Madame Ackermann
Poésies philosophiques.
I
Ce n’était pas même un livre qui me tombait sous la main, c’était ce qu’en jargon de librairie on appelle une plaquette. Ce n’était pas imprimé à Paris, mais à Nice. D’aspect, provincial en diable. De typographie, lisible et pas plus. Laid de couverture comme un livre utilitaire et tiré à cent exemplaires, pour que le gros public, le Jocrisse aux trois cent mille têtes, s’en torchât le bec, comme dit l’expression populaire avec une insolence qu’ici j’aime. Eh bien, cette misérable plaquette, d’un si austère mépris pour toutes les coquetteries extérieures des livres, s’appelait fastueusement : Poésies philosophiques, comme si elles étaient d’Aristote ; — mais elles n’en sont pas. Quoique philosophe▶, Aristote faisait des poésies ; il en a fait une — très belle ! — sur l’immortalité de l’âme. Mais ces poésies-ci ne croient pas à l’Immortalité. Elles sont impies, athées, — résolument athées, — navrantes, navrées et superbes, et c’est une femme, une faible femme, qui a eu le triste cœur d’écrire, avec une préméditation inouïe et l’intensité d’une rage froide, ces magnifiques blasphèmes contre la Vérité et contre Dieu !
Étonnement pour qui les lira, que ces Poésies. Et scandale aussi, mais scandale sans danger toutefois, et dans un moment je vais vous dire pourquoi. C’est étrange, inattendu, osé, mais, dans son inspiration exécrable, d’une si altière virilité de talent, qu’il était impossible de se taire sur elles. Moi qui ne suis guères qu’un pauvre pécheur de perles habituellement sans ouvrage, croyez bien que je ne manquai pas celle-là ! Croyez bien que je ne la laissai pas cachée et perdue dans ces cent exemplaires d’alors parmi lesquels il y en avait peut-être cinquante de trop, et que je la signalai et l’offris aux cinquante personnes dont je vaudrais trouver l’adresse, — oui ! les cinquante originaux, si même ils y sont, qui aiment encore le beau dans un temps qui préfère le laid… probablement par fatuité.
Car ces Poésies sont belles… à faire peur, comme disait Bossuet de l’esprit de Fénelon. Ce sont, à coup sûr, les plus belles horreurs littéraires qu’on ait écrites depuis Les Fleurs du mal de Baudelaire. Et même c’est plus beau, car dans le mal, — le mal absolu, — c’est plus pur. Les poésies célèbres, de Baudelaire ne sont que l’expression des sens révoltés qui se tordent dans l’épuisement et la fureur de leur impuissance, serpents de Laocoon qui n’ont plus à étreindre que le fumier sur lequel ils meurent. Mais les poésies de madame Ackermann sont le chaste désespoir de l’esprit seul !… Ses blasphèmes, à elle, n’ont pas la purulence des blasphèmes de Baudelaire. Ils sont taillés dans un marbre radieux de blancheur idéale, avec une vigueur et une sûreté de main qui indique que l’artiste, ici, est son propre maître, et sans excuse, — comme Lucifer, qui ne tomba que parce qu’il voulut tomber. Transposition singulière, quand on les compare ! C’est l’homme, ici, qui a chanté comme aurait pu chanter la femme, et la femme, comme l’homme n’a pas chanté·
II
Je ne crois pas, du reste, que dans la littérature de ce vieux monde moderne, qui se croit moderne et qui n’est que vieux, inspiration pareille à celle de ces poésies ait déjà passé. Nous avons eu, il est vrai, quelquefois, des poésies impies et blasphématoires, mais ce n’étaient point des poésies personnelles. Ceux qui osèrent les écrire ne les écrivaient point pour leur propre compte et en leur nom. Milton se couvrait de Satan, lord Byron de Manfred et de Satan encore. Un jour même, Lamartine, ce cygne blanc devenu noir tout à coup, écrivit son ode du Désespoir, — mais ce ne fut là qu’une minute d’impiété entre deux Méditations repenties, et il reprit presque au même instant la nitidité de son plumage. Mais de poète lyrique restant dans sa peau et dans son âme à lui, et chantant pour son compte sur le mode terrible de cette impiété, carrée et solide comme un cube, franchement, avant ceci, je n’en connaissais pas !
