Chapitre cinquième
Genèse et action des principes d’identité et de raison suffisante. — Origines de notre structure intellectuelle
I Diverses origines DE NOTRE STRUCTURE INTELLECTUELLE ET CÉRÉBRALE. — On peut les réduire à cinq. — 1° Insuffisance de l‘expérience individuelle ; 2° de l’expérience ANCESTRALE ; 3° de la SÉLECTION NATURELLE.
II. 4° Les lois de la vie physiologique et sociale. — Leur part dans notre structure intellectuelle.
III. 5° Action de la volonté consciente, origine radicale de notre structure intellectuelle. — Principe d’identité.
IV. Principe de raison suffisante et d’intelligibilité universelle. — Son origine radicale dans l’action de la volonté consciente.
V. Principe des lois de la nature. — Origine de notre croyance à l’universalité des lois.
VI. Principe des causes efficientes. — Son origine dans la conscience du vouloir.
VII. Idée de substance.
VIII. Idée de finalité.
Les principes directeurs de la connaissance sont des idées-forces, en ce sens qu’ils entrent comme facteurs essentiels dans toute connaissance et dans toute action. Ce sont les conditions les plus générales de la pensée, en particulier du raisonnement, par conséquent aussi de la volition, qui enveloppe un syllogisme appétitif et actif. Je ne puis penser, raisonner, vouloir, agir, qu’à la condition : 1° de ne pas me contredire en disant qu’une même chose est et n’est pas ; 2° d’attribuer (par paroles ou par actions) une raison à toute chose.
La connaissance est, ou purement logique, quand elle se ramène à un travail abstrait de la pensée sur elle-même ; ou scientifique, quand elle est un travail de la pensée sur les phénomènes réels ; ou philosophique et métaphysique, quand elle est une spéculation de la pensée sur le fond dernier des réalités. De là trois sortes de lois directrices, les unes logiques, les autres scientifiques, les autres métaphysiques. On les appelle parfois axiomes logiques, axiomes scientifiques et axiomes métaphysiques, mais les lois directrices de la logique méritent seules le nom d’axiomes.
Les principes de la connaissance sont inhérents à notre structure intellectuelle et cérébrale. Il faut donc, pour comprendre leur genèse, rechercher les origines de cette structure.
I
Diverses origines de notre structure intellectuelle et cérébrale. — insuffisance de l’expérience individuelle, de l’expérience ancestrale et de la sélection naturelle.
La structure intellectuelle et cérébrale peut avoir plusieurs origines, qui, selon nous, se ramènent aux cinq suivantes : 1° l’action directe du milieu sur le cerveau et sur la conscience par le moyen des sens ; 2° l’habitude acquise, puis transmise par hérédité ; 3° la sélection naturelle ; 4° les lois fondamentales de la vie ; 5° la constitution universelle des éléments, au point de vue physique et psychique. Tous les systèmes qui négligent l’une ou l’autre de ces causes sont incomplets et ne sauraient expliquer la genèse des formes cérébrales et mentales.
C’est dans la « fréquence numérique des sensations et des expériences »
que Spencer cherche l’explication des formes structurales du cerveau et de la pensée : il attribue ces formes à « l’enregistrement d’expériences continuées pendant des générations sans nombre. » — « Toutes les relations psychiques, quelles qu’elles soient, depuis les nécessaires jusqu’aux fortuites, résultent des expériences des relations extérieures correspondantes et sont ainsi mises en harmonie avec celles-ci… La cohésion entre les états psychiques est proportionnelle à la fréquence avec laquelle la relation entre les phénomènes extérieurs corrélatifs s’est répétée dans l’expérience. »
La théorie de Spencer est donc celle de l’association des idées, mais étendue à l’espèce entière. Elle revient, en effet, à dire que notre structure mentale a son origine uniquement dans des sensations associées, qui ont constitué l’expérience ancestrale.
Selon nous, une telle doctrine ne peut se soutenir exclusivement. D’abord, elle tient compte seulement de la sensation, non des autres fonctions mentales, — émotion et volition, — avec la réaction qu’elles entraînent. En second lieu, elle ne rend compte que des formes superficielles de la structure mentale et cérébrale, non de ce que cette structure a d’essentiel. On ne comprend pas, par exemple, que le sentiment du temps puisse venir du dehors par simple répétition des relations temporelles entre les objets « extérieurs ». De même pour l’identité et la causalité. Si l’évolutionnisme est légitime, c’est à la condition de ne pas réduire ainsi l’expérience tout entière à son mode externe et passif, qui est l’enregistrement des rapports extérieurs dans le cerveau par voie de répétition fréquente. Au reste, Spencer lui-même n’a pu s’en tenir à ce mode élémentaire d’enregistrement, et il a dû faire une place dans son système aux principes de Lamarck et de Darwin.
La seconde origine de la structure cérébrale et mentale, avons-nous dit, est l’acquisition et la transmission héréditaire des habitudes. C’est précisément cette origine que Lamarck a mise en lumière et que Spencer appelle « l’adaptation fonctionnelle ». Seulement, si les effets de l’exercice sur l’individu pour l’adapter au milieu sont inconstestables, il n’en est pas de même de ses effets sur la descendance, qui sont contestés aujourd’hui par certains naturalistes, principalement par Weissmann. Au cas où se vérifierait l’hypothèse de ce dernier sur l’impossibilité de la transmission des caractères acquis, ce serait la négation du système de Lamarck, et aussi de Spencer, au profit du système de Darwin. Sans vouloir prendre ici parti dans ce débat physiologique, nous croyons que, si on n’a pas encore prouvé entièrement la transmission héréditaire des habitudes, encore moins a-t-on prouvé sa non-existence. Ce qui semble certain, c’est que l’action des habitudes acquises sur l’espèce (nous ne disons pas sur l’individu) a été notablement exagérée par Lamarck et Spencer ; autant l’hérédité des caractères congénitaux est certaine, autant celle des caractères acquis est douteuse. L’expérience acquise par de nombreuses séries d’individus a donc fort peu de chances de devenir cette sorte d’expérience héréditaire et innée qu’admet Spencer.
Passons au troisième mode d’évolution cérébrale, que Darwin a découvert. C’est la « variation accidentelle » conservée par « sélection ». Supposez qu’un animal ou une plante varient en couleur par l’effet de causes fortuites ; si la couleur nouvelle se trouve propre à cacher l’animal et à empêcher ses ennemis, de le dévorer, cet « heureux accident » opérera un triage, une sélection : il fera survivre les animaux ou les plantes qui auront eu la couleur la plus propice. De même, dans le germe des animaux ou de l’homme, certaines petites particularités peuvent se produire, grâce à quelque « jeu de la nature », et parmi ces légères déviations du type congénital, il y en aura de malheureuses, il y en aura d’heureuses. Une fois le germe développé, le cerveau sera ou plus imparfait ou plus parfait qu’à l’ordinaire. Il pourra survenir, dans le développement du système nerveux et cérébral, de nouveaux accidents heureux, et la sélection les fixera enfin dans l’espèce. Il est donc incontestable que la structure cérébrale n’est pas due seulement à des modifications produites par l’exercice et l’habitude, mais qu’elle est due encore à des accidents moléculaires ; dans les deux cas, d’ailleurs, c’est l’hérédité qui fixe les résultats.
S’il en est ainsi, l’« expérience » proprement dite, au sens où la prend Spencer, n’est pas la seule origine possible de nos formes cérébrales et mentales. Le nom d’expérience individuelle ne s’applique exactement qu’au mode direct d’action exercé par les objets extérieurs, qui, par le canal des cinq sens, arrivent à produire dans un cerveau des copies plus ou moins exactes d’eux-mêmes. Pareillement, quand on parle de l’expérience ancestrale, on ne peut proprement désigner que l’adaptation directe de l’espèce au milieu, produite par l’habitude et par l’association des idées, non l’adaptation indirecte, produite par un accident de la période embryonnaire fixé dans la race. Le cerveau, dit avec raison W. James, a deux portes : l’une de devant, les cinq sens, l’autre de derrière, les modifications internes et les accidents morphologiques. Les agents qui affectent le cerveau par la porte des cinq sens sont ceux « qui deviennent immédiatement des objets de notre expérience »
; les autres ne le deviennent pas : ils agissent sans être connus et représentés ; ils sont en dehors de notre expérience et peuvent cependant influer sur notre expérience. Deux hommes ont le même talent de dessin, mais l’un a un génie naturel non cultivé, l’autre a acquis son habileté à force d’exercice : vous ne direz pas que tous les deux doivent leur talent à « l’expérience ». Goltz et Loeb ont montré que les chiens deviennent doux quand on leur enlève leur lobe occipital : de bons traitements et une bonne éducation peuvent avoir le même effet ; mais il serait absurde, dit V. James, d’appeler du même nom des causes si différentes et de dire que les deux animaux doivent leur bon naturel à ce que Spencer appelle « l’expérience des relations extérieures ». La folie n’est pas seulement un manque « d’expérience » ; elle est une perturbation organique du cerveau, considéré en lui-même. Il faut donc restreindre le terme d’expérience individuelle ou ancestrale aux influences directes exercées sur l’esprit par la porte de devant, c’est-à-dire par l’intermédiaire des sens, de l’habitude et de l’association. On ne peut traiter avec succès de la genèse des formes cérébrales et mentales, des facteurs de l’évolution intellectuelle, sans distinguer deux modes d’action sur le cerveau : la voie indiquée par Lamarck et Spencer, la voie indiquée par Darwin. Il en résulte que « la philosophie de l’expérience » n’a vu qu’un des côtés de la question : elle a représenté nos formes cérébrales comme de simples empreintes laissées par les relations externes, fixées par une répétition séculaire ; or nous venons de voir que ces formes peuvent être aussi les résultats de variations heureuses, dues non à l’expérience, mais à un jeu de circonstances antérieur à toute expérience et ayant pour théâtre le germe ou l’embryon.
C’est cette dernière explication que, pour sa part, W. James adopte. Il n’admet la valeur de l’explication empiriste que pour les relations des choses dans l’espace et dans le temps, relations qui se reflètent évidemment dans notre esprit ; il ne l’admet pas pour les relations de causalité, de ressemblance et de différence, etc., qui ne sont plus des reflets du dehors, mais des modes de concevoir inhérents à notre structure cérébrale.
