Chapitre X.
De la littérature italienne et espagnole
La plupart des manuscrits anciens, les monuments des arts, toutes les traces enfin de la splendeur et des lumières du peuple romain, existaient en Italie. Il fallait de grandes dépenses, et l’autorisation de la puissance publique, pour faire à cet égard les recherches nécessaires. De là vient que la littérature a reparu d’abord dans ce pays, où l’on pouvait trouver les sources premières de toutes les études ; et de là vient aussi que la littérature italienne a commencé sous les auspices des princes ; car les moyens de tous genres, indispensables pour les premiers progrès, dépendaient immédiatement des secours et de la volonté du gouvernement.
La protection des princes d’Italie a donc beaucoup contribué à la renaissance des lettres ; mais elle a dû mettre obstacle aux lumières de la philosophie ; et ces obstacles auraient subsisté, lors même que la superstition religieuse n’aurait pas altéré de plusieurs manières la recherche de la vérité.
Il faut rappeler ici de nouveau le sens que j’ai constamment attaché au mot philosophie dans le cours de cet ouvrage. J’appelle philosophie, l’investigation du principe de toutes les institutions politiques et religieuses, l’analyse des caractères et des événements historiques, enfin l’étude du cœur humain, et des droits naturels de l’homme. Une telle philosophie suppose la liberté, ou doit y conduire.
Les hommes de lettres d’Italie, pour retrouver les manuscrits antiques qui devaient leur servir de guides, ayant besoin de la fortune et de l’approbation des princes, étaient plus éloignés que dans tout autre pays du genre d’indépendance nécessaire à cette philosophie. Une foule d’académies, d’universités, existaient dans les grandes villes d’Italie. Ces associations étaient singulièrement propres aux travaux érudits, qui devaient faire sortir de l’oubli tant de chefs-d’œuvre ; mais les établissements publics sont, par leur nature même, entièrement soumis aux gouvernements ; et les corporations sont, comme les ordres, les classes, les sectes, etc., extrêmement utiles à tel but désigné, mais beaucoup moins favorables que les efforts et le génie individuels à l’avancement indéfini des lumières philosophiques.
Ajoutez à ces réflexions générales, que les longues et patientes recherches qu’exigeaient le dépouillement et l’examen des anciens manuscrits, convenaient particulièrement à la vie monastique ; et ce sont les moines, en effet, qui se sont le plus activement occupés des études littéraires. Ainsi donc les mêmes causes qui faisaient renaître les lettres en Italie, s’opposaient au développement de la raison naturelle. Les Italiens ont frayé les premiers pas dans la carrière où l’esprit humain a fait depuis de si immenses progrès ; mais ils ont été condamnés à ne point avancer dans la route qu’ils avaient ouverte.
La poésie et les beaux-arts enivrent l’imagination en Italie, par leurs charmes inimitables ; mais les écrivains en prose ne sont, en général, ni moralistes, ni philosophes ; et leurs efforts, pour être éloquents, ne produisent que de l’exagération32. Néanmoins, comme il est de la nature de l’esprit humain de marcher toujours en avant, les Italiens, à qui la philosophie était interdite, et qui ne pouvaient dépasser, dans la poésie, le terme de perfection, borne de tous les arts ; les Italiens se sont illustrés par les progrès remarquables qu’ils n’ont cessé de faire dans les sciences. Après le siècle de Léon X, après l’Arioste et le Tasse, leur poésie a rétrogradé ; mais ils ont eu Galilée, Cassini, etc. ; et nouvellement encore, une foule de découvertes utiles en physique les ont associés au perfectionnement intellectuel de l’espèce humaine.
La superstition a bien essayé de persécuter Galilée ; mais plusieurs princes de l’Italie même sont venus à son secours. Le fanatisme religieux est ennemi des sciences et des arts, aussi bien que de la philosophie ; mais la royauté absolue ou l’aristocratie féodale protègent souvent les sciences et les arts, et ne haïssent que l’indépendance philosophique.
