(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Raymond Brucker » pp. 27-41
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(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Raymond Brucker » pp. 27-41

M. Raymond Brucker6

I

Sait-on bien quelle est l’importance des réimpressions ? Au double point de vue de la littérature et de la librairie, elles ont une signification profonde. L’individualité de l’auteur s’y révélant bien moins que dans la publication d’un ouvrage, jusque-là inédit, les réimpressions sont des espèces de renseignements sur l’esprit public que le libraire suit toujours plus qu’il ne le précède… Mais quand, de plus, elles sont une rénovation de l’œuvre déjà publiée, quand l’auteur y apparaît derrière le libraire, quand, riche du bénéfice des années, l’écrivain change le caractère d’un livre qu’il juge et condamne, du haut des acquisitions de sa pensée, les réimpressions prennent alors une importance que la Critique est obligée de signaler.

Et telle fut en ces derniers temps la réimpression d’un livre qui eut mieux qu’un jour de renommée puisque le succès n’en a pas été épuisé par quatre éditions successives, et que l’un des auteurs (ils avaient été deux à l’écrire), usant du droit de son intelligence perfectionnée, s’est avisé de refondre et d’améliorer. Ce livre est Le Maçon, publié il y a vingt-six ans (un quart de siècle déjà !) par MM. Michel Masson et Raymond Brucker. Écrit sur le peuple et pour le peuple, ce roman ne saurait passer inaperçu aux yeux d’une Critique qui aime à trouver la moralité et le bonheur du peuple dans toutes les préoccupations du Pouvoir. D’ailleurs, il a, comme on dit, toutes les actualités. D’abord, l’actualité éternelle des mœurs et de la littérature populaires, et ensuite l’actualité éphémère de nos modes et de nos engouements. Lorsque les Champis triomphent sur toute la ligne, lorsque des paysans et des ouvriers de fantaisie, aussi faux que ceux de Watteau et moins jolis, ont, grâce à une plume qui n’est pas pourtant une baguette de fée, le privilège de tourner la tête à l’Opinion superstitieuse, le moment n’est pas mal choisi, ce nous semble, pour nous rappeler à la réalité de cette nature populaire qu’il n’est pas besoin de flatter pour qu’elle intéresse, et pour nous la montrer éloquemment et simplement, dans tous les plis de sa forte étoffe, ample et sincère, — parlant français et non faux patois !

Or, voilà ce qu’avaient tenté de faire et ce qu’avaient fait, bien avant que le soleil se levât, rose et brillant comme un dieu couronné, sur toutes les traînes du Berri et sur toutes les Mares au diable, MM. Michel Masson et Raymond Brucker. Seulement il faut aujourd’hui le rappeler, au moment où ils prirent pour champ d’analyse et de peinture les mœurs populaires, ils étaient, l’un et l’autre, dans cette ébriété Je jeunesse qui se grise même avec de l’eau claire et oui la croit pure, quand elle est sale. L’un et l’autre appartenaient à ces idées dont est sorti 1830, à ces idées qui ont passé, comme une trombe, dans tous les esprits de leur génération, et qui ont fortifié, en le secouant, le chêne des uns et déraciné celui des autres. Ils appartenaient à ces idées…, mais ils appartenaient aussi, et par leur destinée et par les premières observations de la vie pensante, qui forment, pièce à pièce, la mosaïque intérieure de notre génie, à ce peuple dont ils avaient à traduire les sentiments, le langage et les inspirations ! Leur main d’ouvriers (ils l’avaient été) avait reposé longtemps sur le cœur qu’ils voulaient scruter. Bourgeois de fausses lumières et d’éducation intellectuelle, peuple par l’instinct et par la fermeté de l’observation, ils se fendaient au centre même de leur être, et leur ouvrage porta l’empreinte de ce déchirement de leur esprit. Les idées de la bourgeoisie de ce temps y alternent avec les sentiments du peuple. Aussi est-ce par là qu’il faut expliquer les qualités du livre et ses vices. En effet, si les auteurs avaient vécu là où ils étaient parfaitement placés pour observer ce qu’ils voulaient peindre, s’ils avaient de l’âme, s’ils avaient de cette fougue sensible, l’écume du talent qui va s’étendre, comme la vague, en se purifiant, ils n’avaient pas les notions morales. Ils croulaient par la conscience, la meilleure assise de nos œuvres et de nos pensées. Ils n’avaient pas ce qui doit se retrouver au fond de toute œuvre non pour qu’elle soit plus utile, mais pour qu’elle soit plus belle, car l’idéal dans les arts (si vous creusez bien), c’est la plus grande somme de moralité. Il n’y en avait pas dans ce livre où plus d’une page semblait l’écho de celle théologie de cabaret qui inspira Le Dieu des bonnes gens au poëte le plus sottement vanté de cette époque. Du reste, pouvait-on attendre mieux d’un roman de ce temps fait par deux jeunes gens, deux têtes trop vertes et dont le plus mauvais (nous avons le droit de dire cela à M. Brucker, puisqu’il se frappe dans son passé de toute la force de sa supériorité d’aujourd’hui) avait été élevé par un prêtre apostat et marié, qui, au lieu de lui apprendre à prier Dieu, avait empoisonné son enfance, en la plongeant dans le naturalisme païen du vieux Pline ? Certes, si l’ouvrage que l’on réimprime aujourd’hui avait reparu tel qu’il a été imprimé dans les éditions précédentes, nous l’aurions flétri sans pitié. Mais, aujourd’hui, précisément celui des deux auteurs que nous venons de charger davantage revient sur sa propre pensée, Puisqu’il l’a corrigée, c’est lui qui l’a flétrie. Courageux esprit, parce qu’il croit à une vérité absolue, il ne respecte point cette peau de serpent que l’amour-propre empaille encore, quand nos esprits ont fait peau nouvelle. Il reprend son ouvrage en sous-œuvre et il le refait dans le fondement même… Et de ce qui était faible de langage et immoral de sentiment et de tendance, il tire un livre parsemé d’aperçus, vivant de drame, abondant, familier, terrible, à pleine main dans l’observation et dans la vie, profond lorsqu’il paraît trivial, sévèrement écrit, d’un style pur, et pourtant ardent, comme du fer passé dans la flamme ; beau livre, enfin, moral et chrétien, comme Diderot aurait pu l’écrire, s’il n’eût pas été l’athée Diderot !