La théorie de l’innéité prend ainsi, dans le darwinisme, un aspect curieux : les formes natives du cerveau, les conceptions nécessaires de la pensée tiennent précisément à des accidents ; c’est le hasard qui a été le père de cette nécessité. Jupiter se joue, disait Héraclite, et le monde se fait ; le darwinisme applique un adage semblable au monde des idées : la nature, par un de ses jeux, a produit un cerveau qui mieux que les autres lui servait de miroir, le cerveau humain, et elle s’y est contemplée.
Tout en reconnaissant que les causes morphologiques doivent avoir eu leur part dans la construction des cerveaux, nous ne saurions accorder que d’heureux accidents suffisent à expliquer, en leur racine même, les croyances universelles et nécessaires ; que si, par exemple, le cerveau humain est construit de manière à imposer aux choses la loi de causalité, c’est parce que s’est rencontré autrefois un cerveau, accidentellement construit de la sorte, dont la particularité native s’est transmise ensuite par hérédité. Le hasard est à coup sûr un grand maître en combinaisons ; cependant ses jeux ne sauraient être l’unique cause de la structure cérébrale et mentale. La sélection naturelle, en effet, présuppose elle-même les lois physiologiques ; les « accidents heureux » de la vie impliquent la vie même avec ses tendances fondamentales. La structure cérébrale doit donc, en définitive, s’expliquer par des raisons physiologiques, c’est-à-dire par les fonctions essentielles de la vie et par la synergie qu’elles entraînent entre les organes. Parallèlement, les traits particuliers de la structure psychique doivent s’expliquer par la fonction radicale qui constitue la vie psychique elle-même : désirer, vouloir. C’est, dans l’appétition ou volonté, subissant l’action du dehors et réagissant en conséquence, que doivent se trouver, selon nous, les dernières raisons de nos croyances et des idées-forces qui les expriment.
Les partisans de l’association et ceux même de l’évolution, tels que Spencer, ont le tort de trop considérer l’intelligence comme une sorte de table rase, où viendraient passivement et mécaniquement s’imprimer les marques du dehors ; ils s’en tiennent ainsi au même point de vue abstrait de l’entendement qu’ont choisi leurs adversaires spiritualistes. En fait, nous ne sommes point une cire molle et passive recevant des empreintes, nous réagissons ; notre affaire est, non pas de refléter les choses, mais d’écarter la douleur et de retenir le plaisir, de vouloir, d’agir et de vivre. La nécessité vitale est mère de l’industrie intellectuelle. C’est ce qu’oublient également les idéalistes, préoccupés des formes préétablies dans l’intelligence, et que l’intelligence, selon eux, imposerait ensuite à la nature. Ils se tiennent trop dans l’abstrait. Schopenhauer, par exemple, fait du « principe de raison suffisante », identique à celui d’intelligibilité universelle, une forme inhérente à la constitution de l’esprit sans qu’on sache pourquoi, et qui n’a d’autre but que d’introduire l’ordre dans le monde de la « représentation » en le plaçant « sous le sceptre de la loi ». C’est trop songer à la représentation en oubliant la volonté. Le principe de raison suffisante et les autres de ce genre sont des instincts intellectuels : or les instincts ont leur première origine, au point de vue physiologique, dans une organisation des mouvements de réaction ayant pour objet la vie ; ils ont leur seconde et radicale origine, au point de vue psychologique, dans le désir ou vouloir cherchant à se satisfaire par des actes appropriés. Il faut donc montrer le rapport intime qui relie les croyances nécessaires, principalement les principes d’identité et de raison suffisante, aux lois biologiques des réactions motrices et aux lois psychologiques du désir ou du vouloir.
II
Part des lois de la vie physiologique et sociale dans notre structure intellectuelle
La vie a pour première loi de se conserver, pour seconde loi de se développer. Selon nous, ces lois vitales sont l’origine physiologique de ce qu’on nomme le principe d’identité et le principe de raison suffisante. Ces deux principes sont des conditions de subsistance au sein de la nature même. Il est bien clair, d’abord, que le cerveau qui réagirait comme si une chose pouvait à la fois être ou ne pas être ne serait pas viable : le mouton qui croirait que le loup est absent tout en étant présent serait bientôt mangé. Mais c’est une tentation qui n’est jamais venue à l’esprit d’aucun animal, fût-ce pour cette raison mécanique et physiologique qu’en fait un même mouvement ne peut pas s’opérer à la fois en avant et en arrière ; de plus, le mouvement de fuite en arrière est déterminé automatiquement par l’émotion même de la peur. Ce n’est donc pas par un simple effet du dehors sur nos organes sensoriels, mais par la constitution physiologique de notre cerveau et de notre système musculaire, que nous nous mouvons dans un seul sens à la fois et que notre cerveau n’admet ni impressions contradictoires ni réactions contradictoires.
Nous expliquons de même, en partie, par les lois vitales le second principe directeur de la pensée : celui de raison suffisante. Pour que la vie soit possible, en effet, il faut deux conditions : d’abord, que la nature soit réellement intelligible, puis que l’être vivant réagisse d’une manière intelligente. D’une part, un monde livré au hasard ne serait pas seulement incompréhensible pour l’œil de l’intelligence : nous n’y pourrions subsister, car, en répétant le même mouvement dans les mêmes circonstances, nous ne produirions plus le même effet ; non seulement notre intelligence, emportée comme par un vertige, serait perpétuellement jouée et déçue (ce qui ne serait que demi-mal), mais notre existence même serait bientôt victime du désordre universel. Dans cette tempête aveugle des choses, rien ne pourrait plus être l’objet d’une prévision ; l’être vivant serait englouti par la première vague dont il n’aurait pu prévoir l’assaut. D’autre part, la nature n’accorde le succès qu’à celui qui a su prévoir sa marche, qu’à l’être qui réagit d’une manière intelligente et raisonnable, qu’il en ait ou non conscience. Il faut donc savoir deviner, non pas seulement pour le plaisir de connaître, mais pour le besoin impérieux de vivre et d’agir. Toute vie, toute action est une divination consciente ou inconsciente : « Devine, ou tu seras dévoré. » La plante même, dont la tige lentement croissante monte vers le ciel pour y trouver la chaleur et la lumière, compte sur le soleil et sur ses rayons d’aujourd’hui, pressent son retour futur : la croissance de la plante est une induction qui s’ignore, une inconsciente anticipation de l’avenir, une affirmation en acte que ce qui a été sera, que le soleil qui s’est levé aujourd’hui se lèvera demain, que les phénomènes de la nature ont des raisons constantes, qui font qu’on peut y vivre, grandir, fleurir et porter fruit. L’être intelligent ne fait que s’exprimer à lui-même, dans le langage de la conscience claire, ce perpétuel essor en avant de la vie, qui se retrouve dans la nature entière. Supposons donc, dans cette nature soumise à un ordre intelligible, un être qui n’aurait pas cherché de raisons et d’antécédents à ses souffrances, à ses plaisirs, ou qui aurait réagi d’une manière différente sous des impressions semblables, d’une manière semblable sous des impressions différentes, tantôt fuyant son ennemi, tantôt se jetant dans sa gueule ; un être, en un mot, qui aurait voulu ou pensé comme si la nature n’avait point de règle intelligible : un tel être, n’étant pas viable, aurait disparu avec sa race de l’univers. Un banquier qui croirait que deux et deux font cent serait bientôt ruiné ; un animal qui croirait les effets sans causes ou la différence des effets produite par les mêmes causes, et qui agirait en conséquence, serait bientôt mort.
Et non seulement la sélection naturelle a fait, dans l’individu, le triage des mouvements les mieux appropriés ; elle a fait aussi, dans l’espèce, le triage progressif des individus réagissant le mieux, avec le plus d’adaptation aux circonstances. Il en est résulté à la longue un organisme réagissant d’une façon de plus en plus ordonnée. L’instinct de l’ordre est avant tout une condition de conservation. Il n’est pas, comme le croient les sensualistes, un résultat tardif de l’expérience extérieure ; il est une nécessité primitive, un postulat pratique, une thèse nécessaire à la vie même et sans cesse confirmée par la persistance de la vie.
Outre les nécessités de la vie physiologique, il en est d’autres encore qui ont contribué, dans une large mesure, à notre structure cérébrale et intellectuelle : ce sont les nécessités de la vie sociale. Déjà, au point de vue physiologique, l’individu porte en lui-même une société : nous sommes plusieurs en un, un en plusieurs, puisque notre organisme est composé d’une multitude d’organismes. Si les actions et réactions de notre cerveau n’étaient pas en harmonie avec les actions et réactions de notre corps entier, nous ne pourrions vivre : il faut donc, en premier lieu, que la loi d’identité avec soi, qui est l’affirmation même de l’être et de la persévérance dans l’être, vienne se formuler au cerveau, en actions d’abord, en idées ensuite. Il faut, de même, que le rapport de la cause à l’effet, de faction à la passion, il faut que la réciprocité d’influence et le déterminisme mutuel, qui sont des conditions d’existence et de développement pour toutes nos cellules, viennent se formuler, en actes et en pensées, dans ce cerveau où la vie prend conscience de soi. En d’autres termes, le cerveau codifie et promulgue les lois de la société cellulaire, et les deux premiers articles de la constitution physiologique sont nécessairement les suivants : 1° l’être est et s’affirme par tous les moyens, 2° l’être agit et pâtit de la même manière dans les mêmes circonstances. Mais ces deux règles fondamentales de l’existence en commun ne s’appliquent pas seulement à cette société de cellules dont nous sommes la conscience à la fois collective et personnalisée ; elles s’appliquent de même à la société humaine dont nous faisons partie intégrante et active. Ici, le grand moyen de communication réciproque n’est plus, comme dans le corps vivant, la mutuelle pression et la poussée des cellules, se transmettant l’une à l’autre leurs élans ou leurs arrêts, leur puissance ou leur résistance, par une sympathie immédiate et une commune pulsation de vie ; dans le corps social, des intermédiaires deviennent indispensables : l’action directe doit être remplacée par l’action indirecte, qui s’exerce à distance dans l’espace, à distance dans la durée. Comment donc monter en quelque sorte au-dessus de l’espace et au-dessus de la durée ? Comment trouver un sommet d’où l’on domine l’infinité de ces deux horizons ? Ce sommet est la pensée, mais la pensée devenue universelle, collective, sociale. Il faut que le membre de la cité humaine pense toutes choses, sinon sub specie æterni, du moins sub specre civitatis. Pour transporter dans le domaine intellectuel ce que Kant applique au domaine moral, nous dirons que chaque citoyen de la société humaine doit se faire en même temps législateur, c’est-à-dire promulguer dans sa pensée les lois de la commune logique136. Un être qui n’aurait pas reconnu ces lois et ne les mettrait pas en pratique, un être qui agirait à l’égard des autres comme s’ils pouvaient à la fois être et n’être pas, comme si leurs actions pouvaient exister sans cause ou changer indépendamment des causes, un tel être serait encore plus « insociable » que l’assassin ou le voleur ; il mériterait, sinon la prison, du moins le cabanon. Il y a donc eu, à travers les siècles, action et réaction mutuelle de tous les cerveaux humains, jusqu’à ce qu’ils fussent en harmonie, comme des horloges marquant la même heure au cadran de la logique, — et aussi l’heure vraie, l’heure que commande l’évolution de la nature, où toujours ce qui est est et trouve dans ce qui précédé sa raison d’être. Leibnitz disait que des horloges peuvent marquer la même heure soit par hasard, soit parce qu’un même ouvrier a réglé d’avance leur harmonie, soit parce qu’elles se transmettent sympathiquement leurs vibrations par l’intermédiaire d’un commun support. Il aurait dû, selon nous, adopter pour le monde entier l’hypothèse de l’harmonie sympathique, au lieu de l’harmonie préétablie ; il aurait dû surtout transporter cette conception dans la société humaine, où nul ne peut vivre sans sympathiser logiquement avec ses semblables. La logique, en un mot, est l’expression des lois de l’action réciproque au sein de toute société, c’est-à-dire du déterminisme social.