Dans les pays où les prêtres dominent, tous les maux et tous les préjugés se sont trouvés quelquefois réunis ; mais la diversité des gouvernements, en Italie, allégeait le joug des prêtres, en donnant lieu à des rivalités d’états ou de princes, qui assuraient l’indépendance très bornée dont les sciences et les arts ont besoin. Après avoir affirmé que c’est dans les sciences seulement, que l’Italie a marché progressivement, et fourni son tribut aux lumières du genre humain, examinons dans chaque branche de l’entendement humain, dans la philosophie, dans l’éloquence et dans la poésie, les causes des succès et des défauts de la littérature italienne.
La subdivision des états, dans un même pays, est ordinairement favorable à la philosophie : c’est ce que j’aurai lieu de développer en parlant de la littérature allemande. Mais, en Italie, cette subdivision n’a point produit son effet naturel ; le despotisme des prêtres, pesant sur toutes les parties du pays, a détruit la plupart des heureux résultats que doit avoir le gouvernement fédéral, ou la séparation et l’existence des petits états. Il eût peut-être mieux valu que la nation entière fût réunie sous un seul gouvernement ; ses anciens souvenirs se seraient ainsi plus tôt réveillés, et le sentiment de sa force eût ranimé celui de sa vertu.
Cette multitude de principautés, féodalement ou théocratiquement gouvernées, ont été livrées à des guerres civiles, à des partis, à des factions ; le tout sans profit pour la liberté. Les caractères se sont dépravés par les haines particulières, sans s’agrandir par l’amour de la patrie ; l’on s’est familiarisé avec l’assassinat, tout en se soumettant à la tyrannie. À côté du fanatisme existait quelquefois l’incrédulité, jamais la saine raison.
Les Italiens, accoutumés souvent à ne rien croire et à tout professer, se sont bien plus exercés dans la plaisanterie que dans le raisonnement. Ils se moquent de leur propre manière d’être. Quand ils veulent renoncer à leur talent naturel, à l’esprit comique, pour essayer de l’éloquence oratoire, ils ont presque toujours de l’affectation. Les souvenirs d’une grandeur passée, sans aucun sentiment de grandeur présente, produisent le gigantesque. Les Italiens auraient de la dignité, si la plus sombre tristesse formait leur caractère ; mais quand les successeurs des Romains, privés de tout éclat national, de toute liberté politique, sont encore un des peuples les plus gais de la terre, ils ne peuvent avoir aucune élévation naturelle.
C’est peut-être par antipathie pour l’exagération italienne que Machiavel a montré une si effrayante simplicité dans sa manière d’analyser la tyrannie ; il a voulu que l’horreur pour le crime naquît du développement même de ses principes ; et poussant trop loin le mépris pour l’apparence même de la déclamation, il a laissé tout faire au sentiment du lecteur. Les réflexions de Machiavel sur Tite-Live sont bien supérieures à son Prince. Ces réflexions sont un des ouvrages où l’esprit humain a montré le plus de profondeur. Un tel livre est dû tout entier au génie de l’auteur ; il n’a point de rapports avec le caractère général de la littérature italienne.
Les troubles de Florence avaient contribué sans doute à donner plus d’énergie à la pensée de Machiavel ; mais il me semble néanmoins qu’en étudiant ses ouvrages, on sent qu’ils appartiennent à un homme unique de sa nature au milieu des autres hommes. Il écrit comme pour lui seul ; l’effet qu’il doit produire ne l’a jamais occupé. On dirait qu’il ne songeait point à ses lecteurs, et que partant de points convenus avec sa propre pensée, il croyait inutile de se déclarer à lui-même ses opinions.
L’on peut accuser Machiavel de n’avoir pas prévu les mauvais effets de ses livres ; mais ce que je ne crois point, c’est qu’un homme d’un tel génie ait adopté la théorie du crime. Cette théorie est trop courte et trop imprévoyante dans ses plus profondes combinaisons.