Car, pour tous ceux qui ne sont pas dupes du bruit que le hasard ou les circonstances élèvent autour d’un nom ; pour tous ceux qui savent que le plus souvent la gloire, c’est le son de la flûte, tombée dans les grands chemins, et qu’un âne qui passe, en la flairant, fait résonner ; pour ceux enfin qui prennent les esprits dans leur propre substance et qui les comparent, il y a plus d’un rapport à faire saillir et à reconnaître entre M. Raymond Brucker et Diderot ! M. Brucker n’a pas fait l’Encyclopédie, et nous l’en félicitons de tout notre cœur, mais c’est un esprit encyclopédique et qui a encyclopédiquement écrit. Isolé comme un chrétien dans ces temps d’épreuve pour les vrais serviteurs de Dieu, il n’est pas, comme Diderot, le centre d’une légion (le diable s’appelle parfois légion) de philosophes qui le regardent comme leur Ordonnateur en chef. M. Brucker, le Diderot chrétien, n’a ni l’éclat, de la vie de Diderot l’athée, ni son influence sur l’opinion. A l’extrémité, à l’opposite des idées du philosophe du dix-huitième siècle, il n’a rien, hélas ! de ce qui fut un bonheur et une force pour le bibliothécaire de Catherine II. Les rois très-chrétiens doivent penser autrement que les souverains philosophes qui trouvent absurde le mot divin : « Bienheureux ceux qui souffrent et bienheureux ceux qui Pleurent ! » Mais il s’agit ici de génie, et non pas de destinée. Géométriquement, l’angle facial de ces deux hommes semble avoir les mêmes dimensions. Tous deux sont des esprits également puissants par la parole et par la plume, quoique, contrairement à Diderot, la parole l’emporte sur la plume chez M. Brucker. Tous deux sont artistes et philosophes. Ils inventent et ils réfléchissent. Coureurs d’idées, après qui la Forme, cette fortune des idées, se met à courir, ils ont touché à tout le clavier humain, et ils l’ont fait vibrer jusqu’à la souffrance du tympan. Tous deux, ils ont écrit des romans, des dissertations, des œuvres de théâtre, de la critique, du dogme et des prospectus pour des marchands de foin. Illuminés d’enthousiasme ; hommes de parti enlevants d’éloquence dans des camps opposés ; natures bouillonnantes qui dégorgent incessamment comme la bouche d’un fleuve, soit des pensées, soit des images ; espèces de Pythonisses de leur propre esprit ; passionnés dans leur âme et passionnés dans leur sang que l’Imagination fouette incessamment de ses mille dards enflammés, ils ont les mêmes audaces d’expression et ils se ressemblent jusque dans leur originalité… La seule différence qu’il y ait entre eux, c’est que Diderot l’athée ne fut jamais qu’un athée. Quand il écrivait pour dix-huit louis dix-huit sermons, il se moquait de lui-même et de l’homme qui les lui payait, tandis que M. Brucker, né sur le fumier de l’incrédulité, qui ne vaut pas celui de Job, a longtemps été philosophe, mais est devenu un chrétien, avant de recevoir son coup de lumière dans l’intelligence. Nous nous trompons. Il est une différence encore. Personne n’ignore les splendides et funestes facultés de Diderot. Son siècle a été bon pour lui. Ses livres sont lus, et l’Histoire littéraire a magnifiquement enguirlandé la niche d’homme célèbre où il perche sur un piédestal. Pour M. Brucker, c’est autre chose, il n’a encore qu’une célébrité contestée, et il faut l’avoir touché dans la vie littéraire pour savoir quelle flamme peut tout à coup jaillir de cette nature de naphte, de ce volcan intellectuel. Il faut savoir à fond l’histoire, très-peu connue, de la littérature française au dix-neuvième siècle, pour apprécier les facultés de ce Diderot obscur qui a fait des livres qu’on lira un jour, en s’étonnant de ne pas les avoir lus plus tôt, et qui a fait des hommes, lesquels ont la discrétion de leur naissance et qui ne se vantent guère d’avoir été allumés par lui, comme des flambeaux. A propos du Maçon, retouché par cet esprit que la religion a retouché aussi jusque dans le fond et le tréfond de son être, il est peut-être curieux et piquant d’esquisser à traits pressés une vie singulière, que les Mémoires du dix-neuvième siècle ne donneront pas, et qu’en bonne conscience l’Histoire littéraire de cette époque ne pourrait décemment oublier.