Un autre fait social d’importance majeure est venu corroborer cette nécessité d’une logique commune : c’est l’existence de la parole. Quand un animal est mordu par un autre, il tâche de le mordre à son tour ; voit-il un autre animal grincer des dents, il s’attend à être mordu et grince des dents à son tour : voilà tout le langage dont il dispose, langage d’action qui accomplit ce qu’il signifie en même temps qu’il le signifie. La parole humaine a des ailes : elle s’envole au-dessus de la réalité présente et des besoins immédiats ; elle est l’idée même revêtue d’un corps subtil et se faisant le plus possible immatérielle ; elle est la raison manifestée, le « verbe ». Or, la parole n’est possible que selon le principe de contradiction et le principe de raison suffisante. L’être parlant qui confondrait l’affirmation et la négation, l’actif et le passif, le temps présent, le temps passe, le temps futur, ne serait plus qu’une « cymbale retentissante ». Il y a une grammaire sociale comme une logique sociale, et on peut dire que la grammaire est, elle aussi, une science de la vie, car elle promulgue à sa façon les lois de la vie en commun pour des êtres capables de sympathiser et de coopérer à travers le temps, à travers l’espace.
III
Origine radicale du principe d’identité dans l’action de la volonté consciente
Avons-nous atteint l’explication radicale ? Non. L’évolution des êtres vivants, les lois nécessaires de la vie individuelle et collective, avec la sélection naturelle qui en résulte, supposent elles-mêmes des organismes composés de cellules vivantes, composées à leur tour de molécules, où se trouvent en puissance la sensation et l’appétition. C’est donc dans la constitution interne des éléments qu’il faut chercher la dernière explication du tout et des relations universelles. Sommes-nous quelque chose de réel, nous qui vivons, sentons, pensons ? Sommes-nous tout au moins un composé de quelque chose de réel, quoi que ce soit d’ailleurs, matière ou esprit, hydrogène, oxygène, azote, carbone, — ou sensation, émotion, volonté ? Si nous sommes quelque chose, si nous avons en nous des éléments réels, ces éléments intrinsèques sont antérieurs à leur groupement accidentel ou stable ; ils sont antérieurs aux jeux de la sélection et aussi aux rapports sociaux : ce qu’ils sont, ils le sont en eux-mêmes et radicalement. Si, par exemple, on admet que tout se réduit à de la matière (pure hypothèse) et que la matière elle-même se réduit finalement à l’hydrogène, alors c’est l’hydrogène qui aura l’honneur d’être le radical. Si, pour faire une hypothèse plus plausible, tout semble se ramener à la volonté de l’être et du bien-être, ou, pour parler comme Schopenhauer, au vouloir-vivre, la volonté sera le véritable radical et, en voulant, en désirant, nous aurons une conscience sourde de ce qui est en tout, de ce qui est partout. La vraie question, dans la genèse des idées, est de savoir si la constitution fondamentale de l’existence et de l’action nous est révélée uniquement par les phénomènes extérieurs, ou si, faisant nous-mêmes partie du processus universel, nous ne pouvons pas prendre conscience en nous de ce qu’il y a de plus fondamental et de plus constant dans ce processus. En un mot, il doit y avoir sous toute expérience une expérience radicale et immédiate, dont le mode d’exercice et l’objet expliquent la direction constante de nos pensées et de nos actes.
Comment découvrir cette expérience radicale ? — En cherchant quelles sont les conditions essentielles de la conscience et de la volonté. La conscience, en effet, est elle-même la condition de tout sujet ou moi, et de tout objet de notre expérience : elle est donc la condition de l’expérience. Dans toute perception et dans tout acte intellectuel, la relation de sujet à objet demeure et produit un certain mode d’unité spécifique, propre à la pensée. Cette relation est essentielle, tant pour l’individu que pour l’espèce ; elle est un fait ultime, irréductible aux autres et sans parenté à nous connue avec les autres, quoiqu’il en soit inséparable : nous ne pouvons jamais sortir ni de cette dualité du sujet et de l’objet, ni de cette unité du sujet et de l’objet, qui sont des nécessités de notre nature. Pour qu’il y ait conscience, le sujet et l’objet doivent se différencier ; en même temps, cette différenciation ne doit pas exclure une certaine unité, sans quoi le sujet ne pourrait rien juger de l’objet : le propre du jugement, c’est la différenciation aboutissant à l’union. La fonction essentielle de toute conscience, et par conséquent de toute expérience, c’est donc l’aperception des différences et des ressemblances, d’une certaine identité dans la diversité.
Cette fonction est la dernière origine intellectuelle de l’axiome d’identité ou de contradiction. L’axiome d’identité n’est, pas seulement, comme dit Spencer, « une loi d’expérience » ; il est la loi de l’expérience même. C’est dans notre conscience, en définitive, que jamais les contradictoires ne se sont présentés ensemble et comme la main dans la main. Si d’ailleurs on admet, avec Spencer, que l’identité avec soi est une loi de tout ce qui fait partie de l’univers, pourquoi ne pas admettre qu’elle est, par cela même, une loi essentielle du fait de conscience et de notre constitution intellectuelle ? Notre conscience a-t-elle cette disgrâce de n’avoir absolument rien en propre, pas mémo ce qui appartient au moindre objet de la nature, à savoir l’identité ? Est-ce qu’un miroir n’est identique à lui-même que grâce à ce qu’il ne reflète jamais des contradictoires, par exemple une chose à la fois blanche et noire sous le même rapport ? Ne fait-il pas partie, lui aussi, de l’univers, et ne participe-t-il pas à la constitution commune ? De même pour la pensée : on veut en faire un simple reflet, je ne sais quelle chose passive sans qualité propre ; mais un reflet est encore doué de l’identité avec soi, tout comme ce qu’il reflète. Nous ne saurions admettre que l’acte de conscience soit déshérité au point de ne pouvoir exclure de soi la contradiction sinon par simple emprunt aux pierres, aux arbres, aux animaux, aux objets quelconques qui nous entourent et qui ne nous présentent jamais de contradiction visible. Accordons-lui au moins ce que nous accordons au dernier des atomes et au dernier des phénomènes. Que répondrions-nous si on appliquait au cerveau une doctrine analogue et si on disait : ce n’est pas parce que le cerveau est lui-même doué d’impénétrabilité qu’il fournit au contact l’impression de la résistance ; c’est parce que les objets externes qui agissent sur lui sont impénétrables. Évidemment, l’impénétrabilité est ici une propriété commune au cerveau et aux agents extérieurs. L’identité est une propriété bien plus générale encore, et, s’il est permis de dire, avec Kant, que la pensée a une « forme » constitutionnelle, cette forme est l’absence de contradiction.
Seulement, selon nous, c’est là plus qu’une forme de la pensée et de la conscience : c’est un mode d’action et un déploiement de la volonté. Que saisit continuellement la conscience en elle-même, sinon une action exercée ou subie, et qui n’est jamais en contradiction avec soi ? J’ai chaud, j’ai froid, je fais un mouvement, je désire, je veux : tout cela, c’est accomplir ou subir telle action, non telle autre ; la vie n’est qu’action et réaction perpétuelle. Si on va plus au fond encore, toute action apparaît en nous comme un vouloir unique, tantôt favorisé, tantôt contrarié, celui du plus grand bien ; et c’est pourquoi nous ne pouvons-nous empêcher de projeter en toutes choses l’analogue du vouloir. Or, l’essentiel de la volonté, c’est de se poser en face des autres choses qui s’opposent à elle, et de s’affirmer en se posant. Toute exertion de force est une assertion ; tout acte, tout désir, tout vouloir, tout mouvement est une affirmation. La contradiction est exclue de la volonté même : je veux ce que je veux, c’est-à-dire l’être et le bien-être. La loi logique par excellence est donc primitivement, selon nous, une loi psychologique de la volonté : elle est la position de la volonté et sa résistance à l’opposition des autres choses : — Je veux, donc je suis. Le sujet et l’objet ne sont pas primitivement dans la conscience à l’état de termes purement intellectuels, l’un représentatif et l’autre représenté : le sujet est un vouloir, qui ne se contente pas de représenter les objets, mais tend à les modifier en vue de lui-même. Par la volonté, au lieu de se disperser dans les objets représentés, le sujet se fait centre et tâche de tout ramener à soi. La « fonction synthétique » de la pensée n’est que l’expression et le dérivé de la fonction synthétique du vouloir ; et c’est cette dernière fonction qui est la vraie origine de toute notre constitution psychique. Nous rattachons ainsi la première loi de l’intelligence à la nature radicale de la volonté, ou plutôt à son action radicale et à son développement spontané. La persistance et l’identité de la conscience, c’est la persistance et l’identité de la volonté.