Une foule d’historiens en Italie, et même les deux meilleurs, Guichardin et Fra-Paolo, ne peuvent, en aucune manière, être comparés, ni à ceux de l’antiquité, ni, parmi les modernes, aux historiens anglais. Ils sont érudits ; mais ils n’approfondissent ni les idées, ni les hommes, soit qu’il y eût véritablement du danger, sous les gouvernements italiens, à juger philosophiquement les institutions et les caractères ; soit que ce peuple, jadis si grand, et maintenant avili, fût, comme Renaud chez Armide, importuné par toutes les pensées qui pouvaient troubler son repos et ses plaisirs.
Il semble que l’éloquence de la chaire aurait dû exister en Italie plus qu’ailleurs, puisque c’est le pays le plus livré à l’empire d’une religion positive. Cependant ce pays n’offre rien de bon en ce genre, tandis que la France peut se glorifier des plus grands et des plus beaux talents dans cette carrière. Les Italiens, si l’on en excepte une certaine classe d’hommes éclairés, sont pour la religion, comme pour l’amour et la liberté ; ils aiment l’exagération de tout, et n’éprouvent le sentiment vrai de rien. Ils sont vindicatifs et néanmoins serviles. Ils sont esclaves des femmes, et néanmoins étrangers aux sentiments profonds et durables du cœur. Ils sont misérablement superstitieux dans les pratiques du catholicisme ; mais ils ne croient point à l’indissoluble alliance de la morale et de la religion.
Tel est l’effet que doivent produire sur un peuple des préjugés fanatiques, des gouvernements divers que ne réunissent point la défense et l’amour d’une même patrie, un soleil brûlant qui ranime toutes les sensations, et doit entraîner à la volupté lorsque cet effet n’est pas combattu, comme chez les Romains, par l’énergie des passions politiques.
Enfin dans tout pays ou l’autorité publique met des bornes superstitieuses à la recherche des vérités philosophiques, lorsque l’émulation s’est épuisée sur les beaux-arts, les hommes éclairés n’ayant plus de route à suivre, plus de but, plus d’avenir, se laissent aller au découragement ; et à peine reste-t-il alors assez de force à l’esprit humain pour inventer les amusements de ses loisirs.
Après avoir exprimé, peut-être avec rigueur, tout ce qui manquait à la littérature des Italiens, il faut revenir au charme enchanteur de leur brillante imagination.
C’est une époque digne de remarque dans la littérature, que celle où l’on a découvert le secret d’exciter la curiosité par l’invention et le récit des aventures particulières. Le genre romanesque s’est introduit par deux causes distinctes dans le Nord et dans le Midi. Dans le Nord, l’esprit de chevalerie donnait souvent lieu aux événements extraordinaires ; et pour intéresser les guerriers, il fallait leur raconter des exploits pareils aux leurs. Consacrer la littérature au récit ou à l’invention des beaux faits de chevalerie, était l’unique moyen de vaincre la répugnance qu’avaient pour elle des hommes encore barbares.
Dans l’Orient, le despotisme tourna les esprits vers les jeux de l’imagination ; on était contraint à ne risquer aucune vérité morale que sous la forme de l’apologue. Le talent s’exerça bientôt à supposer et à peindre des événements fabuleux. Les esclaves doivent aimer à se réfugier dans un monde chimérique ; et comme le soleil du Midi anime l’imagination, les contes arabes sont infiniment plus variés et plus féconds que les romans de chevalerie.
On a réuni les deux genres en Italie ; l’invasion des peuples du Nord a transporté dans le Midi la tradition des faits chevaleresques, et les rapports que les Italiens entretenaient avec l’Espagne ont enrichi la poésie d’une foule d’images et d’événements tirés des contes arabes. C’est à ce mélange heureux que nous devons l’Arioste et le Tasse.
L’art d’exciter la terreur et la pitié par le seul développement des passions du cœur, est un talent dont la philosophie réclame une grande part ; mais l’effet du merveilleux sur la crédulité est d’autant plus puissant, que rien de combiné ni de prévu ne prépare le dénouement, que la curiosité ne peut se satisfaire à l’avance par aucun genre de probabilité, et que tout est surprise dans les récits que l’on entend.
