(1860) Cours familier de littérature. IX « LIIIe entretien. Littérature politique. Machiavel (2e partie) » pp. 321-414
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(1860) Cours familier de littérature. IX « LIIIe entretien. Littérature politique. Machiavel (2e partie) » pp. 321-414

LIIIe entretien.
Littérature politique.
Machiavel (2e partie)

[Avertissement]

Une indisposition rhumatismale, très longue, à laquelle je suis assujetti sans gravité mais non sans supplice depuis trente ans, a mis un intervalle inusité entre le 52e et les 53e-54e Entretiens. Cette indisposition se termine seulement aujourd’hui ; nos abonnés, qui veulent bien nous permettre de les considérer comme des amis, nous pardonneront ce retard involontaire. Le volume de 1860 n’en souffrira pas ; nous suppléerons à l’inconvénient en publiant, comme aujourd’hui, deux Entretiens à la fois, de manière que les douze Entretiens de l’année soient toujours complétés avant le 1er janvier de l’année suivante.

Lamartine.

I

Après Machiavel, nous avons vu ce qu’était devenu le royaume de Naples.

Après Machiavel, voyons d’un coup d’œil le reste de l’Italie jusqu’à nos jours.

Rome se présente la première : les papes, tantôt inspirés par le génie de leur pontificat, tantôt égarés par une ambition mondaine et en disproportion avec leur puissance italienne, tantôt asservis à la pression armée de Naples, de l’Espagne, de l’Autriche, de Venise, de la Toscane, de la France, continuent de régner à Rome : s’ils en sont momentanément dépossédés, ils y reviennent après de courtes éclipses. Rome les proscrit quelquefois et les rappelle toujours. Cette capitale grande et vide de l’Italie antique se fait peur à elle-même de sa grandeur et de sa viduité, quand elle cesse d’être remplie par l’ombre sacrée d’une république ou d’une monarchie universelle. Il faut, pour ne pas tomber en ruine, qu’elle soit la capitale de quelque chose de grand ; ce quelque chose, c’est la papauté.

II

Nous ne voulons point parler ici des papes comme pontifes, mais comme souverains temporels, comme présidents viagers et perpétuels d’une république purement italienne, république constituée d’un débris de l’empire romain à Rome. Nous ne parlons pas théologie, nous parlons politique.

Il y a, en effet, deux hommes parfaitement distincts dans un pape : celui qui ne distingue pas entre ces deux hommes dans un ne peut parler ni de l’un ni de l’autre avec bon sens et avec respect ; car, s’il attribue au pontife inspiré de Dieu les erreurs, les vices, les crimes de l’individu appelé pape, il offense Dieu, il est absurde et sacrilège envers la souveraine Sagesse ; et s’il attribue au pape, chef électif d’une république italienne, l’infaillibilité, la perpétuité et l’autorité du pape, pontife et oracle de Dieu, il offense la raison et la liberté, il sacre la tyrannie, il est sacrilège aussi envers l’espèce humaine.

III

Il y a donc une dualité nécessaire dans les papes ; l’une de ces dualités, le pape, appartient aux catholiques ; l’autre de ces dualités, le souverain, appartient à l’Italie. Ne parlons que du souverain.

Religieusement, nous comprenons très bien comment le christianisme naissant et grandissant a voulu peu à peu confondre dans les papes ces deux caractères si différents, d’oracle et de souverain. Toute doctrine qui vient au monde, qui descend du ciel ou qui croit fermement en descendre, a une ambition sainte, absolue comme la Divinité incarnée qu’elle personnifie ou qu’elle croit personnifier dans sa foi. La foi révélée n’est pas comme la foi raisonnée ; elle n’a ni plus ni moins, ni hésitation, ni tolérance, ni doute ; elle est conquérante comme l’ambition du ciel, elle est absolue comme la volonté de Dieu sur les choses et sur les âmes ; tous les moyens lui sont bons comme à Dieu, parce qu’elle se sent ou se croit divine, et que la Divinité, étant le bien suprême, ne peut faire le mal même en employant des moyens violents ; elle veut et elle croit avoir droit de vouloir soumettre tout ce qu’elle ne peut convaincre. C’est le compelle intrare mal entendu de l’Évangile ; c’est le glaive fauchant comme une ivraie du monde tout ce qui adore Dieu autrement qu’elle ; c’est la foudre du pape-pontife lancée sur toute âme qui s’insurge contre l’autorité de sa foi.

IV

Dans cette disposition naturelle des premiers fidèles d’une religion révélée et militante pour conquérir l’Orient ou l’Occident, puis la terre entière, il est tout simple que les néophytes de cette religion, persécutés eux-mêmes, se soient dit : Le pouvoir est une force non-seulement sur les corps, mais sur les âmes ; rangeons les âmes sous la loi de notre culte par la force qui vient de Dieu ; donnons l’empire de la terre à ce chef de notre foi, qui dispose de l’empire du ciel. Voici l’empire du monde romain qui s’écroule, emparons-nous d’un des débris de cet empire, livré aux barbares, occupons sa capitale, abandonnée au flux et au reflux des nations sans maîtres, établissons-y un nouvel empire, dont un pauvre prêtre du Christ sera d’abord l’évêque, puis le patriarche, puis le consul, puis le souverain spirituel, puis le roi temporel, dès que l’héritage impérial sera tombé par déshérence du lieutenant de César au serviteur des serviteurs de Dieu.

Ce serviteur des serviteurs de Dieu imprime d’avance un respect surnaturel aux barbares ; ils fléchiront d’autant plus le genou devant lui qu’ils le trouveront pauvre et désarmé ; ils verront un Dieu dans ce vieillard bénissant tout le monde au nom d’un maître supérieur aux vicissitudes des empires ; il nommera ces barbares ses enfants, et ces barbares verront dans ce vieillard leur père ; ils se convertiront peu à peu à une foi qui leur laisse posséder le monde, qui n’a que des armées d’anges, et qui n’a d’ambition qu’au ciel ; ils lui concéderont sur la capitale de l’Italie, que ce vieillard habite, un empire des ruines ; ils y laisseront éclore lentement l’œuf du christianisme couvé par les barbares dans le nid abandonné de l’aigle romaine.

Et si, par la persuasion, ou par les alliances, ou par l’habileté, ou même par les armes spirituelles, d’autres provinces de l’Italie romaine se rattachent à cette chaire du pontife, à défaut du trône des Césars, cette chaire deviendra un trône, ce trône recréera un autre empire, cet empire humain laissera longtemps indécis le caractère de sa domination sur l’Italie, autorité spirituelle pour les uns, autorité temporelle pour les autres, ambiguïté favorable aux deux situations.

Puis viendra quelque grand conquérant de la foi et de l’empire, tels que Grégoire ou Sixte, qui prendront résolument le sceptre temporel, et qui affecteront le droit d’élection ou de déposition des rois.

Et si les peuples obtempèrent à cette injonction papale, l’empire temporel romain ne sera pas seulement rétabli sur le monde, il sera doublé d’un empire spirituel, le roi sera dieu et le dieu sera roi. L’Italie deviendra inviolable, siège d’un double empire ; quiconque y touchera ne sera pas seulement barbare, il sera sacrilège.

V

Nul ne peut nier que ceci ne soit le résumé parfaitement historique de l’institution de la papauté, et de son action séculaire pour rassembler autour d’un centre commun les débris de l’Italie, pour la défendre des barbares, pour la disputer à l’empire germanique et pour faire de ses membres épars une unité papale, au lieu d’une unité romaine : à ce titre, les historiens philosophes les moins chrétiens, tels que Gibbon, Sismondi, Ginguené, Voltaire lui-même, constatent les services réels rendus par la papauté à l’Italie dans le courant des siècles. Par ordre de date il n’y a pas de puissance plus antique en Italie ; par ordre de services il n’y en a pas de plus italienne.

VI

Plus tard, la lutte que les papes avaient soutenue contre les barbares pour l’Italie, ils la soutinrent contre l’empire germanique, antagoniste permanent de leur puissance temporelle : ils la poursuivirent contre la prépotence des différentes tyrannies féodales qui s’élevèrent çà et là dans le domaine italien ; ils furent l’obstacle à toute domination exclusive de quelques parties de l’Italie sur la patrie italienne ; ils furent le centre de la confédération, car l’Italie est essentiellement fédérale ; ils furent la présidence de la république nationale d’Italie.

VII

Ainsi arriva jusqu’à nos jours la papauté politique. La réforme l’affaiblit considérablement dans son ascendant sur l’empire germanique et dans son protectorat de l’Italie. L’Italie perdit en sécurité, à cette époque, tout ce que les papes perdirent en respect sur l’Angleterre, l’Allemagne, la Prusse, le nord de l’Europe. Du moment où les papes ne furent plus spirituellement sacrés et inviolables pour ces souverains, pour ces peuples, pour ces armées et pour la Germanie, ils furent temporellement plus faibles pour protéger l’Italie.

La philosophie accrut encore, dans le dix-huitième siècle, cette décadence des papes. Les cours les plus catholiques s’affranchirent avec des respects extérieurs, mais avec des révoltes hardies, de leur vassalité romaine : les ministres d’Aranda, à Madrid ; Pombal, en Portugal ; Tanucci, à Naples ; Choiseul, à Paris ; l’empereur Joseph II, à Vienne ; le grand-duc Léopold, en Toscane ; le vice-roi Firmiani, à Milan, refoulèrent les prétentions papales de Rome dans le sanctuaire ; les milices même de ce sanctuaire furent hardiment licenciées par l’autorité politique de ces cours, les jésuites expulsés, ou les ordres monastiques dissous, leurs propriétés confisquées, la séparation du temporel ou du spirituel nettement formulée.

Bossuet, ce catéchiste éloquent, mais rebelle aux papes pour complaire au roi, avait couvert sa rébellion de génuflexions et de respects ; mais il avait en réalité affranchi les trônes de la chaire de saint Pierre. La philosophie n’avait qu’à puiser dans l’arsenal catholique les armes de l’indépendance même spirituelle contre les papes. L’Église dite gallicane les prend, ces armes, des mains de l’évêque de Meaux. S’il y a une Église gallicane, que devient l’Église romaine ? et s’il n’y a plus d’Église romaine, que devient l’unité ? Au point de vue sérieusement catholique, Bossuet, tout en persécutant, au nom du roi, le protestantisme, a détrôné le pontificat romain.

VIII

Depuis Bossuet, les papes n’ont pas cessé de déchoir en puissance publique en Italie d’autant de degrés que Bossuet les a fait déchoir en autorité religieuse par l’Église gallicane. L’Angleterre maudissait le papisme, et désirait le voir dépouillé de sa royauté italienne autant que de sa vice-royauté divine ; la Prusse le haïssait, la Russie le regardait avec les yeux jaloux de son patriarche russe, aspirant à lui opposer une seconde fois un patriarcat d’Orient ; les États protestants de l’Allemagne triomphaient de s’en être affranchis.

La révolution française, en poussant la réaction philosophique au-delà de la liberté, favorisa, sans le savoir, la double autorité spirituelle et temporelle des papes.

Pie VI, arraché à ses États, comme prisonnier de guerre, par des armées françaises, mourut détrôné et captif en France. Aussitôt après ses victoires d’Italie, Bonaparte rétablit le pape dans Rome, non-seulement comme pontife, mais comme souverain italien.

Il appela Pie VII à Paris pour le sacrer, comme un autre Charlemagne.