— Mais, dira-t-on, nous ne croyons pas seulement que notre pensée est identique à elle-même, nous croyons aussi que les objets de notre pensée sont nécessairement et universellement identiques à eux-mêmes ; comment érigeons-nous la nécessité propre de notre pensée en une nécessité universelle des choses ? — La réponse est contenue dans la question même : puisque nous ne connaissons les objets que par notre pensée, c’est-à-dire par nos états de conscience et leurs relations, nous ne pouvons faire autrement. En repoussant de soi la contradiction, la pensée la repousse par là même de ses objets ; car, pour concevoir la contradiction dans les objets, il faudrait qu’elle la reçût d’abord en elle-même, ce qui est de fait impossible. La loi nécessaire et universelle de notre pensée devient donc pour nous une loi nécessaire et universelle des choses ; et, comme nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, l’universalité pour nous revient pratiquement à l’universalité pour nos objets : quant aux objets qui ne sont pas les nôtres, ils sont un x dont nous n’avons rien à dire. On peut, si l’on se plaît à ces jeux d’esprit, supposer de cet x qu’il est l’identité des contraires ; on peut prétendre que le principe de contradiction est seulement valable pour nous ; et de fait, comme c’est toujours nous qui faisons la supposition, nous roulons dans un cercle dont il est impossible de sortir. Chaque conscience étant, avons-nous dit plus haut, une monnaie frappée à l’effigie du monde, les lois du grand balancier se retrouvent dans l’empreinte ; mais, d’autre part, nous ne connaissons le balancier et la loi du monde que par l’empreinte. Au-delà de ce cercle, il n’y a pour nous rien de pensable.
IV
Origine radicale du principe de raison suffisante dans l’action de la volonté
L’idée d’intelligibilité s’explique aussi, en dernière analyse, par l’expansion de la volonté dans un milieu qui la favorise ou la contrarie, et par l’effort de la volonté pour se maintenir avec le moindre abandon possible d’elle-même. L’intelligibilité, en effet, se ramène à la constante détermination d’un changement par un autre changement, selon une loi : c’est, nous l’avons vu, le déterminisme universel. Or le déterminisme n’a pu manquer de s’imposer comme une forme essentielle et vraiment structurale à notre activité, à mesure qu’elle s’est déployée. Quand l’enfant, par exemple, éprouve une douleur, il veut la faire cesser : c’est la loi fondamentale de la volonté même. Pour cela, l’enfant fait au hasard une multitude de mouvements ; parmi ces mouvements, il en est qui le soulagent et qui, par la, se détachant de l’ensemble, fixent son attention, arrêtent sa volonté. Que la même douleur se renouvelle, elle entraînera non plus seulement une réaction vague et désordonnée de l’activité volontaire, mais plus particulièrement sa réaction vers tel membre déterminé, animé de ce mouvement déterminé qui, une première fois, avait eu pour conséquence de faire cesser la douleur. L’animal qui, devant le feu, se sera agité de manière à reculer en arrière, aura évité par cela même la brûlure ; s’il se retrouve devant le feu, une voie cérébrale sera déjà creusée par la première action entre la représentation du feu comme douloureux et le mouvement déterminé de fuite. Par une pente naturelle, la volonté réagit de la même manière devant les mêmes objets douloureux ou agréables : elle se déploie selon une loi ; elle suit la ligne de la moindre résistance, qui n’est autre que celle de la moindre peine. La volonté instinctive de l’être vivant n’a donc eu besoin que de se développer concurremment avec les influences extérieures, puis de se réfléchir sur elle-même dans la conscience, pour devenir ordre, régularité, loi vivante, « lex imita ». C’est antérieurement à la logique abstraite de l’entendement, c’est dans notre mode de sentir et de réagir qu’il faut chercher la raison dernière de notre instinct scientifique : in semu et volúntate, non in intellectu. La connaissance est un moyen de vouloir et de jouir dont nous avons fait ensuite une fin, par une sorte d’artifice supérieur, en le détachant, comme un tout capable de se suffire, de ce cercle sensitif et moteur dont il n’était qu’une partie, de ce déploiement de la volonté dont il n’était qu’un moment. La supposition de l’intelligibilité universelle n’a pas eu primitivement pour but de rendre le monde accessible à la spéculation, c’est-à-dire approprié à notre satisfaction intellectuelle ; elle a eu pour but, avant tout, d’en faire un milieu approprié à notre activité. Elle exprime le mode d’action et de réaction déterminées qui existe de fait entre les activités ou appétits.
Aussi le problème des raisons s’est-il posé d’abord sous une forme émotionnelle, plutôt qu’intellectuelle. « J’éprouve telle émotion, quel mouvement faut-il produire ? Je souffre, que faut-il faire ? » Ainsi peut se traduire, en termes abstraits, l’acte de tout être vivant. C’est une question essentiellement pratique, portant tout entière sur les relations du mouvement avec le plaisir et la douleur, ou, physiologiquement, sur les relations entre les muscles et les nerfs. La question spéculative, et avec elle la pensée scientifique, ne commence que plus tard ; en présence d’un objet, la pensée ne dit plus : que faire ? elle dit : qu’est-ce ? Mais cette question, en apparence si spéculative et si désintéressée, revient encore à ceci : qu’est-ce que cet objet pourrait me faire sentir, et par quel mouvement pourrais-je répondre ? Peu à peu, nous éliminons le plus possible notre moi, notre sensibilité ; au lieu de cette succession particulière : — sensation et mouvement, émotion et motion, — nous finissons par ne plus considérer que la succession en général, la succession des sensations possibles ou des mouvements possibles pour les autres comme pour nous. Au lieu de la causalité primitive, qui est psychologiquement le rapport de l’appétit à la motion, la science considère la causalité dérivée, qui n’est qu’un extrait de nos états de conscience distingués et classés dans le temps et dans l’espace. Ici encore, nous voyons que le logique et le mécanique ne sont pas, comme l’a cru Wundt, le fond du sensible, au contraire, le sensible est le fond du logique et du mécanique.
C’est donc toujours la volonté qui retrouve dans l’univers sa constitution propre, soit qu’elle affirme l’universelle absence de contradiction, soit qu’elle affirme l’universelle régularité des antécédents et des conséquents. Le principe d’identité pose la volonté en elle-même, le principe d’intelligibilité exprime le rapport uniforme des volontés entre elles. Ce sont deux idées-forces qui entraînent les mouvements appropriés et qui modifient les choses conformément à elles-mêmes. Elles aboutissent extérieurement au résultat mécanique de la réaction égale à l’action, conforme à l’action ; aussi ont-elles fini par s’imprimer mécaniquement dans les mouvements réflexes. Il n’en est pas moins vrai qu’à l’origine elles sont mentales, non mécaniques ; elles résultent, comme nous l’avons montré, de la nature même de la volonté consciente : la loi primordiale, la loi des lois, c’est la volonté de l’être et du bien-être, dont le mécanisme n’est que la conséquence extérieure.
Après le rôle actif et volitif du principe d’intelligibilité, voyons de quelle manière son rôle proprement intellectuel s’est de plus en plus développé. Toute action est déjà un raisonnement explicite ou implicite, qui va d’une identité de principes à une identité de conclusion ; la conclusion, ici, est un acte, comme de faire un mouvement semblable pour saisir un fruit semblable sur un arbre semblable. Le raisonnement est le passage d’une identité totale ou partielle à une autre : si A est identique à B et si B est identique à G, on a par là même : A est identique à C. Toute pensée qui ne tourne pas sur soi et qui avance d’une identité à une autre, d’une égalité à une autre, d’une similitude à une autre, raisonne. Est intelligible ce qui est rationnel, c’est-à-dire réductible à un raisonnement. En disant que tout a une raison, nous voulons dire que tout est, ou principe évident par soi-même, ou conclusion de quelque principe. Appliquée aux phénomènes ou changements que l’expérience nous révèle, la loi de raison suffisante ou de conditionnement universel demande que les phénomènes se suivent selon une règle capable de devenir le principe ou la conclusion d’un raisonnement. Pour cela, il faut d’abord que les phénomènes, par la proportion de leurs ressemblances et de leurs différences, rentrent dans des classes ou genres, et qu’on puisse ensuite passer par le raisonnement du général au particulier ou du particulier au général. Classification et raisonnement sont donc inséparables et, en somme, constituent un même processus.
L’idée d’intelligibilité universelle ou d’universelle rationalité, considérée sous le rapport intellectuel, est la projection dans les choses de ces procédés essentiels de l’intelligence, — classification et raisonnement. Cette projection est naturelle et nécessaire pour plusieurs motifs. L’intelligence étant au fond, nous l’avons vu, volonté intelligente, se veut nécessairement elle-même, veut sa propre conservation et son propre progrès ; elle se maintient donc le plus possible : 1° par le maintien de son identité avec soi ; 2° par la recherche de la plus grande identité des autres choses avec elle-même, c’est-à-dire de l’intelligibilité. L’enfant ne peut juger que d’après soi ; il est inévitable qu’il attribue aux objets quelque chose d’analogue à lui-même et, en particulier, à sa pensée lorsqu’elle fonctionne, c’est-à-dire lorsqu’elle raisonne. Cette induction prit à l’origine la forme mythique et ne fut ramenée que plus tard à la forme métaphysique, puis scientifique.
Au sens métaphysique, le principe d’intelligibilité universelle n’a pas l’évidence qu’on lui a souvent attribuée depuis Platon. Par une analyse et une critique approfondies des lois ou conditions de l’intelligence, on en devait venir à se poser ce problème : tout le réel est-il vraiment intelligible ? Ce point d’interrogation métaphysique est le dernier terme de révolution intellectuelle. Platon comparait le soleil du monde idéal à celui du monde sensible ; mais notre soleil, si brillant à la surface, renferme un noyau obscur, et on peut se demander s’il n’en est pas de même du principe de l’être, si, rayonnant au dehors, il n’est pas obscur et opaque au dedans. Là existerait encore, comme dans le soleil, la chaleur de la vie, l’effervescence du mouvement ou de l’action ; mais ces ténèbres éternellement vivantes et éternellement insondables opposeraient leur barrière aux rayons de l’intelligence. Ce serait quelque chose d’inintelligible et pourtant de réel ; ce serait une puissance féconde pour créer, quoique sans yeux pour voir et sans yeux pour la voir : elle agirait sans que ses actes fussent soumis aux conditions de la pensée ; elle serait la cause qui produit réellement, sans être la raison qui explique intellectuellement. En outre, cette cause peut être conçue de deux manières : soit comme inférieure, soit comme supérieure à la pensée. Les religions naturalistes et les philosophies naturalistes se sont figuré la matière première comme un abîme à la fois obscur et fécond, laboratoire caché de la vie, où la pensée ne jaillit qu’après des siècles, étincelle brillante et fugitive. D’autres doctrines déclarent la cause première supérieure à la pensée. A leur exemple, certains métaphysiciens de notre époque, partisans du libre arbitre dans l’homme et de la contingence dans la nature, contestent que tout ce qui est réel soit rationnel ; ils pensent qu’il peut y avoir des commencements de phénomènes inexplicables par un changement antérieur, des actes de liberté absolue. A vrai dire, leur doctrine n’est qu’une hypothèse métaphysique transportée dans le domaine de la science. Ils supposent que les mailles du réseau scientifique laissent apparaître par endroits le fond métaphysique de l’être, sous la forme de contingence, de commencement absolu, de libre arbitre, etc. Au point de vue métaphysique, l’universalité de la raison, c’est-à-dire son extension au-delà des phénomènes, est donc contestable, puisqu’elle est contestée par beaucoup de métaphysiciens, selon lesquels le fond des choses serait, pour ainsi dire, extralogique. Mais comme ce fond, ainsi conçu, échappe par définition même à notre intelligence, nous n’avons pas besoin de nous en occuper au point de vue intellectuel. Nous devons toujours appliquer le principe de raison et d’intelligibilité à l’être en tant qu’il est perçu et pensé par nous. Tout ce qui est pour notre pensée est intelligible.
