(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boullée. (1848.) » pp. 407-427
/ 2067
(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boullée. (1848.) » pp. 407-427

Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boulléeg.
(1848.)

Cette Histoire qui est à la seconde édition, et dont l’auteur, M. Boullée, avait autrefois débuté avec distinction dans le ministère public, est digne de son sujet et représente avec fidélité la noble et belle figure de d’Aguesseau. Rien n’y est négligé de ce qu’une telle vie renferme d’instructif du côté de la magistrature et de la justice. Les faiblesses dont l’illustre chancelier donna plus d’une fois l’exemple quand il fut entré dans la carrière politique, n’y sont pas dissimulées. Cette timidité et cette vacillation en politique n’est point rare chez de grands magistrats, qui ne retrouvent toute leur force et leur autorité que sur leur siège et sous les garanties extérieures qui laissent à leur jugement toute sa balance Mais les faiblesses mêmes d’un d’Aguesseau observent des principes et ont leurs limites ; elles naissent d’un fonds de scrupules, et elles méritent encore les respects. Voyons donc à profiter, dans notre étude, de l’estimable travail de M. Boullée ; voyons s’il n’y a pas à ajouter, à retrancher peut-être quelque chose à ce qu’il dit du d’Aguesseau littéraire, et à faire entrer aussi dans l’idée générale de l’homme quelques traits essentiels que le biographe a jugés incompatibles avec l’ensemble du caractère, et qui, selon moi, ne le sont pas. On ne peut que gagner et s’honorer en s’approchant, même en toute liberté d’examen et de critique, d’un personnage tel que d’Aguesseau.

D’Aguesseau naquit en 1668 à Limoges, où son père était alors intendant, un père vénérable dont il nous a retracé la vie ; et il reçut de lui une éducation domestique forte et tendre, qui rencontra le naturel le plus docile et le plus heureux. Dès son enfance, le jeune d’Aguesseau apprit toute chose, il continua d’apprendre toute sa vie, et l’on serait assez embarrassé de dire quelle science, quelle langue et quelle littérature il ne savait pas. Une mère demandait un jour à Fontenelle de lui indiquer un précepteur pour son fils, mais elle exigeait que ce précepteur fût savant, érudit en toute matière, antiquaire, physicien, métaphysicien, enfin qu’il sut tout, et quelque chose encore au-delà. Après y avoir un peu rêvé, Fontenelle répondit : « Madame, plus j’y songe, et plus il me semble qu’il n’y a que M. le chancelier d’Aguesseauqui soit capable d’être le précepteur de monsieur votre fils. » Tel d’Aguesseau parut de bonne heure et presque dès la jeunesse. En même temps, la netteté et la justesse des méthodes introduisait avec facilité et disposait avec ordre tout ce savoir dans ce jeune, dans ce bel et à la fois solide esprit. Son père, le plus pacifique, le plus prudent et le moins novateur des hommes, était pourtant attaché, par des affinités de vertu et de mœurs comme de pensée, à cette école qu’on désignait alors sous le nom de Port-Royal, et son fils en devint sous ses yeux comme un élève extérieur et libre, et tout littéraire, au moins par les méthodes qu’on lui fit suivre, et par l’esprit général qui présida à son éducation. Tout se faisait autant que possible de vive voix, de manière que l’attention de l’enfant fût tenue constamment en haleine. Aucun moment n’était perdu, et les voyages mêmes de l’intendant procuraient des occasions variées d’exercices et de conférences : M. d’Aguesseau emmenait ses enfants avec lui, et son carrosse devenait une espèce de classe, où l’étude exacte et régulière s’entremêlait doucement avec l’entretien. « Après la prière des voyageurs, par laquelle ma mère, raconte d’Aguesseau, commençait toujours la marche, nous expliquions les auteurs grecs et latins, qui étaient l’objet actuel de notre étude… » Grec, latin, et plus tard hébreu, anglais, italien, espagnol, portugais, mathématiques, physique, et surtout belles-lettres (sans parler de la jurisprudence qui était son domaine propre), le jeune d’Aguesseau apprenait tout, et, doué de la plus vaste mémoire, il retenait tout : « … L’admirable avocat général d’Aguesseauqui sait toutes mes chansons, et qui les retient comme s’il n’avait autre chose à faire », écrivait de lui à Mme de Sévigné M. de Coulanges. On raconte qu’un jour Boileau lui ayant récité quelque épître ou satire qu’il venait de composer, d’Aguesseau lui dit tranquillement qu’il la connaissait déjà, et, pour preuve, il se mit à la lui réciter tout entière. Boileau, étonné, se fâcha presque ; puis, quand il vit que ce n’était qu’un prodige de mémoire, il admira. Faut-il maintenant s’étonner qu’au milieu d’une si perpétuelle discipline et sous une couche ainsi accumulée de connaissances les plus diverses, la nature ait été, sinon opprimée, du moins recouverte, et que l’originalité chez d’Aguesseau ne se fasse jamais jour sous l’extrême culture ?