Plus tard il voulut, dans un mouvement d’impatience, renverser de nouveau le trône pontifical qu’il avait rétabli ; il fit de Rome une ville conquise, annexée, sous le nom de département du Tibre, à l’empire. Le pape, arraché brutalement à son palais par des gendarmes français, fut traîné de Florence à Turin, de Turin à Savonne, de Savonne à Fontainebleau, comme un captif embarrassant qu’on renvoyait de prison en prison.

Quand Bonaparte sentit l’empire échapper par grands lambeaux de sa main avec la victoire, il se hâta de rendre les États pontificaux au pape et de renvoyer respectueusement le pontife à Rome comme un gage de restitution et de paix à l’Europe.

Les traités de 1815, dont on parle souvent sans les connaître, ne furent pas autre chose que le reflux de toutes les puissances dans leur territoire respectif après le débordement épuisé de la France napoléonienne.

Ces congrès et ces traités, dans lesquels les puissances non catholiques étaient en majorité, reconnurent la souveraineté telle quelle du pape, non comme un droit religieux, mais comme un fait politique ; ils ne remanièrent pas la carte déchirée du monde anténapoléonien, ils la recousurent.

Pie VII gouverna par la main du cardinal Consalvi avec sagesse, libéralité et modération, les États romains. Il n’y eut ni réaction ni excès sous son règne ; il fut le Louis XVIII de l’Église. Il mourut le plus tolérant des pontifes et le plus regretté des princes. Les règnes suivants furent sans caractère et sans vicissitudes jusqu’au pape actuel.

IX

Comme pontife, le pape actuel était un second Pie VII ; comme homme de prière, il vivait sans voir la terre, les yeux au ciel ; comme souverain politique, c’était un Italien amoureux de l’indépendance et de la dignité de l’Italie.

Il la réveilla trop en sursaut par ses premières paroles et par ses premiers actes du haut de son trône. « Quand l’Italie fut debout, il ne sut qu’en faire. »

Son patriotisme lui disait de la lancer contre l’Autriche.

Sa conscience lui disait que la guerre n’était pas chrétienne, et qu’il valait mieux être un pontife de paix irréprochable devant Dieu qu’un grand tribun armé de l’Italie devant les hommes.

Il écouta sa conscience.

Il refusa des armes à l’Italie qu’il avait soulevée.

De là, sa vertu méconnue et ses malheurs.

Naples s’était levée, et s’était donné une constitution pour conquérir sous les auspices de la papauté la liberté et l’indépendance.

Le roi de Sardaigne Charles-Albert, le plus papal et le plus autrichien des souverains jusque-là, avait profité de l’heure du pape et de l’heure de Naples pour se poser en champion du gouvernement populaire et de l’émancipation de l’Italie. Il était déjà sous les armes, prompt à se désavouer comme à envahir.

X

Ces trois événements, provoqués involontairement par le pape, avaient précédé de plusieurs mois la révolution de 1848 et l’avènement de la république à Paris. L’ébranlement donné au monde libéral par le pape ne fut pas sans contrecoup sur la France. Cet ébranlement hâta la chute de la monarchie de 1830.

Le contrecoup de la république de 1848, à son tour, eut son retentissement naturel et non artificiel partout : Vienne, Berlin, Francfort, Milan, Venise, Naples, Florence, Rome, se soulevèrent d’elles-mêmes ; les souverains et le pape se hâtèrent de jeter des constitutions plus populaires pour amortir le choc des peuples contre les trônes.

L’Italie, réveillée imprudemment un an avant par le pape, voulut entraîner le pontife et le prendre pour chef dans la guerre contre l’Autriche.

La conscience du pape s’y refusa une seconde fois à tout risque ; son ministre modérateur Rossi fut assassiné.

Le pape s’évada et s’enferma à Gaëte, dans le royaume de Naples.

La république romaine, ou plutôt la république municipale de Rome, fut proclamée.

La république française, gouvernée alors par un dictateur à vue droite mais courte, au lieu de se borner à offrir un asile sûr et respectueux au pontife, intervint à main armée pour la souveraineté temporelle du pape à Rome.

La révolution romaine fut prise d’assaut dans Rome par l’armée française.

XI

Sous un autre président de la république française, une armée française occupant Rome à perpétuité devint par le fait une armée pontificale ; elle établit l’intervention chronique dans la capitale de l’Italie.

Tout s’assoupit dans cette situation aussi fausse pour la papauté que pour la France jusqu’au congrès de Paris de 1856.

À la voix d’un ministre piémontais, ce congrès de 1856, contre tous les principes de droit public et international, s’arrogea illégalement un droit d’intervention arbitraire et permanent dans le régime intérieur des souverainetés étrangères. Naples, Rome, Parme, la Toscane, l’Autriche, furent dénoncées comme des accusés vulgaires devant le tribunal du Piémont, de l’Angleterre et de la France.

Une pareille faute contre le droit public ne pouvait qu’engendrer le désordre au dehors ; c’était la pierre d’attente du chaos européen.

L’indépendance et la responsabilité des souverains devant leur peuple étant détruite, tout le monde avait le droit de gouverner chez tout le monde, excepté le gouvernement du pays lui-même. Le droit de conseil créait le droit d’intervention militaire réciproque ; de ce droit d’intervention réciproque découlait et découle encore le droit de guerre perpétuel entre voisins : c’est le contraire du droit de civilisation, qui est l’indépendance des peuples chez eux.

XII

Le Piémont, qui avait obtenu de la complaisance ou de la surprise du congrès de 1856 un pareil principe, ne tarda pas à l’exercer.

La guerre dite de l’indépendance éclata par là en Italie. Cette guerre s’étendit par contiguïté du Piémont à Parme, à Modène, à la Toscane, aux États du pape, et maintenant on délibère à Paris et à Londres, dans des conseils de la Gaule ou de la Grande-Bretagne, sur ce qui sera retranché ou conservé de la souveraineté temporelle des États en Italie.

Cette délibération seule est une intervention flagrante, destructive de tout droit public et de toute indépendance italienne ; quelque chose que vous prononciez, vous prononcerez mal.

Pourquoi vous, Europe, au congrès de 1856 à Paris, vous êtes-vous arrogé, à la voix d’un ministre piémontais, le droit de délibérer sur les régimes intérieurs des peuples ? Cette délibération seule sur la dernière bourgade de l’Italie est une usurpation ou sur la souveraineté des gouvernements ou sur la volonté libre des sujets.

Je n’y ai pas été trompé en 1856, en lisant cette intervention irrégulière permise au Piémont dans les affaires intérieures du pape, du roi de Naples et des autres puissances italiennes. Je me dis à moi-même : C’est une déclaration de guerre sous la forme d’une signature de paix.

Nous nous débattons aujourd’hui sous les conséquences de cette ligne insérée au protocole du congrès de 1856.

Que deviendra le pouvoir temporel de la papauté si l’Europe est conséquente ?

Que deviendra l’Italie si l’Europe se rétracte ? Je le dirais bien, mais je contristerais l’Italie et l’Europe ; le silence prophétise assez.

Ce droit d’intervention réciproque émané du congrès de Paris en 1856 est la fin du droit public européen : finis Poloniæ ! Que dirions-nous si Naples ou le pape s’arrogeaient le droit de contrôle et d’intervention intérieure à Paris, à Londres, à Turin ?

Le diplomate piémontais a tendu un piège au congrès, et le congrès de 1856 y est tombé. On n’en sortira qu’en reconnaissant le droit contraire. Nous faisons des révolutions et des lois pour la liberté individuelle du dernier des citoyens, et nous ne savons pas respecter la liberté individuelle des Italiens !

Taisons-nous, et voyons ce qui advint de Florence après Machiavel.

XIII

Florence sonne bien autrement que Turin dans l’histoire de l’esprit humain et de la liberté italienne.

Cette race toscane ou étrusque, la plus forte, la plus éloquente, la plus lettrée, la plus artiste, la plus politique de toutes les races, la race de Machiavel, de Michel-Ange, de Dante, de Pétrarque, de Léon X, de Mirabeau, de Napoléon, cette race aussi active mais plus réfléchie qu’Athènes, transporta la Grèce en Étrurie.

Elle fut la noblesse de l’Italie.

Ses citoyens sont restés les ancêtres de la civilisation moderne de l’Europe. Ce que la France, l’Allemagne, l’Angleterre ont d’antique, d’héroïque, d’éloquent et d’attique dans leurs monuments et dans leurs mœurs, vient de Florence. Alma mater !

Après Machiavel la Toscane s’étend comme frontière et se concentre à la fois comme gouvernement intérieur, tantôt par l’habileté, tantôt par la violence, entre les mains de la faction des Médicis. Lucques, Pise, Sienne, Livourne, abdiquent dans la main des Médicis leur liberté républicaine. Cette famille de marchands devient une dynastie de l’Italie centrale ; elle s’allie, par des mariages, avec la maison royale de France et d’Europe ; elle donne pour dot à ses filles les millions que son monopole commercial en Orient et en Occident verse incessamment dans ses caisses ; ces millions, à leur tour, servent à solder les troupes étrangères que la France, son alliée, lui prête pour consolider son règne. Elle encourage les arts qui succèdent aux industries ; Florence se couvre de monuments, véritable diadème de l’Italie moderne ; elle semble gouvernée pour l’honneur de l’esprit humain par une dynastie de Périclès ; sa langue devient la langue classique de l’Italie régénérée ; ses mœurs s’adoucissent comme ses lois ; son peuple, déshabitué des guerres civiles, reste actif sans être turbulent ; il cultive, il fabrique, il navigue, il commerce, il bâtit, il sculpte, il peint, il discute, il chante, il jouit d’un régime tempéré et serein comme son climat ; les collines de l’Arno, couvertes de palais, de villages, de fabriques, d’oliviers, de vignobles, de mûriers, qui lui versent l’huile, le vin, la soie, deviennent pendant trois siècles l’Arcadie industrielle du monde !…

XIV

Les guerres pour la succession d’Espagne, la liquidation de la succession allemande et espagnole de Charles-Quint, rappelèrent les armées d’Espagne, de France et d’Allemagne en Italie.

Elle redevint pendant soixante ans le grand champ de bataille de l’Europe. Les Italiens amollis, trop heureux de leur long repos et de leurs richesses, laissèrent combattre les trois puissances, Espagne, France, Autriche, sur leur territoire, sans prendre part à la lutte où il s’agissait de disposer d’eux.

On les partagea et on les repartagea dans quatre traités consécutifs auxquels ils parurent indifférents comme des troupeaux sous la houlette des bergers qui les troquent.

Par le dernier de ces traités, la Toscane, où le dernier des Médicis allait s’éteindre sans enfants, fut dévolue à la maison d’Autriche dans la personne de François duc de Lorraine, futur empereur et époux de l’immortelle Marie-Thérèse.

XV

Un prince philosophe, Léopold, grand-duc de Toscane, précurseur des principes de liberté de conscience, d’égalité civile et de gouvernement par l’opinion de 1789, appliqua le premier ces principes à la législation et à l’administration de ses peuples italiens. Plus heureux que Louis XVI, il trouva dans la nation qu’il voulait régénérer autant de raison que d’élan vers les améliorations philosophiques dont il était l’initiateur couronné.

Sous Léopold, la Toscane, aussi libre qu’une république, mais stable comme une monarchie, devint le modèle idéal de tous les États de l’Europe.