Lucrèce lui-même, qu’en quelques endroits l’auteur des Poésies philosophiques rappelle ; Lucrèce, ce poète des choses, mais qui n’en avait pas les larmes, n’a point non plus cet athéisme net, articulé et définitif, qui étreint le néant avec des bras pâmés d’Ixion s’efforçant de féconder sa dernière chimère. Sous le marbre de son expression, le vers de Lucrèce ne semble-t-il pas trembler un peu de ce qu’il cache et de ce qu’il exprime ? car les Romains, même en décadence, avaient une police religieuse que nous n’avons plus. Pour nous, le vers dans lequel chante maintenant le poète athée peut être intrépide à bon marché et ne pas trembler. Et, de fait, pour qu’il chantât comme le voici qui chante, il fallait les temps où nous sommes arrivés. Il fallait que la Philosophie n’eût plus la honte de ses espérances et la vergogne de ses affirmations, et que la société décrépite à laquelle on, manque de respect eût l’oreille assez faite à tout pour, sans châtier rien, tout entendre.
Situation nouvelle, et qui n’est que d’hier ! Un très grand poète anglais, mais malheureusement empoisonné par l’Allemagne, eut, je le sais, il y a quarante ans, la fatuité d’être un athée à visage nu ; c’était Bishe Shelley, l’ami de lord Byron. Mais son athéisme, à cet innocent Capanée, se borna à s’en aller écrire au sommet du mont Saint-Gothard le mot d’athée après son nom. Dans ses poèmes, qui étaient pour lui, comme pour tous les poètes, la vraie réalité de sa vie, il n’était et ne fut jamais que le beau panthéiste dont les vers — malgré lui et retournés contre lui — sont des adorations de Dieu à travers les adorations de la nature. De son temps, qui pourtant n’est pas très lointain, le poète athée, organisé dans toute l’animalité de son athéisme, n’était encore qu’une larve roulant dans son chaos. Pour qu’il s’accomplît, ce lion monstrueux, pour qu’il s’articulât et se mît sur pattes, il fallait le temps où nous sommes parvenus. Un poète athée (comme Diderot l’était à certaines heures, par exemple quand il disait que la chair se fait comme le marbre) ; un poète athée (comme La Mettrie, quand il écrivait son Homme-plante), exigeait, pour être, le développement cyniquement forcené auquel maintenant nous assistons. Il fallait Darwin le Simiesque. Il fallait Proudhon, qui faisait mieux que de nier Dieu, car il le diffamait et l’appelait le mal. Et comme avant Darwin et Proudhon, ces grands scélérats intellectuels, on n’avait pas encore vu ces abominations qui sont le fond de l’abîme dans l’ordre de la pensée et après lesquelles il n’y a plus que la mort de l’Esprit humain à plat ventre dans ses ténèbres, on n’avait pas entendu non plus — car dans les vieilles civilisations les poètes ne viennent qu’après les ◀philosophes▶ — de poésie vibrant à l’unisson de ces épouvantables et damnés penseurs.
Mais, pour le coup, en voici un ! Et Dieu, qui se moque cruellement de nous, a voulu que ce fût une femme… Madame Ackermann, dont je ne sais guères que ceci : c’est qu’elle fut l’amie de Proudhon, est l’auteur de ces Poésies philosophiques. Sa vie et sa jeunesse, qui n’est plus, je les ignore. On m’a dit qu’elle fut la femme d’un professeur, et elle-même semble, au premier coup d’œil, une de ces femmes qu’on croirait nées avec une écharpe noire autour du cou, comme ces femmes-professeurs qui en portaient une, autrefois, dans certaines contrées de l’Italie. Entraperçue un soir, elle me lit l’effet d’une matrone simple et grave, mais nullement d’une poète, même quand elle dit ses vers. Se croyant ◀philosophe▶, peut-être parce qu’elle est athée, elle doit certainement être plus-fière de l’adjectif que du substantif dans le titre qu’elle a donné à ses poésies. Je ne sais point par quelles spirales cette amie de Proudhon est descendue au fond du dernier cercle de l’enfer de la Philosophie, mais elle y est descendue, et c’est du fond de cet horrible trou que, comme la Sachette de Notre-Dame de Paris, elle élève une voix désespérée pour l’humanité et pour elle ; — car, après tout, si elle a la bravoure de l’athéisme, si elle fait de l’héroïsme contre le néant, elle n’est pas, pour cela, très heureuse d’être athée. Cette nécessité philosophique du néant exaspère son âme, qui a soif d’infini puisqu’elle est poète, et si elle l’accepte, cette nécessité, comme ◀philosophe▶, comme poète, elle la maudit