Nous revenons ainsi du sens métaphysique au sens purement scientifique de l’universelle intelligibilité. Dès que la pensée s’exerce et poursuit sa marche, elle suppose qu’il y a quelque chose de pensable, que le terrain de la réalité ne va pas tout d’un coup se dérober sous elle, que, par conséquent, il y aura partout une certaine identité sous les différences, qui lui permette à la fois de distinguer et d’unir, de combiner les ressemblances et les dissemblances de manière à passer logiquement des principes aux conclusions. De là l’idée de loi, essentielle à la science.
V
Idée des lois de la nature
En s’appliquant aux phénomènes ou changements que l’expérience nous révèle, le principe de raison devient le principe des lois de la nature.
L’affirmation des lois de la nature contient deux affirmations principales : 1° tout phénomène succède à un autre phénomène ; 2° ce phénomène n’est pas quelconque, mais déterminé, si bien que tels phénomènes semblables succèdent toujours à tels phénomènes semblables.
Examinons successivement ces deux affirmations que contient le principe des lois scientifiques.
D’abord, dans notre conscience même, nous ne saisissons jamais un changement qui ne soit précédé de quelque chose, puisque la conscience même du changement implique une comparaison plus ou moins explicite entre un état antérieur et un état postérieur. Donc tout changement de la conscience a un « avant » ; il n’y a point pour la conscience de commencement absolu. Aussi plaçons-nous nécessairement nos représentations sur la ligne du temps, qui n’est que la direction linéaire de la perception. Toute représentation en fait nécessairement surgir une autre : point de perception présente sans quelque souvenir, sans quelque représentation du passé.
D’autre part, chaque changement de la conscience est suivi d’un autre changement et a un « après ». C’est primitivement dans la douleur et le plaisir que cette loi se révèle. Un changement pénible se produit chez ranimai, par exemple la douleur d’un choc ; ce changement entraîne à sa suite une réaction pour écarter la peine. Cette réaction se manifeste non seulement par l’impulsion motrice communiquée aux muscles, mais encore et avant tout par cette innervation supérieure et de nature toute cérébrale qui est l’attention. Une douleur ne peut pas ne pas provoquer une attention réflexe, comme l’irritation d’un membre ne peut pas ne pas provoquer un mouvement réflexe. De même pour le changement agréable et, par une évolution naturelle, pour tout changement, même celui qui semble indifférent. L’expérience, d’ailleurs, apprend à l’animal que des changements qui paraissaient d’abord indifférents, comme la simple vue d’un autre animal, ont été suivis d’autres changements douloureux, tel qu’un coup de dent reçu. Son attention finit donc par être excitée en présence de tout changement, et cette attention est une réaction à la fois intellectuelle, volontaire et motrice. Un son fort, une lumière subite font comme tomber l’animal en arrêt : il est attentif, il attend : « Que va-t-il arriver ? »
La succession des phénomènes devient ainsi la loi même de la conscience. La conscience est comme une enceinte sonore où chaque son a nécessairement son écho, où jamais un son isolé ne peut se produire. De là notre tendance constitutionnelle à attendre toujours une succession de changements antérieurs et de changements postérieurs. Comment ne serait-ce pas la démarche naturelle de la pensée, puisque c’est la conscience même en exercice dans ce qui fait le fond de toute pensée, c’est-à-dire dans la sensation et la perception ? Si je m’évanouis, je perds la conscience de la succession ; si je reviens à moi, je la retrouve, et je la projette instinctivement dans le vide même du passé oublie. Le mouvement d’une représentation à une autre, ou, comme disait Leibnitz, le passage d’une perception à une autre, est aussi essentiel à la pensée que le passage d’un point de l’espace à l’autre est essentiel au corps qui se meut, que l’oscillation est essentielle au pendule, l’ondulation au rayon de lumière. C’est le rythme naturel à l’esprit que d’aller toujours du phénomène présent en arrière par le souvenir et en avant par l’attente. Arrêtez ce balancement de l’horloge intellectuelle, sur la pensée détruite le temps dort immobile. Nous ne pouvons donc manquer de projeter au dehors, par une association naturelle, la même succession de changements ; de là résulte déjà une tendance à chercher toujours quelque phénomène avant un autre phénomène. L’animal regarde derrière un miroir pour voir ce qui s’y trouve ; nous regardons ainsi derrière chaque fait : nous lui cherchons un fait qui le précède. Telle est la première démarche de notre pensée.
Au point de vue physiologique, cette première démarche a son corrélatif dans le mouvement appétitif et réflexe. Nous savons que tout mouvement de ce genre forme un arc dont les deux branches, action du dehors et réaction du dedans, ont leur point commun dans la cellule centrale. Une excitation sans réaction, une réaction sans excitation, c’est ce qui ne s’est jamais vu et ne se verra jamais ; il y a là une dualité inévitable, qui, à un point de vue plus général, vient de ce que le mouvement reçu, ne pouvant être anéanti, doit être restitué sous une forme ou l’autre ; l’irritabilité entraîne donc la contractilité. Cette dualité doit s’exprimer dans la conscience centrale par un avant et un après, par un sentiment constant de succession entre l’action et la réaction ; quand nous sentons l’une, nous cherchons l’autre immédiatement. Les trois éléments du temps sont représentés dans l’arc réflexe : le présent, par la cellule centrale ; le passé, par la première moitié de l’arc, que parcourt l’excitation ; l’avenir, par la seconde moitié, que parcourt la réaction. Le canal une fois creusé, le flot intérieur ne peut pas ne pas le suivre.
Le mouvement réflexe, à son tour, est un cas des lois générales du mouvement ou du choc. Point de choc ou d’action sans réaction, de pression sans résistance, de résistance sans pression, de passivité relative sans activité relative. L’antérieur et le postérieur, ici, c’est coup reçu et rendu, ou, en un seul mot, mouvement se propageant et se conservant. Vivre, c’est sentir le mouvement dans sa source initiale, qui est le changement interne, la succession interne, le passage perpétuel de l’antérieur au postérieur. Sensation et réaction motrice, c’est-à-dire volonté, voilà le fond de la vie. Les idées d’antécédent et de conséquent dans le temps en sont des symboles abstraits. Quand l’une de ces conceptions surgit, l’autre surgit aussitôt dans la conscience, dont elles sont, pour ainsi dire, les deux moitiés inséparables. L’association indissoluble de ces deux idées n’est pas accidentelle, comme celle de tel phénomène particulier avec tel autre ; elle est la forme générale de toute conscience vivante, forme qui ne s’évanouit qu’avec la conscience même et avec le vouloir. Sur ce thème fondamental et continu on peut broder toutes les harmonies imaginables ; on retrouvera toujours au fond le même accord essentiel : présent et avenir, souvenir et attente.
De la même manière, à la fois psychologique et physiologique, s’explique la seconde affirmation contenue dans le principe des lois : les mêmes phénomènes succèdent aux mêmes phénomènes, les mêmes conséquents aux mêmes antécédents.
En effet, tout changement qui se produit dans des phénomènes, par exemple un son subit au milieu du silence, est lui-même un phénomène ; la différence, avec le choc qu’elle cause en nous et le sentiment particulier qui en résulte, est un phénomène comme un autre, qui appelle immédiatement l’idée d’un phénomène antérieur. Donc, tout changement actuel éveille l’idée d’un changement précédent, toute différence qui se produit implique pour nous une autre différence. Au contraire, quand tout demeure identique, nous ne cherchons pas derrière cette identité un changement, une différence : nous nous y reposons.
Mais tout cela n’est encore qu’empirique et instinctif. De plus nous ne sommes pas encore sortis de l’idée de temps. Ce sont la logique et les mathématiques qui finissent par imprimer à l’idée de loi son caractère de nécessité et de rationalité. De l’axiome même d’identité, en effet, résulte cette règle logique sur laquelle le savant se guide toujours : des principes supposés les mêmes auront les mêmes conséquences, les mêmes données auront les mêmes solutions. Il suit de là, nécessairement, que la raison d’un changement, comme tel, est elle-même un changement déterminé, car, si tous les principes étaient demeurés les mêmes, la conséquence n’aurait pu changer ; tout changement a donc pour raison nécessaire et suffisante tel autre changement, celui-ci tel autre, et ainsi de suite.
De ce que les mêmes principes ont les mêmes conséquences, on peut encore déduire le vieil axiome : ex nihilo nihil, selon lequel l’être, ou plutôt le phénomène ne peut sortir du néant. « Qu’il y ait un moment où rien ne soit, éternellement rien ne sera. » En effet, au premier instant idéal nous avons, par hypothèse et construction, pour principe le néant et pour conséquence le néant ; au second instant, nous avons toujours pour principe le néant, mais nous avons pour conséquence le contraire du néant. La seule différence qui pourrait motiver ce changement absolu, c’est la différence de temps. Mais le temps est une abstraction ou un extrait de quelque réalité : il n’a pas de sens appliqué au néant complet, qui est le néant de temps comme le néant de tout le reste. Donc néant au premier moment = néant au second moment ; d’autant plus que cette formule pourrait se traduire en : — Néant au néant de premier moment = néant au néant de second moment.