II

M. Raymond Brucker est né quelques années avant le siècle. Nous avons dit comment il fut élevé. En 1827, il était simple ouvrier éventailliste, dans le faubourg du Temple, quand le Figaro fut fondé ; un journal digne de son nom et qui fit une guerre impie, une guerre d’assassin au pouvoir d’alors. Tous les gens d’esprit et de talent que nous avons vus s’éparpiller dans toutes les directions, depuis ce temps-là, ont été couvés dans la veste brodée du Figaro : de La Touche, Becquet ; l’Érigone politique du Journal des Débats, M. Jules Janin ; M. Gozlan ; M. Alphonse Royer, Mme Sand ; M. Alphonse Karr, etc. Il faut excepter Balzac, qui n’y écrivit pas : hasard étrange pour qui connaît, comme nous, l’ubiquité littéraire de Balzac. Ce fut au Figaro que fut fait Le Maçon, et que M. Brucker révéla pour la première fois ses chaudes et intarissables qualités d’observateur et d’écrivain. Il devint l’âme de ce journal terrible et charmant qui, chez une nation organisée comme la France, devait faire le mal le plus profond, en dévastant tout par la plaisanterie. M. Brucker, qui avait toutes les passions de son temps ajoutées aux siennes, se mêla à cette furieuse guerre faite à la Monarchie, qui, sans droit des gens comme sans pitié, mâchait ses balles et empoisonnait les rivières.

L’auteur du Maçon ne gardait pas les manteaux, comme un autre grand converti de sa connaissance ; il lapidait. Tout à coup, 1830 éclata, et quelques jours après qu’on eut bu à cette coupe de Circé révolutionnaire, le journaliste Brucker, transformé en… farouche et en garde national, demandait, à Vincennes, la tête de M. de Peyronnet, avec lequel, par parenthèse, il s’est lié plus tard ; cette tête poétique qui fait de beaux vers et qui, en envoyant son portrait à son ennemi mortel devenu son ami jusqu’à la mort, écrivait ce quatrain tourné avec la grâce qui n’empêche pas d’être un homme d’État, en terre de France :

 

J’entends encor l’hymne infernal,

(Il faut bien dire que c’était La Marseillaise pour ceux qui ne la reconnaîtraient pas à l’épithète).

 

J’entends encor l’hymne infernal ;
J’entends hurler ta voix impie ;
Tu demandais l’original :
Contente-toi de la copie !

Tant d’acharnement dans un homme de pensée comme M. Brucker prouve qu’il est fait, comme certains grands esprits, tout d’une pièce et tout d’une coulée, et qu’en lui la spéculation et la pratique s’emmanchent si dru, qu’il n’est guère possible de les séparer. En 1832, plus révolutionnaire que jamais en morale comme en politique, M. Brucker écrivit avec M. Gozlan, qui lui prêta son coloris de lumière électrique, Les Intimes, le livre le plus dangereux de toute cette époque de livres mauvais et dangereux. Nous croyons savoir que M. Brucker a le dessein de refondre Les Intimes comme il a refondu Le Maçon, et d’infuser dans ce cadavre brûlant le sang divin de la morale éternelle.