Ses successeurs, malgré les agitations que les secousses de la révolution française imprimaient à l’Italie, poursuivirent en paix le système libéral et populaire de Léopold.

Seuls, les grands-ducs de Toscane, quoique de source germanique, restèrent alliés fidèles de la France sous la république.

Détrônés plus tard par Napoléon, ils emportèrent les regrets de leurs peuples.

Donnés d’abord par Bonaparte consul à une infante d’Espagne, sous le nom de royaume d’Étrurie, puis par Bonaparte empereur à sa sœur Élisa Baciocchi, devenue grande-duchesse de Toscane, ce beau pays continua à être heureux dans toutes ces mains.

Il portait son bonheur en lui-même, dans son caractère et dans ses vertus. Les traités de Vienne le rendirent à la maison de Lorraine, qui y était justement adorée. Les Lorrains y régnèrent en suivant les traces du premier Léopold ; un grand ministre libéral de cette école, le vieillard Fossombroni, y tint jusqu’à quatre-vingt-six ans d’une main flexible les rênes de l’administration et de la diplomatie.

Le prince don Neri Corsini, son élève et son émule, lui succéda à la tête des affaires.

Le jeune grand-duc était un autre Léopold pour la Toscane.

Aucun gouvernement représentatif ou républicain en Europe ne jouissait d’autant de liberté que les Toscans. Ce gouvernement n’était ni autrichien ni français, il était toscan, il s’était naturalisé italien. Deux princesses saxonnes, deux sœurs, l’une duchesse douairière, l’autre grande-duchesse régnante, rappelaient par leurs grâces et par leur amour des lettres ces princesses italiennes de la maison d’Este à Ferrare, parmi lesquelles le Tasse et l’Arioste trouvaient des modèles poétiques ou des protectrices adorées. J’ai eu le bonheur de résider pendant plusieurs années à cette cour, et d’assister, dans la familiarité intime du prince, à tous ses actes, à toutes ses intentions, à toutes ses pensées les plus secrètes d’amour pour son peuple et de perfectionnement pour ses institutions ; il n’y eut jamais alors plus de libéralisme sur un trône. Je lui dois ce témoignage devant ses amis comme devant ses ennemis. Les cours l’accusaient de gâter, par excès de conscience, le métier de roi.

XVI

En 1848, le sursaut que le pape Pie IX avait donné à l’Italie, la constitution inopinée de Turin, la guerre si inattendue intentée en Lombardie par Charles-Albert, jusque-là plus autrichien que l’Autriche, soulèvent les Toscans par contrecoup. Ce peuple, si accoutumé à la liberté politique, demanda modérément à son souverain la liberté légale, une constitution.

Il lui demanda de plus de déclarer la guerre italienne à sa propre maison, et de se liguer avec ses sujets contre sa famille.

L’option, quoique nécessaire, était cruelle. Le prince eut le tort d’hésiter : il fallait ou trahir son sang ou trahir son trône ; l’abdication franche et entière était nettement indiquée.

En abdiquant et en se retirant dans une neutralité commandée par cette double qualité de prince de la maison d’Autriche et de souverain d’une partie de l’Italie en guerre avec l’Autriche, le prince préservait sa dignité personnelle et peut-être son trône, car après la guerre il pouvait être rappelé comme un arbitre par ses sujets, et avoué comme un parent par l’Autriche.

Il n’y a pas de bonne politique contre la nature.

Celle que le grand-duc adopta était ambiguë ; elle eut les inconvénients de l’ambiguïté : l’Autriche l’accusa d’être Italien, l’Italie le soupçonna d’être Autrichien. Évadé de Florence, rappelé par une réaction, réinstallé par les armes autrichiennes, il régna de nouveau, mais en délégué de l’Allemagne plus qu’en souverain indépendant. L’estime de son peuple lui restait, mais le cœur de l’Italie était aliéné de lui.

XVII

Telle était la situation de la Toscane en 1859, quand Victor-Emmanuel, nouveau roi de Piémont, appela l’Italie aux armes. La Toscane voulut répondre à ce cri ; le prince hésita encore ; un soulèvement respectueux du peuple de Florence, fomenté en apparence par le ministre même de Victor-Emmanuel auprès du grand-duc, détrôna et exila le souverain toscan. L’avenir jugera ce procédé diplomatique dont Machiavel lui-même eût été étonné : un ambassadeur s’immisçant, à l’abri du droit des gens, dans les affaires du prince auprès de qui il représente l’alliance et l’amitié de son maître ; et cet ambassadeur remplaçant, le soir même de la révolution, le souverain qu’il a éconduit du trône, du palais et du pays !

Depuis ce jour la Toscane, sans souverain, est gouvernée par ceux qui la convoitent. Elle n’a pas eu le courage de rétablir sa glorieuse république ; Florence, dans la peur d’être autrichienne, semble destinée à se faire piémontaise : un remords de dignité la refera tôt ou tard toscane pour se relever italienne. Florence, vassale de Turin, est un contresens à ses monuments, à son peuple, à son génie comme à son histoire. Dante, Machiavel, les Médicis, Alfieri lui-même, qu’en diront-ils dans leur sépulcre ?

Passons à Venise.

XVIII

L’Italie est si féconde qu’elle a enfanté, comme la Grèce, toutes les formes de gouvernement ; sa véritable unité se compose de ces diversités puissantes ; celui qui lui veut l’uniformité la mutile. Venise est une Italie à elle seule.

C’est l’État le plus ancien de l’Europe. Jusqu’au jour où un général français la surprit et la vendit à l’Autriche comme une statue enlevée par les Gaulois au musée national de l’Italie, Venise était restée républicaine inviolée, indépendante et libre comme les flots de l’Adriatique dont elle est entourée.

Construite par les Vénètes sur une lagune de la mer d’Italie, elle avait résisté aux Gaulois, aux Ostrogoths, aux Lombards, aux Sarrasins, aux empereurs du Bas-Empire, aux Ottomans, aux Germains, aux Esclavons ; la république, pour s’y conserver contre tant d’ennemis, s’était concentrée dans son aristocratie à la fois tyrannique et populaire. Commerciale comme Tyr, militaire comme Carthage, Venise devint en peu de siècles ce qu’est l’Angleterre aujourd’hui, un empire flottant, négociant et combattant sur toutes les mers.

Ses doges, conseillers temporaires de cette Rome des eaux, conquirent tout ce qui se détachait de l’empire gréco-romain sur les bords de la Méditerranée, de l’Adriatique, de la mer Noire ; la Syrie, Chypre, Rhodes, les îles de l’Archipel grec et ionien, Scio, Samos, Mytilène, Andros.

Les flottes de Venise transportèrent les croisés à Jérusalem ; ses colonies marchandes, établies jusque dans Constantinople comme des postes avancés, y construisaient des forteresses et des tours ;

Des envoyés de la France venaient plaider humblement dans l’église de Saint-Marc, à Venise, devant dix mille citoyens, la cause de la croisade, et demander les secours des flottes vénitiennes ;

Constantinople tombait sous les Vénitiens avant de tomber sous Mahomet II ; leur vieux doge Dandolo montait à l’assaut à leur tête ; l’île de Crète (Candie), qui domine la route d’Égypte et de Syrie, était cédée aux Vénitiens pour leur part dans les dépouilles de l’empire d’Orient ; ils y ajoutèrent les territoires de Lacédémone, presque tout le Péloponnèse, et toutes les villes maritimes de la Thrace, de Thessalonique à Constantinople ; l’Istrie, la Dalmatie, les îles Ioniennes étaient dévolues à la république ; ses simples citoyens possédaient des principautés en Orient, tels que les duchés de Gallipoli et de Naxos, l’Archipel tout entier, alors devenu vénitien.

Les Génois seuls leur disputaient quelques-uns de ces débris de l’Orient ; les doges, magistrats souverains de cette république, y régnaient avec l’autorité et la majesté des rois héréditaires du reste de l’Italie.

À mesure que la dictature militaire était devenue moins habituelle et moins nécessaire, des consuls électifs avaient été cédés au peuple par la noblesse afin de limiter le despotisme des doges par des censeurs et des inquisiteurs.

Ces magistrats, chargés de l’opposition et du contrôle populaires, contrebalançaient et surveillaient le doge ; les élections d’où sortaient le doge et les autres magistrats ou conseillers étaient très compliquées ; plusieurs degrés et des éliminations nombreuses rappelaient le mécanisme électoral d’où le métaphysicien français Sieyès avait voulu faire sortir l’aristocratie et la démocratie combinées.

Une résistance respectueuse mais ferme à l’ascendant temporel des papes caractérisait la politique de Venise en Italie. Puissance plus orientale qu’occidentale, les Vénitiens avaient contracté quelque chose des patriarcats de l’Église grecque.

Une conjuration avortée des partisans du peuple contre le doge et le grand conseil devenu héréditaire, fit concentrer le pouvoir souverain dans un conseil des Dix, et instituer l’espionnage et la délation comme des armes légales de la souveraineté aristocratique dans les États de la république.

Dès lors le despotisme inquisitorial fut consacré sous le nom de liberté. Corrompre pour régner et régner pour corrompre, fut la nature de ce gouvernement.

Ce cercle vicieux de corruption des membres pour laisser toute l’autorité à la tête fit durer cinq cents ans cette forme à la fois licencieuse et muette de tyrannie.

Venise lui dut des conquêtes éclatantes, un peuple doux, une politique immuable, des monuments, des arts et des fêtes qui font époque dans les annales de l’esprit humain. L’antiquité ne présente aucun exemple d’une telle république où le plaisir servît à perpétuer et à masquer la tyrannie. La guerre servait aux Vénitiens, comme plus tard aux Anglais, à étendre le trafic entre les peuples.

L’Amérique n’existait pas encore pour l’Europe ; la route des Indes, en contournant l’Afrique, ou cette route abrégée en empruntant la mer Rouge, étant inconnues, le commerce des Indes se faisait par la mer Noire.

Les Génois en occupaient les ports fortifiés ; les Vénitiens leur disputaient la clef de cette mer dans un quartier de Constantinople fortifié à leur usage ; ces deux flottes italiennes rivales se livrèrent une bataille navale indécise et meurtrière, sous les yeux des Grecs spectateurs, dans le canal du Bosphore.

Constantinople alors était ouverte à toutes les colonies de trafiquants avec l’Inde ; sur le continent lombard, Venise étendait ses conquêtes ; François de Carrare, maître de Padoue, de Vicence, de Vérone, étant tombé dans leurs mains avec trois de ses fils, le conseil des Dix les fit étrangler juridiquement dans leur prison. Les Carrare ne méritaient la mort que par leur héroïsme et par la terreur que leurs armes inspiraient à Venise.

XIX

Padoue devint une seconde Venise continentale ; le conseil des Dix fut aussi implacable et aussi cruel envers les princes lombards de la Scala. Leur héritage, comme celui des Carrare, devint possession vénitienne, ainsi que les marches de Trévise, Vérone, Vicence, Feltre et Padoue.

Par une juste vengeance du ciel, la république, devenue conquérante en terre ferme, commença à décroître en puissance sur la mer. L’aventure et le mouvement étant dans sa nature, la stabilité la corrompit. Les flots semblent inspirer plus d’héroïsme que la terre aux peuples nés au sein des mers.

