rapporte la lessive blanchie à la maison ? Vous-mêmes trouvez-vous ici un seul détail de ménage ou de la maison qui manque au tableau, depuis la demande timide de la jeune fille, qui se fait une fête de cette journée passée avec ses compagnes au bord de l’eau courante, jusqu’au chariot où l’on entasse le linge, le pain, le vin, les provisions du repas, jusqu’au savon onctueux et parfumé pour s’oindre elles-mêmes après l’ouvrage, et jusqu’aux danses, le soir, à la lune, ici, sous les peupliers ? »

Nous battions des mains de plaisir à ces ressemblances, et nous nous demandions comment on pouvait faire un livre divin avec le tableau fidèle d’une lessive à la campagne ? « Il est divin parce qu’il est fidèle, disait notre père. Les livres ne sont que des miroirs de paroles au lieu d’être des miroirs de verre : si le miroir est limpide, il réfléchit avec un charme égal une chaumière ou un palais, une montagne ou un brin d’herbe, le cœur d’une reine ou le cœur d’une laveuse ; car le charme est dans la vérité. — Et la vie aussi, dit notre oncle. Voyez comme tout est vivant dans ce tableau d’Homère, parce qu’il n’y a omis aucun des détails qui vivifient le tableau. — D’ailleurs il est bien choisi, ajouta notre mère, car je connais peu de scènes, à la campagne, plus animées, plus gaies et plus pittoresques que la conduite du linge de la famille par le char à mules ou à bœufs au lavoir, que les jeunes filles aux bras et aux jambes nues foulant le linge dans l’écume bleue du ruisseau azuré par le savon, et que les draps blancs étalés sur les arbustes du pré comme des tentes où le vent s’engouffre, en y faisant pleuvoir les fleurs d’églantier ou d’aubépine. »

XXI

La lecture de tous les chants se continua ainsi pendant quinze jours d’une saison sans nuages.

La description du palais d’Alcinoüs nous éblouit. « Il y a donc bien longtemps, demandions-nous à notre père, que les hommes ont des palais ornés de colonnes de marbre, de statues de bronze, de vases d’or ciselés ? Les arts sont donc aussi vieux que le monde ! Et les jardins ! ajoutions-nous. Celui d’Alcinoüs ressemble exactement à celui où nous en lisons aujourd’hui la description. »

« Au-delà de la cour, disait le livre, est un jardin de quatre arpents ; de toutes parts il est fermé par une enceinte ; là croissent les arbres élevés et verdoyants, les poiriers, les grenadiers, les pommiers aux fruits éclatants, les figuiers sacrés, les oliviers qui ne perdent jamais leurs feuilles. Les fruits de ces arbres ne cessent pas de se succéder pendant toute l’année ; ils ne manquent à l’homme ni l’été, ni l’hiver ; sans cesse le vent tiède, en soufflant, fait éclore les uns et mûrir les autres. La poire vieillit auprès de la poire, la pomme auprès de la pomme, la grappe auprès de la grappe, et la figue auprès de la figue. » — « Tenez, ajoutait mon oncle en nous montrant du doigt sa vigne nouvellement plantée : là fut aussi plantée une vigne. »

Nous nous attendrîmes à ces beaux vers où Homère, se représentant lui-même sous les traits du chanteur Démodocus, chante à Ulysse, qu’il ne connaît pas, ses propres exploits sous les murs d’Ilion.

« Tels étaient les chants de l’illustre Démodocus ; en l’écoutant, Ulysse, relevant des deux mains son manteau de pourpre, en couvrit sa tête et dérobait son beau visage. Il avait honte devant les Phéaciens de laisser couler les larmes de ses yeux. Quand Démodocus suspendait ses accents, le héros séchait ses pleurs, découvrait sa tête et versait le vin à grands flots dans sa coupe ; mais lorsque les convives excitaient Démodocus à chanter, parce qu’ils étaient charmés de ses récits, alors Ulysse de nouveau pleurait en se couvrant le visage. »

Nous arrivâmes ainsi de chant en chant jusqu’au dénouement de tant de merveilleuses histoires commentées à des enfants par les lèvres intelligentes d’une mère. La lecture de ce poème était-elle même un poème.