On voit dans les romans de chevalerie, un singulier mélange de la religion chrétienne, à laquelle les écrivains ont foi, et de la magie qui leur fait peur, et dans les écrivains de l’Orient, un combat continuel entre leur religion nouvelle et l’ancienne idolâtrie dont Mahomet a triomphé. La mythologie des Grecs et des Romains est une composition beaucoup plus simple. Elle tient de plus près aux idées morales ; elle en est presque toujours l’emblème ou l’allégorie. Mais le merveilleux arabe attache davantage la curiosité ; l’un semble le rêve de l’effroi, l’autre la comparaison heureuse de l’ordre moral avec l’ordre physique
Les Espagnols devaient avoir une littérature plus remarquable que celle des Italiens ; ils devaient réunir l’imagination du Nord et celle du Midi, la grandeur chevaleresque et la grandeur orientale, l’esprit militaire que des guerres continuelles avaient exalté, et la poésie qu’inspire la beauté du sol et du climat. Mais le pouvoir royal, appuyant la superstition, étouffa ces germes heureux de tous les genres de gloire. Ce qui a empêché l’Italie d’être une nation, la subdivision des états, lui a donné du moins la liberté suffisante pour les sciences et les arts ; mais l’unité du despotisme d’Espagne, secondant l’active puissance de l’inquisition, n’a laissé à la pensée aucune ressource dans aucune carrière, aucun moyen d’échapper au joug. On doit juger cependant de ce qu’aurait été la littérature espagnole, par quelques essais épars qu’on en peut encore recueillir.
Les Maures établis en Espagne empruntaient de la chevalerie, dans leurs romans, son culte pour les femmes ; ce culte n’était point dans les mœurs nationales de l’Orient. Les Arabes restés en Afrique ne ressemblaient point, à cet égard, aux Arabes établis en Espagne. Les Maures donnaient aux Espagnols leur esprit de magnificence ; les Espagnols inspiraient aux Maures leur amour et leur honneur chevaleresque. Aucun mélange n’eût été plus favorable aux ouvrages d’imagination, si la littérature eût pu se développer en Espagne.
Parmi leurs romans, le Cid nous donne quelque idée de la grandeur qui aurait caractérisé toutes leurs conceptions. Il y a dans le poëme du Camoens, dont l’esprit est le même que celui des ouvrages écrits en espagnol, une fiction d’une rare beauté, l’apparition du fantôme qui défend l’entrée de la mer des Indes. Dans les comédies de Calderon, de Lopès de Vega, à travers des défauts sans nombre, on trouve toujours de l’élévation dans les sentiments. L’amour espagnol, la jalousie espagnole ont un tout autre caractère que les sentiments représentés dans les pièces italiennes ; il n’y a ni subtilité, ni fadeur dans leurs expressions ; ils ne représentent jamais ni la perfidie de la conduite, ni la dépravation des mœurs ; ils ont trop d’enflure dans le style ; mais tout en condamnant l’exagération de leurs paroles, l’on est convaincu de la vérité de leurs sentiments. Il n’en est pas de même en Italie. Si vous ôtiez l’affectation de certains ouvrages, il n’y resterait rien ; tandis qu’en corrigeant les défauts du genre espagnol, l’on arriverait à la perfection de la dignité courageuse et de la sensibilité profonde.
Aucun élément de philosophie ne pouvait se développer en Espagne ; les invasions du Nord n’y avaient porté que l’esprit militaire, et les Arabes étaient ennemis de la philosophie. Le gouvernement absolu des orientaux, et leur religion fataliste, les portaient à détester les lumières philosophiques. Cette haine leur fit brûler la bibliothèque d’Alexandrie. Ils s’occupaient cependant des sciences et de la poésie ; mais ils cultivaient les sciences en astrologues, et la poésie en guerriers. C’était pour chanter les exploits militaires que les Arabes faisaient des vers ; et ils n’étudiaient les secrets de la nature, que dans l’espoir de parvenir à la magie. Ils ne songeaient point à fortifier leur raison. À quoi pouvait leur servir, en effet, une faculté qui aurait renversé ce qu’ils respectaient, le despotisme et la superstition ?