III
Elle la maudit, — et voilà justement pourquoi cette poésie, comme je l’ai dit plus haut ; n’est pas dangereuse. Elle maudit !… Maudire n’est pas séduire. Si puissante qu’elle soit, cette poésie, elle crispe l’âme, mais sans l’entraîner. Elle donne horreur de l’implacable Erreur qu’elle chante et à laquelle elle ne fait pas croire, quoique, pour elle, ce soit la Vérité. Au moins, dans tous les autres poètes qui chantent les angoisses familières aux âmes passionnées, ou même dans Baudelaire, le Vampire, ce pourlécheur des pourritures devant lesquelles, vivantes, le malheureux se prosternait, il y a, au milieu des ruines et des désolations de la créature qui se sent mourir et qui croit que tout va finir avec elle, des pages éclairées, des tableaux qui passent accentués plus ou moins de fraîcheur et de mélancolie, des souvenirs qui attirent et retiennent comme des yeux fascinateurs rouverts, des caresses qui se reprennent aux beaux cadavres pressés autrefois sur le cœur. Mais ici, dans ces Poésies si étrangement nommées philosophiques, il n’y a rien… que rien, et contre ce rien seul le mouvement enragé d’un cerveau qui a l’orgueil inconséquent de vouloir être immortel. Il n’y a, enfin, dans cette poésie signée d’une femme, que des muscles de gladiateur tendus jusqu’à se rompre contre la Fatalité invincible, contre cet effroyable train des choses qui va passer tout à l’heure et tout anéantir ! Assurément, ce désespoir que le poète éprouve, ce désespoir exprimé dans de superbes vers presque cornéliens de vigueur sévère, a de la grandeur, mais cette grandeur est trop affreuse pour ravir l’âme charmée dans l’admiration et la sympathie. Seulement, allez ! ce qu’il fait n’est pas moins intense, puisqu’il frappe l’esprit d’épouvante comme le ferait une monstruosité. Certes ! je n’hésite pas à le dire du fond de ma foi religieuse outragée, une telle poésie est une monstruosité. La femme qui a écrit ces terribles choses : L’Amour et la Mort, Le Positivisme, les Paroles d’un Amant, L’Homme à la Nature, La Nature à l’Homme, le Dernier Mot, Le Cri, est tout à la fois un monstre et un prodige, — un prodige par le talent et un monstre par la pensée. Un monstre !… Je n’ai pas l’embarras du terme. Je n’ai pas besoin de me gêner beaucoup avec cette femme. Est-ce qu’elle s’est gênée avec Dieu ?…
Ainsi donc, ne l’oubliez pas ! un monstre et un prodige, voilà le double fulminate qui a fait sauter la femme dans madame Ackermann ; car, de la femme, chez elle, intellectuellement et moralement, il n’y en a plus. Madame Ackermann est arrivée à ce résultat ambitionné vainement par Daniel Stern, qui s’est cassée, elle, comme un éventail, avant de l’atteindre, la pauvrette ! Madame Ackermann, cette Origène femelle, est parvenue à tuer son sexe en elle et à le remplacer par quelque chose de neutre et d’horrible, mais de puissant. On ne rit plus avec celle-là ! Elle a résolu le problème de la quadrature du cercle sur elle-même, et si j’avais à la caractériser avec une formule, je me servirais de celle-ci : elle est, cette amie de Proudhon, elle est à la Poésie ce que Proudhon est à la Philosophie. C’est bien là l’expression poétique de ce matérialisme qui fait mal au cœur et qui résume la pensée philosophique de cette fin du xixe siècle. Elle est en un mot, la Proudhon de la Poésie au xixe siècle, moins odieuse pourtant que Proudhon parce qu’elle est poète, parce qu’elle est plus idéale que ce crocheteur, et surtout parce qu’elle expie son athéisme par le désespoir !