Ulysse, revenu dans Ithaque, est transformé en vieillard et en mendiant par la Sagesse, pour tromper les yeux des prétendants. — « Peindriez-vous autrement aujourd’hui, mes enfants, le vieux bûcheron du village de Clemencey, qui vient tous les samedis appuyer son bâton derrière la porte de la cuisine et déposer sa besace à deux poches sur le banc, pour que le cuisinier Joseph la remplisse des croûtes du pain de la semaine, des os du jambon et de la bouteille du vin qui soutiennent sa pauvre vie et qu’il porte à sa femme plus infirme que lui ? »

« Minerve, après avoir montré de loin à Ulysse sa chère Ithaque, le frappe de sa baguette, lui ordonne de se rendre auprès du fidèle berger qui prend soin des porcs et qui lui est resté secrètement dévoué, ainsi qu’à Pénélope et à son fils. — Tu le trouveras veillant sur les troupeaux ; ils paissent sous le rocher du Corbeau, près de la fontaine Aréthuse, dont ils boivent l’eau sombre pour entretenir leur graisse succulente. Pendant ce temps j’irai à Lacédémone, féconde en belles femmes, avertir ton fils et l’amener à Ithaque.

« À ces mots elle le frappe de sa baguette ; elle ride la peau unie et fine d’Ulysse sur ses membres ; elle dégarnit sa tête de ses blonds cheveux et lui donne toute l’apparence d’un vieillard cassé par l’âge ; elle répand un nuage sur ses yeux autrefois si transparents ; elle le revêt d’un manteau en haillons, d’une tunique déchirée et noircie par la fumée ; elle lui jette sur les épaules la peau râpée d’un cerf agile ; elle met dans ses mains une besace toute rapiécée : cette besace est suspendue par une corde qui lui sert de bandoulière. »

— « Que vous semble de la fidélité de cette description d’un vieux mendiant ? nous demanda notre mère ; vous frappe-t-elle moins vivement et moins agréablement l’esprit que la description de l’armure éclatante d’un roi ? — Oh ! non, dîmes-nous tous en chœur, et même elle nous touche davantage. — Vous voyez donc bien, reprit-elle, que votre père avait raison de vous le dire : la beauté du récit n’était pas dans la condition des personnages, mais dans la vérité et dans l’émotion de la peinture : un haillon ici est aussi beau qu’un diadème. Maintenant la vérité et l’émotion vont redoubler dans la rencontre de ce faux mendiant et de ce gardeur de pourceaux. Je n’aurai pas besoin de solliciter votre attention ; vous écouterez de vous-mêmes.

« Ulysse obéit. Il trouve Eumée, le gardeur de porcs, assis au soleil dans un endroit où furent bâtis les murs élevés de la cour large et ronde. Ce fut le pasteur qui la construisit lui-même pour les troupeaux pendant l’absence d’Ulysse, et qui, sans l’assistance ni de sa maîtresse Pénélope, ni du vieux Laërte, père d’Ulysse, lui fit une enceinte de grosses pierres et d’épines. »

— « C’est ce que vous voyez faire tous les jours au vieux Jacques quand il veut parquer ses moutons sur les flancs de la colline d’Arcey, et c’est ce que vous l’avez souvent aidé à faire vous-mêmes enroulant les grosses pierres et les fagots de bruyère. Reprenons la description des étables, et voyez encore si elles sont moins vives à vos yeux que celle du palais.

« Tout autour de l’enceinte extérieure se dressait une forte palissade de pièces serrées les unes contre les autres et taillées dans le cœur du chêne. Douze étables rapprochées entre elles avaient été bâties par lui dans l’intérieur de cette cour, où couchaient les porcs. Dans ces étables, cinquante truies fécondes reposaient sur le sol ; les mâles, moins nombreux, couchaient dehors dans l’enceinte. Là veillaient aussi quatre dogues, semblables à des lions, auxquels le berger donnait leur nourriture. En ce moment le berger était occupé à ajuster à ses pieds une semelle qu’il avait taillée lui-même dans le cuir rougeâtre d’un bœuf.

« À l’instant les chiens à la voix retentissante aperçoivent Ulysse ; ils s’élancent en aboyant avec fureur contre lui. Ulysse, employant l’adresse, s’assied à terre, et le bâton glisse de sa main. Là, dans sa propre demeure, il allait souffrir une indigne insulte des chiens ; mais le gardien des porcs, s’élançant d’un pied rapide, franchit le vestibule, et le cuir de bœuf tombe de sa main. Il écarte, en leur lançant des pierres, les chiens, et dit au héros :

« Ô vieillard ! combien il s’en est fallu peu que ces dogues ne vous aient déchiré en pièces et que je n’aie été couvert de honte par eux ! N’ai-je pas assez de chagrin et d’amertume sans cela, moi qui gémis sans cesse et qui pleure mon malheureux maître, et qui engraisse avec soin ses troupeaux pour qu’ils soient mangés par des étrangers ? Lui, pendant ce temps-là, privé de nourriture, erre misérablement dans quelques villes lointaines, au milieu de peuples inconnus, si toutefois il respire et jouit encore de la clarté du soleil. Mais suivez-moi, venez dans ma cabane, ô pauvre vieillard ! afin de vous rassasier de pain et de vin à votre faim et à votre soif.