Le conseil des Dix devient ombrageux, et dépose et persécute jusqu’à la mort le plus glorieux de ses doges, Foscari ; cependant les Vénitiens reconquièrent le royaume de Chypre sur les Turcs devenus maîtres de la Grèce et des îles ; mais les Turcs se vengent bientôt après leur victoire dans l’Épire, le doge Contarini y périt en combattant. Pendant la servitude alternative de l’Italie aux Français et aux Allemands, les Vénitiens continuent à rester libres et à triompher tantôt de la France, tantôt de l’Allemagne, sans s’avilir jamais jusqu’à la neutralité, cet égoïsme honteux des nations inertes ; on les voit partout où il y a un équilibre à rétablir en Italie, de la tyrannie étrangère à combattre, de la gloire navale ou militaire à conquérir au nom de Venise ; leur trésor paye les Suisses, qui pèsent la justice des causes au poids de leur solde ; la victoire de Marignan laisse les Vénitiens inébranlables dans leur patriotisme italien.

Charles-Quint et Léon X ne triomphent pas plus que les Français de leur indépendance ; mais les Turcs triomphent graduellement de leur puissance navale et coloniale en Orient ; Chypre et la Grèce leur échappent ; leur époque héroïque finit avec leur ascendant sur la mer.

D’autres États européens se créent des marines et leur disputent le commerce de l’Orient ; les Vénitiens cherchent à se fortifier par une alliance avec la Hollande ; ils penchent vers le protestantisme.

Les Vénitiens, comme les Toscans, restent les alliés de cœur de la France pendant les guerres de la révolution française en Italie.

Bonaparte, après les victoires de la première campagne, veut rapporter en France la popularité d’un citoyen pacificateur avec le prestige d’un général victorieux réunis dans sa personne ; pour atteindre ce but, il lui faut deux choses, la paix avec le pape et la paix avec l’Autriche : par la paix avec le pape, il réconcilie le sentiment catholique de la France et de l’Italie avec son propre nom, il apaise les consciences inquiètes, il se prépare un consécrateur futur de son diadème dans un pontife qui lui devra sa tiare. Par la paix avec l’Autriche, il fixe ses victoires en les bornant, il annexe une partie de l’Italie, le Piémont, la Savoie, la Lombardie à la France ; il montre en lui à sa patrie fatiguée de guerres une ère de paix républicaine, un Washington de vingt-sept ans, maître de lui, plus fort de modération que d’élan, plus glorieux que sa gloire !

Mais, pour obtenir cette paix de l’Autriche battue et jamais vaincue, il fallait lui offrir une indemnité territoriale capable de compenser la perte de la Lombardie et d’honorer au moins sa défaite.

Bonaparte n’avait pas cette indemnité sous la main ; il fallait la trouver ; il ne pouvait la trouver que dans Venise.

Venise cependant ne donnait aucun prétexte à la conquête. Quelques insurrections des paysans de terre ferme contre les troupes françaises qui empruntaient illégalement le territoire de la république, servirent de grief au général Bonaparte. En vain le gouvernement de Venise lui envoya des satisfactions ; il feignit une colère bruyante et implacable, qui ne pouvait être apaisée que par l’effacement du nom de Venise de la liste des nations.

Il l’effaça en effet, et la donna à l’Autriche comme dédaignant de la garder pour lui-même. L’Autriche eut la honte d’accepter ce qu’elle n’avait pas même conquis ; le gouvernement encore républicain de la France eut l’immoralité et l’impudeur de revendre à l’Autriche la liberté d’une république avec laquelle la France n’était pas même en guerre. Venise, après avoir tyrannisé ses propres citoyens, subit la tyrannie de l’étranger ; restée autrichienne pendant quelques années, elle redevint un proconsulat de la France sous le gouvernement militaire français, comme si Bonaparte, devenu Napoléon, eût dédaigné de la gouverner par lui-même. Elle retomba de ses mains avec le monde, en 1815, et rentra sous le joug de l’Autriche.

Les traités de Vienne, qui rétablissaient tout, oublièrent de la rétablir.

En 1848 elle s’insurgea, comme Milan, à la voix de Charles-Albert, qui s’avançait avec une armée insurrectionnelle en Lombardie.

Après la défaite de Charles-Albert, Venise essaya de résister au reflux des Autrichiens, et de revendiquer sa liberté par son héroïsme.

Un homme, digne par son caractère du nom de Washington vénitien, Manin, la gouverna pendant cette tempête par la seule autorité morale d’une âme plus grande que sa destinée. Le général napolitain Gabriel Pepe se jeta patriotiquement dans Venise avec un lambeau de l’armée d’Italie. Le dictateur et le général inspirèrent leur âme aux Vénitiens ; ils combattaient pour l’honneur de la liberté plus que pour la victoire. Leur longue résistance et leur capitulation glorieuse honorèrent en effet le malheur de Venise ; Pepe et Manin trouvèrent un asile en France.

Le dictateur Manin y vécut dans une pauvreté fière et volontaire, il y vécut de son travail quotidien de professeur de langue italienne. Il en fixait lui-même le salaire au niveau des plus modiques rétributions des maîtres de langue. Sa fille adorée mourut de l’exil, du climat et de sollicitude pour son père, entre ses bras. Il faut rendre hommage à la France : elle offrait tout à Manin, il refusa tout ; il ne voulait du ciel qu’une patrie. Je l’ai connu intimement, et je n’ai rien vu d’humain en lui que la forme mortelle : c’était un de ces caractères où la vertu est si naturelle et si modeste qu’elle n’a besoin d’aucun effort et d’aucune ostentation pour se tenir debout dans toutes les fortunes. Ce nom de Manin sera à jamais un de ces bas-reliefs retrouvés dans les décombres de l’antique Italie.

Il eut un seul tort de jugement, à mes yeux, sur la fin de sa vie, ce fut d’abdiquer la république vénitienne dans une lettre aux Italiens pour leur conseiller de se monarchiser sous le sceptre du roi de Piémont. Il n’y a de coalition digne et sûre que celle qui laisse leur nom, leur nationalité et leur nature aux coalisés : la république vénitienne, s’enrôlant sous la monarchie ambitieuse de Turin, se perd en s’abdiquant ; les abnégations, qui font la vertu des individus, font la dégradation des peuples. Ce tort de Manin, que nous lui avons reproché alors et qui rompit nos relations, ne fut pas le tort de son esprit, ce fut le tort de son patriotisme ; impatience d’exilé qui redemande une patrie, même à l’épée qui va lui ravir son indépendance, son gouvernement républicain et son nom.

On sait comment la paix inexpliquée mais, selon moi, inévitable de Villafranca, en 1859, abattit pour un temps les espérances de Venise. La fondation de Trieste, l’incorporation de cette ville maritime à l’Allemagne, les développements rapides de cette ville hanséatique, l’accroissement des industries, des navigations, du commerce de l’Allemagne avec l’Orient, industrie, navigation, commerce qui ont besoin de s’écouler tous les jours en plus grande masse par l’Adriatique, rendent extrêmement problématique la renaissance d’une Venise maritime en face de l’Allemagne ; l’accroissement du Piémont comme royaume unique de l’Italie septentrionale rend la renaissance de la Venise de terre ferme plus difficile encore. On n’y voit en perspective qu’une cinquième capitale piémontaise, humble succursale de Turin, de Milan, de Gênes, de Florence, ou bien une grande ville libre, une Tyr de l’Adriatique, renfermant hermétiquement dans ses remparts battus des flots l’ombre d’une république qui ne peut revivre sous sa première forme et qui ne doit pas mourir.

XX

Passons à l’État de Gênes, de Gênes, jadis la seule et belliqueuse rivale de Venise.

La république maritime de Gênes fut fondée municipalement par les Liguriens, habitants de ses montagnes et de ses anses, après le reflux d’Attila hors de l’Italie. Elle imita Rome dans ses premières lois : elle eut son peuple, son aristocratie, ses deux consuls, ses censeurs ; ses comices, composés de tout le peuple convoqué, se tenant sur la place publique. La noblesse donnait les consuls au peuple, le peuple reconnaissait ces consuls pour les tuteurs de ses droits contre la noblesse. Ainsi se balançaient, comme à Rome, l’autorité et la popularité, ces deux nécessités des républiques.

C’est cette popularité des consuls tribuns du peuple qui créa, dès ces temps-là, la renommée des grandes familles de Gênes, les Doria, les Spinola, les Fornaro, les Negri, les Serra, familles héroïques dont la guerre et le commerce perpétuèrent l’ascendant jusqu’à nos jours.

Devenus puissance navale, incapables par leur petit nombre de s’étendre sur terre, les Génois portèrent, comme Venise, toute leur ambition vers la mer. Leurs galères, empruntées par les différentes croisades pour les expéditions en Orient, y conquirent pour Gênes elle-même les places fortes de la côte de Syrie, telles que Laodicée et Césarée ; un de leurs consuls monta le premier à l’assaut de cette place réputée inexpugnable ; après la prise de Constantinople par les Latins, les Génois disputèrent aux Vénitiens les dépouilles de l’empire ; ils colonisèrent militairement les côtes du Péloponnèse, Coron et Modon.

La rivalité des grandes familles et l’insubordination des matelots sur les flottes firent sentir à Gênes l’insuffisance du gouvernement populaire et aristocratique tour à tour. Le peuple insurgé contre la noblesse se nomma, à l’exemple de Venise, un doge dictateur, arbitre entre les plébéiens et les nobles ; cette institution ne suffit pas à prévenir les guerres civiles entre les Doria et les Spinola, chefs des partis contraires. Les Visconti, tyrans de la Lombardie et du Piémont, en profitèrent pour assiéger Gênes. Le roi de Naples, Robert, vint la défendre. Les Génois abdiquèrent un moment leur souveraineté entre les mains de leur libérateur. Les plébéiens, encouragés par lui, incendièrent les palais des nobles ; le roi Robert s’éloigna aux lueurs de ce bûcher de Gênes.

XXI

Pendant ces troubles sur le continent et dans la ville, Gênes poursuivait ses conquêtes sur la mer. La colonie génoise de Constantinople s’immisçait dans les affaires de l’empire grec, délivrait des princes de captivité, en inaugurait d’autres, fortifiait un quartier et un port de Byzance, y élevait la tour génoise, de Galata, qui subsiste encore comme une colonne rostrale de cette puissance maritime ; on lui cédait l’île de Ténédos, qui leur livrait les Dardanelles, leur ouvrait la mer Noire ; ils disputaient en même temps le royaume opulent de Chypre aux Vénitiens : des Vêpres siciliennes de Chypre les y exterminèrent tous, excepté un seul, pour en porter la nouvelle à Constantinople. Revenus plus irrités et plus forts pour y venger leurs compatriotes massacrés, ils s’emparèrent de Nicosie, capitale de Chypre, et ils épargnèrent généreusement les femmes et les filles des Cypriotes tombées dans leurs mains. Bravant Venise jusque sous ses murs dans des établissements génois à l’Adriatique, ils étaient devenus, à force de courage et d’audace sur les deux mers, arbitres de l’Italie ; leurs discordes civiles les empêchèrent de jouir longtemps de cette prospérité. Les Adorni et les Fregosi, deux factions qui empruntaient leurs noms à leurs chefs, déchiraient les villes et les campagnes ; le peuple, insurgé par des tribuns plébéiens des métiers les plus pauvres, chassait du pouvoir les patriciens ; dix révolutions en dix ans faisaient passer le gouvernement d’une faction à une autre. Les nobles, proscrits, mais puissants par leurs vassaux des campagnes, s’étaient retirés dans leurs châteaux fortifiés, d’où ils insultaient leur patrie ; les Visconti, de Milan, menaçant de plus en plus l’indépendance de Gênes par leurs intrigues dans la ville, par leurs troupes dehors, les Génois résolurent de se livrer au protectorat de la France : c’était sous Charles VI, leur allié, prince dont la faiblesse d’esprit ne ferait jamais un tyran. Le doge Adorno proposa au peuple de remettre au roi de France le gouvernement de sa patrie à des conditions viagères qui ne menaçaient pas son indépendance et qui assuraient sa sécurité. Le traité fut signé de confiance. Le peuple se calma ; mais sa turbulence ne tarda pas à éclater en séditions nouvelles ; elles furent apaisées par la présence à Gênes d’un vice-roi français.