L’Espagne, aussi étrangère que l’Italie aux travaux philosophiques, fut détournée de toute émulation littéraire par la tyrannie oppressive et sombre de l’inquisition ; elle ne profita point des inépuisables sources d’invention poétique que les Arabes apportaient avec eux. L’Italie possédait les monuments anciens, et avait des rapports immédiats avec les Grecs de Constantinople ; elle tira de l’Espagne le genre oriental, que les Maures y avaient porté, et que négligeaient les Espagnols.
On peut distinguer très facilement dans la littérature italienne ce qui appartient à l’influence des Grecs, ou à celle de la poésie et des traditions arabes. L’affectation et la recherche dérivent de la subtilité des Grecs, de leurs sophismes et de leur théologie ; les tableaux et l’invention poétique dérivent de l’imagination orientale. Ces deux différents caractères s’aperçoivent à travers la couleur générale que la même langue, le même climat, les mêmes mœurs donnent aux ouvrages d’un même peuple.
Le Boyard, qui est le premier auteur du genre que l’Arioste a rendu si célèbre, a beaucoup d’analogie, dans son poème, avec les contes orientaux. C’est le même caractère d’invention et de merveilleux ; l’esprit de chevalerie et la liberté accordée aux femmes dans le Nord font la seule différence du Boyard et des Mille et une Nuits. Quoique les Arabes fussent un peuple extrêmement belliqueux, ils combattaient pour leur religion bien plus que pour l’amour et pour l’honneur, tandis que les peuples du Nord, quel que fût leur respect pour la croyance qu’ils professaient, ont toujours eu leur gloire personnelle pour premier but. L’Arioste, de même que le Boyard, est imitateur des orientaux. L’Arioste est le premier peintre, et par conséquent peut-être le plus grand poète moderne : mais l’un des caractères d’originalité de son ouvrage, c’est l’art de faire sortir la plaisanterie du sérieux même de l’exagération. Rien ne devait plaire davantage aux Italiens, que ce ridicule piquant jeté sur toutes les idées sérieuses et exaltées de la chevalerie. Il est dans leur caractère d’aimer à réunir, dans les objets même d’une plus haute importance, la gravité des formes à la légèreté des sentiments ; et l’Arioste est le plus charmant modèle de ce genre national.
Le Tasse emprunte aussi de l’imagination orientale ses tableaux les plus brillants ; mais il y réunit souvent un charme de sensibilité qui n’appartient qu’à lui seul. Ce qu’on trouve le plus rarement, en général, dans les ouvrages italiens, quoique tout y parle d’amour, c’est de la sensibilité. La recherche d’esprit qui s’est introduite sur ce sujet dès l’origine de leur littérature, est l’obstacle le plus insurmontable à la puissance d’émouvoir.
Pétrarque, le premier poète qu’ait eu l’Italie, et l’un de ceux qu’on y admire le plus, a commencé ce malheureux genre d’antithèses et de concetti dont la littérature italienne n’a pu se corriger entièrement. Toutes les poésies de l’école de Pétrarque, et il faut mettre de ce nombre l’Aminta du Tasse et le Pastor fîdo de Guarini, ont puisé leurs défauts dans la subtilité des Grecs du moyen âge. L’esprit que ces derniers avaient porté dans la théologie, les Italiens l’introduisirent dans l’amour. Il y a quelque rapport entre l’amour et la dévotion ; mais il n’en existe point assurément entre la langue théologique et celle des sentiments du cœur ; et néanmoins c’était souvent avec le même genre d’esprit qu’on disputait à Constantinople, sur la nature de la Trinité ; et qu’on analysait, en Italie, les préférences et les rigueurs de sa maîtresse33.
L’Europe, et en particulier la France, ont failli perdre tous les avantages du génie naturel par l’imitation des écrivains de l’Italie. Les beautés qui immortalisent les poètes italiens appartiennent à la langue, au climat, à l’imagination, à des circonstances de tout genre qui ne peuvent se transporter ailleurs, tandis que leurs défauts sont très contagieux. Si quelques passions profondes ne s’étaient pas conservées dans le Nord, sous cette atmosphère nébuleuse où la force de l’âme entretient seule la vie, les femmes n’auraient apporté dans l’existence des hommes qu’une galanterie flatteuse et recherchée qui aurait fini par étouffer pour toujours la simplicité des sentiments naturels.