Je le dirai tout d’abord, il n’y a d’original et de tout à fait particulier en lui comme écrivain, que ce que les anciens appelaient les mœurs, ce je ne sais quoi non seulement de doux et de paisible (mite ac placidum), mais de prévenant et d’humain (blandum et humanum), de discrètement aimable et de lentement persuasif qui monte et s’exhale d’une âme pure, et qui, pénétrant l’ensemble du discours, gagne insensiblement jusqu’aux autres âmes.

D’Aguesseau nous offre avec plus de distinction et d’élégance ce qu’a Rollin, un style d’honnête homme, d’homme de bien, et qui, si on ne se laisse pas rebuter par quelque lieu-commun apparent, par quelque lenteur de pensée et de phrase, vous paie à la longue de votre patience par un certain effet moral auquel on n’était pas accoutumé. On y voit paraître et reluire, après quelques pages de lecture continue, l’image de la vie privée, des vertus domestiques, de la piété et de la pudeur de l’écrivain, ce qu’une de ses petites-filles a si excellemment appelé ses charmes intérieurs. Tel est, aux bons endroits, le mérite littéraire et moral de d’Aguesseau.

Jeune, il eut une passion, il n’en eut qu’une, les belles-lettres. Il faut voir, dans les Instructions qu’à son tour il adressa plus tard à son fils, avec quelle affection et quelle tendresse il aborde ce chapitre intéressant. Il ne le place qu’après l’étude de l’histoire, après celle de la jurisprudence et de la religion ; il lui a fallu quelque courage, on le sent, pour ajourner le moment de parler de cette étude pour lui la plus attrayante et la plus chère :

Il me semble, dit-il, qu’en passant à cette matière je me sens touché du même sentiment qu’un voyageur qui après s’être rassasié pendant longtemps de la vue de divers pays, où souvent même il a trouvé de plus belles choses, et plus dignes de sa curiosité, que dans le lieu de sa naissance, goûte néanmoins un secret plaisir en arrivant dans sa patrie, et s’estime heureux de pouvoir respirer enfin son air natal. On aime à revoir les lieux qu’on a habités dans son enfance… Je crois rajeunir en quelque manière ; je crois voir renaître ces jours précieux, ces jours irréparables de la jeunesse…

On est assez embarrassé d’avoir à citer avec d’Aguesseau, car rien en particulier n’est original, ni bien vif, ni bien neuf, et il convient d’attendre et de prolonger la lecture jusqu’à ce que l’affection dont j’ai parlé opère ; mais alors l’agrément se fait sentir, un agrément honnête et sûr, et salubre. Que vous dirai-je ? là où la rhétorique ne paraît pas trop, il y a de l’onction en lui, et l’impression qu’on reçoit est comme douce au toucher de l’esprit.

Un mot charmant qui exprime bien cette passion de d’Aguesseau pour les lettres, c’est ce qu’il dit un jour au savant Boivin avec qui il lisait je ne sais quel poème grec : « Hâtons-nous, s’écria-t-il ; si nous allions mourir avant d’avoir achevé ! » Ce trait m’en rappelle un autre d’un homme qui a laissé un vif souvenir chez ceux qui l’ont connu, l’abbé Mablini, le plus exquis et le plus attique des maîtres que notre École normale ait jamais eus. La Vénus de Milo venait d’arriver de Grèce ; elle était au Louvre, et M. Mablini sortait un matin de la Sorbonne pour l’aller voir. Mais, tout à coup, cet homme épris de l’antique beauté se mit à courir en descendant la rue de la Harpe, pour arriver plus vite, et aussi de peur que quelque accident imprévu ne vînt, dans l’intervalle du trajet, lui dérober le chef-d’œuvre. Il se disait comme d’Aguesseau : Si nous allions mourir avant de l’avoir vu ! Voilà la passion, elle donne des ailes. D’Aguesseau n’eut jamais des ailes et de la passion véritable qu’en cette matière des belles-lettres.

Il vit beaucoup dans sa jeunesse Racine et Despréaux ; il mérita une place honorable dans les vers de ce dernier ; il donnait quelquefois au poète vieillissant, qui lui lisait ses vers, des conseils de prosateur un peu timide et auxquels Despréaux ne se rendait pas. D’Aguesseau porta dès l’abord ses scrupules de timidité dans le goût comme dans tout le reste. Venu sur la fin de Louis XIV, il essuya en plein la chaleur et les rayons du beau siècle à son couchant. Son talent, comme un fruit d’extrême automne, naquit tout mûr en quelque sorte, et n’eut à aucun moment cette verdeur première qui, en se corrigeant, relève plus tard la saveur et le parfum.