Et sans cela, est-ce que je vous en aurais parlé ? Est-ce que je vous aurais parlé de cette femme qui n’est plus une femme et qui a consommé sur elle le suicide de son sexe ? Je l’aurais laissée avec sa plaquette des premiers jours et ses cent exemplaires. Mais cette femme, devenue… de lettres, a un talent… du diable, sans aucune plaisanterie. Il s’est trouvé que cette femme mûre, calme et grave, cette Matrone, cette bonne femme, cet honnête homme, comme disait Ninon pour se dispenser d’être honnête femme, et cette honnête femme tout de même par-dessus l’honnête homme de Ninon, il s’est trouvé que malgré tout cela cette madame Ackermann est, au fond, quelque chose comme un démon, et, moralement comme esthétiquement, c’est intéressant, un démon ! Elle l’est, du moins, par la certitude de son impiété et la douleur de sa pensée. Caractère contradictoire de tout ce qui est vraiment diabolique ici-bas : la sécurité de l’athéisme absolu et la souffrance, l’incompréhensible souffrance qu’il inflige à une âme ! — car pourquoi cette âme souffre-t-elle, si elle a la sécurité ?
IV
Mais elle souffre, et c’est son mérite moral, s’il lui en reste encore, et dans tous les cas, c’est son talent. La douleur de l’athée est sublime dans les Poésies de madame Ackermann. Elle y souffre comme toutes les âmes fortes, qui périssent d’orgueil, déchirées dans leur force vaine. Ces cruelles et sacrilèges Poésies, qui insultent Dieu et le nient, et le bravent, rappellent involontairement les plus grandes douleurs de l’orgueil humain, et on y retrouve comme un grandiose souvenir des yeux convulsés de la Niobé antique, des poignets rompus du Crotoniate et de la cécité de Samson dans l’entre-deux de ses piliers, — cette terrible cécité, qui renverse quand elle tâtonne ! Elle aussi, la femme aveuglément athée, renverse tout dans sa douleur d’être sans Dieu, et elle périt comme raison, cette ◀philosophe, sur son athéisme écrasé. Je voudrais donner une idée de ce splendide désastre d’une philosophie impuissante à calmer les instincts affamés d’une âme de nature immortelle, mais ce qui fait la beauté exceptionnelle des poésies de madame Ackermann, c’est la largeur d’une aile qu’on ne peut guères enfermer dans le tour d’un chapitre. Elle n’y tiendrait pas. On ne peut rien couper ou détacher dans ce poète mâle, qui ne se préoccupe jamais des détails comme les poètes ses contemporains. — par ce côté plus ou moins femelles, — et qui a pour qualités premières et presque exclusives l’ampleur et la majesté dans le mouvement de l’ascension lyrique. Le poète des Poésies philosophiques est une aigle, qui déplace beaucoup d’air autour d’elle quand elle vole… Rien que le livre qu’elle a publié ne peut montrer intégralement cela. Et, cependant, nous ne terminerons pas ce chapitre sans une citation qui fasse comprendre à quel genre de poète rare nous avons affaire.
Nous n’ébrécherons pas, en la rompant ici et là, cette citation de madame Ackermann qui va vous échantillonner une poésie belle surtout d’ensemble, et qui, quelle que soit son étendue, va jusqu’au bout d’une pleine et forte coulée. C’est la dernière pièce du recueil. Elle est intitulée Le Cri, et c’en est un comme jamais bouche de femme n’en a poussé ! Ce n’est pas le cri de Sapho tombant dans l’abîme. La Sapho sans Phaon qui est ici n’y tombe point, mais elle y entre lentement, toujours désespérée, comme une athée vaincue mais soulagée par le cri qu’elle a amassé dans son cœur et qu’elle pousse. Écoutez-le ! Entendez-le ! Vous ne l’oublierez plus.
Lorsque le passager, sur un vaisseau qui sombre,Entend autour de lui les vagues retentirQu’à perte de regard la mer immense et sombreSe soulève pour l’engloutir,
Sans espoir de salut et quand le pont s’entr’ouvre,Parmi les mâts brisés, terrifié, meurtri,Il redresse son front hors du flot qui le couvre,Et pousse au large un dernier cri.
Cri vain ! cri déchirant ! L’oiseau qui plane ou passeAu-delà du nuage a frissonné d’horreur,Et les vents déchaînés hésitent dans l’espaceÀ l’étouffer sous leur clameur.
Comme ce voyageur, en des mers inconnues.J’erre et vais disparaître au sein des flots hurlant ;Le gouffre est à mes pieds, sur ma tête les nuesS’amoncellent, la foudre aux flancs.
Les ondes et les cieux autour de leur victimeLuttent d’acharnement, de bruit, d’obscurité ;En proie à ces conflits, mon vaisseau sur l’abîmeCourt sans boussole et démâté.