L’affectation est de tous les défauts des caractères et des écrits celui qui tarit de la manière la plus irréparable la source de tout bien, car elle blase sur la vérité même dont elle imite l’accent.
Dans quelque genre que ce soit, tous les mots qui ont servi à des idées fausses, à de froides exagérations, sont pendant longtemps frappés d’aridité ; et telle langue même peut perdre entièrement la puissance d’émouvoir sur tel sujet, si elle a été trop souvent prodiguée à ce sujet même. Ainsi peut-être l’italien est-il de toutes les langues de l’Europe la moins propre à l’éloquence passionnée de l’amour, comme la nôtre est maintenant usée pour l’éloquence de la liberté.
Dans le temps même où Pétrarque mettait dans ses poésies une exagération trop romanesque, Boccace se jeta dans un genre tout à fait contraire. Il composa les contes les plus indécents ; et la plupart des comédies italiennes sont infiniment plus libres qu’aucune pièce française. C’est encore une des funestes conséquences de la recherche maniérée des sentiments, que d’inspirer le goût de l’extrême opposé pour réveiller de la langueur et de l’ennui que ce ton sentimental fait éprouver. L’affectation de l’amour porte les esprits au ton licencieux, comme l’hypocrisie de la religion à l’athéisme.
Pétrarque cependant, et quelques poètes célèbres qui ont écrit dans le même genre, méritent d’être lus, par le charme de leur langue harmonieuse : elle rappelle quelques-uns des effets de la musique céleste dont elle est si souvent accompagnée. Ce n’est pas néanmoins que des mots aussi sonores soient un avantage pour tous les genres de style, ni même pour tous les genres de poésie. Le bruit retentissant de l’italien ne dispose ni l’écrivain, ni le lecteur à penser ; la sensibilité même est distraite de l’émotion par des consonances trop éclatantes. L’italien n’a pas assez de concision pour les idées ; il n’a rien d’assez sombre pour la mélancolie des sentiments. C’est une langue d’une mélodie si extraordinaire, qu’elle peut vous ébranler, comme des accords, sans que vous donniez votre attention au sens même des paroles. Elle agit sur vous comme un instrument musical.
Quand on lit dans le Tasse ces vers :
Chiama gli abitator dell’ ombre eterneIl rauco suon della tartarea tromba :Treman le spaziose atre caverne,E l’aer cieco a quel romor rimbomba34 ;
il n’est personne qui ne soit transporté d’admiration. Cependant, en examinant le sens de ces paroles, on n’y trouve rien de sublime : c’est comme grand musicien que le Tasse vous fait trembler dans cette strophe ; et les beaux airs de Iomelli produiraient sur vous un effet à peu près semblable. Voilà l’avantage de la langue ; en voici l’inconvénient.
La mort de Clorinde, tuée par Tancrède, est peut-être la situation la plus touchante que nous connaissions en poésie ; et le charme inexprimable de cet épisode, dans le Tasse, ajoute encore à son effet. Cependant le dernier vers qui termine le récit :
Passa la bella donna et par che dorma35,
est trop harmonieux, trop doux, glisse trop mollement sur l’âme, pour être d’accord avec l’impression profonde que doit produire un tel événement.
La foule d’improvisateurs assez distingués qui font des vers aussi promptement que l’on parle, est citée comme une preuve des avantages de l’italien pour la poésie. Je crois, au contraire, que cette extrême facilité de la langue est un de ses défauts, et l’un des obstacles qu’elle offre aux bons poètes pour élever très haut la perfection de leur style. Les gradations de la pensée, les nuances du sentiment, ont besoin d’être approfondies par la méditation ; et ces paroles agréables qui s’offrent en foule aux poètes italiens pour faire des vers, sont comme une cour de flatteurs qui dispensent de chercher, et souvent empêchent de découvrir un véritable ami.