Si, au lieu du néant absolu, nous considérons la réalité, il est contradictoire d’admettre des principes identiques produisant en un même instant des conséquences opposées, mais il ne semble plus contradictoire d’admettre que des principes identiques, en deux instants différents, soient suivis de conséquences différentes ; car, alors, nous ne considérons plus les choses dans le même temps. Tout dépend donc de la valeur et de l’action que nous attribuons au temps. Si nous concevons un temps abstrait, un ordre linéaire des phénomènes en tant que représenté par nous, il est clair que cette abstraction n’agira pas, ne sera pas un facteur réel, et que les mêmes principes subsisteront identiques malgré la différence du temps. Il faut donc considérer le temps réalisé dans les choses. Mais alors ce sont les choses qui agissent et non le temps seul, qui, comme seul, nous paraît toujours un ordre conçu et abstrait. Cette notion de l’inactivité du temps est confirmée par l’expérience. Entre les mêmes causes A, B, C… au premier instant et les mêmes causes A, B, C… à un autre instant, il n’y a qu’une différence de temps ; d’autre part, nous voyons que les mêmes causes ont produit les mêmes effets a, b, c… pendant un certain laps de temps appréciable ; donc la différence du temps n’a pas entraîné de différence dans les effets. Dès lors, si les mêmes causes reparaissent avec cette seule différence de temps qui s’est montrée de fait indifférente, nous attendrons logiquement les mêmes effets, comme si le temps était indifférent. Cette attente est toujours rationnellement fondée sur ce que les mêmes principes ont les mêmes conséquences : elle est l’application de l’idée directrice d’identité aux choses successives. Il en est de même pour la différence de position dans l’espace, qui, à elle seule, est indifférente.
Maintenant, quand nous parlons des mêmes effets produits par les mêmes causes, en des instants ou lieux indifféremment différents, nous supposons une identité tout imaginaire des effets. En réalité, il n’y a dans la nature que des effets semblables, non identiques ; « rien dans le monde n’arrive plus d’une fois », a-t-on dit avec raison137. Quand nous affirmons que la mort arrive souvent, nous parlons d’une notion générale ; ce qui arrive, c’est la mort de Pierre, de Paul, de Jean ; et chaque mort est un phénomène particulier, seul de son espèce quand on le considère dans la totalité de ses circonstances. Nous ne trouvons une parfaite similitude entre deux phénomènes que quand nous les réduisons par la pensée à un seul phénomène.
Aussi le principe des lois est-il une construction abstraite de notre esprit, qui ensuite trouve son application dans la réalité. S’il y a des phénomènes semblables, ils auront nécessairement tels antécédents semblables. Nous posons ainsi un principe tout conditionnel.
Mais pourquoi ne nous en tenons-nous pas à ce principe hypothétique et pourquoi attendons-nous, en fait, des phénomènes semblables dans la nature ? Est-il besoin pour cela d’invoquer, avec M. Lachelier et plusieurs autres philosophes▶, un principe de finalité, différent de la raison suffisante ? Nous ne le pensons pas. D’abord, outre les principes logiques du raisonnement, qui, à eux seuls, demeureraient conditionnels, la notion de loi appliquée à la nature enveloppe des principes mathématiques, qui commencent à lui conférer un caractère de nécessité assertorique. Toutes les lois, en effet, sont des relations ; or, toutes les relations ont un côté mathématique, puisqu’elles existent entre plusieurs choses (nombre), dans le temps et dans l’espace. Les théorèmes arithmétiques et géométriques s’appliquent donc, avec leur nécessité déductive, à toute multiplicité que l’expérience nous découvre, par cela seul qu’elle est une multiplicité numérique dans le temps et dans l’espace. Ainsi, outre l’ordre logique, est donné l’ordre mathématique de la nature, et cela sans aucune considération de finalité.
Restent les lois relatives aux qualités des objets, non plus aux quantités, comme quand le contact de la même flamme nous fait attendre la même brûlure. C’est ici, prétend-on, que rien ne nous assure la reproduction des mêmes phénomènes qualitativement. — Mais, en premier lieu, le seul fait qu’une chose existe est une raison pour qu’elle continue d’exister, et nous devons attendre cette continuation jusqu’à preuve du contraire. Ce n’est pas l’identité qui a pour nous besoin d’explication, c’est la différence. Non seulement donc, si les causes sont les mêmes, nous attendons logiquement et mathématiquement les mêmes effets ; mais nous attendons aussi logiquement jusqu’à nouvel ordre, et sans aucune considération de finalité, que les causes soient effectivement les mêmes, que ce qui a été une fois continue d’être. En second lieu, nous trouvons réellement en nous-mêmes une continuation d’existence et une régularité de phénomènes, soit que nous considérions le domaine de la volonté, soit que nous considérions celui de l’intelligence. Nous voulons persévérer dans l’être, et nous avons la conscience plus ou moins sourde de ce vouloir fondamental, ainsi que de notre permanence effective. Quant à la pensée, son identité avec soi, sa persistance dans l’affirmation est, nous l’avons vu, une forme intellectuelle de ce vouloir radical. La projection au dehors de notre tendance à persévérer dans l’être est donc naturelle, et elle entraîne une confiance naturelle dans la reproduction des mêmes choses.
Par là nous nous élevons au-dessus du point de vue de Hume. Selon les partisans de Hume, en effet, l’uniformité n’est qu’un fait particulier d’observation objective, analogue aux autres faits d’observation, qui demanderait comme eux à être expliqué, mais ne peut qu’être constaté. Selon nous, l’uniformité n’est pas seulement un fait universel d’observation objective, puisqu’elle se trouve déjà dans la volonté par le seul fait de son développement, dans l’intelligence par le seul fait de son exercice. C’est le processus même de la conscience et non pas seulement ses résultats qu’il faut analyser : il faut examiner la série interne des états de conscience, non pas seulement la série des événements extérieurs. Ajoutons que le point de vue psychologique et le point de vue physiologique sont, ici encore, inséparables. Chaque impression, dans la conscience, s’associe nécessairement avec les idées d’impressions semblables, en vertu de l’identité du siège cérébral, et elle se différencie nécessairement des impressions différentes, en vertu de la différence même du siège cérébral.
Grâce à cette assimilation et différenciation spontanées, à cette classification primitivement automatique, la conscience constitue déjà par elle-même une série liée, au lieu d’une vicissitude de tronçons séparés. Une séquence de ressemblances parmi des différences, voilà le processus de la conscience, de l’association spontanée et aussi de l’observation intérieure. C’est le germe intellectuel de l’idée d’uniformité. L’uniformité n’existe donc pas seulement dans les objets de la conscience ; elle existe encore et avant tout dans la conscience même, dans le courant subjectif, qui est à la fois volonté et intelligence. La succession uniforme des antécédents et conséquents, l’unité dans la variété est une chose que l’observation justifie et justifiera toujours, au moins en une certaine mesure, parce que cette chose est déjà impliquée dans le processus de l’observation même et de ses éléments constitutifs (sensation et réaction volontaire), comme dans l’organisation cérébrale qui y correspond.
En résumé, notre attente de l’uniformité est à la fois logique, mathématique et psychologique ; d’autre part, l’expérience confirme cette attente, en nous révélant des phénomènes sensiblement les mêmes, c’est-à-dire produisant un effet semblable sur nos sens. Si je vois une flamme semblable à la première, le fait même que j’éprouve une sensation similaire implique logiquement une similarité dans les causes. La similarité n’est donc plus simplement conditionnelle : elle est donnée en fait. Cela suffit pour nous permettre d’appliquer tous les théorèmes de la causalité.
Le principe de l’uniformité ne peut d’ailleurs exclure a priori la possibilité du changement dans l’univers ; car alors il ne serait pas vrai. La proportion du même et de l’autre, du semblable et du dissemblable dans la nature est donc une question d’expérience. Là où nous saisissons des conséquences semblables, ne fut-ce que la similitude de nos sensations, nous cherchons des principes semblables ; là où nous saisissons des différences, nous cherchons des principes différents. L’enchaînement logique des principes et des conséquences est un cadre d’idées que nous appliquons aux phénomènes et dans lequel nous cherchons à les faire rentrer. Ils y rentrent en effet, ils offrent des similitudes sous les dissimilitudes ; conséquemment, nous cherchons d’autres similitudes qui soient les antécédents des similitudes données, d’autres dissemblances qui soient les antécédents des dissemblances données. L’uniformité de la nature n’est que ce tissu de dissemblances et de différences. Notre conscience et la nature se répondent.
— Mais l’expérience, objecte-t-on, semble démentir, au lieu de les confirmer, les principes universels, — par exemple le principe que tout a une raison et une loi intelligible, puisque le nombre des phénomènes dont nous ignorons la raison surpasse infiniment celui des phénomènes dont nous connaissons la raison. « Le nombre des cas, dit le kantien Helmholtz, où nous pouvons démontrer le rapport d’un fait à sa condition est bien peu considérable par rapport au nombre des cas où cette démonstration nous est impossible ; si donc la loi de raison suffisante était une loi d’expérience, sa valeur inductive serait bien peu satisfaisante : nous pourrions tout au plus comparer son degré de validité à celui des lois météorologiques, comme celle du vent, etc… »
— On peut répondre que notre ignorance n’est qu’une raison toute négative contre l’universalité des lois, tandis que notre savoir est une raison positive : or, ce sont les raisons positives qui sont les vraies forces capables d’influer sur notre volonté. Le seul fait d’avoir agi de telle manière dans telles circonstances crée un précédent qui entraîne notre activité dans la même voie : c’est la ligne de l’action la plus facile, c’est le résultat d’une force positive et d’une vitesse acquise ; les tendances négatives tirées de notre ignorance n’ont qu’une valeur abstraite et hypothétique, non une action réelle. De plus, répétons que la raison suffisante n’est pas seulement une loi d’expérience, mais une loi de l’expérience, c’est-à-dire une loi de l’intelligence ou, plus profondément encore, de la volonté. Comme la volonté intelligente veut non seulement être, mais encore se développer et réagir sur son milieu, elle doit présupposer partout des raisons intelligibles. Le besoin natif de comprendre, ainsi inhérent à la volonté même, a été de plus en plus accru chez l’homme par la lutte pour l’existence, dont nous avons déjà parlé, et il ne pouvait être entièrement satisfait que par l’idée du déterminisme universel de la nature ou de l’universelle intelligibilité.