Porté par son mérite, et par l’autorité que lui conférait la vertu paternelle, à la charge d’avocat général à vingt-deux ans, il fit, disent ses biographes, une révolution dans le palais par le caractère nouveau de son éloquence. Parlons avec franchise : tous ces éloges qu’on accorde à l’éloquence judiciaire de d’Aguesseau nous semblent aujourd’hui fort exagérés. On est étonné quand on lit ses Plaidoyers, ses Mercuriales, d’apprendre que cela fit quelque part une révolution complète. Pour se rendre compte de cet effet, et même en le réduisant à sa valeur, il convient de se rappeler que le Parlement, à cette date comme toujours, était un peu en retard sur le reste du siècle : aussi, en y apparaissant avec sa bonne mine, sa gravité tempérée d’affabilité et décorée de politesse, sa diction facile, nombreuse et légèrement fleurie, son élégance un peu concertée, l’élève adouci et orné de Despréaux fit une sorte de révolution relative ; il eut le mérite d’introduire et de naturaliser au parquet ce qui régnait déjà partout ailleurs ; et lui, le moins novateur des jeunes gens, il entra si à propos dans la carrière, que son premier pas fit époque.

Aujourd’hui, quand on relit chez son dernier biographe les morceaux qui sont donnés pour les plus éloquents, quand on relit dans les Œuvres mêmes de l’auteur ces Mercuriales tant vantées, on ne peut y rien voir que l’exercice d’un talent distingué sachant se servir habilement d’une rhétorique heureuse. Il n’est question que de sénateurs, de familles patriciennes, de pourpre, d’images des ancêtres ; la superstition romaine est complète ; c’est du latin de Cicéron ou de Tite-Live, réduit et assorti aux mœurs et aux prétentions parlementaires. En se servant de tous ces grands mots, la gravité magistrale du jeune homme ne se permet pas un sourire, c’est tout simple ; mais elle ne paraît pas non plus soupçonner le sourire qui pourrait bien naître au-dehors. En général, il y a une foule de choses déjà imminentes ou existantes, desquelles d’Aguesseau ne paraît pas se douter dans son honorable candeur. Et, par exemple, je ne trouve nulle part Voltaire nommé dans ses Œuvres, et je ne vois pas non plus qu’il ait nommé une seule fois Molière. Molière et Voltaire semblent avoir été pour lui comme non avenus et comme inconnus, avec tout ce que ces deux noms représentent.

Avocat général à vingt-deux ans, je l’ai dit, et procureur général à trente-deux, d’Aguesseau eut à se prononcer dans les affaires ecclésiastiques qui n’occupèrent que trop cette fin du règne de Louis XIV. Dans un très beau mémoire de lui, où il y a des portraits historiques très bien touchés, il nous a exposé sa conduite et ses vues. Dès l’origine, on le voit attentif à ne donner dans aucun extrême ; il s’oppose aux excès du jansénisme, mais il ne s’opposait pas moins énergiquement alors à ce qu’il croyait dangereux du côté de la puissance ultramontaine. D’Aguesseau eut même, en 1715, un moment presque héroïque, et qui, plus tard, lorsqu’il se fut attiédi et qu’il eut faibli, lui fut souvent rappelé comme un reproche de sa conduite présente.

Il s’agissait de la fameuse bulle Unigenitus, que le roi voulait faire enregistrer au Parlement et accepter sans restriction par tout le royaume. Le chancelier Voysin (à la fois secrétaire d’État de la Guerre) avait rédigé, à cet effet, une déclaration précise et rude, qu’il prétendait imposer au Parlement : mais d’Aguesseau, procureur général, et qui avait alors, dit Voltaire, ce courage d’esprit que donne la jeunesse 40, refusa absolument de s’en charger. On disait tout haut de lui à la Cour : « M. le procureur général est un séditieux. » Mandé un jour à Marly avec les autres membres du parquet, il crut que l’orage allait enfin éclater sur sa tête, et qu’il pourrait bien aller coucher le soir à la Bastille. Sa femme (née d’Ormesson), digne de lui, fit ce jour-là comme une Romaine, et, embrassant son mari au départ, elle l’exhorta à oublier qu’il avait femme et enfants, et à ne songer qu’à son honneur et à sa conscience. L’état de Louis XIV au lit de mort, et qui n’avait plus que quelques jours à vivre, rendait cet héroïsme un peu moins compromettant.

Devenu chancelier de France et ministre en 1717, sous la Régence, d’Aguesseau laissa trop voir alors ce qui lui manquait comme homme politique, et sa vertu, égarée entre Law, Dubois et le Régent, rencontra plus d’un piège qu’elle ne sut point éviter. C’est ici qu’il convient de restituer à Saint-Simon toute la part qui lui est due dans l’étude de ce caractère. L’estimable biographe de d’Aguesseau, M. Boullée, paraît croire que Saint-Simon, en jugeant l’illustre chancelier, a cédé à je ne sais quelle antipathie naturelle et instinctive contre les gens de robe ; il conteste l’exactitude et la sagacité du redoutable moraliste qui n’a été ici, comme en bien des cas, que très clairvoyant. Pour nous, nous sommes dès longtemps accoutumé à comprendre que Saint-Simon puisse être un témoin passionné et, néanmoins, des plus véridiques, et, si l’on peut dire, des plus authentiques. Il a de la véracité jusque dans la violence, une véracité qui, en quelque sorte, ne dépend point de lui. Ici, d’ailleurs, en ce qui concerne d’Aguesseau, Saint-Simon n’est point du tout violent ; il rend au grand magistrat toutes les sortes d’hommages :