Le duc de Milan devint plus tard protecteur et tyran de Gênes. Le plus grand exploit de leurs flottes signala cette époque pour Gênes : leur amiral Spinola anéantit dans le golfe de Gaëte la flotte des Espagnols, et fit prisonnier le roi Alfonse le Magnanime d’Aragon, ses deux frères, l’aîné roi de Navarre, l’autre grand maître de l’ordre militaire de Saint-Jacques, cinq mille marins et toute la noblesse d’Aragon. Cette victoire ranima dans Gênes l’orgueil de la liberté ; le protectorat des Visconti lui pesait ; elle se souleva avec la mobilité de ses flots et redevint entièrement indépendante ; l’énergie de cette race ne pouvait supporter longtemps aucun joug, même le sien propre.

XXII

Cependant les noms des héros de l’aristocratie génoise grandissaient par les orages mêmes de la république. Les rivages et les flots de la Sardaigne, de la Sicile, de Naples, de la Grèce, de la mer Noire, portent leurs noms. Il ne leur manquait qu’une place aussi haute que leur renommée dans la constitution de la république, pour être aussi utiles à leur patrie au dedans qu’illustres au dehors.

Fiesque, un de ces nobles mécontents, s’allia avec le duc de Milan contre sa patrie, la surprit par une descente nocturne ; il proclama l’abolition du gouvernement des doges, il remit le pouvoir à un conseil de hauts justiciers élus par le peuple. Ce gouvernement ne fut qu’une phase de l’anarchie intérieure ; Pierre Frégose, fils du neveu du doge, fut réinstallé comme chef unique. La république envoya un de ses plus héroïques amiraux, Giustiniani, pour défendre Constantinople contre les assauts de Mahomet II : une blessure reçue à côté de l’empereur chrétien, sur les murs de la ville, lui fit quitter le champ de bataille avant la catastrophe de la ville. Il acheta l’île de Corse, et en donna les revenus par hypothèque à la banque de Gênes. Il reconquit Scio, Mytilène, Rhodes ; il s’allia avec la France, protectrice désintéressée de Gênes, contre le roi d’Aragon et de Naples. Chassé de Gênes par des rivaux, il est tué sur les murailles en tentant d’y rentrer. La France intervient de nouveau pour Gênes par un protectorat actif dans les guerres de cette république contre la maison d’Aragon à Naples, elle combat pour la maison d’Anjou, qui prétend à cette couronne. L’archevêque Paul Frégose entre à Gênes avec des bandes de la campagne pour y venger la mort de son frère. Attaqué par les Français, qui soutenaient le parti opposé au sien, Paul Frégose remporte sur eux une des victoires les plus meurtrières pour la chevalerie française. Deux mille cinq cents morts jonchent les collines et les vallées de Gênes ; un grand nombre d’autres se noyèrent dans les flots sous le poids de leur armure, en essayant de regagner leurs vaisseaux. L’archevêque Paul Frégose devient par sa victoire doge de la république et cardinal. Après lui, la France resserre son alliance avec Gênes, à titre de maîtresse du Milanais. Sous cette demi-servitude, l’ordre s’y rétablit ; mais la décadence militaire et commerciale y commence. Pise lui propose de s’annexer à la république ; le peuple veut l’accepter, les nobles s’y opposent pour complaire à la France, qui redoutait cette annexion. Le peuple, excité par l’insolence des nobles, se soulève : un Doria est tué sur la place du Marché ; il saccage et brûle les palais des nobles ; il nomme un doge, un ouvrier en soie, Paul de Novi, homme supérieur, par son esprit cultivé, à sa condition, et opposé aux Français. Louis XII, irrité de ce que Gênes revendique la protection de l’empereur Maximilien contre lui, Louis XII marche d’Asti sur Gênes. Après des combats acharnés sous les murs, il rentre dans Gênes l’épée à la main ; sa magnanimité se refuse à toute vengeance, il rend la liberté aux Génois. Ils la perdent de nouveau sous les successeurs de ce prince.

André Doria, leur concitoyen, le plus illustre des hommes de guerre de son temps, condottiere de mer, qui passait tour à tour du parti de l’empire au parti de la France, la leur rend. Le seul titre de libérateur de sa patrie le suit dans la postérité. C’est le Thémistocle de Gênes.

On lui reprochait d’avoir terni ce service à sa patrie par une ombre de défection à sa parole donnée à la France. « Hélas ! » répondit-il en soupirant et après un long silence, « un homme peut s’estimer heureux quand il réussit à faire une belle action, bien que les apparences n’en soient pas toutes également belles. Si le monde savait combien est grand l’amour que j’ai pour ma patrie, il m’excuserait d’avoir bravé quelques inculpations personnelles pour la servir. »

Charles-Quint lui offrit la souveraineté sur sa patrie, avec le titre de prince de Gênes. Il préféra la gloire à la possession, et rétablit, sur de sages réformes, la république. Il effaça les noms des factions ; il institua un sénat de quatre cents sénateurs pris dans toutes familles nobles ou plébéiennes, mais considérées et propriétaires. Ce conseil nommait le doge. Cette dignité, qui lui fut offerte, fut encore refusée par lui dans l’intérêt de la liberté et de son titre d’amiral des flottes de Charles-Quint, titre incompatible avec celui de duc de Gênes. Rome antique n’a pas de plus magnanimes abnégations ; André Doria est le Scipion des républiques italiennes. Les Capponi à Florence, les Doria à Gênes, sont des Romains expatriés, mais encore Romains.

XXIII

André Doria vieillissait dans sa gloire, et ne sortait plus de son palais, où il était retenu par ses infirmités ; il avait remis le commandement actif de ses galères à son neveu Gianettino Doria. Fieschi, ennemi des Doria, qui avaient écarté du pouvoir la turbulence populaire et la tyrannie oligarchique, conspirait dans Gênes contre les Doria. Il sort de son palais au milieu de la nuit avec les conjurés, pour attaquer à la fois le palais des Doria hors la ville, et pour s’emparer des galères dans le port : Gianettino Doria, accourant au port pour défendre les galères, est tué à la porte de la ville. André Doria s’enfuit dans la campagne pour y rassembler ses partisans ; la flotte était déjà surprise, et Fieschi posait le pied sur une planche pour passer sur la galère de l’amiral, quand il glissa dans la mer et s’y noya sous le poids de son armure.

Ses complices, déconcertés par la disparition du chef, qui portait seul le plan de la conjuration dans sa tête, abandonnent l’entreprise, et offrent de remettre les galères et les ports au seul prix d’une amnistie.

André Doria rentra, précédé de la terreur de son nom ; sa vengeance implacable, qui ne se ralentit qu’à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, consterna Gênes et assombrit son nom. L’Espagne, après lui, continua à prévaloir dans les conseils de la république.

XXIV

À l’instigation du duc de Savoie, un tribun plébéien, nommé Vachero, insurgea Gênes, ourdit une conjuration nouvelle pour attaquer le palais du gouvernement et massacrer tous les citoyens inscrits parmi les patriciens au livre d’Or. Trahi par un Piémontais son complice, il subit le supplice, malgré les injonctions du duc de Savoie, qui avoua sa propre complicité dans l’action, et qui menaça la république de sa vengeance.

XXV

Louis XIV, à son tour, fait bombarder Gênes, avec autant de cruauté que d’injustice, pour avoir interdit la contrebande du sel par les Français dans les ports. Quatorze mille bombes écrasent ou brûlent la moitié des palais et des églises de la plus belle ville maritime de l’Occident.

Sous le règne suivant, les Génois poursuivent la conquête pied à pied de la Corse, et rendent enfin l’île à la France.

La révolution française, en débordant en Italie, attaque ou défend tour à tour Gênes dans des siéges mémorables.

Les traités de Vienne, infidèles à leur plan général, qui était le rétablissement des trônes et des États violés par Napoléon, excluent la république de Gênes du droit public, et la donnent violemment au roi de Sardaigne.

Gênes s’agite longtemps sous ce sceptre étranger et ne rentre dans son repos que sous le canon des Piémontais. C’est, avec Venise, la seule république italienne qui ait le droit de s’indigner contre ces traités de 1815, traités qui rendent le trône aux princes de la maison de Savoie, et qui, au nom de la légitimité des rois et des peuples, confisquent au profit de cette maison de Savoie une république illustre qu’ils n’ont pas même la peine de conquérir ! L’Italie s’affligera et la France se repentira d’avoir laissé enlever ce peuple héroïque, ce port indépendant et cette marine presque française à l’indépendance et à la politique. L’extinction de la nationalité génoise sera un deuil pour l’Italie et un reproche éternel à l’équité du congrès de Vienne.

Descendons au Piémont, jusque-là bien moins illustre, et surtout bien moins italien que la république des Médicis, des Adorno, des Frégose et des Doria.

XXVI

La maison de Savoie est une des plus anciennes et des plus militaires dynasties de l’Europe, si l’on compte au rang de dynastie ces hérédités féodales de familles possédant des fiefs humains dans les montagnes qui servent de limites aux empires des grands peuples4.

Ces princes régnaient sur une peuplade de braves et pauvres Allobroges, laissés comme une alluvion des grandes invasions des peuples du Nord. Pressée entre la Suisse, la France et les vallées du Piémont, sur un groupe de montagnes et dans de sombres vallées des Alpes, cette peuplade peu nombreuse s’était refoulée ou répandue tour à tour sur les plaines voisines qui lui offraient le moins de résistance, tantôt sur le bassin de Genève, en Suisse, tantôt sur le bassin de la Bresse, en France, jusqu’à la Saône, tantôt dans le bassin du Pô, en Italie ; elle allait chercher, non de la gloire, mais de l’espace et du pain, chez ses voisins. Son caractère, très spécial à cette race de montagnards savoisiens, était une fidélité et une bravoure chevaleresques. Les meilleurs soldats des ducs de Savoie sont toujours descendus de ces montagnes ; leur douceur les rendait disciplinaires ; leur subordination féodale les conservait dévoués à la bonne ou à la mauvaise fortune de leurs princes ; leur intrépidité froide les rendait solides comme le devoir au poste où on les avait placés pour vaincre ou mourir. Ils avaient deux religions dans leur cœur, leurs princes et leurs prêtres ; superstitieux chez eux, héroïques dehors, bons et honnêtes partout, aussi propres à subir le joug de la conquête sans le secouer qu’à imposer ce joug à leurs voisins, quand l’inquiétude de la maison de Savoie les mettait à la solde des grands alliés auxquels on inféodait leur sang pour des causes toutes personnelles à ces princes.