L’esprit national influe sur la nature de la langue d’un pays ; mais cette langue réagit à son tour sur l’esprit national. L’italien cause souvent une sorte de lassitude de la pensée ; il faut plus d’efforts pour la saisir à travers ces sons voluptueux que dans les idiomes distincts, qui ne détournent point l’esprit d’une attention abstraite. En Italie tout semble se réunir pour livrer la vie de l’homme aux sensations agréables que peuvent donner les beaux-arts et le soleil.
Depuis que ce pays a perdu l’empire du monde, on dirait que son peuple dédaigne toute existence politique, et que, suivant l’esprit de la maxime de César, il aspire au premier rang dans les plaisirs, plutôt qu’à de secondes places dans la gloire.
Le Dante ayant joué, comme Machiavel, un rôle au milieu des troubles civils de son pays, a montré, dans quelques morceaux de son poëme, une énergie qui n’a rien d’analogue avec la littérature de son temps ; mais les défauts sans nombre qu’on peut lui reprocher sont, sans doute, le tort de son siècle. Ce n’est que sous Léon X qu’on a pu remarquer un goût très pur dans la littérature italienne. L’ascendant de ce prince tenait lieu d’unité aux gouvernements italiens.
Les lumières se réunissaient dans un seul foyer : le goût pouvait s’y former aussi ; et c’était d’un même tribunal que partaient tous les jugements littéraires.
Après le siècle des Médicis, la littérature italienne n’a plus fait aucun progrès, soit qu’un centre fût nécessaire pour rallier les esprits, soit surtout parce que la philosophie n’était point cultivée en Italie. Lorsque la littérature d’imagination a atteint dans une langue le plus haut degré de perfection dont elle est susceptible, il faut que le siècle suivant appartienne à la philosophie, pour que l’esprit humain ne cesse pas de faire des progrès. Après Racine nous avons vu Voltaire, parce que, dans le dix-huitième siècle, on était plus penseur que dans le dix-septième. Mais qu’aurait-on pu ajouter à la perfection de la poésie après Racine ? Les Italiens, arrêtés par leurs gouvernements et par leurs prêtres dans tout ce qui pouvait avoir rapport aux idées philosophiques, n’ont pu que repasser sur les mêmes traces, et par conséquent s’affaiblir.
Ils n’ont point de romans, comme les Anglais et les Français, parce que l’amour qu’ils conçoivent n’étant point une passion de l’âme, ne peut être susceptible de longs développements. Leurs mœurs sont trop licencieuses pour pouvoir graduer aucun intérêt de ce genre.
Leurs comédies ont beaucoup de cette gaieté bouffonne qui tient à l’exagération des vices et des ridicules ; mais on n’y trouve point, si l’on en excepte quelques pièces de Goldoni, la peinture frappante et vraie des vices du cœur humain, comme dans les comédies françaises. L’observation poussée en ce genre jusqu’à la plus parfaite sagacité, est un travail qui pourrait conduire à toutes les idées philosophiques. Les Italiens n’ont pensé qu’à faire rire en composant leurs pièces ; tout but sérieux, même déguisé sous les formes les plus légères, ne peut y être aperçu ; et leurs comédies sont la caricature de la vie, et non son portrait.
Les Italiens se moquent dans leurs contes, et souvent même sur le théâtre, des prêtres auxquels ils sont d’ailleurs entièrement asservis. Mais ce n’est point sous un point de vue philosophique qu’ils attaquent les abus de la religion ; ils n’ont pas, comme quelques-uns de nos écrivains, le but de réformer les défauts dont ils plaisantent ; ce qu’ils veulent seulement, c’est s’amuser d’autant plus que le sujet est plus sérieux. Leurs opinions sont, dans le fond, assez opposées à tous les genres d’autorité auxquels ils sont soumis ; mais cet esprit d’opposition n’a de force que ce qu’il faut pour pouvoir mépriser ceux qui les commandent. C’est la ruse des enfants envers leurs pédagogues ; ils leur obéissent à condition qu’il leur soit permis de s’en moquer.