VI
Origine du principe des causes efficientes dans la conscience du vouloir
Le principe d’intelligibilité scientifique n’aboutit encore qu’à la conception d’un monde vrai, c’est-à-dire explicable par des conditions déterminées et déterminantes dans le temps et dans l’espace, conséquemment par le mécanisme. Mais ce monde vrai est-il tout le monde réel ? Le mécanique est-il, comme les cartésiens l’ont cru, tout ce qui existe objectivement, si bien que les « qualités sensibles », et nos sensations elles-mêmes, « ou n’existeraient pas ou auraient une valeur toute subjective ? »
Non. Ce qui, dans le phénomène saisi par nous, n’est pas purement mécanique, ce qui donne à la conscience un contenu qualitatif et une réalité doit exister non seulement pour nous, mais en soi, en vertu d’un droit égal à celui du mécanisme géométrique. En d’autres termes, il doit y avoir un fondement objectif du sensible et du réel en tant que tel.
Le principe des causes efficientes (bien distinct du principe d’intelligibilité) n’a, selon nous, d’autre objet que de poser ce fondement objectif du réel. Dire que tout ce qui est réel a non seulement une raison intelligible, mais une cause active, c’est simplement affirmer que la pure intelligibilité pour la pensée est un ordre abstrait de vérités, qui présuppose l’ordre réel des choses et ne suffit pas à le produire. En d’autres termes le réel ne s’explique pas seulement par le rationnel pur, mais par le réel ; le réel vient du réel, non de l’abstrait.
En même temps donc que, par le principe de raison, nous établissons une harmonie entre la réalité et la pensée, par le principe de causalité efficiente nous maintenons la différence du réel et du pensé, tout au moins du réel et de ce qui n’est pour nous que pensé. Le principe d’intelligibilité universelle semblait subordonner le réel à l’intelligible, le principe de causalité subordonne l’intelligible au réel. Les deux ne sont conciliables que dans l’hypothèse d’une réalité intelligible ou d’une intelligibilité réelle, c’est-à-dire non abstraite, mais concrète et vivante.
Maintenant, comment nous représenter ce réel qui, dans les choses, se manifeste d’une manière intelligible par des liaisons de principes à conséquences ? Nous n’avons d’autre moyen que de nous le figurer sur le type de ce que nous appelons agir, faire effort, tendre, désirer, vouloir. De tous ces faits de conscience qui font notre réalité propre nous abstrayons les caractères trop particuliers, et nous ne conservons que l’idée d’action en général, ou de causation. Nous changeons ainsi la série intelligible des raisons et conséquences en une série réelle de causes et d’effets, c’est-à-dire d’actions et de réactions mutuelles. Par là nous donnons la vie aux raisons intelligibles, nous en faisons des λόγοι σπερματιϰοί, des idées-forces, au lieu de les laisser à l’état d’idées pures. Le monde n’est plus un mécanisme mort, il est animé et agissant. Telle est l’origine du principe de causalité.
Il importe de distinguer la causalité immanente et la causalité transitive ; la première, que la seconde présuppose, est l’activité proprement dite. Quand l’enfant pense que le marteau est cause de la cassure d’une pierre, il projette dans le marteau quelque chose d’analogue à ce dont il a l’expérience quand il agit, dans la pierre quelque chose d’analogue à ce dont il a l’expérience quand il pâtit. Cette projection, d’après les philologues, est tout à fait primitive dans l’humanité. Quant à ajouter : — Ce que telle chose a fait une fois et ce que telle autre a souffert de son action arrivera encore de la même manière, selon une loi, — c’est là une idée très ultérieure, dont nous avons montré plus haut la genèse. L’idée d’action immanente nous vient évidemment de la conscience que nous avons de nous-mêmes et, en particulier, de notre volonté. Vouloir, tendre et faire effort, par exemple pour prolonger un plaisir ou écarter une douleur, pour retenir ou repousser une idée, c’est là une attitude mentale que nous ne saurions confondre avec l’attitude passive. L’analyse psychologique ne peut ni remonter au-delà de cette conscience d’agir et de vouloir, ni en donner des définitions ou descriptions, qui seraient toujours plus ou moins objectives.
C’est l’action transitive qui constitue la causation proprement dite, c’est-à-dire le rapport, d’agent à patient. L’idée d’action en général est plus simple que l’idée de causation et elle est inexplicable par cette idée. La causation, en effet, étant un rapport do quelque agent à quelque patient, ne peut expliquer l’action même et la présuppose ; elle est l’action produisant un effet ; elle est ce que l’on a appelé l’effectuation.
C’est faute d’avoir fait ces distinctions nécessaires que Hume a nié qu’on pût avoir une idée quelconque de l’activité. « Il est des gens, dit-il, qui ont affirmé que nous sentons une énergie ou un pouvoir dans notre esprit, et que, ayant ainsi acquis l’idée du pouvoir, nous transférons cette qualité à la matière, où nous ne sommes pas capables de la découvrir immédiatement. Mais, pour nous convaincre combien ce raisonnement est fallacieux, nous avons seulement besoin de considérer que la volonté, qui est ici présentée comme une cause, n’a pas plus de connexion découvrable avec ses effets que toute cause matérielle n’en a avec son propre effet. Dans la volonté aussi l’effet est distinguable et séparable d’avec la cause et ne pourrait être prévu sans l’expérience de leur constante conjonction138. »
Cet argument de Hume ne prouve pas que nous n’ayons point conscience d’agir, car Hume confond l’effectuation avec l’action, la conscience du lien de l’effet à l’acte avec la conscience de l’acte même. En d’autres termes, au lieu de parler de l’action, Hume parle du caractère transitif de l’action et de son effet sur un patient quelconque, qui, à son tour, réagit. Il est certain que, quand nous remuons notre bras, nous ne voyons pas en elle-même la connexion de ce mouvement comme effet avec notre volonté comme cause : nous ne trouvons là qu’une succession constante ; mais nous n’en avons pas moins, en voulant, la conscience (illusoire ou non) d’être actifs et non passifs. L’action interne du vouloir n’est pas une simple « séquence entre deux impressions » ; elle est une impression originale ; ou plutôt, elle n’a plus le caractère d’une impression, d’une réceptivité, comme cela a lieu dans la sensation proprement dite ; elle n’est plus une présentation de quelque objet, et par conséquent elle ne peut plus être elle-même représentée ; mais elle est une conscience immédiate d’agir qui n’a pas besoin d’être représentée pour exister : étant subjective, étant le subjectif même, elle ne peut s’objectiver ni s’extérioriser. Quant à l’action transitive et au lien avec l’effet produit en dehors de l’agent même, il n’est pas étonnant que nous n’en ayons point la conscience immédiate, car il faudrait, pour cela, que nous fussions à la fois l’agent et le patient, nous-mêmes et autres que nous-mêmes. La seule chose que nous découvrons donc dans notre conscience, c’est tantôt l’agir, tantôt le pâtir ; quand nous pâtissons, nous voyons l’effet interne sans l’action externe ; quand nous agissons, nous voyons l’action interne sans l’effet externe, qui ne nous est révélé que par une sorte de choc en retour et de sensation afférente. Aussi, tout en reconnaissant avec Maine de Biran la part du sentiment de l’effort dans l’idée de cause, il est faux de représenter l’effort comme une révélation de la causalité transitive ou « les deux termes et leur lien » seraient donnés. Il y a dans l’effort musculaire : 1° une conscience d’action tout interne ; 2° des sensations afférentes tout externes ; entre les deux termes, nous voyons une séquence constante, mais nous ne voyons pas comment notre action produit l’effet extérieur. C’est dans l’effort mental, non dans l’effort musculaire, qu’il faut chercher l’origine de l’idée de lien causal entre deux états successifs, de nexus, de force plus ou moins intense amenant l’un à la suite de l’autre par une action nécessitante.
Parmi les éléments d’explication de cette idée, il faut placer le caractère de nécessité irrésistible que présente en fait l’apparition de nos états de conscience, surtout des états passifs. Nous nous sentons vivre, nous nous sentons sentir, par un mouvement aussi nécessaire que celui qui nous entraîne quand nous sommes lancés avec une certaine vitesse dans une certaine direction. Il ne dépend pas de nous de suspendre le cours de notre conscience, d’empêcher un état présent de suivre l’état antécédent et d’entraîner l’état subséquent. Il y a donc en nous un sentiment de contrainte, de nécessité subjective. Ce sentiment est au plus haut point dans la douleur subie malgré nos efforts, pour nous en délivrer. Il se retrouve dans une foule de perceptions, comme celles de pression, de résistance, de coup, de choc, etc. ; il se retrouve dans la sensation d’une vive lumière qui s’impose à nos yeux, d’un son qui envahit nos oreilles. Il se retrouve dans cette contrainte de l’habitude où Hume voyait le type de la causalité, — notion vraie en partie, mais trop étroite. Il se retrouve enfin dans le lien d’une idée avec une autre, lien réductible le plus souvent à un passage habituel, comme Hume aussi l’a bien vu. Le sentiment de l’habituel a quelque chose d’analogue à celui du mouvement acquis, de la vitesse acquise, comme celle du coureur qui ne peut s’arrêter court. Les divers changements qui se suivent en nous ne se suivent donc pas comme des fantômes inertes entre lesquels il n’y aurait qu’un ordre abstrait : leur série n‘est pas pour la conscience un objet de contemplation indifférente et comme de calcul algébrique ; la succession est un entraînement, une transition forcée d’un terme à l’autre, un lien qui vous tire comme quand un câble vous saisit et vous soulève progressivement par une traction invincible. C’est ce lien d’un état antécédent à l’état conséquent qui donne une continuité au cours de la conscience ; celle-ci n’est plus une énumération discontinue, une procession d’états détachés : nous sentons très bien que la fin d’un de nos états est le commencement de l’autre, et il nous semble qu’il y a sous le premier une énergie accumulée, plus ou moins intense, qui se décharge pour ainsi dire dans le second. Là encore, la transition et la relation n’ont rien d’abstrait ni de proprement intellectuel : ce ne sont pas des objets d’entendement ni de logique, ce sont les objets d’un sentiment aussi immédiat que celui de la vie, dont il est d’ailleurs partie intégrante.