Beaucoup d’esprit, d’application, de pénétration, dit-il, de savoir en tout genre, de gravité et de magistrature, d’équité, de piété et d’innocence de mœurs, firent le fond de son caractère. On peut dire que c’était un bel esprit et un homme incorruptible… Avec cela doux, bon, humain, d’un accès facile et agréable, et, dans le particulier, ayant de la gaieté et de la plaisanterie salée, mais sans jamais blesser personne ; extrêmement sobre, poli sans orgueil, et noble sans la moindre avarice, naturellement paresseux, dont il lui était resté de la lenteur.

Cette paresse a besoin d’explication quand le mot s’applique à un homme aussi constamment et aussi diversement laborieux que l’était d’Aguesseau ; mais je crois qu’il la faut prendre dans le sens de lenteur de tempérament, d’absence de verve et de longueur de phrases, ce qui est incontestable quand on lit d’Aguesseau ; on sent qu’il a dû passer bien du temps à limer, à polir ce qui paraît encore un peu traînant à la lecture, et qu’aussi il s’est amusé à bien des études d’inclination et de fantaisie qui peuvent ressembler à de la paresse aux yeux des hommes d’action et d’affaires. Après ces premiers éloges, Saint-Simon se demande comment un magistrat orné de tant de vertus et de talents, qui avait été un si admirable avocat général, un si accompli procureur général, et qui aurait fait sans doute un premier président sublime, s’est trouvé un chancelier et un ministre faible et insuffisant. Il en donne une première raison : c’est que d’Aguesseau est parlementaire avec excès, avec superstition, qu’il a été élevé, comme le disait également de lui le cardinal de Fleury, dans la crainte de Dieu et des parlements. Une autre raison très fine, très judicieuse, et qui va au fond du caractère, c’est que, dans ce long usage du parquet, d’Aguesseau, esprit étendu et lumineux, s’était accoutumé à ramasser, à examiner, à peser et à comparer en tout les raisons des deux parties, « à étaler, dit Saint-Simon, cette espèce de bilan devant les juges avec toutes les grâces et les fleurs de l’éloquence », et de plus, selon la recommandation voulue, « avec tant d’art et d’exactitude, qu’il ne fût rien oublié d’aucune part, et qu’aucun des nombreux auditeurs ne pût augurer de quel avis l’avocat général serait, avant qu’il eût commencé à conclure ». C’est ce qu’on réputait la perfection du métier. Or, cette sorte de résumé développé et alternatif et de balance continuelle que l’avocat général faisait en parlant, et qu’aussi le procureur général faisait alors par écrit, avait donné à l’esprit de d’Aguesseau sa forme définitive ; et comme il s’y joignait chez lui une grande conscience et peu de décision naturelle, il ne pouvait se résoudre en quoi que ce fût à conclure, à saisir en définitive ce glaive de l’esprit qui doit toujours en accompagner l’exacte balance pour trancher à temps ce qui autrement courrait risque de s’éterniser. Saint-Simon cite les exemples les plus curieux de cette indécision d’un si vaste esprit, laquelle se prolongeait jusqu’au dernier moment. Le marquis d’Argenson, dans ses excellents mémoires, ne dit pas autre chose et le dit avec des détails piquants et nouveaux, à ce point que le chancelier en était quelquefois réduit, dans son indétermination, à appeler à son aide un de ses enfants pour l’aider à prendre un parti. Le cardinal de Fleury, dans ses dépêches, n’a pas jugé d’Aguesseau autrement lorsqu’il a écrit : « M. le chancelier est certainement très habile, et a de grandes lumières ; mais, à force d’en avoir, il trouve des difficultés à tout. »

Pourquoi un grand magistrat n’est-il pas nécessairement un bon politique ? Pourquoi est-il si souvent le contraire ? L’exemple éminent de d’Aguesseau est peut-être le cas le plus singulier et le plus frappant qu’on puisse produire de cette sorte de différence et presque d’incompatibilité entre les deux talents. Mais, pour bien étudier un tel exemple et en tirer toute la leçon qu’il renferme, il faut oser introduire dans l’idée de ce caractère de d’Aguesseau tous les vrais éléments tels que les donnent les témoins les plus clairvoyants et les plus sagaces.