Il s’ensuit que tous les ouvrages des Italiens, excepté ceux qui traitent des sciences physiques, n’ont jamais pour but l’utilité ; et dans quelque genre que ce soit, ce but est nécessaire pour donner aux pensées une force réelle. Les ouvrages de Beccaria, de Filangieri, et un petit nombre d’autres encore, font exception à ce que je viens de dire. L’émulation philosophique peut se communiquer des pays étrangers en Italie, et produire quelques écrits supérieurs ; mais la nature des gouvernements et des préjugés qui les dirigent, s’oppose à ce que cette émulation soit nationale ; elle ne peut avoir son mobile dans les institutions du pays.
Une question me reste encore à examiner. Les Italiens ont-ils poussé très loin l’art dramatique dans leurs tragédies ? Malgré le charme de Métastase et l’énergie d’Alfieri, je ne le pense pas. Les Italiens ont de l’invention dans les sujets, et de l’éclat dans les expressions ; mais les personnages qu’ils peignent ne sont point caractérisés de manière à laisser de profondes traces, et les douleurs qu’ils représentent arrachent peu de larmes. C’est que, dans leur situation politique et morale, l’âme ne peut avoir son entier développement ; leur sensibilité n’est pas sérieuse, leur grandeur n’est pas imposante, leur tristesse n’est pas sombre. Il faut que l’auteur italien prenne tout en lui-même pour faire une tragédie, qu’il s’éloigne entièrement de ce qu’il voit, de ses idées et de ses impressions habituelles ; et il est bien difficile de trouver le vrai de ce monde tragique, alors qu’il est si distant des mœurs générales.
La vengeance est la passion la mieux peinte dans les tragédies des Italiens36. Il est dans leur caractère de se réveiller tout à coup par ce sentiment au milieu de la mollesse habituelle de leur vie ; ils expriment le ressentiment avec ses couleurs naturelles, parce qu’ils l’éprouvent réellement.
Les opéras seuls sont suivis, parce que les opéras font entendre cette délicieuse musique, la gloire et le plaisir de l’Italie. Les acteurs ne s’exercent point à bien jouer les pièces tragiques, parce qu’elles ne sont point écoutées ; et cela doit être ainsi, lorsque le talent d’émouvoir n’est pas porté assez loin pour l’emporter sur tout autre plaisir. Les Italiens n’ont pas besoin d’être attendris, et les auteurs, faute de spectateurs, et les spectateurs, faute d’auteurs, ne se livrent point aux impressions profondes de l’art dramatique.
Métastase cependant a su faire de ses opéra presque des tragédies, et quoiqu’il fût astreint à toutes les difficultés qu’impose l’obligation de se soumettre à la musique, il a su conserver de grandes beautés de style et des situations vraiment dramatiques. Il se peut qu’il existe encore d’autres exceptions peu connues des étrangers ; mais pour dessiner les traits principaux qui caractérisent une littérature, il est absolument nécessaire de mettre de côté quelques détails. Il n’existe point d’idées générales qui ne soient contredites par quelques exceptions ; mais l’esprit deviendrait incapable d’aucun résultat, s’il s’arrêtait à chaque fait particulier, au lieu de saisir les conséquences que l’on doit tirer de la réunion de tous.
La mélancolie, ce sentiment fécond en ouvrages de génie, semble appartenir presque exclusivement aux climats du Nord.
Les Orientaux, que les Italiens ont souvent imités, avaient bien néanmoins une sorte de mélancolie. On en trouve dans quelques poésies arabes, et surtout dans les psaumes des Hébreux ; mais elle a un caractère distinct de celle dont nous allons parler en analysant la littérature du Nord.
Des idées religieuses positives, soit chez les Mahométans, soit chez les Juifs, soutiennent et dirigent dans l’Orient les affections de l’âme. Ce n’est pas ce vague terrible qui porte à l’âme une impression plus philosophique et plus sombre. La mélancolie des Orientaux est celle des hommes heureux par toutes les jouissances de la nature ; ils réfléchissent seulement avec regret sur le rapide passage de la prospérité, sur la brièveté de la vie37. La mélancolie des peuples du Nord est celle qu’inspirent les souffrances de l’âme, le vide que la sensibilité fait trouver dans l’exigence, et la rêverie qui promène sans cesse la pensée, de la fatigue de la vie à l’inconnu de la mort.