XXVII

On a vu ces princes se glisser presque furtivement en Italie, quoique n’ayant rien d’italien ni dans le sang, ni dans les mœurs, ni dans la langue, à l’époque où la confusion des guerres intestines de la Lombardie laissait leurs incursions libres et impunies. Plusieurs fois chassés de Turin par les Français, ils avaient embrassé et vaillamment servi la cause de l’empereur d’Allemagne contre nous.

Les croisades leur avaient donné un renom, une importance et des possessions royales en Orient ; la royauté de Chypre et de Jérusalem était le seul titre imposant qu’ils eussent encore attaché à leur maison.

Le traité d’Utrecht, en déshéritant l’Espagne de ses possessions italiennes, agrandit les possessions de l’empire d’Allemagne en Lombardie.

La maison de Savoie s’allia, comme de coutume, au plus fort : ce n’est pas la moralité, mais c’est l’habitude des petites puissances.

En 1696 elle déserta momentanément l’Allemagne. Le duc de Savoie, Amédée II, obtient l’alliance de Louis XIV en donnant sa fille au duc de Bourgogne. Cette princesse savoyarde en France fut un négociateur habile et intime dans la familiarité du roi.

Louis XIV, en retour, donna Pignerol à la maison de Savoie. Quelques années plus tard, le duc vend l’alliance française à l’empereur Léopold Ier, au prix du Montferrat, de la province de Valence, d’Alexandrie, du val de Sésia, et de toute la plaine située entre Tanoro et le Pô. L’empereur lui accorde de plus, sur les dépouilles de l’Espagne, la royauté de la Sicile ; on la lui retire en 1720, et on l’indemnise avec la royauté de la Sardaigne, royauté semi-barbare qui lui donne sur le continent le titre de roi.

Les intrigues et les versatilités constantes d’alliance de la maison de Savoie lui profitent par une nouvelle défection. Dix-neuf ans après, la France, en retour d’une de ces défections intéressées en sa faveur, lui obtient Tortone, Novare, et un agrandissement de territoire considérable en Lombardie. Trois ans passés, et la reconnaissance passée plus vite que les années, la maison de Savoie fait une nouvelle défection à la France, et combat avec l’Autriche contre nous.

XVIII

L’impératrice paye cette défection des provinces lombardes, du Vigevano, du duché de Pavie et du territoire de Plaisance ; chaque annexion à ce royaume rapiécé du Piémont porte la date d’une alliance troquée contre une autre.

La révolution française la compte au premier rang de ses ennemis armés. Vaincue d’un revers de nos armes, la maison de Savoie perd pièce à pièce ses États, comme elle les a reçus. Elle fléchit sous la nécessité, et la république française la laisse végéter humble et soumise à Turin, sous le contrôle d’un proconsul plus que d’un ambassadeur (Ginguené).

Effacée enfin du rang des souverainetés italiennes par Bonaparte, comme éternelle complice de l’Autriche, elle se relègue elle-même sur son rocher royal de Sardaigne, où nos ressentiments ne peuvent la suivre.

La correspondance diplomatique récemment publiée du comte de Maistre nous montre ses efforts obstinés et naturels alors pour ameuter la Russie, l’Angleterre et l’Autriche contre la France.

Comme elle n’a plus de force, elle n’a plus de crédit dans les conseils du monde, elle écoute aux portes des cabinets, elle attend de la destinée l’heure d’une restauration dans ses possessions italiennes par la main de la coalition dont elle est le satellite ; son royaume, gouverné par un proconsul français, le prince Borghèse, et par cinq préfets de la France, s’est complétement et facilement incorporé à nous. Ses excellents soldats, indifférents à la cause pourvu que l’honneur, la gloire et la victoire la consacrent, sont les meilleurs auxiliaires de Napoléon. Ses grands seigneurs, distingués mais flexibles, accoutumés à changer de maîtres, décorent les conseils et les palais de Napoléon : les Saint-Marsan, les Alfieri, les Barollo, les Ghilini, les Salmatoris, les Carignan, chambellans, juges, sénateurs, généraux, colonels, préfets du palais, administrateurs, rivalisent de services, de talents et de fidélité à l’empereur ou à ses lieutenants. Nice, la Savoie, le Piémont, adhèrent de tout leur patriotisme civil et militaire à la France ; ils sont accoutumés à changer de patrie ; ils honorent toutes celles qu’ils adoptent, pourvu que ces patries les grandissent ; la maison de Savoie leur a inoculé ces mœurs politiques. Grandir est la loi des petites puissances.

XXIX

Napoléon tombé, la maison de Savoie sort de son île et se précipite aux pieds des congrès de Paris et de Vienne pour obtenir non pas seulement sa propre restauration, mais ses annexions habituelles aux dépens des nationalités et des libertés des États voisins, convoités par sa soif insatiable de territoires. La seule usurpation récente et criante de territoire et de liberté commise par le congrès de Vienne est un crime de la force contre l’indépendance d’une illustre république italienne (Gênes). On donne Gênes à la maison de Savoie, qu’on lui épargne la peine de conquérir, et avec Gênes un port, des citadelles, une marine, une population d’aventureux marins qui vont sous ses lois rivaliser avec Toulon et avec Marseille.

Cette usurpation violente de la république de Gênes par la main de l’Europe au profit de la maison de Savoie, au moment où l’Europe en armes restituait tout au droit des trônes et des peuples, est un des actes les plus iniques commis en pleine paix pour exproprier une nation illustre et innocente de tout crime envers l’Europe. La convoitise de Turin, voilà le seul crime de Gênes ! Là, comme ailleurs, il n’y a pas un pouce de sol qui ne se soulève sous les pas du Piémont.

Gênes proteste deux fois par l’insurrection désespérée de ses citoyens contre ses nouveaux maîtres. La protestation, éteinte par le canon des forts occupés par les Piémontais, fut étouffée dans le sang des Génois. Vous qui faites, quand cela convient à votre ambition, appel au droit des nationalités exprimé au fond d’une urne et compté par des questeurs armés, interrogez donc Gênes sur son annexion au Piémont, et osez donc lui poser la question d’abdiquer son nom, sa gloire et sa liberté sous un roi des Alpes ! Éloignez vos bataillons, enclouez vos canons, et attendez la réponse !

XXX

L’Europe, en annexant ainsi Gênes au Piémont, en haine de la France, préparait à l’Angleterre des postes maritimes sur les deux mers d’Italie. L’Angleterre ourdissait d’avance avec la maison de Savoie des alliances antifrançaises.

La France, vaincue et refoulée en 1815 par le reflux du monde sur son territoire, était contrainte de fermer les yeux pour ne pas voir les forteresses territoriales, maritimes et politiques, que l’on construisait contre elle en Piémont et à Gênes.

Lyon, Toulon et Marseille étaient sous le canon de Turin.

Cependant l’Europe, même en 1814, sentit qu’agrandir ainsi le Piémont et démanteler la France d’une partie de la Savoie, ce mur mitoyen de la nature, pour couvrir la France, c’était un scandale diplomatique trop criant. On nous laissa alors de la Savoie la partie militaire nécessaire à notre sécurité.

Mais en 1815, après le fatal retour de Napoléon de l’île d’Elbe, retour qui coûta tant de sang, tant d’or et tant de liberté à la France, la maison de Savoie envoya promptement des députés à Paris pour solliciter aussi sa part de dépouilles. Les alliés lui devaient quelque chose, puisqu’elle avait envahi la première notre territoire. Soixante mille Sardes et Autrichiens coalisés avaient marché, sous le général autrichien Frimont, sur Grenoble et sur Lyon, tandis qu’une autre armée de dix mille Piémontais, sous le commandement du général Osasco, marchait sur Toulon et Marseille, forçant le maréchal Brune, presque sans soldats, à se replier devant eux.

XXXI

C’était l’occasion pour la maison de Savoie de demander sa part des dépouilles, puisqu’elle avait concouru à la déchéance de la France. J’eus alors connaissance personnelle des efforts faits par les envoyés piémontais et savoyards à Paris pour obtenir de l’Europe la partie de la Savoie que 1814 nous avait laissée.

Un diplomate de premier ordre, le marquis de Gabriac, longtemps ambassadeur à Turin, et aujourd’hui sénateur, atteste, dans un écrit récent et très informé, les insistances de la maison de Savoie auprès des puissances coalisées, pour obtenir d’elles le démembrement du Dauphiné à son profit. « Heureusement », dit l’écrivain diplomatique, « l’empereur de Russie, aussi généreux dans la victoire que courageux dans les revers, s’opposa énergiquement à ce démembrement de la France, et son veto fit renoncer à ce projet ; mais il (p. 389) consentit à la restitution à la maison de Savoie de ce qui avait été alloué l’année précédente à la sécurité des frontières françaises en Savoie. »

Mais le gouvernement piémontais, en revendiquant contre nous les influences protectrices de la Russie, n’en reçut pas des influences libérales. L’esprit de ce gouvernement, tout rétrograde alors, fut l’esprit théocratique du fameux comte Joseph de Maistre, paradoxe éloquent, mais paradoxe vivant du monde ramené par la force, et au besoin par l’inquisition, au moyen âge.

Un vernis de chevalerie antique et d’allégeance féodale décorait ce gouvernement, plus semblable à une cour de l’Escurial qu’à une cour italienne de Turin. La noblesse, presque toute militaire, lui donnait quelque chose de martial qui plaît aux habitudes de ce peuple brave et guerrier ; la bourgeoisie, émancipée par le gouvernement de la France pendant vingt ans, était rentrée dans sa subalternité antique ; elle se pliait avec une résignation doucereuse, mais amère, à la supériorité de l’aristocratie. Les ordres monastiques, qui renaissent en Italie comme en Espagne de l’esprit contemplatif et de l’oisiveté endémique de ces beaux climats, reprenaient leur ascendant sur le peuple ; le gouvernement n’admettait dans les sujets aucune liberté des cultes. Les sacrements étaient redevenus loi obligatoire de l’État ; les billets de confession étaient requis des sujets avec autant de rigueur que des acquits de contribution. La douceur paternelle des deux premiers rois, vieillis dans l’exil de la Sardaigne, princes d’un naturel patriarcal, adoucissait ce régime et le faisait presque aimer. Ces rois se bornaient à faire rentrer tout doucement le troupeau dans le bercail des anciennes routines. L’extrême modicité des impôts, la fécondité du sol, le bonheur de la paix recouvrée et de la petite patrie agrandie, faisaient le reste ; on était un peu humilié, mais on était heureux. Voilà ce que j’ai vu moi-même à Turin, à Chambéry, à Alexandrie, jusqu’en 1820.

XXXII

À cette époque, un coup de vent, qui venait du Midi, souffla tout à coup sur l’Italie ; ce vent avait traversé l’Espagne.

On a vu plus haut qu’une révolution militaire avait tout à coup éclaté à Naples au mois de juillet 1820 ; une secte masquée, les carbonari, avait jeté hardiment son masque en Calabre, soulevé les régiments, marché sur Naples et proclamé la constitution d’Espagne.

Or qu’était-ce que la constitution d’Espagne, proclamée à Cadix par une insurrection soldatesque aussi ? C’était une véritable république de tribuns des soldats, sans aucun contrepoids monarchique, et ne conservant un roi nominal à son sommet que pour cacher sa véritable nature militaire. Une telle constitution masquée était mille fois plus pleine d’anarchie que si elle avait dit franchement et courageusement son nom. Il n’y a rien de si révolutionnaire qu’un mensonge !

L’Europe, à la nouvelle des événements révolutionnaires de Naples, se rassembla en congrès à Laybach, pour délibérer la guerre ou la paix en Italie.