« En parlant ainsi, le pasteur au cœur noble conduit Ulysse dans la bergerie, et, l’y ayant introduit, il répand sur le sol des branchages épais ; il étend sur les feuilles la peau velue d’un chèvre sauvage, et prépare une couche large et molle. Ulysse le remercie. — Non, dit le berger, il n’est pas bien de mépriser un étranger, arrivât-il plus misérable que vous ! Les étrangers et les pauvres nous sont envoyés par les dieux. »

Notre mère s’interrompit ici pour nous faire remarquer combien l’hospitalité, cette sœur aînée de la charité, était antique, et combien la divine Providence avait mis de tout temps, dans la conscience des hommes, les vertus naturelles nécessaires à la société humaine. « Ne voyez-vous pas tous les jours cette scène de respect pour l’âge et pour la misère à la porte de la cour de votre oncle ? » ajouta-t-elle. Nous reprîmes :

« À peine a-t-il ainsi parlé qu’il relève sa tunique autour de sa ceinture et court à l’étable, où les porcs étaient renfermés. Il en prend deux et les immole aussitôt. Il les passe à la flamme, les partage en morceaux, les enfile à des broches. Après que les viandes sont rôties, il les apporte devant Ulysse, encore toutes brûlantes autour des broches. Il y répand une blanche farine. Alors, dans une écuelle de racine de lierre, préparant du vin aussi doux que le miel, il s’assied en face du héros et lui dit : Mangez ! »

— « Il paraît, dit mon père en souriant et en regardant ma mère, que la cuisine est aussi antique que la morale dans le monde ; car n’est-ce pas précisément ainsi que le cuisinier Joseph prépare les rôtis et les grillades de porc frais ? — Mais tout autre poète qu’Homère, ajouta mon oncle, aurait reculé devant la description poétique de ces broches et de cette farine répandue sur les côtelettes, pour paner comme aujourd’hui les morceaux. — Vous en plaignez-vous, mes enfants ? dit notre mère. — Non assurément, répondîmes-nous tous ; la description est si vive que le vers d’Homère, dans ce passage, sent la fumée de la broche. »

On reprit ; on lut l’énumération à la fois touchante et orgueilleuse des anciennes richesses en troupeaux de son maître, faites par le gardeur de pourceaux au mendiant attentif. Le berger désespère de revoir jamais son maître. « Il reviendra ! s’écrie Ulysse prêt à se trahir. — Ne me trompez pas, dit Eumée, je hais à l’égal des portes de l’enfer l’homme qui pense d’une façon et qui parle de l’autre ! »

— « Voyez comme le mensonge était odieux aux hommes d’autrefois », dit notre mère.

XXII

La conversation devient plus pressante, plus glissante et plus pathétique. Ulysse raconte sur lui-même au berger une longue histoire imaginaire. Il lui demande, pour l’éprouver, de descendre le lendemain à la ville, pour aller mendier dans le palais de Pénélope. Eumée l’en détourne avec horreur ; il lui annonce les mépris qu’il aura à supporter.

Pendant cet entretien, Télémaque, rapporté de Lacédémone sur un léger navire, débarque, lui-même inconnu, à Ithaque. Il monte comme son père à la bergerie d’Eumée. Les chiens, qui n’avaient pas connu Ulysse, parti avant leur naissance, le reconnaissent et le flattent.

Eumée tout en larmes baise la tête, les yeux, les mains de son jeune maître. « D’où nous vient cet étranger ? » demande Télémaque à l’aspect du mendiant inconnu.

Ulysse reprend sa forme héroïque ; la reconnaissance du père et du fils se fait au foyer du berger fidèle.