III

Les Intimes furent le commencement de la grande fermentation intellectuelle de M. Raymond Brucker. Il écrivit, après leur publication, près de trente volumes qu’il jeta dans le torrent de la publicité avec l’insouciance d’une de ces natures qui se sentent supérieures à ce qu’elles produisent, et qui, malheureusement pour elles, ne s’incarneront jamais de pied en cap dans une œuvre quelconque. L’œuvre est toujours trop petite pour tous ces ferments qui la gonflent et réchauffent. Ce vin de feu tombe en écumes folles par-dessus les bords de la cuve et en rompt les cercles sous la pression de ses flots puissants et ivres d’eux-mêmes… Comme une vaste fleur dont les parfums rayonnent, l’imagination de M. Brucker répandit ses arômes dans tous les sens, atteignit les esprits qui l’entouraient, les pénétra des fécondantes contagions de sa pensée, et, chez certaines organisations rêveuses jusqu’à la pesanteur et à l’engourdissement, força le génie, comme on force la bête, à se lever. « C’est vous qui m’avez mis la plume à la main », disait Mme Sand à M. Brucker à cette époque. Responsabilité terrible ! Parmi les livres que la pensée de M. Brucker débordait, il en est un, et c’est le plus oublié peut-être, qui s’appelle un Secret et qui en est trop un. Balzac en avait été profondément frappé, lui que si peu de chose pouvait atteindre du fond des merveilleux édifices qu’il bâtissait, les yeux sur l’avenir.

Cependant, après et même avant cette époque (1833), un peu de désenchantement était tombé, comme une goutte d’eau glacée, dans les illusions de jeunesse et les erreurs à outrance de M. Brucker. Il analyserait certainement mieux que nous les causes de ce désenchantement, mais, après l’émeute de Saint-Merry (1832), ce désenchantement fut visible. La foi aux partis s’en allait de son âme, cette dernière foi que le dix-huitième siècle et la ruine de l’Empire, suivie de la seconde ruine de la Monarchie, avaient laissée pour toute ressource aux générations ! Le scepticisme universel commençait à faire sur cet esprit d’aigle, qui avait soif des splendeurs de soleil de la Certitude, l’effet ténébreux et horrible que Byron a peint avec la grandeur d’un maître dans Darkness. Le suicide qui était dans l’air et dans les cerveaux à cette époque, autour de l’homme et dans l’homme, faillit l’emporter ; mais, au lieu d’allumer le réchaud d’Escousse, M. Brucker alluma dans sa tête ce système, asphyxiant pour les imaginations vives, le Fouriérisme, et c’est ainsi que le suicide de sa vie, il ne l’accomplit que sur sa raison… C’est dans cette orageuse période de sa jeunesse qu’il écrivit avec un talent haletant et convulsé le livre intitulé Mensonge, où la Critique put remarquer un effrayant chapitre intitulé Le Fond des âmes, enlevé dans l’amère et ironique manière d’Henri Heine, un des plus grands poètes qui aient paru depuis Byron, mais une fleur de poésie mortelle aux âmes qu’elle touche, comme le laurier-rose, dont elle a les suavités de teinte et les poisons. Pendant ce temps, et jusqu’en 1836, les travaux de M. Brucker curent l’intermittence de la fièvre. Il publia une épître de Jeux mille vers, adressée à M. Raspail ; et de son parti, quoique n’y croyant pas, car on ne se débarrasse que bien tard du dernier anneau de sa chaîne, de celui-là qui nous meurtrit longtemps encore lorsque les autres ne nous pèsent plus, il fit circuler manuscrite une œuvre qui ne pouvait pas être imprimée, le fameux Testament d’Alibaud, qui ramena le plus de socialistes à la cause républicaine et le plus de républicains à la cause socialiste ; grand coup de ralliement bien frappé ! Depuis, en 1848, il publia ce terrible Testament, avec une préface expiatoire. Il y raconte (sans les nommer) que MM. Cabet et Marrast, réfugiés à Londres, empêchèrent l’impression anglaise, en déclarant le manuscrit apocryphe ; aimant mieux sacrifier l’œuvre, qui aurait tant servi à l’union de leurs deux partis, que de s’exposer aux vérités qu’elle renfermait.