L’Autriche, devançant le congrès, fit marcher ses troupes en Lombardie, prêtes à intervenir, et intimidant déjà les carbonari dans la péninsule.

L’Autriche est toujours la première à intervenir à main armée pour le statu quo, car c’est sa nature, et c’est son intérêt de représenter partout le passé. Elle est par essence le temps d’arrêt des choses dans l’Europe moderne ; c’est sa force, et c’est aussi sa faiblesse.

À l’instant où les carbonari l’aperçurent en armes en Lombardie, elle devint l’objet des craintes et des imprécations des carbonari ; leur cri unanime fut : Guerre à l’Autriche ! Jusque-là elle n’avait pas été trop impopulaire, depuis 1814, en Italie, et, par une versatilité habituelle aux peuples qui changent de joug, son retour à Milan, en 1814, avait été l’objet d’un fanatisme de joie poussé jusqu’à la férocité contre le gouvernement français que l’Autriche venait remplacer. L’assassinat du ministre franco-italien Prina, traîné dans les rues de Milan, et martyrisé par le peuple, aux cris de : Vive l’Autriche ! en fut un triste témoignage ; mais l’heure de ces intermittences avait sonné un autre tocsin.

XXXIII

Le carbonarisme napolitain comptait peu de sectaires à Rome, point en Toscane, un petit nombre à Turin, et presque exclusivement parmi la jeunesse noble et militaire. Le prince de cette jeunesse était le prince de Carignan, depuis Charles-Albert.

Ce jeune prince, issu d’une branche indirecte de la maison de Savoie, avait été appelé à l’hérédité du trône par le vieux roi Victor-Emmanuel, sans enfants.

Le frère du vieux roi, le duc de Génevois, sans enfants aussi, avait acquiescé à cette adoption. Ces deux vieux princes devaient attendre de leur jeune parent, associé au trône, une reconnaissance plus que filiale.

Il n’est pas permis à l’histoire sommaire et rapide d’entrer dans le secret des cœurs et dans la controverse des faits, plus ou moins authentiques, qui accusent ou disculpent le prince de Carignan d’initiative et de complicité avec le carbonarisme de Turin. Ce qui est certain, c’est que le plus grand nombre de ses jeunes favoris militaires, fils des plus hautes familles du Piémont, furent les premiers à débaucher une partie de l’armée du roi et à proclamer la constitution espagnole, qui le détrônait moralement.

La garnison d’Alexandrie, au nombre de dix mille hommes, et celle de Tortone, s’ameutèrent à la voix de quelques-uns de ces jeunes officiers, et proclamèrent à la fois la constitution espagnole et la guerre à l’Autriche.

Ces révoltes soldatesques furent couvertes, comme à Cadix et à Naples, d’expressions respectueuses pour le roi. On lui donnait le sceptre de roseau en le violentant.

Les troupes de Turin, embauchées par la jeunesse dorée du prince de Carignan, imitèrent celles d’Alexandrie.

Le roi, au lieu de feindre un consentement que sa loyauté envers l’Autriche et que sa conscience monarchique lui interdisaient, abdiqua la couronne ; il se retira provisoirement avec la reine à Nice.

Le prince de Carignan, libre et seul, proclama la constitution insurrectionnelle dans la capitale abandonnée ; il accepta la régence des mains de l’armée. En changeant de rôle, il n’eut point à changer d’entourage et d’amis : il donnait ainsi un chef à la révolution consommée.

XXXIV

Cependant le duc de Génevois, son oncle, absent de Turin pendant ces événements, et devenu roi légitime par l’abdication de son frère, n’hésita pas plus que ce frère détrôné entre la couronne insurrectionnelle et le droit monarchique dont il se croyait responsable à sa maison, à son honneur et à l’Europe.

Il écrivit de Modène pour déclarer qu’il n’accepterait le titre de roi que dans le cas où son frère, devenu libre, ratifierait son abdication ; mais que, dans tous les cas, il considérait comme rebelles tous ceux de ses sujets qui avaient participé aux actes de Turin ; c’était déclarer la rébellion de son propre neveu le prince de Carignan, fauteur de la constitution espagnole, de l’abdication du roi, et régent révolutionnaire du royaume.

Un de mes amis de cette époque, Sylvain de Costa, homme de fidélité inébranlable, écuyer du prince de Carignan, fut porteur de cette déclaration menaçante adressée au prince.

Le prince de Carignan, troublé par une si nette réprobation de sa conduite, et sans doute ébranlé par les conseils loyaux de Sylvain de Costa, publia une contre-déclaration aussi ambiguë que son rôle. Il prêta devant la junte révolutionnaire, comme régent, le serment de soutenir la constitution espagnole ; puis, pressé d’échapper à la responsabilité de son double rôle, il se mit à la tête de deux régiments de cavalerie et d’artillerie, et se rendit à Novare dans une intention équivoque et non expliquée.

Novare était occupé par une partie de l’armée restée inébranlablement fidèle au roi sous le général de Latour. Le prince allait-il à Novare pour y désavouer ses actes et ses complices de Turin ? Allait-il à Novare pour enlever, par l’exemple de ses régiments personnels, l’armée de Latour ? Nul ne peut le dire. Quel que fût son dessein, ce dessein était une défection : défection au roi, s’il embauchait l’armée de Latour ; défection aux révolutionnaires de Turin, ses amis, s’il venait les désavouer et retourner contre eux ses propres troupes. Ce rôle du prince de Carignan avait assez d’ambiguïté pour perdre deux hommes en un !

XXXV

Après quelques instants d’indécision, et en présence de l’incorruptibilité de l’armée de M. de Latour à Novare, le prince de Carignan faillit à tous ses engagements révolutionnaires de Turin.

Il publia une proclamation de repentir par laquelle il se démettait du commandement général en faveur de M. de Latour, et faisait acte de soumission au roi légitime, son oncle, le duc de Génevois.

Le général Latour se déclara en conséquence généralissime de l’armée sarde au nom du nouveau roi.

Le prince de Carignan se rendit à Modène pour y implorer l’indulgence de son oncle.

La révolution, déconcertée par ce revirement du jeune prince, s’agita à Gênes, qui voulut en profiter pour recouvrer son indépendance.

Gênes s’affaissa bientôt sous le canon des Piémontais.

À Turin, les troupes divisées d’opinion tirèrent les unes sur les autres ; les soldats d’Alexandrie furent écrasés par ceux de la capitale.

Une armée dite constitutionnelle sortit de Turin pour aller combattre ou rallier à la révolution l’armée du roi à Novare.

Les Autrichiens, auxiliaires du roi, passèrent le Tessin pour secourir Latour ; M. de Bubna, politique aussi fin qu’habile général, la commandait.

L’armée constitutionnelle, repoussée à Novare par l’armée fidèle, et attaquée par les Autrichiens de Bubna sous les murs, se replia ébranlée sur Verceil ; un régiment de hussards autrichiens y entra pêle-mêle avec elle, et la poursuivit jusqu’à la Sésia ; Latour rentra à Turin, les Autrichiens à Alexandrie, la Savoie resta inébranlablement fidèle ; les soldats révolutionnaires se débandèrent ; les jeunes chefs de l’armée, séducteurs du prince de Carignan ou séduits par lui, s’exilèrent dans toutes les directions de l’Europe.

Une commission militaire jugea rigoureusement les officiers coupables ; le roi Victor-Emmanuel confirma son abdication ; son frère, le duc de Génevois, devenu roi sous le nom de Charles-Félix, régna appuyé sur l’Autriche, plein de défiance contre le prince de Carignan son neveu, dont l’ingratitude ou la légèreté avait profondément aigri son âme ; il voyait en lui le premier conspirateur du royaume.

Le prince, ne pouvant répondre de ce qu’il avait fait de contradictoire ni aux royalistes, ni aux révolutionnaires, s’exila lui-même et alla s’ensevelir avec sa femme, archiduchesse d’Autriche, fille du duc de Toscane, dans l’ombre du palais Pitti à Florence.

Cet asile, demandé à une cour autrichienne par un promoteur apparent de la guerre contre l’Autriche, était un témoignage suffisant de la résipiscence du prince.

Nous le vîmes alors profondément humilié et du rôle qu’il avait joué et de la disgrâce où il se cachait à tous les partis. Cette confusion était si cruelle qu’ayant appris que j’étais, en passant, dans une hôtellerie de Florence, il m’envoya son écuyer de confiance et son mentor politique, Sylvain de Costa, qui était mon ami, pour me demander si une visite que lui, roi futur du Piémont, voulait me faire, à moi jeune et obscur diplomate d’un rang subalterne alors, ne me compromettrait pas, et si je consentais à le recevoir ? Je n’ai pas besoin de dire que je refusai la visite, et que je me rendis le soir même au palais Pitti pour présenter mes respects au royal exilé.

Cette anecdote, qui paraît incroyable, est vraie pourtant ; elle prouve à quel degré de suspicion et de crainte de son ombre le prince royal de Piémont, le futur Charles-Albert, était alors descendu dans ces ombres du palais Pitti qui lui prêtaient leur hospitalité et leur solitude.

Qui lui eût dit alors que ces souverains généreux et affectueux de la Toscane seraient expulsés une première fois par lui-même, puis détrônés par son fils, et que ce palais Pitti, le palais de Léopold, le premier et le plus libéral des princes législateurs avant que le mot de libéralisme fût inventé, serait occupé bientôt après par un proconsul piémontais ?

XXXVI

Après cet exil ignoré de dix-huit mois à Florence, M. de Metternich demanda au congrès de Vérone que le prince de Carignan fût exhérédé du trône de Sardaigne, pour crime de révolte envers son roi, ses oncles, ses bienfaiteurs. La Russie hésitait ; l’Angleterre temporisait ; la Prusse appuyait la sévérité prévoyante de M. de Metternich.

La France, qui voulait à tout prix, même au risque d’un mauvais règne, soutenir le dogme de la légitimité, s’opposa à la déposition du prince de Carignan.

On proposa au prince une expiation plus douce : ce fut d’aller servir, les armes à la main, contre ses propres amis en combattant en Espagne cette constitution espagnole des carbonari qu’il avait proclamée à Turin.

Il s’engagea comme volontaire de la Sainte-Alliance dans l’armée française qui allait délivrer Ferdinand VII à Cadix ; il s’y comporta en grenadier héroïque.

Devenu roi en 1831, son règne, jusqu’en 1848, fut le plus illibéral, le plus acerbe et le plus implacable de tous les règnes contre la liberté moderne, enfin le règne des ombrages autrichiens à Turin ; en religion, ce fut le règne monastique des jésuites, dont il paraissait moins le roi que le lieutenant temporel dans ses États ; ses rigueurs ne s’adoucirent pas un instant envers ses complices de 1820, proscrits à cause de lui par toute l’Europe. Ces jeunes officiers des plus illustres maisons de Turin traînèrent, lui régnant, de Paris à Londres, leur condamnation et leur misère ; toute l’Europe leur compatissait, excepté celui qui avait partagé leur faute. Sincère ou apparente, sa dévotion, stricte comme une discipline, faisait de sa cour un couvent armé : des prêtres et des soldats, des revues et des cérémonies religieuses, c’était tout le règne ; un soldat monacal, c’était tout le roi.

XXXVII

Mais c’était le roi de l’imprévu. Tout à coup, en 1846, la voix du pape actuel, Italien jusqu’à la moelle, réveilla on ne sait quel carbonarisme sacré en Italie par ses manifestes.