Mais ce sont d’autres flots, c’est un bien autre orageQui livre des combats dans les airs ténébreux ;La mer est plus profonde et surtout le naufragePlus complet et plus désastreux.
Jouet de l’ouragan qui l’emporte et le mène,Encombré de trésors et d’agrès submergés,Ce navire perdu, mais c’est la nef humaine,Et nous sommes les naufragés !
L’équipage affolé manœuvre en vain dans l’ombre ;L’Épouvante est à bord, le Désespoir, le DeuilAssise au gouvernail, la Fatalité sombreLe dirige vers un écueil.
Moi, que sans mon aveu l’aveugle DestinéeEmbarqua sur l’étrange et frêle bâtiment,Je ne veux pas non plus, muette et résignée,Subir mon engloutissement !
Puisque, dans la stupeur des détresses suprêmes,Mes pâles compagnons restent silencieux,À ma voix d’enlever ces monceaux d’anathèmesQui s’amassent contre les cieux !
Afin qu’elle éclatât d’un jet plus énergique,J’ai, dans ma résistance à Tassant des îlots noirsDe tous les cœurs en moi, comme en un centre unique,Rassemblé tous les désespoirs.
Qu’ils vibrent donc si fort, mes accents intrépides,Que ces mêmes cieux sourds en tressaillent surpris !Les airs n’ont pas besoin, ni les vagues stupides,Pour frissonner, d’avoir compris.
Ah ! c’est un cri sacré que tout cri d’agonie ;Il proteste, il accuse au moment d’expirer.Eh bien, ce cri d’angoisse et d’horreur infinie,Je l’ai jeté ; je puis sombrer !
Convenez-en, n’est-ce pas très beau ?… et, dans le désespoir, pour la première fois du volume, d’un calme résolu plus pathétique que la fureur. Évidemment, c’est plus beau que le mot d’Ajax aux dieux : « J’en échapperai malgré vous ! » Par cette poésie seule vous pouvez juger la manière de madame Ackermann. Vous n’avez pas toutes les cordes de sa lyre, comme on dit séculairement, mais vous avez le son que donne le bois harmonieux.
Il y a dans le recueil des poésies plus longues, d’un déroulement plus large, d’une passion plus irritée, où le poète est plus Spartacus contre Dieu, plus insolent et plus blasphématoire, plus digne du fer rouge que le doux Saint Louis faisait enfoncer dans la langue des blasphémateurs. Mais il n’y en a point qui montre par un côté plus grand cette malheureuse athée qui se dresse avec tant de furie sur ses petits ergots contre le Seigneur, et à qui il ne manque, pour être ce phénix renaissant incessamment de ses cendres qu’on appelle avec le tremblement du respect : « un grand poète », que l’abondance dans les sujets et la variété de l’inspiration. C’est ce que n’a pas madame Ackermann. Elle n’a pas, comme le phénix et le grand poète, cette faculté de renaître perpétuellement de ses cendres· Elle ne renaît pas assez des siennes. Voyez ! elle avait passé le milieu de la vie déjà quand parurent ces poésies, et elle ne nous a donné que quelques pièces de vers après tout, phénix consumé peut-être, et absorbé, en tout cas, par la philosophie, qui n’a jamais rencontré de poète lui appartenant si exclusivement·
En donnera-t-elle encore ? N’en donnera-t-elle plus ?…
Là se pose pour la Critique une question plus profonde que la personnalité de madame Ackermann. Un grand poète peut-il être athée longtemps et sans déchet ? Par la nature de son inspiration bien plus que par celle de ses facultés, l’auteur des Poésies philosophiques ne devait-il pas être forcément plus ou moins stérile ? Une négation n’est jamais féconde, mais la négation de l’Affirmation infinie, la négation de Dieu, source de toutes les fécondités, ne peut pas engendrer longtemps… Madame Ackermann, malgré la force prolifique de ses facultés de poète, n’a pas produit en proportion avec la force de ses facultés. Y aurait-il une raison à cela, sinistre pour elle, religieuse et consolante pour nous ? L’athéisme, cette teigne du temps, aurait-il desséché sa noble tête de poète et condamné son génie à la stérilité des terres maudites ?
Peut-être ! Et au nom de son génie dont elle doit avoir la fierté aussi, qu’elle y pense, et qu’elle tombe à genoux devant ce qu’elle nie.
Ce serait la vengeance de Dieu !