À cette conscience de la contrainte subie, de la passion, avec son intensité plus ou moins grande, vient se joindre la conscience de la contrainte exercée par nous, de la réaction. Nous distinguons fort bien en nous-mêmes les deux directions centripète et centrifuge du changement. Quand nous désirons, quand nous éprouvons un besoin, il y a en nous un vide qui aspire à se remplir, et la conscience, encore plus que la nature, a horreur du vide. Le désir a toujours une intensité psychique : il suppose donc une énergie que nous mesurons plus ou moins grossièrement. De plus, le désir est accompagné d’un sentiment d’innervation et de motion à l’état naissant, en un mot de motricité. Quand le mouvement commencé s’accroît et s’achève sous la pression du désir même, il y a là deux termes unis par un lien encore plus étroit que ceux dont nous avons parlé tout à l’heure. Le grand tort des associationnistes, c’est de substituer en nous une vicissitude d’états détachés à cette série continue d’états intensifs, où l’intensité du premier se prolonge dans celle du second et s’y exprime sous une autre forme. Il y a du degré dans la conscience, et c’est cet élément intensif qui est le côté subjectif de la force. En même temps, c’est un élément capital de la notion de cause. Par un phénomène de projection spontanée, nous transportons aux autres objets cette succession de changements actifs et passifs que nous trouvons en nous-mêmes. La série de phénomènes extérieurs ne demeure donc pas pour nous une suite indifférente de changements neutres et mornes : elle s’anime et se vivifie, elle s’anthropomorphise, elle devient, elle aussi, une série d’actions, de passions, de réactions, de nouvelles passions, etc.
En résumé, ce sont les idées d’agent, de patient et de relation contraignante entre les deux qui constituent l’idée de causation efficiente et transitive. Celle-ci est une manière de se représenter, à notre image, les raisons explicatives qui nécessitent et les phénomènes et leur ordre. Elle est le schéma de la réalité intelligible. Elle n’a donc qu’une valeur inductive et analogique, au lieu de constituer un axiome. C’est surtout dans nos rapports avec nos semblables et avec les animaux qu’elle est légitime et nécessaire, puisqu’elle est une projection de la volonté au dehors ; mais, même pour les êtres dits inanimés, nous ne pouvons-nous représenter leur réalité que comme une action, car ce qui ne produit pas sur nous un effet quelconque n’existe pas pour nous.
VII
Idée de substance
I. —
Quand nous disons que tout attribut suppose un sujet, que toute manière d’être suppose un être qui la possède, nous ne prenons encore le principe de substance que dans un sens purement logique et psychologique. Cela signifie simplement qu’un attribut n’est jamais à l’état abstrait, jamais séparé d’un ensemble réel et actif, auquel il est lié par une synthèse aboutissant à une certaine unité et à une certaine permanence ; que tout phénomène est accompagné de phénomènes simultanés et plus ou moins durables avec lesquels il est en connexion nécessaire, grâce à une communauté d’action réciproque. Un phénomène isolé serait un phénomène conçu, non réel ; il serait de plus sans raison et sans cause, étant sans lien. Dans notre conscience, d’ailleurs, rien n’est isolé ; nous ne pouvons concevoir un phénomène isolé que par un artifice, et, malgré nous, nous nous représentons immédiatement d’autres phénomènes simultanés, se conditionnant et le conditionnant, formant ainsi un ensemble réel. En outre, cet ensemble est plus ou moins durable. Si à chaque instant, dans l’univers, tout était phénomène nouveau ou ensemble nouveau de phénomènes sans que rien ne durât, si, à l’instant présent, tout était à la fois produit et anéanti, pour laisser place dans l’instant suivant à une apparition également instantanée, comme un éclair infiniment petit par la durée et infiniment grand par l’étendue, il faudrait supposer que le monde à chaque instant meurt et renaît. Dès lors, où serait la cause ? La cause serait le monde de l’instant A, le phénomène universel A, qui cesserait d’être pour laisser place au monde de l’instant B, au phénomène universel B. La cause cesserait d’exister au moment même où l’effet existerait ; elle serait donc alors comme si elle n’était pas ; à vrai dire, les effets, au moment précis où ils sont, seraient sans cause. Aussi, pour lier entre eux les différents états du monde, nous faisons circuler de l’un à l’autre une même action causale, que nous appelons assez improprement substance.
Mais, si on entend par substance un être diffèrent des phénomènes, ultra-phénoménal, qui subsisterait sous les phénomènes passagers comme leur soutien permanent, le principe des substances prend alors une portée métaphysique et se confond avec le principe de causalité métaphysique : la substance n’est alors que la cause conçue comme permanente par opposition à ses effets passagers.
Le type de cette substance métaphysique est notre moi, qui, à tort ou à raison, nous apparaît comme identique et un sous tous ses changements. Par le principe des substances, nous ne faisons que projeter en toutes choses notre propre constitution, réelle ou apparente ; nous prêtons à toute une sorte de moi et de vouloir constant, sous ce nom de substance.
C’est là, évidemment, une pure hypothèse anthropomorphique, quand ce n’est pas une hypothèse hylomorphique, c’est-à-dire représentant toutes choses et le moi-même comme des sortes de noyaux matériels ayant dureté et solidité. La substance est alors la solidification imaginaire de la cause active, laquelle n’est elle-même que le schéma de la raison réelle, de l’intelligibilité réelle ou, si l’on veut, de la réalité se manifestant selon des raisons intelligibles.
VII
Idée de finalité
Causalité, nous l’avons vu, n’est pas seulement intelligibilité abstraite ou vérité, mais encore et surtout efficacité et réalité. Selon certains ◀philosophes, la notion même de réalité prendrait nécessairement la forme de la finalité : la finalité serait ainsi un principe constitutif de la conscience même139. La réalité, c’est ce qui est senti et perçu, non pas seulement conçu ; or, dit-on, « plusieurs phénomènes ou, ce qui revient au même, plusieurs mouvements ne peuvent être l’objet d’une seule perception que s’ils sont harmoniques, c’est-à-dire s’il existe entre leurs vitesses et leurs directions des rapports faciles à saisir140 »
. Nos perceptions confuses elles-mêmes, qui expriment l’univers, ne sont possibles, ajoute-t-on, que si les mouvements qu’elles représentent sont harmoniques, et si toutes les parties de la nature sont en accord réciproque. « Mais l’accord réciproque de toutes les parties de la nature ne peut résulter que de leur dépendance respective à l’égard du tout ; il faut donc que, dans la nature, l’idée du tout ait précédé et déterminé l’existence des parties : il faut en un mot que la nature soit soumise à la loi des causes finales141. »
— Tel est l’argument. D’abord, est-ce vraiment là une preuve a priori ? Il ne le semble pas. Dans cet argument, on se borne à chercher quelles sont les conditions extérieures qui rendent possible la conscience intérieure ; on fait une hypothèse a posteriori sur la constitution de l’univers la plus propre à rendre compte de notre conscience. Aussi nous parle-t-on de mouvements, de directions, de vitesses, de résultantes, toutes choses que nous chercherons en vain a priori dans l’inspection de notre pensée. Bien plus, l’explication qu’on donne ainsi de la conscience est elle-même mécanique, car elle revient à dire que la conscience intérieure suppose un mécanisme extérieur où toutes les parties soient dans un rapport de dépendance réciproque et, par conséquent, forment un système de mouvements simultanés. Enfin, avant à démontrer le principe des causes finales comme différent du mécanisme, on commence par supposer que le mécanisme même est impossible sans les causes finales ; de la dépendance réciproque des diverses parties de l’univers on tire immédiatement, sans démonstration, la conclusion suivante : « Il faut donc que, dans la nature, l’idée du tout ait précédé et déterminé l’existence des parties. »
Cela revient à dire que la nécessité réciproque des parties dans un tout présuppose toujours l’idée de ce tout comme cause, conséquemment une cause idéale ou finale ; or, c’est précisément ce qui est en question : il s’agit de savoir si la soudure indestructible des parties d’un mécanisme suppose partout un ouvrier qui les ait soudées d’après une idée, ou si, au contraire, les lois du déterminisme et du mécanisme ne suffisent pas à expliquer cette détermination réciproque et mécanique des parties. La pétition de principe nous paraît donc évidente, puisqu’on s’appuie sur la finalité qu’on entreprend de démontrer.
Aussi M. Lachelier, après avoir annoncé qu’il cherchait la démonstration des causes finales dans la constitution même de la conscience et dans les conditions a priori de toute connaissance, finit-il par avouer que l’affirmation des causes finales est un acte « non de connaissance, mais de volonté. »
Or, on peut appliquer à cette nouvelle démonstration des causes finales par la volonté le reproche de pétition de principe que M. Lachelier applique lui-même à l’ancienne démonstration des causes finales par la sensibilité. « Supposer, dit-il, que les choses doivent répondre aux exigences de notre sensibilité », — et nous ajouterons, nous, de notre volonté, — « c’est évidemment prendre pour principe la loi même que l’on se propose d’établir… Dire que notre sensibilité seule », — ajoutons : notre volonté, — « exige des phénomènes la finalité que nous leur attribuons, serait donc avouer que cette finalité n’est susceptible d’aucune démonstration et que, si elle est pour nous l’objet d’un désir légitime, elle ne saurait être celui d’une connaissance nécessaire142. »
Rien de plus vrai ; mais comment un acte de volonté, à son tour, peut-il être une connaissance nécessaire ? — Sans doute, ainsi que le dit excellemment M. Lachelier, la pensée ne veut pas demeurer abstraite et vide, et après s’être mise hors d’elle, pour se voir, sous la forme de l’espace et du mécanisme, elle a besoin de rentrer en elle-même et d’être elle-même, sous la forme du « temps » et de la « conscience » ; mais est-il nécessaire qu’il y ait des causes finales pour que la conscience, la sensation, le moi existe ? D’abord le mécanisme universel n’exclut pas l’idée du « temps », il la suppose au contraire. Quant à la « conscience », assurément elle ne peut se réduire à un mécanisme abstrait et purement géométrique ; il y a donc dans l’univers quelque chose qui rend possible la conscience et la sensation, il y a place dans le monde pour le sentiment et pour la pensée ; mais nous ne savons rien a priori des conditions qui rendent possibles la conscience et, la sensation ; nous ne pouvons affirmer a priori que la nature agit comme nous sous une idée, sous l’idée du tout, conséquemment en vue d’une cause finale. Ce qui nous est permis, c’est de transporter dans la nature, par une hypothèse a posteriori, quelque chose d’analogue à nos sensations et appétitions, et de supposer que tout phénomène a ainsi, outre une face extérieure par laquelle il est mouvement, un fond intérieur par lequel il est sensation et appétition.
Nous ne saurions donc admettre que le principe des causes finales et idéales soit constitutif de la pensée. Il n’est même pas une de ces nécessités de la vie que nous avons reconnues dans l’axiome d’identité et dans le principe de raison suffisante. C’est une simple hypothèse fondée sur une extension au dehors de notre expérience intérieure.