Moins encore en raison des difficultés qu’on rencontrait dans son genre d’esprit que par l’incommodité que causait sa vertu, d’Aguesseau fut exilé deux fois dans sa terre de Fresnes. Son premier exil dura deux ans et demi (1718-1720), le second ne dura pas moins de cinq ans et demi (1722-1727). C’est dans cette retraite heureuse que, rendu à ses goûts naturels, il nous apparaît avec toutes ses qualités douces, tempérées, ingénieuses, et le plus à son avantage. N’y cherchez point l’homme d’État qui souffre ou qui regrette tout au moins le bien qu’il aurait pu faire. Soumis, résigné et comme délivré, d’Aguesseau jouit en paix de lui-même, il converse avec sa propre pensée et il en disserte au plus avec quelques amis. S’il lui arrive, dans les commencements, de traiter quelque sujet politique et économique à l’ordre du jour, ce n’est que par acquit de conscience et par manière de passe-temps, et il compare avec une grâce toute chrétienne ce travail inutile à ces corbeilles que tressaient les solitaires de la Thébaïde pour occuper leurs loisirs, et qu’ils jetaient souvent au feu à la fin de la semaine, quand ils ne trouvaient pas à en faire usage. Tel il s’offre à nous d’une manière riante dès le début de son exil. La correspondance qu’il entretint durant ces années, et les ouvrages qu’il composa, nous le peignent bien dans toute la vérité de sa nature morale et littéraire.

Un de ses correspondants les plus ordinaires était M. de Valincour, cet ancien ami de Boileau et de Racine, amateur de toutes sciences et de toutes belles-lettres, esprit délicat, un peu singulier, d’une religion extrême, et qui, par la sévérité dont il était à l’égard de la métaphysique (tout en la possédant très bien), forçait souvent d’Aguesseau à en prendre la défense. Là où d’Aguesseau me paraît supérieur et presque original par la combinaison et la mesure qu’il y apporte, c’est dans les considérations philosophiques dont il ne sépare jamais la morale et la religion. D’Aguesseau est pour la raison humaine, et il lui fait en tout une juste part. Il est également pour la liberté morale, pour la liberté d’examen, et il aime à l’exercer pour son compte et à s’en donner le plaisir dans un cercle à l’avance tracé. M. de Valincour, en discutant avec d’Aguesseau, avait beaucoup de la méthode de Pascal, qui méprisait la raison, la poussait à outrance, et qui lui contestait de pouvoir trouver seule le commencement et l’ébauche des hautes vérités. D’Aguesseau, grand lecteur de Platon et nourri des antiques lectures, pense qu’il n’est pas besoin d’imputer à la philosophie païenne plus d’imperfections qu’elle n’en a eu en effet : « La véritable religion, dit-il, n’a pas besoin de supposer dans ses adversaires ou dans ses émules des-défauts qui n’y sont pas. » L’Évangile sera toujours assez hors de comparaison : laissons à la morale purement humaine la part légitime qui lui revient. Pourquoi aller donner la main à Hobbes ou aux Pyrrhoniens, à ces ennemis des premières vérités naturelles ? faut-il se servir de la religion pour attaquer des idées qui en sont au moins le préliminaire ? Car, suivant lui, « la religion n’est autre chose, dans ses préceptes moraux, que la perfection de la raison » et les coups téméraires qu’on porte à l’une retombent sur l’autre. D’Aguesseau explique très ingénieusement comment il se rencontre de ces hommes d’esprit qui haïssent la raison (il les appelle, d’après Platon, misologues), comme il s’en trouve d’autres qui sont misanthropes et qui haïssent les hommes. Ceux qui haïssent ainsi les hommes sont le plus souvent les mêmes qui les ont d’abord le plus recherchés et aimés, et qui n’ont trouvé dans leur commerce qu’amertume et dégoût. Ainsi pour les sciences : « Un homme d’esprit, dit-il, veut tout lire et tout savoir ; il y goûte pendant longtemps un plaisir infini : mais après avoir bien lu, plus il a de lumières, plus il fait aussi de réflexions qui corrompent, pour ainsi dire, et qui empoisonnent pour lui toute la douceur de la science. » Et cet homme passe à un excès contraire, et il se met, de dépit, à condamner toutes les sciences en général, comme le misanthrope condamne tous les hommes. On ne saurait mieux penser ni plus modérément ; c’est spirituel et fin, avec une légère réminiscence socratique. Voilà de l’excellent d’Aguesseau. Il apporte dans ces matières toutes les qualités de son tempérament et de son esprit, et qui ailleurs seront des défauts. Il examine tout, il ne laisse rien passer : « Vous reconnaissez à ces doutes, dit-il quelque part en se confessant lui-même, le caractère d’un esprit difficultueux qui, pour vouloir saisir son objet avec trop d’évidence, va souvent au-delà du but. » Nous retrouvons là, et sur son propre aveu, celui qui coupe un cheveu en quatre, et que Saint-Simon appelle le père des difficultés.