« Télémaque, tenant son père embrassé, gémissait de tendresse, en répandant des pleurs. Un immense besoin de larmes s’élève dans tous les deux ; ils laissent enfin éclater des cris plus pressés que ceux des aigles et des éperviers auxquels des laboureurs ont enlevé leurs petits avant qu’ils puissent voler. »

— « Pourquoi me reprochez-vous quelquefois de pleurer de tendresse au retour de votre père ou de mes enfants, dit notre mère, quand vous voyez deux héros, le père et le fils, crier comme des aigles en s’embrassant et en gémissant ainsi que des femmes ? Peut-on empêcher le cœur d’éclater quand il est trop plein ? et qui peut le remplir plus délicieusement que l’amour d’un fils pour son père, d’un père pour ses enfants, de l’épouse pour son mari ? Si vous m’accusez de faiblesse, accusez donc Homère et ses héros ; ne sont-ils pas aussi femmes que moi ? »

On ne répondit pas, parce qu’il y avait déjà des larmes naissantes dans tous les yeux, des sanglots qui resserraient la gorge au fond de toutes les poitrines.

XXIII

Les chants qui suivent sont consacrés au complot tramé entre Ulysse, son fils, les bergers, contre les prétendants, et aux complots des prétendants contre Télémaque, dont ils ont appris le retour. Ulysse, obstinément déguisé en mendiant, descend à la ville, guidé par le gardien des pourceaux.

« Il jette sur ses épaules une besace toute déchirée ; une corde lui servait de ceinture. Eumée lui donne le bâton. Ils se mettent en route ; les bergers et les chiens restent seuls pour la garde des bergeries. Ainsi le sage Eumée conduit à la ville son roi, qui s’appuyait sur un bâton comme un pauvre vieux mendiant, ses membres couverts de livides haillons.

Tous ces déguisements, toutes ces vicissitudes, tous ces périls du père, du fils, de l’épouse, inspiraient de jour en jour plus d’intérêt à nos âmes neuves encore aux hasards de la destinée humaine.

Cet intérêt redoubla quand Ulysse, introduit dans la ville, y est insulté par le mendiant effronté Irus, vil adulateur des prétendants, dont il consomme les restes. L’attention centupla quand le faux mendiant extermine les usurpateurs de son palais, les oppresseurs de sa femme et de son fils. Nous fondîmes en larmes quand la chaste Pénélope, ne se fiant pas à ses yeux, exige, avant de reconnaître son époux et son roi, qu’il lui décrive le lit conjugal, renfermé dans les appartements secrets, et que lui seul peut connaître, s’il est véritablement Ulysse.

« Dans ce lit artistement sculpté, il existe un signe de reconnaissance ignoré de tous, excepté de moi. Dans l’enceinte de la cour croissait un olivier aux feuilles allongées ; jeune et vigoureux, il s’élevait comme une large colonne. Je construisis autour de ce pilier la chambre nuptiale, et je la recouvris d’un toit ; j’abattis ensuite les branches de l’olivier. Coupant alors le tronc à peu de distance de la racine, j’en polis la surface avec le rabot, je le ciselai avec soin, je l’alignai au cordeau, j’en formai la base du lit ; je le perçai des deux côtés avec la tarière. C’est sur ce fondement que je façonnai le lit. Je l’incrustai d’or, d’argent et d’ivoire ; je tendis d’un côté à l’autre des sangles de cuir recouvertes de pourpre !

« Pénélope, à ce signe, sent son cœur se fondre et ses genoux se dérober sous elle. » Les époux se reconnaissent ; rien ne manque au groupe triomphant de la famille que l’aïeul Laërte ; ce père d’Ulysse vit retiré dans une maison des champs, loin de la ville, depuis le départ et les malheurs d’Ulysse.

— « Sans la vieillesse, nous dit notre mère, la famille n’a point de sérénité ni de sainteté ; un vieillard retiré du monde est la couronne de la famille déposée pour les jours de fête dans le trésor de la maison. Souvenez-vous, mes enfants, de votre grand-père ! Avant de mourir, il vivait dans la solitude et dans la paix de sa demeure de Monceaux, où nous vous conduisions les jours de fête pour jouer entre ses genoux. Homère connaissait cette grâce des cheveux blancs qui correspond dans une famille complète à la grâce de l’enfance. Écoutez comme il mène Ulysse et Télémaque, le fils et le petit-fils, reporter leur victoire et leur bonheur à sa source, chez le vieillard Laërte, leur aïeul. Reconnaissez dans la description de son petit domaine champêtre les vergers de votre grand-père, vieux et féconds en fruits comme l’âge avancé. » Elle lut alors :