Charles-Albert pressent que l’ébranlement de l’Italie contre l’Autriche va susciter un mouvement intérieur de liberté, un mouvement extérieur d’indépendance. L’Italie, sans esprit militaire au Midi, aura besoin d’une armée toute faite dans l’Italie subalpine. Il est soldat, il peut être libérateur ; le libérateur de l’Italie peut en devenir le conquérant. L’éclair voilé de sa longue ambition l’illumine ; il proclame une constitution, arme de guerre légitime et infaillible contre l’Autriche. La constitution à Turin, c’est l’insurrection prochaine à Milan : cette constitution piémontaise n’est que la Marseillaise de l’Italie.

XXXVIII

La révolution imprévue de 1848 à Paris donne une secousse à Milan. Les Autrichiens en sont chassés par des Vêpres milanaises.

Venise imite patriotiquement Milan.

Le Piémont reste immobile, le pape recule, la conscience du pontife universel retient le souverain.

Charles-Albert n’a aucun prétexte pour déclarer la guerre à son alliée l’Autriche ; il voudrait au moins une impulsion, une autorisation, une connivence secrète de la république française.

Tous les jours, et plusieurs fois par jour, ses ambassadeurs ou ses affidés viennent solliciter de moi un mot, une insinuation, un consentement, un signe, un geste qui soit un engagement officiel ou confidentiel de le soutenir dans son impatience d’invasion piémontaise en Lombardie.

La république française, qui n’est que la loyauté nationale d’un peuple fort, mais modéré dans sa force, n’a pas deux paroles, une parole publique, une parole à demi-voix. Elle a écrit le manifeste de la paix, elle s’est interdit à elle-même la propagande sourde ou la propagande armée.

Je réponds imperturbablement à Charles-Albert : « Non, vous n’aurez de moi ni un mot ni un geste qui vous encourage à une guerre offensive contre l’Autriche en Lombardie ; la guerre en Lombardie avec complicité de la France, c’est le tocsin de la guerre universelle en Europe. Nous sommes en paix avec l’Allemagne, nous avons déclaré inviolabilité et respect aux Allemands au-delà du Rhin ; nous voulons d’abord, par une éclatante répudiation de l’esprit de conquête, effacer du cœur des peuples germaniques ces ressentiments (p. 406) funestes laissés en Allemagne par les conquêtes, les ravages, les humiliations du premier empire. Ce que nous voulons tout haut, nous le voulons tout bas ; ce ne serait pas une diplomatie sincère de la France vis-à-vis de l’Allemagne, qu’une diplomatie qui se proclamerait pacifique sur le Rhin, et qui vous pousserait à déclarer sous notre garantie une guerre d’agression sur le Pô. Votre cause est italienne, que vos inspirations soient italiennes aussi. Rien ne viendra de nous, ni conseils, ni garantie, ni intervention prématurée dans vos affaires ; à vous seuls votre responsabilité. Si vous attaquez et que vous soyez vainqueur, si l’Italie assujettie par vous change la condition secondaire et non menaçante pour nous de votre monarchie de second ordre en un vaste empire italien pesant trop fort contre nous sur les Alpes, nous prendrons nos sûretés, nous vous en prévenons, en nous fortifiant nous-mêmes de la Savoie, du comté de Nice et au-delà peut-être. Le poids du monde ne doit pas être déplacé du bassin du Midi par la main des ducs de Savoie ; (p. 407) votre agrandissement nous diminuerait de tout ce que vous ajouteriez à votre poids. Nous connaissons l’infidélité de votre alliance, l’histoire nous l’atteste ; en un siècle, quatre-vingt-quinze ans d’alliance austro-sarde contre cinq ans d’alliance austro-française : voilà votre histoire. Elle est instructive pour nous. Que serait-ce si vous possédiez seul l’Italie ? Que serait-ce si vous vous placiez seul sous le patronage politique, maritime de l’Angleterre ? Que serait-ce si vous lui livriez les deux mers qui baignent votre péninsule, Méditerranée et Adriatique ? Que serait-ce si vous l’aidiez à faire de vos ports, Gênes, Villefranche, la Spezia, Livourne, Ancône, Naples, Venise, des Gibraltars italiens pour pendants à son Gibraltar espagnol ? Que serait-ce si, dans une guerre européenne contre nous, vous vous réunissiez, ce qui ne manquerait pas d’arriver, à une coalition du Nord et de l’Angleterre contre nous ? Votre agrandissement sans mesure ne serait-il pas une véritable trahison de la France d’aujourd’hui envers la France de demain ? Encore une fois : Non. Si vous vous (p. 408) agrandissez, nous nous fortifierons de vous et contre vous !

« Cependant si, comme nous le craignons, vous êtes vaincu dans votre guerre d’agression contre l’Autriche ; si vous êtes refoulé en Piémont et menacé jusque dans Turin en expiation de votre témérité et de votre impatience, alors nous descendrons en Italie pour vous couvrir contre la conséquence extrême de votre agression, nous nous placerons non comme ennemis, mais comme médiateurs armés entre l’Autriche et vous ; nous ne permettrons pas aux armées de l’Allemagne de vous effacer du sol italien ; nous vous laisserons petite puissance gardienne des Alpes ; ce ne sera qu’une question de frontière pour nous. Un pays a le droit de veiller sur ses voisins, car de son voisinage dépend sa sécurité.

« Quant au reste de l’Italie, si nous intervenons une fois légitimement dans ses affaires, nous n’interviendrons que pour la couvrir contre toute intervention étrangère ; nous ne la laisserons absorber ni par l’Autriche ni par vous-même ; nous n’exproprierons pas (p. 409) une ou plusieurs des glorieuses nationalités plus italiennes que vous qui composent la péninsule. Nous n’annexerons ni par ruse ni par violence les Vénitiens aux Génois, les Napolitains aux Lombards, les Romains aux Piémontais, les Toscans aux Allobroges ; nous dirons à tous : Soyez vous-mêmes ! soyez délivrés et non annexés, mettez l’indépendance sous la garde de la liberté républicaine, ou monarchique, ou représentative, et groupez-vous en fédération italique, confédération mille fois plus conforme à vos natures que l’unité piémontaise qui se disloquera au premier choc après vous avoir dénationalisés. »

Voilà ma réponse à Charles-Albert et ma pensée sur l’Italie annexée au Piémont. Quand le Piémont succomba et qu’il lui fallait un secours et non des conseils, nous n’étions plus au gouvernement.

XXXIX

On sait comment Charles-Albert, sans tenir aucun compte de ces conseils, lança les Piémontais en Lombardie, fut mal reçu et plus mal secondé par les Lombards, combattit en intrépide soldat, fut vaincu, n’osa reparaître à Turin sous le coup de sa témérité et de sa déroute, abdiqua le trône, s’éloigna sous un nom d’emprunt de l’Italie, et alla mourir de sa déception et de sa douleur en Portugal. Infidèle à tous les partis et à lui-même, ce prince ne fut un héros que sur le champ de bataille. Son malheur patriotique lui fut imputé à vertu par le parti de l’ambition piémontaise et de l’unité monarchique en Italie. Son nom repose défendu par sa mort, mort trouvée à la poursuite de ce rêve obstiné de la maison de Savoie ; coupable ou non, il est beau de mourir, même de douleur, pour sa patrie !

XL

Son fils, héritier de sa bravoure, a repris sur sa tombe les projets interrompus et l’épée brisée de son père ; ses défis incessants, ses provocations habiles à une guerre italienne, ont réussi à amener l’Autriche dans le piège d’une guerre ourdie avec un art que Machiavel n’aurait pas surpassé.

L’Autriche, comme le taureau qu’on excite avec un lambeau d’écarlate, a donné brutalement dans l’embûche.

Le Piémont a crié au secours, la France est accourue.

La terre de Marengo ne pouvait être marâtre à la France : elle a vaincu, elle a donné généreusement le prix de la victoire au Piémont.

Le Piémont insatiable a tenu peu de compte de cette Lombardie achetée au prix de ce sang français ; il a convoité à l’instant, malgré les vues contraires de la France, les États neutres de l’Italie. Le traité sommaire de Villafranca promettait sur le champ de bataille de laisser l’Italie, étrangère à cette querelle, se reconstituer librement sur un plan fédératif. Cela était sage. Le Piémont a forcé la main au traité, en s’emparant de douze millions d’Italiens. Il a arraché la Romagne aux États pontificaux, la Toscane à sa propre indépendance ; Parme à une princesse libérale et inoffensive, exilée de l’exil ; il laisse rêver tout haut, sans la désavouer, l’annexion de sept millions d’hommes dans le royaume de Naples ; un soldat cosmopolite pour qui le feu est une patrie, plus semblable par ses exploits personnels à un héros de la Fable que de l’histoire, Garibaldi lui offre la Sicile, et le Piémont ne lui dit encore ni oui ni non. Où s’arrêtera-t-il ? Le hasard seul le sait.

Dans cet élan vers la conquête et vers l’absorption universelle de toutes les Italies, malgré la France qui les déconseille, un prince sans peur, un roi d’avant-garde, comme disait Murat, servi par un ministre équilibriste, paraît changer de point d’appui, et, Français avant la lutte, devenir Anglais après la victoire ; l’Angleterre, qui cherchait depuis tant de siècles une position politique navale et territoriale contre nous au Midi, a souri aux envahissements prétendus italiens du Piémont.

L’Angleterre espère dans la maison de Savoie un allié que nous avons fait redoutable, une puissance de trois cent mille hommes sous les armes pour y appuyer son levier anglais et antifrançais au pied des Alpes ; la France pourrait regretter son sang versé en faveur d’un allié pour qui un service est le prélude d’une exigence… Jamais, en six mois, une puissance n’a autant grandi par l’imprudente connivence de l’Angleterre ; sa grandeur démesurée n’est plus un service rendu à l’Italie, elle est un danger. Nous prenons nos précautions contre ce danger enfin aperçu, et nous faisons bien ; la Savoie et le comté de Nice sont deux sûretés légitimes, mais deux sûretés bien insuffisantes contre la création d’une sixième grande puissance dans le monde, création qui enceindra la France d’une ceinture de périls partout, et même du seul côté où elle avait de l’air pour ses mouvements et rien à craindre.

Une Prusse du Midi ! C’était assez d’une !

Voilà l’histoire exacte de l’Italie depuis Machiavel.

Voyons maintenant ce que ce souverain génie politique, ce Dante de la diplomatie, ce Montesquieu précurseur de son siècle, aurait, dans son patriotisme italien, conseillé à l’Italie s’il eût vécu de nos jours. Ici nous n’en sommes pas réduits à conjecturer ; nous pouvons affirmer avec certitude l’opinion de Machiavel sur les vrais intérêts de sa patrie, car ses opinions sur la nature de la constitution fédérale qui convient à l’Italie sont toutes écrites d’avance dans les considérations lumineuses et anticipées sur la nature des choses de son temps et des temps futurs ; la politique tout expérimentale de Machiavel n’était que de la logique à longue vue ; la logique est le prophète infaillible des événements à distance : le génie est presbyte.

Ses conclusions étaient comme les nôtres, une confédération italique.

Une confédération n’inspire d’ombrage à personne et inspire respect et intérêt à tout le monde ; une monarchie unitaire et militaire piémontaise peut inspirer des ombrages à ses voisins.

Il n’est pas bon d’inspirer des ombrages à la France.

Lamartine.