Il rapporte et balance longuement et avec une complaisance marquée, en chaque question philosophique, toutes les raisons de part et d’autre ; il va jusqu’à entrer dans les idées de l’adversaire, pour mieux les rectifier et les redresser. Il honore en tout sujet, il accepte et croit la religion, sans même songer à en discuter le fond, et, d’autre part, il venge et maintient la métaphysique et le droit de recherche spéculative dans de justes bornes. On est loin, avec d’Aguesseau, de la méthode de Pascal ; ce serait plutôt celle de Nicole, et encore très adoucie : ou mieux, c’est la méthode du sage apologiste anglais, le docteur Clarke, à laquelle, dans ses Méditations métaphysiques, il veut donner plus de développement et un plus beau jour.

D’Aguesseau est un chrétien qui lit souvent du Platon ; c’est un disciple de Descartes, mais qui lit tous les jours de l’Écriture sainte.

Les dix Méditations sur les vraies ou les fausses idées de la justice sont une belle lecture. D’Aguesseau, comme Platon, comme Cicéron, croit à une certaine idée naturelle de la justice, qui n’est pas l’intérêt ni l’utilité, mais le droit ; il croit, indépendamment de la révélation positive, au triomphe de cette idée dans les lois des grands législateurs et des grands peuples, à la conscience du genre humain. Il combat Hobbes, il combat d’avance Bentham, il réfute son ami janséniste M. de Valincour, qui refusait à la raison de l’homme, sans la Grâce, cette faculté de justice. Il marche et s’élève avec largeur dans la voie ouverte par le grand jurisconsulte Domat. Nous faisons plus qu’entrevoir, nous embrassons déjà fort clairement, dans ces nobles pages de d’Aguesseau, la théorie de plus d’un illustre moderne, ce qui sera la métaphysique de M. Royer-Collard, celle de M. le duc de Broglie en législation, ou encore ces hautes idées de justice primordiale que l’ancien Portalis léguait à son fils. Le christianisme ajoute et confirme : mais, antérieurement au christianisme, selon eux, il y a une vraie et large base à la loi dans l’âme humaine. Le traité De officiis est possible avant l’Évangile : seulement il se perfectionne après, il s’humanise de plus en plus et se divinise.

Il est curieux de voir comment d’Aguesseau, par ses efforts modérés de raison, et tout en ne songeant qu’à s’appuyer aux anciens, penche déjà plus qu’il ne croit du côté de l’avenir.

Dans les Instructions contenant un plan général d’études à l’usage de son fils, et qui sont datées de Fresnes, mais d’une date antérieure à ses exils, on saisit d’Aguesseau au complet avec tous ses goûts, ses principes et ses jugements littéraires régulièrement exposés. Il se reproche en un endroit assez vivement de n’avoir pas étudié, comme il aurait dû, l’histoire ; malgré les emplois importants dont il fut de bonne heure chargé, il aurait certes pu le faire encore : « Mais, d’un côté, les charmes des belles-lettres qui ont été pour moi, dit-il, une espèce de débauche d’esprit, et, de l’autre, le goût de la philosophie et des sciences de raisonnement, ont souvent usurpé chez moi une préférence injuste… » Pourtant, il s’en fallut de peu, nous raconte-t-il agréablement, qu’il ne se ruinât tout à fait dans l’esprit du père Malebranche, qui avait conçu une bonne opinion de lui par quelques entretiens sur la métaphysique ; mais ce père le surprit un jour un Thucydide en main, non sans une espèce de scandale philosophique. « Évitez, mon cher fils, s’écrie d’Aguesseau, de tomber dans le même inconvénient (la négligence de l’histoire), et fuyez comme le chant des sirènes les discours séducteurs de ces philosophes abstraits, etc., etc… » On voit déjà, à ce ton, quel est le goût littéraire fleuri et cicéronien de d’Aguesseau.

En littérature, à proprement parler, je le définirai un élève de Racine, de Boileau et de L’Art poétique, mais qui a gardé quelque façon complaisante de périphrase que Pascal qu’il admire tant ne lui aurait guère passée. C’est, en diction, du Bourdaloue très assaisonné de Fléchier. Il caresse sa phrase, il soigne la cadence, il sacrifie au nombre. Aimant passionnément les lettres et n’ayant pu exclusivement s’y livrer, il en parle avec un redoublement de forme et de fleurs, comme dans une fête cérémonieuse. Il est académiste enfin, lui que sa modestie empêcha toujours d’être de l’Académie française. Quoiqu’il ne soit plus de ces magistrats antiques qui se lèvent à quatre heures du matin, dînent à dix heures et soupent à six, il y a un peu d’arriéré et de suranné, quelque chose du galant d’autrefois dans certaines de ses grâces. Quand il s’agit de Mme la chancelière, son épouse, et des hommages poétiques qu’on lui adresse, M. d’Aguesseau semble complimenteur un peu à l’ancienne mode. Dans la belle lettre à M. de Valincour sur l’incendie d’une bibliothèque, et où il cite tant Cicéron, il parle d’Astrée, c’est-à-dire de Mme la chancelière elle-même, célébrée sous ce nom par M. de Valincour dans je ne sais quelle idylle qui sentait son âge d’or. S’il écrit au même M. de Valincour au sujet du jeune Racine qui est à Fresnes, on voit quelle idée solennelle d’Aguesseau se forme volontiers d’un poète :

Que dites-vous du jeune poète que nous avons ici depuis plus de quinze jours, et qui n’a jamais voulu lui prêter sa muse (à Mme la chancelière) pour vous répondre ? Peut-être faut-il louer en cela la prudence ; mais la prudence n’est guère une vertu de poète ; plus j’étudie son caractère, plus il me paraît singulier ; à le voir, à l’entendre parler, on ne se défierait jamais qu’il pût sortir de sa tête d’aussi beaux vers que les siens, adeo ut plerique, etc.