« C’est là qu’était la maison de Laërte ; tout autour régnait une galerie où mangeaient, se reposaient et dormaient les domestiques attentifs à travailler sous ses ordres et à lui complaire. Auprès de lui vivait une femme âgée de Sicile, qui prenait grand soin du vieillard dans cette campagne éloignée de la ville… Ulysse, voulant éprouver si son père le reconnaîtra, se rend au verger ; il y trouve Laërte occupé à creuser la terre autour d’un olivier pour y retenir l’eau du ciel. Laërte était revêtu d’une pauvre et mauvaise tunique toute rapiécée ; ses jambes étaient entourées de lanières de cuir mal recousues, pour prévenir les piqûres des reptiles ou des insectes ; ses mains portaient des gants à cause des broussailles épineuses, etc. »

— « N’est-ce pas ainsi que vous avez surpris cent fois votre père et votre oncle, en costume de jardinier, autour de leurs ceps ou de leurs ruches ? Mais continuons. »

XXIV

« Ulysse à cet aspect s’arrête sous un poirier et répand des larmes ; puis il aborde le vieillard. — Ô vieillard ! lui dit-il, vous ne semblez pas inhabile dans l’art du jardinage et dans le soin de ce jardin, car il n’est ici aucune plante, ni le figuier, ni la vigne, ni l’olivier, ni le poirier, ni les planches de légumes, qui ne soit bien entretenue. Toutefois, ne vous fâchez pas contre moi, vous ne prenez pas un soin égal de vous-même ; vous êtes à la fois abattu par la vieillesse, par une coupable négligence et par la sordidité de vos vêtements. Cependant vos traits et votre stature ne sont point d’un pauvre esclave ; au contraire, vous avez l’apparence d’un roi ; vous ressemblez à l’homme riche qui, lorsqu’il s’est baigné, qu’il a mangé, se repose paresseusement dans son jardin. Tel est le juste partage des vieillards… » La reconnaissance a lieu ; Ulysse se nomme ; Laërte cependant hésite encore et veut quelques preuves de plus de l’identité de son fils avec l’étranger.

« Eh bien ! je vais vous désigner tous les arbres que dans ce riche verger vous m’avez donnés jadis lorsqu’étant encore enfant, et accompagnant vos pas ici, je vous demandai de m’en donner pour moi tout seul : treize poiriers, dix pommiers, quarante figuiers. Vous me promettiez encore de me donner cinquante rangées de vigne, dont chaque cep était chargé de grappes !… »

Le vieillard à ces mots sent son cœur et ses genoux défaillir ; il jette ses deux bras autour de la tête d’Ulysse, son fils !…

Nous aurions écouté sans fin et sans lassitude pendant dix étés de suite un si délicieux poème, si Homère, par la voix de notre jeune mère, avait continué à raconter ainsi ; mais le poème finit avec les beaux jours.

Depuis je l’ai relu cent fois à voix basse, en mettant au récit, dans ma pensée, les inflexions de voix de cette femme antique plus naïve que Nausicaa, plus laborieuse qu’Euryclée, plus reine, plus femme, plus mère que Pénélope ! Ah ! c’est ainsi que l’Odyssée doit être lue pour que tout son charme coule des lèvres dans l’intelligence et dans le cœur ; c’est le poème des mères de famille, des époux, des épouses, des aïeuls, des fils, des petits-enfants ! c’est l’évangile de la vie rurale : l’esclave et le maître y sont égaux devant la poésie et devant la nature. Ce n’est pas seulement le plus beau poème de paysage qui existe dans toutes les langues ; c’est le cours le plus complet, le plus vivant et le plus familier de morale qui ait jamais été chanté aux hommes depuis l’origine du monde. Que celui qui nie la poésie lise l’Odyssée, et, s’il n’est pas converti au génie d’Homère, qu’il soit maudit de tous ceux qui ont une imagination et un cœur ! Il peut être un géomètre et un janséniste, il n’est ni un philosophe ni un homme. Il n’a reçu de Dieu ni le sens de la nature, ni le sens de la famille, ni le sens de la vertu.

Non ragionam di loro ma guarda e passa !

Quant à moi, aucune langue ne rendra jamais mon admiration et ma piété pour Homère, et, s’il y avait sur la terre quelque ordre de créature intermédiaire entre la divinité et l’humanité, je dirais : Homère est de cette race divine. Il y a trop de grandeur et d’infini dans son œuvre pour qu’il soit un homme ; il y a trop de nature, de sensibilité et de larmes pour qu’il soit un dieu ! Il est Homère, c’est assez !

Je vais remonter maintenant à l’Iliade ; il fallait d’abord vous allécher.

Lamartine.