Enfin 1836 arriva. 1836, c’est la date de la conversion de M. Brucker, c’est le moment béni où la Grâce, comme nous disons, nous autres chrétiens, s’empara de cet esprit rebelle, las des fausses théories et des menteuses lumières sous lesquelles il se débattait. Elle l’atteignit d’abord dans sa raison. Avant de tomber jusqu’au fond de l’abîme de sa vie, le rayon divin lui en dora les sommets. M. Raymond Brucker vint à la Foi catholique comme l’enfant vient à l’existence, la tête la première. Il y vint du sein du Fouriérisme dont l’apparente grandeur logique et la mystérieuse force de combinaison l’avaient attiré et retenu. Il faudrait l’entendre lui-même raconter par quelle série de propositions renversées, il arriva des prémisses de la jouissance à la conclusion du sacrifice et construisit ainsi le syllogisme de sa foi : mais contentons-nous des faits seuls. Si la religion de Jésus-Christ fait explosion dans les âmes les plus douces et les plus inertes, quand elle y glisse seulement une goutte de sa puissante lumière, que dut-elle produire dans l’âme de M. Brucker, dans la fournaise de ce cerveau qui avait brûlé comme une paille sèche tant de philosophies et de systèmes ! Elle l’incendia de vérité. Dévoré d’une fièvre apostolique (je demande pardon pour la hardiesse du mot), il se servit, dans l’intérêt de sa foi nouvelle, de ce merveilleux don de parole improvisée qui est sa vraie force, sa plus incontestable supériorité. Pendant sept ans, toutes les semaines, il fit un cours de catholicisme à l’Athénée, à propos de toutes les questions philosophiques, politiques, sociales. C’est là qu’il fut réellement le Diderot chrétien, comme nous nous obstinons à l’appeler. Verve, éclat, mouvement, brusqueries d’aperçus, crâneries d’expressions toujours heureuses, magnificences de développements et d’horizons, superbes insolences de gladiateur, immense plaisanterie qui couvrait tous les persiflages, qui bernait dans la peau de lion d’Hercule les Pygmées de l’ironie voltairienne, il exposa dans tous les sens à la lumière des questions contemporaines et pour en varier les feux et les nuances, tous les joyaux d’un des plus étincelants écrins oratoires qui furent jamais. Ceux-là, même ses ennemis, qui ont assisté, ne fût-ce qu’un jour, à cet enseignement de sept années, ne peuvent l’oublier. Envoyé à Nancy, il y fonda l’Espérance, revint à Paris, et, comme tous les esprits de grande origine que le sentiment de l’unité tourmente et chez qui l’inconséquence entre la pensée et la vie ne saurait durer, il y revint chrétien pratique de chrétien spéculatif qu’il avait été jusque-là. Alors, au lieu d’avoir des aspirations, il eut un but. Il entra dans l’action catholique. Il fonda, à la suite de M. l’abbé Massart et de M. l’abbé Cross, l’œuvre de Saint-François-Xavier, mettant ses pieds dans la trace des pieds de ces hommes bénis et n’aspirant là, comme partout, selon son expression humble et pittoresque, qu’à n’être rien de plus qu’une marionnette intelligente aux mains du clergé. L’originalité de ses talents lui fit une position exceptionnelle, inconnue avant lui. Il eut le droit, tout laïque qu’il fût, de prêcher dans les églises et il devint l’O’Connell des ouvriers catholiques dans un pays plus heureux que l’Irlande ; un O’Connell sans les mille échos de la persécution et de la gloire, qui rapportaient à Daniel sa voix agrandie, mais un O’Connell par le genre de talent, par la manière, par cette éloquence familière et pathétique, sublime et triviale à dessein, comme l’est un drame de Shakespeare. Incorrigiblement littéraire à travers ses travaux de parole, il publiait les Docteurs du jour, un livre qui eut un grand succès de jeunes gens et de séminaire et devant lequel la presse eut l’injustice ou la petite rouerie, si connue, du silence. Vieilli, mais jeune comme une âme qui se sent immortelle, avec les mille tendances de ce Diderot à qui nous l’avons comparé, M. Raymond Brucker a eu la pensée d’aborder le théâtre. Il a voulu, — cette chose chimérique, — y faire asseoir la morale chrétienne une bonne fois. Son Petit carême de Molière, une comédie en vers qu’il vient d’achever, aura-t-il du succès à l’Odéon ? Cela est douteux, car le bonheur, qui est bête comme un vieux bourgeois, n’est pas du côté des esprits aventureux et de cette chose qui dérange tout, — l’initiative. Mais qu’importe à cet esprit sincère qui aime la vérité ; toujours prêt à la servir avec la hardiesse insoucieuse d’un homme qui sait que la vie est un passage, — et qui n’a pas peur de mourir, sous la main des Anges, à l’hôpital !