Toujours le petit bout de citation latine, le bout de la toge romaine. D’Aguesseau était encore de cette race d’hommes qui ne pouvaient avoir une pensée sans en demander la permission et l’expression à quelque ancien. Toute cette lettre, au fond, ne signifie autre chose, sinon que Racine fils, qui faisait d’assez beaux vers, ne paraissait nullement un homme d’esprit.

Ce goût cicéronien du magistrat à demi Romain, ce faible du chancelier de France qui se croyait à Tusculum dans ses exils de Fresnes et qui voyait partout des reflets consulaires, se retrouve, avec une naïveté revêtue d’élégance et animée d’onction, dans la belle et touchante Vie que d’Aguesseau a donnée de son père. Évidemment, il s’est quelquefois souvenu en l’écrivant de la Vie d’Agricola par Tacite, mais il se souvient encore plus et avant tout qu’il est fils et chrétien, et c’est ce qui l’inspire. Cette biographie, destinée d’abord au seul cercle de la famille, a conservé le caractère d’une douce et sainte solennité domestique. La piété, la modestie, la pudeur, la délicatesse morale la plus exquise, en font l’âme et les traits. On n’en pourrait donner idée par une sèche analyse. C’est dans les pages mêmes du fils qu’il faut apprendre à aimer l’expression modérée, continue et pleine, de cette belle vie antique de M. d’Aguesseau le père ; c’est là qu’il faut voir briller, sous des cheveux de plus en plus blancs, la vertu toujours égale du vieillard dans toute la fleur de sa première innocence.

Il avait reçu de la nature, nous dit son fils, un cœur délicat et sensible, avec un sang vif qui s’allumait aisément ; et, comme la promptitude n’est pas incompatible avec la plus grande bonté, il aurait pu être fort prompt, s’il se fût laissé aller à son tempérament ; mais ce n’était que son visage qui trahissait, malgré lui, une émotion entièrement involontaire. On le voyait rougir et se taire dans le même moment, la partie supérieure de son âme laissant passer ce premier feu sans rien dire, pour rétablir aussitôt le calme et la tranquillité dans la partie sensible, qu’une longue habitude rendait toujours également docile aux lois de la raison et de la religion.

Tout le tissu du discours est rempli et comme nuancé de ces distinctions morales si senties et si touchantes.

Il me faut pourtant y faire une remarque critique sur une phrase souvent citée, et qui a fort étonné de la part d’une plume aussi correcte que celle de d’Aguesseau. Son père avait débuté par la magistrature, par une charge de conseiller au parlement de Metz ; mais la mort d’un frère aîné ayant laissé vacante une charge de maître des requêtes, M. d’Aguesseau en demanda l’agrément, et l’obtint à l’âge de vingt-trois ou vingt-quatre ans. M. d’Aguesseau aurait préféré, nous dit son fils, rester dans la pure et véritable magistrature, et passer ses jours dans une charge de conseiller au Parlement de Paris, et il ajoute, en des termes qui rappellent l’hôtel Rambouillet plus subtilement qu’il ne convenait à un ami et à un disciple de Boileau : « Les maîtres des requêtes ressemblent aux désirs du cœur humain, ils aspirent à n’être plus ; c’est un état qu’on n’embrasse que pour le quitter… » Or, cette phrase étrange sur les maîtres des requêtes, comparés aux désirs du cœur qui aspirent à n’être plus, serait inexplicable chez un aussi bon esprit sans une phrase de saint Augustin qui dit cela, en effet, des désirs du cœur humain (sunt ut non sint). C’est à quoi d’Aguesseau fait allusion ; il aimait à citer ce mot de saint Augustin, et si, dans le cas présent, il s’est permis un trait de mauvais goût, ç’a été à condition encore que ce fût d’après un ancien et d’après un Père de l’Église. Saint Augustin est de moitié avec lui dans ce péché littéraire.

Nous savons les défauts et nous avons pu apprécier aussi les qualités de d’Aguesseau écrivain et homme. De la modération, du ménagement en toutes choses, une intelligence vaste et tempérée, un sincère et ingénu désir de conciliation, une mémoire prodigieuse, immense, une expression pure, élégante et soignée, cette politesse affectueuse qui naît d’un fonds d’honnêteté et de candeur, c’est ce que témoignent tous ses écrits, et ce qu’on lirait aussi, jusqu’à un certain point, dans les traits de son noble et beau visage, dans ce sourire discret, dans cet œil fin, bienveillant et doux, et jusque dans ces contours si ronds et sensiblement amollis, où rien n’accuse la vigueur. Sa majesté paisible tenait à un ensemble de mérites et de vertus, difficiles à définir quand on ne veut pas excéder cette mesure qu’il observait si bien. La bonté morale y dominait avec l’aménité civile. Il était vénérable et aimable à tout ce qui l’approchait. Ses répréhensions mêmes, assure-t-on, et on n’a pas de peine à se le figurer, avaient plutôt l’air d’une effusion que d’une réprimande. On peut lui appliquer ce qu’il a dit de son père, qu’il avait conservé jusqu’à la fin cette précieuse timidité d’une conscience vertueuse et tendre, qui répugne aux partis et même aux paroles sévères.

Il avait de l’esprit proprement dit, de la plaisanterie et du badinage en causant. On cite de lui de jolis vers, de jolis mots. À un ami qui faisait de la métaphysique à la veille du mariage, il écrivait finement : « Vous êtes peut-être le premier homme qui, à la veille de se marier, n’ait été occupé que de la spiritualité de l’âme. » Au cardinal Quirini, qui le visitait à Fresnes, et qui lui disait dans sa bibliothèque : « C’est donc ici qu’on forge des armes contre le Vatican ? » — « Vous voulez dire des boucliers », lui répliqua d’Aguesseau. Au chirurgien La Peyronie, qui voulait qu’on élevât un mur infranchissable de séparation entre la chirurgie et la médecine, il demandait : « Mais de quel côté du mur mettra-t-on le malade ? » Ce qu’il disait eu causant semble avoir été plus vif, comme il arrive d’ordinaire, que ce qu’il s’est permis en écrivant ; dans ce qu’il écrit il est plutôt encore subtil et ingénieux que spirituel.

Quelques ordonnances que le chancelier d’Aguesseau a fait rendre dans l’exercice de sa longue magistrature ont été justement célébrées ; on s’accorde en même temps à dire qu’il est loin d’avoir réalisé en législation tout ce qu’il concevait d’utile, et qu’on aurait pu naturellement attendre de sa haute capacité et de ses lumières. Sa circonspection autant que son humanité se refusait à toute réforme un peu décisive, qui aurait profondément changé la condition des choses et celle des personnes. La responsabilité attachée à toute innovation l’effrayait. Il avait, à titre de chancelier, la haute main sur la Librairie, et sur la littérature qui aspirait à se produire régulièrement ; cette direction, dépendante de sa charge, lui demeura jusqu’en novembre 1750, peu de mois avant sa mort. On peut juger que la philosophie du temps ne trouvait guère son compte avec lui, et qu’elle frémissait souvent d’impatience et de colère de se sentir ainsi contenue. Tandis qu’il favorisait les entreprises de collections purement historiques ou érudites, il refusait, par exemple, un privilège à Voltaire pour les Éléments de la philosophie de Newton : « Ce demi-savant et demi-citoyen d’Aguesseau, écrivait Voltaire à d’Alembert en un jour de rancune, était un tyran : il voulait empêcher la nation de penser. » On assure que le scrupuleux chancelier ne donna jamais de privilège pour l’impression d’aucun roman nouveau, et qu’il n’accordait même de permission tacite que sous des conditions expresses ; qu’il ne donna à l’abbé Prévost la permission d’imprimer les premiers volumes de Cleveland que sous la condition que le héros se ferait catholique à la fin. Et ce même chancelier pourtant, séduit par le plan que lui déroula Diderot, et par le pur amour des sciences, accorda en dernier lieu le privilège de l’Encyclopédie, dont les premiers volumes ne parurent, il est vrai, qu’après sa mort. Il aida, sans s’en douter, à introduire le cheval fatal dans les murs de Troie.

Malgré ces incertitudes, malgré ces tâtonnements et ces faiblesses, et bien que la plupart de ses qualités se tiennent elles-mêmes en échec, le nom de d’Aguesseau s’est transmis l’un des plus beaux et l’un des plus vénérés dans la mémoire française ; les années lui ont ajouté plutôt qu’enlevé de cet éclat et de cette fleur de renommée que, vers la fin, tous les contemporains ne lui reconnaissaient plus avec un égal respect. Dans ce culte un peu confus et vaguement défini dont l’illustre chancelier est aujourd’hui l’objet, il entre après tout de la justice ; c’est un hommage public rendu à cette inspiration paisible, permanente et modeste, qui fut celle de toute sa vie, et qui, sauf quelques éclipses passagères, s’échappait, comme par un doux rayonnement, d’un fonds de droiture, de mansuétude et de vertu. Puisqu’il faut de loin des auréoles aux hommes, il est bon, il est louable qu’elles entourent quelquefois ces figures pacifiques où l’âme respire plus que le génie, et où le ton excellent de l’ensemble n’est que l’expression des mœurs elles-mêmes.